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Suzanne Normis: Roman d'un père

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XXXIV

Deux années s'écoulèrent pendant lesquelles un calme profond s'étendit sur nous; j'avais vieilli rapidement pendant les six premiers mois, puis ma santé s'équilibra peu à peu, j'eus aux changements de saison de bonnes attaques de rhumatisme, je devins un hygromètre de premier ordre, prédisant de par mon genou gauche les moindres symptômes d'humidité dans l'atmosphère, et à cela près je restai un monsieur décidé à vivre très-longtemps et le mieux possible.

Suzanne m'éblouissait, malgré les retours fréquents que je lui voyais faire sur elle-même, dans la torpeur muette des longues après-midi d'été. Elle avait repris son développement si malheureusement interrompu par son mariage. Je voyais ce corps jeune et frêle passer doucement, sans secousses, à la maturité éclatante de vingt ans: le visage s'était arrêté à des contours précis taillés dans un marbre vivant et transparent, les lignes de toute sa personne s'étaient remplies, des courbes harmonieuses remplaçaient les formes un peu grêles de l'adolescence. Quand je la voyais venir à moi avec son sourire adorable, ses yeux désormais pensifs, même au milieu de leur joie naïve, ses mains blanches et fines nouées sous une gerbe de fleurs:

--Qu'adviendra-t-il, me disais-je, de cette beauté rayonnante, de cette fleur-de jeunesse? Va-t-elle se dessécher lentement comme les arbres qui ne donnent point de fruit? Faut-il que cette admirable créature, si bien faite pour inspirer l'amour, ne doive ni le permettre ni le ressentir?

Et un vague chagrin de grand-père me saisissait le coeur. Il me semblait qu'auprès du berceau des enfants de Suzanne j'eusse retrouvé les douceurs oubliées de ma jeunesse évanouie.

C'était à M. de Lincy que je m'en prenais dans ces heures de tristesse: à force de le mépriser, je venais parfois à bout de le plaindre. Pauvre homme en effet que celui qui n'avait pas su respecter en Suzanne l'épouse accomplie, adorable, qui fût éclose sous ses yeux, s'il l'eût voulu! J'aurais désiré parfois qu'il la vît telle qu'elle était devenue, afin de l'écraser de ses perfections, et de le chasser ensuite honteusement du paradis qu'il s'était fermé lui-même.

Cependant, je ne pouvais lui en vouloir beaucoup, car il nous laissait bien tranquilles; ma belle-mère me parlait rarement de lui, et jamais pour lui donner des louanges, il est superflu de le dire. Mon notaire m'écrirait qu'il touchait régulièrement les vingt-cinq mille francs de rente de Suzanne. Quant à celle-ci, il ne s'en préoccupait plus et semblait avoir oublié son existence. Par quel prodige avait-il trouvé un radeau pour surnager dans son océan de dettes? Je ne l'ai jamais su, et, du reste, je n'ai jamais cherché à le savoir.

Nous étions depuis deux ans à Florence; il y faisait bien un peu chaud l'été, mais notre villa, moitié ville et moitié campagne, avait de grandes salles fraîches, presque humides, et dans le parc une grotte,--tout à fait humide, celle-là,--où nous bravions les rayons du soleil. Suzanne me paraissait supporter le printemps moins bien que de coutume, et je lui avais déjà proposé deux ou trois fois de voyager pour changer d'air; mais je n'avais jamais obtenu que des réponses vagues.

Un soir qu'elle me paraissait plus alanguie, je lui demandai sérieusement ce qu'elle éprouvait:

--Tu sais bien, lui dis-je, que je n'ai d'autres désirs que les tiens; je vois que Florence t'ennuie, que veux-tu? Quel pays te tente? Fût-ce le Niagara, nous irons, malgré mon horreur pour les voyages sur mer, ajoutai-je en riant, afin de tempérer ce que mon adjuration pouvait avoir de trop grave.

--Le Niagara, murmura-t-elle en souriant. Pourquoi pas? Mais c'est bien loin!

--Nous avons la Grèce, l'Asie Mineure... veux-tu aller au Caire? Mais il va faire bien chaud... Veux-tu que nous allions à l'île de Wight? Précisément le docteur, dans sa dernière lettre, te conseillait l'air de la mer... Veux-tu Jersey, Guernesey?

--Les îles anglaises... répondit Suzanne de la voix lente et endormie de ses jours de découragement; non... pas les iles anglaises... mais un pays où les prairies sont entourées de grands arbres, où les chemins ont l'air de vous connaître, où l'on ne voit plus ces éternels cyprès, ces éternels peupliers qui me rendent malade... un pays où l'on parle la chère langue maternelle... Oh! père, la France! la patrie!...

Elle me tendait ses mains suppliantes, et ses yeux débordèrent de larmes longtemps retenues.

Très-troublé, je m'approchai d'elle. Je caressai ses cheveux, je baisai son front brûlant... elle avait la fièvre...

--Père, dit-elle tout bas, voilà six mois que je le cache, mais je meurs du mal du pays, il faut que je retourne en France! Je n'ai pas voulu te le dire, je savais à quelles craintes j'allais t'exposer, mais je ne puis plus supporter ce désir qui me tue... Cette langue italienne me fait horreur. C'est mon pays que je veux, et si je dois mourir de chagrin où de nostalgie, j'aime mieux mourir sur la terre de France!

Elle parlait vite maintenant, et ses larmes coulaient vite aussi; ce pauvre coeur toujours déchiré, toujours saignant, toujours comprimé, s'épanchait enfin, avec la douceur douloureuse de la liberté longtemps désirée. Elle parla longtemps, et à la fin de chaque phrase revenait le nom de la patrie aimée, qui l'appelait si haut!

Je lui fis toutes les représentations possibles; j'eus recours à tous les raisonnements, mais en vain. Elle acquiesçait à tout, approuvait tout, et répétait pour conclusion: Je veux revoir la France!

--Veux-tu, lui dis-je un jour, à bout de force, veux-tu que nous allions dans le Midi, quelque part près de la frontière d'Espagne, afin de nous enfuir à la moindre alerte?

Elle secoua la tête.

--C'est une autre Italie, dit-elle, pas de verdure fraîche, ni de petits ruisseaux, d'eau vive... on n'y parle pas français avec le cher accent traînant de nos provinces...

Nous ne pouvions pourtant pas nous en aller de ville en ville, au risque d'être reconnus par quelqu'une de mes nombreuses relations. Ce n'était pas pour Suzanne que je craignais; elle avait tant changé que des indifférents l'auraient vue passer sans songer à madame de Lincy; mais moi, j'étais parfaitement reconnaissable! J'hésitai longtemps; enfin je me rappelai qu'un jour Maurice Vernex m'avait parlé d'un village en pays perdu, sur la côte normande, où il avait passé, disait-il, les quinze journées les plus délicieuses de sa vie. Je me procurai une carte, des guides... peine perdue, le nom de cet endroit béni ne s'y trouvait pas.

Nulle recommandation ne valait celle-là, pour nous. Je me fis envoyer plusieurs cartes du dépôt de la guerre, et je me mis à suivre avec une épingle les sinuosités de la côte en déchiffrant à grand'peine les noms pressés les uns sur les autres. Après une heure de patientes recherches, mon épingle s'arrêta sur un petit point noir, un hameau, dix maisons tout au plus... J'avais trouvé notre refuge; mais je me gardai bien de faire part de ma découverte à ma fille. Dans son impatience, elle eût voulu partir le soir même, et c'était l'époque où les Parisiens frileux s'en viennent chercher le soleil en Italie, pendant que le mois de mai les boude à Paris. Je me dis que je retarderais le plus possible ce voyage, m'estimant heureux de la certitude de garder Suzanne aussi longtemps que je serais de l'autre côté de la frontière.

Nous étions devenus très-braves, et nous sortions désormais en plein jour; deux ans de sécurité nous avaient rendus téméraires. Tout le monde nous connaissait sous le nom du «vieux monsieur anglais avec sa jeune femme», et même les marchandes de fruits du marché aux herbes nous saluaient d'un sourire amical lorsqu'elles nous voyaient passer. Un jour, tard dans l'après-midi, nous revenions de faire quelques emplettes au centre de la ville, notre calèche se trouva arrêtée par un embarras de charrettes. Une autre calèche, qui venait par une rue latérale, se trouva près de nous; une femme dont le visage était caché par son ombrelle causait haut, sans se gêner et en français, avec un homme qui ne nous présentait que la raie du derrière de sa tête.

Au moment où le groupe confus dont nous faisions partie commençait à s'ébranler, la dame en question releva son ombrelle, jeta un regard autour d'elle, me regarda avec stupéfaction, et s'écria à pleine voix:

--Dites donc, Paul, votre beau-père!

Avec l'imprudence inévitable en pareil cas, Suzanne et moi, au lieu de nous détourner, nous regardâmes le monsieur interpellé qui se retourna vivement de notre côté, et nous fit voir la figure fatiguée, mais irréprochable, de M. de Lincy.

Il fit un mouvement si brusque, son visage exprima une joie si féroce, que je m'élançai involontairement en avant pour protéger Suzanne de mon corps. Heureusement notre cocher, voyant enfin la route libre et voulant regagner le temps perdu, fouetta vivement ses bêtes qui partirent, moitié trot, moitié galop. Les sons aigus de la voix de la femme à l'ombrelle m'arrivèrent de loin, et je crus discerner quelque chose comme une altercation. Mais je n'avais pas un instant à perdre. Je fis faire plusieurs détours au cocher, et nous arrivâmes chez nous.

--Reste là, dis-je à Suzanne en l'enfermant dans sa chambre à coucher. Je pris tout mon argent, mon nécessaire de voyage, celui de Suzanne, qui renfermait ses bijoux et nos papiers; je dis à Pierre de nous suivre immédiatement à la gare, ainsi que Félicie, en abandonnant tous nos effets, et je remontai dans la calèche avec ma fille. Nos deux serviteurs s'arrangèrent de leur mieux auprès du cocher, et nous quittâmes ainsi la villa hospitalière qui nous avait abrités deux ans.

J'avais fait prendre un détour qui me permettait de voir la villa en repassant sur une route en contre-bas... et j'eus la satisfaction d'apercevoir une autre calèche contenant mon gendre et deux personnages que je ne pus définir, gens de la police ou employés du consulat, qui s'arrêtait devant la porte de notre demeure. Ils sonnèrent à tour de bras, et longtemps sans doute, car les aboiements d'un chien me poursuivirent longtemps. Nous gagnâmes la gare, et nous prîmes le premier train de banlieue. La direction nous importait peu, l'essentiel était de quitter cette ville devenue dangereuse pour nous.

Suzanne très-effrayée, très-pâle, me serrait fortement le bras, Félicie, qui avait gagné quelques habitudes italiennes, faisait de temps en temps un grand signe de croix... Quand nous fûmes en wagon, Suzanne me dit:

--Où allons-nous, père?

Son visage exprimait une inquiétude si poignante que je ne pus y tenir plus longtemps.

--En France! répondis-je.

Un cri de triomphe partit des trois poitrines haletantes qui attendaient ma réponse, et les trois paires d'yeux me remercièrent par des larmes de joie.

Le lendemain nous étions à Nice, où je ne fis que passer. Nous ne fûmes point inquiétés à la frontière. Mon gendre, bien sûr, ne nous cherchait point de ce côté.

Arrivé près de Paris je déposai Suzanne avec nos domestiques dans un hôtel de la banlieue, et j'allai voir notre docteur nuitamment comme un voleur. Il approuva mon projet, loua fort mon énergique résolution et m'assura que, dès lors, nous pouvions rester en France sans être inquiétés.

--Comment voulez-vous, dit-il, qu'on vous cherche là où vous allez. Je ne crois pas que personne connaisse le nom de ce trou-là. Seulement ce ne sera pas très-habitable l'hiver!

--L'hiver est loin! dis-je gaiement, nous retournerons en Italie, ou en Espagne, ou à Malte. Le monde est grand, et Suzanne n'aura pas toute sa vie le mal du pays.

--Je doute même fort, reprit le docteur, qu'elle l'ait une seconde fois! On n'a guère cette maladie-là qu'une fois, et dans l'extrême jeunesse. Plus tard, on se bronze!

Notre ami étouffa un soupir; peut-être se croyait-il trop bronzé; mais il se trompait en ce cas, car son vieux coeur était aussi jeune que le nôtre.

J'aurais voulu voir aussi le notaire, mais je considérai l'entreprise comme trop périlleuse, et j'y renonçai. D'ailleurs, je craignais vaguement qu'il ne fût arrivé quelque malheur à Suzanne. Je me hâtai de retourner à l'endroit où je l'avais laissée. Tout était pour le mieux; elle dormait encore, car j'avais passé une partie de la nuit à causer avec le docteur, et j'étais revenu par le premier train.

Nous partîmes ensemble tous quatre sans passer par Paris, et douze heures après nous débarquions dans une petite ville de Normandie, si tranquille que l'herbe y pousse entre les marches des escaliers, sur les perrons des hôtels et jusque dans le marché aux chevaux.

Après une nuit passée à nous reposer de ce voyage précipité, nous montâmes dans une lourde voiture jaune qui rappela à Suzanne l'ancien omnibus du chemin de fer dans lequel nous avions promené Lisbeth. Vers le soir, la patache en question nous déposait sur la place d'un village où il y avait bien cinq maisons groupées autour d'une vieille église surmontée d'un clocher à bâtière, c'est-à-dire un toit de schiste à deux versants très-inclinés, assez semblable, en effet, à un bât de cheval ou de mulet.

Quelques femmes étaient venues pour réclamer leurs commissions au conducteur, sorte de messager rural; on tira de la patache une quantité de choses étranges, des petits barils pleins d'huile, de vinaigre, de liquides variés, des sacs d'avoine ou de farine, des morceaux de viande fraîche enveloppés de feuilles de chou, des paniers vides, enfin un nombre prodigieux de colis hétéroclites, bien que je cherchasse vainement à découvrir l'endroit où ils avaient été précédemment cachés aux regards.

Quand tous les petits barils et les quartiers de viande eurent trouvé leurs destinataires, non sans quelques litiges, une femme avenante, proprement vêtue, s'approcha de nous, prenant en pitié notre air emprunté. De fait, nous devions être passablement gauches, car nos yeux suivaient avec une sorte de regret la voiture jaune, qui s'en allait plus loin peupler le pays de petits barils et de sacs de toile mystérieux.

--Qu'y a-t-il pour le service de ces messieurs et de ces dames? nous dit l'hôtesse en français très-acceptable, malgré l'accent du pays. Une jolie chambre peut-être et un souper?

--Quatre jolies chambres et quatre soupers, répondis-je, retombant dans la réalité.

Les chambres étaient propres et fraîches malgré leurs affreuses lithographies de la Restauration encadrées dans des cadres de bois noir; en attendant le repas, je me mis au courant des aventures de Télémaque et de celles non moins véridiques de la belle Zélie, représentée avec un corsage bleu et un jupon ronge, dans l'acte de reprocher à un perfide l'abandon le plus immérité.

Le souper fut servi, et nous mangeâmes tous à la même table. La frugalité, mais non la parcimonie, présidait à ce repas, arrosé de cidre encore potable. Pierre fit la grimace; je l'avais accoutumé à boire de bon vin,--mais, en nous voyant boire courageusement, il prit le parti d'en faire autant, et je n'ai pas ouï dire qu'il s'en soit trouvé plus mal.

--Ces messieurs et ces dames sont venus pour voir l'endroit? nous demanda l'hôtesse en desservant la table.

--Oui, et pour respirer l'air. La mer est-elle loin?

--A un petit quart de lieue; c'est à Faucois que vous la trouverez.

--Y a-t-il une auberge à Faucois?

--Ah! seigneur Dieu, non, bien sûr!

Je n'y étais plus du tout, et je commençais à accuser Maurice Vernex d'avoir fait comme tous les voyageurs anciens et modernes, lorsque l'hôtesse ajouta:

--Mais il y a une maison à louer, une belle maison de six appartements, avec jardin, une écurie et une étable... Ça sera peut-être un peu humide, parce que voilà deux ans qu'on ne l'a louée... Mais si ces messieurs veulent voir...

Je tenais mon rêve! Le lendemain dès l'aube j'étais dans la belle maison de six appartements, ce qui voulait dire en langue vulgaire six pièces, et, le mètre à la main, je toisais et retoisais la place du lit, des chaises, des armoires... Une heure après, Pierre était en route pour la ville déserte avec le chariot de l'hôtesse, et le soir même, pendant qu'un bon feu de bois de charme brûlait dans les cheminées pour les assainir, nous couchions dans nos meubles.



XXXV

Je fus réveillé par les cris joyeux de Suzanne, et je me trouvai bientôt auprès d'elle.

--La mer, disait-elle, vois donc, père, la voilà en face de nous sous la fenêtre! On dirait qu'il n'y a qu'à ouvrir la porte pour y tremper ses pieds!

En effet, la veille, tout occupés des arrangements intérieurs, nous n'avions pas songé à regarder par les fenêtres.

Un panorama splendide se déroulait devant nous. En face, la mer, d'un bleu foncé intense, qui faisait mal aux yeux, au-dessus, le ciel d'un bleu plus pâle, doux et tendre; à droite et à gauche, deux bras de rochers roux qui enserraient une baie merveilleuse, si parfaite qu'elle avait l'air d'un décor d'opéra; des falaises tantôt rocheuses, tantôt couvertes d'herbe drue et de hautes fougères; quelques arbres pittoresques auprès de nous; à nos pieds, un ruisseau d'eau vive qui traversait Je jardin avec un bruit de cascatelle, et sous la fenêtre, de grandes plates-bandes de juliennes blanches qui embaumaient l'air. Un bruissement d'abeilles affairées remplissait l'atmosphère fraîche et tiède à la fois, où le vent avait la douceur du velours et la force vivifiante du bain salé.

--C'est prodigieux! murmurai-je. Maurice Vernex ne m'avait pas trompé.

--C'est lui qui t'avait enseigné ce nid? dit vivement Suzanne en se tournant vers moi.

--Oui, il y a longtemps; je l'avais oublié, et puis, quand tu as parlé de revenir en France, je me suis rappelé le nom de ce pays étrange et sauvage.

Suzanne ne répondit rien; mais une expression de joie et de gratitude passa sur son visage expressif.

--C'est un bon garçon, dit-elle, il ne nous est jamais venu de lui que du bien. Te rappelles-tu ce triste hiver à Paris, comme il venait souvent te désennuyer?... Nous avons passé alors de bonnes soirées.

Elle devint pensive, et moi, craignant de la voir revenir aux pénibles souvenirs de ce passé douloureux, je détournai la conversation.

--C'est un pays superbe que celui-ci, dis-je, mais que mange-t-on dans ce paysage de féerie? Il n'y a pas de boutiques, il n'y a pas même de marchands...

--Il y a toujours des poulets et du beurre, répondit Félicie qui accourait un volatile dans chaque main; si vous voulez vous plaindre de la nourriture, monsieur, vous allez nous rendre bien malheureux!

C'était sa manière à elle de rassurer les gens inquiets. Je la laissai dire. Du reste, grâce à son activité et à sa prévoyance, nous eûmes toujours un ordinaire confortable.

Le ciel et l'Océan aux teintes changeantes, les falaises qui prenaient un air riant ou sévère suivant les heures du jour, les sentiers étroits tapissés de fleurs sauvages, où la mer apparaissait soudain par un trou dans la haie, les pentes gazonnées et les bois pleins d'ombre, faisaient de cette vie un enchantement perpétuel. Jamais je n'avais rêvé tant d'eaux courantes, de vallées, de pelouses, de points de vue divers et charmants; le besoin de poésie que tout homme apporte en lui et qui dort pendant les années de lutte, cet élan vers tout ce qui est beau, se traduisait en moi par un enivrement complet. D'autres se mettent à collectionner des bibelots, quelques-uns achètent des tableaux, le plus grand nombre s'en va à la campagne; mais je ne crois pas que nul ait jamais plus ou mieux joui de la poésie des choses que moi, à ce moment de la vieillesse commençante.

Je ne sais si Suzanne partageait mes impressions parce qu'elle était ma fille, ou bien si son tempérament et ses études l'avaient prédisposée aux mêmes rêveries, mais elle absorbait la vie par tous les pores et tombait dans des extases délicieuses devant les merveilles que la nature jetait à pleines mains autour de nous.

Pour la première fois nous étions dans un véritable désert. Jusque-là, la solitude n'avait été que fictive; à la campagne, chez nous, les paysans du village, les journaliers, le personnel de la maison formaient une sorte de société qui nous entourait sans nous toucher. A Florence, nous ne parlions à personne, mais nous voyions des hommes; le mouvement d'une grande ville nous empêchait de sentir notre isolement. Ici, le plus féroce misanthrope eût trouvé la satisfaction de ses goûts. Les quelques paysans de notre hameau étaient toujours au travail dans les champs; à peine à midi ou le soir les voyait-on passer. On échangeait un salut, parfois une parole, car ces gens étaient très-sociables. Leur aisance relative leur donnait le sentiment de l'égalité vis-à-vis de nous. Les paysannes ne causaient guère qu'avec Félicie; parfois Suzanne entrait dans une maison, caressait un enfant et sortait aussitôt. Là se bornaient nos relations extérieures.

Notre maison, ancien corps de garde de douaniers, était en pierres de la falaise, schiste et granit; des rosiers blancs la tapissaient extérieurement; Suzanne y avait tendu à l'intérieur quelques centaines de mètres de perse, et avec les meubles primitifs que nous avions achetés à la hâte, nous nous étions installé un refuge très passable. Il n'y manquait qu'un piano, et je n'osais en faire venir un de la ville, de crainte d'attirer l'attention des villages environnants. Suzanne s'était rendue à cette raison; nous nous promettions d'en avoir un «l'année prochaine», quand on se serait assez habitué à nous pour ne plus remarquer nos fantaisies. Elle se contentait de chanter sans accompagnement, le plus souvent au grand air, et ces exercices répétés, loin de lui gâter la voix, avaient donné à son timbre déjà riche et velouté une puissance extraordinaire.

J'avais fait venir des livres, des couleurs, du papier; nous faisions, ma fille et moi, de détestables aquarelles d'après nature; et si quelque chose pouvait consoler Suzanne des siennes, c'était la contemplation des miennes.

--C'est un rocher, ça? me dit-elle un jour, après avoir admiré longuement une de mes esquisses.

--Où donc?

--Là, dans le coin.

--Oh! fis-je indigné, comment peux-tu prendre cela pour un rocher?

--Un tronc d'arbre, alors?

--Du tout! c'est une vache rousse. Suzanne se laissa tomber sur le gazon en proie au fou rire le plus contagieux. Quand elle eut repris un peu de calme:

--Sais-tu, père, me dit-elle, que, pour ce que nous faisons, nous serions peut-être plus sages de nous abstenir? La muse de la peinture ne nous a point regardés d'un oeil favorable.

--J'en conviens, répondis-je, mais que veux-tu que nous fassions? Il faut bien passer le temps à quelque chose.

Elle devint si grave que je me repentis d'avoir parlé. Je n'étais jamais sûr de ne pas atteindre sans le savoir quelqu'une des fibres blessées de son âme.

--A Paris, murmura-t-elle, nos journées étaient toujours trop courtes!

Elle poussa un soupir, et je lui fis écho. C'est que Paris est un foyer de lumière électrique; on a beau faire, on se consume soi-même dans cet embrasement, où chacun apporte et reçoit sa part de lumière.

--Paris, reprit-elle, mon beau Paris! Nous en sommes bannis à jamais... Je hais cet homme, dit-elle avec énergie, en tournant vers moi son visage presque dur: je le hais, il m'a tout ôté! tout, depuis la maternité jusqu'aux joies de l'intelligence!

Je m'étais dit souvent qu'à l'âge de Suzanne on ne peut vivre loin du monde où l'on a été élevé, qu'il faut un aliment à l'esprit naturellement chercheur, qu'un jour ou l'autre elle regretterait son ancienne existence, celle d'avant son mariage, qu'alors je ne lui suffirais plus... Il s'agissait de reculer ce jour autant que possible, mais quand il viendrait?...

Il était venu.

Elle me regardait toujours et semblait attendre mes paroles. Je feignis de ne pas le voir, et je jouai avec mon pinceau. Nous étions dehors, à l'ombre, sur le versant est de la falaise, à l'abri d'un grand rocher. La ville la plus proche s'étendait dans le lointain comme une buée blanchâtre, et, sur la route qui serpentait le long de la côte, la patache jaune apparaissait comme une lourde bête à la démarche irrégulière. Suzanne vit la voiture, et ses pensées prirent un chemin de traverse.

--Ils viennent des villes, ceux-là, dit-elle en indiquant le véhicule qui festonnait le long de la montée, ils savent ce qui se fait ailleurs, ils ont vu des pièces de théâtre, ils ont été au concert, ils ont entendu de la musique. Oh! la musique, si douce à l'oreille, si douce au coeur!

Elle tomba dans une de ces rêveries qui m'avaient tant inquiété à Florence; la nostalgie qui la dévorait n'était pas seulement le mal de la France, c'était le mal de Paris.

Suzanne revint peu à peu à sa première pensée, et se tourna vers moi avec une expression d'amertume résignée qui me toucha profondément.

--Je ne serai rien, dit-elle, ni épouse, ni mère, ni femme du monde, ni femme utile; je serai ta fille, rien de plus, et c'est une douce tâche que d'embellir les vieux jours d'un père tel que toi!

Je la serrai sur mon coeur. Elle me rendit mes caresses, puis reprit:

--Tu dois avoir un souci, père, et je sens que depuis longtemps j'aurais pu, j'aurais du te l'ôter. Je n'attendrai pas plus longtemps. Tu as pensé souvent, n'est-ce pas, à ce qui arriverait si je rencontrais un jour, n'importe quand, l'homme que j'aurais pu épouser, et que j'aurais aimé?

Suzanne touchait, là une des cordes les plus sensibles de mon coeur; oui, j'avais pensé à ce jour, et j'avais reculé devant cette pensée, car je me sentais impuissant devant ce malheur-là!

--Eh bien, père, rassure-toi, continua-t-elle avec une sorte d'exaltation; moi aussi, j'ai pensé à cela; j'ai réfléchi longtemps, et j'ai gardé le silence parce que je ne savais pas si je serais assez forte pour tenir une parole donnée. Aujourd'hui, j'ai vingt ans, je vois clair devant moi. La virile éducation que tu m'as donnée a porté ses fruits; sois sans inquiétude, le nom de ma mère n'aura point de reproches, et tu pourras t'appuyer sur mon bras sans honte. Si je rencontre cet homme, je ne puis jurer de ne pas l'aimer, mais je te jure que je ne faillirai pas!

Elle portait sur son front l'expression de jeunes martyres confessant leur foi. Je baisai longtemps ses cheveux d'or. Ces paroles répondaient trop bien aux questions douloureuses de mes nuits d'angoisse pour que j'eusse besoin de lui demander des explications, mais ce fut elle qui m'en donna.

--J'ai réfléchi, vois-tu, dit-elle en s'asseyant auprès de moi. Je me suis demandé si je n'avais pas le droit de choisir un coeur entre tous pour m'y appuyer, pour faire entre lui et toi le chemin de la vie: le destin me paraissait si inique, si cruel envers moi qui n'avais rien fait de mal! J'ai pensé, le cas échéant, que je pouvais, sans me manquer à moi-même, m'accorder la douceur d'être aimée en dehors des lois de notre monde. Puis j'ai pensé à tant d'autres, aussi déshéritées que moi dans le mariage et qui n'ont pour les consoler ni les douceurs de la fortune, ni l'affection entière, aveugle d'un père tel que toi... Je me suis rappelé d'humbles ouvrières que leur mari battait, qui n'avaient pas d'enfants, à qui le pain manquait souvent, et qui pourtant portaient haut l'honneur du nom conjugal, et plus haut encore l'honneur du nom que leur avait laissé leur père; à côté de ces existences de martyres, j'ai vu que la mienne était un paradis, et j'ai eu honte de ma première pensée. Sois donc sans inquiétude, père, ta fille ne te fera jamais rougir: ces beaux cheveux blancs ne connaîtront point la honte.

Elle me couvrit de caresses, et moi, faible, ému, les yeux pleins de larmes, larmes d'orgueil paternel plus que de tristesse peut-être, je me laissai faire comme un enfant, et je la bénis dans mon coeur.

Nous étions muets depuis un moment, et nous laissions errer nos yeux sur le paysage; la patache, qui avait achevé de gravir la montée, s'éloignait rapidement dans la direction des terres, et bientôt un bouquet d'arbres la cacha à nos yeux. Le soleil descendait, et l'Océan commençait à prendre ces teintes mystérieuses où sous le gris, le bleu et le vert, on sent un peu de rose, le flamboiement du soleil couchant à travers les vagues. Tout à coup une voix de baryton sonore, splendide, éclata derrière un pli de terrain, et un personnage invisible lança à plein gosier:

Chant de nos montagnes

Qui fais tressaillir...

Nous nous étions levés brusquement pour moi, ce baryton était l'ennemi, car on ne chante pas avec cette perfection sans l'avoir appris, et tout homme du monde, à quelque monde qu'il appartînt, était un danger vivant. Suzanne, au contraire, le cou tendu, la tête inclinée, prêtait l'oreille de toute son âme. La voix se rapprocha rapidement; avant que j'eusse eu le temps de battre en retraite, un grand beau garçon, superbement découplé, arriva sur nous à longues enjambées sans perdre une note de l'air du Chalet. Il regardait si bien le ciel et la mer qu'il ne nous avait pas vus; j'espérais qu'il continuerait à admirer le large, mais, juste en face de nous, sur le milieu du sentier étroit, il s'arrêta interdit, la dernière note de sa roulade interrompue résonna dans la vallée où l'écho la répéta deux fois, et le grand garçon, ôtant son chapeau, s'écria avec un étonnement indescriptible:

--Monsieur Normis! mademoiselle Suzanne! vous n'êtes donc pas morts?

C'était Maurice Vernex.

Je ne saurais rendre le soulagement que j'éprouvai à reconnaître le brave garçon dans ce visiteur malencontreux; le bien-être fut si grand que je serrai à deux reprises sa main tendue vers moi.

Suzanne toute, rose de surprise et d'émotion, regardait sans pouvoir en détacher ses yeux le jeune homme dont la présence venait de nous rejeter soudain en pleine civilisation. Après les premiers mots:

--C'est que je suis fatigué, moi, dit Maurice. Permettez-moi de m'asseoir, je viens de faire deux lieues à pied; ces conducteurs de diligence ont une manière délicieuse de vous apitoyer sur le sort de leurs pauvres chevaux. Pour leur alléger la charge, on se laisse bêtement induire à marcher derrière la voiture pendant les trois quarts de la route; ils empochent votre argent, et le tour est joué.

Il se laissa tomber sur le gazon, nous nous assîmes aussi, et le silence se fit. Maurice n'avait plus rien à dire pour soutenir la conversation, et la situation était si embarrassante que je ne pus trouver immédiatement ce que je voulais exprimer....

--Vous devez fort vous étonner, dis-je enfin, de nous trouver ici. C'est un peu votre faute. Vous me fîtes, il y a deux ans, une description si enchanteresse de ce pays que l'idée nous vint de nous y fixer, et, comme vous le voyez, nous avons mis notre idée à exécution.

--Comment! vous demeurez par ici? C'est curieux, par exemple! Et vous avez trouvé à vous loger? Dans quel grenier à foin, sur quel perchoir fantastique avez-vous élu domicile?

--Dans un grenier fort convenable, dis-je, un ancien corps de garde de douaniers...

--Où donc? Je n'en connais-pas d'habitable sur la côte à dix kilomètres à la ronde.

--Mais tout près, à Faucois!

--A Faucois? Voilà qui est fort, mais vous m'avez pris ma maison!

--Votre maison, celle que vous avez habitée autrefois?

--Ma maison à moi, que j'ai habitée et qui m'appartient toujours, en vertu d'un bail dûment enregistré, et tenez, j'en ai la clef dans ma poche.

Il tira de sa poche une vieille clef tordue, usée, à peu près aussi efficace pour ouvrir une serrure que la première bûchette venue.

--Je ne comprends pas, dis-je bouleversé, comment cette maison...

--Oh! je comprends bien, moi, s'écria gaiement Vernex. Il y a de la Normandie là-dessous. Quand j.'ai signé le bail, il y a deux ans, j'avais l'intention de revenir le printemps suivant, et puis... je vous dirai une autre fois pourquoi je ne suis pas revenu, fit-il avec une nuance d'embarras; le fait est que je ne suis pas revenu, je n'ai cependant pas cessé de payer fidèlement mon loyer d'avance à la Saint-Michel. Mais en ne me voyant pas venir cette année plus que l'autre, les braves gens ont imaginé de tirer deux moutures du même sac, et ils vous ont loué ma maison. C'est d'une simplicité charmante.

--Je suis désolé, commençai-je; nous allons quitter...

--Du tout, du tout, interrompit Vernex; la terre est au premier occupant; je suis venu trop tard. Tant pis pour moi. Mais si vous m'avez pris ma maison, où vais-je loger, moi? Il faudra que j'implore une grange... Ah! fit-il joyeusement, on m'avait bien dit qu'il y avait des Parisiens dans le pays, mais du diable si je pensais à vous, et dans ma maison encore!

Il se mit à rire avec cette bonne grâce familière et communicative qui lui était propre.

--Vous logerez dans notre maison, lui dis-je, vous me permettrez de vous offrir l'hospitalité sous votre propre toit?

--J'accepte de grand coeur! répondit-il, je vous remercie.

Nous n'avions plus rien à nous dire, le silence reprit de plus en plus embarrassant. Suzanne se leva, nous dit qu'elle allait s'occuper du repas et prit le chemin de la maison. Quand elle eut disparu:

--Je n'ai pas besoin de vous dire, fis-je en regardant attentivement Maurice, que nous vivons dans la retraite la plus absolue; j'ai volé Suzanne à M. de Lincy, et si celui-ci apprenait où nous sommes, c'est lui qui me la volerait à son tour.

Vernex me regarda, me tendit la main, et je compris qu'il ne nous trahirait à aucun prix.

--Les raisons qui m'ont fait prendre cette résolution suprême, poursuivis-je, vous sont sans doute connues?--Il fit un signe de tête. En ce cas je n'ai pas besoin de m'étendre sur ce pénible sujet. Vous me blâmez peut-être?

--Lincy est une fameuse canaille, dit Vernex pour toute réponse. Vous ne pouvez pas vous imaginer le mal qu'il s'est donné tout récemment pour prouver que vous et madame de Lincy aviez péri dans une catastrophe de chemin de fer. Il voulait hériter de vous deux, tout vivants!

--Quand cela? fis-je dans la pensée que l'événement était peut-être antérieur à la rencontre de Florence.

--Il n'y a pas un mois, un accident de chemin de fer belge...

--Allons, il est complet, pensai-je. Il venait de nous rencontrer à Florence, dis-je simplement.

--Ah! très-bien! de mieux en mieux!

Le silence reprit.

--Sérieusement, monsieur, dit Vernex en se levant, si je suis importun, si vous désirez garder votre solitude inviolée, je m'en vais à l'instant. Ce n'est pas trois lieues de plus ou de moins qui peuvent effrayer un marcheur tel que moi...

--Restez, lui dis-je, poussé par l'instinct de la sociabilité et aussi par le plaisir de rencontrer un homme pour lequel j'avais de l'estime et de l'affection, restez et soyez notre hôte aussi longtemps que vous le pourrez, à condition qu'en quittant ce pays vous oublierez que vous nous avez rencontrés.

Il acquiesça du geste.

--Et nous allons parler de Paris!

Le soir venait, un doux crépuscule gris-rosé tombait sur la campagne, la lune se levait à l'est dans une brume transparente; nous revînmes au logis, causant intimement comme des gens qui ne se sont jamais quittés, effleurant les théories pour revenir aux actualités, et parfaitement heureux, je le crois, d'être ensemble.

La lampe était allumée dans la pièce du rez-de-chaussée qui nous servait de salle à manger, et Suzanne nous attendait, debout auprès de la table. La soupe fumait dans une grande soupière, l'argenterie brillait sur la nappe à côté des assiettes en terre commune, et le tout avait un air de bonhomie et de contentement rural indescriptible.

--Il y a du mieux depuis que je ne suis venu ici! dit Maurice en regardant autour de lui. Mon logis de garçon pour tenture n'avait guère que des toiles d'araignée.

Nous nous mîmes à table, plus heureux que nous ne l'avions été depuis que nous avions quitté la cousine Lisbeth. L'heure venue, je conduisis Maurice à la chambre que lui cédait notre vieux Pierre.

--Voilà tout ce que je puis vous offrir, dis-je à notre hôte.

--Je ne suis pas accoutumé à tant de luxe, répondit-il en riant.

Après l'avoir quitté, je retournai vers Suzanne, qui regardait la lune briller sur la mer, assise à sa fenêtre.

--Quel événement! lui dis-je quand je fus près d'elle.

--C'est incroyable! répondit-elle, et pourtant cela devait arriver. Je ne comprends pas comment nous n'y avions pas songé!

--Le mal n'est pas grand, repris-je; Vernex est un brave coeur, et, en somme, je suis bien aise qu'il soit venu.

--Moi aussi, murmura Suzanne.



XXXVI

Pendant les deux ou trois premiers jours, notre hôte fut d'une réserve presque exagérée. A peine assistait-il à nos repas, et alors la conversation roulait sur des sujets généraux, tels que le rendement des impôts, les lois de l'esthétique et la prépondérance des opinions religieuses en matière politique. De tels entretiens n'avaient assurément rien qui put paraître indiscret, et cependant le quatrième jour Maurice Vernex nous annonça son intention de retourner à Paris.

--Qui vous presse? lui dis-je.

--Des affaires laissées en souffrance... Ma présence est nécessaire pour les débrouiller.

--Mon ami, lui dis-je sérieusement, depuis votre arrivée vous n'avez pas reçu de lettres; vous n'aviez pas loué cette maison dans l'intention d'y passer trois jours tous les deux ans. Souffrez donc que je conclue à votre place. Vous craignez d'être importun, et vous vous en allez par discrétion. Eh bien, voici le fond de ma pensée: si nous acceptions ce sacrifice, nous en serions bien peu dignes; par conséquent, si vous partez, nous partons aussi, et nous irons chercher ailleurs un nid que nous n'ayons pas usurpé.

--C'est votre dernier mot? fit Maurice avec une sorte de joie.

--Assurément.

--Alors, restons tous! s'écria-t-il avec un contentement visible.

Il fit venir le jour même quelques colis restés à la ville voisine, et une bonhomie qui nous fit grand bien à tous présida désormais à nos relations. Maurice était bon tireur, il avait apporté d'excellentes armes. Nous prîmes un rocher pour cible, et la falaise retentit journellement de nos exploits. Suzanne, de sa fenêtre, jugeait les coups et agitait son mouchoir quand l'un de nous mettait dans le blanc, que nous avions fait avec du cirage.

Je devais à Maurice quelques explications; nos soirées d'autrefois avaient amené entre nous une entente bien plus intime que celle qui existe d'ordinaire entre gens du même monde, satisfaits de tuer le temps ensemble. Il était dès lors au courant des chagrins domestiques de Suzanne, et, depuis, les bruits de ville lui en avaient appris beaucoup plus long que je n'en savais moi-même. Un jour que nous revenions du tir par le plus long chemin, je lui racontai donc comment j'avais enlevé Suzanne; il m'interrompit:

--Ce lâche l'avait frappée? dit-il avec une expression de rage qui me saisit.

--Qui vous l'a dit?

--Ce n'est un secret pour personne; je suppose que les domestiques auront parlé.

--M'a-t-on blâmé? fis-je, curieux soudain de savoir comment nous avions été jugés.

--Il n'y a eu qu'une voix pour vous louer. Lincy était universellement connu pour ce qu'il est. Mais vous avez agi très-sagement en vivant à l'écart comme vous l'avez fait, car il a remué ciel et terre pour vous retrouver, et je suis persuadé qu'il n'y a pas renoncé.

--Qu'il y vienne! dis-je, comme je l'avais dit deux ans auparavant. S'il veut l'avoir, il faudra que je sois mort.

Vernex me serra la main avec une force extraordinaire, et la conversation tomba.

Depuis ce moment, un bien-être indicible s'étendit sur notre paisible demeure. Nos causeries, nos promenades, notre silence même avaient pris un charme tout particulier. Nul ne peut se représenter ce que la présence de notre hôte apportait d'éléments à notre intelligence, de satisfaction à notre curiosité. Pendant ces deux années, nous avions vécu comme des parias, heureux d'oublier et d'être oubliés; nous rentrions ainsi dans la société, dans la vie intellectuelle. Jamais notre solitude ne nous avait pesé, à Suzanne, je crois, pas plus qu'à moi; mais la tristesse était souvent assise à notre foyer désert. La venue de Maurice l'en avait bannie à jamais.

Quelle tristesse d'ailleurs eût résisté à ce franc sourire, à l'expression cordiale et spirituelle de cette physionomie, au regard sympathique et vif de ces yeux bruns? Maurice était l'être le plus actif, le plus communicatif que puisse produire notre société, en restant dans les limites du bon ton; il échappait à l'écueil ordinaire de ces tempéraments en dehors, la vulgarité; rien n'était plus correct que sa tenue et son langage, et nul ne mettait plus de bonhomie dans sa façon d'être avec tous, grands et petits.

Juillet tirait à sa fin; on avait déjà essayé les bains de mer, et je mûrissais le plan d'une cabine en planches à mi-chemin de la falaise, quand Pierre m'aborda un jour d'un air préoccupé. Il était en tenue de gala et pétrissait la visière d'une casquette de livrée, échappée je ne sais comment aux vicissitudes de nos évasions.

--J'ai une demande à formuler à monsieur, me dit-il avec une gravité surprenante.

--Formulez, mon ami, formulez votre demande.

--C'est que, monsieur, depuis que M. Vernex demeure ici, moi, je demeure dans la grange...

--Eh bien? trouveriez-vous qu'il est temps de troquer vos appartements?

--Non, monsieur, mais j'ai pensé que peut-être, si monsieur voulait bien m'accorder son agrément, avec la permission de monsieur, j'aurais bien aimé épouser Félicie.

Épouser Félicie, demeurer dans la grange... Je ne saisis pas tout d'abord le rapport occulte entre ces deux idées.

--Félicie? fis-je d'un air peu intelligent, faut-il supposer, car Pierre, avec sa bonté ordinaire, vint à mon secours.

--Oui, monsieur; comme ça, je ne coucherais plus dans la grange.

--Ah! très-bien! fis-je. J'avais compris. Mais Félicie n'est pas très-jeune, et vous-même...

--Félicie a cinquante-neuf ans et demi, monsieur, et moi j'en ai cinquante-sept; la différence d'âge n'est pas considérable, et d'ailleurs ce n'est pas cela qui fait le bonheur.

Je n'avais rien à opposer à ce raisonnement.

--Epousez donc Félicie, mon ami, lui dis-je; je serai enchanté de vous voir mariés. A vrai dire, il y a une vingtaine d'années que vous auriez dû y penser.

--J'y avais bien pensé, monsieur, répondit Pierre dont le visage s'était épanoui; mais elle était un peu grognon; avec l'âge elle s'est amendée, ou bien peut-être c'est moi qui m'y suis accoutumé; mais je crois bien qu'à présent il n'y aura plus de bisbille entre nous.

--La demoiselle consent? dis-je avec une gravité comique.

--Oui, monsieur, elle consent, répondit Pierre, rayonnant d'aise. Elle va être bien contente quand je lui dirai que monsieur ne met pas d'obstacle.

Cinq minutes après, Félicie, rougissante comme si, elle n'avait eu que quinze printemps, vint me faire sa révérence; j'adressai un petit discours aux fiancés, et je les congédiai. Comme ils s'en allaient, une réflexion me vint:

--Dites donc, Pierre, comment vous marierez-vous? Nous n'avons pas six mois de domicile!

Les bras tombèrent au pauvre garçon, qui me regarda d'un air piteux.

--Combien avons-nous, monsieur?

--Quatre mois et huit jours.

--Eh bien, cela ne fait plus que sept semaines à attendre. Pendant ce temps-là, nous allons toujours faire venir nos papiers.

Pierre s'éloigna, consolé, et je pensai à part moi que ceux qui n'ont plus longtemps à vivre sont moins impatients de l'avenir que ceux qui ont de longues années devant eux, ce qui n'est pas logique absolument parlant. J'allai raconter ces événements à Suzanne, et je la trouvai dans le jardin; Maurice lui faisait la lecture pendant qu'elle brodait une immense tapisserie qu'elle s'était fait venir de la ville. Je restai immobile sur le seuil du jardin à regarder le charmant tableau qu'ils faisaient à eux deux. La tête brune et sérieuse du jeune homme formait un contraste original avec la beauté blonde et vaporeuse de Suzanne; le rideau de feuillage qui servait de fond, le ruisseau courant qui dessinait un premier plan, les couleurs vives de la laine, tout, jusqu'aux teintes neutres et douces de leurs costumes, formait un ensemble «fait à souhait pour le plaisir des yeux».

Il posa son livre et fit une question que je n'entendis pas. Suzanne leva la tête, sourit; une teinte fugitive de rose passa sur ses joues, ses cils châtains battirent deux ou trois fois sur ses yeux; elle répondit un mot, et se pencha sur son ouvrage. Je restai un instant comme pétrifié, puis je retournai sans bruit dans ma chambre. Ils ne m'avaient ni vu, ni entendu.

Fou que j'étais! comment n'avais-je pas prévu qu'ils s'aimeraient!

Ces deux jeunes gens si bien faits l'un pour l'autre pouvaient-ils vivre ensemble, partager le même toit, les mêmes idées, les mêmes impressions, échanger les mêmes sympathies, et ne pas s'aimer! Si quelque chose était étrange ici, c'était qu'ils ne fussent pas tombés dans les bras l'un de l'autre au bout de huit jours! Et moi, père aveugle, niais, incapable, j'avais retenu cet homme auprès de nous! Une seconde fois j'avais joué le bonheur de ma fille. Alors je l'avais ravie au mariage. A présent, pourrais-je la ravir à l'amour?

Malgré moi, je m'approchai de la fenêtre et je regardai dans le jardin; elle brodait, il lisait, rien n'était changé, et pourtant, à présent que mes yeux s'étaient dessillés, je voyais dans cette attitude paisible, dans ce recueillement intérieur mille nuances qui m'avaient échappé.

Ils en étaient encore à la période de l'amour qui s'ignore et vit de lui-même. L'innocence du regard de Suzanne, la franchise de celui de Maurice m'étaient garantes qu'ils ne se croyaient qu'amis. Combien de jours, combien d'heures durerait ce calme? A quel moment inconnu la passion éclaterait-elle dans ces deux êtres en pleine jouissance de la jeunesse et de la vie? Demain, ce soir peut-être... Que fallait-il faire? Où s'arrêtaient mes droits? Que me commandaient mes devoirs?

Je m'assis dans mon fauteuil, loin de la fenêtre, pour ne pas les épier malgré moi, car ce rôle d'espion me répugnait d'autant plus qu'il me tentait, en dépit de mes efforts. Je voulais savoir à tout prix ce qu'ils pouvaient se dire; je voulais mesurer l'étendue de l'abîme où nous venions de rouler sans nous en apercevoir. J'eus le courage de me retirer, de coller mes mains sur mes yeux et de me mettre à penser seul.

Leurs voix me tirèrent de ma rêverie; Maurice m'appelait pour le bain du soir. Je descendis, et je pris avec lui le chemin de la falaise; j'avais résolu de lui parler sans plus attendre.

Quand nous eûmes atteint la crique solitaire qui nous servait de plage, je l'arrêtai:

--Asseyons-nous, lui dis-je; je voudrais causer un instant avec vous.

Il me regarda non sans quelque surprise, puis s'assit sur un rocher; j'en fis autant.

--Maurice, lui dis-je, vous voyez avec quelle amitié je vous parle, ayez confiance en moi, et oubliez que je suis un vieillard, un père. Causons comme deux amis. Je regretterai toujours que vous soyez arrivé quelques heures trop tard, il y a trois ans... mais...

Il m'arrêta du geste, secoua la tête d'un air désespéré et me dit d'une voix basse:

--C'est vrai, je l'aime!

Il se tut.

La lame brisait régulièrement sur le sable à quelques pas de nous; j'écoutais machinalement son bruit mesuré, et l'attente de ce bruit du flot me privait pour ainsi dire de ma puissance de réflexion. J'étais comme magnétisé, mon cerveau souffrait d'une si forte secousse. Je fis un effort violent pour secouer cette torpeur.

--Vous aime-t-elle?

Il fit un geste indécis. J'avais retrouvé mon énergie.

--Si elle ne vous aime pas, je vous en conjure, mon enfant, mon ami, partez! Partez aujourd'hui, ne la revoyez pas, ayez pitié d'elle! Si elle était libre, je vous la donnerais à l'instant, mais elle est enchaînée, vous ne pouvez que la perdre. Vous ne voulez pas la perdre, n'est-ce pas? Mon ami, je vous en supplie, ayez pitié d'elle et de moi.

Les paroles se pressaient sur mes lèvres tremblantes, j'avais peine à les prononcer distinctement; je me sentais vaincu par la douleur.

Maurice releva la tête; ses yeux à lui aussi étaient pleins de larmes.

--Monsieur, me dit-il, vous auriez le droit de me chasser. C'est vrai, j'aime votre fille, et je sens que cet amour est un outrage. Si elle était veuve demain, je la réclamerais de vous, mais je n'ose pas même le lui dire à elle, tant son malheur est respectable. Oui, j'aurais dû partir; je n'en ai pas eu le courage, la vie est si douce ici entre vous deux, vous que je vénère autant que je l'aime. Je m'en irai, puisque vous le voulez, je m'en irai...

Il me regardait; ses yeux pleins de douleur, de reproche, lurent au fond de mon âme que j'avais plus de chagrin que de colère. Je lui tendis la main, il y mit la sienne, et nous nous sentîmes liés pour la vie par un lien indestructible d'estime et d'amitié.

Il n'était plus question de bain; d'ailleurs le ciel s'assombrissait, quelques gouttes de pluie commencèrent à tomber, nous revînmes lentement vers le logis. Maurice regardait la mer comme pour l'absorber par les yeux.

--J'ai été bien heureux ici, me disait-il d'une voix rêveuse; si heureux, que ces quelques semaines seront la joie de ma vie entière. Il n'est pas au monde de femme semblable à Suzanne. Elle n'a pas à craindre d'être jamais remplacée dans mon coeur. Quelle autre créature aurait sous le ciel sa grâce et son intelligence, son instruction supérieure et sa modestie! quelle autre aurait traversé le bourbier de son épreuve sans y souiller seulement la moindre plume de son aile! Suzanne seule pouvait porter une telle infortune avec tant de dignité; seule, sa grande âme était capable de se développer ainsi sous l'aiguillon du malheur!

Je l'écoutais, ses paroles n'étaient que l'expression de ma pensée, et, plus il parlait, plus je le trouvais digne d'elle. O folie amère, d'avoir livré ma fille à son bourreau, pendant que j'avais là près de moi l'homme que tout lui destinait!

Nous marchions un peu à l'aventure le long du chemin glissant et étroit.

Maurice n'était pas pressé de rentrer, puisqu'il ne devait rentrer que pour partir, et moi je n'étais guère désireux de le mettre en face de Suzanne, fût-ce pour un instant. Tout à coup il me saisit par le bras et me tira brusquement en arrière; ce mouvement rapide faillit me jeter à terre, et au même instant la motte de gazon sur laquelle j'avais posé le pied se détacha du bord et roula sur les rochers à quarante pieds au-dessous.

--Ces endroits sont très-dangereux, dit Maurice; la moindre pluie détrempe les terres sans cesse minées par le vent et la poussière des vagues. Dès demain j'enverrai les gamins du village faire ici un petit parapet de gazon; j'en avais construit un jadis... Demain, répéta-t-il avec amertume, je n'y serai plus!

--C'est moi qui m'en chargerai, lui dis-je; votre bonne pensée ne restera point stérile.

L'orage fondit sur nous, et nous regagnâmes la maison d'un pas rapide.

--Quel temps! murmura Maurice en me regardant avec une expression de prière humble et soumise.

--Vous partirez demain, lui dis-je à voix basse. Il me serra la main, et nous entrâmes.



XXXVII

--Je commençais à m'inquiéter, dit Suzanne; vous avez été bien longtemps.

--J'ai failli rouler en bas de la falaise, répondisse; c'est notre ami qui m'a sauvé en me retenant au moment dangereux.

Le regard de ma fille chargé de reconnaissance glissa sur moi, et se posa un instant sur le visage défait de Maurice.

--Allons vite souper, dit-elle, vous avez besoin de vous sécher, et même je crois de vous réchauffer.

Le repas fut morne: nous n'avions pas le courage de feindre une gaieté dont nous étions si éloignés; Suzanne, qui avait commencé par rire et plaisanter, comme d'habitude, se laissa gagner bientôt à notre gravité, et pressa le service pour avoir plus tôt fini.

Après le dîner, nous nous réunîmes dans notre petit salon, et ma fille fit faire une flambée pour chasser l'humidité qui pénétrait partout. La flamme jaillit bientôt en gerbes jusqu'au milieu de la vaste cheminée, et un semblant de confort régna dans le salon. Maurice prit son courage à deux mains.

--Il faut espérer, dit-il, que le temps ne sera pas si mauvais demain pour mon voyage.

--Une excursion? fit Suzanne sans y attacher d'importance.

--Non, un voyage.

Ma fille s'était redressée et regardait le jeune homme avec anxiété.

--Je pars pour Paris, dit Maurice, sans oser lever les yeux.

--Pour Paris! répéta Suzanne.

Elle joignit les mains sur ses genoux et nous regarda tour à tour.

--C'est toi qui le renvoies? me dit-elle d'une voix singulièrement altérée.

--Moi! quelle idée! voulus-je dire, mais le mensonge s'arrêta dans ma gorge.

--Tu le renvoies pour empêcher qu'il ne m'aime? fit-elle toujours en s'adressant à moi, sans regarder Maurice. C'est inutile, ni toi, ni lui, ni moi n'y ferons rien. Il ne me l'a pas dit, mais je sais qu'il m'aime, et je l'aime!

Elle s'était levée, nous aussi; droite, entre nous, très-pâle, son visage contracté, éclairé par les flammes capricieuses du foyer, elle avait l'air de quelque divinité païenne acceptant un sacrifice.

Maurice, éperdu, avait fait un mouvement vers elle; elle l'arrêta du geste:

--Oui, je vous aime, dit-elle, et c'est devant lui,--elle me désignait,--devant lui, le confident de toute ma vie, que-je veux vous le dire. Vous m'avez appris qu'il est au monde des hommes qui savent respecter en aimant, qui préfèrent le bonheur de la femme aimée à leur propre bonheur. Grâce à vous, j'ai reconnu que l'amour existe, qu'il ennoblit l'âme et la rapproche de la perfection autant qu'il est possible à notre nature imparfaite... Vous m'avez donné une seconde vie,--je me sens jeune, vivante, heureuse de vivre,--je vous bénis, Maurice, et je vous aime.

Il s'inclina devant elle et baisa un pli de sa robe. Je me taisais. Qu'avais-je à dire?

--Mon père vous a ordonné de partir? C'était son devoir; moi, je vous prie de rester; peut-être mon père y consentira-t-il quand je lui aurai parlé.--Te souviens-tu, dit-elle en se tournant vers moi, que, le jour même de son arrivée, nous avons abordé ce sujet? Je t'ai dit, tu ne peux l'avoir oublié, que si j'aimais, je ne faillirais pas; que j'aimerais jusqu'au martyre, mais que je respecterais tes cheveux blancs.

Je m'en souvenais, certes! La joie de ce jour avait été une des plus pures de ma vie.

--Je tiendrai ma promesse, continua Suzanne. Jamais Maurice, par surprise ou persuasion, n'obtiendra rien de moi; je resterai ce que je suis, nous vivrons comme nous avons vécu; s'il trouve l'épreuve pénible, qu'il parte. Mais moi, je l'aime, mon père, et s'il part, ma vie s'en ira avec lui!

Maurice me regardait, attendant son arrêt. Je n'eus pas le courage de le prononcer; mais je ne pouvais cependant consentir. Suzanne reprit et s'approcha de moi, passant sa main sur mon bras avec cette câlinerie irrésistible qui lui était restée de son enfance.

--Vois-tu, père, dit-elle, depuis trois ans, j'ai été bien malheureuse; me suis-je jamais plainte? Ai-je manqué de courage? Voici un rayon de joie qui me vient du ciel; je me croyais condamnée à l'éternelle solitude; toi et moi, nous devions voguer à jamais par le monde sans port et sans asile; nous avons trouvé un ami, j'ai trouvé le repos... Veux-tu m'enlever le seul bonheur que je doive jamais connaître, celui d'aimer dans le présent, de toute la pureté de mon âme, avec le devoir et l'honneur pour étoiles? Dis, le veux-tu?

Elle me regardait avec des yeux, de femme mûrie par la douleur, et qui sait ce qu'elle veut...

--Fais ce que tu voudras, lui dis-je, je t'ai mal mariée, je n'ai pas le droit de te contraindre.

Je sortis du salon, mais je n'avais pas eu le temps daller jusqu'à l'escalier, quand je sentis la main de Maurice me retenir:

--Je pars, monsieur Normis, dit-il, je m'en irai demain, venez assister à nos adieux.

Je rentrai. Suzanne vint à ma rencontre, et se laissa glisser à mes genoux. Je la reçus à moitié route.

--Pardon, me dit-elle en pleurant, pardon, cher père,--j'avais fait ce beau rêve,--il est impossible... soit. Pardonne-moi seulement, je ne croyais pas mal faire.

--Eh! mes pauvres enfants, m'écriai-je, que nous sommés malheureux!

Après un montent de trouble, Maurice s'approcha de moi.

--Adieu, monsieur, me dit-il, j'aurais été heureux, bien heureux de vous nommer mon père. Tâchez qu'elle soit heureuse!

--Au revoir, Maurice, dit Suzanne en tendant la main au jeune homme, au revoir. Quoi qu'il arrive, nous nous reverrons.

La voiture ne passait le lendemain qu'à neuf heures, mais nous nous séparâmes aussitôt, sur la convention de ne pas revenir sur ces adieux le lendemain.

Comme je me retirais chez moi, je vis Pierre qui s'efforçait de mettre tout le zèle possible dans son service du soir.

--J'ai écrit pour les papiers, monsieur, me dit-il; la lettre est partie. M. le maire a eu la bonté de m'indiquer toutes les formalités. J'ai écrit une demi-douzaine de lettres. Ah! monsieur, quelle affaire qu'un mariage!

J'avais le coeur trop serré pour lui répondre. Je me hâtai de le congédier.

Pendant la nuit, pluvieuse et tourmentée, j'entendis un bruit insolite. Comme je ne dormais pas, je fus bientôt sur pied. J'ouvris ma porte et je prêtai l'oreille. On parlait dans la chambre de Suzanne. J'allumai vite une bougie et je'm'approchai. Les sons s'éteignirent, puis recommencèrent: c'étaient des plaintes. Sans frapper, je levai le loquet, fermeture unique et primitive de toutes nos chambres, et je vis Suzanne, assise sur son séant, en proie à une fièvre violente. Elle gesticulait vivement, et parlait à voix haute. La vue de ma lumière lui fit détourner la tête, mais bientôt elle s'y accoutuma, et reprit ses discours incohérents:

--Qu'ai-je fait? disait-elle très-vite, presque en bredouillant; je n'ai rien fait de mal! Qu'est-ce que je veux? rien de mal! Alors pourquoi mon père est-il si cruel? Vous savez bien, Maurice, que je suis une honnête femme,-- vous-savez bien que je tiendrai mon serment. Partez, partez; allez vite, il ne faut pas mécontenter mon père! Il a été si bon pour moi. Il souffre tant, il faut avoir pitié de lui... Allez, allez!

Et une plainte longue, douloureuse, succédait à ces discours. Je ne savais que faire; je fis lever Félicie, pour employer quelque remède domestique, de ceux qu'on a sous la main, et Pierre partit aussitôt pour la ville, afin de ramener un médecin.

Au premier bruit, Maurice s'était levé; je le rencontrai dans la salle, tremblant d'émotion et d'angoisse. Je lui dis en deux mots ce qu'il en était, et je m'en repentis aussitôt à la vue de son désespoir.

--Laissez-moi m'asseoir auprès de sa porte, me dit-il, je resterai en dehors, mais laissez-moi l'entendre; vous ne pouvez vous imaginer ce que je souffrirais si vous me défendiez de rester là.

Je consentis, et il s'appuya contre le mur pour se soutenir.

--Mon mari, c'est mon mari, disait Suzanne dont le délire augmentait, c'est mon mari malgré tout, et je le hais. Père, cache-moi, je ne veux pas le voir. Emmène-moi chez Lisbeth tout de suite. Père, cria-t-elle, tu n'es pas là... je lui tenais les mains. Ah! le misérable, il m'entraîne, il va m'enlever, père... Je ne veux pas, non, non... Maurice!

Elle jeta ce nom à pleine voix, comme un appel désespéré. Maurice n'y résista pas, il bondit dans la chambre et se laissa tomber à genoux près du lit. Suzanne, qui jusqu'alors n'avait reconnu aucun de nous, poussa un cri de joie, lui saisit la tête dans ses bras, appuya sa joue sur ses cheveux; ses traits se détendirent et exprimèrent une douceur céleste:

--Enfin, dit-elle, enfin tu ne t'en iras plus, tu ne me laisseras pas enlever?

Non, non, répétait Maurice éperdu. Je ne veux pas aller avec lui. Assieds-toi là.

Maurice dut s'asseoir près de son lit. Elle murmura encore quelques paroles incompréhensibles, puis se laissa retomber sur l'oreiller, et s'endormit d'un sommeil d'abord troublé, puis plus profond, toujours sans quitter la main de Maurice.

Au petit jour, le médecin arriva. Il examina Suzanne pendant son sommeil et ne voulut pas qu'on la réveillât. Il attribua ce délire passager à une forte commotion; la moindre émotion pouvait provoquer une fièvre cérébrale; mais avec un repos parfait, il n'y avait probablement rien à craindre.

--Surtout, monsieur, dit-il d'un air de reproche à Vernex, qu'il prit pour mon gendre, pas de contrariétés, pas de scènes de famille. On la tuerait, et ce ne serait pas long.

Il se retira après avoir prescrit une potion calmante.

Suzanne dormait tranquillement. Un peu de rougeur à ses joues, un peu de chaleur à ses mains étaient les seules traces de la terrible secousse de la nuit; au premier mouvement qu'avait fait Maurice pour retirer sa main elle l'avait serrée sans se réveiller, avec un gémissement douloureux.

Il me regarda de cet air soumis et malheureux qui me fendait l'âme.

--Maintenant, lui dis-je tout bas, c'est moi qui vous conjure de rester.

Il me remercia d'un mouvement des lèvres, puis détourna son visage et le plongea dans l'oreiller de Suzanne, sans parler.



XXXVIII

Au matin, Suzanne, en s'éveillant, n'eut qu'un vague souvenir de ce qui s'était passé. La vue de Maurice la troubla tellement, que je crus une explication nécessaire:

--Tu as été très-malade, ma chérie, lui dis-je; j'ai prié notre ami de rester pour m'aider à te soigner.

Elle se rappela soudain, devint rouge, puis pâle. Son cerveau affaibli ne lui permit pas de longues réflexions; elle se laissa aller sur l'oreiller avec un air heureux:

--Vous resterez, dit-elle à Maurice, dont elle avait lâché la main en ouvrant les yeux..

Celui-ci fit un signe de tête et quitta la chambre sans dire un mot. Ma fille n'insista pas, et il ne fut plus question de départ.

Deux ou trois nuits agitées nous effrayèrent encore. Elle avait le délire à la même heure, et se débattait contre son mari qui voulait l'enlever. La voix et la main de Maurice seules pouvaient ramener le calme. J'appris alors, par la force de cette obsession, quelles épouvantes ma pauvre enfant avait subies en silence. Que de fois, depuis notre fuite, elle avait dû s'éveiller en sursaut, glacée par l'angoisse de voir son mari l'entraîner loin de moi! Ces divagations inconscientes me livrèrent son secret, et je reconnus que, pour se taire et paraître joyeuse, elle avait déployé une force d'âme bien au-dessus de son âge.

J'appris encore autre chose, et cette découverte jeta sur mon esprit une teinte de mélancolie qui fut longue à dissiper: j'appris que du jour où notre enfant aime, nous autres parents, nous ne sommes plus que bien peu de chose auprès de l'être aimé. Mais la vie m'avait donné d'assez rudes leçons pour que j'eusse le courage d'envisager ma peine et de tâcher de lui trouver un bon côté. Je n'accusai pas ma fille d'ingratitude: un autre père l'eût peut-être fait; moi je me contentai de reconnaître que plus l'enfant élevé par nos soins est d'une nature fine et supérieure, plus l'amour a de prise sur ce jeune coeur, et plus, par conséquent, nous pauvres vieux, devons passer au second plan. Je reconnus aussi que, si Suzanne avait donné le meilleur de son âme à ce jeune homme, elle m'avait gardé pour dédommagement toutes les adorables caresses, toutes les grâces charmantes que j'avais chéries en elle dès l'enfance. A Maurice, elle avait donné sa vie, mais tous ses regards, toutes ses tendresses étaient pour son vieux père. C'est ainsi qu'elle me remerciait de lui avoir laissé son bonheur.

Suzanne se remit bientôt: à vingt ans, le corps est si souple et si résistant! Il faut si peu de chose pour lui rendre son élasticité! A la fin de la semaine, elle put marcher dans le jardin et rester quelques heures au grand air sans trop de fatigue. Rien n'était changé dans ses relations avec Maurice. Ils se parlaient très-peu et paraissaient absolument satisfaits de leur sort. Elle lui tendait la main le matin et le soir,--il la laissait retomber aussitôt,--un indifférent n'eût jamais pensé qu'ils s'aimaient... et moi, sous cette glace, je voyais couver, grandissant chaque jour, une passion irrésistible qui menaçait de nous engloutir tous dans quelque catastrophe.

J'étais résolu à n'être pas complice de la chute de ma fille. Le jour où j'aurais la certitude qu'il s'était passé entre eux quelque chose, d'irrévocable, j'étais décidé à fuir, leur laissant ma fortune et ne gardant pour moi que le souci de mon honneur. Que me fallait-il pour vivre? Un morceau de pain,--et pour peu de temps, car j'étais bien certain de ne pas résister longtemps au chagrin d'avoir perdu Suzanne. C'est alors qu'elle serait perdue pour moi! C'était donc pour en arriver là que je l'avais élevée avec tant d'amour! C'était pour cela que je l'avais arrachée à son mari!

C'est alors que j'appelai ma femme à mon secours! Que de fois pendant que tout dormait dans notre maison isolée, que de fois j'invoquai la chère image pour lui demander conseil! Mais je n'obtenais pas de réponse, car dans ce dédale de perplexités son esprit droit et honnête lui-même se fût perdu.

Et pendant que je nourrissais ce projet d'abandon, véritable suicide moral, les deux amants, encore innocents, savouraient à longs traits l'ivresse de leur amour. Suzanne, grave, presque recueillie sous le poids de ce grand bonheur d'aimer qui l'absorbait tout entière, semblait grandie et transfigurée par le rayonnement de son âme... Chère et chaste enfant, j'étais bien sûr, si la chute devait venir, qu'elle viendrait d'une surprise! Jamais hermine n'eut à un plus haut degré l'horreur de la boue. De plus que les ingénues, elle avait gardé des réalités du mariage un dégoût, un mépris qui la mettait bien haut sur un piédestal, au delà des atteintes d'une passion terrestre. Maurice était le plus honnête, le plus chevaleresque des hommes; livrée à son respect, Suzanne eût pu traverser l'Océan,--mais ils n'étaient après tout que de chair et de sang; le soleil d'août brillait sur nos têtes, et la sève montait dans leur coeur!...

Un jour je les regardais le long de la falaise: ils s'étaient quelque peu éloignés de la maison, mais toujours à portée de la vue et presque de la voix. Suzanne s'était arrêtée à l'endroit où précisément il m'avait arraché à une mort peu douteuse, le jour qui avait décidé de nos destins: sa pensée de prévoyance n'était point restée stérile. Dès que Suzanne s'était remise, il était venu lui-même avec Pierre, à cet endroit, apporter des mottes de gazon pour en faire un parapet. Une investigation attentive de la falaise, vue d'en bas, lui avait démontré que les terres détrempées ne tenaient plus que par les racines des herbes jusqu'à cinq ou six pieds du bord et c'est à cette distance qu'il avait établi ce mur protecteur, destiné à garder de mal les rares passants de la falaise, enfants du village, douaniers, et nous-mêmes. Il travaillait, remuant à pleines mains la terre humide de rosée qui laissait ses traces à ses doigts, elle le regardait, de temps en temps, ils se souriaient, et je devinais, à l'attitude de ma fille, qu'elle était satisfaite de lui: satisfaite de sa bonne pensée et fière de le voir travailler comme un ouvrier.

Ah! ces êtres-là ignoraient les mièvreries des conventions mondaines! Ils ne craignaient, ni l'un ni l'autre, les souillures du travail matériel. C'est pour la pureté de leurs âmes qu'ils gardaient leurs préoccupations!

Je pensais à beaucoup de choses, quand la voix de Pierre me tira de ma rêverie:

--Monsieur n'a pas de commission pour l'Angleterre? me disait-il.

--Pour l'Angleterre? Non, Pierre. A quel propos?

--C'est que le patron d'une barque est venu demander tantôt si monsieur ne voulait pas se faire rapporter quelque chose d'Angleterre; il y va toutes les semaines... et aux îles anglaises presque tous les jours; ils sont trois patrons...

--Qui font de la contrebande? interrompis-je.

--Oh! non, monsieur, pas de la contrebande, puisqu'ils feraient payer la douane à monsieur!

Je ne trouvai rien à réfuter dans cet argument. Évidemment, si je payais les droits de douane, je ne serais pas un contrebandier. Reste à savoir si ces droits seraient versés dans la caisse de l'Etat. Mais ce n'étaient pas mes affaires.

--Je ne savais pas, dis-je à Pierre, qu'il y eût des correspondances régulières avec l'étranger dans ce pays perdu.

--Si fait, monsieur. Ils partent de la pointe, là-bas--Pierre indiquait un petit havre à quatre ou cinq kilomètres en longeant la côte;--ils vont aux îles à volonté, pour les messieurs qui voyagent... Je leur ai dit de me rapporter des couverts, ajouta Pierre d'un air d'importance. Quand on entre en ménage, il faut bien se meubler!

--Vieil imbécile, pensai-je, il veut se meubler avec des couverts en métal anglais! Est-ce bientôt, ajoutai-je plus poliment, que Félicie quitte le célibat?

--Dans quinze jours, monsieur, fit Pierre en se rengorgeant. Nous sommes déjà affichés.

Quinze jours! En effet, dans quinze jours, il y aurait six mois que nous habitions Faucois.

--Ah! vous êtes affichés? J'en suis fort aise.

--Mais oui, monsieur, à la porte de la mairie, et à Paris aussi.

Je bondis.

--A Paris? où?

--A la mairie du deuxième, monsieur, rue de la Banque, puisque c'est notre dernier domicile.

--Malheureux! m'écriai-je, vous nous avez perdus!

--Perdus, moi, monsieur, balbutia Pierre reculant de plusieurs pas.

Quand il se trouva acculé contre le mur, il resta les yeux fixes, les bras ballants. Je devais avoir l'air assez farouche, car il était littéralement muet d'épouvante.

--Oui, par votre bêtise! Vous et Félicie, vous êtes affichés rue de la Banque, n'est-ce pas? Eh bien, vous imaginez-vous que si quelqu'un a intérêt à nous trouver, il ne cherche pas vos traces, et en voyant vos deux noms, il ne devine que vous êtes avec nous? Ah! vous avez fait là un beau chef-d'oeuvre!...

--Que faut-il faire, monsieur? demanda le pauvre diable complètement anéanti.

Je restai anéanti aussi, pendant un moment qui dut lui paraître long. Tout à coup une idée me vint:

--Il faut courir après votre contrebandier, et lui dire de tenir une barque prête pour nous, afin que nous quittions le pays sans perdre un moment. Allez, dépêchez-vous! Payez, ce qu'on vous demandera, et dites que c'est une fantaisie de touriste. Mais allez donc!

--Monsieur, bégaya Pierre, les yeux pleins de larmes, alors, comme ça, Félicie et moi nous ne nous marierons pas? Puisqu'il faut six mois de domicile, ce sera toujours à recommencer, et nous serons vieux avant que monsieur ait choisi un endroit pour y rester.

Nous serons vieux! Ils se croyait jeune, vraiment! mais je n'avais ni le temps de rire de lui, ni la gaieté nécessaire. J'eus, pitié de sa peine pourtant; il m'avait servi fidèlement depuis bien des années, et je n'avais pas le droit de sacrifier à mes besoins le bonheur de cet honnête serviteur. D'ailleurs, il y avait un moyen bien simple de tout arranger.

--Nous partirons sans vous, dis-je; vous vous marierez ici, et vous viendrez nous rejoindre en Angleterre. Si l'on vient nous relancer ici, vous ne nous avez pas vus; vous serviez d'autres maîtres qui sont allés se promener aux Iles. Avez-vous compris?

--Parfaitement; monsieur, s'écria Pierre, qui retrouva ses jambes de quinze ans pour courir au gîte du patron. Je le vis au bout d'un moment; il avait pris par le plus court et s'en allait à grandes enjambées le long de la falaise, par le côté opposé à celui qui menait à la ville.

Les jeunes gens revenaient lentement vers la maison, sans se parler, sans même se regarder, et pourtant que d'ivresse contenue dans leurs êtres, si parfaitement faits l'un pour l'autre!

--Quand je les aurai mis à l'abri, pensai-je, il sera temps que je m'en aille.

Ils rentrèrent dans le jardin, distraits, rêveurs, absorbés par la pensée l'un de l'autre. Je leur communiquai la nouvelle de Pierre, ainsi que la décision que j'avais prise.

--Qu'importe, murmura Suzanne, ensemble, ne serons-nous pas heureux partout!

C'était à moi qu'elle parlait, mais son regard alla chercher celui de Maurice. Je ne sais ce qu'elle y lut, mais pour la première fois elle se troubla et disparut.

--Allons tirer un brin, dis-je à Maurice. Je ne me souciais pas de le laisser seul avec elle.

Chaque jour, chaque heure, n'étaient-ils pas pour moi autant de larcins à mon destin cruel? Nos malles seront bientôt faites, ajoutai-je en souriant.

Maurice entra dans la maison, prit les pistolets et tout ce qu'il nous fallait, et nous nous dirigeâmes vers la cible. Au bout d'une demi-heure, nous nous arrêtâmes.

--Vous êtes plus fort que moi, dit Maurice. Jamais il ne manquait une occasion de me faire plaisir; mais, cette fois, je savais que ce n'était pas vrai.

Je secouai la tête, et, machinalement, je rechargeai les pistolets que je remis dans la boîte.

--J'ai perdu la clef, dit Maurice en cherchant autour de lui.

--Cela ne fait rien, répondis-je, il ne manque pas de petites clefs à la maison, nous en trouverons une.

Nous revînmes à pas lents. Le temps était gris, le vent soufflait par rafales. Déjà les jours précédents nous avions eu d'assez fortes bourrasques; la falaise était glissante; une sorte marée, la semaine précédente, avait roulé des blocs de rochers jusque sur le galet, au-dessous de nous; je frissonnais, un peu de froid, beaucoup parce que j'avais la fièvre intérieurement. Maurice s'en aperçut, ôta sa vareuse et m'obligea, malgré mes refus, à la garder sur mes épaules, pendant qu'il marchait dépouillé à mon côté.

--Quel fils, pensai-je, serait plus attentif, plus respectueux, plus tendre! Pourquoi faut-il que cet homme fait pour que je l'aime doive être mon ennemi, en me prenant mon enfant!

Nous rentrâmes aussitôt. Le vent soufflait en tempête et frappait de grands coups dans nos fenêtres. Pendant le souper il y eut un tel vacarme au dehors que je crus à quelque accident. C'était simplement un volet détaché qui frappait le mur. Le tonnerre se mit aussi de la partie, et, pendant une demi-heure, il n'y eut pas moyen d'échanger une parole.

Dès que le calme se fut un peu rétabli:

--Comment partirons-nous demain, dit Suzanne, si la mer ne se remet pas?

--Qu'importe! fit Maurice avec énergie; l'essentiel est d'échapper aux poursuites.

--Mais s'il y a danger? fis-je observer.

--Qu'importe, puisque nous serons ensemble!

Leurs deux voix avaient prononcé à l'unisson cette phrase arrachée au plus profond de leurs coeurs. Ils ne furent pas troublés de cette coïncidence. Le danger, cette nuit d'orage, et la fièvre de leur passion les emportaient malgré eux. Leurs yeux se croisèrent, leurs mains se joignirent, et je sentis que j'allais cesser d'être le plus fort.

Nous fîmes des malles et nous brûlâmes des papiers pendant une partie de la nuit. Rien ne devait rester derrière nous qui pût trahir notre identité ou mettre sur nos traces. Vers le matin, chacun se retira, brisé de fatigue, pour prendre un peu de repos. Pierre m'avait loué une barque. La marée serait propice à dix heures du matin, le vent était bon, quoique la mer fût encore houleuse du grain de la veille; mais ce n'était pas une considération de cet ordre qui devait nous arrêter en un tel moment.

J'avais fait atteler le, cheval d'un voisin à une carriole empruntée, afin d'épargner à ma fille la fatigue d'une longue marche. Mais, comme le chemin était assez mauvais devant la maison, il fut convenu qu'on la conduirait jusqu'à un endroit sec, un peu plus haut sur la falaise, et que nous irions la rejoindre à pied. Nous nous assîmes devant un frugal repas préparé par Félicie qui laissait tomber de grosses larmes dans les assiettes.

--Ne pleurez donc pas comme ça, Félicie, lui dit Suzanne, vous serez mariée dans quinze jours avec votre bon ami. Vous n'êtes pas à plaindre, vous!

--Ah! madame, que je voudrais qu'il pût vous en arriver autant! dit naïvement la bonne fille.

Suzanne rougit et baissa les yeux. Ce mot presque brutal dans sa simplicité venait de blesser sa dignité féminine. Un certain malaise nous saisit tous les trois.

--Ah! la boite à pistolets, dit Maurice. Mettez-la bien en vue, Pierre, sans cela je l'oublierais.

Nous terminions notre repas lorsque Pierre m'annonça la visite du propriétaire de là maison. Il avait vu nos bagages dans la carriole et venait prendre congé de nous. Comme les visites de province n'en finissent pas si l'on n'y met bon ordre, je sortis de la maison pour l'empêcher d'y entrer, et je donnai en même temps l'ordre de conduire la carriole à l'endroit où elle devait nous attendre. Je la vis bondir à droite et à gauche sur le pavé raboteux; elle tourna le coin, et je descendis dans le jardin pour recevoir mon hôte importun. Maurice et Suzanne rentrèrent dans la salle à manger pendant que Félicie ôtait le couvert.

Notre propriétaire qui m'avait entraîné hors du jardin, sur la falaise, me racontait ses malheurs: la pluie de la veille avait percé son toit, une pierre tombée lui avait tué une poule.

--Vous avez bien mauvais temps pour votre voyage, me dit-il, mais voici des particuliers qui viennent par ici, et qui n'ont pas dû avoir beau temps hier non plus.

Je me tournai du côté de la ville qu'il m'indiquait, et je vis arrêtée sur la route une voiture de louage, près de laquelle deux individus d'une classe que je ne pus définir se dégourdissaient les jambes au moyen d'un peu de gymnastique. A cent pas devant moi, abritant ses yeux de la main pour mieux me reconnaître, M. de Lincy me regardait attentivement...

Je sentis un coup si violent au coeur que je faillis perdre pied. Mon interlocuteur, qui avait remarqué ma surprise, me jeta un coup d'oeil curieux.

--Vous le connaissez donc, ce monsieur? fit-il.

--Je crois que oui, mais il ne peut avoir grand'chose à me communiquer. Je vous en prie, mon bon monsieur, allez dire aux enfants qu'ils partent sans m'attendre, je les rejoindrai dans un instant.

--Les enfants? fit le Normand d'un air futé, la jeune dame n'est donc pas votre femme? On disait dans le pays que c'est votre fille, c'est donc vrai?

Je fis un geste de colère,--mon Normand s'écarta de quelques pieds,--M. de Lincy approchait à grands pas.

--Allez, allez, lui dis-je, il y aura cent francs pour vous.

Espérant l'avoir alléché par l'appât d'une récompense, je descendis au-devant de mon gendre. Une rencontre étant inévitable, autant valait ne pas le laisser approcher de la maison. Mon Normand, au lieu de m'obéir, se retira un peu à l'écart derrière un rocher, pas trop près, mais assez pour ne rien perdre de nos gestes, sinon de nos discours.

--Enfin, dit mon gendre en me saluant poliment, je vous retrouve! Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait faire du chemin! Heureusement, votre Pierre a été roussi par le flambeau de l'hymen.

J'étais décidé à jouer cartes sur table.

--Vous n'aurez pas ma fille, lui dis-je. Combien voulez-vous pour me la laisser?

--J'ai déjà eu l'honneur de décliner une proposition semblable, dit Lincy; je ne suis pas venu si loin pour m'en retourner bredouille. C'est ma femme que je veux, et je me suis arrangé pour la ramener au domicile conjugal.-- J'aimerais mieux que ce fût de son plein gré, ajouta-t-il avec un sourire faux sur sa face blême.

Il avait beaucoup vieilli; ses traits fatigués, détendus, lui donnaient dix ans de plus que son âge. Malgré mes cheveux blancs, je paraissais, j'en suis sûr, plus jeune que lui.

--Moi vivant, lui dis-je, vous ne l'aurez pas!

Nous étions arrivés près du parapet si laborieusement construit par Maurice, je m'arrêtai, M. de Lincy se mit à faire des trous dans le gazon avec sa canne.

--Ce sont des phrases, tout cela, cher monsieur, dit-il avec son ancienne insolence; je ne vous tuerai pas, et vous ne me tuerez pas.

--Ce n'est pas sûr, lui dis-je les dents serrées.

Son insolence m'exaspérait.

--Bah! fit-il toujours avec le même sang-froid, tout cela n'est que des phrases; j'ai la loi pour moi.

Avec sa canne il fit voler dans le précipice une motte de terre arrachée au parapet.

--J'ai la loi pour moi, vous entendez; c'est vous et votre fille qui êtes en contravention.

Une seconde motte suivit la première.

--C'est à vous de voir si vous voulez que j'agisse légalement ou si vous préférez me rendre ma femme, comme il convient entre gens du monde, sans bruit et sans scandale.

Les mottes de terre volaient toujours sous les petits coups pressés de sa canne.

--Laissez cela, lui dis-je machinalement; ce mur est là pour quelque chose, il y a un abîme au-dessous...

--Eh bien, tant pis pour ceux qui tombent dans les abîmes, fit-il avec un cynisme révoltant, cela ne me regarde pas; moi, je vais dans la vie sans m'inquiéter des autres. Il continua à démolir le parapet avec une sorte de joie froidement féroce. Moi, reprit-il, j'ai une idée, j'ai un but dans la vie: à savoir d'être heureux à ma façon, comme je l'entends; le reste me chault peu.

Il asséna un coup vigoureux à la dernière motte qui disparut; je crus sentir le sol manquer sous mes pieds, et je reculai. De l'ouvrage de Maurice, il ne restait plus qu'un peu de gazon souillé.

--Voyez, fit mon gendre en souriant, vous reculez, vous n'êtes pas de force à lutter avec moi; vous dites qu'il y a un abîme ici? J'y marche sans frayeur... On ne meurt qu'une fois, et en attendant il faut vivre de son mieux; donc, rendez-moi ma femme, s'il vous plaît.

Je jetai un coup d'oeil dans la direction de la maison, et, à mon inexprimable douleur, j'aperçus Suzanne qui, inquiète de mon absence, se dirigeait vers nous. A la vue de son mari, qu'elle ne reconnut pas d'abord, elle resta immobile, puis revint rapidement sur ses pas.

--La voilà, s'écria Lincy, vous ne me l'enlèverez pas cette fois.

Il s'élança vers la maison, mais j'avais un peu d'avance sur lui; je passai devant mon Normand, toujours tapi derrière un rocher, et j'entrai le premier. Maurice et Suzanne, se tenant par la main, dans la salle à manger, attendaient de pied ferme, très-pâles, mais très-résolus. Maurice tenait un de ses pistolets dans sa main droite.

Avant que j'eusse eu le temps de leur dire un mot, Lincy entrait aussi. A la vue de Maurice, ses traits exprimèrent une joie railleuse plus horrible que tout le reste.

--Enfin, dit-il, le brave homme d'en bas ne m'a pas menti tout à l'heure, et les gens de la ville qui ne avaient prévenu n'avaient pas menti non plus! Je vous prends, madame, en flagrant délit d'adultère, sous le toit paternel, ce qui empêchera votre père de vous réclamer efficacement devant les tribunaux... Vous me faites la partie belle.

--Monsieur, s'écria Maurice, vous êtes un lâche!

--Monsieur, répondit Lincy, vous voudriez bien me tuer, mais vous ne me tuerez pas. Je ne me bats que lorsque cela me convient.

Maurice levait son pistolet et visait Lincy au front. Je détournai son bras et lui arrachai son arme.

--Non, pas vous, lui dis-je, vous seriez éternellement séparé d'elle, mais moi!

Lincy profitant de cette diversion, avait bondi sur sa femme et cherchait à l'entraîner.

--Père, cria-t-elle, père, sauve-moi!

Un orgueil affolé remplit mon coeur. Dans sa détresse, c'est moi qu'elle appelait, non Maurice!

--Monsieur, dis-je à Lincy, laissez ma fille libre, ou je vous tue!

--Vous passeriez en cour d'assises, répondit-il, et il essaya d'enlever dans ses bras Suzanne qui s'accrochait à la table.

--Lâche! cria Maurice, et sa main souffleta la joue de Lincy.

Au même moment, je mis le doigt sur la gâchette de mon pistolet, et le coup partit,--mais dans ce groupe serré, j'avais craint de blesser un de ceux qui m'étaient chers,--la balle se perdit dans le mur.

Lincy avait quitté le bras de ma fille.

--Ah! dit-il écumant de rage, c'est ainsi? Nous verrons si vous oserez résister à la loi.

Il sortit en courant. Dans ma fureur, je tirai une seconde fois sur lui, mais je le manquai également. Ma main tremblait, non de vieillesse, mais de colère.

--Partez, criai-je aux jeunes gens, partez, la carriole vous attend, la barque est prête, allez!

--Mais toi, père? s'écria Suzanne en m'enveloppant de ses bras.

--Je reste pour protéger votre retraite. Suzanne fit un geste énergique de négation.

--Partez, répétai-je avec toute mon autorité paternelle, je le veux! Seulement, par respect pour moi, faites-vous naturaliser Anglais, obtenez un divorce et mariez-vous. Allez.

Ils voulaient me serrer dans leurs bras, je les repoussai, et je sortis pour défendre l'entrée de la maison. Ils prirent le chemin de traverse, et j'attendis.

Lincy était déjà arrivé à la voiture; après un court colloque, les deux agents de l'autorité l'avaient suivi. Mais lui, plus pressé, revenait en courant. A mi-chemin, il m'aperçut et fit un geste de triomphe en me désignant les hommes qui le suivaient de près. Je mis le doigt sur la détente, car j'étais décidé à tout; mais au moment où j'allais peut-être commettre un meurtre, car ma main ne tremblait plus, le sol s'effondra sous Lincy, et il roula dans le précipice.

Les agents terrifiés s'arrêtèrent au bord de l'abîme nouvellement creusé; la terre, minée par la tempête de la veille, avait cédé sous le poids du misérable, précisément à l'endroit où il avait démoli cruellement le parapet protecteur élevé par Maurice. Au hurlement du malheureux, au cri d'horreur des survivants, Suzanne et Maurice, qui couraient dans la direction opposée, se retournèrent: ils restèrent pétrifiés. Les agents descendirent aussitôt, le secours fut promptement organisé; mais quand on remonta mon gendre au haut de la falaise, ce ne fut qu'un cadavre. La mort avait été instantanée, car ces rochers sont autant de pointes d'aiguilles.

Je ne sais ce que pensaient les autres; pour moi, j'étais complètement incapable de réfléchir. La disparition subite de cet homme dans notre existence était une délivrance si inattendue que mon cerveau ébranlé fut quelque temps à s'en remettre.

--Je ne l'ai pas tué, n'est-ce pas? dis-je machinalement dès le premier choc.

--Mon bon monsieur, vous n'avez pas tiré cette fois; j'en porterai témoignage si vous voulez, me dit mon Normand, sortant soudain de dessous une pierre.

A présent que mon gendre était mort, il était de mon côté.

Le corps de M. de Lincy fut transporté dans notre maison; mes enfants, car Suzanne et Maurice étaient désormais également mes enfants, se rendirent à la ville voisine pour éviter les constatations et tout le lugubre appareil de ces sortes d'affaires. Heureusement les agents, amenés pour nous nuire, se trouvèrent être les meilleurs témoins et les plus puissants auxiliaires.

Mon gendre fut enterré dans le cimetière de Faucois. Une grande croix de fer orne sa tombe, mais nul de nous n'a eu l'hypocrisie de lui apporter des fleurs.

Nous nous hâtâmes de revenir à Paris, car nombre d'affaires exigeaient notre présence. L'année de deuil fut plus lourde pour Maurice que pour Suzanne, car celle-ci ne rêvait rien au delà du bonheur qu'ils avaient goûté dans notre désert maritime.

Elle finit cependant, cette longue année, et, sans cérémonie aucune, avec le docteur, notre notaire et deux employés pour témoins, je remis ma Suzanne aux mains,--je ne dirai pas de mon gendre,--mais de mon fils.

Pierre avait été si pressé d'épouser Félicie que, malgré la catastrophe de la falaise, il avait procédé au mariage dès qu'il avait eu ses six mois de domicile.

Ma belle-mère se fait vieille, et, chose étrange, depuis qu'elle n'a plus besoin de déployer les qualités viriles de son coeur noble et bon, elle redevient insupportable. Il est juste de dire que ses défauts se montrent spécialement en ce qui concerne les enfants de Suzanne. Elle recommence pour eux les mêmes tyrannies que jadis elle exerçait sur moi pour ma fille; et je ne serais pas étonné, si nous sommes encore tous deux de ce monde, que, dans quelques années, elle me fit retourner au catéchisme et recommencer les analyses religieuses pour le compte de son arrière-petite-fille, mademoiselle Suzanne Vernex, que tout le monde appelle Suzon pour la distinguer de sa mère.

J'ai été bien longtemps, je le disais plus haut, à me sentir triste de n'être pas le premier dans le coeur de ma fille, mais je me suis consolé depuis une découverte que j'ai faite, il y a déjà quelque temps. C'est que mon petit-fils, M. Robert, me préfère à son papa et même à sa maman! Depuis lors, il ne me manque plus rien, tant il est vrai que l'homme est un être jaloux et ambitieux.

Quand on ne rêve pas un empire, on rêve d'être le premier et l'unique dans le coeur d'un bambin de quatre ans.

Lisbeth est venue nous voir il y a quelque temps; elle et ma belle-mère se sont tellement prises en affection que je prévois un va-et-vient continuel sur la route du Maçonnais.

Je ne parlerai pas ici du jeune ménage. Ils ont trouvé l'amour, le vrai, et, quand on le possède, le mariage est la réalisation suprême du bonheur sur la terre. Peines et joies, tout leur est bon, parce que tout est partagé.

Quant à nos vieux serviteurs, je n'y comprends rien, plus ils vont en vieillissant, plus ils s'aiment! Je suis persuadé que l'amour est comme le vin, quand il est bon: il s'améliore en vieillissant.

Et si M. de Lincy n'était pas mort?

Très-probablement je l'aurais tué, et alors, comme il le disait, j'aurais passé en cour d'assises.

Quand je repense à cette heure si féconde en péripéties, je me dis qu'il a fort bien agi en démolissant le parapet de Maurice.

Et maintenant je pense à ma chère femme envolée avec une douceur toujours croissante, car j'ai tenu mon serment et Suzanne est heureuse.

FIN.



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