Stello
CHAPITRE XXXIX
UN MENSONGE SOCIAL
Et cette dignité calme de l'antique Homère, de cet homme symbole de la destinée des Poètes, cette dignité n'est autre chose que le sentiment continuel de sa mission que doit avoir toujours en lui l'homme qui se sent une Muse au fond du coeur.—Ce n'est pas pour rien que cette Muse y est venue: elle sait ce qu'elle doit faire, et le Poète ne le sait pas d'avance. Ce n'est qu'au moment de l'inspiration qu'il l'apprend.—Sa mission est de produire des oeuvres, et seulement lorsqu'il entend la voix secrète. Il doit l'attendre. Que nulle influence étrangère ne lui dicte ses paroles elles seraient périssables.—Qu'il ne craigne pas l'inutilité de son oeuvre; si elle est belle, elle sera utile par cela seul, puisqu'elle aura uni les hommes dans un sentiment commun d'adoration et de contemplation pour elle et la pensée qu'elle représente.
Le sentiment d'indignation que j'ai excité en vous a été trop vif, monsieur, pour me permettre de douter que vous n'ayez bien senti qu'il y a et qu'il y aura toujours antipathie entre l'homme du Pouvoir et l'homme de l'Art; mais, outre la raison d'envie et le prétexte d'utilité, ne reste-t-il pas encore une autre cause plus secrète à dévoiler? Ne l'apercevez-vous pas dans les craintes continuelles, où vit tout homme qui a une autorité, de perdre cette autorité chérie et précieuse qui est devenue son âme?
—Hélas! j'entrevois à peu près ce que vous m'allez dire encore, dit Stello; n'est-ce pas la crainte de la vérité?
—Nous y voilà, dit le Docteur avec joie.
Comme le Pouvoir est une science de convention, selon les temps, et que tout ordre social est basé sur un mensonge plus ou moins ridicule, tandis qu'au contraire les beautés de tout Art ne sont possibles que dérivant de la vérité la plus intime, vous comprenez que le Pouvoir, quel qu'il soit, trouve une continuelle opposition dans toute oeuvre ainsi créée. De là ses efforts éternels pour comprimer ou séduire.
—Hélas! dit Stello, à quelle odieuse et continuelle résistance le Pouvoir condamne le Poète! Ce Pouvoir ne peut-il se ranger lui-même à la vérité?
—Il ne le peut, vous dis-je! s'écria violemment le Docteur en frappant sa canne à terre. Et mes trois exemples politiques ne prouvent point que le Pouvoir ait tort d'agir ainsi, mais seulement que son essence est contraire à la vôtre et qu'il ne peut faire autrement que de chercher à détruire ce qui le gêne.
—Mais, dit Stello avec un air de pénétration (essayant de se retrancher quelque part, comme un tirailleur chargé en plaine par un gros escadron), mais si nous arrivions à créer un Pouvoir qui ne fût pas une fiction, ne serions-nous pas d'accord?
—Oui, certes; mais est-il jamais sorti et sortira-t-il jamais des deux points uniques sur lesquels il puisse s'appuyer, hérédité et capacité, qui vous déplaisent si fort, et auxquels il faut revenir? Et si votre Pouvoir favori règne par l'Hérédité et la Propriété, vous commencerez, monsieur, par me trouver une réponse à ce petit raisonnement connu sur la Propriété:
C'est là ma place au soleil; voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre.
Et sur l'Hérédité, à ceci:
On ne choisit pas, pour gouverner un vaisseau dans la tempête, celui des voyageurs qui est de meilleure maison.
Et, en cas que ce soit la Capacité qui vous séduise, vous me trouverez, s'il vous plait, une forte réponse à ce petit mot:
Qui cédera la place à l'autre?—Je suis aussi habile que lui.
—QUI DÉCIDERA ENTRE NOUS?
Vous me trouverez facilement ces réponses, je vous donne du temps, —un siècle, par exemple.
—Ah! dit Stello consterné, deux siècles n'y suffiraient pas.
—Ah! j'oubliais, poursuivit le Docteur-Noir; ensuite il ne vous restera plus qu'une bagatelle, ce sera d'anéantir au coeur de tout homme né de la femme cet instinct effrayant:
Notre ennemi, c'est notre maître.
Pour moi, je ne puis souffrir naturellement aucune autorité.
—Ma foi, ni moi, dit Stello emporté par la vérité, fût-ce l'innocent pouvoir d'un garde champêtre…
—Et de quoi s'affligerait-on si tout ordre social est mauvais et s'il doit l'être toujours? Il est évident que Dieu n'a pas voulu que cela fût autrement. Il ne tenait qu'à lui de nous indiquer, en quelques mots, une forme de gouvernement parfaite, dans le temps où il a daigné habiter parmi nous. Avouez que le genre humain a manqué là une bien bonne occasion!
—Quel rire désespéré! dit Stello.
—Et il ne la retrouvera plus, continua l'autre: il faut en prendre son parti, en dépit de ce beau cri que répètent en choeur tous les législateurs. A mesure qu'ils ont fait une Constitution écrite avec de l'encre, ils s'écrient:
"En voilà pour toujours!"
Allons, comme vous n'êtes pas de ces gens innombrables pour qui la politique n'est autre chose qu'un chiffre, on peut vous parler; allons, dites-le hautement, ajouta le Docteur en se couchant dans son fauteuil à sa façon, de quel paradoxe êtes-vous amoureux maintenant, s'il vous plaît?
Stello se tut.
—A votre place, j'aimerais une créature du Seigneur plutôt qu'un argument, quelque beau qu'il fût.
Stello baissa les yeux.
—A quel Mensonge social nécessaire voulez-vous vous dévouer? Car nous avouons qu'il en faut un pour qu'il y ait une société.—Auquel? Voyons! Sera-ce au moins absurde! Lequel est-ce?
—Je ne sais, en vérité, dit la victime du raisonneur.
—Quand pourrai-je vous dire, continua l'imperturbable, ce que je sens venir sur mes lèvres toutes les fois que je rencontre un homme caparaçonné d'un Pouvoir? Comment va votre mensonge social ce matin? Se soutient-il?
—Mais ne peut-on soutenir un Pouvoir sans y participer, et, au milieu d'une guerre civile, ne pourrai-je pas choisir?
—Eh! qui vous dit le contraire? interrompit le Docteur avec humeur; il s'agit bien de cela!
—Je parle de vos pensées et de vos travaux, par lesquels seulement vous existez à mes yeux. Que me font vos actions?
Qu'importe, dans les moments de crise, que vous soyez brûlé avec votre maison ou tué dans un carrefour, trois fois tué, trois fois enterré et trois fois ressuscité, comme signait le capitaine normand François Séville, au temps de Charles IX?
Faites le jeu qui vous plaira. Mettez, si vous voulez, l'Hérédité dans le carrosse et la Capacité sur le siège, pour voir à les accorder.
—Peut-être, dit Stello.
—Jusqu'à ce que le cocher essaye de verser le maître ou d'entrer dans la voiture, ce qui ne serait pas mal, continua le Docteur.
Oh! nul doute, monsieur, qu'il ne vaille autant choisir en temps de luttes, que se laisser ballotter comme un numéro dans le sac d'un grand loto. Mais l'intelligence n'y est presque pour rien, car vous voyez que, par le raisonnement appliqué au choix du Pouvoir qu'on veut s'imposer, on n'arrive qu'à des négations, quand on est de bonne foi. Mais, dans les circonstances dont nous parlons, suivez votre coeur ou votre instinct. Soyez (passez-moi l'expression) bête comme un drapeau.
—O profanateur! s'écria Stello.
—Plaisantez-vous? dit le Docteur; le plus grand des profanateurs, c'est le temps: il a usé vos drapeaux jusqu'au bois.
Lorsque le drapeau blanc de la Vendée marchait au vent contre le drapeau tricolore de la Convention, tous deux étaient loyalement l'expression d'une idée; l'un voulait bien dire nettement MONARCHIE, HÉRÉDITÉ, CATHOLICISME; l'autre, RÉPUBLIQUE, EGALITÉ, RAISON HUMAINE: leurs plis de soie claquaient dans l'air au-dessus des épées, comme au-dessus des canons se faisaient entendre les chants enthousiastes des voix mâles, sortis de coeurs bien convaincus. HENRI IV, LA MARSEILLAISE, se heurtaient dans l'air comme les faux et les baïonnettes sur la terre. C'étaient là des drapeaux!
O temps de dégoût et de pâleur, tu n'en as plus! Naguère le blanc signifiait charte, aujourd'hui le tricolore veut dire charte. Le blanc était devenu un peu rouge et bleu, le tricolore est devenu un peu blanc. Leur nuance est insaisissable. Trois petits articles d'écriture en font, je crois, la différence. Otez donc la flamme, et portez ces articles au bout du bâton.
Dans notre siècle, je vous le dis, l'uniforme sera un jour ridicule comme la guerre est passée. Le soldat sera déshabillé comme le médecin l'a été par Molière, et ce sera peut-être un bien. Tout sera rangé sous un habit noir comme le mien. Les révoltes mêmes n'auront pas d'étendard. Demandez à Lyon, en cette dix-huit cent trente- deuxième année de Notre-Seigneur.
En attendant, allez comme vous voudrez dans les actions, elles m'occupent peu.
Obéissez à vos affections, vos habitudes, vos relations sociales, votre naissance… que sais-je, moi?—Soyez décidé par le ruban qu'une femme vous donnera, et soutenez le petit Mensonge social qui lui plaira. Puis récitez-lui les vers d'un grand poète:
Lorsque deux factions divisent un empire,
Chacun suit, au hasard, la meilleure ou la pire;
Mais quand ce choix est fait, ou ne s'en dédit pas.
Au hasard! Il fut de mon avis et ne dit pas: la plus sensée. Qui eut raison des Guelfes ou des Gibelins, à votre sens? Ne serait-ce pas la Divina Commedia?
Amusez donc votre coeur, votre bras, tout votre corps avec ce jeu d'accidents. Ni moi, ni la philosophie, ni le bon sens, n'avons rien à faire là.
C'est pure affaire de sentiment et puissance de fait, d'intérêts et de relations.
Je désire ardemment, pour le bien que je vous souhaite, que vous ne soyez pas né dans cette caste de parias, jadis Brahmes, que l'on nommait Noblesse, et que l'on a flétrie d'autres noms; classe toujours dévouée à la France et lui donnant ses plus belles gloires, achetant de son sang le plus pur le droit de la défendre en se dépouillant de ses biens pièce à pièce et de père en fils; grande famille pipée, trompée, sapée par ses plus grands Rois, sortis d'elle; hachée par quelques-uns, les servant sans cesse, et leur parlant haut et franc; traquée, exilée, plus que décimée, et toujours dévouée tantôt au Prince qui la ruine, ou la renie, ou l'abandonne, tantôt au Peuple qui la méconnaît et la massacre; entre ce marteau et cette enclume, toujours pure et toujours frappée, comme un fer rougi au feu; entre cette hache et ce billot, toujours saignante et souriante comme les martyrs; race aujourd'hui rayée du livre de vie et regardée de côté, comme la race juive. Je désire que vous n'en soyez pas.
Mais que dis-je? Qui que vous soyez d'ailleurs, vous n'avez nul besoin de vous mêler de votre parti. Les partis ont soin d'enrégimenter un homme malgré lui, selon sa naissance, sa position, ses antécédents, de si bonne sorte qu'il n'y peut rien, quand il crierait du haut des toits et signerait de son sang qu'il ne pense pas tout ce que pensent les compagnons qu'on lui suppose et qu'on lui assigne.—Ainsi, en cas de bouleversement, j'excepte absolument les partis de notre consultation, et là-dessus je vous abandonne au vent qui soufflera.
Stello se leva, comme on fait quand on veut se montrer tout entier, avec une secrète satisfaction de soi-même, et il jeta même un regard sur une glace où son ombre se réfléchissait.
—Me connaissez-vous bien vous-même? dit-il avec assurance. Savez- vous (et qui le sait excepté moi?), savez-vous quelles sont les études de mes nuits?
Pourquoi, si elle est ainsi traitée, ne pas dépouiller la Poésie et la jeter à terre comme un manteau usé?
Qui vous dit que je n'ai pas étudié, analysé, suivi, pulsation par pulsation, veine par veine, nerf par nerf, toutes les parties de l'organisation morale de l'homme, comme vous de son être matériel? que je n'ai pas pesé dans une balance de fer machiavélique les passions de l'homme naturel et les intérêts de l'homme civilisé, leurs orgueils insensés, leurs joies égoïstes, leurs espérances vaines, leurs faussetés étudiées, leurs malveillances déguisées, leurs jalousies honteuses, leurs avarices fastueuses, leurs amours singés, leurs haines amicales?
O désirs humains! craintes humaines! vagues éternelles, vagues agitées d'un Océan qui ne change pas, vous êtes seulement comprimées quelquefois par des courants hardis qui vous emportent, des vents violents qui vous soulèvent, ou des rochers immuables qui vous brisent!
—Et, dit le Docteur en souriant, vous aimeriez à vous croire courant, vent ou rocher!
—Et pensez-vous que…
—Que vous ne devez jeter que des oeuvres dans cet Océan.
Il faut bien plus de génie pour résumer tout ce qu'on sait de la vie dans une oeuvre d'art, que pour jeter cette semence sur la terre, toujours remuée, des événements politiques. Il est plus difficile d'organiser tel petit livre que tel gros gouvernement.—Le Pouvoir n'a plus depuis longtemps ni la force ni la grâce.—Ses jours de grandeur et de fêtes ne sont plus. On cherche mieux que lui. Le tenir en main, cela s'est toujours pu réduire à l'action de manier des idiots et des circonstances, et ces circonstances et ces idiots, ballottés ensemble, amènent des chances imprévues et nécessaires, auxquelles les plus grands ont confessé qu'ils devaient la plus belle partie de leur renommée. Mais à qui la doit le Poète, si ce n'est à lui-même? La hauteur, la profondeur et l'étendue de son oeuvre et de sa renommée futures sont égales aux trois dimensions de son cerveau. —Il est par lui-même, il est lui-même, et son oeuvre est lui.
Les premiers des hommes seront toujours ceux qui feront d'une feuille de papier, d'une toile, d'un marbre, d'un son, des choses impérissables.
Ah! s'il arrive qu'un jour vous ne sentiez plus se mouvoir en vous la première et la plus rare des facultés, l'IMAGINATION; si le chagrin ou l'âge la dessèchent dans votre tête comme l'amande au fond du noyau; s'il ne vous reste plus que Jugement et Mémoire; lorsque vous vous sentirez le courage de démentir cent fois par an vos actions publiques par vos paroles publiques, vos paroles par vos actions, vos actions l'une par l'autre, et l'une par l'autre vos paroles, comme tous les hommes politiques; alors faites comme tant d'autres bien à plaindre, désertez le ciel d'Homère, il vous restera encore plus qu'il ne faudra pour la politique et l'action, à vous qui descendrez d'en haut. Mais, jusque-là, laissez aller d'un vol libre et solitaire l'Imagination qui peut être en vous.—Les oeuvres immortelles sont faites pour duper la Mort en faisant survivre nos idées à notre corps.—Écrivez-en de telles si vous pouvez, et soyez sûr que s'il s'y rencontre une idée ou seulement une parole utile au progrès civilisateur, que vous ayez laissée tomber comme une plume de votre aile, il se trouvera assez d'hommes pour la ramasser, l'exploiter, la mettre en oeuvre jusqu'à satiété. Laissez-les faire. L'application des idées aux choses n'est qu'une perte de temps pour les créatures de pensées.
Stello, debout encore, regarda le Docteur-Noir avec recueillement, sourit enfin, et tendit la main à son sévère ami.
—Je me rends, dit-il, écrivez votre ordonnance.
Le Docteur prit du papier.
—Il est bien rare, dit-il tout en griffonnant, que le sens commun donne une ordonnance qui soit suivie.
—Je suivrai la vôtre comme une loi immuable et éternelle, dit Stello, non sans étouffer un soupir; et il s'assit, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, avec un sentiment de profond désespoir et la conviction d'un vide nouveau rencontré sous ses pas; mais, en écoutant l'ordonnance, il lui sembla qu'un brouillard épais s'était dissipé devant ses yeux et que l'étoile infaillible lui montrait le seul chemin qu'il eût à suivre.
Voici ce que le Docteur-Noir écrivait, motivant chaque point de son ordonnance, usage fort louable et assez rare.
CHAPITRE XL
ORDONNANCE DU DOCTEUR-NOIR
SÉPARER LA VIE POÉTIQUE DE LA VIE POLITIQUE.
Et, pour y parvenir:
I.—Laisser à César ce qui appartient à César, c'est-à-dire le droit d'être, à chaque heure de chaque jour, honni dans la rue, trompé dans le palais; combattu sourdement, miné longuement, battu promptement et chassé violemment.
Parce que, l'attaquer ou le flatter avec la triple puissance des arts, ce serait avilir son oeuvre et l'empreindre de ce qu'il y a de fragile et de passager dans les événements du jour. Il convient de laisser cette tâche à la critique du matin, qui est morte le soir, ou à celle du soir, qui est morte le matin.—Laisser à tous les Césars la place publique, et les laisser jouer leur rôle, et passer, tant qu'ils ne troubleront ni les travaux de vos nuits ni le repos de vos jours.—Plaignez-les de toute votre pitié s'ils ont été forcés de se mettre au front cette couronne Césarienne, qui n'a plus de feuilles et déchire la tête. Plaignez-les encore s'ils l'ont désirée; leur réveil en est plus cruel après un long et beau rêve. Plaignez- les s'ils sont pervertis par le Pouvoir; car il n'est rien qui ne puisse fausser cette antique et peut-être nécessaire Fausseté, d'où viennent tant de maux.—Regardez cette lumière s'éteindre, et veillez; heureux si vos veilles peuvent aider l'humanité à se grouper et s'unir autour d'une clarté plus pure!
II.—SEUL ET LIBRE, ACCOMPLIR SA MISSION. Suivre les conditions de son être, dégagé de l'influence des Associations, même les plus belles.
Parce que la Solitude est la source des inspirations.
LA SOLITUDE EST SAINTE. Toutes les Associations ont tous les défauts des couvents.
Elles tendent à classer et diriger les intelligences, et fondent peu à peu une autorité tyrannique qui, ôtant aux intelligences la liberté et l'individualité, sans lesquelles elles ne sont rien, étoufferait le génie même sous l'empire d'une communauté jalouse.
Dans les Assemblées, les Corps, les Compagnies, les Écoles, les Académies et tout ce qui leur ressemble, les médiocrités intrigantes arrivent par degrés à la domination par leur activité grossière et matérielle, et cette sorte d'adresse à laquelle ne peuvent descendre les esprits vastes et généreux.
L'Imagination ne vit que d'émotions spontanées et particulières à l'organisation et aux penchants de chacun.
La République des lettres est la seule qui puisse jamais être composée de citoyens vraiment libres, car elle est formée de penseurs isolés, séparés et souvent inconnus les uns aux autres.
Les Poètes et les Artistes ont seuls, parmi tous les hommes, le bonheur de pouvoir accomplir leur mission dans la solitude. Qu'ils jouissent de ce bonheur de ne pas être confondus dans une société qui se presse autour de la moindre célébrité se l'approprie, l'enserre, l'englobe, l'étreint, et lui dit: NOUS.
Oui, l'Imagination du Poète est inconstante autant que celle d'une créature de quinze ans recevant les premières impressions de l'amour. L'Imagination du Poète ne peut être conduite, puisqu'elle n'est pas enseignée. Otez-lui ses ailes, et vous la ferez mourir.
La mission du Poète ou de l'Artiste est de produire, et tout ce qu'il produit est utile, si cela est admiré.
Un Poète donne sa mesure par son oeuvre; un homme attaché au Pouvoir ne la peut donner que par les fonctions qu'il remplit. Bonheur pour le premier, malheur pour l'autre; car, s'il se fait un progrès dans les deux têtes, l'un s'élance tout à coup en avant par une oeuvre, l'autre est forcé de suivre la lente progression des occasions de la vie et les pas graduels de sa carrière.
SEUL ET LIBRE, ACCOMPLIR SA MISSION.
III.—Éviter le rêve maladif et inconstant qui égare l'esprit, et employer toutes les forces de la volonté à détourner sa vue des entreprises trop faciles de la vie active.
Parce que l'homme découragé tombe souvent, par paresse de penser, dans le désir d'agir et de se mêler aux intérêts communs, voyant comme ils lui sont inférieurs et combien il semble facile d'y prendre son ascendant. C'est ainsi qu'il sort de sa route, et, s'il en sort souvent, il la perd pour toujours.
La Neutralité du penseur solitaire est une NEUTRALITÉ ARMÉE qui s'éveille au besoin.
Il met un doigt sur la balance et l'emporte.
Tantôt il presse, tantôt il arrête l'esprit des nations; il inspire les actions publiques ou proteste contre elles, selon qu'il lui est révélé de le faire par la conscience qu'il a de l'avenir. Que lui importe si sa tête est exposée en se jetant en avant ou en arrière?
Il dit le mot qu'il faut dire, et la lumière se fait.
Il dit ce mot de loin en loin et, tandis que le mot fait son bruit, il rentre dans son silencieux travail et ne pense plus à ce qu'il a fait.
IV.—Avoir toujours présentes à la pensée les images, choisies entre mille, de Gilbert, de Chatterton et d'André Chénier.
Parce que, ces trois jeunes ombres étant sans cesse devant vous, chacune d'elles gardera l'une des routes politiques où vous pourriez égarer vos pieds. L'un des trois fantômes adorables vous montrera sa clef, l'autre sa fiole de poison, et l'autre sa guillotine. Ils vous crieront ceci:
Le Poète a une malédiction sur sa vie et une bénédiction sur son nom. Le Poète, apôtre de la vérité toujours jeune, cause un éternel ombrage à l'homme du Pouvoir, apôtre d'une vieille fiction, parce que l'un a l'inspiration, l'autre seulement l'attention ou l'aptitude d'esprit; parce que le Poète laissera une oeuvre où sera écrit le jugement des actions publiques et de leurs acteurs; parce qu'au moment même où ces acteurs disparaissent pour toujours à la mort, l'auteur commence une longue vie. Suivez votre vocation. Votre royaume n'est pas de ce monde, sur lequel vos yeux sont ouverts, mais de celui qui sera quand vos yeux seront fermés.
L'ESPÉRANCE EST LA PLUS GRANDE DE NOS FOLIES.
Eh! qu'attendre d'un monde où l'on vient avec l'assurance de voir mourir son père et sa mère?
D'un monde où de deux êtres qui s'aiment et se donnent leur vie, il est certain que l'un perdra l'autre et le verra mourir?
Puis ces fantômes douloureux cesseront de parler et uniront leurs voix en choeur comme en un hymne sacré; car la Raison parle, mais l'Amour chante.
Et vous entendrez encore ceci:
SUR LES HIRONDELLES
Voyez ce que font les hirondelles, oiseaux de passage aussi bien que nous. Elles disent aux hommes: Protégez-nous, mais ne nous louchez pas.
Et les hommes ont pour elles, comme pour nous, un respect superstitieux.
Les hirondelles choisissent leur asile dans le marbre d'un palais ou dans le chaume d'une cabane; mais ni l'homme du palais ni l'homme de la cabane n'oseraient toucher à leur nid, parce qu'ils perdraient pour toujours l'oiseau qui porte bonheur à leur habitation, comme nous aux terres des peuples qui nous vénèrent.
Les hirondelles ne posent qu'un moment leurs pieds sur la terre, et nagent dans le ciel toute leur vie, aussi aisément que les dauphins dans la mer.
Et si elles voient la terre, c'est du haut du firmament qu'elles la voient, et les arbres et les montagnes, et les villes et les monuments, ne sont pas plus élevés à leurs yeux que les plaines et les ruisseaux, comme aux regards célestes du Poète tout ce qui est de la terre se confond en un seul globe éclairé par un rayon d'en haut.
—Les écouter, et, si vous êtes inspiré, faire un livre.
Ne pas espérer qu'un grand oeuvre soit contemplé, qu'un livre soit lu, comme ils ont été faits.
Si votre livre est écrit dans la solitude, l'étude et le recueillement, je souhaite qu'il soit lu dans le recueillement, l'étude et la solitude; mais soyez à peu près certain qu'il sera lu à la promenade, au café, en calèche, entre les causeries, les disputes, les verres, les jeux et les éclats de rire, ou pas du tout.
Et, s'il est original, Dieu vous puisse garder des pâles imitateurs, troupe nuisible et innombrable de singes salissants et maladroits!
Et, après tout cela, vous aurez mis au jour quelque volume qui, pareil à toutes les oeuvres des hommes, lesquelles n'ont jamais exprimé qu'une question et un soupir, pourra se résumer infail- liblement par les deux mots qui ne cesseront jamais d'exprimer notre destinée de doute et de douleur:
POURQUOI? et HÉLAS!
CHAPITRE XLI
EFFETS DE LA CONSULTATION
Stello crut un moment avoir entendu la sagesse même.—Quelle folie! —Il lui semblait que le cauchemar s'était enfui; il courut involontairement à la fenêtre pour voir briller son étoile, à laquelle il croyait. Il jeta un grand cri.
Le jour était venu. L'aube pâle et humide avait chassé du ciel toutes les étoiles; il n'y en avait plus qu'une qui s'évanouissait à l'horizon. Avec ses lueurs sacrées, Stello sentit s'enfuir ses pensées. Les bruits odieux du jour commençaient à se faire entendre.
Il suivit des yeux le dernier des beaux yeux de la nuit, et, lorsqu'il se fut entièrement fermé, Stello pâlit, tomba, et le Docteur-Noir le laissa plongé dans un sommeil pesant et douloureux.
CHAPITRE XLII
FIN
Telle fut la première consultation du Docteur-Noir.
Stello suivra-t-il l'ordonnance? Je ne le sais pas.
Quel est ce Stello? quel est ce Docteur-Noir?
Je ne le sais guère.
Stello ne ressemble-t-il pas à quelque chose comme le sentiment? Le
Docteur-Noir à quelque chose comme le raisonnement?
Ce que je crois, c'est que si mon coeur et ma tête avaient, entre eux, agité la même question, ils ne se seraient pas autrement parlé.
Écrit à Paris, janvier 1832.