Suzanne Normis: Roman d'un père
The Project Gutenberg eBook of Suzanne Normis: Roman d'un père
Title: Suzanne Normis: Roman d'un père
Author: Henry Gréville
Release date: January 15, 2008 [eBook #24305]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
SUZANNE NORMIS
ROMAN D'UN PÈRE
PAR
HENRY GRÉVILLE
Huitième Edition
PARIS
E. PLON et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 8
1879
Tous droits réservés
SUZANNE NORMIS
ROMAN D'UN PÈRE
I
...Le docteur, penché sur la poitrine haletante de ma pauvre femme, l'ausculta avec attention, puis la reposa tout doucement sur son oreiller.
--Encore un peu de patience, chère madame, lui dit-il avec bonté: cela va déjà un peu mieux, et bientôt...
Ma femme leva sur lui ses yeux brillants de fièvre. Le docteur se tut, et pressa la main blanche, presque transparente qui reposait sur le drap.
--Nous allons toujours vous ôter cette fièvre-là, reprit-il en griffonnant une ordonnance; et demain, nous verrons. Je passerai dans la soirée. Au revoir; bon courage.
Ma femme répondit d'une voix claire et distincte:
--Adieu, cher docteur, merci.
Le médecin disparaissait sous les rideaux de la porte; je le suivis dans le salon voisin.
--Eh bien, docteur? lui dis-je, presque tranquille,--sa voix et ses paroles avaient un peu calmé mes angoisses.
Il se retourna vers moi, et me serra les deux mains... Ses bons yeux gris clair, pleins de pitié et de douleur, me firent l'effet de deux couteaux de boucher qu'il m'aurait brusquement enfoncés dans la poitrine; je répétai machinalement:
--Eh bien?
--La fièvre va tomber d'ici deux heures, dit-il, et ensuite... Prenez garde, ajouta-t-il en me serrant le bras, elle peut vous entendre...
Le cri que j'allais pousser resta dans ma poitrine, la déchirant, la torturant. Je fis un mouvement pour me dégager le cou; j'étouffais.
--Soyez homme, reprit le docteur. Vous avez une fille.
--Une orpheline? re'pondis-je si tranquillement que j'en fus étonné moi-même.
Il me semblait que j'étais environné d'un océan de glace.
--Mon pauvre ami, dit le docteur après un silence, elle ne souffrira pas beaucoup; le plus dur est passé.
--Alors, demain?
--Ce soir peut-être, demain matin probablement. Je reviendrai. Je vous demande pardon de vous quitter ainsi; on m'attend et l'on souffre ailleurs.
--Allez, allez, docteur! lui dis-je machinalement. Vous voyez, je suis calme.
Il s'enfuit presque en courant.
Je fis un effort inouï pour composer mon visage, puis je revins lentement sur mes pas. Ecartant les rideaux de satin, j'ouvris la porte, et je me retrouvai en face de ma femme.
Elle était encore bien jolie, malgré les fatigues anciennes et la maladie récente, malgré la mort qui allait me la prendre. Au fond de ses grands yeux bleus qui me regardaient tristement, que d'expressions diverses, toutes plus chères les unes que les autres, se retrouvaient confondues! Que d'amour, que de regrets, que de prières! Et nous nous étions tant aimés... et nous n'étions mariés que depuis six ans!...
--Qu'est-ce qu'il t'a dit? murmura ma femme pendant que je me penchais sur elle, couvrant de baisers timides son front et ses cheveux noirs, si doux, si longs, dont les tresses roulaient jusqu'à ses genoux sur le drap brodé.
--Il m'a dit que ta fièvre va tomber, ma chérie, lui dis-je en continuant à l'embrasser afin qu'elle ne vit pas mon visage; je me sentais très calme cependant, et, sinon résigné, au moins prêt à tout.
--Oui, répondit-elle tout bas, et comme à elle-même; et quand la fièvre sera tombée, je m'en irai.
Un petit piétinement derrière une porte placée auprès du lit me coupa la parole. La porte s'ouvrit, et notre fille Suzanne entra sur ses deux petits pieds encore incertains.
--Maman! dit-elle avec un cri d'oiseau qui revient au nid, maman et papa! voilà!
De ses toutes petites mains gantées de moufles en laine, elle serrait sur sa poitrine un bouquet de lilas blanc. La bonne qui la suivait me dit que, depuis le moment où elles étaient entrées clans le magasin de fleurs, Suzanne n'avait pas permis qu'on touchât à son offrande.
La petite fille s'était avancée jusqu'au bord du lit de sa mère qui lui souriait... et de quel sourire! La vieille bonne détourna la tête et se sauva tout à coup dans la pièce voisine.
--Je veux embrasser maman! dit Suzanne, en tendant les bras.
Je la soulevai, et je l'assis sur le bord du lit. Elle n'avait pas donné à sa bonne le temps de lui ôter sa toilette de promenade. Les petites bottes de fourrure blanche, les guêtres, la robe d'étoffe moutonnée, le petit chapeau de fourrure, toute cette blancheur lui donnait l'apparence d'un flocon de neige tombé du ciel. Elle saisit à pleines mains le bouquet de lilas et le déposa sur la poitrine de sa mère.
--Pour toi, lui dit-elle. C'est Suzanne qui l'a acheté.
Elle fit un demi-tour, se mit à quatre pattes sur le lit, et se précipita au cou de sa mère. J'étendis les bras pour épargner à ma pauvre femme la secousse trop brusque.
--Laisse-la, dit-elle, cela ne fait plus rien. La petite fille couvrait de baisers délicats les cheveux et le visage de sa mère. Elle cherchait une place pour chaque baiser, et souriait après l'avoir déposé bien doucement. Elle fit ainsi tout le tour du pâle visage dont les yeux s'étaient fermés sous ses caresses.
--A papa! dit-elle ensuite en me tendant les mains.
Je la pris dans mes bras, et je reçus aussi ma part de baisers. Ma femme avait rouvert les yeux, et de grosses larmes roulaient lentement le long de ses joues. Je déposai l'enfant à terre.
--Va dire à ta bonne qu'elle te mette une autre robe, dis-je à Suzanne.
Aussitôt la petite, toujours obéissante, reprit le chemin de sa chambre; arrivée sur le seuil, elle se retourna, nous jeta une poignée de baisers, et disparut. La musique de sa voix nous arrivait comme un gazouillement... Je me hâtai de fermer la porte, et je revins près de ma femme.
Suzanne avait deux ans et demi,--et c'est en la soignant d'une longue et dangereuse maladie, que ma femme avait contracté la bronchite dont elle devait mourir. Jamais, depuis sa naissance, Suzanne n'avait dormi dans une autre chambre que la nôtre: le petit lit de satin bleu, avec ses rideaux de mousseline brodée, ses noeuds, ses houppes, ses franges, plus semblable à une bonbonnière qu'à autre chose, était encore auprès de l'oreiller de ma femme. Que de nuits blanches nous avions passées ensemble ou tour à tour, près de la pauvre petite qui ne pouvait pas venir à bout de faire ses dents! Le fauteuil installé à demeure près du lit était tout usé par les longues stations de la mère qui avait endormi là son enfant sur ses genoux.
Et maintenant que Suzanne était sauvée, maintenant que son petit râtelier complet s'étalait triomphant dans ses rires joyeux, voilà que ma femme, épuisée de lassitude et d'angoisses, n'avait plus trouvé de force pour continuer son oeuvre... Elle avait disputé sa fille à la mort pendant neuf semaines, et la mort, furieuse de s'être laissé voler l'enfant, prenait la mère!
Je n'aurais pas dû permettre ce sacrifice, cette abnégation entière, je le sais... Mais nous avions déjà perdu deux enfants; notre premier-né avait été pour ainsi dire tué par les remèdes empiriques d'une bonne anglaise, et le second, un garçon aussi, avait été empoisonné par le lait de sa nourrice. Le jour où ma femme s'était sentie mère pour la troisième fois, elle m'avait fait promettre de lui laisser élever cet enfant-là.
--Je le sauverai, tu verras! me disait-elle avec des yeux brillants de joie et d'espérance.
Hélas! elle l'avait sauvé, mais à quel prix!
Lorsque j'eus refermé la porte sur l'enfant, je reviens m'asseoir auprès de la mère. Elle n'avait voulu personne auprès d'elle pendant sa maladie. Les femmes de chambre et les gardes-malades étaient sous la main, prêtes à secourir, mais nous étions restés seuls ensemble; aucun tiers incommode n'avait troublé la joie que nous éprouvions --même à cette heure terrible--à nous trouver l'un près de l'autre.
--Comme elle est belle! dit ma femme en serrant la main que je venais de mettre dans la sienne.
C'est de Suzanne qu'elle parlait; toute sa vie était concentrée sur cette petite tête blonde.
--Elle est sauvée maintenant; elle va grandir; elle deviendra grande et belle, et elle t'aime tant!
Ma femme parlait facilement. J'en fus surpris; puis je me rappelai soudain que ces sortes de maladies amènent toujours un mieux sensible avant la fin. Je baissai la tête, et je m'appuyai sur l'oreiller, ma joue contre la joue de ma femme.
--Écoute, reprit-elle au bout d'un moment, --ce que j'ai fait, il faut que tu le continues promets-moi que, jusqu'à ce qu'elle soit grande, jusqu'à sept ans au moins, l'enfant couchera ici, --elle indiquait le petit lit;--que tu ne la confieras pas à une bonne, même dévouée; que son sommeil sera surveillé par toi, que...
L'oppression la saisit si fort, qu'elle pâlit, ferma les yeux,--je crus que c'était fini.
Quelques minutes après, je la croyais endormie, elle rouvrit les yeux.
--Le promets-tu? dit-elle.
--Je le promets! répondis-je, le coeur plein d'un ardent dévouement. Je te le jure sur nos six années de bonheur, sur la vie même de l'enfant!
--Et elle sera heureuse?
--Elle sera heureuse, quand je devrais être malheureux! Au prix de tous les sacrifices, elle sera heureuse!
Ma femme m'appela des yeux; je la serrai sur mon coeur, et elle me rendit mon étreinte avec ses deux bras passés autour de mon cou.
--Vois-tu, me dit-elle après un silence, je l'ai bien aimée; je crois que je l'ai aimée plus que toi,--mais c'est parce qu'elle était à toi. Cela ne te fâche pas, dis, que, pendant un temps tu n'aies été que le second dans mon coeur?
--Non, mon ange bien-aimé, cela ne me fâche pas; tu as bien fait; tout ce que tu as fait est bien... mais je n'aurais pas dû permettre...
--Nous n'avions pas le choix, dit ma femme avec un soupir... elle serait morte!... Le docteur a dit vrai, ma fièvre s'en va, ajouta-t-elle! Suzanne dormira ici cette nuit, n'est-ce pas?
--Comme tu voudras, ma chère Marie, tout ce que tu voudras.
Ma femme s'endormit. La nuit venait et remplissait d'ombre cette chambre où nous avions été si heureux. C'était notre chambre nuptiale, cela seul eût suffi pour nous la rendre chère; mais elle était encore pleine d'autres souvenirs. Là étaient nés nos trois enfants, là nous avions appris à Suzanne le grand art de se tenir sur ses petits pieds hésitants; le tapis bleu et blanc portait les traces de plus d'un joujou brisé, de plus d'un fruit écrasé... Nous voulions le changer au printemps... «A présent que Suzanne est si sage!» disait ma femme en souriant, la veille du jour où elle était tombée malade.
Je me levai sur la pointe du pied et j'allumai la veilleuse. Chaque minute m'emportait une part de ma chère femme, et je ne voulais pas d'intrus dans ces minutes solennelles..
On vint me chercher pour dîner; je fis signe que je ne dînerais pas. Ma femme n'avait plus une notion bien exacte du temps. Elle était dans un demi-sommeil sans souffrance, comme l'avait prédit le docteur.
A huit heures, on m'apporta la petite fille, déshabillée, dans sa robe de nuit, les yeux gros de sommeil,--mais ne voulant pas dormir sans avoir embrassé «maman».
Je la pris dans mes bras et je la penchai bien doucement sur la main de sa mère. Elle la baisa, puis remonta jusqu'au visage.
Ma femme ouvrit les yeux: une expression presque sauvage passa sur sa figure; avec une force que je ne lui supposais pas, elle saisit l'enfant et la couvrit de baisers.
--Bonsoir, bonsoir! dit la petite en agitant sa menotte.
Je la mis dans son petit lit, je la couvris soigneusement, et elle tomba aussitôt endormie.
Je me hâtai de revenir à ma femme. Elle semblait avoir oublié ce qui venait de se passer, et ses yeux éteints ne voyaient que le vague.
Des heures s'écoulèrent ainsi... courtes et longues à la fois,--courtes, irréparables--et quelle éternité d'agonie pour mon coeur déchiré dans les soixante minutes d'une heure!
Les premières lueurs du jour se glissèrent dans la chambre endormie. La petite n'avait pas bougé depuis la veille au soir. A six heures, un beau rayon doré passa entre les rideaux.
Ma femme fit un mouvement... Je m'approchai d'elle, bien près, bien près, nos deux mains nouées, pour un moment encore nos deux vies confondues...
--Bonjour, maman! bonjour, papa! cria la voix encore endormie de Suzanne; et la petite fille, s'aidant du filet de son lit, se mit sur son séant. Ses deux mains rouges de santé se cramponnaient au bord, et soutenaient son visage mutin, rose et blanc; ses cheveux frisés tombaient en désordre sur ses grands yeux bleus, et elle riait à travers ses boucles mêlées.
--J'aime maman! cria la voix angélique de notre enfant.
A cette voix, la mère ouvrit ses yeux dilatés par la mort, et s'attachant à moi d'une étreinte désespérée:
--Heureuse! heureuse!... dit-elle deux fois.
--Je le jure! répondis-je éperdu.
Pendant ce temps, Suzanne, s'aidant de la chaise placée près du berceau, était presque venue à bout de descendre. Ma femme relâchait son étreinte... elle respirait encore cependant, et elle comprenait... J'enlevai l'enfant, et du même mouvement je la déposai auprès de sa mère.
--Je... je vous aime... dit celle-ci, en essayant de nous étreindre encore. Elle se laissa aller sur son oreiller...
Je mis dans la main de Suzanne le bouquet de lilas oublié la veille sur le tapis.
--Mets cela sur ta mère, lui dis-je. Effrayée par ma gravité inaccoutumée, par la rigidité du visage adoré qui ne lui souriait pas comme à l'ordinaire, la petite déposa le bouquet sur le corps de sa mère, et se rejeta dans mes bras.
Je sonnai; la bonne vint,--elle allait crier, --d'un geste je lui commandai le silence, et je lui remis l'enfant.
Seul je rendis les derniers devoirs à celle qui avait été mon épouse. Lorsqu'elle fut parée pour le cercueil, vêtue de blanc et couverte de fleurs, je m'agenouillai, j'appuyai ma tête sur le bord de ce petit lit d'enfant où elle avait laissé sa vie, et je pleurai amèrement.
II
La journée s'écoula comme toutes les journées de ce genre; j'avais un chaos dans la tête, et je serrai une quantité de mains sans savoir à quels visages elles appartenaient. Mais le soir, que je redoutais confusément, m'apporta une croix bien lourde.
On avait amusé Suzanne toute la journée au dehors de la maison; le temps étant très-beau, on l'avait promenée, elle avait dîné avec sa bonne, ce qui lui arrivait parfois lorsque nous recevions, et elle n'avait guère demandé sa mère qu'une vingtaine de fois. Mais, quand vint l'heure du coucher, ce fut une autre affaire.
--Maman! je veux voir maman! j'aime maman! criait la petite, qui sanglotait à fendre son pauvre petit coeur.
Toutes les filles de service étaient là consternées; la bonne ne savait plus à quel saint se vouer... Dans mon désespoir, une idée me vint:
--Maman est là, lui dis-je, si tu veux, va la voir; mais elle dort, et elle a très-froid; il ne faut pas crier, tu la rendrais malade.
--Je serai bien sage, dit Suzanne en m'embrassant bien fort sans cesser de pleurer, mais je veux la voir.
Je jetai un châle sur la petite fille, et j'entrai dans la chambre. Le beau visage de ma pauvre chère femme était plus beau que jamais; ses traits réguliers semblaient taillés dans l'ivoire; seuls les yeux étaient entourés d'une ombre violette.
--Voilà ta maman; tu peux l'embrasser, mais elle a bien froid, dis-je à Suzanne, qui regardait les cierges avec étonnement.
L'enfant soudain calmée, un peu effrayée, me laissa la porter jusqu'à sa mère. Soutenue par mon bras, elle mit un baiser sur le front jauni, qui n'avait pas eu le temps d'avoir des rides, puis elle se rejeta vers moi et m'embrassa à pleine bouche. Ses petites lèvres étaient encore froides du contact récent avec la mort. Je la serrai comme si l'on eût voulu me l'arracher, et je courus avec elle dans la pièce où l'on avait transporté son berceau.
Là, nous nous retrouvâmes tous deux en possession de nous-mêmes; je la caressai, elle me parla, et au bout d'un instant elle s'endormit. Au matin, ce fut bien autre chose. Suzanne avait oublié les impressions de la veille, ou du moins n'en gardait plus qu'un vague souvenir. Elle s'éveilla comme d'ordinaire en appelant sa mère et moi... Et ses larmes recommencèrent à couler lorsqu'elle vit que le lit de sa mère n'était pas auprès de son berceau, comme autrefois.
--Maman est partie, lui disais-je en vain: elle reviendra, tu la reverras, mais elle est partie pour aller se guérir; tu sais bien qu'elle était malade. Est-ce que tu ne veux pas qu'elle se guérisse?
--Je veux bien, criait la petite affolée de douleur, mais je veux aller avec elle!
Ce qu'on lui acheta de joujoux et de bonbons pendant cette matinée aurait suffi à construire une maison. Tout cela l'amusait un moment, puis revenait la plainte obstinée:--Je veux maman.
Elle me demanda sa mère pendant dix mois. Tous les jours, sans se lasser, elle répétait la même question et recevait la même réponse.
Un jour, me voyant écrire:
--Tu écris à maman? me dit-elle.
--Pourquoi crois-tu cela?
--Je ne sais pas. Dis-lui que je l'aime et que je veux la voir.
Ah! chère petite orpheline, que de larmes tombèrent sur ton berceau pendant que tu dormais, les bras étendus, rejetée en arrière, dans la plénitude de la vie et de la santé! Heureusement tu ne les as pas vues. Comme je l'avais promis à ta mère, malgré bien des épreuves que je n'ai pu t'épargner, tu as été heureuse.
III
J'étais veuf depuis environ trois semaines, et je commençais à peine à envisager l'avenir, quand je reçus diverses propositions émanant toutes de parentes bien intentionnées, et qu'à ce titre je dus subir avec les dehors de la plus parfaite reconnaissance. Ce fut un siège en règle, et sans la douleur qui dominait tout en moi, j'eusse probablement manqué aux lois de la bienséance, en témoignant de la mauvaise humeur ou, pis encore, une gaieté déplacée.
Le premier assaillant fut ma belle-mère. Nous avions vécu dans la plus parfaite concorde, mais je dois avouer que, pour arriver à ce résultat, j'y avais, suivant l'expression vulgaire, mis beaucoup du mien. Grâce à cette heureuse harmonie dans le passé, je vis arriver un jour madame Gauthier, sérieuse et compassée, comme de coutume, avec un grand voile de crêpe sur son visage légèrement couperosé; elle commença par embrasser tendrement sa petite-fille; puis s'adressant à notre vieille bonne:
--Emmenez cette enfant, proféra-t-elle avec la dignité qui ne la quittait jamais.
Suzanne et sa bonne disparurent; la petite, le coeur tant soit peu gros de se voir ainsi congédiée, et la bonne indignée intérieurement de s'entendre commander. Je dois dire que Félicie témoignait autant de mécontentement à recevoir les ordres d'autrui qu'elle apportait de bonne grâce à exécuter les miens.
Quand la porte se fut refermée, ma belle-mère s'assit sur le canapé, porta à ses yeux son mouchoir encadré d'une énorme bande noire, se moucha et me dit:
--Mon gendre, pourquoi Suzanne n'est-elle pas en deuil?
--Mais, ma chère mère, lui répondis-je fort surpris, elle est en deuil!
--Alors, vous avez l'intention de lui faire porter le deuil en blanc?
--Mais oui! un enfant si jeune n'a pas besoin, à mon humble avis, de faire connaissance avec les robes noires.
--Comme il vous plaira, me dit sèchement ma belle-mère. Vous êtes le maître, étant chez vous; cependant, j'aurais trouvé plus convenable... mais je n'ai pas voix délibérative... oh! non! ajouta-t-elle en s'essuyant les yeux avec la bordure noire.
Un silence embarrassant suivit, car, avec toute ma politesse, je me sentais incapable de lui accorder voix délibérative, comme elle le disait, dans mes propres conseils.
--C'est fort bien, mon gendre, reprit-elle enfin; et maintenant, que comptez-vous faire de cette enfant?
--Suzanne? fis-je innocemment.
--Eh! oui, Suzanne! vous n'en avez pas d'autre, que je sache?
--Non, ma chère mère; eh bien, je compte l'élever de mon mieux, et la rendre heureuse, ajoutai-je plus bas, songeant à la dernière promesse faite à ma pauvre femme.
--Vous comptez l'élever... tout seul?
--Pas absolument seul, répondis-je, non sans une recrudescence d'étonnement à cet interrogatoire, si savamment conduit. J'ai réfléchi depuis que ma belle-mère avait de singulières aptitudes pour la profession de juge d'instruction.
Madame Gauthier déposa son mouchoir sur ses genoux, et commença un discours. La substance de ce discours, ou plutôt de ce sermon, était: 1° qu'une jeune fille est, de tout au monde, ce qu'il y a de plus difficile à diriger; 2° qu'un homme est incapable de diriger quoi que ce soit, et spécialement l'éducation d'une jeune fille; 3° que la mère elle-même est sujette à commettre des erreurs dans une tâche aussi délicate, mais que la grand'mère, parmi toutes, excelle par principe à cet emploi; et, pour conclusion, madame Gauthier m'annonça que, par dévouement pour Suzanne et par pitié de mon, malheureux ménage mal tenu, elle avait donné congé de son appartement et condescendait à venir demeurer chez moi, pour tenir ma maison et élever ma fille.
--Ah! mais non! m'écriai-je inconsidérément.
Ce cri peu parlementaire m'avait été arraché par l'effroi; ma belle-mère se redressa comme un cheval qui entend la trompette des combats:
--Comment l'entendez-vous? dit-elle avec un calme qui redoubla ma terreur.
Je vis que ce serait une bataille rangée, car elle avait prévu ma résistance. J'avais repris mon sang-froid et je fis face au danger avec audace:
--Ma chère mère, lui dis-je en lui prenant affectueusement les deux mains,--cette marque de tendresse avait un motif inavoué, peut-être bien le désir de m'assurer contre la possibilité d'un geste un peu vif,--ma chère mère, voilà quinze ans que vous habitez votre logement, il est plein des souvenirs de feu votre excellent époux, c'est là que vous lui avez fermé les yeux; vous avez l'habitude d'y vivre avec vos serviteurs, votre mignonne petite chienne, vos meubles, tout votre passé, en un mot; je ne puis consentir à ce que, par un dévouement vraiment surhumain, vous renonciez à toutes ces chères attaches. Ce serait un trop grand sacrifice.
--Si grand qu'il soit, fit madame Gauthier, j'aime assez ma petite-fille pour le faire à son intention.
--Mais moi, son père, repris-je avec fermeté, je ne puis l'accepter. Non, non, ma chère mère; je serais un misérable égoïste. Vous m'avez parfois reproché d'être entêté, ma résistance ne doit pas vous surprendre. C'est mon dernier mot. Je pressais affectueusement les deux mains de ma belle-mère.--Permettez-moi, ajoutai-je, de vous remercier de cette bonne pensée; je vous en serai toujours reconnaissant.
Je serrai encore une fois ses deux mains légèrement récalcitrantes, et je les reposai sur ses genoux de l'air d'un homme bien décidé. Ma belle-mère resta positivement pétrifiée.
Un second silence suivit ma péroraison; mais cette fois je me sentais maître du terrain. Madame Gauthier se leva, toujours très-digne, rabattit son voile sur son visage et se dirigea vers la porte en disant:
--Votre fille sera la première victime de votre entêtement, mon gendre, et vous serez la seconde.
--Oh! chère mère, fis-je en souriant, car je devenais un profond diplomate; pour ne pas vouloir vous imposer une gêne de tous les instants, faut-il...?
Madame Gauthier me jeta un regard dédaigneux:
--Vous me croyez par trop bornée, mon gendre, dit-elle avec une certaine supériorité, --vous ne voulez pas de moi chez vous; ma foi, vous avez peut-être raison, car, à coup sûr, je ne voudrais pas de vous chez moi!
Elle sortit en me lançant cette flèche du Parthe, dard émoussé qui ne m'atteignit pas très-profondément. Cependant, comme elle ne manquait pas d'esprit, nous restâmes dans de bons termes. Mais au fond, tout au fond, elle ne me pardonna jamais complètement.
IV
Quelques jours plus tard, j'eus une autre alerte.. Nous finissions de déjeuner, Suzanne et moi, gravement assis, vis-à-vis l'un de l'autre, et je lui apprenais à plier sa serviette,--art difficile qu'elle ne s'appropriait qu'imparfaitement, lorsque mon domestique entra d'un air plus effaré que de coutume; il devait être véritablement ému, car il oublia de me parler à la troisième personne:
--Monsieur, dit-il avec précipitation, il y a là une dame qui vous demande.
--Eh bien, fis-je sans me déranger, ce n'est pas la première fois que cela arrive; pourquoi cet air inquiet?
--C'est que, monsieur... elle a des malles sur l'omnibus.
--Quel omnibus?
--L'omnibus du chemin de fer, monsieur! Je crus que Pierre avait des hallucinations; son visage bouleversé me fortifiait dans cette idée, quand j'eus une lueur d'en haut. Je me dirigeai vers la fenêtre, et, écartant le rideau, je vis en effet un omnibus de chemin de fer, orné de deux ou trois malles, arrêté devant la porte. Je revins à Pierre, et probablement j'avais l'air aussi effaré que lui, car c'est lui qui eut pitié de moi:
--Monsieur, dit-il, si l'on attendait avant de payer l'omnibus? Elle s'est peut-être trompée, cette dame; elle n'a pas voulu dire son nom; c'est une parente de monsieur, mais si ce n'était pas monsieur...
--Comment! elle veut qu'on paye l'omnibus, à présent?
--Oui, monsieur, elle a dit qu'elle n'avait pas de monnaie.
--Très-bien, Pierre; retenez l'omnibus, je le prends à l'heure. Et d'abord, faites entrer cette dame.
Pierre introduisit la dame,--et je compris alors pourquoi le pauvre garçon avait été si fort troublé. C'était une grande femme, maigre, basanée, avec un châle jaune et des socques. Elle se précipita sur Suzanne et voulut l'embrasser; mais la petite, juchée dans sa haute chaise, se débattit à grands coups de ses petits poings fermés, et lui mit son chapeau sur l'oreille, ce que voyant, la femme au châle jaune se tourna vers moi avec un aimable sourire, et me dit, non sans un fort accent comtois:
--Je suis la cousine Lisbeth, est-ce que vous ne me reconnaissez pas, cousin?
Ce nom évoqua dans ma mémoire un coteau couvert de vignes, où nous allions grappiller la vendange, mes frères et moi, quand nous étions tout petits; on roulait sur l'herbe courte des pentes, on se poussait pour se faire tomber, et la cousine Lisbeth, de quelques années plus âgée que nous, commise à notre garde, ramassait les éclopés, les grondait, les embrassait, les mouchait parfois, les époussetait toujours, et, vers l'heure du souper, ramenait à la ferme ses petites ouailles récalcitrantes.
--C'est vous, cousine? lui dis-je, en lui tendant la main de bon coeur. Par quel hasard?
Lisbeth s'assit, tira de son sac,--un sac de la Restauration,--un mouchoir à carreaux qui sentait le tabac, s'essuya les yeux avec, et me dit:
--J'ai appris le malheur qui vous a frappé...
Je fis un signe de tête; chose singulière, la banalité de cette phrase, répétée cent fois par jour, avait bronzé mon coeur à cet endroit-là; je pouvais désormais parler de «ce malheur qui m'avait frappé», comme d'un malheur arrivé à un autre: par moments, il me semblait que ce n'était pas de moi qu'il était question; mais le soir, en rentrant dans la chambre bleue, je me retrouvais tout entier. Pour le moment, je me sentais étranger à cette part de moi-même qui s'absorbait si douloureusement dans le passé, j'étais le veuf qui reçoit des compliments de condoléance.
--C'est pour moi que vous êtes venue à Paris? fis-je soudain. J'étais devenu extrêmement sceptique à l'endroit des dévouements.
Lisbeth tourna vers moi sa bonne figure de brebis maigre, rougit, toussa, revint à son mouchoir à carreaux, tortilla le coin de son châle jaune et finit par dire:
--Voyez-vous, cousin, on a dit dans le pays que vous étiez resté tout seul avec cette petite mignonne... alors j'ai pensé que vous seriez bien aise d'avoir quelqu'un pour mettre votre maison en ordre...
L'image menaçante de madame Gauthier se dressa devant moi, et je reculai mentalement devant sa vengeance.
--Ma maison est en ordre, cousine Lisbeth, dis-je tranquillement, et nous voulons rester seuls, Suzanne et moi. Avez-vous des amis à Paris? je vous aurais engagée à aller les voir.
Lisbeth perdit tout à fait contenance.
--Mon Dieu, dit-elle, je ne connais personne, j'étais venue pour rester chez vous, pour vous rendre service... Vous n'allez pas me renvoyer comme ça!
La douleur de ma cousine était sincère, et je faillis m'y laisser prendre, mais la raison, cette conseillère à tête reposée, me souffla que si je permettais à Lisbeth de passer une nuit sous mon toit, je ne pourrais plus jamais me débarrasser d'elle.
--Nous allons d'abord vous offrir à déjeuner, cousine, lui dis-je, et je sonnai.
Pendant qu'on préparait quelques réconfortants, Suzanne, qui s'était fait descendre de sa chaise, avait considéré notre visiteuse, à distance d'abord, et puis de plus près; le bon regard l'attirait, le mouchoir à carreaux la repoussait, mais le sac fut tout-puissant, et elle finit par s'en approcher, le regarder avec soin, mettre sa menotte dedans, et en retirer parmi divers objets, étonnés de se voir réunis au grand jour, une paire de lunettes dans son étui. Ces lunettes firent sa joie, et, pour obtenir le bonheur de les toucher, elle se décida à se laisser embrasser par Lisbeth, qui la mangea de caresses sincères, j'eus tout lieu de le croire.
Quand la cousine eut fini de déjeuner, je regardai ma montre.
--Voulez-vous voir Paris? lui dis-je.
--Ah! Seigneur Dieu, non! s'écria-t-elle.
C'est pour vous que j'étais venue, ce n'est pas pour Paris... on dit que c'est si grand! Je m'en retourne.
--Eh bien, cousine, dis-je enchanté, votre omnibus est toujours en bas, il y a un train à quatre heures quinze; nous allons nous promener un peu dans ce grand Paris, et nous vous reconduirons au chemin de fer.
Lisbeth soupira, mais ne fit pas d'objection. Je donnai l'ordre d'envoyer ma voiture à la gare pour quatre heures, et je montai dans l'omnibus avec Lisbeth et Suzanne. Celle-ci piétinait de joie de se voir dans ce véhicule étrange et nouveau pour elle.
Pendant deux heures nous promenâmes Lisbeth, ébahie, au milieu de nos merveilles; Suzanne voulait à toute force la faire aller dans la voiture à chèvres aux Champs-Élysées, et mon refus causa quelques larmes. Pour consoler ma fille, je comblai Lisbeth des cadeaux les plus bizarres, tous dus à l'initiative de Suzanne: on mit successivement dans un plaid, acheté pour la circonstance, un grand bonhomme de pain d'épice, un coucou à réveil, un fourneau à faire chauffer les fers à repasser,--celui-ci était un désir de Lisbeth elle-même,--diverses boîtes de bonbons, un manteau rayé noir et blanc, et une langouste gigantesque, que Suzanne avait volée à l'étalage d'un marchand de comestibles pendant que j'achetais le coucou:
--Tiens, cousine Lisbeth, je te la donne! avait dit la jeune vagabonde en apportant son butin, presque aussi gros qu'elle, dont les antennes la dépassaient de toute leur longueur.
Le temps venu, nous déposâmes Lisbeth et ses bizarres colis dans la salle d'attente, je lui remis son ticket de chemin de fer, roulé dans un billet de cinq cents francs, qu'elle prit, je crois, pour son bulletin de bagages, et je lui promis d'aller la voir avec Suzanne.
Mon Dieu! que c'est loin, ce temps passé, et que d'années devaient s'écouler avant l'exécution de cette promesse!
Quand je montai dans ma voiture avec ma fille, celle-ci fit la moue.
--L'autre était bien plus jolie, dit-elle: il y avait des fenêtres partout!
L'autre, c'était l'omnibus.
Comme je rentrais, Pierre, qui avait recouvré ses esprits, me dit d'un air modeste en m'ouvrant la portière:
--Monsieur, à ce que je vois, ne s'est pas repenti d'avoir gardé l'omnibus.
Et cependant cette bonne Lisbeth, qui eût dû m'en vouloir mortellement, pleurait dans le train en retournant chez elle;--elle m'avait déjà pardonné. J'eus des remords, mais je les étouffai.
V
Je reçus encore une douzaine de propositions semblables; il m'en vint de tous les côtés, d'amis et d'inconnus, par la voie des journaux et par lettres anonymes. On eût dit que l'éducation de Suzanne était un point capital dans la politique européenne. Ma politique intérieure, à moi, me fit considérer ces ennuis comme hygiéniques au point de vue moral; car, dans cette lutte pour me défendre contre les intrus, j'acquis une fermeté de volonté que je n'avais pas précédemment, et qui me fut plus tard d'un grand secours.
A vrai dire, ce n'est pas seulement l'immixtion étrangère qui m'apprit à vouloir fermement, ce fut ma mignonne Suzanne, que j'adorais, et l'adoration est un déplorable système d'éducation.
Dans mon grand désir de la voir heureuse, j'avais oublié que sa mère,--qui savait l'aimer, elle,--avait dû résister quelquefois à de petits caprices, de légers moments d'humeur; moi, aveugle dans ma tendresse, j'avais tout accordé, me faisant patient et débonnaire, de peur de me voir quinteux et violent. Le résultat fut complètement opposé à mes prévisions, mais il dut remplir d'aise le coeur de ma belle-mère, car Suzanne ne mit pas dix-huit mois à devenir insupportable.
C'est alors que je voulus déployer la fermeté nouvellement acquise, dont j'étais si fier; mais Suzanne n'entendait pas de cette oreille-là. Ma première révolte,--car les rôles étaient intervertis, et c'est moi qui me révoltais contre sa tyrannie,--ma première révolte la plongea dans une profonde stupéfaction:
--Mais, papa, dit-elle, tu ne comprends pas; je veux aller me promener!
--Je comprends très-bien, mais tu es enrhumée, et tu ne sortiras pas.
--Mais, papa, puisque je veux aller me promener!
Elle me regardait de ses beaux yeux bleus, avec une fixité étonnante, et semblait vouloir faire pénétrer dans mon esprit fermé l'intelligence de ses paroles. Lorsqu'elle comprit que je résistais, elle me regarda encore, mais cette fois avec une sorte d'indignation.
--Comment, semblait-elle dire, tu ne veux pas ce que je veux? Est-ce possible?
Une fois convaincue que je ne voulais pas, elle déploya une résistance au moins comparable à la mienne; moi, qui avais eu tant de peine à me faire une volonté, j'étais ébahi de voir une petite fille de quatre ans me tenir tête. Je recourus alors aux grands moyens.
Certain jour, vers six heures, nous revenions d'une longue promenade à pied;--je multipliais ces exercices pour fortifier Suzanne qui grandissait trop vite;--elle s'était obstinée à prendre sa poupée; et, après lui avoir conseillé à plusieurs reprises de n'en rien faire, je lui avais annoncé qu'elle la porterait seule jusqu'au retour. Elle s'était soumise à cette condition avec un petit air entendu qui n'annonçait rien de bon, et je m'attendais à un orage.
En effet, comme nous passions sur le boulevard des Italiens, Suzanne me tira par la main et me dit:
--Père, je suis fatiguée, porte ma poupée.
Je regardai ma fille: ses yeux railleurs m'annonçaient que le moment de la lutte était venu. Je lui répondis tranquillement:
--Tu sais que tu dois la porter toi-même jusqu'à la maison.
Suzanne se remit en marche sans répondre. Deux minutes après, elle réitéra sa demande, et je réitérai ma réponse. Elle s'était remise à marcher en silence, et je m'applaudissais du succès de ma fermeté lorsque tout à coup mon jeune démon s'arrête, se campe fermement sur ses deux petites jambes, et d'une voix claire comme le cristal:
--Papa, dit-elle, je veux que tu me portes ma poupée.
Au son de cette voix vibrante, deux ou trois passants s'étaient retournés; j'étais fort embarrassé, et certes, si j'avais pu me tirer de là par un sacrifice d'argent, j'aurais probablement écorné sans regret ma fortune. Mais nul secours n'était possible. Je pris donc ma fille par la main et je voulus presser le pas... Elle se laissa tomber sur l'asphalte, s'assit résolument par terre, mit sa poupée devant elle et me cria, de cette même voix perçante:
--Je ne marcherai pas!
Un murmure peu flatteur s'éleva du cercle qui grossissait autour de nous; les uns prenaient parti pour moi, d'autres pour l'enfant, et je courais risque d'être invectivé par quelque gamin si la scène se prolongeait un instant de plus... J'appelai toute ma raison à moi, j'enlevai la petite fille dans mes bras, tout en ayant soin de laisser la poupée à terre, et je sautai dans une calèche qui passait.
--Votre poupée, m'sieu! cria un gamin, en lançant dans la calèche la poupée qu'il tenait par une jambe.
Suzanne, très-saisie, voulait reprendre son jouet; je le lui enlevai et je le rejetai sur le macadam, où il fut broyé à l'instant par une voiture.
--Ma fille! s'écria Suzanne qui fondit en larmes.
--Tu n'as pas voulu la porter, lui dis-je d'un ton sévère, et tu savais que je ne la porterais pas.
Suzanne détourna la tête et se mit à dévorer ses sanglots. Elle me boudait; je ne pouvais apercevoir son petit visage sillonné de larmes, mais je sentais de temps en temps le frémissement de son vêtement contre le mien. Mon coeur saignait,--jamais elle ne m'avait boudé. En voulant briser sa résistance, avais-je perdu le coeur de mon enfant?
Cependant, en dedans de moi-même, il me semblait avoir bien fait; nous rentrâmes à la maison, toujours silencieux. Je la descendis de voiture. Au lieu de m'embrasser, comme elle le faisait toujours pendant ce rapide passage dans mes bras, elle détourna son visage. Je ne dis rien.
Le dîner était servi; elle mangea peu et en silence; sa bonne vint la chercher pour la coucher; elle s'approcha, mais sans me faire aucune de ces caresses qui prolongeaient toujours d'un quart d'heure au moins son séjour auprès de moi. Je la baisai au front; elle se laissa faire et partit, toujours muette.
Resté seul, je me sentis très-malheureux. Si cette petite pouvait concevoir et conserver un tel ressentiment, j'avais tout à craindre de l'avenir. N'étais-je pas coupable, moi aussi, d'avoir trop exigé d'un seul coup? N'aurais-je pas dû procéder par degrés, au lieu d'offrir une résistance invincible? En cette circonstance, ma chère femme ne serait-elle pas mécontente de moi?
J'interrogeais son souvenir à toutes mes heures de détresse; je me dirigeai vers la chambre bleue, chambre toujours sacrée, où le lit de Suzanne était près du mien, et je m'appuyai sur l'oreiller, à la place où Marie avait rendu le dernier soupir.
--Que dis-tu? murmurai-je tout bas, que penses-tu de moi? Ai-je bien fait, ai-je mal fait? Que faut-il faire pour qu'elle soit heureuse?
Une larme que je ne pouvais plus retenir roula sur l'oreiller, et je m'assis sur le lit, bien las, bien triste.
Un sanglot étouffé sortit du berceau de Suzanne. Je me penchai sur elle, ses grands yeux brillants de larmes me regardaient dans l'ombre des rideaux bleus; elle retint encore un sanglot, mais garda le silence.
--Qu'as-tu, ma petite fille? lui dis-je profondément ému. Tu ne dors pas?
--Suzanne ne peut pas dormir, répondit-elle, parce qu'elle a fait de la peine à papa. Suzanne a été méchante, oh! si méchante!
Elle tourna son petit visage sur l'oreiller qu'elle étreignit dans ses deux bras, et son pauvre coeur se fendit en lourds sanglots. Je l'enlevai du lit dans sa longue robe de nuit, elle avait l'air d'un ange. Elle se pencha sur mon épaule et pleura, mais avec moins d'amertume..
--Est-tu fâchée d'avoir fait de la peine à ton père? lui dis-je.
Je brûlais de l'embrasser, mais je n'osais encore, craignant, parmi pardon trop vite accordé, de perdre le fruit de son repentir.
--Oh! oui, répondit-elle, bien fâchée! Depuis que je t'ai fait de la peine, je n'ose plus t'embrasser.
Je la serrai dans mes bras pour tout de bon cette fois, et je l'emportai sur le lit, à la place où sa mère était morte.
--Demande pardon à papa et à maman qui est au ciel, et à qui tu as aussi fait de la peine.
L'enfant joignit nos deux noms dans son humble prière, et je sentis que ma femme était auprès de moi.
VI
Grâce à l'heureux mélange d'une douceur indulgente et d'une sévérité motivée, je réussis à débarrasser Suzanne de ses velléités de domination; une année assez tourmentée fut suivie d'une autre plus facile, et nous entrâmes enfin dans une période d'apaisement qui fut pour nous le paradis. J'initiai ma fille aux mystères de la lecture et de l'écriture; cette partie de ma tâche fut douce et facile, car elle était désireuse de savoir; si j'eusse voulu la croire, nous aurions passé tout le jour, elle à questionner, moi à répondre. Mais des principes d'hygiène bien arrêtés continuèrent à nous entraîner régulièrement partout où l'on trouve l'air pur et le soleil, surtout au bois de Boulogne,--à l'heure où cette superbe promenade n'appartient pas encore à la poussière et à la cohue. C'était à deux heures de l'après-midi que nous allions nous ébattre sur le gazon.
J'étais enfant avec Suzanne, si bien qu'elle ne désirait pas d'autre société que la mienne. Elle regardait d'un air dédaigneux les enfants qui se promenaient en groupe, et me serrait la main en passant auprès d'eux comme pour m'exprimer sa joie d'être à mon côté.
--N'as-tu pas envie d'aller jouer avec les petites filles? lui demandais-je parfois.
Elle secouait négativement la tête et répondait:
--J'aime mieux rester avec papa.
Un jour, cependant, elle fut vivement tentée. Nous étions assis au soleil, dans une allée; un pensionnat de petites filles, très-correct, je dois le dire: robes noires, ceintures bleues, petit toquet de velours orné d'un pompon bleu, s'arrêta en face de nous, et les enfants commencèrent une de ces rondes où les couples défilent à la queue leu leu sous les bras élevés de leurs compagnes. La chaîne gracieuse se défaisait et se reformait régulièrement: Suzanne, blottie contre moi, regardait de tous ses yeux, et de temps en temps murmurait:
--C'est bien joli!
Une sous-maîtresse, qui nous regardait depuis un instant, dit deux mots à l'une des grandes, et celle-ci, prenant une des plus petites par la main, s'approcha de notre banc.
Elle me fit une révérence,--je dis me, car la révérence était pour moi; et le sourire qui l'accompagnait revenait à ma fille.
--Mademoiselle, dit-elle avec la politesse consommée d'une femme du meilleur monde, voulez-vous nous faire le plaisir de jouer avec nous?
La ronde continuait, avec le chant mesuré des fillettes; Suzanne jeta un regard de côté sur la chaîne vivante, et se tourna vers moi, indécise.
--Si cela te fait plaisir, lui dis-je, tout en ôtant mon chapeau à la jeune pensionnaire, si parfaitement élevée.
--Je veux bien, dit Suzanne en hésitant encore.
Elle descendit du banc, prit la main de la jeune fille et s'avança vers le groupe. Le chant et la danse s'arrêtèrent à sa venue, et tous les yeux curieux d'une trentaine d'enfants se fixèrent sur elle. Ma petite sauvage rougit, perdit contenance, retira vivement sa main, courut à moi, me prit par le bras et me dit: «Allons-nous-en», le tout en moins de trente secondes.
Je saluai en souriant le pensionnat scandalisé, je fis un signe à Pierre, qui nous attendait au bout de l'avenue, et nous montâmes en voiture.
--Pourquoi, dis-je à Suzanne, toujours muette à mon côté et plus grave que de coutume, pourquoi n'as-tu pas voulu jouer avec les petites filles?
Elle réfléchit, mais ne put trouver la solution d'un problème véritablement au-dessus de son âge.
--J'aime mieux rester avec papa, dit-elle.
Il n'y eut pas moyen de la faire sortir de là. Le soir même, je racontai cette petite scène à ma belle-mère. Celle-ci, en apparence, ne m'avait jamais gardé rancune ni de ma résistance à ses désirs, ni de l'impertinence par laquelle elle avait clos jadis certaine conversation; une fois par semaine environ, elle venait voir Suzanne, et dînait avec nous. Comme l'enfant avait gardé l'habitude de s'endormir aussitôt après le repas, nous restions d'ordinaire en tête-à-tête, et j'avoue que parfois la soirée me semblait longue. Aussi, je mettais en réserve pour ce jour tout ce que je pouvais récolter d'aventures, d'anecdotes et de traits d'esprit; mais ce soir-là je me trouvais à court.
--Cette sauvagerie, me dit sérieusement madame Gauthier, qui m'avait écouté sans sourciller, est un grand défaut chez un enfant, et surtout chez une fille. Il faudrait absolument en corriger Suzanne.
Je ne trouvais pas cette sauvagerie aussi malséante que voulait bien le dire madame Gauthier, et je hasardai avec douceur:
--Sa mère était un peu sauvage aussi, et cependant...
--Ma fille était un ange, mais cette malheureuse timidité lui a fait beaucoup de tort, reprit dogmatiquement madame Gauthier.
Le silence est l'arme des faibles, et je n'étais jamais le plus fort avec ma belle-mère; aussi je me gardai bien de rien dire.
--Puisque vous avez amené vous-même ce sujet de conversation, mon gendre, poursuivit madame Gauthier, je vous dirai qu'à mon avis, il est grand temps de mettre Suzanne en pension.
--En pension! m'écriai-je en bondissant sur ma chaise.
--Eh! oui, en pension! On n'en meurt pas! Sa mère a été élevée en pension! Qu'avez-vous à me regarder de la sorte? Vous étiez-vous imaginé de faire à vous seul l'éducation de ma petite-fille?
A tant d'interrogations diverses, je reconnus que madame Gauthier avait préparé ses batteries de longue main. C'était d'ailleurs son système, et un autre se fût tenu sur ses gardes, mais je ne sais comment il se faisait toujours que je me laissais prendre au dépourvu.
Mon silence lui parut de la confusion, et elle continua, triomphante:
--J'ai parlé à une maîtresse de pension excellente, qui dirige à Passy une maison de premier ordre; c'est tout à fait le Sacré-Coeur, en plus petit; ce sont probablement ses élèves que vous avez vues aujourd'hui, et auxquelles Suzanne a fait cette impolitesse... Dans six mois, vous verrez comme elle sera changée!
--Je serai bien fâché de la voir changée, m'écriai-je hors de moi. Voir Suzanne pareille à ces petites femmes parfaites... j'en serais au désespoir, et puis grand merci pour votre succursale du Sacré-Coeur. C'était un coup monté alors, cette rencontre?
--Voyons, dit madame Gauthier, qui perdit beaucoup de sa hauteur, vous n'avez pas besoin d'employer les grands mots pour une chose aussi simple: et puis qu'est-ce que vous avez contre le Sacré-Coeur?
--Ce que j'ai?... Je me radoucis soudain en pensant que j'avais trop à dire pour l'épancher en une heure, et que par conséquent mieux valait le garder pour moi.--Je n'ai rien du tout, ma chère mère, repris-je avec aménité, et surtout je n'ai pas l'intention de mettre Suzanne en pension.
--Mais moi, mon gendre, mon intention à moi n'est pas que ma petite-fille...
--Et moi, ma chère mère, mon intention à moi est d'élever seul ma fille.
J'appuyai si bien sur ces deux mots qu'elle se leva pour battre en retraite.
--Fort bien, mon gendre, fort bien. Voici la seconde fois que vous me rappelez que vous êtes le maître chez vous. C'est fort bien!
J'avais bonne envie de lui faire observer que ce n'était pas ma faute, mais je me contins. Elle s'en alla, très-digne, mais furieuse, et son enragé besoin de domination lui dicta, dans le silence des nuits sans doute, un plan machiavélique dont l'exécution ne se fit pas attendre.
VII
Je m'étais préparé à subir dés bouderies sans fin, je fus agréablement surpris de voir madame Gauthier aller et venir chez nous, comme si de rien n'était, se montrer tendre avec ma fille et gracieuse avec moi. Je commençais à me reprocher de l'avoir mal jugée, lorsqu'elle nous invita à dîner.
Cette invitation était tellement en dehors de ses habitudes que j'en conçus un étonnement mêlé de quelque terreur. La saine raison me démontra cependant qu'elle ne pouvait pas avoir l'intention de nous empoisonner à sa table, et je conduisis Suzanne à ce dîner chez sa grand'mère.
Il ne se passa rien d'insolite; je trouvai là deux ou trois vétérans, anciens amis du colonel Gauthier, qui firent l'accueil le plus favorable à sa petite-fille; une vieille dame qui avait perdu plusieurs enfants, plus une vieille demoiselle.--Si cette société n'avait rien de particulièrement attrayant, elle n'avait non plus rien de redoutable.
--Voyez-vous, mon gendre, me dit ma belle-mère en causant au coin du feu, après le dîner, qui, je dois le dire, était excellent, je suis résolue à recevoir toutes les semaines deux ou trois amis, afin de me distraire. Je suis bien seule à présent...
L'idée que ma belle-mère désirait se remarier me traversa le cerveau, et je fus pris d'une terreur, calmée instantanément par la réflexion que, dans tous les cas, elle ne pouvait pas vouloir m'épouser.
--Quel est l'infortuné?... pensai-je en promenant mon regard sur les vétérans. Mais ma belle-mère était plus habile que je n'étais capable de le supposer, et elle me le fit bien voir.
Deux ou trois jeudis s'écoulèrent sans rien amener de particulier; mais un soir, quoique j'eusse l'habitude d'arriver le premier, je trouvai au salon une jeune femme vêtue de couleur très-foncée, presque noire, et qui à notre entrée s'écria:
--Oh! quelle beauté mignonne!
Elle fit deux pas vers Suzanne, qui la toisait de toute sa hauteur, puis parut m'apercevoir pour la première fois, rougit, se troubla, balbutia quelques paroles d'excuse et recula vers le coin du feu.
Ce mouvement de recul, si difficile toujours, fut accompli avec une grâce achevée; le corps souple et bien modelé s'affaissa dans un fauteuil sans que les plis de la longue traîne eussent souffert le moindre dérangement, et je ne pus m'empêcher d'admirer cette savante manoeuvre.
Ma belle-mère entra presque aussitôt, et, avec les plus aimables excuses pour son absence intempestive, elle me présenta à mademoiselle de Haags, fille d'une de ses plus anciennes amies, et récemment arrivée en France.
--Mademoiselle de Haags, ajouta ma belle-mère d'un accent triomphant, est originaire d'une très-vieille famille catholique de Belgique, et je regrette, mon gendre, de devoir vous dire qu'elle a été élevée au Sacré-Coeur de Louvain.
Je murmurai quelques paroles de politesse, tout en maudissant intérieurement ma belle-mère et sa tirade.
--Oh! monsieur, me dit la charmante étrangère de la voix la plus mélodieuse, en déployant un sourire adorable, des dents de perle et des regards à faire damner saint Antoine, est-il possible que vous ayez des préjugés contre nous?
--Convertissez-le, ma belle, dit ma belle-mère, je vous l'abandonne.
A dîner, le couvert de mademoiselle de Haags se trouva placé, non près du mien,--ma belle-mère, je l'ai dit, était très-forte,--mais près de celui de Suzanne, qui ne me quittait pas plus là qu'ailleurs. Je n'obtins ni regards ni conversation: la jolie voisine de ma fille était absorbée par les «grâces enfantines» de cette «adorable petite créature», et l'adorable petite créature, qui n'était pas fillette pour rien, se mit à jouer de sa nouvelle amie comme on joue du piano:--«Donnez-moi votre éventail... Prêtez-moi votre montre... Rattachez ma serviette... J'ai laissé tomber ma fourchette...»--Tout l'arsenal des importunités enfantines y passait. Si j'avais été chez moi, j'aurais mis Suzanne en pénitence, mais chez moi elle n'eût pas rencontré mademoiselle de Haags...
Après le dîner on fit de la musique; la jeune Belge avait une belle voix de contralto, vibrante et passionnée, mais un peu théâtrale.
--Je ne chante que de la musique sacrée, me dit-elle en s'excusant d'un sourire.
Je le veux bien, mais elle la chantait comme un opéra.
Depuis la mort de sa mère, Suzanne n'avait jamais entendu chanter. La musique produisit sur elle un effet extraordinaire.
--Chantez encore, dit-elle à mademoiselle de Haags, quand celle-ci revint vers nous, au milieu de félicitations unanimes.
D'une voix singulièrement assouplie, la cantatrice murmura, plutôt qu'elle ne chanta, la Berceuse, de Schubert, simple phrase mélodique assoupissante et presque voluptueuse. L'effet fut complet sur l'assistance, qui se pâma d'admiration, mais Suzanne avait l'esprit pratique.
--Ce n'est pas bien ça, dit-elle tout haut sans se gêner: c'est ennuyeux. J'aime mieux quand vous chantez fort, et quand vous tournez les yeux en haut.
Mademoiselle de Haags jeta à ma fille un regard presque haineux, puis se précipita sur elle et la couvrit de caresses.
J'étudiais cette petite scène d'un air distrait en apparence, mais en réalité fort investigateur. J'appelai Suzanne, je lui dictai un remercîment pour la belle chanteuse, et je l'emmenai. On voulait me faire promettre de revenir quand elle dormirait, mais je tins bon.
Lorsque ma belle-mère vint dîner chez nous, j'affectai de ne me souvenir de rien de ce qui s'était passé: elle ne put y tenir, et me parla elle-même de sa jeune amie. J'appris ainsi qu'elle possédait une certaine fortune, de nombreux talents, une belle âme susceptible de tous les dévouements, et une aptitude particulière pour ramener au bien les brebis égarées.
--C'est une fille d'esprit, conclut ma belle-mère. Dans sa position, elle n'a qu'à choisir parmi une foule de partis brillants, mais elle s'attache surtout aux qualités solides. Bien que fervente catholique, elle épousera, je le crois du moins, un incrédule aussi bien qu'un homme de sa foi.
--Pour le convertir? dis-je sans sourire.
--Pour le ramener, corrigea ma belle-mère. J'étais fixé.
Quelques jeudis s'écoulèrent: mademoiselle de Haags se trouvait toujours là, comblant Suzanne de caresses et de bonbons... elle était trop habile pour donner des joujoux, car c'eût été s'exposer à se faire rendre quelque présent de prix. Elle ne me parlait presque pas, mais semblait pénétrée de ma présence. C'était une sorte d'extase muette, dont j'étais la victime, mais non la dupe. Heureusement les spectateurs de ce drame intime n'avaient pas les facultés nécessaires pour en constater la marche.
Quand ma belle-mère jugea que la poire était mûre, elle vint chez moi pour secouer le poirier.
--Depuis quelque temps, mon gendre, me dit-elle, je me reproche de ne pas vous avoir parlé à coeur ouvert... Il y a des mères qui ont des préjugés; mais moi, voyez-vous, j'envisage la vie sous un point de vue plus élevé...
Je me gardai bien de l'interrompre, et elle continua sans paraître embarrassée:
--Vous êtes jeune, mon gendre, vous avez à peine trente-cinq ans... L'idée pourrait vous venir de vous remarier...
Je me taisais, mais une sorte d'indignation qui ne présageait rien de bon me montait à la gorge.
--Vous avez témoigné, continua-t-elle, le désir de vous occuper spécialement de l'éducation de Suzanne, mais c'est là, je pense, une de ces résolutions qui ne tiennent pas devant les nécessités de la vie sociale. Le jour où vous voudriez vous remarier, je vous en prie, mon cher ami, pas de fausse honte! Je me chargerai de ma petite-fille, qui recevrait, soyez-en persuadé, une éducation au moins aussi bonne que celle que vous pourriez lui donner, et, de la sorte, votre jeune femme...
--Je vous remercie infiniment, madame, dis-je froidement, car j'étais encore maître de moi-même; mais si vous avez oublié que votre fille fut ma femme et la mère de Suzanne, je m'en souviens, moi, et ce n'est pas mademoiselle de Haags qui la remplacera ici!
--Vous pourriez plus mal tomber, riposta ma belle-mère, qui ne perdait jamais contenance.
--Peut-être, répondis-je, mais pas beaucoup plus mal.
Madame Gauthier me lança un regard flamboyant; puis sa colère s'affaissa, et elle se mit à pleurer. Devant ses larmes, que je crus sincères, je n'eus pas le courage de lui dire tout ce que m'inspirait son beau plan de campagne:
--Voyons, lui dis-je, vous, une femme d'esprit, comment avez-vous pu?...
--C'est pour Suzanne, répondit-elle tout en pleurs. Vous l'élevez déplorablement, elle n'a ni tenue, ni manières, et par-dessus le marché vous allez lui donner une éducation libérale... Cette dernière phrase me parut obscure, et j'en demandai l'éclaircissement.
--Vous ne lui ferez pas faire sa première communion, continua madame Gauthier, noyée dans un véritable déluge de pleurs, et vous serez cause de la perdition de son âme.
--Suzanne fera sa première communion, dis-je gravement, je vous en donne ma parole d'honneur.
--Vrai? s'écria ma belle-mère en tournant vers moi son visage à demi consolé.
--Positivement; j'aime trop ma fille pour l'exposer à rencontrer dans la vie des obstacles que j'aurais pu lui éviter.
Je ne crois pas que madame Gauthier m'eût compris, mais elle me remercia avec tant d'effusion que je crus qu'elle allait m'embrasser.
--Et mademoiselle de Haags, qu'allez-vous en faire? lui dis-je pour l'apaiser.
--Ma foi, je n'en sais rien... Elle a assez d'esprit pour se tirer d'affaire. C'est égal, mon gendre, c'est une jolie fille et une femme supérieure.
--Oui, d'accord, fis-je en souriant, mais à présent, chère mère, puisqu'il est entendu que Suzanne fera sa première communion, avouez que vous vouliez me donner en pâture au loup, afin de reconquérir votre petite-fille.
Madame Gauthier murmura quelques paroles fort vagues, que j'acceptai comme une explication. Je ne revis plus mademoiselle de Haags et, bien mieux, je ne sus que très-longtemps après ce qu'elle était devenue.
VIII
Pour me remettre de cette chaude alerte, je m'enfuis à la campagne avec Suzanne. A vrai dire, c'est là que nous étions le plus heureux; nous y passions deux mois tous les ans, et ces deux mois valaient mieux à eux seuls que le reste de l'année. Ce qui m'avait empêché d'y rester plus longtemps, jusque-là, c'était la nécessité de m'occuper de la société par actions dont j'étais le gérant. Je fis alors une réflexion salutaire:
--J'ai soixante-cinq mille francs de rente, me dis-je; à quoi bon, pour toucher un traitement qui ne fait qu'ajouter un peu de luxe autour de nous, rester attaché à une chaîne? Coupons la chaîne, arrière le boulet! Suzanne sera toujours assez riche avec mes soixante-cinq mille francs de revenu!
Je donnai ma démission, et jusqu'à ce jour je bénis la bonne pensée qui m'inspira cette démarche.
Nous étions donc à la campagne, libres comme les oiseaux de notre parc, et presque aussi joyeux. Certes, ma vie était triste; à tout moment, malgré les années qui s'écoulaient, je me prenais à chercher ma femme auprès de moi; mais, dans mon chagrin, j'éprouvais une sorte d'apaisement, qui bien certainement venait d'elle. Je sentais que vivante, elle eût fait ce que je faisais, et je me répétais chaque soir: Je tiens ma promesse, et Suzanne est heureuse.
Oui, parfaitement heureuse. Elle apprenait tout sans effort, sa mémoire docile la servait à souhait, son intelligence la rendait apte h tout concevoir, je ne rencontrais qu'une difficulté: l'empêcher d'apprendre trop et trop vite, afin de ne pas fatiguer ce jeune cerveau. Mais là encore elle était docile, et quand je disais: C'est assez! elle reposait parfois le livre sur la table avec regret, mais elle insistait bien rarement.
L'été fut magnifique. Nous en passâmes une partie en costume de jardiniers, à remuer des plates-bandes sous un vieux couvert de tilleuls. J'avais inventé cela pour la distraire de l'étude, et jamais nouveau propriétaire n'apporta plus d'ardeur à la création d'un jardin. Nos jardiniers --les vrais--regardaient avec stupéfaction la mignonne Suzanne bêcher et ratisser avec une ardeur infatigable; elle transplantait les bégonias, greffait les rosiers et marcottait les oeillets, comme si elle eût été spécialement créée pour cette besogne.
Il fallut lui donner une ligne de pêche pour la garantir d'une courbature; nous passâmes alors de longues heures au bord de notre ruisseau d'eau vive, à l'abri des vieux saules pleins de chenilles qui devenaient des papillons. Mais à nous deux, nous ne prîmes jamais qu'un goujon, goujon unique et par cela même précieux, que Suzanne voulait à toute force faire empailler. Après quelques minutes de réflexion, elle le rejeta à la rivière. Je ne sais s'il alla raconter sa mésaventure au fond des eaux, toujours est-il que nous n'en revîmes pas d'autres.
L'automne vint avec ses joies bruyantes: la vendange, les cuvées, le teillage du lin.--Suzanne allait partout, un panier ou un râteau sur l'épaule,--toujours armée de l'instrument employé ce jour-là, et qu'elle se procurait je ne sais comment. Je soupçonne cependant Pierre d'avoir été son complice. Il apportait dans les remises des paquets mystérieux qui devaient contenir les outils en question. D'ailleurs, Pierre n'avait jamais su rien lui refuser, si bien qu'un beau jour je les trouvai, dans le pressoir vide, perchés sur une échelle; de ce poste élevé, Pierre démontrait à ma fille le système ingénieux qui change le raisin en vin.
A ma voix, ils sortirent de là tous deux absolument revêtus de toiles d'araignée, avec les araignées dedans. C'est la vieille bonne qui n'était pas contente! J'engageai Pierre à faire désormais ses démonstrations de moins près.
A l'entrée de l'hiver, j'eus envie de rester à la campagne; je n'osais, craignant de rendre Suzanne encore plus sauvage, et cependant nous étions si bien là, tout seuls!
Ma belle-mère m'écrivit que, si nous tardions encore, elle viendrait s'installer chez nous jusqu'à notre retour. Je n'hésitai plus, et j'ordonnai de faire nos malles.
Avant de partir, Suzanne voulut faire le tour de son domaine, pour dire adieu à tous ses biens; nous nous mîmes en route un beau matin. La gelée blanche s'était fondue aux premiers rayons du soleil; mais, bien chaussés de chaudes galoches en bois, nous ne craignions pas la rosée. Suzanne me tenait par la main, suivant son invariable coutume, et poussait à la fois des cris de joie et des soupirs de regret à chaque lieu de prédilection, à chaque endroit qui lui rappelait un souvenir.
--Oh! papa! s'écria-t-elle quand nous arrivâmes au bord du ruisseau, te rappelles-tu? c'est ici que nous avons pêché ce fameux goujon! Pauvre petit, comme il était content de se retrouver dans l'eau! Nous reviendrons l'année prochaine, dis?
--Certes! fis-je en lui serrant la main. J'aimais autant qu'elle ces lieux où elle avait été si heureuse.
--Voilà le moulin, dit-elle plus loin, en embrassant la vallée du regard, et le chemin où il pousse des fraises, et l'avenue d'ormes, et là route de la ville, et la vieille fontaine, et tout, tout!
Elle jeta un baiser à ce doux paysage et se tut, soudain sérieuse.
--Regrettes-tu de t'en aller? lui dis-je, prêt à braver ma belle-mère si Suzanne voulait rester.
--Oh! non! dit-elle joyeusement, puisque tu es toujours avec moi. Avec papa, je suis heureuse partout.
Heureuse, chère petite âme! Moi aussi, j'étais heureux partout avec elle.
IX
A Paris, nous retrouvâmes nos habitudes, y compris les dîners du jeudi, qui étaient devenus pour ma belle-mère un puissant dérivatif à ses ennuis; mais je dois à la vérité de reconnaître que je n'y rencontrai plus rien qui de près ou de loin ressemblât à mademoiselle de Haags.
Ma belle-mère essaya encore de me battre en brèche au sujet de l'éducation de Suzanne, et, sur un point, elle obtint gain de cause.
--Cette petite ne sera jamais de force à tenir sa place dans un salon, si vous ne lui laissez pas voir un peu les autres! Puisque vous ne voulez pas la mettre en pension, laissez-moi au moins la conduire à un cours de n'importe quoi, me dit un jour madame Gauthier.
--Vous avez mille fois raison, chère mère, répondis-je aussitôt. Dès demain, je conduirai Suzanne à un cours d'histoire.
--Vous-même?
--Sans doute. Qu'y a-t-il là d'extraordinaire?
--Vous ferez une drôle de figure au milieu des ouvrages d'aiguille de ces dames, je vous en préviens, mon gendre. Enfin, c'est vous qui l'aurez voulu. Pourquoi ne voulez-vous pas me confier Suzanne? Avez-vous peur que je ne l'induise en tentation?
--Précisément, chère mère, en tentation de ces charmantes mondanités sans lesquelles nous sommes si heureux.
Madame Gauthier haussa les épaules et me tourna le dos. Je crois même qu'entre ses dents elle m'appela Iroquois. Mais j'étais sourd à de telles appréciations.
Suzanne ne témoigna pas un empressement bien vif à l'idée d'aller au cours; à son hésitation, je dirais presque sa répugnance, je compris que ma belle-mère avait eu raison, et qu'il était temps de façonner cette jeune intelligence au monde qui devait être son milieu.
Je n'oublierai jamais l'impression étrange de frayeur et de gêne que j'éprouvai pour elle et comme elle, en la voyant traverser la salle des cours pour gagner son rang. Elle avait huit ans et paraissait grande pour son âge, grâce à la finesse de ses attachés et à l'élégance de sa taille. Toute vêtue de blanc,--elle et moi nous affectionnions cette couleur,--elle avait l'air d'un flocon de laine tombé de quelque toison. Je restai au fond de la salle, tremblant, oui, tremblant, je l'avoue, de la peur qu'elle ne fit quelque gaucherie, qu'elle ne parût ridicule; à l'idée de la voir traverser ces rangées de chaises, il me semblait prendre mes propres jambes dans un dédale de pieds et de barreaux. Bah! Suzanne semblait née dans une salle de cours. Toute rouge de confusion, mais parfaitement sûre d'elle-même, à peine assise, elle se retourna et m'envoya le plus joli sourire qui eût jamais épanoui son petit museau.
--Il y a un Dieu pour les petites filles, pensai-je, et certes ce n'est pas le même que pour les petits gardons,--car un garçon se fût jeté par terre vingt fois avant d'arriver, et, une fois assis, n'eût plus songé qu'à dévorer sa honte! Une ou deux voix féminines me tirèrent de cette méditation:
--C'est votre fille, monsieur?--Quelle jolie enfant!--Quel âge a-t-elle?
La grâce de Suzanne avait brisé la glace, et toutes les mères voulaient la connaître. Je crois que la vue de Pierre, en livrée dans l'antichambre, et le piétinement de nos chevaux dans la cour, entraient pour quelque peu dans cette sympathie... mais chut! il ne faut pas médire, --surtout des femmes du monde! Si elles allaient me rendre la pareille!
Suzanne s'accoutuma peu à peu à l'épreuve de l'examen public; les premières fois qu'elle eut à répondre, elle cherchait ses réponses sur mon visage, et l'encouragement de mes regards lui donnait la force de vaincre sa timidité. Mais ceci fut pris en mauvaise part. Quelques dames soupçonneuses s'imaginèrent que je lui soufflais les réponses, je m'en aperçus à la froideur qu'on me témoigna les jours suivants; grâce à mon sexe, j'avais eu assez de peine à me faire tolérer pourtant!--j'étais le loup dans la bergerie,-- et voilà que ce loup soufflait sa fille, comme un vulgaire camarade d'école! J'aurais volontiers protesté de mon innocence, mais à quoi bon? J'expliquai de mon mieux à Suzanne la nécessité de ne pas me regarder pendant les leçons, et je l'informai, pour plus de sûreté, que dorénavant je resterais en arrière à une place où ma complète honnêteté ne pourrait pas être soupçonnée.
--Mais, papa, me dit Suzanne, qui m'écoutait avec beaucoup d'attention, ce serait très-mal si tu me soufflais?
--Certainement, mon enfant.
--Alors, pourquoi ces dames pensent-elles que tu fais une chose très-mal?
--Parce que...
Ma sagesse se trouvait ici prise en défaut. Fallait-il expliquer à Suzanne que ces dames soufflaient probablement leurs filles en semblable circonstance, ou bien fallait-il me rejeter sur la faiblesse humaine en général? J'essayai de faire un peu de philosophie très-vague, mais l'esprit net et réfléchi de ma fille ne s'accommodait point de mes périphrases. Elle devint soucieuse et finit par me dire:
--Tout ce que je comprends, c'est que tu ne fais rien de mal, moi non plus, et qu'on nous accuse injustement. C'est très-vilain, et ces dames sont méchantes.
Ah! petite logique implacable de l'enfance! Madame Gauthier avait bien raison de le dire: il était grand temps d'accoutumer Suzanne au monde, car plus tard elle l'eût tout bonnement pris en haine.
Elle eut beaucoup de peine à surmonter ce premier plongeon dans les épines de la société, et sa petite conscience d'enfant honnête en saigna longtemps. Elle éprouvait une certaine méfiance envers les personnes étrangères qui la caressaient, se souvenant toujours que des étrangères, tout aussi aimables, nous avaient accusés, elle et moi, de ce que, dans son honnête petite âme, elle n'était pas loin de considérer comme une infamie. Cependant, elle finit par s'accoutumer à ces formes polies, qui cachent tant de choses, et je fus souvent étonné de l'indifférence gracieuse avec laquelle elle accueillait les éloges.
--Pourquoi as-tu l'air si peu contente d'être complimentée? lui dis-je un jour qu'elle avait remporté un véritable succès. Est-ce que cela ne te fait pas plaisir?
--Ce qui me fait plaisir, dit-elle de l'air d'une petite Minerve enjuponnée, c'est que j'aie bien répondu, et que tu en sois content; mais pour les compliments, je m'en moque!
Si ma belle-mère l'avait entendue, quelle semonce pour moi! Car, lorsque Suzanne commettait quelque bévue, c'est moi qui étais grondé.
--Comment, mademoiselle Suzon, vous vous en moquez? Quelle expression vulgaire!
Nous étions dans la voiture, et il faisait nuit.
--Oui, je m'en moque, répéta-t-elle en sautant sur mes genoux pour m'embrasser. Je me soucie de tout ce monde comme d'un pruneau (elle n'aimait pas les pruneaux)--parce qu'ils mentent tous les uns plus que les autres.
J'étais confondu! Où avait-elle été pêcher cela? Je le lui demandai, et, parmi une pluie de baisers, je recueillis des maximes dans le genre de celles-ci:
--Ce sont tous des menteurs,--les dames surtout, et les petites filles aussi, elles n'aiment que les beaux habits,--et ça leur est bien égal de ne pas savoir leur leçon,--pourvu qu'on ne la leur demande pas! Et voilà!
Elle rebondit à sa place et s'enfonça carrément dans son coin, le nez en l'air, avec l'expression d'un sage qui rêve.
J'étais confondu. Il m'avait fallu arriver à trente ans pour pénétrer ces vérités fondamentales, bases de notre société, et Suzanne à huit ans n'avait plus d'illusions! Il est vrai que jusqu'alors je n'avais jamais assisté à un cours pour les demoiselles.
En voyant combien cette philosophie était claire et facile, et surtout avec quelle désinvolture Suzanne se l'appropriait, je bénis de plus en plus la pensée de ma belle-mère. En effet, il est bon de s'accoutumer à ce monde dans lequel nous sommes appelés à vivre, mais c'est un peu comme on s'habitue à l'hydrothérapie, non sans claquer des dents, et grommeler à part soi ou tout haut.
X
Trois années s'écoulèrent à peu près de la même façon; j'avais varié les cours; Suzanne s'y était faite de tout point, et à l'heure dite, elle venait me prendre dans mon cabinet. La voiture, attelée par ses ordres, nous attendait en bas, les cahiers et les livres étaient prêts dans un portefeuille de ministre, gros comme elle, qu'elle passait sous son bras avec l'aisance d'un vieux diplomate. J'étais émerveillé de toute cette prévoyance, mais je me gardais bien de le témoigner, car Suzanne avait cela de commun avec les autres enfants que les éloges la rendaient gauche et sotte. Je me contentai donc de lui laisser faire tout ce qu'elle voulait,--et je n'eus qu'à m'en applaudir.
Je la voyais passer et repasser dans la maison, avec sa grâce mutine, chantonnant quelque chanson sans paroles qu'elle se composait pour elle-même, et qui me charmait; elle jouait du piano, pas très-bien, car les difficultés du mécanisme l'ennuyaient, mais elle voulait en jouer quand même, afin de s'accompagner elle-même, quand elle pourrait chanter pour tout de bon. Suzanne était de la race des oiseaux, elle en avait l'activité silencieuse et la voix limpide; nous vivions toujours ensemble, jamais lassés l'un de l'autre, et véritablement heureux.
Madame Gauthier, qui n'oubliait rien, me retint un jeudi soir, au moment où je prenais mon chapeau.
--Et cette première communion, me dit-elle, quand la ferons-nous?
--Quand vous voudrez, répondis-je; tout de suite, si vous voulez.
--Comme vous y allez, mon gendre! On voit bien que vous n'êtes qu'un impur mécréant. Il nous faut, avant tout, deux ans de catéchisme.
Dans mon effroi, je déposai mon chapeau.
--Deux ans! Seigneur mon Dieu! Et où les prendrons-nous?
--Comment où? Cette année et l'année prochaine, ne vous déplaise!
--Oh non! pour cela non! Voyons, ma chère mère,--c'est à vous que je pourrais reprocher de plaisanter avec un sujet si sérieux. Comment s'y prend-on pour éviter deux ans de catéchisme? Car vous savez très-bien que j'irai aussi.
--Cela vous fera grand bien, païen que vous êtes.
--Non, cela me ferait beaucoup de mal, car je mourrais avant la fin; il est vrai que probablement, étant en état de grâce, j'irais tout droit en paradis, mais ce serait pour moi une triste consolation. Comment fait-on pour réduire ces deux années à leur plus simple expression?
Madame Gauthier me jeta un regard investigateur, puis, revenant à l'examen de ses manchettes:
--On va trouver l'archevêque.
--Ah! et puis?
--Et puis, on lui demande une dispense.
--Fort bien, et puis?
--On l'obtient.
--Parfait. Qu'est-ce que cela coûte?
--Cela ne coûte rien du tout, dit ma belle-mère en me regardant d'un air de défi.
Je m'inclinai avec respect.
--Alors, fis-je observer, pourquoi tout le monde ne demande-t-il pas des dispenses?
--Tout le monde n'est pas aussi mauvais chrétien que vous! grommela madame Gauthier.
Je m'inclinai derechef, mais pour la remercier.
--Mais encore, cette grande perte de temps, si onéreuse pour les parents pauvres...
--Pour les parents pauvres on peut n'exiger qu'un an.
--Ah! Et les parents riches peuvent avoir une dispense? De combien?
Ma belle-mère me tourna le dos. C'était son argument quand elle n'avait pas envie de répondre.
--Et que faut-il, ma chère mère, pour obtenir cette dispense? repris-je avec une douceur angélique.
--Il faut que l'enfant sache son petit catéchisme, et elle pourra faire sa première communion dans six mois.
--Eh bien, ma chère mère, je vous charge d'apprendre à Suzanne son catéchisme dans le plus bref délai, et, quand elle le saura, de demander la dispense. Vous ne direz plus, au moins, que je refuse de vous confier ma fille.
Madame Gauthier me jeta un regard composé de deux parties de reconnaissance et huit de reproche, mais le mélange était fort bien fait.
--Et, s'il n'y a pas d'indiscrétion, chère mère, quel motif alléguerez-vous pour votre demande de dispense?
--Je dirai, proféra ma belle-mère d'un air bourru, que si l'enfant n'a pas en elle et promptement les germes d'une religion solide, votre exemple la pervertira!
--Fort bien, chère mère. Je suis heureux de voir que les brebis galeuses ont la meilleure part au pâturage.
Le lendemain, après le déjeuner, j'appelai mon domestique:
--Pierre, allez acheter un petit catéchisme, tout de suite.
Pierre disparut effaré, mais il revint au bout d'.un temps assez court, avec le livre demandé.
--Vois-tu, Suzanne, dis-je à ma fille, tu vas apprendre cela par demandes et réponses, le plus vite possible, et tu le répéteras à ta grand'mère.
--Par coeur?
--Oui.
--Et si je ne comprends pas?
--Ça ne fait rien, on te l'expliquera plus tard.
Suzanne obéit et se mit dans un coin avec son livre. De temps en temps, elle me regardait avec étonnement, mais elle apprit tout jusqu'au bout et le répéta sans broncher.
Huit jours après, nous avions la dispense.
Jusque-là tout avait marché à souhait, mais les difficultés de l'entreprise se présentèrent bientôt. Le jeudi qui suivit l'admission de Suzanne parmi les néophytes, madame Gauthier arriva dès neuf heures du matin, avec un joli portefeuille en cuir de Russie, fleurant comme baume et tout neuf, copieusement garni de papier et de crayons.
--Quel bon vent vous amène, chère mère? lui dis-je avec la grâce que j'apportais toujours dans nos relations.
--N'est-ce pas jeudi aujourd'hui? me répondit-elle de l'air le plus naturel.
--Sans doute.
--Eh bien! je viens chercher Suzanne, pour la conduire au catéchisme.
--Que c'est aimable à vous! Et ce petit meuble, à quel usage le destinez-vous? dis-je en désignant le portefeuille.
--C'est pour prendre les notes, afin de faire les analyses.
--Ah! c'est fort bien pensé! Eh bien, quand vous voudrez.
--Gomment! vous venez aussi?
--Certainement. Ne savez-vous pas que j'accompagne ma fille partout?
--Mais je croyais que vous m'aviez confié l'éducation religieuse...
--Sans doute, mais j'irai au catéchisme pour m'instruire.
Je parlais sérieusement; cependant madame Gauthier me jeta un regard dubitatif.
--Enfin, dit-elle, nous verrons bien, venez toujours.
Une heure après, pendant que les filles d'un côté, les garçons de l'autre chantaient,--assez faux, je dois l'avouer,--les cantiques d'usage, ma belle-mère et moi nous nous trouvions côte à côte sur des bancs de bois peu commodes, mais tout à fait évangéliques par leur nudité. J'admirais en moi-même cette simplicité, digne des premiers âges de l'Eglise, et propre à écarter les idées mondaines, quand un sacristain vint s'excuser de cette installation provisoire, et nous prévenir que la semaine suivante nous aurions des chaises.
Je regrettai les bancs de bois, mais pour le principe seulement.
Le catéchiste monta en chaire et récita une instruction, fort bien faite du reste. Dès les premiers mots, ma belle-mère, comme toutes les dames qui nous entouraient, avait ouvert son portefeuille, arboré du papier blanc, et s'était mise à écrire fiévreusement. Malgré les pauses habilement ménagées de l'orateur, ces dames prenaient une peine énorme. On n'entendait que le froissement des feuilles de papier vivement retournées, les coups secs des crayons et le bruissement des soieries chiffonnées dans le mouvement rapide des manches sur le vélin.
J'observais ce spectacle avec le désintéressement du sage: Suave mari magno, lorsque je saisis un regard éploré de ma belle-mère.
--Qu'y a-t-il? lui dis-je aussi bas que possible.
Elle me montra piteusement son cahier, où des lambeaux informes de phrases couraient les uns après les autres sans pouvoir se rattraper.
--Ah! voilà! pensai-je, ce sera moi qui devrai faire les analyses! Enfin, c'est pour m'instruire que je suis venu!
Je pris le crayon, le petit portefeuille, dont la senteur trop prononcée me donna la migraine; je pris des notes succinctes, mais assez coordonnées pour aider la mémoire.
--Voyez un peu, dis-je à ma belle-mère en sortant, de quels moyens le Seigneur se sert pour arriver à ses fins!
Elle me jeta Un regard de blâme, et pourtant, me sourit agréablement.
--Vous me permettrez au moins, lui fis-je observer, de changer le portefeuille, car je serais voué aux migraines à perpétuité.
XI
Ceci n'était que le commencement. Restait le véritable travail, la mise en oeuvre des documents recueillis dans ce précieux portefeuille. Avec la conscience qui présidait à nos actions, le soir venu, j'installai Suzanne devant mes notes, et je lui dis de faire le résumé,--ce qu'on appelle l'analyse,--de l'instruction qu'elle avait entendue. De mon côté, je pris un journal, et je m'absorbai dans la politique.
Au bout d'un quart d'heure, n'entendant pas la plume grincer sur le papier, je levai les yeux. Suzanne avait fourré ses dix doigts dans l'épaisseur de sa chevelure blonde et frisottée, de sorte qu'elle m'apparaissait au sein d'un nimbe vaporeux. Son front blanc était plissé par la méditation; ses deux coudes, arc-boutés sur la table, soutenaient, comme Atlas, le poids de ce jeune cerveau. Elle présentait l'image du labeur obstiné et infructueux.
--Eh bien? fis-je en déposant mon journal.
--Je n'y comprends rien! fit-elle d'un air désespéré, mais avec son énergie habituelle.
--Rien?
--Pas grand'chose. Ce matin, pendant l'instruction, il me semblait avoir compris, mais à présent voilà de grands mots, des belles phrases. Je ne pourrai jamais sortir de là.
Je pris le cahier de notes;--Suzanne avait raison, elle ne sortirait jamais de là. Ce genre de travail n'est pas de ceux que peuvent exécuter des intelligences de onze à quatorze ans; il faut être rompu aux difficultés de l'analyse et du compte rendu pour discerner dans un discours les points qui méritent d'être notés et ceux qui ne sont que du développement.
--Passe-moi tes notes, dis-je à Suzanne. Elle obéit et vint s'asseoir près de moi, un bras sur mon épaule, poursuivre mon travail; mais, après un examen attentif, je ne travaillai pas, et j'envoyai Suzanne se coucher.
Le lendemain, j'allai trouver madame Gauthier.
--Est-il très-nécessaire, lui dis-je sans préambule, que Suzanne fasse des analyses?
--Certainement, répondit-elle, cela va de soi.
--A quel point de vue envisagez-vous cette corvée comme une nécessité?
--Tout le monde en fait,--vous ne voudriez pas placer votre fille au-dessous du niveau le plus ordinaire?
Je méditai un instant. La nécessité de placer ma Suzanne au même niveau que les jeunes filles du catéchisme ne m'apparaissait pas comme très-évidente;--d'un autre côté, j'étais résolu, ai-je dit, à ne lui créer, en ce qui dépendait de mon initiative, aucun obstacle futur dans la vie...
--Comment font les autres petites filles? demandai-je à ma belle-mère.
Elle ne répondit pas tout de suite; j'entrevis un filet de lumière.
--Si vous faisiez, ses analyses, ma chère mère? lui glissai-je insidieusement.
--Et vous, mon gendre, pourquoi ne les feriez-vous pas? riposta madame Gauthier avec cette verdeur qui la rendait si redoutable.
--Moi? m'écriai-je, mais, moi, je ne suis pas convaincu...
--Eh bien! cela vous convaincra peut-être.
Je n'étais pas enchanté; cependant, ne voyant guère d'autre moyen de trancher la difficulté, je finis par acquiescer. Mais je voulus en échange avoir le coeur net de mes doutes:
--Alors, ce sont les mamans ou les papas qui font ces belles analyses que tout le monde admire?
--Évidemment! murmura ma belle-mère en haussant les épaules.
--Et ces messieurs les catéchistes l'ignorent? Ma belle-mère me tourna le dos, ce qui était son argument sans réplique. Fier de mon avantage, je poursuivis:
--S'ils l'ignorent, c'est eux que l'on trompe; --mais s'ils ne l'ignorent pas, c'est le cas de demander: qui trompe-t-on ici? Et la vérité, première base de la foi, et l'honneur, et la loyauté, qu'en faisons-nous en tout ceci?
--Voulez-vous que je vous dise, mon gendre? repartit ma belle-mère en tournant vers moi son visage irrité; vous devriez vous faire protestant.
Et elle me quitta, enchantée de sa sortie.
Je fis les analyses de Suzanne, qui les recopia de sa plus belle écriture sur du papier vélin, orné de filets d'or; c'était la mode cette année-là pour les analyses de catéchisme; et je dois avouer, pour la plus grande gloire de la religion, que nous obtînmes le cachet d'honneur tout le long de l'année. Voilà où devaient me conduire mes études universitaires! C'est pour cela que j'avais obtenu mes diplômes, hélas!
Suzanne eut beaucoup de peine à accepter la convention. Elle ne voulait absolument pas signer un travail qu'elle n'avait pas fait. Je l'engageai à causer avec ses petites compagnes, et elle obtint facilement des aveux. Personne ne se cachait d'en agir ainsi.
--Tout de même, papa, me dit cette puritaine, c'est joliment malhonnête de signer ce qu'on n'a pas fait. Ce n'est pas seulement un mensonge, c'est un abus de confiance!
--Oh! les grands mots! mademoiselle Suzon, vous êtes une petite révolutionnaire.
--Et puis, c'est pour tromper le bon Dieu, ce qu'on en fait! Que c'est vilain!
Je ne veux pas raconter ici les événements et les orages de ces six mois. Suzanne voulait tout comprendre, tout expliquer; sa conscience droite n'admettait ni les atermoiements, ni les subtilités, et, pour en arriver à nos fins, ma belle-mère et moi, nous eûmes parfois besoin de recourir à notre autorité.
--J'aime bien le bon Dieu, disait cette révoltée, mais ce qu'on nous enseigne est aussi par trop absurde!
Le grand jour arriva; cependant Suzanne n'avait accepté de son instruction religieuse que le côte du sentiment, mais là elle s'était donnée tout entière. Elle n'avait pas ce qu'on appelle la foi, mais elle avait l'amour. Je craignis que le catéchisme n'eût outrepassé les limites de ce qui est sain et raisonnable. Les trois jours de la retraite l'avaient laissée brisée et comme anéantie.
Le jour de la première communion lui donna une fièvre mystique dont je me serais assurément bien passé. Je n'entravai en rien cependant cet élan de ferveur, persuadé qu'en changeant de milieu, Suzanne redeviendrait ce qu'elle était, une petite femme très-raisonnable, quoique très-enthousiaste. Mon attente ne fut pas trompée, si bien qu'un beau jour, conclusion peu logique de ses six mois de catéchisme, je m'aperçus que c'était elle qui commandait le dîner.
--C'est que je ne suis plus une enfant, maintenant! me dit-elle d'un air si grave, que je ne pus m'empêcher de lui rire au nez.
Tout n'était pas perdu; au catéchisme, elle avait appris à s'asseoir, à marcher, à saluer comme une coquette consommée. Madame Gauthier fut enchantée, et moi aussi. Mais quand il fut question du catéchisme de persévérance, je refusai net, et Suzanne ne m'en parla jamais. Je crois bien que la question des analyses fut pour quelque chose dans son silence.
XII
L'été qui suivit la première communion de Suzanne a pris date dans nos meilleurs souvenirs, et pourtant ce fut un des plus éprouvés de ma vie. A peine étions-nous installés à la campagne, que je tombai malade.
Je crus d'abord ce malaise sans gravité, mais tout à coup il s'accentua de telle façon que je fus contraint de me mettre au lit: et le médecin de la petite ville voisine constata l'invasion d'une fièvre nerveuse.
Le danger ne se montra jamais très-sérieux, grâce à ma robuste constitution; à peine pendant deux ou trois jours la maison fut-elle alarmée; mais la convalescence se prolongea beaucoup, et c'est cette convalescence qui fit notre félicité à tous les deux.
Suzanne s'entendait à tout. Qui lui avait appris à doser une limonade, à mesurer la lumière d'une lampe, à ouvrir et fermer les fenêtres juste un moment avant que j'en eusse pressenti le désir? Je l'ignore. Peut-être était-ce un instinct héréditaire, car jamais personne n'avait su comme sa mère apporter la paix et la confiance dans une maison de malade.
Quelle joie pour moi, encore faible et impressionnable, de sentir, plutôt que d'entendre ce pas léger comme le vol d'un papillon, aller et venir ça et là, mettant de l'ordre et de l'harmonie partout; de voir cette main agile, encore potelée et déjà fine, ranger les plis du rideau, donner de la grâce à ma couverture, ou porter délicatement un bouillon dans le bol d'argent! Elle goûtait le bouillon de ses lèvres roses, soufflait dessus quand il était trop chaud, et il me semblait que son souffle enfantin passait dans mes veines avec la force et la vie renouvelées.
--C'est toi qui es mon enfant, me disait-elle à tout moment. Sois bien sage, et ne défais pas ta couverture!
Elle me lisait de longs passages de mes auteurs favoris, des nôtres, devrais-je dire, car nous avions tout mis en commun: je goûtais ses récits de voyages, et elle appréciait les passages choisis de mon vieux Montaigne. Loin de professer l'horreur conventionnelle pour les ouvrages qui pouvaient ouvrir son esprit à des questions qu'on interdit aux jeunes filles, je m'efforçais par une pente insensiblement graduée de lui faire comprendre combien le mariage est chose sérieuse et irrévocable, combien l'amour est respectable et sacré, quels droits et quels devoirs la loi donne à la femme... elle comprenait tout et s'assimilait lentement, sans curiosité, les idées de mariage et de maternité. Pourquoi eut-elle été curieuse? Elle ne savait pas qu'il y eût quelque chose à cacher!
L'amour pour elle, c'était mon union avec sa mère: le bonheur complet, réalisable sur la terre, de vivre avec un compagnon aimé, auquel on dit tout, qu'on associe à toutes ses pensées, à tous ses actes, près duquel on dort, pour ne pas le quitter même pendant le repos; d'élever ensemble, avec les mêmes fatigues et la même tendresse, les enfants qui doivent vous remplacer dans la société... Elle me fit raconter mille fois ses premières années, les soins qu'elle nous avait coûté, comment sa mère était morte après l'avoir sauvée; et je sentais bien que ces récits pénétraient dans son âme, pour y affermir le respect de la foi conjugale et de l'amour permis. Quant à l'autre, celui qui n'est pas permis, elle n'en soupçonnait pas l'existence.
Je recouvrai peu à peu la santé; appuyé sur son épaule, car elle grandissait très-rapidement, je pus faire le tour du parterre, puis du parc; nous allâmes nous asseoir au bord de son ruisseau, qui lui avait paru si grand jadis, et qu'aujourd'hui elle franchissait d'un bond comme une jeune amazone. Nous visitâmes ensuite le pays dans un petit panier traîné par un poney très-doux qu'elle conduisait elle-même, et toujours ensemble, heureux de ne pas nous quitter, nous vécûmes dans un cercle enchanté.
--Tu es toute ta mère! lui dis-je un soir, touché jusqu'aux larmes pendant que, penchée sur moi, elle cherchait la page dans mon livre pour épargner un peu de fatigue à mes yeux vieillis.
Suzanne me regarda soudain; ses yeux bleus pleins de tendresse, de bonne volonté, de douceur soumise, débordèrent de larmes pressées, et elle se laissa glisser à genoux sur le tapis.
--Qu'as-tu? lui dis-je étonné, en la serrant dans mes bras.
--Tu ne m'en veux donc pas, mon père chéri? me dit-elle. Tu ne m'en veux donc pas d'avoir fait mourir maman à la peine?
--Quelle idée! ma Suzanne, mon enfant; d'où te vient cette pensée cruelle?
--C'est que, vois-tu, dit-elle en essuyant ses larmes qui coulaient malgré elle, j'ai pensé bien des fois que c'est ma faute si elle était morte, et je te trouvais si bon de ne pas m'en vouloir, de ne me l'avoir jamais reproché!....
--Reproché! ma Suzanne, mais tu l'as remplacée; mais, grâce à toi, je ne me suis jamais senti seul! Oui, tu es bien la vraie fille de ta mère!
Nous mêlâmes nos pleurs, je ne rougis pas de le dire.
XIII
Encore quatre ou cinq années de félicité à joindre au total de nos jours heureux, puis les réalités de la vie commencèrent pour nous. Ma fièvre nerveuse m'avait laissé de longs accès de faiblesse, d'inexplicables lassitudes dont je ne m'étais jamais beaucoup effrayé; mais, vers l'époque où Suzanne atteignait sa seizième année, j'éprouvai des étouffements et des battements de coeur qui ne laissèrent pas que de me donner des craintes sérieuses.
En cachette de ma fille, je me rendis chez notre ami le docteur, et je le priai de me dire au juste ce qu'il en était.
--Vous comprenez, lui dis-je, docteur, l'intérêt que j'ai à connaître la vérité; Suzanne n'a que moi,--car ma belle-rnère...
Il m'interrompit d'un geste de la main; il la connaissait, cette excellente madame Gauthier, et savait aussi bien que moi ce que l'on pouvait attendre d'elle.
--Eh bien, dit-il, nous allons voir cela, et je vous, promets la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, comme dans Jean Hiroux.
Il plaisantait, l'excellent ami, mais la main qu'il posa sur la mienne tremblait plus que de raison.
L'examen, long et attentif, fut suivi d'un silence qui me parut un arrêt de mort. J'allais prévenir sa condamnation en la prononçant moi-même, lorsqu'il m'arrêta du geste:
--Non, dit-il, ce n'est pas ce que vous croyez. C'est une maladie de coeur en effet,--très-développée, j'en conviens; elle peut vous foudroyer demain,--comme elle peut vous laisser atteindre les limites de l'extrême vieillesse. C'est une affaire de coïncidence, de hasards... Pas d'émotions, vous savez?
Je fis un signe de tête affirmatif.
--Entre nous, docteur, lui dis-je, pourquoi cette recommandation? Croyez-vous qu'on se prépare des émotions de gaieté de coeur?
--Eh! eh! dit-il, cela se voit, les femmes ne détestent pas ça... Pour vous, je conviens que le précepte est inutile.
Il se tut, et je restai silencieux. J'avais craint pis que cela, mais le danger existait toujours. Je fis un effort et posai une question vitale que notre ami de vingt ans devait comprendre.
--Dois-je marier Suzanne? dis-je d'une voix que je sentais altérée.
--C'est dur! murmura le vieux médecin, une enfant à qui vous avez tout sacrifié...
--Est-elle trop jeune?
--Hem! on attendrait encore bien une couple d'années!
--Vivrai-je autant que cela?
Il ne répondit pas d'abord, puis levant sur moi son honnête regard:
--Je n'en sais rien! répondit-il franchement.
--Croyez-vous qu'elle puisse se marier? est-elle assez bien portante pour supporter les fatigues, --le coeur me manquait, je baissai la voix,--et les chagrins du mariage?
--Elle est solide, Dieu merci! s'écria le docteur.
--C'est bien, mon ami, je vous remercie, dis-je en serrant la main de mon vieux conseiller.
Je sortis navré.
Ce n'était rien de penser à ma solitude, à l'abandon de mon foyer, à l'isolement de mes vieux jours... Mais elle, Suzanne, serait-elle heureuse comme je l'avais juré à sa mère? Je revins au logis le coeur plein de tristes pensées, et je les gardai pour moi.
Suzanne cependant devinait que je lui cachais quelque chose. J'avais si rarement eu besoin de dissimuler avec elle, que j'étais malhabile. Elle me câlina, me circonvint de cent manières, sans m'arracher mon triste secret. A la fin, pourtant, pressé de toutes parts, je finis par lui dire que je pensais à la marier.
--Me marier? fit-elle avec un cri d'effroi, déjà? pourquoi?
--Pour que, après moi, ma fille, tu aies un appui dans la vie.
--Après toi? fi le méchant père qui parle de choses défendues!
Elle couvrit mes yeux et mon front de tendres baisers et s'assit sur mes genoux pour mieux m'embrasser.
--Regarde, lui dis-je en essayant de plaisanter, regarde comme je suis vieux! J'ai des cheveux blancs.
--Quatre seulement! fit-elle, je les ai comptés!
--Et j'engraisse.
--Ce n'est pas vrai, tu n'engraisses pas du tout, tu es toujours mon svelte et élégant papa, que les dames admirent dans la rue. C'est que je suis fière de toi, vois-tu! Allons, père, conviens que jamais tu ne pourras me mettre au bras d'un mari qui vaille mon père!
--Mais, Suzanne, lui dis-je fort ému, je ne suis pas trempé dans le Styx, moi, je n'ai pas pris de brevet d'immortalité!
Elle fondit en larmes. Je ne savais plus que faire. Je lui dis des folies sans nombre, mais je ne la consolai qu'à moitié. Cette nuit-là et beaucoup d'autres, à l'heure où tout le monde dormait, j'entendis son souffle contenu au seuil de la porte de ma chambre, toujours ouverte, pour elle.
Elle venait, pieds nus, s'assurer que je dormais paisiblement,--et plus d'une fois, pendant un douloureux accès d'angoisse, je cachai ma tête sous les draps pour lui épargner le chagrin d'entendre ma respiration oppressée.
Je fis part à ma belle-mère du danger qui me menaçait, et je dois convenir qu'elle fut parfaite. Elle mè promit de laisser à Suzanne toute sa liberté d'action, si le malheur voulait qu'elle restât orpheline avant que je lui eusse trouvé un mari, et je n'eus qu'à me louer de la bonne volonté qu'elle apporta à me seconder dans la tâche difficile de choisir cet époux.
XIV
Le moment était venu de conduire Suzanne dans le monde. Madame Gauthier eût volontiers accepté cette corvée; mais je ne m'en rapportais qu'à moi pour examiner les prétendants, et je tins à les accompagner partout toutes les deux.
Malgré le peu de joie que me causait cette présentation dans notre société frivole, je ne pus me défendre d'un mouvement très-vif d'orgueil paternel lorsque pour la première fois je vis ma fille en costume de bal. Fidèle à ses goûts d'enfance, elle avait voulu du blanc, rien que du blanc sur toute sa charmante personne, et la guirlande de jasmin qui serpentait dans ses cheveux, sur son corsage, tout autour, d'elle, était bien l'emblème de sa vaporeuse et idéale beauté.
Mon seul regret fut que sa mère ne pût la voir telle qu'elle était ce jour-là. Nous allâmes un peu partout où l'on peut mener les jeunes filles. Au théâtre, au bal, au concert, Suzanne éblouissait grands et petits par sa grâce séduisante et le charme ingénu qui se dégageait d'elle. En moins de trois mois, il se présenta dix-sept prétendants, qui tous furent évincés, par ma belle-mère, par moi ou par Suzanne elle-même.
J'étais bien résolu à ne me laisser influencer par aucune considération matérielle. Si le choix de ma fille s'était porté sur un artiste, pauvre et inconnu, mais doué de facultés productrices, un de ceux qui sont créés pour grandir et se perfectionner, j'aurais donné mon consentement sans hésiter. Mais, bien entendu, la sagesse bourgeoise qui dort au fond du coeur des pères aurait préféré un gendre mieux posé, plus riche, mieux apparenté.
Suzanne allait et venait au milieu de ces nouvelles impressions avec la même aisance que, tout enfant, elle avait déployée à son cours d'histoire. Je laissais à tous les prétendants acceptables le loisir de faire eux-mêmes leur demande, et c'était, jusqu'alors Suzanne elle-même qui s'était chargée de les évincer. J'avais voulu qu'elle connût l'émotion de se sentir demandée; j'avais exigé qu'elle pût peser la valeur d'une parole d'amour,--le tout au grand scandale de ma belle-mère.
--Mais, mon gendre, s'était-elle écriée, cela ne s'est jamais vu! C'est monstrueux!
--Qu'est-ce qui est monstrueux? De laisser Suzanne juger par elle-même de l'impression que lui fait celui qui sera son mari?
--On ne petit pas permettre aux jeunes filles de parler de ces choses-la avec les hommes...
--Avant le mariage ou après?
Ma belle-mère m'eût envoyé au diable si cette expression vulgaire n'eût pas choqué ses principes rigides. Mais je tins bon comme toujours.
Chacun a plus ou moins sa marotte. J'avais trouvé mon gendre moi;--par malheur il ne voulait pas se marier, et décemment je ne pouvais pas aller lui proposer ma fille.
C'était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, aimable bien élevé, bon musicien, joli garçon;--bref, il avait tout pour plaire. Sa position sociale était d'être, comme il le disait gentiment, avocat sans causes.
--Je serai riche un jour, disait-il, avec une bonne grâce parfaite, à ceux qui lui demandaient la raison de son aversion pour le mariage; mais je serai riche le plus tard possible, car tout mon bien me viendra d'une vieille tante qui m'a élevé et que j'adore. Eh bien, je me marierai quand je serai riche, pas avant,--car je ne veux pas faire entrer «mes espérances» au contrat, et actuellement personne ne me donnera sa fille pour mes beaux yeux!
Il riait avec tant de jeune confiance, avec tant de bonne humeur que j'avais été prêt plus d'une fois à glisser sur le terrain des invites; cet avocat sans causes gagnait sans s'en douter, à toute heure du jour, le procès de la jeunesse et de la gaieté contre la sagesse mondaine. Mais Suzanne qui chantait volontiers des duos avec lui, ne le considérait que comme un très-aimable baryton et je fus contraint de renoncer à nommer Maurice Vernex mon gendre.
Ma belle-mère aussi avait trouvé son gendre, et plus heureuse que moi, d'ailleurs secondée par le sujet lui-même elle parvint à le faire agréer.
M. Paul de Lincy était le type du mari modèle, le mari en carton-pâte que toutes les mères désireuses de «bien marier» leurs filles devraient placer sur leur commode, sous un globe.
C'était un beau garçon de trente-deux ans, large d'épaules, quelque peu ventru, mais guère, avec des favoris noirs, des cheveux noirs, des yeux gris un peu bridés; grand chasseur devant l'Éternel, grand fumeur devant tout le monde,-- hormis les dames;--grand buveur, je l'appris plus tard, dans le secret de son cabinet. Ce mari superbe possédait une belle terre, patrimoine authentique de sa famille, avec un vrai château en pierres de taille, entouré de vrais fossés où coassaient de vraies grenouilles; bref, tout était vrai en lui et en ses appartenances.
--Il ne me plaît pas énormément, dis-je à ma belle-mère, qui me détaillait tous ces avantages réels.
--Que vous faut-il de plus? rétorqua-t-elle avec sa vivacité accoutumée.
--Je ne sais... peut-être quelque chose de moins... Suzanne est si mignonne, si frêle auprès de ce gros garçon... j'ai peur qu'il ne la casse en lui serrant la main.
Ma belle-mère haussa les épaules.
--Et puis ces messieurs les hommes, dit-elle, prétendent que les femmes seules ont le privilège des fantaisies romanesques! Enfin, l'autorisez-vous, ce gros garçon, à faire sa cour à Suzanne?
--Laissez-moi prendre mes informations, dis-je, pour gagner du temps.
--Allez, allez, prenez tout ce que vous voudrez. Je sais à quoi m'en tenir, répondit madame Gauthier d'un air de triomphe.
Je m'en fus secrètement sous un faux nom au château de Lincy; je fis un métier indigne, car je subornai les domestiques, et je graissai la patte aux aubergistes pour les faire parler. Tout le monde fut d'accord pour louer le jeune châtelain. Il payait bien, n'avait point de dettes, n'avait jamais amené de «demoiselles» au château; personne ne se souvenait de l'avoir vu malade, et il fréquentait la meilleure société à dix lieues à la ronde. Je revins fort penaud, et Suzanne me reprocha amèrement d'avoir découché.
--Voilà papa qui se dérange, dit-elle d'un ton désabusé. Après dix-sept années d'une vie exemplaire! Papa va dénicher des oeufs dans les poulaillers, probablement? Où allons-nous!
Elle levait les bras d'une façon si comique que ma disposition fâcheuse n'y put tenir.
--Que dis-tu de M. de Lincy? lui demandai-je sans précautions oratoires.
--Je n'en dis rien du tout, fit-elle les yeux baissés.
--Eh bien, qu'est-ce que tu en penses?
--Je n'en pense pas grand'chose. Est-ce que les demoiselles ont le droit de penser quelque chose sur le compte des messieurs? répondit-elle avec cette drôlerie qui la rendait si amusante.
--Quand les messieurs ont l'intention de les demander en mariage, répliquai-je, je crois que les demoiselles peuvent se permettre de les juger.
Suzanne ne répondit pas, et je vis que ma belle-mère avait agi sur elle pendant mon absence.
M. de Lincy vint le lendemain, et je l'autorisai à faire sa cour. J'en avais autorisé bien d'autres, que le vent avait emportés; j'espérais qu'il en serait de même pour celui-ci... Hélas! ma belle-mère était plus forte que moi à ce jeu-là! Et puis il n'était pas bête, ce gros garçon, comme je l'appelais en dedans de moi-même avec dédain; il amusait Suzanne, il la faisait rire. Ils étaient entrés facilement dans la familiarité de bon ton de gens qui se trouvent bien ensemble. Il voulait plaire, et il plaisait.
J'étais perplexe. Il ne me plaisait pas à moi; je le trouvais grossier, sans avoir pourtant rien à lui reprocher; cette grossièreté venait du fond, car certes elle n'était pas à la surface. Peut-être aurais-je tout rompu si une série de crises ne m'avait fort abattu. Pendant deux ou trois jours, je crus que la fin était venue et que j'allais mourir sans avoir établi Suzanne. Cette crainte et les instances de ma belle-mère me décidèrent. Cependant je voulus savoir ce que pensait Suzanne elle-même, et je l'interrogeai.
--Te plaît-il? lui demandai-je le coeur serré.
--Mais oui; il est très-gentil, très-amusant.
--Te sens-tu capable de passer ta vie avec lui?
--Je crois que oui, père, répondit Suzanne en me regardant d'un air candide.
--Sais-tu bien ce que c'est que le mariage? repris-je hésitant.
Elle me regardait toujours.
--Mais oui, père, répondit-elle; c'est la vie en commun avec quelqu'un qu'on estime et qu'on aime...
Il y avait encore autre chose, mais je ne pouvais pas le lui dire: devant l'innocence de ses yeux d'enfant, le père ne pouvait que se taire. C'est la mère qui eût dû parler! La mère n'était pas là; Le père fit un dernier effort.
--Es-tu sûre d'être heureuse avec lui?
Elle fit un signe affirmatif.
--Personne ne te plaît davantage? ajoutai-je honteux de cette supposition.
Elle répondit avec sa candeur ordinaire:
--Si quelqu'un me plaisait davantage, c'est celui-là que j'épouserais.
Je poussai un soupir. Elle vint m'embrasser. Le lendemain, elle était fiancée, et l'on commença la publication des bans.
XV
--Si vite? dis-je à ma belle-mère lorsqu'elle vint me demander les papiers nécessaires.
--Je croyais, répondit-elle avec son air gendarme, que c'était vous qui étiez pressé?
Pressé! Oui, je l'étais, car toutes ces émotions me rendaient bien malade, et je craignais d'être surpris avant d'avoir tout mis en ordre.
--Soit, dis-je avec résignation. Que dois-je faire?
--Voir votre notaire, qui s'entendra avec celui de M. de Lincy, et lui dire au juste ce que vous donnez en dot à Suzanne.
Cette conversation me laissa rêveur, et, tout en roulant d'un endroit à l'autre pour les formalités d'usage, je me demandai ce que j'allais donner en dot à Suzanne. Lui donner quelque chose! Cette idée me paraissait bien extraordinaire. Est-ce que tout ce que j'avais n'était pas à elle? Pour la première fois, j'allais séparer sa vie de ma vie, son bien de ma propriété... C'était bien étrange, et, je l'avoue, bien pénible.
Mon notaire m'attendait, avec de gros dossiers sur sa table. Il me fit asseoir en face de lui, tout près, à portée de ses yeux noirs et myopes, et se lança aussitôt au coeur de la question.
--Mademoiselle Normis, me dit-il, possède deux cent mille francs du chef de sa mère, ce qui fait de dix à douze mille livres de rente, c'est un fort joli denier; que désirez-vous y joindre?
--Ma foi, répondis-je honteux, je n'en sais rien du tout. C'est à vous de me dire ces choses-là. Combien donne-t-on à sa fille en la mariant quand on a plus d'argent qu'on n'en peut dépenser?
--Cela dépend du gendre qu'on prend, répondit mon notaire d'un air posé qui ne voulait pas être narquois.
Je me taisais, il continua:
--Dans le cas de M. de Lincy, je vous conseillerai de donner le moins possible, et vous voyez, ajouta l'excellent homme en souriant, que je ne parle pas dans le sens de mes intérêts.
Je le remerciai du regard, et je continuai à regarder le feu.
--Pourquoi, lui dis-je, après un moment de réflexion, pourquoi me conseillez-vous ainsi? Dans le cas de M. de Lincy, avez-vous dit? Sauriez-vous quelque chose de défavorable sur son compte?
Un vague espoir de ne pas marier ma fille venait de me traverser la cervelle; ce ne fut qu'un éclair, le bon sens et la réponse du notaire me ramenèrent à la réalité.
--Absolument rien de défavorable; mais c'est un jeune homme qui sait le prix de toute chose; je le croirais assez, non intéressé, mais... il ne put trouver le mot et reprit: Je crois qu'on aura beaucoup à s'en louer si on le tient par la corde d'argent. Puisque mademoiselle Normis est votre unique héritière...
Nous restâmes silencieux tous les deux.
--Que dois-je donner à Suzanne? repris-je enfin. Tout cela me paraissait douloureux comme une agonie.
--Donnez-lui dix autres mille francs de rente, insista le notaire, avec un capital inaliénable.
--Faites comme vous voudrez, dis-je en me levant, je n'entends rien à ces choses que je trouve horriblement pénibles; Je souffre... arrangez tout pour le mieux, afin que dans sa vie conjugale, ma fille soit heureuse...
Je m'en allai le coeur serré, et j'eus besoin de quelques heures de repos pour me remettre. En entrant au salon, vers six heures, je trouvai Suzanne, vêtue de clair, gaie et bavarde comme je ne l'avais jamais vue; un bouquet superbe parfumait trop fort l'appartement, elle riait avec son fiancé... J'eus envie d'étrangler cet homme que je trouvai insupportable.
Il fallait pourtant le supporter. Les jours s'écoulaient... les bouquets se suivaient et se ressemblaient, mes angoisses aussi,--j'étais devenu nerveux, impatient, presque méchant. Mes entrevues avec mon notaire me donnaient des palpitations de coeur.
--Il est décidément très-fort, M. de Lincy, me dit un jour le brave homme, il veut absolument le capital, et non les revenus...
--Qu'on le lui donne, pour l'amour du ciel, et qu'il n'en soit plus question, m'écriai-je, ces marchandages me font mal au coeur!
--Non pas, non pas, répliqua le notaire, il vaudrait mieux faire à mademoiselle Normis quinze mille francs de rente, et laisser le capital à l'abri...
--Fort bien, répondis-je, terminez vite, et surtout ne m'en parlez plus.
Le dernier dimanche, Suzanne m'emmena à l'église pour entendre ses bans: «Il y a promesse de mariage entre M. Paul-Raoul de Lincy et mademoiselle Suzanne-Marie Normis.»
La voix du prêtre tomba sur mon coeur comme un suaire.. Quoi! ma fille, ma Suzanne, allait me quitter, quitter mon nom... je n'aurais plus d'elle que ce qu'il plairait au mari jaloux de m'accorder? A peine sorti de l'église, je courus chez mon gendre qui venait de se lever et qui fut fort étonné de me voir.
--Cher monsieur, lui dis-je sans préambule, je n'avais pas pensé à une chose, c'est que je ne puis consentir à me séparer tout à fait de ma fille... vous savez que je l'ai élevée depuis sa plus tendre enfance...
M. de Lincy fit un signe de tête et continua à me regarder d'un air inquiet.
--Je vous prie donc de consentir à ce qu'elle continue à vivre près de moi, et: à cette fin, je vous offre le premier étage de mon hôtel, me réservant seulement le rez-de-chaussée.
--C'est trop de bonté, vraiment, cher monsieur, me dit mon futur gendre avec une grande affabilité; nous craindrions de beaucoup vous gêner.....
--Suzanne ne peut pas me gêner, repris-je avec vivacité, et son mari, continuai-je en faisant un violent effort, son mari ne peut pas me gêner non plus.
M. de Lincy me serra la main.
--Eh bien, dit-il, c'est entendu; vous savez toutefois que nous passerons tous les ans quelques mois à ma terre de Lincy... Là, je n'ai pas besoin de vous dire que vous serez le bienvenu, et au retour...
--Vous vous installerez chez moi, interrompis-je avec joie.
--C'est entendu, fit mon futur gendre.
Je le quittai en toute hâte, et je rentrai chez moi. Suzanne m'attendait pour déjeuner, fort étonnée de ma brusque disparition.
--Voilà, fit-elle en m'apercevant, j'ai un père qui se dérange de plus en plus! un père qui disparaît sans prévenir, qui rentre tout à coup, qui surgit entre les rideaux comme d'une tabatière à surprise! Ah! j'ai vraiment un père bien extraordinaire!
Elle regardait d'un air mutin; ses yeux riaient, et toute sa gracieuse personne semblait danser. Je la pris dans mes bras, et je la serrai sur mon coeur qui battait trop fort.
--Suzanne, ma fille, lui dis-je, nous ne nous quitterons pas, tu demeureras ici après... après ton mariage.
--Vrai? s'écria-t-elle avec son joli petit cri: Eh bien! je m'en étais toujours doutée, car je me disais: Enfin, papa ne peut pas avoir de raison pour me mettre à la porte comme cela! Au bout du compte, je suis toujours sa fille!
Ma chère enfant! Quelle bonne journée nous passâmes ensemble! M. de Lincy ne vint qu'à six heures et demie, et je constatai avec joie que Suzanne ne s'était pas aperçue de son retard.
Elle ne l'aime pas follement, me dis-je: tant mieux!... Je me trouvai si monstrueusement égoïste que je n'osai achever ma pensée.
XVI
Le jour fatal arriva: le mariage à la mairie avait été célébré la veille, et j'avais mal caché ma joie jalouse en ramenant pour un jour encore à la maison paternelle ma fille mariée.
Cette nuit-là j'avais plus souffert que de coutume, et elle était venue sur la pointe du pied, comme elle le faisait souvent, écouter mon souffle inégal; cette nuit-là encore j'avais eu la force de dissimuler ma souffrance, et j'avais caché mon visage brûlant dans l'oreiller pour étouffer le cri de l'angoisse. Puis elle avait disparu, légère, toute blanche, dans sa robe de nuit, et le frôlement du rideau m'avait laissé comme un adieu de sa main délicate. Le matin était venu, on m'avait amené ma fille vêtue de blanc, si semblable à sa mère jadis, que j'en avais eu un éblouissement. Je ne sais plus ce qui suivit: ma belle-mère me tança, je ne sais plus pourquoi; je conduisis ma fille le long d'un tapis rouge qui m'aveuglait, aux sons ronflants des orgues qui m'assourdissaient, puis je la vis tout à coup séparée de moi, agenouillée auprès d'un homme que je trouvai affreux: bien coiffé, frisé, rasé de frais, luisant de cosmétique, roide dans son linge empesé, brillant dans son habit noir, irréprochable, et nul comme un zéro: c'était mon gendre.
Il était parfaitement correct: toute sa toilette venait de chez les premiers fournisseurs, sa tenue était celle d'un homme du monde, et pourtant il avait un air que je déteste par-dessus tout: il avait l'air d'un marié! Mais, après tout, il y a des gens qui naissent avec cet air-là, et d'ailleurs je ne pouvais faire autrement que de le trouver intolérable: n'était-ce pas mon gendre? Je jetai un regard à ma belle-mère, qui me répondit de même. Nous nous comprimes, et je lui pardonnai bien des choses; en ce moment-là elle le détestait tout comme moi.
Le jour s'écoula; ces journées-là finissent aussi; on déjeuna chez moi, et, à cinq heures, les époux prirent l'express. Ils allaient passer la lune de miel au château de Lincy, où je devais les rejoindre quinze jours plus tard. A ce moment je fus lâche: pendant que Suzanne, sur le quai de la gare, me tendait son front lisse et enfantin, j'eus envie de me mettre à pleurer, de me cramponner à sa robe comme un enfant malade et de lui dire: «Emmène-moi!»
--On part, messieurs, on part! nous cria l'employé.
Il fallut se reculer; avec de l'argent nous avions obtenu d'aller jusque-là; mais rien ne pouvait plus m'autoriser à suivre ma fille plus loin.
Le sifflet retentit, le train s'ébranla; je vis encore une fois la tête blonde de Suzanne se pencher au dehors... puis plus rien. Madame Gauthier me prit par le bras et me ramena à ma voiture. Notre fidèle Pierre, qui avait les yeux gros comme le poing à force d'avoir pleuré, nous ouvrit la portière quand nous descendîmes, puis s'enfuit dans le sous-sol en étouffant un sanglot dont j'entendis l'écho à la cuisine: la vieille cuisinière pleurait aussi; la bonne de Suzanne, qui restait à son service, était partie en avant le matin, et nous étions tous jaloux d'elle.
Quand nous fûmes dans ce salon, je regardai autour de moi; la vue de ces objets familiers me ramena à moi-même. Je traversai deux pièces, toujours suivi de ma belle-mère; et j'entrai dans la chambre de Suzanne. Chère petite chambre! Elle l'avait voulue bleue, en mémoire de celle où elle était née, où j'avais veillé son berceau jusqu'à ce qu'elle eût sept ans... J'entends la voix de ma belle-mère qui me gourmandait:
--Voyons, mon gendre, ne vous affectez donc pas comme cela! Vous n'êtes qu'une poule mouillée...
Je la regardai hébété, les yeux secs....
--Mais pleurez donc! me dit-elle. J'aimerais mieux vous entendre hurler que de vous voir tranquille comme vous l'êtes!
Je restais toujours immobile. Elle fondit en larmes et se jeta dans mes bras:
--Ah! mon ami, me dit-elle, que nous voilà malheureux! Le monstre qui nous l'a enlevée!
Et pour la première fois de notre vie, nous nous trouvâmes les mains unies, assis à côté l'un de l'autre, en parfaite communauté d'impression.
XVII
Le lendemain j'allai voir mon médecin. Je l'avais beaucoup négligé depuis quelque temps. Il avait assisté au mariage de Suzanne comme les autres et m'avait engagé à lui rendre visite.
--Eh bien! me dit-il en m'apercevant, la santé?
--Je n'en sais rien, lui répondis-je, je ne sais ce que j'ai; Je crois n'être plus de ce monde... les jambes ne vont pas.
Il m'interrogea, m'ausculta, et resta très-pensif.
--Eh bien, je suis perdu? lui dis-je philosophiquement; à présent, d'ailleurs» pour ce qu'il me reste de joies en de monde...
--Non, dit-il, ce n'est pas cela, et voilà précisément ce qui me déroute, on dirait qu'il y a un changement en mieux.
--Oh! par exemple, lui dis-je, vous n'allez pas me faire croire cela?
--Si fait; je ne sais trop à quoi l'attribuer; peut-être m'étais-je trompé alors dans la gravité du pronostic.
Je me levai et je le foudroyai de mon regard.
--Si vous avez fait cela, docteur, m'écriai-je, si vous m'avez fait marier ma fille inutilement, je ne vous le pardonnerai de ma vie!
--Inutilement! répéta le docteur en riant, inutilement est bien joli. Eh! mon Dieu, tant mieux qu'elle soit mariée, la chère enfant! Vous voilà tranquille, et quand vous aurez des petits-fils...
--Vous appelez cela être tranquille, grommelai-je d'un ton bourru.
Mais la perspective des petits-fils me consolait un peu. Cependant les fils de M. de Lincy auraient vraiment besoin d'être aussi ceux de Suzanne pour se faire supporter. Je le dis au docteur qui me rit au nez.
--Oui, oui, dit-il, c'est toujours comme cela, et puis on s'y fait. Tenez, votre belle-mère me disait exactement la même chose il y a vingt-quatre ans, quand elle vous donna sa fille en mariage, et vous voyez pourtant si elle a aimé sa petite-fille!
Comme je rentrais, je croisai sous le vestibule Maurice Vernex qui arrivait de province, et qui venait me rendre visite. Sa figure sympathique était justement une de celles que j'avais besoin de voir; je le fis remonter, et nous nous mîmes à causer.
--Tant pis! me dit-il au bout d'une demi-heure de conversation de plus en plus intime. Je peux bien vous le dire, vous ne me fermerez pas votre maison pour cela, je suppose! Et puis, à qui le dirais-je si ce n'est à vous! Je regrette que vous ayez marié mademoiselle Suzanne! Me voici riche!...--je m'aperçus alors qu'il était en deuil,--et je vous assure que j'aurais été un gendre bien aimable!
Il riait, mais certain mouvement nerveux de sa main sur ses genoux me prouva qu'il ne parlait pas tout à fait à la légère. Je pris cependant la chose comme une plaisanterie.
--J'aurais été charmé de vous avoir pour gendre, lui dis-je, et je regrette fort de n'avoir pas une autre fille; mais j'espère aussi que M. de Lincy sera aussi un gendre aimable, et que ma fille sera heureuse avec lui.
--Dieu le veuille! répliqua-t-il avec une ombre de tristesse. Je le souhaite de tout mon coeur!
Il se leva pour partir, et en tenant sa main loyale dans la mienne, je me pris à regretter qu'il ne fût pas en effet mon gendre à la place de cet irréprochable Lincy que je ne pouvais souffrir.
--Pourquoi êtes-vous parti? dis-je d'un ton qui avait bien l'air d'un reproche.
--Ma vieille tante était malade, répondit-il, et sa réponse ressemblait fort à une excuse. Elle est morte dans mes bras; je suis revenu dès que cela m'a été possible...
--C'était écrit! pensai-je, et je ne suis pas sûr de ne pas l'avoir dit. Venez me voir, continuai-je tout haut, venez dîner avec moi demain: je suis bien seul...
Son visage mâle et franc prit une expression de sympathie qui acheva de me gagner.
--Je vous ferai de la musique, dit-il gaiement. Vous ne l'aimez peut-être pas beaucoup, la musique?
--Oh! si, répondis-je, elle m'en faisait tous les soirs.
--A demain! dit gaiement Maurice Vernex en prenant congé de moi, pour couper court, je crois, à mes doléances.
Il vint en effet, et nous passâmes une soirée charmante; il s'entendait en toutes choses, il connaissait tout le monde, et je n'ai jamais entendu de conversation plus séduisante. Au rebours de la plupart des gens, il savait déguiser la portée du fond sous la frivolité apparente de la forme. Quel aimable garçon, et que j'eusse été heureux de l'avoir toujours à mon foyer!
Pendant cette interminable quinzaine, il vint me voir plus qu'il ne l'avait fait en deux années. C'était, je crois bien, par pitié de ma solitude, que ma belle-mère n'adoucissait qu'imparfaitement. Avec celle-ci, je dois le dire, nous éprouvions un plaisir amer à parler de Suzanne et à médire de son mari. Trois jours après le mariage, j'avais reçu un petit billet de ma fille contenant ces mots:
«Cher père, je me porte bien; le château de Lincy est superbe, mais il pleut à verse depuis notre arrivée. Embrasse grand'mère pour moi. Je t'envoie deux baisers, des meilleurs.
«TA SUZANNE.»
--Il me semble, dit ma belle-mère d'un ton piqué, lorsque je lui communiquai ce petit document, il me semble que votre fille aurait bien pu prendre la peine de m'écrire, à moi aussi.
--Mais, chère mère, fis-je observer avec douceur, vous voyez bien qu'elle me charge de la rappeler à votre souvenir de la façon la plus affectueuse.
--Je vous dis, moi, qu'elle devait m'écrire; du reste, cette négligence ne m'étonne pas; vous l'avez si mal élevée!
Ce reproche m'avait été fait tant de fois que j'y étais devenu indifférent, et ce fut avec une joie secrète que je constatai la préférence de Suzanne pour son père, préférence dont, à vrai dire, je n'avais jamais douté.