Suzanne Normis: Roman d'un père
XVIII
Il n'est pas de martyre qui ne finisse par avoir Un terme,--si ce n'est peut-être dans l'autre monde.--Mes quinze jours d'exil s'achevèrent, et je partis pour Lincy, le coeur palpitant de joie, d'angoisse et de timidité. De timidité, à quarante-sept ans? Oui, vraiment, et j'achèverai de me rendre ridicule en avouant que mon gendre m'inspirait une terreur insurmontable. En arrivant à la station, si je n'y trouvai ni mon gendre, ni ma fille, je trouvai en revanche une fort belle calèche, avec un fort beau cocher et un magnifique valet de pied, que mon Pierre examina dès l'abord avec une curiosité mal déguisée.
--Comment s'y prend-on, pensait évidemment le pauvre diable, pour être si majestueux rien qu'en fermant une portière?
Comme le superbe valet de pied montait auprès du cocher, je n'avais le choix qu'entre deux alternatives: laisser Pierre faire la route à pied, ou le prendre à côté de moi dans la calèche. Je n'hésitai pas, et mon fidèle valet de chambre s'assit respectueusement sur le bord du coussin, sans lâcher mon sac de voyage.
Les chevaux étaient excellents, la route magnifique. Pierre ne put contenir sa joie:
--Nous allons donc revoir mademoiselle, dit-il d'un air discret et respectueux; puis s'apercevant de sa méprise, il reprit: Madame de Lincy! et resta confus.
--Cela vous fait plaisir? lui dis-je. Moi aussi, j'avais besoin de m'épancher un peu.
--Oh! si monsieur peut penser que ça me fait plaisir! répondit-il en tournant vers moi son honnête figure à laquelle vingt années de concorde domestique m'avaient si bien accoutumé. Mais ce qui ne me plaît pas, ce sont... Il s'arrêta plus confus que jamais.
--Eh bien! fis-je d'un ton encourageant.
Il me désigna du bout de son ongle le magnifique cocher et l'imposant valet de pied:
--Voilà! fit-il avec un soupir. Je crois que j'aurai de la peine à m'y habituer.
Nous entrions dans le parc, par la grille grande ouverte.
--Papa! papa! cria la voix de Suzanne, et je la vis sur le bord de la route qui m'attendait, les yeux noyés de larmes heureuses, les bras pendants dans l'extase de la joie.
La calèche s'arrêta, et je sautai à bas avec la vigueur de ma vingtième année.
L'étreinte qui nous réunit elle et moi me rouvrit le paradis fermé depuis son départ.
--Allons à pied, me dit-elle en se dégageant de mes bras, pendant qu'elle écartait ses cheveux frisés de son front, avec ce même geste qu'elle avait autrefois dans son berceau. Elle regarda machinalement dans la calèche et aperçut Pierre, qui, rouge de contentement, n'osant bouger de sa place, lui souriait d'un sourire large comme le détroit de Gibraltar.
--Ah! Pierre! Bonjour, Pierre, ça va bien! Je suis bien contente de vous voir. Eh bien, mon ami, allez en voiture jusqu'au château, et dites à M. de Lincy que papa et moi nous avons pris le plus court; comme cela, nous arriverons après vous.
Elle éclata de son rire joyeux, me prit le bras et m'entraîna sous le couvert d'une allée, pendant que la noble calèche s'éloignait, voiturant mon valet de chambre avec mon sac.
Nous marchâmes pendant un moment, Suzanne et moi; elle, pressée de toute sa force contre mon bras, moi, engourdi par l'excès de ma joie. Au bout d'une vingtaine de pas je m'arrêtai et je la repris dans mes bras avec plus de force encore que la première fois. Elle me rendit mes baisers comme auparavant, j'aurais pu croire que rien n'était changé, et cependant je sentais qu'elle n'était plus la même.
--Eh bien? lui dis-je en contemplant son cher visage, toujours lumineux et doux, mais légèrement pâli.
--Rien, dit-elle en souriant.
Et nous reprîmes notre marche.
--C'est très-joli ici, reprit-elle au bout d'un instant,--quand il ne pleut pas, s'entend. Mon Dieu! qu'il a plu pendant la première semaine! Je n'avais jamais vu tomber tant d'eau!
La question qui me brûlait les lèvres finit par sortir:
--Es-tu heureuse?
--Mais oui! répondit-elle tranquillement,-- trop tranquillement peut-être.
--Et ton mari?
--Mon mari est très-aimable. Seulement tantôt il m'a vexée. Je voulais aller à ta rencontre, à la station...
--Eh bien?
--Il n'a pas voulu, il déteste les épanchements de famille en public, m'a-t-il dit; au fond, il a peut-être raison,--mais j'étais vexée et je suis venue à ta rencontre dans le parc. Faisons l'école buissonnière!
Cette proposition était trop de mon goût pour ne pas être acceptée, et nous voilà vagabondant tous deux dans le parc, vraiment fort beau, que Suzanne connaissait déjà par coeur. Je cherchai à obtenir quelques indications sur le genre de vie de Suzanne, sur ses impressions, sur l'opinion qu'elle avait de son mari; j'échouai; ma fille, si franche, si ouverte, s'était fait une sorte de forteresse derrière laquelle elle se retranchait à certaines questions; je vis que, pour le moment au moins, je n'en obtiendrais rien.
Nous causions pourtant à coeur ouvert de Paris, de nos amis, de ma belle-mère, et Suzanne riait aux larmes de la jalousie si innocemment provoquée par son petit billet, lorsque non loin du château, dans le parterre français, nous vîmes arriver M. de Lincy.
--Je vous cherchais partout, cher beau-père, dit-il avec une gaieté forcée qui cachait mal une mauvaise humeur non équivoque. En voyant arriver la calèche avec votre domestique seul, j'avais crains un accident.
--Vous étiez là quand Pierre est arrivé? dit Suzanne sans quitter mon bras.
--Sans doute, ma chère.
--Sur le perron?
--Naturellement, j'étais venu saluer mon père, non sans vous avoir vainement cherchée partout.
--Eh bien! dit-elle avec sa grâce mutine, c'est papa qui m'a trouvée, et il ne me cherchait pas, lui! De sorte que c'est Pierre qui a reçu vos salutations? Mon Dieu, que vous avez dû être drôles tous les deux quand vous vous êtes trouvés nez à nez!
Et ma fille éclata de rire; ce rire perlé, si doux et si communicatif, ne dérida pas M. de Lincy, qui n'en parut, au contraire, que plus soucieux.
Nous nous dirigeâmes tous trois vers la maison, silencieux, car Suzanne ne riait plus et n'avait plus l'air de vouloir recommencer de longtemps. Je pensai à part moi que mon gendre était quinteux.
Le déjeuner nous attendait, servi avec magnificence: tout était magnifique dans cette maison, le propriétaire plus que tout le reste. Suzanne, chose étrange, n'avait point chez elle cet air de jeune matrone qui la rendait si drôle et si charmante quand elle présidait chez nous aux repas de famille. Elle mangeait du bout des dents, mettait beaucoup d'eau dans son vin et se conduisait, en un mot, comme une demoiselle bien élevée qui dîne en ville.
Comme on servait un plat:
--Encore ces maudits oeufs brouillés aux pointes d'asperges! s'écria mon gendre. Je ne puis les souffrir, vous le savez, Suzanne! J'avais défendu qu'on en resservît jamais à ma table!
--C'est le plat favori de mon père, dit doucement ma fille en dirigeant du regard le domestique vers moi.
J'avoue que ces oeufs me parurent d'une digestion difficile, car mon gendre, après avoir murmuré poliment à voix basse:--C'est différent! avait repoussé le plat avec dédain. Suzanne, les yeux gros de larmes, me paraissait n'avoir plus envie de manger du tout, et je trouvai que je faisais sotte figure. Je dépêchai cependant de mon mieux ce mets malencontreux, et le repas s'acheva sans autre désagrément.
On prit le café sur la terrasse; pendant que M. de Lincy donnait des ordres à son jardinier, je me rapprochai de Suzanne:
--Est-il souvent comme cela? lui demandai-je à voix basse.
Elle haussa les épaules, plongea son regard honnête dans le mien, me pressa simplement la main, détourna la tête et me répondit:
--Non.
Mon gendre resta entre nous jusqu'au soir, et si peu content que je fusse de me séparer de Suzanne, même pour une seule nuit, je ne pus retenir un soupir de satisfaction, lorsque je lui eus tourné le dos pour aller me coucher.
J'étais dans ma chambre depuis cinq minutes, et je méditais assez tristement, lorsque Suzanne entra sur la pointe du pied. Elle était encore tout habillée, et, un incarnat plus foncé que de coutume nuançait le haut de ses joues.
--Je suis venue t'embrasser encore une fois, mon petit père, me dit-elle tout bas. Es-tu bien? as-tu tout ce qu'il te faut?
--Oui, oui. Assieds-toi un peu, et causons.
--Oh! non! je ne peux pas. Il ne faut pas que je fasse attendre mon mari. Je me suis sauvée en cachette, il fait sa ronde tous les soirs et ferme les portes, et il n'aime pas à attendre.
Elle me jeta les bras autour du cou et disparut.
Je me couchai dans un grand lit qui avait l'air d'un catafalque, et je cherchai à résumer mes impressions de la journée.
--Il y a beaucoup de choses que mon gendre n'aime pas, me dis-je enfin; et moi, ajoutai-je avec la franchise d'un aveu assez longtemps réprimé, je n'aime pas du tout mon gendre!
Ce n'est pas cette réflexion-là qui pouvait me procurer le sommeil; aussi je ne dormis guère.
XIX
Le lendemain se trouvait être un dimanche. Je descendis un peu tard, car je me sentais très-las de mon sommeil interrompu, et à ma grande surprise, je trouvai Suzanne tout habillée, le chapeau sur la tête, gantée de peau de Suède, qui m'attendait devant le plateau de café.
--Tu vas sortir? lui dis-je, après l'avoir embrassée; où peux-tu aller de si bonne heure?
Elle regarda l'horloge qui marquait dix heures moins un quart, et en me servant à la hâte une tasse de café:
--A la messe, répondit-elle; tu viens aussi?
--Ma foi, répondis-je, pourquoi pas?
Mon gendre qui entrait en ce moment-là, toujours irréprochable, vêtu de frais, en drap d'été gris-perle, leva sur moi des yeux plus surpris que satisfaits.
--Eh bien, ma chère, dit-il, êtes-vous prête?
Suzanne m'indiqua d'un geste à peine ébauché.
M. de Lincy sourit avec grâce:
--Mon beau-père est ici chez lui, dit-il, et Dieu ne doit pas attendre.
Sur cette phrase majestueuse, il sortit; Suzanne avec un geste inquiet et indécis me jeta un baiser du bout des doigts,--j'avalai ma tasse de café d'un coup, au risque d'étouffer, et je la suivis.
Le magnifique valet de pied se mit derrière nous, portant un sac que je pris d'abord pour un sac de voyage: je rougis de ma méprise lorsque, arrivé à l'église, je le vis en tirer des livres d'heures, qu'il offrit à chacun de nous.
Mon gendre faisait très-bon effet dans son banc seigneurial, et vraiment je regrettai qu'il ne fût pas en bois sculpté, comme les têtes d'abbés crossés et mitrés qui ornaient les stalles du choeur. L'ancienne chapelle de l'abbaye faisait très-bon effet aussi, comme église de paroisse. Tout y était superbe, magnifique, irréprochable... Suzanne était bien partout, avec sa grâce juvénile et sa distinction native; seul, je faisais tache dans cet ensemble parfait, où le peuple endimanché, groupé dans les bancs d'une manière pittoresque, semblait amené tout exprès par la nécessité de faire un fond à ce tableau, de meubler cette jolie chapelle.
Le curé fit un sermon, ni bon ni mauvais; --je l'écoutai avec une attention qui pouvait passer pour du recueillement; Suzanne, moins vaillante, laissa doucement tomber sa jolie tête sur son sein, dans une attitude qui ressemblait moins à la méditation qu'au sommeil...
J'aurais respecté ce repos salutaire jusqu'à la fin,--mais mon gendre, par une secousse discrète imprimée à la robe de sa femme, la tira de son engourdissement. La pauvre petite fit un brusque mouvement, rougit, sourit, se frotta un oeil du bout de l'index, se redressa et prit un air de grand recueillement. Les deux enfants de choeur sourirent,--mon gendre avait un air pincé pour lequel je l'aurais battu d'abord, et qui ensuite m'inspira une certaine envie de me moquer de lui..., mais je n'en eus garde.
Tout finit cependant. A la sortie, Suzanne exerça très-gentiment ses devoirs de dame châtelaine; elle interrogea les mères, tapota la joue des enfants, glissa quelque aumône dans la main des vieillards, puis nous reprîmes la route du château, toujours suivis par le domestique chargé des livres d'heures.
Mon gendre était resté en arrière et causait avec les paysans.
--Est-ce ainsi tous les dimanches? demandai-je tout bas à Suzanne, qui passa son bras sous le mien avec sa câlinerie de jeune fille.
--Oui, répondit-elle, M. de Lincy tient à ce que nous assistions à l'office pour donner le bon exemple.
La drôlerie d'instinct, qui ne pouvait la quitter longtemps, glissa un éclair de malice dans ses yeux, et elle rit un peu.
--Cela t'amuse? lui dis-je, heureux de la voir gaie.
--Oui et non, dit-elle. Par exemple, le sermon m'endort infailliblement, et M. de Lincy n'aime pas ça...
--Tant pis pour lui, m'écriai-je. Il m'ennuie, à la fin! Que le diable...
Suzanne me pressa doucement le bras:
--Père, dit-elle, c'est mon mari.
Sa voix avait pris un timbre grave, son jeune visage s'était revêtu tout à coup d'une noblesse bien au-dessus de ses années. Je la regardai surpris et je me tus.
--C'est mon mari, reprit-elle; il n'est pas parfait, mais tel qu'il est... c'est mon mari, enfin, dit-elle pour la troisième fois.
Je sentis le feu d'une rage intérieure parcourir tout mon être. Ce butor était son mari, grâce à moi! Un homme qui faisait le magister et qui parlait en maître à ma Suzanne, après quinze jours de mariage!
Il nous rejoignit, et commença à me parler d'un ton si aimable que j'eus plus que jamais envie de l'étrangler. Mais il fallut lui répondre poliment, car Suzanne l'avait dit: c'était son mari.
Au bout de huit jours de cette existence, j'en avais assez. Mon séjour à Lincy n'avait jamais dû avoir de durée bien déterminée; je prétextai des affaires, j'alléguai des lettres qui réclamaient ma présence à Paris, et je dis à Pierre de faire mes malles. Le brave garçon m'obéit avec un empressement qui me prouva que le séjour du château ne lui agréait pas plus qu'à moi.
--Tu veux donc t'en aller, père? me dit Suzanne avec tristesse, le jour que j'annonçai mon départ.
--Écoute, mon enfant, lui dis-je, je crois qu'il est encore trop tôt; votre mariage est trop récent pour que je ne me sente pas de trop entre vous... Le temps aidant, tout s'arrangera...; M. de Lincy a des façons de parler et d'agir auxquelles je ne puis m'habituer tout d'un coup... Tu es ma fille, je t'ai adorée. Je ne puis supporter de t'entendre gourmander par un homme... C'est ton mari! Soit. La femme doit obéissance et soumission! Soit encore; mais le père ne peut pas voir ces choses avec plaisir... Je m'y ferai plus tard, peut-être!
Suzanne, qui avait baissé la tête aux premiers mots de ce discours passablement diffus, la releva et me regarda droit dans les yeux:
--Père, me dit-elle, ne va pas t'imaginer des choses qui ne sont pas; malgré ce que tu as pu supposer, tout va bien ici; tes peines n'ont pas été perdues, cher père, tu as voulu que je sois heureuse, et je suis heureuse.
Elle parlait d'une voix vibrante et passionnée qui me saisit. M'étais-je trompé? Aimait-elle son mari? Les formes déplaisantes que M. de Lincy déployait à son égard n'étaient-elles qu'un trompe-l'oeil destiné à voiler aux yeux étrangers les joies intimes et l'entente parfaite de l'amour partagé? Je ne pouvais le supposer, et pourtant Suzanne était là, transfigurée, vaillante, rayonnante, prête, on l'eût dit, à défendre sa cause au prix de sa vie...
--Tu sais, ma fille, lui dis-je, que je n'ai eu qu'un rêve, qu'un but dans la vie: ton bonheur. Si je savais que j'ai contribué, au contraire, à te rendre malheureuse; si je pensais que ma bêtise, ma maladresse ou ma faiblesse ont empoisonné pour toi la source des joies, je suis encore assez vaillant pour réparer ma faute, assez courageux pour m'en punir.... Dussé-je mourir à la peine, si cet homme se conduit mal envers toi, je te vengerai!
--Père, me dit ma Suzanne, toujours souriante et radieuse, sois en paix, tu as accompli ton oeuvre, et, comme tu l'as voulu, je suis heureuse.
Avec quelle ferveur je couvris de baisers son front blanc, ses beaux cheveux'et ses yeux purs! Ah! la loi l'avait donnée à cet homme, mais c'était un mensonge: elle était toujours ma fille, et je sentis, à l'étreinte de ses bras autour de mon cou, qu'elle était ma fille plus que jamais.
Nous n'avions plus envie de nous parler; une entente muette s'était établie entre nous; jusqu'au moment du départ, nos yeux seuls échangèrent des tendresses. Mon gendre, qui avait fait pour me retenir toutes les instances qu'un gendre bien élevé doit à son beau-père, me reconduisit en break jusqu'à la station. Suzanne avait préféré me dire adieu chez elle, loin des yeux curieux,--et loin de son mari, je dois le dire.
--Vous allez à Paris? me dit mon gendre eu me serrant la main, au moment où le train approchait.
--Oui, et de là chez moi... Nous nous reverrons en octobre.
--Au revoir, me dit-il.
Et je montai en wagon. Ni lui ni moi n'en avions parlé, mais nous avions très-bien compris l'un et l'autre qu'il ne pouvait être question de vivre sous le même toit.
Cependant j'avais tellement besoin de la présence de ma fille que, pour l'avoir chez moi, pour la rencontrer dans l'escalier, pour entendre son pas léger au-dessus de ma tête, non-seulement j'eusse toléré mon gendre, mais j'eusse été un beau-père modèle. Malgré ce désir ardent, je ne voulus point réclamer l'exécution de sa promesse, et j'appris au bout de quinze jours qu'il faisait meubler un appartement du côté des Ternes, le plus loin possible de moi, dans un même rayon.
--Il a parfaitement raison, me dis-je; s'il m'aime autant que je le chéris, nous ne serons jamais assez loin de l'autre.
Mon coeur se serra,--ce n'était ni la première ni la dernière fois, et je commençais à m'accoutumer à ces émotions qui, d'abord, avaient failli me tuer.
XX
Je passai quelques jours à ma maison de campagne, mais sans Suzanne rien n'avait d'attrait pour moi. Ma belle-mère vint m'y rejoindre, et nous trouvâmes un plaisir extraordinaire à dire du mal de M. de Lincy. Elle aussi avait été voir sa petite-fille, et le château ne lui avait pas semblé plus sympathique qu'à moi. Cependant les choses qui m'avaient déplu n'étaient pas celles qui l'avaient frappée: l'étalage de piété n'avait rien eu pour elle de remarquable, et quand je lui en parlai, elle me rit au nez.
--Que voulez-vous! me dit-elle, tout le monde ne peut pas aimer le bon Dieu, comme moi, à la bonne franquette! Il est des gens qui ne peuvent faire leur prière qu'en habits du dimanche. Mais, le monstre, comme il gronde Suzanne! Une enfant parfaite! Malgré le soin que vous avez employé à faire son éducation, mon gendre, vous n'êtes pas parvenu à la gâter!
Nous avions beau faire, madame Gauthier et moi, ni le whist avec un mort, que nous organisions à l'aide de notre médecin de village, ni le bésigue à nous deux, ni les promenades, ni quoi que ce soit, ne pouvait combler le vide qui semblait au contraire se creuser de plus en plus autour de nous. Elle s'en alla à Trouville pour prendre son content de bruit, me dit-elle.--Et moi, resté seul, piteux et ennuyé, j'avais presque envie de partir pour les Pyrénées, lorsqu'une idée me vint: la vendange et la cousine Lisbeth! J'étais sauvé! Pierre et moi nous fîmes une malle en grande hâte, et nous voilà partis pour le Maçonnais.
Lisbeth ne m'attendait guère: il y avait à peu près quinze ans que je lui avais promis ma visite. Lorsque j'arrivai au seuil de sa maison, vaste et commode, quoique peu élégante, elle se leva, mit sa main en abat-jour sur ses yeux vieillis, que ne quittaient plus les fameuses lunettes, et resta indécise.
--Cousine Lisbeth, lui dis-je, vous souvenez-vous de votre voyage à Paris?
--Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle en courant à moi, que vous êtes changé, cousin! je ne vous reconnaissais pas!
Et cherchant du regard derrière moi:
--Où donc est la petite? fit-elle.
--Hélas! cousine, la petite est grande; elle est mariée!
--Mariée! Doux Jésus! Il me semble la voir encore avec sa langouste... Mariée! et je n'en ai rien su!
On l'avait oubliée dans l'envoi des lettres de faire part! Mais elle avait un caractère si heureux, qu'elle n'eut pas même l'idée de s'en formaliser. Elle convoqua aussitôt sa maisonnée, et je vis arriver de vieilles servantes, roses et ridées comme des pommes de terre qui ont passé l'hiver sur la paille. Au bout d'un moment, le feu flambait dans l'âtre, mon repas rissolait dans une grande poêle, et le cru célèbre de l'endroit, pris au meilleur tonneau du cellier, baignait les bords d'un vase de terre semblable à une amphore.
--Excusez, cousin, me dit Lisbeth, qui activait le service en payant de sa personne, nous mangeons dans la cuisine, mais dès ce soir on vous servira dans la salle; ce n'est qu'en attendant.
J'aurais été bien fâché de ne pas manger dans la cuisine! Quelle cuisine! Haute, voûtée, peinte à la chaux tous les six mois, avec un dallage superbe de pierres du pays, elle faisait penser aux peintres flamands. Le gros chaudron de Téniers trônait magistralement sur le manteau de la cheminée, en compagnie de plusieurs autres, moins imposants; toute la batterie de cuisine étincelait, on voyait là les preuves irrécusables de l'ordre et de l'économie de plusieurs générations.
--On va vous coucher dans la chambre jaune, me dit Lisbeth en m'apportant un plat fumant et savoureux; c'est celle qui a la plus belle vue, et puis elle est au soleil levant... mais si vous aimez mieux la chambre bleue, qui est au soleil couchant?
Je rougis intérieurement du plus beau cramoisi en comparant cet accueil hospitalier avec celui que j'avais fait à Lisbeth lors de son voyage. Je la croyais moins riche aussi; son châle jaune et son ridicule à glands ne pouvaient me donner la mesure de ce bien-être de province où les capitaux sont représentés par des terres, des tonneaux de vin, des armoires pleines de linge, de laine, de lin, bien plus que par des pièces de cent sous.
--Cousine Lisbeth, lui dis-je en lui prenant les deux mains, vous êtes une vraie femme, vous!
--La bête au bon Dieu, fit-elle en riant, c'est comme ça qu'ils m'appellent dans le pays, parce que, sans être méchante, je n'ai pas plus d'esprit qu'il ne m'en faut.
Je fus touché de cette humble douceur.
--Vous êtes seule ici? lui dis-je; mes souvenirs me rappelaient une famille nombreuse?
--Ils sont tous partis, répondit-elle avec un soupir, les uns pour l'armée, les autres pour le cimetière; j'avais une belle-soeur veuve qui était morte en me laissant deux enfants,--la coqueluche les a emportés tous les deux la même semaine, il y a dix-huit mois... Depuis, je suis restée toute seule ici... Vous allez bien rester un mois, dites, cousin, pour ne pas dire plus?
--Eh-bien, oui! m'écriai-je, je resterai avec vous, cousine, et j'y serai mieux que là-bas!
Je lui racontai alors le mariage de Suzanne et ma visite au château de Lincy, et l'aversion que m'inspirait mon gendre, et tout ce qui s'ensuivait; il me semblait causer avec une vieille amie; Lisbeth m'écoutait de toute son âme, hochant la tête aux endroits pathétiques... Jamais, sauf chez ma fille, je n'avais trouvé tant de sympathie.
--La pauvre petite! soupira Lisbeth, si son mari n'est pas bon, elle sera bien à plaindre... Mais chez vous autres gens riches, quand on ne s'aime pas, c'est moins terrible que chez nous, parce que chacun peut vivre à son idée; si elle s'ennuie, cette petite, elle viendra vous voir souvent; son mari sera occupé de son côté. Qu'est-ce qu'il fait, votre gendre?
--Hélas! cousine, il ne fait rien! Elle soupira une fois de plus.
--Eh bien! reprit-elle, il y a les enfants. C'est si bon les enfants, on n'a pas le temps de penser à autre chose, allez! C'est bien triste ici, depuis que je n'en ai plus!
Cette humble vieille fille me raconta son histoire, et je compris alors ce qui l'avait poussée à venir me trouver à Paris jadis. Le dévouement faisait partie de sa vie, comme le pain et l'eau. Habituée à soigner les autres, à chercher autour d'elle ce qu'elle pourrait bien faire d'utile, elle s'était dit en pensant à mon malheur: Voilà un veuf qui doit être, bien embarrassé, allons à son secours!
Je m'efforçai de pallier ce que ma conduite d'alors avait eu d'inhumain, de brutal: elle ne s'en était pas même aperçue. A peine revenue au logis, elle s'était vu d'autres soucis sur les bras; la vieille mère était morte, un frère s'était marié, puis il était mort à son tour, enfin elle avait soigné, consolé et enterré toute sa famille. Seule, dernière de cette branche, elle avait hérité de tout, et n'en était pas plus contente.
--A quoi bon? me dit-elle en terminant son récit, je n'ai personne à qui le laisser! Heureusement, il y a les pauvres!
Le dimanche venu, elle ne m'emmena point à la messe. Je m'étais levé de bonne heure, afin de ne rien changer à ses habitudes; mais quand je descendis, elle était déjà revenue.
--Je vais à l'office de six heures, me dit-elle, comme ça je puis envoyer mes servantes à la grand'messe. Cela leur fait tant de plaisir! Et pour moi, je crois bien que le bon Dieu ne m'en gardera pas rancune!
Humble femme! douce et généreuse nature! je trouvai dans mon séjour auprès d'elle des ressources, des consolations que je n'avais jamais connues. Elle m'apprit combien une âme simple peut être grande, lorsque--de quelque nom qu'elle le nomme--elle a mis le devoir au-dessus de toutes choses.
Quand je la quittai, elle me fit promettre de revenir.
--Amenez la petite, me dit-elle, car Suzanne était restée la petite pour elle;--je ne vous dis pas d'amener votre gendre, il n'aimerait peut-être pas notre genre de vie,--mais si une fois il va en voyage, venez avec Suzanne.
Je le lui promis, et je retournai chez moi plus calme que je n'aurais cru pouvoir l'être six semaines auparavant.
XXI
Le mois d'octobre vint; Suzanne m'avait écrit tous les quinze jours des lettres officielles qui évoquaient devant moi l'image de mon gendre, fièrement campé sur ses jarrets et lisant d'un air doctoral les lignes tracées par sa femme. J'avais appris par ces lettres que la campagne était superbe, le temps très-doux, la vendange fort amusante,--et c'était tout.
Un soir, je me chauffais les pieds au feu,--ce premier feu d'automne si charmant quand on est deux à le regarder, si triste quand on est tout seul, à moins qu'on ne soit un vieux garçon égoïste,--et je me faisais de la morale:
--Comment, me disais-je, te voilà devenu vieux, tu as passé l'âge des rêveries sentimentales, et tu te reprends à remonter vers le passé, à regretter l'année dernière, où ta fille était là té faisant la lecture... Avais-tu rêvé, vieil égoïste que tu es, que Suzanne serait toujours là pour te fermer les yeux et rester fille, isolée dans la vie? Non! Eh bien, que te faut-il?
Mais ma morale ne servait pas à grand'chose, et mes yeux d'incorrigible rêveur, devenus humides, persistaient à revoir, au lieu des bûches charbonnant dans le foyer, certain tapis bleu et blanc où Suzanne enfant avait écrasé maintes grappes de raisin, où les pieds pourtant si mignons de ma femme avaient usé un chemin de son lit au berceau...
J'avais rêvé de ma vieillesse autrefois, quand Marie et moi, serrés l'un contre l'autre sur la petite causeuse étroite, nous parlions bas afin de ne pas réveiller Suzanne endormie; j'avais rêvé que je vieillirais,--mais pas seul! Je m'étais dit que ma noble femme et moi, toujours serrés l'un contre l'autre, nous arriverions à cette heure redoutable où l'enfant s'en va du foyer, où les cheveux blancs viennent encadrer les rides,-- et j'avais pensé qu'alors nous serions heureux, --oui, heureux, plus heureux qu'aux temps troublés de la jeunesse; j'avais considéré la vieillesse comme le couronnement d'une existence remplie de labeurs utiles, comme le dénouement splendide et serein du drame de la vie... Mais j'avais toujours rêvé ma femme à mon côté.
Toute l'amertume de la séparation d'alors remonta de mon coeur à mes yeux; je revis le bouquet de lilas blanc posé par ma fille enfant sur le sein de sa mère endormie à jamais... Je me rappelai le mot «heureuse», dernier cri arraché par l'angoisse maternelle h cette poitrine haletante... Était-elle heureuse, Suzanne? Avais-je accompli le voeu de ma femme? Hélas! je ne pouvais répondre que par un doute cruel.
--Pardonne-moi, murmurai-je h la chère ombre évoquée par moi. Pardonne-moi; je croyais bien faire!
Un rire qui ressemblait à un sanglot me fit lever la tête; j'entendis un bruit confus, la porte de mon cabinet s'ouvrit toute grande, et une forme féminine parut dans l'écartement des rideaux.
--Papa! cria faiblement la voix de Suzanne, elle franchit d'un bond l'espace qui nous séparait et tomba sur mon cou, riant et pleurant.
J'entrevis Pierre qui s'essuyait les yeux du dos de la main et qui refermait discrètement la porte.
--Papa! cria Suzanne d'une voix étouffée par l'émotion. Tout droit du chemin de fer! Voilà!
Elle me couvrit de baisers et reprit sans s'interrompre:
--Oh! le vilain père! il est affreux! Il a des cheveux blancs! Tu t'es donc fait teindre? Tiens, regarde comme tu es laid!
Elle tournait ma tête vers la glace, et je m'aperçus alors que j'avais blanchi depuis l'époque de son mariage.
--Ça ne fait rien, reprit-elle sans me laisser le temps de parler, tu es beau tout de même, je t'aime comme ça.
Elle sourit, me regarda, passa ses doigts mignons dans mes cheveux blancs et fondit en larmes, en cachant sa tête blonde dans mon cou.
Je la pris par la taille et je voulus la faire asseoir. Elle se releva d'un bond, arracha son chapeau, qu'elle jeta à l'extrémité du cabinet, et se laissa tomber dans un fauteuil, riant, pleurant et me prenant à tout moment la figure entre les deux mains pour me regarder à son aise.
--Ah! soupira-t-elle quand elle m'eut bien vu, que j'avais envie de te revoir!
Et moi donc! mais je n'osais le lui dire
--Ton mari? demandai-je enfin, me ressouvenant de l'existence de cet être désagréable.
--Il va venir, dit-elle en reprenant soudain un air sérieux. Il est allé voir si tout est prêt à l'hôtel.
--L'hôtel! quel hôtel? fis-je effaré.
--Le nôtre. Ah! oui, tu ne sais pas, il a loué un hôtel avenue d'Eylau, au bout du monde.
Elle se tut, triste d'avoir à m'apprendre cette nouvelle.
--Je savais, lui dis-je avec douceur, que tu ne demeurerais pas ici; je crois que cela vaut mieux.
Elle me lança un regard; ce regard voulait dire tant de choses que j'en fus saisi. Il y avait là du regret, de la résignation, de la fermeté, de la compassion, et même un grain de mépris, --mais celui-ci n'était pas pour moi. Où ma Suzanne avait-elle pris ces yeux-là? J'eus envie de dire des choses désagréables à mon gendre, mais cette émotion me laissa froid; je l'avais éprouvée tant de fois déjà!
--Alors, il va venir te chercher ici? dis-je pour changer le cours de la conversation.
--Oui, répondit-elle d'un air distrait. Et grand'mère, comment va-t-elle? Surtout, ne va pas lui dire que je suis venue ce soir, elle nous mangerait! Ce sera un secret à nous deux.
La porte s'ouvrit encore et laissa passer mon gendre, annoncé par Pierre avec tout le décorum dû à un si noble personnage. Il me serra la main, s'informa de ma santé et dit à Suzanne qu'il était temps de partir. Celle-ci alla chercher son chapeau qui était resté par terre, le remit sur sa tête de l'air le plus posé, et tira ses gants sur son poignet. Mon gendre alors prit congé de moi, je les invitai tous deux à dîner pour le lendemain, ils acceptèrent, et se dirigèrent vers la porte.
M. de Lincy disparut le premier; Suzanne, restée derrière lui, revint en hâte sur ses pas, m'embrassa à m'étouffer, et courut vers la porte; au moment de disparaître, elle se retourna avec un joli mouvement d'épaules, et m'indiquant son mari d'un geste imperceptible:
--Croquemitaine! murmura-t-elle; ses yeux et son sourire soulignèrent ce mot avec une drôlerie inimitable qui me rappela son enfance, et elle disparut.
Tout cela avait été fait si vite que je n'avais pas même eu le temps de rire. La porte se referma; je retournai à mon fauteuil, et je trouvai le petit mouchoir de Suzanne sur le tapis.
--Vieux troubadour! n'as-tu pas de honte? me dis-je à moi-même, pour réprimer un irrésistible désir de porter le mouchoir à mes lèvres... Je ne pus y tenir, et cachant mon visage dans la batiste, je sentis tout à coup mes yeux déborder de larmes,--je crois que c'étaient des larmes de joie.
Un bruit me fit reprendre ma dignité: Pierre s'était glissé dans le cabinet, et, la main sur le bouton de la porte, il toussait discrètement pour m'avertir de sa présence.
--Qu'y a-t-il? lui dis-je en affectant une grande liberté d'esprit.
--Rien, monsieur, c'est-à-dire, mademoiselle est revenue... madame, veux-je dire... Ah! monsieur, je suis bien content!
Et voilà mon Pierre qui se met à chercher son mouchoir dans sa poche en reniflant d'une façon fort émouvante.
--Je demande pardon à monsieur, reprit-il quand il eut trouvé cet objet à carreaux et qu'il se fut mouché, mais ça me fait un drôle d'effet de voir mademoiselle...
--Vous n'êtes qu'une bête, mon ami, répondis-je à mon vieux serviteur.
Mais Pierre, au lieu de paraître offensé, me regardait avec des yeux rayonnants. Je crus le revoir sur l'échelle du pressoir, le jour mémorable des toiles d'araignée.
--C'est bien, c'est bien, lui dis-je d'une voix que je voulais rendre ferme.
L'imbécile continuait à me regarder, et de grosses larmes roulaient sur les revers de sa livrée. Tout à coup je portai le petit mouchoir de Suzanne à mes yeux, il n'était que temps.
Je tendis la main à mon fidèle valet de chambre et j'allai me coucher.
Jamais je ne fus mieux servi que ce soir-là.
XXII
Le lendemain, je déjeunais, toujours seul, mais moins triste, car je savais que je verrais ma fille le soir même, lorsque la vieille bonne de Suzanne se faufila modestement dans la salle à manger.
--Ah! c'est vous, Félicie, lui dis-je, je suis enchanté de vous voir. Nous allons donc parler un peu de madame?...
Elle me regardait d'un air si maussade que je ne terminai pas ma phrase.
--Monsieur peut se vanter d'avoir fait là un beau coup! me dit-elle d'un ton grognon.
--Quel coup, ma bonne? fis-je inquiet.
--En mariant notre pauvre ange de Suzanne avec ce monsieur-là! Ah! monsieur peut se dire qu'il n'a pas eu la main heureuse!
--Qu'y a-t-il donc, Félicie? Au lieu de me faire des reproches, parlez franchement, cela vaudra mieux, allez!
--Eh bien, monsieur, voilà ce que c'est. M. de Lincy m'a donné mes huit jours!
Je restai stupéfait. Félicie avait vu naître Suzanne, elle avait alors quarante ans;--la renvoyer à cette heure, c'était briser le reste de son existence.
--Cela ne se peut pas, fis-je machinalement, vous vous êtes trompée.
--Ah bien oui! Il m'a dit ce matin que je ne connaissais pas le service comme on le fait maintenant, et que madame avait besoin d'une jeune femme de chambre pour lui faire ses robes...
--Une jeune femme de chambre ne vous aurait pas empêchée de rester...
--Monsieur ne comprend donc pas que c'est un prétexte? M. de Lincy ne veut pas de moi parce que madame n'est pas heureuse et que je lui en ai fait l'observation...
--Ah! ma bonne, lui dis-je, si vous lui avez fait des observations, je ne m'étonne plus!...
--Eh bien, quoi? Il fallait le laisser faire, sans lui rien dire peut-être? Un brutal, qui ne connaît pas la différence entre une âme du bon Dieu et un chien? qui a causé une telle frayeur à madame dès le soir de ses noces, que jusqu'à présent, la nuit, quand elle entend son pas, elle se met à trembler comme la feuille?
--Que s'est-il donc passé? dis-je en serrant le manche de mon couteau jusqu'à me faire mal aux doigts. Je n'avais plus envie de manger.
--Je n'en sais rien; toujours est-il que, le lendemain, madame m'a gardée près d'elle après qu'elle avait fait sa toilette de nuit, et lorsqu'on a entendu le pas de monsieur dans le corridor, voilà madame qui est devenue blanche comme un linge. Elle m'a prise par le bras, et m'a dit tout bas: «Ne me quitte pas, Félicie!» Elle tremblait si fort que j'ai cru qu'elle avait la fièvre. Monsieur est entré et m'a dit de m'en aller... Il fallait bien obéir. Depuis, tous les soirs, c'est la même chose: c'est nerveux, quoi! Faut-il que ce soit un manant pour l'avoir effrayée comme cela!
Je restai consterné.
--Pourquoi ne pas me l'avoir dit plus tôt? repris-je après un moment de réflexion.
Félicie haussa les épaules.
--A quoi cela vous aurait-il servi? me dit-elle.
Je n'avais rien à répondre.
--De sorte que me voilà sur le pavé, à mon âge! continua la vieille bonne. Si c'est là ce que j'attendais!...
--Vous savez très-bien que vous n'êtes pas sur le pavé, Félicie, ne dites pas de bêtises; vous rentrez ici, voilà tout. Je tâcherai de faire entendre raison à mon gendre.
Elle haussa les épaules encore une fois. Était-ce à mon adresse ou à celle de M. de Lincy? Je ne pus le savoir.
Ce même jour, quand ils vinrent tous les deux, j'envoyai Suzanne dans ma chambre où elle trouva sa vieille bonne, et je retins mon gendre.
--J'ai vu Félicie, lui dis-je, elle est au désespoir; elle avait élevé Suzanne, vous le savez...
--Elle donnait de mauvais conseils à ma femme, et elle voulait me régenter: à mon grand regret, j'ai dû la renvoyer; vous comprenez, mon cher beau-père, qu'on ne puisse tolérer un ennemi domestique dans sa propre maison... Quittons; je vous en prie, ce sujet désagréable.
--Mais, mon gendre, dis-je avec quelque impatience, si cette femme est attachée à Suzanne. Suzanne lui est également attachée, et vous comprendrez à votre tour que ce changement lui cause un chagrin véritable...
--Votre fille, interrompit M. de Lincy avec un sourire et un air de supériorité sans égale, a assez d'esprit pour se rendre compte de l'état réel des choses. Un sage proverbe dit qu'entre l'arbre et l'écorce il ne faut pas mettre le doigt. Félicie a pu reconnaître à ses dépens la justesse de cette maxime. Je suis résolu à maintenir mon autorité chez moi, par tous les moyens.
Je le regardai bien en face pour voir si ce discours s'adressait à moi; il me fut impossible de rencontrer ses yeux, qui se promenaient avec complaisance sur les tableaux et les bronzes du salon.
--Vous avez un bien joli Van Goyen, me dit-il avec la plus grande aisance. L'avez-vous payé cher?
Suzanne rentra bien à propos pour me dispenser de répondre. Elle passa son bras sous le mien et m'emmena sur un canapé où nous restâmes silencieux,--sa main dans ma main. Mon gendre fit la conversation tout seul jusqu'à l'arrivée de ma belle-mère, qu'il accapara pour le reste de la soirée. Ils partirent à neuf heures du soir, me laissant avec madame Gauthier qui avait vu Félicie et qui me fit une scène épouvantable.
--Voilà ce que c'est de ne prendre conseil de personne quand on choisit son gendre, me dit-elle, en terminant sa première apostrophe.
Ce coup inattendu m'abasourdit tellement que je ne lui répondis pas un mot, et elle parla longtemps.
XXIII
Tout cela me rendait fort perplexe; mon gendre avait bien raison: entre l'arbre et l'écorce... Mais j'étais le père de Suzanne, cependant, et à ce titre n'avais-je pas quelque droit à m'occuper de son bonheur?
Elle ne paraissait pas malheureuse; certes, son joli visage, autrefois rose et mutin, était devenu plus pâle et plus sérieux; ses yeux légèrement cernés n'avaient plus la joyeuse expression des jours passés, mais elle causait avec abandon quand nous nous trouvions ensemble, et riait volontiers de ce rire charmant, si doux et si communicatif que le plus morose s'y fût déridé.
Félicie, après avoir ponctuellement «fait ses huit jours», était rentrée chez moi, et ne m'avait plus jamais reparlé des détails que dans sa colère elle avait laissé échapper. J'aurais pu croire que j'avais fait un mauvais rêve, si un léger changement dans l'expression du visage de Suzanne, à l'approche de mon gendre, ne m'eût rappelé souvent ce que la vieille bonne m'avait raconté.
Nous n'étions pas loin du 1er janvier, quand un jour, vers midi, en traversant le salon qui menait à la salle à manger, chez mon gendre, j'entendis le bruit de sa voix irritée; celle de Suzanne, particulièrement vibrante, lui répondait par saccades... J'eus l'envie la plus véhémente de rester immobile et d'écouter à la porte, mais la vieille habitude prit le dessus, et je frappai sans attendre. Mon gendre m'ouvrit, et j'eus le temps d'observer l'expression brutale et presque sauvage de sa physionomie. Suzanne, assise devant sa tasse vide, les mains jointes, les yeux brillants, une tache rouge à chaque pommette, réprima un élan involontaire vers moi. Je ne dis rien, mais je pris une chaise, car je sentais mon coeur battre beaucoup trop fort.
--Je suis venu te chercher, dis-je à ma fille; n'était-il pas convenu que nous irions ensemble à une matinée théâtrale?
Avant qu'elle eût le temps de répondre, mon gendre, qui s'était assis entre elle et moi, s'interposa vivement:
--Désolé, cher beau-père, me dit-il;--sa voix était devenue douce comme les sons d'une flûte,--Suzanne a des visites à faire: elle l'avait oublié, je viens de lui rappeler;--des visites indispensables... Je regrette vraiment que vous ayez pris une peine inutile.
Je regardai M. de Lincy; jamais il n'avait été plus calme et plus aimable; ce jour-là cependant j'étais décidé à ne pas m'en laisser imposer.
--Soit, dis-je; d'ailleurs je ne tenais pas du tout à ce théâtre. Je vous accompagnerai quand vous sortirez: j'ai la voiture à quatre places, puis-je vous mener quelque part?
Mon gendre murmura quelques paroles vagues que je ne pus comprendre, et sortit: je ne puis dire qu'il frappa la porte en s'en allant, mais de la part d'un homme aussi bien élevé que M. de Lincy, le mouvement était d'une violence étonnante.
--Qu'y a-t-il? dis-je à Suzanne lorsque le bruit d'une autre porte m'eut annoncé le départ définitif de mon gendre.
--Rien du tout, fit-elle avec un geste d'ennui. Des questions d'intérêt...
--D'intérêt?
--Oui; il a fait de mauvaises affaires, à ce qu'il paraît; il a quelque chose à payer, et l'on veut de l'argent tout de suite...
--Qui?
--Je n'en sais rien. Bah! c'est toujours comme cela, et tout s arrange.
--Ce n'est donc pas la première fois? fis-je avec un mouvement d'effroi.
Suzanne me regarda de l'air de quelqu'un qui se reproche d'en avoir trop dit.
--C'est déjà arrivé une ou deux fois, dit-elle avec hésitation, pour des vétilles... Ce n'est pas la peine d'en parler.
--Écoute, lui dis-je alors, la chose est fort grave; si mon gendre a des embarras d'argent, c'est déjà un point assez important pour que j'en sois informé; mais s'il te fait souffrir de ses accès de mauvaise humeur, c'est encore plus sérieux.
Suzanne baissa la tête et ne répondit pas; ses doigts tortillaient nerveusement le coin de la nappe. Au bout d'un instant, elle leva les yeux, et son visage changea d'expression:
--Mon Dieu! père, s'écria-t-elle, que tu es pâle! Voyons, ne te tourmente pas comme cela. Il a mauvais caractère, c'est bien certain; mais, en n'y faisant pas attention, je viens bien à bout de me débarrasser de lui! Cher père, ajouta-t-elle en venant à moi, je suis heureuse malgré cela, oui, je suis heureuse,--elle avait noué ses bras autour de mon cou,--rien ne me manque, je fais ce que je veux..
--Tu as envie de faire des visites? interrompis-je en la serrant dans mes bras.
Elle rougit, sourit, hésita et finit par répondre:
--Non! mais tu as bien vu que c'est sa mauvaise humeur qui est cause de tout cela; il ne veut pas que je te raconte... Mais sois tranquille, tout est très-bien, je suis heureuse.
Elle me câlinait, et posait en souriant sa tête sur mon épaule; malgré le souci qui s'était emparé de moi, je ne pus résister à la grâce de ses caresses, je souris aussi, et mon gendre en entrant nous trouva rayonnants. Son air grognon avait aussi disparu, il souriait avec la grâce parfaite du temps passé, et nous avions tous les trois l'air de nager dans la béatitude.
--J'ai réfléchi, ma chère, dit-il à Suzanne. Ces visites peuvent se remettre, si vous le désirez; allez avec votre père.
Suzanne disparut et revint en un clin d'oeil avec ses gants et son chapeau.
--J'espère, lui dit à demi-voix son mari au moment où nous sortions, j'espère que vous me tiendrez compte de ma bonne grâce?
Elle ne répondit pas et se hâta de monter en voiture.
--Qu'est-ce que tout cela veut dire? demandai-je quand nous fûmes en route.
Elle sourit de son air embarrassé et ne répondit rien. Comme j'insistais:
--Tiens, père, dit-elle, n''allons pas au théâtre; je n'ai pas envie d'entrer dans cette salle chaude où il y a des bougies en plein midi; il fait beau, allons au bois de Boulogne.
Nous fûmes bientôt au bord du lac, absolument désert à cette saison et à cette heure de la journée.
--Vois-tu, père, me dit-elle, lorsque le mouvement de la voiture et l'air vif d'une belle gelée eurent ramené son teint à sa fraîcheur ordinaire, il ne faut pas t'imaginer que M. de Lincy soit toujours aussi désagréable.
--Je trouve suffisant qu'il le soit quelquefois!
--Quelquefois-,--pas souvent. Ce sont ces affaires d'argent qui le tracassent. Il a vendu ses terres...
--Quelles terres? Lincy?
--Oui; pas le château ni le parc, mais tout le domaine...
Je bondis sur mon siège; elle posa sa main sur mon bras. Je me calmai.
--Quand? repris-je d'un ton aussi indifférent que possible.
--Peu de temps après ta visite...
--Un mois après ton mariage?
--A peu près.
Je réfléchis encore. Une foule de détails que jusque-là je n'avais pas remarqués me revenaient à la mémoire.
--As-tu une voiture? demandai-je à ma fille.
--Pas encore.
--Et l'ameublement de l'hôtel, est-il payé?
--Je ne crois pas. Il me semble que le tapissier est venu avant-hier... Voyons, mon petit père chéri, ne te fâche pas! N'est-il pas naturel qu'on ne puisse payer tout d'un coup une somme comme celle-là?
--Non, dis-je avec force, ce n'est pas naturel, quand on vient de vendre un domaine estimé à près d'un million. M. de Lincy devait avoir des capitaux à placer, et ce n'est pas un misérable compte de tapissier qui pourrait le mettre de mauvaise humeur...
Suzanne essaya de me calmer, mais j'avais l'épine enfoncée trop avant au coeur pour que sa tendresse me rassurât complètement, et nous reprîmes le chemin de la ville en silence.
XXIV
Le doute n'était plus possible; malgré la générosité qui poussait Suzanne à me cacher la situation, ma fille était malheureuse dans son intérieur. Malheureuse! Et moi, qui avais cru si bien faire en la mariant de bonne heure, afin de ne pas la laisser orpheline, non-seulement je n'étais pas mort, mais il me semblait aller beaucoup mieux! Ne sachant à qui m'en prendre, dans ma colère, j'allai voir le docteur. Il se trouvait précisément chez lui.
--C'est une indignité, docteur, lui dis-je en entrant: vous m'avez trompé!
--Asseyez-vous donc, mon ami, répondit-il sans se troubler. En quoi vous ai-je trompé?
--Je me porte comme le pont Neuf! Et vous qui m'avez fait marier ma fille sous prétexte que j'étais dangereusement malade...
L'excellent homme me rit au nez sans cérémonie, puis reprit avec une douce gaieté:
--D'abord, je ne vous ai pas fait marier votre fille, et puis je ne vous trouve pas si malheureux de n'être plus malade! De quoi vous plaignez-vous?
--J'ai marié ma fille à un butor, à un...
Je me calmai subitement, car je courais risque de passer pour un fou aux yeux de l'éminent praticien si je disais tout ce que je pensais de mon gendre.
Le docteur était devenu sérieux tout à coup.
--Est-ce qu'il ne se conduit pas bien avec Suzanne? dit-il d'un ton grave.
--C'est un animal; voilà mon opinion! Nous nous regardâmes tous les deux, et je vis que le docteur était fort ému.
--Si je pensais qu'il la rend malheureuse, dit-il entre ses dents... C'est que je l'aime, notre Suzon! Elle est votre fille, c'est vrai, mais c'est moi qui l'ai amenée au jour... Est-il possible que ce beau M. de Lincy ne soit pas aux genoux de son adorable femme?
--Aux genoux de sa femme! Ah! docteur, tenez, ne parlons pas de tout cela. Je ne me consolerai jamais d'avoir fait ce mariage-là! et quand on pense qu'il y en a pour toute la vie!...
--Hélas! soupira le docteur, c'est pour cela que je suis resté garçon!
Je réfléchis, puis un rayon d'espoir me vint d'en haut.
--Est-ce que M. de Lincy a une bonne constitution? glissai-je cauteleusement.
--Lui? il est bâti à chaux et à sable: ce garçon-là ira jusqu'à quatre-vingts ans!
Un morne silence régna dans le cabinet.
--Et moi, dis-je, aurai-je longtemps la douleur d'assister aux souffrances de ma fille?
--Asseyez-vous, fit le docteur qui se mit à me palper et à me retourner dans tous les sens.
--N'avez-vous jamais mal dans les jambes? me dit-il après un long examen.
--Si fait, lui dis-je, et même je voulais vous consulter à ce sujet; il me semble que mes articulations se roidissent chaque jour; j'ai des douleurs vagues...
--Ah! mon ami, s'écria le brave homme en me tendant les deux mains, vous avez des rhumatismes, vous êtes sauvé!
--Sauvé?
--Mon Dieu, oui! à condition de ne pas vous amuser à faire des folies; mais vous êtes sauvé, et probablement vous vivrez très-vieux,--avec des douleurs atroces de temps en temps, par exemple! Je vous en préviens!
--Très-vieux? répétai-je d'un air préoccupé.
--Mais oui! Cela a l'air de vous contrarier?
--Pas précisément, mais si j'avais su... c'est moi qui n'aurais pas marié Suzanne!
--Vous pourrez au moins la protéger.
--La protéger? de quelle façon, s'il vous plaît? Est-ce qu'une femme mariée n'est pas absolument l'esclave de son mari?
--Pas absolument, fit le docteur sur le ton de la conciliation; il y a la séparation de corps...
--Cela vaut mieux que rien... et encore, je ne sais pas... le scandale, les bruits méchants autour d'une jeune femme... Suzanne n'a que dix-huit ans...
--Allons, allons, tout n'est peut-être pas désespéré; on a vu des ménages qui avaient mal commencé devenir très-heureux...
--Si M. de Lincy rend jamais quelqu'un très-heureux, je serai bien étonné. Enfin, vous avez raison, docteur, en cas de nécessité, il y aurait la séparation. Mais tout cela, est bien lugubre. Ah! si vous m'aviez dit l'an dernier que j'aurais des rhumatismes!...
--Eh! mon ami, pouvais-je le deviner? fit le docteur en me citant un texte latin pour arrondir sa phrase. Vous aviez le coeur attaqué, mais c'était à cause de vos rhumatismes... N'importe qui s'y serait trompé.
--C'est égal, docteur! si j'avais su!...
En m'en allant, dans l'escalier, je sentis une vive douleur au genou gauche. Brave docteur! il venait de me rendre la vie, comme il me l'avait ôtée un an auparavant. J'étais content cependant, moins pour la vie en elle-même, bien qu'elle ne soit point si méprisable, que pour la joie de me savoir en état de protéger Suzanne.
Au moment de monter en voiture, je rencontrai Maurice Vernex qui passait.
--Eh! vous voilà! me dit-il allègrement. Vous avez bonne mine. Comment va-t-on chez vous?
--Figurez-vous, lui dis-je, que j'ai des rhumatismes; je suis enchanté!
--Eh bien! vous n'êtes pas difficile! s'écria-t-il en riant. Et madame de Lincy?
--Ma fille va bien, merci, dis-je, ramené à mes préoccupations. Mais vous-même?
--Moi? Je m'ennuie! répondit-il avec un sérieux qui ne lui était pas ordinaire. Je m'ennuie de n'être bon à rien en ce monde. Quand je n'avais pas le sou, tout allait bien; à présent que j'ai des rentes, je n'ai plus goût à rien.
--Venez dîner avec moi, nous mettrons nos misères ensemble, lui dis-je. Moi aussi, je ne suis pas content de mon sort.
--Comment, vous avez des rhumatismes, et vous n'êtes plus content? Mais que vous faut-il donc?
Sa gaieté me rajeunissait; grâce aux paroles du docteur et à la société de Maurice Vernex, je passai une soirée charmante.
Vers neuf heures du soir, nous étions dans mon cabinet à fumer de très-bons cigares, et comme il faisait froid, nous avions baissé les portières et les rideaux; cette pièce, somptueuse et sévère à la fois, bien chauffée, doucement éclairée, était l'image de la vie large et confortable des gens de notre monde, et j'éprouvais un bien-être que je n'avais pas ressenti depuis longtemps, lorsqu'un petit bruit me fit retourner, et j'aperçus la tête blonde de Suzanne passée à travers la fente de la portière de velours.
--Comment! lui dis-je, toi, à cette heure? Viens vite te chauffer.
--Tu n'es pas seul... dit Suzanne en se dégageant à demi des plis épais de l'étoffe, je vous dérange.
Maurice Vernex s'était levé en apercevant ma fille, et, la main sur le dossier d'une chaise, il attendait son arrêt.
--Pas du tout, dis-je, et M. Vernex n'aura garde de s'en aller comme il me paraît en avoir l'intention. Nous allons prendre une tasse de thé tous les trois ensemble.
J'étendais la main pour sonner, Suzanne me retint:
--J'ai déjà donné des ordres à Pierre, dit-elle, et j'ai apporté mon ouvrage. Est-ce que vous supportez les femmes qui font de la tapisserie, monsieur? dit-elle en s'adressant à Maurice.
--Je les vénère, madem... Pardon, madame, reprit-il en s'inclinant devant elle. Je n'avais pas eu l'honneur de vous voir, ajouta-t-il en manière d'excuse, depuis l'événement qui...
--Qui m'a donné le nom de M. de Lincy? fit-elle avec ce mélange de comique et de sérieux qui la rendait si amusante. Oh! j'ai changé de nom, mais voilà tout!
Elle rougit soudain et se mit à fouiller activement dans son petit panier à ouvrage.
--Alors on peut faire encore de la musique? demanda Maurice d'une voix particulièrement moelleuse.
--Oui... mais pas les jours maigres, c'est aujourd'hui vendredi.
Elle se mit à broder avec une application qui me rappela le temps où elle apprenait son catéchisme. La conversation reprit; Pierre nous apporta le thé, et nous passâmes une heure délicieuse.
--A propos, dis-je soudain, retombant dans la réalité, où est ton mari?
--Au club, répondit tranquillement Suzanne.
--Est-ce qu'il y va souvent, au club?
--Tous les soirs.
--Et comment es-tu venue?
--En voiture.
--De remise?
--De place, numéro 2,884, lanternes rouges, un brave homme de cocher.
--Tu ne devrais pas sortir seule le soir..., fis-je d'un ton mécontent.
--Oh! père, dit Suzanne en levant sur moi ses beaux yeux caressants, si tu me refuses cela, que me restera-t-il?
Maurice Vernex regarda ma fille avec une telle intensité d'étonnement que je crus lui devoir une sorte d'explication.
--M. de Lincy est un mari... mari..., fis-je non sans hésiter.
--Despote? glissa Maurice.
--Autoritaire! fit Suzanne d'un ton magistral. Heureusement, il va au club, ajouta-t-elle, mi-rieuse, mi-triste.
--M'accorderez-vous la faveur de vous reconduire ce soir? dit Maurice, avec cette voix richement timbrée qu'il n'employait point pour me parler à moi.
Suzanne secoua négativement la tête.
--Si vous osiez le déposséder de ce droit, dit-elle, mon vieux Pierre vous tordrait le cou sans cérémonie, comme à un poulet!
Nous causâmes encore quelques instants, puis Maurice se retira. Quand je fus seul avec Suzanne, elle vint se blottir dans un grand fauteuil, tout contre moi.
--Que dira M. de Lincy de cette visite? demandai-je non sans quelque inquiétude.
--Ce qu'il voudra, répondit ma fille avec dédain.
Je gardai le silence. Puis, poussé par le besoin irrésistible de rassurer Suzanne, je lui confiai ce que m'avait dit le docteur au sujet de ma santé.
--Alors tu n'es plus malade? Ton pauvre coeur ne bat plus comme l'an dernier? fit-elle avec une joie troublée.
--Non, je ne souffre plus du tout; je passe de bonnes nuits...
Elle m'enlaça dans ses bras, et je sentis des gouttes chaudes tomber sur mes mains et sur mon visage.
--Cher, cher père, murmura-t-elle, que j'ai craint de te perdre! Si tu savais que de fois, la nuit...
--Je le sais, lui dis-je; je t'entendais, et je retenais ma respiration...
--Oh! le méchant père, qui se faisait mal pour ne pas m'inquiéter... C'est fini, dis?
--Le danger est passé, au moins: je vivrai, ma Suzanne, je te protégerai...
Elle me serra plus fort sans parler.
--Es-tu bien malheureuse? lui dis-je tout bas.
Elle me regarda bien en face; je lus une fois de plus dans ses yeux la douceur sublime, la joie ineffable du sacrifice, et elle ne répondit:
--Je suis parfaitement heureuse!
Et elle se remit à pleurer.
XXV
Suzanne prit ainsi l'habitude de me visiter le soir. M. de Lincy, parait-il, ne s'en occupait pas, car il n'en avait rien dit. Maurice venait parfois, mais rarement. J'appris par Pierre que plus d'une fois il avait sonné à ma porte, et, en apprenant que ma fille était avec moi, il s'était retiré sans vouloir se faire annoncer. Cette réserve me parut de bon goût, et je sus gré à ce jeune homme d'avoir su respecter ainsi les tête-à-tête que le destin clément me réservait avec Suzanne.
Un soir, après avoir babillé et ri pendant une demi-heure, celle-ci émergea des profondeurs du grand fauteuil où elle se roulait en boule, comme autrefois, s'assit posément sur le bord, et me regarda d'un air sérieux:
--Père, me dit-elle, je te demande pardon d'une question si saugrenue... mais j'ai besoin de savoir... Es-tu riche?
Jamais Suzanne n'avait parlé de notre fortune, je la croyais au courant de nos revenus.
--Mais oui! lui dis-je, ne le vois-tu pas d'après mon genre de vie?
--Ce n'est pas cela que je veux dire, reprit-elle: je m'exprime mal, sans doute. As-tu une grande fortune personnelle, indépendante de... de ma dot? ajouta-t-elle plus bas.
Je pressentis un nouveau noeud dans notre existence, et je répondis nettement:
--Je t'ai assuré, quinze mille francs de revenu, à cinq, qui font trois cent mille francs de capital: le capital t'appartient; les revenus sont indivis entre toi et ton mari. De plus, tu tiens de ta mère environ deux cent mille francs.
Suzanne baissa la tête et parut calculer.
--Vingt-cinq mille francs, dit-elle, c'est beaucoup...
--Non, quand on a un loyer et un train de maison considérables,--mais tu n'as pas de voitures... M. de Lincy doit avoir au moins autant?
Ma fille ne répondit pas à cette dernière question.
--Et toi, père, reprit-elle, es-tu riche?
--J'ai encore à moi environ quarante-cinq mille francs de revenu,--de quoi te donner tout ce que tu voudras. As-tu envie de quelque objet, as-tu une fantaisie? J'avais oublié de te dire que tu peux puiser sans compter dans ce meuble-là.
J'indiquai mon secrétaire. Elle suivit mon regard.
--Pourrais-tu me prêter dix mille francs? dit-elle d'un ton timide.
--Dix mille francs! répétai-je stupéfait. Que veux-tu faire de dix mille francs?
Elle baissait toujours la tête et jouait avec la frange de sa robe.
--As-tu des dettes? demandai-je avec autant d'indulgence qu'il me fut possible.
--Des dettes? Moi? fit-elle en riant d'un rire forcé. Pourquoi pas? Supposons que j'aie des dettes. Refuserais-tu de les payer?
--Non, certes! A qui dois-tu? A ta couturière? A ta modiste?
--Non, dit Suzanne, je ne puis pas mentir comme cela. C'est M. de Lincy qui en a besoin. Il a perdu au jeu.
--Dix mille francs! qu'il ne peut pas trouver ailleurs que chez moi? Et il ne veut pas me les demander lui-même?
--Oh! père, ne lui en parle pas, je t'en supplie! s'écria ma fille; s'il savait que je t'en ai parlé, il serait furieux!
--Furieux! Je voudrais bien voir cela.
J'étais tellement irrité, que pour me calmer Suzanne se vit forcée de m'avouer l'exacte vérité, M. de Lincy, averti par ses domestiques des visites que me rendait sa femme pendant ses absences journalières, avait jugé à propos de se faire payer sa complaisance, et il avait dit très-nettement à Suzanne que, si elle voulait continuer à me voir, il fallait qu'elle obtînt en échange les sommes dont il pourrait avoir besoin. C'est du moins ce que je recueillis de son long récit, coupé par des réticences douloureuses.
--Et si je te les refuse? dis-je, outré de tant de bassesse.
--Ne me les refuse pas, père, je t'en supplie!
Tu me ferais beaucoup de chagrin!
Elle insistait avec tant de vivacité, que je soupçonnai encore autre chose. A forcé d'interroger et de deviner, je finis par comprendre que le misérable époux, connaissant la répugnance invincible qu'il inspirait à ma fille, lui faisait acheter son repos au prix des sacrifices d'argent qu'elle pourrait obtenir de moi.
--De sorte que si je ne te donne pas la somme que tu me demandes?... fis-je plein d'humeur et de dégoût.
--Il viendra dans ma chambre ce soir, murmura-t-elle honteuse. Je ne puis supporter sa présence, continua-t-elle.--Et le tremblement nerveux dont m'avait parlé Félicie apparut aussitôt à la seule idée de cette présence abhorrée.
--Le misérable! m'écriai-je en serrant les deux poings. Puis je courus à mon secrétaire, j'y pris un paquet de billets de banque que je remis à ma fille.
--Surtout, lui dis-je, donne-les un à un; qu'il paye chaque concession au prix que tu jugeras convenable. Bannis-le irrévocablement, et s'il manque à sa promesse, viens me trouver, je te défendrai contre lui, oui, je te défendrai, quand je devrais le tuer!
Effrayée de ma violence, Suzanne fit de son mieux pour l'apaiser, mais je ne voulais rien entendre.
--Écoute, lui dis-je, à mes yeux, il n'est pas de pire outrage que celui qu'un mari peut infliger par son amour, feint ou réel, à une femme qui le déteste et le méprise. Si jamais ton mari t'inflige cet outrage, je le tuerai--en duel ou autrement,--mais je le tuerai!
Suzanne me quitta fort agitée, fort inquiète; et je n'ai pas besoin de dire que je ne fermai pas l'oeil de la nuit.
A onze heures du matin, je vis accourir Suzanne souriante et reposée. La veille au soir, elle avait livré son argent, et en échange elle avait obtenu un traité de paix, armée, à la vérité.
--S'il ne lui faut que de l'argent, pensai-je, je m'arrangerai pour en avoir. Mais s'il a d'autres exigences, que ferai-je?
Je consultai le Code; le Code ne me dit rien; alors j'allai trouver mon notaire.
XXVI
--Je vous attendais, me dit celui-ci. Je vous aurais fait prévenir si vous n'étiez pas venu.
--Que se passe-t-il donc?
--M. de Lincy est très-fort! oh! il est très-fort! Il s'est informé de la manière, dont sont placés les capitaux de madame de Lincy.
--Eh bien! ne sont-ils pas inaliénables?
--Sans doute... et c'est bien cela qui l'irrite... J'ai appris, continua-t-il, que votre santé s'est raffermie; vous sentez-vous en état de recevoir une violente commotion?
--Il le faut bien, dis-je; d'ailleurs, après ce que j'ai appris ces jours derniers... Qu'y a-t-il?
Le notaire fouilla dans un tiroir de son coffre fort, en tira une simple copie de lettre, et je lus ce qui suit:
«Mon cher persécuteur,
«En réponse à votre dernière lettre, je me vois forcé de vous révéler le véritable état des choses. Malgré les belles apparences, Lincy était fort hypothéqué, vous le savez mieux que personne. J'ai conclu un mariage qui ne m'assurait presque rien en fait d'avantages présents, mais qui m'offrait une fort belle position dans un délai que la mort prévue de mon beau-père devait rapprocher.»
Je regardai le notaire, qui me fit signe de continuer. J'obéis.
«Mon beau-père, au lieu de mourir, se porte comme un charme, et moi, par contre, je me trouve dans les plus mauvais draps. J'avais trouvé quelques bonnes âmes qui, se basant sur l'état précaire de la santé du père de ma femme, m'avaient avancé des fonds. Le rétablissement de ce monsieur rend leur créance très-mauvaise, et, naturellement, c'est moi qui en suis victime. Je n'insiste pas sur l'indélicatesse que commet mon beau-père en ne trépassant pas dans les délais voulus, mais il faut que vous m'aidiez à obtenir un renouvellement de ces créances, ou quelques garanties, ou enfin quelque chose qui me sorte de mon pétrin.»
La copie s'arrêtait là. Je repliai le papier et je le remis au notaire:
--Il a la plaisanterie aimable, dis-je d'un ton dégagé. Gomment vous êtes-vous procuré ce précieux document?
Il haussa les épaules.
--On se procure tout ce qu'on veut, pourvu qu'on y mette le prix, répondit-il. Eh bien! que pensez-vous de votre gendre?
--Je le trouve charmant; mais cela ne m'étonne nullement de sa part. Je ne pouvais pas attendre autre chose. Qu'allons-nous faire?
--La dot de madame de Lincy ne court aucun danger, me répondit évasivement mon conseiller.
--Fort bien; mais il n'en appert pas moins que M. de Lincy a des dettes probablement considérables; sa terre patrimoniale a été vendue six semaines après son mariage, vous le savez. Donc, il vit actuellement des vingt-cinq mille francs de rente que lui a apportés ma fille; à moins qu'il n'ait d'autres ressources que j'ignore...
Le notaire fit un signe négatif; je continuai:
--Il doit être criblé de dettes nouvelles, car il avait besoin avant-hier de dix mille francs que ma fille m'a demandés pour lui.
--Vous avez refusé, j'espère? dit mon interlocuteur.
--J'ai accédé, et ma fille lui a remis cette somme de la main à la main.
Mon notaire se leva et fit deux tours dans son cabinet:
--Permettez-moi, mon cher client, de vous dire que cette conduite n'est basée sur aucun raisonnement. Si vous donnez ainsi de l'argent, sans reçu, à la première réquisition, vous laissez s'organiser contre vous une exploitation régulière!
Je fis un signe d'assentiment.
--C'est absurde!
--Oui, d'accord; mais si c'est à ce prix seulement que je puis obtenir le repos de ma fille, je n'ai pas à hésiter.
--Mais, cher monsieur, c'est du chantage, alors!
--Parfaitement.
Le notaire fit encore deux ou trois tours:
--Et ensuite? dit-il en s'arrêtant devant moi.
--Ensuite? Que voulez-vous que je vous dise? Le roi, l'âne ou moi, nous mourrons, comme dit le fabliau; mais moi, vivant, je ne puis souffrir que ma fille soit malheureuse quand je puis acheter sa tranquillité à poids d'or.
--Et quand vous serez entièrement dépouillé?
--Sans doute alors il me laissera l'emmener quelque part où nous achèverons de vivre en paix, pauvres, mais heureux d'être ensemble.
--C'est de l'aliénation mentale! s'écria le digne homme. Je ne puis permettre à mes clients de dissiper ainsi leur fortune. Faites prononcer une séparation!
--Ce moyen me répugne, repris-je, mais en dernier recours...
--Non pas en dernier! en premier! Est-il possible que vous hésitiez un moment?
Il me démontra si bien les avantages de la séparation, que je restai ébranlé. Certes, il m'en coûtait-de voir ma fille, à dix-huit ans, condamnée pour toujours à ignorer les douceurs de la vie de famille et de la maternité; mais cette perspective, si triste qu'elle fût, était encore préférable à celle que, dans mon désespoir, j'avais évoquée: l'abandon de tous mes biens, pour obtenir la liberté d'avoir ma fille avec moi.
--Pourquoi tous vos biens? m'avait dit le notaire.
--Parce que, tant que j'aurai quelque chose, il persécutera sa femme pour me le soutirer.-- Soit, dis-je enfin quand j'eus écouté la lecture du code et les conclusions de mon conseiller. Que faut-il faire pour obtenir une séparation?
--Il y a d'abord les coups et sévices par-devant témoins...
--M. de Lincy, je l'espère du moins, n'est pas un homme à frapper ma fille. Passons.
--Il y a l'adultère du mari, constaté par l'existence d'une maîtresse sous le toit conjugal.
--Ceci ne serait peut-être pas impossible, nous verrons. Et puis?
--Il y a l'incompatibilité d'humeur;--mais si M. de Lincy a intérêt à conserver son pouvoir sur sa femme, il sera bien difficile de l'amener là. Enfin, réfléchissez, conclut le notaire; causez avec votre fille, voyez ce qu'elle préfère; si vous pouviez engager M. de Lincy à vous la rendre, sans bruit et sans scandale, cela vaudrait beaucoup mieux.
--Sans doute, mais je n'attends rien de lui...
--Même en le payant très-cher?
--Peut-être. Je reviendrai vous voir. Merci. Je le quittai, navré, et j'allai chez mon avoué.
Celui-ci me reçut avec les démonstrations du plus vif intérêt et parut parfaitement au courant de l'affaire, ce qui ne laissa pas de m'étonner. Comme je lui faisais part de ma surprise:
--Oh! me dit-il, depuis deux ou trois mois, on s'attend à quelque résolution semblable de votre part. M. de Lincy est lancé dans un genre de vie très-dissipé; madame de Lincy est digne de tous les respects; on pensait bien que vous ne pourriez pas tolérer cet état de choses.
--On? Comment oh? Qui donc?
--Mais, tout le monde, ou à peu près... Vous étiez, comme il arrive toujours, le seul à ne pas connaître le caractère véritable de votre gendre.
J'appris alors que les renseignements obtenus par moi sur le compte de M. de Lincy avaient exactement la valeur de ceux qu'on obtient sur ses domestiques quand on a la faiblesse de croire à la validité des renseignements. Tous ceux qui avaient quelque intérêt à voir mon gendre faire un beau mariage, pour être débarrassés de lui ou de ses billets, tous ceux-là, amis, créanciers, tenanciers, voisins, avaient chanté le concert de louanges qui m'avait étourdi.
Depuis son retour à Paris, M. de Lincy, qui avait commencé par vendre Lincy pour se débarrasser d'hypothèques par trop exigeantes, s'était jeté à plein corps dans la vie qu'il avait toujours rêvée. Il aimait tout ce qui coûte de l'argent; il aimait les soupers bruyants, les femmes plâtrées, l'ivresse des liqueurs, la frénésie du jeu. Jusqu'à son mariage, il avait soigneusement dompté ses appétits brutaux, afin de se faire un piédestal de sa bonne réputation pour faire un mariage riche. Depuis il se rattrapait, comme il le disait lui-même sans se gêner.
--Et voilà, m'écriai-je, pourquoi ma fille n'a pas de voiture, pourquoi elle porte toujours les mêmes robes depuis son mariage, pourquoi...
Je restai atterré, et, la tête dans mes deux mains, je maudis ma folie, mon imbécillité!
--Que faire? dis-je machinalement, la séparation?
--Certainement! conclut mon légiste d'un ton joyeux.
Il voyait une bonne affaire, et moi, je voyais le nom de ma fille livré aux feuilles publiques. Je sentais la raillerie des regards méchants sur le visage innocent de ma Suzanne... Après tout, mieux valait encore l'esclandre, puisqu'il était nécessaire, que le martyre prolongé, la lente agonie de mon enfant dans les mains impures du misérable auquel elle était liée pour la vie.
J'annonçai mon intention de réfléchir et je rentrai chez moi.
Après une heure de méditation, je sortis et je me rendis chez mon gendre. Il était absent, ma fille aussi; je laissai ma carte avec l'ordre de la remettre à M. de Lincy seul. Par quelques mots au crayon, je lui demandais un entretien particulier pour le soir même ou le lendemain matin. Puis je rentrai chez moi, afin de mûrir mon plan de campagne.
XXVII
Le lendemain, vers dix heures du matin, Pierre vint m'annoncer que mon gendre m'attendait dans mon cabinet. J'appelai mentalement à mon secours l'image de la mère de Suzanne et j'abordai M. de Lincy.
Personne n'eût pensé que, de nous deux, c'est lui qui était le coupable et moi le juge, car je sentais mes traits et ma voix profondément altérés par l'émotion, tandis qu'il paraissait parfaitement à son aise. Ses vêtements, d'une coupe élégante, lui seyaient à merveille; mais son visage fatigué, ses yeux ternes témoignaient contre lui.
Il n'essaya pas de me tendre la main et se contenta de s'incliner. C'était du reste ce qu'il avait de mieux à faire. Je lui indiquai un siège, et je m'assis.
--Vous m'avez demandé un entretien? dit-il avec aisance.
Je fis un signe de tête affirmatif. Son impudence me révoltait au point d'arrêter ma voix dans mon gosier contracté.
--Je suis à vos ordres, continua-t-il avec une déférence du meilleur goût.
J'avais recouvré; la parole, je me hâtai d'en profiter.
--Je vous ai trompé, monsieur, lui dis-je, mais c'était bien sans le vouloir.
Le visage de mon gendre exprima une anxiété de bon ton.
--Lorsque vous avez épousé ma fille, continuai-je, tout le monde me croyait bien malade, et, moi-même, je n'ai consenti à me séparer de Suzanne que dans la prévision d'une fin prochaine.
M. de Lincy fit un geste aimable qui semblait dire: Ne parlez donc pas de ces vilaines choses-là! Mais je n'étais pas d'humeur à me laisser émouvoir.
--Suzanne se trouvait donc alors non-seulement convenablement dotée, mais encore elle vous apportait, dans un avenir prochain, ce qu'on est convenu d'appeler de très-belles espérances...
M. de Lincy m'écoutait avec une attention si soutenue qu'il oublia de conjurer poliment au passage ce mot de mauvais goût.
--Voici que,--heureusement ou malheureusement, car tout dépend des points de vue, --mon médecin s'était trompé du tout au tout, en prenant les symptômes accessoires d'une maladie pour une altération organique... Mais ce serait très-long et peu intéressant...
--Comment donc! murmura M. de Lincy, ces détails, au contraire, sont de l'intérêt le plus puissant. Qui est votre médecin?
--Le docteur D...
--Il est très-fort, très-fort, murmura M. de Lincy. Eh bien?
--Eh bien, je ne cours aucun danger, et très-probablement, à moins d'un accident que nul ne peut prévoir, j'atteindrai un âge fort respectable.
--Je ne puis, dit mon gendre, que me féliciter de cet heureux changement.
Son ton était irréprochable, mais l'expression de son visage, quoi qu'il en eût, était moins joyeuse que ses paroles.
--Le résultat est que, devant vivre longtemps, j'avais des années devant moi pour prendre une résolution irrévocable, et je reconnais que j'ai marié Suzanne à la légère.
--Comment l'entendez-vous? dit M. de Lincy en levant sur moi un regard poli et haineux.
--C'est ce que je vous dirai tout à l'heure. Mais votre position, vos espérances, en un mot, se trouvent aussi modifiées par mon état actuel de santé... de sorte qu'il y aurait, je pense, lieu d'arriver à un compromis... Si vous voulez me rendre Suzanne, et considérer, en ce qui dépend de vous, votre mariage comme non avenu,--je vous offre une rente viagère de nature à contenter les goûts les plus larges.
Je me tus. Mon gendre, toujours calme, m'observait de son regard terne et froid. Comme il gardait le silence, je levai les yeux sur lui pour l'interroger. Il parla:
--Je ne peux pas m'expliquer, cher beau-père, dit-il, le motif qui vous porte à me faire une proposition aussi extraordinaire; Jusqu'ici, à ce qu'il me semble, Suzanne et moi n'avons jamais donné lieu de penser que nous n'étions pas heureux de vivre ensemble!
--Je n'ai pas à discuter cette question, repris-je avec une sorte d'impatience, ce genre de discussion nous entraînerait trop loin. Je vous demande si vous consentez à me rendre ma fille.
--Mais, cher beau-père, dit-il avec une politesse exquise, vous n'y pensez pas! Que dirait-on de moi dans le monde,--et, bien mieux, que dirait-on de madame de Lincy? Une jeune femme qui quitte à dix-huit-ans la maison conjugale! Cette démarche malheureuse lui ferait, ainsi qu'à moi et à vous-même, un tort irrémédiable!
Sa froideur me faisait bouillir le sang dans les veines. J'eus envie de le frapper à la face; je me contins.
--Si je vous faisais, lui dis-je, des avantages assez beaux pour primer toute autre considération?
--A quoi bon? répondit-il; vous aimez trop votre fille pour la laisser manquer de rien, et, tant que nous vivrons ensemble, je n'aurai pas besoin personnellement de recourir à votre générosité.
Il avait jeté le masque; je me sentis plus à l'aise.
--Mais, monsieur, lui dis-je, je puis placer mon bien en viager?
--Raison de plus pour que je ne me sépare pas de ma femme! répondit-il avec un cynisme qui m'épouvanta.
--Vous savez qu'elle vous hait, dis-je, glacé par la colère qui m'envahissait, vous savez que je vous méprise, et vous persistez!
--La femme doit obéissance et soumission à son mari, répondit-il sans relever mon insulte. Trouvez bon que Suzanne continue à me haïr sous le toit conjugal.
--Vous êtes un lâche! m'écriai-je exaspéré.
--Heureusement personne ne vous entend, riposta Lincy sans se troubler, car on douterait de l'état de votre raison! Voyez mon calme, et regardez votre fureur. Personne ne pourrait croire que, sans provocation aucune, un homme en possession de son bon sens s'abandonne à de pareilles extravagances.
Je le regardai; il essaya de me braver, mais sa figure de lâche se décomposa, et il baissa ses yeux impudents devant mon regard d'honnête homme.
--Terminons, lui dis-je. A quel prix me rendrez-vous ma fille?
--A aucun. Je l'aime! répliqua-t-il avec effronterie.
--Nous intenterons un procès en séparation!
--Vous n'aurez pas de griefs. Je ne suis pas assez bête pour me laisser prendre.
Il se dirigea vers son chapeau. J'avisai un revolver à une panoplie, et je fis un mouvement pour m'en saisir, mais je réfléchis qu'il n'était pas chargé...
--Je vous donnerai cent-mille francs comptant, lui dis-je, en essayant de le séduire par un gros chiffre.
--Avec le temps, dit-il froidement, j'en aurai neuf cent mille... Suzanne est assez bonne pour me donner tout ce que je lui demanderai.... Adieu, cher beau-père.
Il était parti depuis un quart d'heure que j'étais encore à la même place, essayant de sortir du gouffre, et ne trouvant aucune voie de salut.
Ma belle-mère, qui venait déjeuner avec moi, me trouva dans cet état de prostration, et n'en fut pas peu épouvantée. A force de me secouer et de m'interroger, elle apprit tout ce que les derniers mois m'avaient révélé et que je lui avais caché jusque-là.
Elle en fut profondément remuée; de vagues appréhensions l'avaient parfois saisie, à la vue du ménage de Suzanne. Mais celle-ci portait si courageusement son malheur, elle savait si bien étourdir sa grand'mère par son joyeux babil d'enfant gâtée, que les commérages, de quelques amies n'avaient pu ébranler qu'imparfaitement la foi de madame Gauthier en l'honneur de mon gendre.
--Je savais qu'il était insupportable, dit-elle; d'ailleurs, tous les gendres sont insupportables, mais je n'aurais jamais cru qu'il fût malhonnête!
--Eh bien, lui dis-je, vous pouvez ajouter cela à son bilan.
Madame Gauthier tomba d'accord avec moi de la nécessité d'une séparation.
--S'il n'y a pas d'autre moyen, réserva-t-elle prudemment, car une femme séparée joue un triste rôle dans la société. Enfin, vous et moi nous sommes là, par bonheur. Où aviez-vous l'esprit, mon pauvre ami, quand, malgré mes conseils, vous vous êtes entêté à prendre M. de Lincy?
Il n'y avait pas à l'en faire démordre, et j'avais d'autres soucis. Je la laissai accumuler les pierres de cette espèce dans mon jardin.
XXVIII
Il fallait aviser à une prompte solution, car la situation, de jour en jour plus tendue, pouvait amener une catastrophe. Notre pauvre Suzanne, qui n'obtenait la paix qu'avec des billets de banque, était exaspérée au point de me faire craindre un dénouement fatal à ce mariage désastreux. Elle parlait désormais plus librement de sa vie domestique. La présence de sa grand'mère, avec laquelle cependant elle n'avait jamais été aussi expansive qu'avec moi, lui permettait d'aborder certaines questions délicates que je n'osais même effleurer.
--Ce n'est pas ma faute, dit un jour Suzanne à sa grand'mère. Je ne savais pas ce que voulait dire le mot mariage: si je l'avais su, je n'aurais jamais épousé M. de Lincy. C'est un crime, oui, un crime que de livrer une jeune fille à un homme qui, pour elle, est le premier venu.
Que répondre à cela? Certes je croyais avoir bien fait, avoir, mieux fait que les autres en laissant ma fille libre dans le choix de ses lectures; mais je n'avais pas prévu que sa pudeur virginale éviterait tout ce qui aurait pu l'instruire, et j'avais donné à ma fille pour mari, pour maître, non un homme aimé, mais, comme elle le disait, le premier venu!
C'est alors que je maudis la coutume barbare qui jette le ridicule et presque le mépris sur celles qui, par goût ou par nécessité, gardent longtemps ou toujours le célibat, les vieilles filles, comme on les nomme. C'est alors que je déplorai ma faiblesse, qui n'avait pas su résister à la pression de mon entourage. Faible et misérable père! Tant qu'il s'était agi de l'éducation de Suzanne, j'avais osé tenir tête à l'opinion publique, et au moment redoutable de décider de son avenir, j'avais manqué d'énergie pour lui assurer l'indépendance et le bonheur!
Il fallait la faire émanciper à sa dix-huitième année, en prévision de ma mort prochaine, me dis-je, et lui laisser le soin de trouver elle-même, quand l'heure serait venue, celui à qui elle se donnerait volontairement, pour l'aimer et le respecter jusqu'à la mort.
Oui, c'est ce qu'il eût fallu faire, mais il était trop tard; tout au plus pouvais-je essayer de pallier le mal que ma faiblesse et mon imprudence avaient causé.
Je m'appliquai dès lors à découvrir les torts de M. de Lincy. Je le suivis partout, le matin, le soir, dans le jour. J'appris où il dépensait son temps et mon argent, à quel restaurant on le voyait souper, où il passait quelquefois la nuit. Ici j'eus une espérance, mais mon avoué la renversa d'un mot:--Ce n'est pas sous le toit conjugal.
Je ne me désespérai pas cependant; je continuai à m'enquérir. Je me fis apporter des billets qu'il avait souscrits, me réservant de le poursuivre s'il en était besoin... Hélas! la contrainte par corps était abolie, et je n'avais plus même la ressource de l'envoyer passer quelques semaines à Clicby!
Un jour que, dans ma patiente recherche, je l'avais traqué sur le boulevard, je le vis descendre de voiture devant Bignon; le coupé était fort joli, le cocher irréprochable, le cheval demi-sang,--c'était son coupé à lui; pour ne pas être forcé d'en partager la jouissance avec Suzanne, il le louait au mois et le prenait au coin de l'avenue des Champs-Elysées, en sortant de chez lui le matin.
Une femme restée dans le coupé se pencha par la portière et lui cria:
--Surtout, n'oubliez pas les cailles rôties!
Cette voix, ce visage m'étaient connus; je fis un plongeon dans mes souvenirs, et je retrouvai au fond, tout au fond, le profil de mademoiselle de Haags, celle que ma belle-mère m'avait si obligeamment destinée autrefois.
C'était bien mademoiselle de Haags, les lèvres rouges, les cheveux d'un blond insolent, les yeux bistrés, agrandis par le crayon noir, les joues fardées,--mais toujours belle. Elle rencontra mon regard en retirant sa tête de la portière, et je ne sais si elle me reconnut. Je restai planté là, de manière à ce que mon gendre ne pût faire autrement que de me voir.
Il sortit bientôt et se dirigea rapidement vers le coupé.
--Le dîner est commandé, dit-il, faisons un tour; dans un quart d'heure nous serons servis.
Je m'avançai alors, et le regardant bien en face:
--Je vous fais compliment, lui dis-je d'un ton aussi froid que possible.
--Eh! mais, dit-il, il y a de quoi, je vous remercie. Mais pas sous le toit conjugal! continua-t-il avec une politesse dérisoire. Oh! non, pas cela!
Il me salua, monta en voiture, referma la portière avec bruit, et le coupé partit dans la direction de la Madeleine. Moi, dévoré par la rage impuissante, je m'assis sur un banc du boulevard, et je me demandai s'il faudrait arriver à lui brûler la cervelle pour délivrer Suzanne de ce monstre.
XXIX
Quelques semaines s'écoulèrent; les jours étaient déjà longs, le soleil était plus chaud, et pourtant Suzanne avait une toux nerveuse qui ressemblait à la phthisie.
A dix reprises, le docteur, consulté, nous avait assuré que cela passerait avec du calme et du bien-être moral. Ils en parlent bien à leur aise, les docteurs! A quel prix pourrais-je assurer le calme et le bien-être moral à Suzanne? Elle obtenait, un repos relatif en satisfaisant aux exigences d'argent de son mari, toujours croissantes, mais qu'était ce repos dérisoire? L'angoisse de la lutte ne torturait-elle pas, avant et après, ce pauvre coeur déchiré?
Madame Gauthier était devenue ma plus précieuse consolation. Malgré la brusquerie de ses coups de boutoir, elle n'en était pas moins une excellente femme, et ses idées, autrefois si absolues, avaient subi des modifications essentielles depuis nos malheurs. Elle avait vieilli beaucoup en quelques mois; quant à moi, j'étais devenu tout blanc. Ma barbe et mes cheveux, toujours abondants, n'avaient plus trace de leur couleur primitive.
Depuis quelques jours je trouvais Suzanne plus agitée, plus nerveuse encore que de coutume; ses visites, toujours fréquentes, étaient plus courtes. Le plus souvent, elle ne faisait qu'entrer et sortir. Un soir qu'elle était venue vers neuf heures, après s'être laissée tomber en entrant dans un fauteuil, elle se releva tout à coup comme par un ressort, rajusta ses bandeaux toujours ébouriffés et m'embrassa comme pour s'en aller.
--Déjà? lui dis-je. Nous ne nous parlions guère, mais c'était encore du bonheur que d'être ensemble.
--Oui, dit-elle, je m'en vais. Elle serrait nerveusement contre elle les plis de son burnous.
--Veux-tu de l'argent? lui dis-je; il y a longtemps que tu m'en as demandé.
--Non, merci, dit-elle. Combien m'as-tu donné à peu près, depuis les premiers dix mille francs?
--Nous voici bien près de vingt mille.
--C'est bien ce que je pensais, répondit-elle d'un air préoccupé.
--Mais tu sais, lui dis-je en l'attirant à moi, tu sais que tout est à toi, qu'il n'y a pas une obole à moi qui ne t'appartienne?
Elle me serra fébrilement contre elle, m'embrassa et sortit sans parler. Ma belle-mère, qui la regardait tristement, n'essaya pas de lui rappeler sa présence Depuis que nous étions si malheureux, sa jalousie puérile avait totalement disparu.
--Si j'étais vous, mon gendre, me dit-elle après que nous eûmes bien regardé les chenets sans rien dire, j'irais voir un peu cette maison-là. Il me semble que tout n'y va pas bien.
--Quand cela a-t-il été bien? dis-je avec désespoir.
--: J'ai dans l'idée que les choses vont plus mal qu'avant, insista madame Gauthier. Il y a dans l'attitude de Suzanne quelque chose d'extraordinaire... C'est votre fille, et vous êtes assez emporté sans qu'il y paraisse. J'ai peur qu'elle ne prenne quelque mauvaise résolution...
--Vous avez raison, dis-je. J'irai demain. Le lendemain, en effet, vers midi, je me rendis chez mon gendre. Il était rarement chez lui à cette heure, j'avais lieu d'espérer une conversation tranquille avec ma fille. J'appris au contraire qu'il était resté à déjeuner, ce qui n'était guère dans ses habitudes. Le valet de pied paraissait peu soucieux de m'annoncer, il y avait dans toute l'apparence de la maison quelque chose de décousu, d'inquiet, qui me parut du plus mauvais augure. Je dis au domestique que j'entrerais seul, et je franchis la porte du salon. La vaste pièce était déserte, mais la porte opposée, celle de la salle à manger, ouverte à deux battants, laissait arriver le bruit des voix.
--Je vous hais, cria Suzanne en frappant du pied, je vous hais et je vous méprise!
--Vous êtes une femme charmante, répondit Lincy, et la colère vous sied à merveille. Je crois qu'au fond j'aime encore mieux revenir à vous que d'aller chercher fortune ailleurs.
--Lâche! s'écria ma fille.
J'avais fait un pas en avant, je les voyais dans l'embrasure de la porte, mais ni l'un ni l'autre ne regardaient de mon côté.
Il s'approcha d'elle en riant et voulut lui prendre la taille; elle alors, se redressant de toute sa hauteur, lui cracha au visage.
Il reçut l'affront et recula; sa figure blême exprimait la rage la plus féroce. Au moment où j'arrivais en courant, il leva le bras, et Suzanne reçut sur le visage un soufflet de crocheteur.
Je bondis sur Lincy, mais il était plus jeune et plus alerte que moi, il se dégagea de mon étreinte, et toujours sans essuyer son visage décomposé, me serrant le bras comme dans un étau:
--Coups et sévices, me dit-il, mais pas en présence de témoins. Il faut deux témoins, beau-père, et vous ne m'y prendrez pas. Je la battrai la nuit!
Il me poussa brusquement, et pendant que je regagnais l'équilibre, il disparut.
XXX
Je regardai Suzanne. Elle n'était pas de celles qui s'évanouissent dans les grandes circonstances: son doux visage marbré avait pris une expression rigide; ses lèvres tremblaient.
--J'aime encore mieux cela que ses caresses, dit-elle entre ses dents serrées. S'il vient ce soir, je le tuerai, ou moi-même!
Une idée lumineuse me traversa l'esprit.
--Est-il parti? dis-je.
--Oui, il s'en va toujours quand il a fait une scène.
--Viens, lui dis-je en l'entraînant dans sa chambre. Vite un châle et un chapeau; ne perds pas une minute.
Elle obéit machinalement.
--Tes bijoux, lui dis-je, où sont-ils?
Elle indiqua un petit meuble. J'y fouillai vivement et j'y pris sa boîte à bijoux, encore intacte.
--As-tu des lettres, des souvenirs, quelque chose que tu aimes?
Elle regarda autour d'elle d'un air indifférent, pus saisit une miniature de sa mère, accrochée à la cheminée, la pressa sur ses lèvres et fondit en larmes.
--Non, non, lui dis-je, ne pleure pas, il ne faut pas qu'on te voie pleurer.
Elle sécha ses larmes aussitôt; La marque du soufflet commençait à rougir et lui causait une cuisson douloureuse.
--Un voile, dis-je.
Elle en prit un et l'attacha avec le même mouvement automatique.
Je la fis passer devant moi. L'antichambre était déserte, et les domestiques à la cuisine, dans le sous-sol, se racontaient l'exploit de leur maître, deviné ou entendu à travers les portes. Je fis monter Suzanne en voiture, et je donnai un ordre au cocher.
--Où allons-nous? me dit ma fille en voyant qu'on ne prenait pas le chemin de la maison.
--Chez le docteur, répondis-je.
Le docteur finissait à peine de déjeuner. Je poussai Suzanne dans la salle à manger, et la montrant à notre ami stupéfait:
--Voilà ce qu'il a fait de ma fille! dis-je Je devais être terrible, car le docteur me regardait plus que Suzanne.
--Qu'est-ce que cela? dit-il sans me quitter des yeux.
--C'est un soufflet, dis-je, et celui qui le lui a donné le payera de sa vie!
Le docteur secoua la tête, prit la main de Suzanne, toujours muette, toujours droite, et secouée seulement par son tremblement nerveux.
--Qu'allez-vous faire? dit-il.
--Vite une ordonnance, docteur; nous partons pour l'Italie. Je l'enlève, et s'il veut venir me la reprendre, je le tuerai!
Suzanne poussa un cri de joie, s'élança dans le vide pour m'embrasser, et ce fut le docteur qui la reçut dans ses bras, car cette fois elle était évanouie.
XXXI
Suzanne revint bientôt à elle; en rencontrant mon regard, elle eut sur-le-champ le sentiment de la réalité.
--Est-ce bien vrai que tu m'emmènes? fit-elle avec une expression déchirante d'angoisse et de prière.
--Oui, je t'emmène, pour toujours.
--Je, ne le reverrai plus?
--Jamais, en ce qui dépendra de moi; jamais, au moins tant que je vivrai!
Elle ferma les yeux et respira longuement Puis son doux regard plein de reconnaissance se porta de mon visage à celui du docteur.
--Je vous la laisse, dis-je à celui-ci; gardez-la jusqu'à mon retour, et ne laissez pénétrer personne auprès d'elle.
--Soyez tranquille, répondit notre vieil ami, d'autant mieux que j'ai à causer avec elle.
Je sortis, et je courus chez mon notaire. Quand celui-ci apprit ma résolution de ne pas laisser Suzanne plus longtemps aux mains de son mari, il devint très-soucieux:
--C'est grave, dit-il, très-grave, ce que vous projetez là! Songez que le mari est toujours en possession du droit de retenir sa femme au domicile conjugal, en se faisant prêter main-forte, en cas de besoin!
--Qu'il y vienne! murmurai-je entre mes dents.
--Je vous ferai observer; continua-t-il, que je vous parle en ami; que ferez-vous si votre gendre découvre votre retraite et vous fait sommer de lui rendre sa femme?
--Je n'en sais rien, répondis-je en essayant de me calmer. Si cette occasion se présente, je trouverai sans doute un dénouement à la situation; mais en ce moment, après ce qui s'est passé, je ne peux y penser de sang-froid.
--Ne voudrait-il pas mieux demander une séparation, et obtenir que votre fille, en attendant, vînt demeurer chez vous?
--Peut-elle y rester dès à présent? tout de suite?
--Tout de suite, non, peut-être, mais demain.
--Demain? Pour qu'elle passe encore vingt-quatre heures seule avec cet infâme? Mais songez donc qu'il m'a dit, à moi, son père, qu'il la battrait quand il serait sûr de n'être pas vu!
Le notaire enfonça son menton dans sa cravate et réfléchit. J'étais lancé, je continuai:
--Et cette séparation, êtes-vous sûr que je l'obtiendrai? Pouvez-vous me garantir que la loi me rendrait ma fille? A ma place, que feriez-vous?
--Je ne suis sûr de rien, répondit le notaire; je ne sais rien; je vous parle comme peut et doit parler un homme calme qui juge les choses de loin; mais si j'étais à votre place, j'ignore absolument ce que je ferais.
--C'est tout ce que je voulais savoir, répondis-je. A présent, parlons de choses pratiques. Pouvez-vous me donner de l'argent?
Tout s'arrangea sans difficulté: mon notaire promit de m'envoyer mes revenus à l'endroit que je lui indiquerais, sous un nom supposé dont nous convînmes ensemble, et je le quittai, sûr au moins de pouvoir aplanir les difficultés matérielles.
Je me rendis alors chez madame Gauthier. En quelques mots je la mis au courant de la situation, et elle approuva sans réserve la résolution suprême que j'avais prise si vite. C'était une femme de tête et de coeur, je le vis bien, car elle renonça à embrasser sa petite-fille, sur la seule observation que je lui fis relativement au danger qu'elle nous ferait courir par cette démarche.
--C'est bien, dit-elle, allez! Seulement, parlez de moi à Suzanne, pour qu'elle ne m'oublie pas!
Je la quittai le coeur serré, mais plein de tendresse reconnaissante pour cette femme vraiment forte dans les moments douloureux. Jusque-là ses défauts m'avaient empêché de rendre justice à ses qualités. Je me promis de réparer mon erreur, si la vie m'en donnait la possibilité.
Je passai ensuite chez moi, et je fis venir Pierre dans le coin le plus reculé de l'appartement.
--Écoutez, lui dis-je, voilà vingt-cinq ans que nous vivons ensemble, vous êtes attaché à ma fille peut-être plus qu'à moi-même, je m'en remets absolument à vous.
Le pauvre Pierre ouvrit de grands yeux et voulut protester de son dévouement, je lui coupai la parole:
--J'enlève ma fille, lui dis-je. Cette nuit, demain au plus tard, on viendra chercher ici madame de Lincy,--vous direz que vous ne l'avez pas vue. On s'informera de moi,--vous ne m'avez pas vu depuis le moment où je vous parle; vous ignorez absolument ce qu'on veut dire, et vous serez, s'il le faut, plus inquiet que personne de ma brusque disparition. Demain, vous recevrez la lettre que voici: vous la mettrez à la poste ce soir avant de vous coucher; dans cette lettre, je vous ordonne de licencier ma maison, et je vous annonce mon intention de ne pas revenir à Paris avant plusieurs années: Vous toucherez chez mon banquier la somme que je vous ai indiquée, vous payerez les gages de chacun et vous fermerez la maison. Après quoi, quand vous aurez laissé passer une quinzaine de jours, vous direz que vous vous ennuyez à Paris, et que vous voulez retourner dans voire pays. De quel pays êtes-vous?
--Je suis de Vaugirard, répondit piteusement le pauvre Pierre.
--Ça ne fait rien, vous direz que vous retournez dans votre pays, à Rouen. Vous prendrez le train à la gare Saint-Lazare. Arrivé à la première bifurcation, vous vous dirigerez sur Orléans,--sans bagages,--et de là vous viendrez nous rejoindre. Dans un mois, je serai à Florence.
--Ah! monsieur, s'écria Pierre en me sautant au cou, moi qui pensais que vous vouliez m'abandonner!
Je répondis de bon coeur à son étreinte, et, chose étrange, ce plan, mûri en voiture, m'avait si bien rendu ma liberté d'esprit, que je souris de son accès d'expansion.
Je lui remis de l'argent pour ses dépenses personnelles, je lui dis sous quel nom il me retrouverait à Florence, je lui défendis de m'écrire, je lui indiquai un faux nom pour lui-même; et, toutes ces précautions prises, je le congédiai en le priant de m'envoyer Félicie.
Avec celle-ci, ce fut bien autre chose: Quand elle apprit que je quittais Paris avec sa jeune maîtresse, elle m'accabla d'un torrent de reproches qui ne me permirent pas de prononcer une parole. Je la laissai me dire autant de choses désagréables qu'elle en put trouver, et quand elle s'arrêta, hors d'haleine:
--C'est très-bien, Félicie, lui dis-je; seulement, vous venez avec nous.
Elle me regarda, vit que je n'avais pas envie de plaisanter, fondit en larmes et s'écria:
--Ah! monsieur, bien sûr, le bon. Dieu vous le rendra!
Je lui ordonnai de partir sur-le-champ, de prendre le chemin de fer d'Orléans et de gagner Maçon par le centre. Là, elle devait nous retrouver, ou avoir de nos nouvelles. Elle écoutait dans le plus profond recueillement, hochant la tête pour prouver qu'elle avait compris, et quand elle eut terminé, elle me dit pour conclusion:
--Alors, monsieur, je m'en vais chez madame pour faire ses malles?
J'eus envie de trépigner, mais je vis que cela ne servirait à rien. Je la fis descendre comme elle était; je la bousculai dans une voiture de place, et je l'accompagnai jusqu'à la gare d'Orléans. Quand elle eut disparu dans la salle d'attente, je poussai un soupir de soulagement et je retournai près de ma fille.
Elle était bien, presque joyeuse, et pourtant comme ployée par le poids d'une grande responsabilité. Je ne me souciais pas de la laisser réfléchir; d'ailleurs le jour baissait, les heures s'étaient rapidement écoulées depuis la scène du matin. Si je voulais partir le soir même pour quelque endroit éloigné, je n'avais plus un moment à perdre. Nous prîmes congé du docteur qui nous jura le secret le plus absolu, et j'entraînai ma fille vers une station de voitures. Je ne voulais pas qu'aucune indiscrétion, même la plus légère, pût trahir le secret de notre fuite.
Au moment où nous montions en voiture, ma fille fit en arrière un brusque mouvement. A deux pas de nous, mon gendre, arrêté sous un réverbère, causait avec un homme mal vêtu, que je reconnus pour un préteur à gros intérêts. J'entraînai vivement Suzanne dans l'ombre de la voiture, je donnai une fausse adresse au cocher, et cinq minutes après je lui dis de se rendre à la gare de Lyon.
Nous arrivâmes juste au moment du départ. Bien en hâte nous montâmes en wagon, et quand le train s'ébranla, j'ôtai mon chapeau et je passai la main sur mon front. Nous étions sauvés.
--Père me dit tout à coup Suzanne avec sollicitude, tu n'as pas dîné!
--Je n'y songe guère, lui répondis-je. Mais toi?
Elle fit un geste de la main.--Où allons-nous? dit-elle.
--Chez la cousine Lisbeth.
XXXII
J'avais choisi la maison de Lisbeth comme l'asile le plus sûr; personne ne la connaissait à Paris, je n'avais jamais pas d'elle,--et si quelques-uns par hasard savaient son nom, à coup sûr aucun n'avait idée de l'endroit qu'elle habitait. Aux premières lueurs du jour, le train s'arrêta devant une petite gare d'aspect modeste; nous descendîmes, le train repartit sans que nul curieux eût seulement mis la tête à la portière du wagon. Un gendarme et l'employé chargé de recevoir les billets furent les seuls témoins de notre arrivée.
Un petit omnibus jaune attendait les voyageurs,--nous, c'est-à-dire, car nous étions seuls à cette heure matinale. J'y fis monter Suzanne... je m'assis auprès d'elle, et nous voilà roulant vers la petite ville, éloignée de deux ou trois kilomètres. Suzanne n'avait plus rien dit depuis la veillé. Pendant la nuit, chaque fois que j'avais levé les yeux, j'avais vu les siens fixés dans le vide avec une ténacité extraordinaire. Que voyait-elle au delà du drap gris de notre coupé? Qu'allait chercher ce regard, presque dur à force d'être obstiné? Était-ce l'horreur de ses nuits passées qu'elle voyait s'éloigner d'elle à chaque tour de roue? Je n'avais pas osé l'interroger.
La fraîcheur de l'aube la faisait frissonner. A mi-chemin, je fis arrêter l'omnibus devant une route qui menait à une métairie peu éloignée, je pris le bras de ma fille sous le mien, et je tournai le coin d'une haie. Le conducteur de l'omnibus nous cria obligeamment:--Toujours à gauche! puis il fouetta ses chevaux, et la voiture jaune disparut avec un bruit de ferrailles.
Quand je fus assuré qu'on ne pouvait nous voir, je revins sur mes pas et nous prîmes à droite, de l'autre côté de la route. Suzanne, toujours muette, suspendue à mon bras, marchait avec une énergie concentrée qui me faisait mal. Évidemment, si je lui avais dit que le salut était au bout d'une route de cent lieues, elle eût marché du même pas sans se plaindre jusqu'au bout.
--Je voudrais bien t'épargner cela, lui dis-je. Mais il faut dépister les recherches, dans le cas invraisemblable où quelqu'un nous aurait vus descendre.
--Allons, allons, répondit-elle en pressant le pas.
Le ciel était gris clair; la terre labourée, toute brune, fumait à la première tiédeur du jour. Un brouillard d'opale montait doucement en s'éclaircissant vers le ciel, et des flocons de buée s'accrochaient çà et là aux branches des arbres dans l'air immobile. L'herbe des chemins était couverte de rosée, mais la route admirable, comme toutes nos routes de France, était sèche, ferme et sonore sous le pas. Le soleil n'était pas encore levé, vu la saison peu avancée, mais les oiseaux s'appelaient déjà dans les sillons. Je vivrais cent ans que je ne pourrais oublier cette marche matinale dans les champs déserts avec mon enfant reconquise, volée! à mon bras.
Au bout de trois quarts d'heure nous vîmes devant nous la maison de Lisbeth.
Une fumée joyeuse sortait en jolies volutes des hautes cheminées, les vaches mugissaient à l'étable, réclamant la traite du matin. La porte de la cour était ouverte, et la charrue brillante attelée d'un cheval vigoureux, prête à sortir, n'attendait plus que le laboureur. Suzanne me regarda, et je vis à l'expression de son visage qu'elle était contente.
--Cela ressemble à notre chez-nous, dit-elle à voix basse.
Nous avions atteint notre refuge. Je poussai la porte entre-baillée; au fond de la vaste pièce, Lisbeth, dessinée en noir sur le fond clair de la croisée à petits carreaux, triait des écheveaux de lin.
--Cousine Lisbeth, dis-je à haute voix, je vous amène la petite.
La cousine me regarda d'un air effaré, bondit à travers ses écheveaux de lin sans s'y prendre les pieds, et, pleine d'une ardeur juvénile, serra Suzanne dans ses bras.
--Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle deux ou trois fois. Elle était si saisie que les paroles ne lui venaient pas. Elle aima mieux nous embrasser que de faire un discours. Quand elle eut renoué le fil de ses idées:
--A pied! dit-elle, et à cette heure-ci! Est-il possible! Attendez, je vais vous faire du café. Où sont vos bagages? Je vais appeler les filles... Je lui mis la main sur le bras.
--Cousine Lisbeth, ne faites pas de bruit; personne ne nous a vus entrer. Personne ne sait que je ne suis pas remarié. Suzanne passera ici pour ma femme.
--Et pourquoi, Seigneur Dieu? fit la cousine épouvantée.
--Parce que j'ai volé ma fille à son mari, parce que le lâche l'a frappée, parce qu'elle en serait morte, et que je veux qu'elle vive!
Les bras de Lisbeth retombèrent à son côté:
--Oh! la pauvre mignonne, dit-elle, c'est donc pour cela qu'elle est si pâle! Vous avez bien fait, cousin. On dira comme vous voudrez, mais je, vais toujours vous faire du café.
Quelle heure bénie que celle qui suivit! Suzanne, déjà remise par ce bon accueil, souriait doucement au fond du vieux fauteuil de tapisserie que Lisbeth avait traîné auprès du feu; une gerbe de flammes gaies et pétillantes, sans cesse avivée par les fagots que la cousine y jetait avec profusion, montait le long de la vieille cheminée luisante de suie: la cafetière de cuivre étincelait; la crème épaisse tremblait dans le crémier de terre brune, et Lisbeth allait et venait avec une activité prodigieuse. Tout à coup un rayon de soleil pénétra par la porte que nous avions laissée ouverte et tomba sur les cheveux d'or de ma fille. Lisbeth fit le signe de la croix, et ses lèvres muettes s'agitèrent un peu:
--C'est une vieille habitude, dit-elle avec un sourire en se tournant vers nous; chaque fois que je vois le soleil au lever du jour, il faut que je remercie le bon Dieu!
Et sa main vigilante ramena les tisons dispersés dans le foyer. Humble coeur, débordant de joie et de reconnaissance, elle trouvait moyen de remercier Dieu à toute heure du jour!
Quand Suzanne eut mangé quelques bouchées de pain, Lisbeth, qui s'était absentée un instant, revint tout essoufflée.
--La chambre de la petite est faite, dit-elle, j'ai mis des draps au lit; elle va aller se coucher.
Suzanne ne se fit pas prier. Elle monta sans faiblesse l'escalier de bois de chêne aux larges balustres noircis et polis par l'usage; elle entra dans la chambre gaie et claire, où les poutres du plafond étaient encore garnies de leurs chapelets d'oignons conservés pour l'hiver; me tendit son front que je baisai, et sourit à Lisbeth qui nous avait suivis...
--Ah! la chère petite, s'écria la bonne cousine, pauvre petite sans mère, qu'elle a dû souffrir pour avoir ces yeux-là!
Et Lisbeth, cachant son visage dans son tablier, s'enfuit en étouffant un sanglot. Suzanne ne pleurait pas:
--Nous serons bien ici, père, dit-elle. Je suis contente d'y être venue.
Je sortis en fermant la porte doucement. Je revins au bout d'un quart d'heure, elle était déjà endormie. Mais sur son doux visage la marque du soufflet se voyait encore en une ligne rouge. Je redescendis sur la pointe du pied, et j'allai retrouver Lisbeth.
--Eh bien! vous ne dormez pas? Votre chambre est pourtant prête aussi, dit-elle en me voyant entrer dans la laiterie où j'avais fini par la rejoindre, après l'avoir cherchée dans toute la maison.
--J'ai trop de choses à vous conter, répondisse. Sommes-nous bien seuls?
--Vous pouvez être tranquille. J'ai envoyé les filles à l'ouvrage, et je leur ai parlé comme vous m'aviez dit. Racontez-moi votre histoire.
C'est dans cette fraîche laiterie, pendant que Lisbeth battait le beurre, que je la mis au courant de ce qui s'était passé depuis ma précédente visite. Elle ne parut pas fort surprise de la conduite de mon gendre, en ce qui touchait les choses d'intérêt; les campagnards peuvent tout comprendre en fait de cupidité: le spectacle des petites rivalités, des jalousies de la province les bronze à cet endroit là; mais, en ce qui touchait le procédé employé par lui pour obtenir de l'argent de Suzanne, je la trouvai incrédule.
--Voyons, cousin, pensez donc, ça n'est pas possible. Il n'y a pas d'homme assez lâche pour commettre une action pareille.
Je finis cependant par la convaincre, et dès lors sa tendresse et sa pitié pour Suzanne ne connurent plus de bornes. Elle n'était pas loin, je crois, de la considérer comme une sainte martyre.
Ma fille dormit pendant une partie du jour; au dîner nous nous trouvâmes réunis. Elle fut gaie, un indifférent eût cru qu'elle avait tout oublié; mais; moi qui la connaissais, je devinais bien que cette gaieté était factice, et je l'interrogeai.
--Que crains-tu? lui dis-je, quand nous fûmes seuls le soir.
--Je crains qu'on ne nous trouve, répondit-elle.
--Ne crains rien, fis-je, heureux de pouvoir la rassurer; ici nous sommes mieux cachés que n'importe où, et d'ailleurs je te jure que quand même on nous trouverait, je ne te laisserais pas emmener. Où tu iras j'irai, et je coucherai en travers de la porte s'il le faut.
Elle m'embrassa avec effusion et s'endormit d'un calme sommeil.
XXXII
[Note du transcripteur: Il y a deux chapitres XXXII. L'erreur de l'édition source n'a pas été corrigée ici.]
Le soleil levant que j'avais dans les yeux me réveilla le lendemain. Je me levai et j'ouvris la fenêtre pour respirer l'air du matin.
--Père, fit la voix de Suzanne, viens ici.
J'entrai dans sa chambre, séparée de la mienne par une cloison de chêne, et je la trouvai dans son lit, accoudée sur son oreiller, rose, souriante, telle que je l'avais vue toute petite. La camisole de Lisbeth, trop grande pour elle, faisait mille plis sur son cou; ses mains fluettes sortaient à grand'peine des longues manches, et elle riait au travers de ses cheveux qui avaient repoussé son bonnet de nuit pendu à son cou.
--Père! dit-elle, c'est comme autrefois! Oh! que c'est bon!
Elle ferma les yeux, s'allongea de toutes ses forces dans le lit de plume rebondi, puis se repelotonna, avec son geste familier, et répéta: C'est bon de vivre!
Une joie immense m'inonda; faible et aveugle père, je n'avais pourtant pas coupé dans sa fleur cette jeune existence si pleine de sève. Elle pouvait encore trouver du plaisir à vivre! Sa chaîne était brisée, nous allions être heureux!
Elle avait sans doute deviné ma pensée, car elle ajouta:
--C'est à présent que je suis heureuse! Chère enfant! Je sentis que j'avais bien fait.
Les hommes et la loi ne pouvaient me donner tort; une voix plus forte que tous les sophismes me criait que j'avais rempli mon devoir en arrachant ma fille à son bourreau.
--Mais ce n'est pas tout, père, dit-elle, j'ai faim. Et puis je ne puis pas me lever, parce que je n'ai pas de robe!
Elle éclata de rire, et ce rire enfantin, naïf, me rappela tout un ordre de souvenirs que nos récentes peines avaient relégués dans le passé. Il me semblait, à moi aussi, redevenir jeune et retourner au temps de sa première enfance!
Lisbeth entra, voyant la porte ouverte:
--Je t'apporte une de mes robes, ma mignonne, dit-elle, pendant qu'on nettoie la tienne; ce serait peut-être un peu long, j'y ai fait un pli.
Je m'en allai pendant que Lisbeth aidait Suzanne à faire sa toilette.
Au bout de quelques instants, j'entendis un concert d'éclats de rire, et Suzanne entra vêtue de la robe de Lisbeth. La jupe n'était pas trop longue, mais la taille avait bien cinq pouces de trop, et Suzanne essayait vainement de s'apercevoir en entier dans les petites glaces de cette antique demeure.
Nous restâmes huit jours chez notre excellente cousine, puis il fallut partir, pour mettre définitivement la frontière entre mon gendre et nous.
J'ignorais absolument ce qui se passait à Paris, aucun journal n'arrivait dans ce coin reculé du monde. Malgré les regrets de Lisbeth, nous partîmes un matin, à l'heure où nous étions venus, mais cette fois dans la carriole de Lisbeth, qui avait voulu nous conduire elle-même. Après que nous fûmes montés dans le train, j'aperçus encore longtemps sa silhouette sur le ciel clair, et je sentis que j'aimais sincèrement la bonne vieille fille.
Quelques heures après, nous étions à Genève, c'est-à-dire à l'abri de la police française; mais ce rendez-vous de l'Europe convenait mal à des gens qui ne veulent pas être reconnus. Après une nuit de repos, nous repartîmes pour le lac de Constance; de là je voulais gagner Munich et ensuite l'Italie.
Cet excès de prudence m'était venu par la lecture des journaux. A Genève, en parcourant les feuilles éparses sur la table de l'hôtel, j'avais lu un entre-filet ainsi conçu:
«Il n'est bruit dans Paris que de la disparition inconcevable d'une jeune femme appartenant au meilleur monde parisien et mariée depuis moins d'un an. On se perd en conjectures sur la cause de cet événement extraordinaire. L'époux abandonné, dans son désespoir, a télégraphié aussitôt à toutes les frontières, mais jusqu'à présent les recherches ont été infructueuses. On commence à croire qu'il pourrait y avoir là un suicide ou même un crime; pourtant, ce qui rend ces suppositions peu vraisemblables, c'est que la disparition de madame de L... coïncide avec celle de son père, qui a occupé anciennement des fonctions importantes dans une entreprise actuellement en voie de grande prospérité.»
Je frémis en lisant ce bavardage indiscret, et je maudis-d'abord le reporter qui avait failli nous perdre, puis je me dis que ces lignes étaient trop soigneusement pesées pour ne pas être le produit de la plume de mon gendre. Grâce à notre séjour chez Lisbeth, nous avions éludé l'ardeur des premières recherches; si j'avais tenté de passer la frontière immédiatement, nous eussions probablement été arrêtés; mais, depuis huit jours, la consigne s'était relâchée, et d'ailleurs nous n'étions pas des voleurs, et mon gendre n'offrait pas de prime. Je me réjouis de sa maladresse, mais je me fortifiai dans mon idée de gagner l'Italie par la Bavière.
Quinze jours plus tard nous étions à Florence, comme je l'avais dit à Pierre. Lisbeth s'était chargée de nous envoyer Félicie. Mon vieux valet de chambre vint nous rejoindre en temps convenable, et nous nous trouvâmes tous les quatre parfaitement heureux d'être réunis.
Pierre avait un million de choses à me raconter, et je n'avais pas moins envie de les entendre. Tout s'était passé comme je l'avais prévu, à cela près que les recherches avaient commencé dès huit heures du soir. M. de Lincy, quand nous l'avions rencontré à Paris au moment de monter en voiture, essayait précisément de se procurer de l'argent; et si l'usurier auquel il s'adressait ne s'était pas fait tirer l'oreille, nous aurions été arrêtés à la gare même, avant que j'eusse eu le temps de prendre nos billets.
Par bonheur, en rentrant chez lui pour l'heure du dîner et en apprenant que sa femme n'avait pas reparu depuis la scène du matin, il avait commencé par la faire demander chez moi, puis chez sa grand'mère, et ce n'est qu'en apprenant que moi aussi j'avais disparu, qu'il s'était douté de la vérité.
Cependant il avait fait faire une perquisition à mon domicile et à celui de ma belle-mère pendant la nuit de notre départ, et ne s'était réellement convaincu de notre fuite qu'au bout de vingt-quatre heures.
Pierre me fit un récit détaillé de sa fureur. «Je suis joué! n'avait-il cessé de répéter, et je suis persuadé que la blessure de son amour-propre saignait presque autant qu'elle de sa cupidité. Comment, en effet, expliquer la disparition de sa femme? Les moins méchants se contentaient de sourire, et la supposition la plus naturelle était qu'un plus heureux avait supplanté M. de Lincy dans le coeur de sa femme. Cette hypothèse n'ayant rien de flatteur pour un homme qui tenait avant tout à retenir sa femme au domicile conjugal, il avait donné aux journaux la petite note que j'avais lue. Il ne lui plaisait pas beaucoup plus d'avouer que le père pouvait avoir enlevé sa fille, mais au moins, de la sorte, l'honneur était sauf, et la faute retombait tout entière sur moi... qui avais si mal élevé mon enfant!»
Le monde n'avait parlé que de cet enlèvement pendant deux jours; puis, un cheval célèbre s'étant cassé la jambe, on avait cessé de s'occuper de nous pour aller prendre des nouvelles de l'illustre blessé. Seul, M. de Lincy cherchait toujours, et cherchait d'autant mieux que, Suzanne lui ayant refusé de l'argent précisément au moment de notre fuite, il était fort mal en point.
Pierre me raconta ces nouvelles avec l'expression d'une satisfaction profonde, et conclut en disant:--Je ne voudrais pas dire que monsieur peut avoir eu la main malheureuse: je crois même qu'à la place de monsieur j'aurais fait le même choix;--mais quand j'ai vu le gendre de monsieur aller à la messe avec un domestique pour lui porter son paroissien, je me suis dit que cela finirait mal.
Tout le monde était content, sauf Félicie qui trouvait le beurre détestable, et qui se plaignait «du baragouin de ces femmes noires qui, crient toujours». Avec le temps elle finit par se faire, au baragouin, mais elle ne put jamais s'accoutumer au beurre italien.
XXXIII
Suzanne revenait rapidement à la santé, ses joues se rosaient, la vilaine marque rouge avait disparu depuis bien longtemps, mais je la voyais toujours, moi; pourtant, ses beaux yeux bleus, rendus à leur douceur première, me souriaient comme aux temps heureux de son enfance. Un jour qu'après une longue promenade en calèche nous revenions ensemble par les faubourgs, Suzanne avait sur les genoux un gros bouquet de fleurs d'oranger cueilli à quelque villa des environs, les lumières lointaines piquaient de clous d'or le fond gris de la ville, où quelques clochers se détachaient visibles encore. Ma fille me dit avec un soupir de béatitude:
--Père, j'avais toujours rêvé de faire avec toi ce voyage d'Italie... Il me semble que je n'ai jamais été mariée.
Elle jouait avec son bouquet; ses yeux tombèrent sur les fleurs symboliques, et elle fit un mouvement comme pour écarter une pensée importune.
--Qu'y a-t-il? lui dis-je anxieux, car chacune de ses paroles ne me révélait plus comme autrefois la direction de ses pensées. Il y avait un an, un an seulement que nous ne parlions plus absolument à coeur ouvert, un an que cet étranger qui me l'avait volée s'était placé entre elle et moi.
--Je pense, dit-elle, que ce que je viens de dire n'est pas juste. J'ai été mariée, je le suis encore... J'ai juré d'aimer et de respecter mon mari...
Elle prononça ces mots avec tant d'amertume que j'en fus navré. L'obscurité m'empêchait de voir son visage, elle continua:
--Je suis mariée et je n'ai pas de mari, je méprise et je hais celui à qui je suis liée pour la vie;--quel étrange mariage est celui-ci. Et pourquoi suis-je condamnée à porter toujours le nom d'un homme indigne de moi? Et pourquoi, moi qui n'ai jamais fait le mal, suis-je exilée à jamais de mon cher pays, tandis que celui qui m'a torturée depuis le premier jour est heureux et considéré dans sa patrie?
Elle parlait sans colère, sans passion; ces questions redoutables se succédaient les unes aux autres comme entraînées par leur propre poids. On eût dit que pour la première fois de sa vie elle allait jusqu'au fond de ce mystère interroger sa destinée.
Que pouvais-je lui répondre? Je restai muet. Elle reprit de la même voix égale et lente, mais avec un peu d'amertume:
--Je suis une honnête femme: depuis le jour où M. de Lincy m'a emmenée chez lui, jusqu'à celui où il s'est conduit comme un lâche, j'ai fait de mon mieux pour l'aimer. Si je n'ai pas réussi, ce n'est pas de ma faute, car jusqu'au jour de mon mariage, j'ai eu de l'amitié pour lui; j'ai été économe et soigneuse de son bien, j'ai été soumise à ses ordres et même à ses caprices, je n'ai eu ni fantaisies ni rébellions, j'ai même sacrifié à ses goûts le voeu le plus cher de ma vie, qui était de vivre auprès de mon père. Il s'en disait jaloux, j'ai cédé sans me plaindre... je n'ai: rien à me reprocher, rien qu une aversion insurmontable pour lui comme époux, tandis que je l'acceptais comme ami....Pourquoi est-ce lui qui est considéré dans le monde, le monde qui me jette la pierre? Pourquoi est-ce moi qui me cache et lui qui me cherche, moi que la loi condamne et lui qu'elle soutient?
Ici, pas plus qu'avant, je ne pouvais répondre. Je pressai la main de Suzanne, devenue fiévreuse tout à coup.
--Père, continua-t-elle, quand une femme éprouve pour son mari le dégoût le plus violent, quand la vue seule de cet homme la fait trembler de crainte et de colère, est-elle obligée de lui obéir, de se soumettre à ses caprices?
Forcé de répondre, je répondis:--Oui.
--Et quand ce mari, qui ne sait pas se faire aimer, qui ne sait même pas se faire estimer, va chercher près de femmes ignobles les plaisirs de la débauche, est-il vrai que sa femme, jeune et élevée dans la chasteté, soit forcée d'accepter le rebut de ses caresses?
Je n'eus pas le courage de répondre.
--Mais alors, dit Suzanne en tournant vers moi son visage empourpré par la honte, où ses grands yeux lançaient des éclairs d'indignation, si moi aussi je foulais aux pieds le respect de la foi jurée, si je m'avilissais comme il s'avilit, c'est encore lui que le monde plaindrait, et moi qui serais condamnée?
--Oui, dis-je en baissant la tête.
--Mais il m'a prise innocente au foyer paternel, où jamais l'ombre du mal n'avait effleuré ma pensée; c'est lui qui dès le premier jour a voulu m'entraîner dans la fange, et c'est moi qui serais responsable de ma chute? Non, non, non! s'écria-t-elle en tendant les bras vers les étoiles, je demande justice devant le ciel sourd et muet! Je demande justice de cet homme, qui fut mon bourreau sans pouvoir m'abaisser!
Elle se laissa retomber épuisée. Je serrai son châle autour d'elle. Le pas égal des chevaux retentissait sur la route déserte, le cocher italien ne s'occupait pas de nous. Suzanne reprit faiblement:
--Tantôt, dans le village que nous avons traversé, il y avait une jeune mère qui allaitait son enfant. Le père, tout à côté, clouait des douves à son tonneau, deux autres petits jouaient à terre; l'as-tu vu?
J'avais remarqué ce joli tableau, et mon coeur s'était serré pour elle à la vue de ce bonheur qu'elle devait ignorer.
--Voilà la famille, dit-elle; le père regardait les enfants avec bonté; la mère avait l'air heureux; quand les yeux des époux se sont rencontrés, j'ai vu qu'ils s'aimaient... Oui, c'est ainsi qu'on s'aime, je le comprends, c'est ainsi que tu aimais ma mère! vos deux existences n'en faisaient plus qu'une, et chacun de vous n'eût pas voulu du paradis s'il avait dû quitter l'autre pendant une heure pour y entrer! Et moi! moi... qui ne serai jamais aimée, moi qui ne serai jamais mère!
Elle appuya sa tête sur mon épaule et pleura longuement.
Jusqu'alors j'avais espéré que sa jeunesse la défendrait de ces tristes réflexions, je m'étais dit que peu à peu la vie, lui apportant la sagesse, adoucirait les regrets,--j'avais compté sans l'éducation virile et sérieuse que je lui avais donnée. Dès l'enfance, je l'avais habituée à considérer le fond de chaque chose, à se rendre compte de ses droits et de ses devoirs: ici comme ailleurs, mon ouvrage tournait contre moi, et ce que j'avais fait pour la rendre heureuse la condamnait à l'éternelle douleur!
--A ce monde de convention, pensais-je, il ne faut que des poupées de salon. J'aurais dû l'élever au Sacré-Coeur, comme le désirait ma belle-mère. Elle se serait parfaitement arrangée de M. de Lincy; ils auraient fait un ménage modèle!
Suzanne était ma fille, ma vraie fille vaillante et résignée. Elle s'essuya les yeux. Nous entrâmes dans la ville, elle reprit sa place dans le fond de l'équipage, puis elle prit ma main qu'elle garda dans la sienne.
--Malgré tout, père, dit elle, ne va pas croire que je te rende responsable des erreurs de M. de Lincy; je l'ai accepté de mon plein gré, donc c'est moi seule qui l'ai voulu ce mariage. Je suis trop heureuse d'avoir pu te donner quelques semaines de tranquillité, et pour ma consolation, cher père, je veux croire et je crois que c'est ce repos moral qui t'a sauvé la vie.
Je ne pouvais pas lui ravir cette dernière illusion. Je la lui laissai donc, et à partir de ce jour elle trouva une grande douceur à m'entretenir de mon rétablissement, à me demander quand et comment je m'étais senti mieux, et à faire coïncider ce mieux avec l'époque de son mariage. Il ne fut plus question entre nous de la condition bizarre où elle se trouvait vis-à-vis du monde. Nous vivions seuls, très-retirés, servis par nos fidèles domestiques. Elle était gaie, elle se disait heureuse. Seul je savais quel ver rongeur se cachait dans ce beau fruit, mais je gardais ma douleur pour moi. Quand j'écrivais à ma belle-mère par l'entremise de Lisbeth, qui mettait à la poste toutes mes lettres, je ne lui parlais que de la santé meilleure de Suzanne, et j'appris qu'elle aussi se réjouissait de ma résolution désespérée.
Une de ses lettres me donna des détails nouveaux, bien que prévus, sur mon gendre.
«Imaginez-vous, m'écrivait-elle, que le coquin se prélasse et vit à peu près maritalement avec qui? Je vous le donné en mille!... Avec mademoiselle de Haags. Celle-ci, après différentes fugues à l'étranger, notamment à Vienne, a trouvé un prince à plumer. Elle s'en est acquittée en conscience, et maintenant elle mange ce plumage avec votre gendre. Elle va débuter ces jours-ci sur une de nos scènes lyriques: il faut voir le mal que Lincy se donne pour lui faire un succès. C'est positivement monstrueux! Qui eût pu croire cela d'elle! Vous souvenez-vous, mon ami, que dans un moment où j'avais la berlue, j'avais pensé à vous la donner pour femme? Ce dernier coup me prouve que vous ne fûtes point, en mariant Suzanne à ce monsieur, aussi coupable que je l'avais présumé. Mais cette demoiselle de Haags! Cela me passe! Elle avait reçu une si bonne éducation et de si excellents principes!»
Je ne partageais pas l'étonnement de ma belle-mère. Ces belles éducations et ces excellents principes ne peuvent donner, suivant les natures, que d'admirables résultats, ou de très-mauvais. Et certainement mademoiselle de Haags n'était point prédestinée à donner les premiers.
Comme me l'avait prédit le docteur, j'eus pendant les chaleurs de juin une abominable attaque de rhumatisme, et je souffris autant que le cher homme pouvait le désirer pour faire un excellent dérivatif. Cette maladie me fut douce cependant, car Suzanne était ma garde-malade, et je croyais remonter au bon temps passé, quand j'avais cru mourir une première fois. Elle y songeait aussi, et bien souvent elle vint s'asseoir auprès de moi, et posant sa main souple et caressante sur mon front fiévreux, elle me dit de sa voix d'enfant:
--Père, c'est tout comme autrefois,--je suis bien heureuse!
Mais elle avait beau me le répéter, je savais bien qu'elle mentait encore, et souvent, dans mes nuits d'insomnie, je me dis que sa mère ne serait pas contente de moi, qui n'avais pas su tenir ma promesse, et rendre Suzanne heureuse!