Symbolistes et Décadents
Place à l'âme qui croie et qui sente et qui voie
Que tout est vanité fors elle-même en Dieu.
Il a, comme les mystiques, le culte de la Vierge à laquelle il adresse de pénétrants cantiques; mais là encore c'est la religion anthropomorphique, la création d'un idéal féminin, l'évocation cérébrale d'une femme avec laquelle il ne faille point débattre les choses de la vie. Puis s'égrènent des coins de Londres aux senteurs de rhum, et des péchés abolis, des ballades légères et chantonnantes, des lieds mélancoliques:
Je vois un groupe sur la mer,
Quelle mer? Celle de mes larmes.
et des sonnets: au Parsifal, triomphateur des appels et des luxures; d'autres sonnets, bibelots précieux faits pour des amis du poète; puis des sonnets chrétiens, puis des paysages, enfin Lucien Létinois, une tentative de poème intime et familier, comme un petit roman de poète, conçu sans la banalité des détails, pas poussé à l'héroïsme, vrais vers bien pris en leur taille, d'un sincère et pénétrant timbre lyrique.
C'est, après la mort d'un ami pris tout jeune, périmé à l'hôpital, le regret qui s'éveille en celui qui demeure; et tout d'abord l'action de grâces à Dieu, l'action de grâces quand même:
Vous me l'aviez donné, vous me le reprenez:
Gloire à vous.....
Vous me l'aviez donné, je vous le rends très pur,
Tout pétri de vertu, d'amour et de simplesse.
Attristé et attendri, et plus seul, le poète fait un retour sur lui-même et toute la souffrance antérieure, il sent qu'il doit marcher blessé au milieu des hommes:
Mes frères pour de bon, les Loups,
Que ma sœur, la femme, dévaste.
et ces blessures il les sent toutes infligées par des mains de femme:
O la femme! prudent, sage, calme ennemi,
N'exagérant jamais la victoire à demi,
Tuant tous les blessés, pillant tout le butin.
et quand il sut, quand ses premières certitudes en l'idéal féminin furent ruinées, l'amitié d'un enfant intelligent lui fut la consolation, et il l'aima comme un fils dont il est fier. Les litanies se déroulent:
Mon fils est brave, il va sur son cheval de guerre
Sans reproche et sans peur par la route du bien,
Un dur chemin d'embûche et de piège où naguère
Encore il fut blessé et vainquit en chrétien.
Son fils est fier, bon, fort, beau. Puis se retrace à lui le souvenir de tristesses communes, puis l'idée du convoi blanc qu'il fut sinistre de suivre; et après ces idées de deuils anciens, qui ont amené l'idée de tristesse et la mémoire de la mort, par une naturelle réaction le souvenir de la grâce et de la valeur de celui qui est mort, et de là l'idée des minutes heureuses passées ensemble, dans des étés ou des printemps d'une beauté de contes de fées, où la fatigue des marches se fait bienfaisante et soulève les piétons en féeries, et puis après ces temps, les séparations et la mort. Cette mort n'est-elle pas un châtiment? A-t-on le droit de se faire un fils hors la nature?... Enfin! ce qui reste au poète de l'ami regretté, c'est un pastel évocateur et ces quelques sensations égrenées, et le souvenir de rêves faits pour l'épanouissement détruit de l'ami et le souvenir de sa mort, de ce qui fut son âme, et des minutes de pensée devant la pierre tombale qui symbolise maintenant le vivant, et aussi à cette pierre tombale le souvenir de tous les autres morts de l'artiste, de ceux dont il dit «ses morts,» puisque c'est en sa joie et sa douleur qu'ils ont vécu et qu'ils sont morts.
Toutes ces choses écrites dans une forme classique, aux défaillantes douceurs, qui fait penser aux méditations de quelque solitaire grave et depuis si longtemps triste, errant en quelque Port-Royal plein de douceur et de vague, et s'asseyant le soir pour rêver aux effigies disparues, avec la résignation d'un Job doux.
Être.
M. Paul Adam
M. Paul Adam évoque dans son livre, parmi les détails de civilisation, d'armures, de guerre et d'apparat du XVe siècle, une âme féminine, anxieuse de l'autonomie de sa conscience, désireuse de la puissance et de la force, et luttant perpétuellement entre ces deux recherches, que leur coexistence en son cerveau rend toutes deux vaines, la recherche de la science et la recherche de l'amour. La recherche de la science aboutit à l'acquisition de l'influence; la recherche de l'amour aboutit au détraquement des sens, et tant que lorsqu'accusée de magie, la comtesse Mahaud apparaît devant le tribunal ecclésiastique, la honte de ses sens lui interdit l'affirmation de sa pureté, la puissance de son cerveau lui fait rejeter les décisions canoniques et exalter sa foi; puis un immense repentir la saisit et la livre sans force aux bourreaux et au bûcher.
La science acquise meurt en elle, l'influence déployée pousse ceux qui vécurent près d'elle à partir par routes opposées à la poursuite de quelque inconnaissable qu'ils contiennent et qui les fuit; les moines s'absorbent en l'extase, les soldats s'abîment dans les guerres et le rythme perçu et initialement déroulé par la comtesse Mahaud disparaît dans la mort et les éléments, n'ayant fait que victimes puisque, n'aboutissant pas, il ne fut qu'agitation.
Telle la contexture du livre: l'effort intellectuel périssant par la lutte avec le développement physique, l'âme aspirant à l'être, inclinée par la mauvaise utilisation des forces vers la vie corporelle qui est le non-être, puisque la force mentale s'accroît par son effort et subsiste en toute apparence éternelle d'espace et de durée et que la force corporelle dépensée est irrémédiablement perdue et le temps d'effort qu'a coûté la dépense de force, aboli.
Et d'abord pourquoi une restitution du XVe siècle? car il faut admettre que les jeunes écrivains utilisent un temps écoulé pour y dérouler, en une tapisserie décorative, l'essence toute moderne de leur pensée.—C'est que ce temps infiniment trouble, temps de lutte pour la vie absolument générale, lutte contre la guerre, lutte contre le pillage, lutte pour la liberté de vivre matériellement, accomplit ses événements physiques avec des heurts singuliers. Coexistent Étienne Marcel, Gerson, Armagnac, Louis d'Orléans, Jean de Bourgogne; la chevalerie meurt; la persécution, c'est-à-dire l'adoption d'une idée avec assez de force pour l'imposer par tout moyen, fleurit. Entre toutes ces causes de désordre, les esprits s'affolent; c'est le temps des danses de Saint-Guy, des danses macabres; les gens affolés et saturés de souffrance rentrent en eux pour y chercher un coin de calme ou d'oubli; or, ils ne le trouvent pas, le malheur leur ayant durci le cœur, les sciences ou les arts n'existant que pour quelque élite. C'est donc une des plus belles périodes du développement de l'initiative particulière échouant toute, c'est un des plus beaux temps de détraquement général, constitué par tous ces échecs particuliers; et ceci légitime dans la tentative de M. Adam l'emploi d'une évocation quasi légendaire du XVe siècle et de la force y adhérant.
Voici les détails du livre: Mahaud chevauche, s'éloignant de la demeure familiale au côté de Jacques de Horps qu'elle a choisi. Ce jour-là a eu lieu l'enlèvement, précédé déjà du don de son corps qui ne trouva point, en l'échange de leurs caresses, le secret de l'impulsion qui les poussait l'un vers l'autre. A l'abbaye, où ils arrivent et doivent passer la nuit, une danse de Saint-Guy vire sa ronde, entraînant les convulsionnaires et, de sa force attractive, saisit un des cavaliers de l'escorte. Une charge dissipe la ronde, mais au seuil de l'amour déjà un dégoût physique s'est levé, et Mahaud, pour être seule ce soir-là, hypnotise et rejette dormant sur le lit Jacques de Horps.
Cette force magnétique, Mahaud l'avait acquise en étudiant sous son père, le vieil Edam, savant alchimiste, qui, encoléré de savoir sa fille abandonner la recherche pour choir en la matière, l'a maudite, et veut guerroyer contre Jacques de Horps et Mahaud, de toutes les ressources de la magie et de toutes les forces de la guerre.
Aussitôt donc il faut se préparer à combattre et chercher du secours et convoquer les vassaux.
C'est pour Mahaud une grande joie que lorsque Jacques tient sa justice; des gens qui ont bravé la comtesse de leurs regards, expient en souffrant des rigueurs de son mari; les potences et les glaives font œuvre, et l'impassible justicière satisfait les griefs des uns du sang des autres, et abandonne aux premiers châtiés les têtes des seconds pour payer la forme trop vive de leurs réclamations. Puis, ce sont promenades, festins, chevauchées, nuitées d'amour, bonnes et promptes et sanglantes justices et, fête suprême, le rassemblement de l'armée, où Mahaud voit toute sa force absorbant ces hommes, leurs armes et leurs vies, qui vont partir pour la défendre.
Qu'arrivera-t-il de cette armée? après le départ, Mahaud consultera les forces magiques; quarante jours et quarante nuits elle prépare les rites et se prépare aux rites. A-t-elle gardé sa puissance? ou l'enfant qu'elle porte en elle l'a-t-il absorbée? Dans l'hallucination sa race meurt en elle et les présages sinistres se font. En effet, le comte est mort; sa postérité avorte et bientôt le château est assiégé; des soldats qui reviennent d'une sortie rapportent la tête d'Edam, son père.
Mais la prolongation du siège affole les défenseurs; une émeute les jette sur les filles; ils refusent obéissance et se rebellent contre la comtesse; par moquerie, ils lui tendent l'épée et l'étendard. Les nerfs de la femme s'exaltent; elle accepte les emblèmes, enlève ses gens de son élan et culbute l'ennemi; et dès lors elle entre dans la joie d'orgueil et de puissance; elle s'assimile, par la domination de son esprit plus complet, le chapelain du château; ses prêches, c'est elle qui, de sa place, par son regard, les lui dicte; elle domine les gens de guerre par l'or qu'elle leur abandonne et les objets et les détails qu'elle leur fait aimer; pour sa joie profonde elle entreprendra la science de l'avenir.
Le décor extérieur se déroule toujours, des hérauts, des pages, des chevaliers aux tournois, et toujours la guerre, et la finale et décisive bataille qui met fin aux sièges et fait Mahaud sans conteste libre d'elle et de son comté.
Mais tout cela n'est point le repos; l'instinct de la connaissance ne trouve pas sa pâture, et la vie corporelle, non satisfaite, s'use en phénomènes d'extase. Tandis que Mahaud continue sa magie supérieure, sa suivante et préparatrice, la vieille Torinelle, pratique pour elle et les gens du bourg une plus grossière et physique sorcellerie; à la comtesse déchue de son rêve de haute magie et qui regrette, elle offre l'usage de l'homme inférieur et simplement fort; puis, de factices désirs troublent Mahaud: elle a dans son entour immédiat un coquet et féminin personnage, elle le prend, mais ne trouve dans cette union sans contraste aucun plaisir; et, furieuse de cette faiblesse qui ressemble à du mépris, elle envoûte le pauvre sire.
Puis, les cauchemars, les hantises, les sabbats, et la recherche d'Asmodaï, le plaisir anti-physique et stérile, l'inassouvissable recherche de la sensation quand même, l'à rebours des temps navrés, jusqu'à ce que s'émeuve l'Eglise, voulant justice de la mort du malheureux envoûté. On trouve l'androgyne aux caves du château; et dans toute une faiblesse, une mollesse qui la fond à la parole du confesseur à qui naguère elle suggérait sa puissance, dans une douceur mystique et un anéantissement dévot elle meurt; trop tard arrivent ses soldats qui ne peuvent que la venger. La femme, malgré toute science, est retombée à sa misère initiale, au geste de petite fille qui ne sait; l'effort est rompu et perdu en elle. Les moines qui la condamnèrent vont chercher le pardon en Palestine, et les soldats vont par bandes guerroyer et s'anéantir.
L'écriture de M. Paul Adam, dans un sujet où perpétuellement il faut montrer tangible un phénomène psychique et concréter cette réaction de l'être de façon à ce qu'il semble une action de lui, malgré de nombreuses pages accomplies, échoue parfois. Dans la partie décorative, tout émaillée de tournures de phrases et de termes Moyen Age, elle rappelle parfois de trop près la phrase trop nette de Flaubert. A part les quelques points du livre où ces défauts se manifestent, les quelques trous qui gîtent en cette trame complexe de décor et d'idéalité, c'est une sobre et nette et belle forme.
Les anciens livres de M. Paul Adam étaient des livres de notations intéressantes; mais Soi était trop long, et la Glèbe était trop brève et cursive. Etre nous montre l'arrivée de l'écrivain à la conscience exacte d'une littérature soucieuse avant tout du phénomène passionnel ambiant étudié à la clarté d'une conscience, d'un écrivain aussi suffisamment muni pour suivre les oscillations du phénomène et les résumer en de nobles lignes.
A propos de Baudelaire.
M. de Bonnières collectionne de rapides visions sur ses contemporains, mais non pas en la formule libre et dégagée de M. de Goncourt. Ce sont de petits articles qui se suivent sans autre lien que la série de préoccupations qu'ils rappellent. Leur intérêt le plus varié serait de n'être point uniquement consacré à la littérature et aux littérateurs; on y rencontre M. de Saint-Vallier, M. Tissot, M. de Courcel, un Edmond About politique, un abbé Loyson, un Darwin, épisodique, et un Jules Ferry savamment étudié, présenté comme un phénomène de vulgarité et de force, une terrible Mme Greville, etc... Comme lettrés, on perçoit Musset dans un rapport avec M. Jules Grévy, un M. Jules Grévy inconnu, farci de latin et ami de poètes. Il s'y trouve une courte étude sur Charles Baudelaire, et curieuse comme impression produite par le grand poète sur un des cerveaux les plus cultivés de la génération qui nous précéda. C'est d'abord Baudelaire entrevu dans le détail de la tenue, mystificateur et doux; le Baudelaire conventionnel nous importe peu; le vrai est dans Mon cœur mis à nu, en telles mémorables phrases... l'horreur du domicile... j'ai eu du talent parce que j'ai eu des loisirs... dans des vers: Ah! Seigneur, donnez-moi la force et le courage de contempler mon corps et mon cœur sans dégoût, dans cette phrase: être un saint et un grand homme pour soi-même.
S'il ne le fut, c'est qu'il ne put l'être et que le malheur des temps l'en empêchait. Ce poète, M. de Bonnières, qui parle d'ailleurs avec toute la sincérité et le respect dus, ne nous paraît pas le voir complètement. Baudelaire, dit-il, n'exprime que des choses rares, et ce rare de la sensation n'est pas suffisamment expliqué par la forme; il faut, dit M. de Bonnières, du simple en art et de l'ordinaire pour enchasser le rare; tant il est vrai que cette esthétique spéciale du poème, du poème concentré en ses parcelles purement poétiques, est difficile à faire admettre; or, le vers ne peut avoir lieu que pour dire une sensation en sa formule musicale, en sa formule abstraite, dire tout ce qu'un état d'âme contient et qui ne pourrait s'expliquer en prose. La poésie commence aux confins de l'âme humaine; débarrassée de toute occupation de vie, pour une heure, oisif, l'homme peut un instant se bercer à un souvenir, à un paysage, et non l'analyser et le démontrer, ce qui serait œuvre du roman d'analyse, mais le concentrer, le dépouiller de tout ce qu'il a d'éphémère et de circonstantiel, il peut dans un vers donner l'accord qui existe entre le rythme fondamental de son âme, et les rythmes horaires et essentiels des choses. Le poème c'est la célébration du mystère qui se passe en un soi douloureux, ou un soi attendri, et rien d'autre. Ce qu'il faut demander à cette suprême forme d'art, c'est non surtout la clarté, mais l'intensité et la musique; la clarté se fait en vers autrement qu'en prose: en prose c'est par la netteté d'un terme connu correspondant à des idées connues que vous assimilez le lecteur à l'auteur; dans un poème, il faut d'abord l'assimiler à lui-même, mettre sa voix intérieure au rythme nécessaire par le groupement des voyelles et des consonnes, assimiler sa vision intérieure par le coloris général du poème et ainsi lui imposer l'idée que l'on développe, idée qui est en lui, mais qu'il en faut faire jaillir, dont il faut au moins le faire resouvenir. C'est d'avoir entrevu cette destination du poème que s'ennoblissent les plus beaux poèmes de Baudelaire, l'Invitation au voyage, la Mort des amants, l'Ame du vin, le Vin du solitaire, Recueillement, le poëme en prose, les Bienfaits de la Lune, etc...
La caractéristique spéciale de Baudelaire serait une vue très lasse de la vie, et des antinomies profondes qui ne permettent le bonheur qu'en quelques minutes d'excitation où l'on peut s'élever par l'extase et qu'on peut rechercher par des moyens artificiels, en les payant ensuite de terribles abattements; il y a dans son œuvre la force de l'habitude qui gâche jour par jour la vie et éternise le mal, le manque de l'extase intellectuelle, de ce qu'il a dénommé la santé poétique, aussi cette vision triste de la femme égoïste et futile, animal cruel ou animal lassé, bête à voluptés ruminantes, de l'homme accagnardé à des actes identiques, dont il connaît la sottise, mais y revenant par la puissance de l'heure; il pense que l'être, qui pourrait aller vers le clair et le sain, se sent comme tiré vers l'obscur et le putride, et s'enlise. C'est ce qu'il faut voir à travers les mots religieux de péché, de Satan, et les apostrophes à un Dieu; Baudelaire n'a rien d'un croyant, il était au contraire plein d'amour, et l'amour dut se taire devant les voix indifférentes ou mauvaises des choses.
De Victor Hugo à M. Lavedan.
Toute la lyre: encore deux lourds in-octavo qui viennent grossir la bibliothèque inédite laissée par Victor Hugo; énorme anthologie, sans lien entre les poèmes, kaléidoscope, vers faits au hasard des circonstances, essais dans des notes familières, chansons inattendues de la part du solennel poète, et aussi la note politique (Corbière eût dit la note garde-nationale?), toutes les utilisations de la poésie et des versifications admises ou créées par Victor Hugo. Il y a de tout dans ce livre, des saynètes, des chansons, des ballades qui évoquent celles des premières années, des pièces contemporaines des Châtiments, des notes naturalistes comme aux Contemplations, des strophes qui sont des conseils, débitant d'une voix large des préceptes connus, de purs développements oratoires soutenus par la connaissance des mots et l'habileté rythmique d'Hugo dans le métier qu'il fonda; aussi des vers qui font trou, aussi des pièces crépusculaires, aux saisissantes brièvetés, puis brusquement le nom inutile de M. Thiers, aussi le Dieu perpétuel d'Hugo, le Dieu bon, calme et large, Dieu sourd et contemplateur, des califes qui viennent de la Légende des Siècles, des cheiks qui ont voisiné avec les Orientales, des Suzon émigrées de la Chanson des rues et des bois...
Ah! prenez garde à ceux que vous jetez au bagne.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un jour, terrifiant le pâtre et la vachère,
Un de ces bonzes là pérorait dans sa chaire.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La vie et la mort, qu'est-ce? abîme
Où va l'homme pâle et troublé.
Est-il l'autel ou la victime,
Est-il le soc, est-il le blé?...
Pour bien comprendre Victor Hugo et l'enthousiasme qu'il excita, qu'il excite encore chez certains écrivains, et comprendre aussi le refus d'obéissance et d'inclinaison absolue devant cette gloire dont on voulut faire une religion, d'écrivains plus récents (encore que Beyle déjà parmi les contemporains lui fût carrément hostile), il faut se figurer la double et divergente direction des cerveaux capables de littérature, et de progrès, l'évolution si l'on préfère, la décadence si l'on veut,—ces trois mots ne sont que des opinions contraires, désignant un phénomène inéluctable, qui serait la course à la vie de la littérature, sa course vers une intellectualité plus entière; il faut aussi se demander quelles furent pour Hugo jeune, entrant dans la littérature avec le sentiment de sa force, les besoins de rénovation les plus urgents, le rôle que lui créait son ambition d'être le réformateur et le régénérateur de la poésie française. Or, on sait: plus de théâtre, plus de poèmes, uniquement des carrés d'alexandrins didactiques occupaient la vie des poètes; aux intervalles, ils excellaient dans la poésie fugitive; en somme, rien; en prose, la grande voix d'orateur de Chateaubriand se dévouait à la politique; donc rien que Stendhal et Benjamin Constant, travaillant dans un ordre de recherches autres, issues du besoin de science et de conscience du siècle précédent. Hugo, lui, ressentait surtout qu'une langue flasque recouvrait des banalités identiques depuis trente ans, et qu'il fallait remuer les vers immobiles et mettre sur les scènes du mouvement et de la couleur, chercher des sujets partout hors dans l'antiquité régulière et trahie des classiques; plaquer de la couleur, faire virer des personnages espagnols, Moyen Age, Louis XIII, de tous les styles et de toutes variétés, pourvu qu'ils n'aient pas de peplum, et qu'ils puissent hurler, crier, gesticuler, pleurer, rire dans la même pièce où l'on pleurait, causer réellement entre eux, au lieu de s'avancer à deux, vers l'avant-scène et parler à la salle; en somme, une foule de réformes, celles indiquées et ce qu'elles englobent, et qui étaient radicalement révolutionnaires et toutes bouleversantes. Une école nouvelle, de même qu'elle apporte une esthétique, contient une modification de la pensée même et des besoins de civilisation de l'époque qui la perçoit. Hugo apportait plus de pitié, une foi panthéiste qui mettait en doute la philosophie courante en se bornant au témoignage de la nature pour reconnaître un Dieu; il créait des sensations de bois, d'ombre, de rivières; aussi il cherchait à rendre en des rythmes des sensations de musique et d'orchestre entendus. Les préoccupations des premiers poèmes sont complexes; c'est de créer comme un cycle napoléonien, d'être le poète qui entend venir les révolutions, d'être la voix revendicatrice de tout un peuple, aussi un peu l'arbitre, et de pouvoir dire au flot des révolutions quelle est son heure; le poète conçu comme une sorte de voix tendre et magistrale de toute la foule contenant la plus grande somme d'amour et de gravité et de naturisme que puisse contenir une âme humaine, c'eût été le rôle du Vatés, ou chantre populaire unissant dans sa personnalité Homère, Horace, Parménide et Juvénal et Eschyle et Aristophane. Les événements modifièrent cette conception du poète qu'avait conçu de lui-même Hugo; la forme du roman s'imposait; la poussée des romans de langues germaniques et anglo-saxonne, leur fantastique que l'on ne connaissait guère que par ses pires adaptateurs anglais, le roman à couleur historique qu'imposait le goût des masses pour les chroniques de Walter Scott et le goût des élites pour les restitutions de Chateaubriand et de Thierry, induisirent Hugo au roman. C'est aussi aux milieux d'une histoire romanesque qu'il emprunta ses sujets de drame, ou plutôt les cadres, où des porte-paroles déclament, mais non plus froidement, comme chez les pseudo-classiques, mais violemment, en vers hachés, martelés et parfois bouffons, des drames qui sont plutôt des comédies d'intrigues revêtues d'une phraséologie large et munis d'une fin terrifiante. Mais au théâtre Hugo est surtout un orateur sonore et parfois grêle, si son lyrisme reste tantôt naturiste, tantôt historique. Dès les Misérables, son roman devient un roman à base de pitié, aux ambitions sociologiques et surtout politiques; les événements, l'exil, les ambitions déçues feront longtemps prédominer Juvénal. Et se dessine ainsi un Hugo de la seconde manière; rien n'est changé dans la forme; la phrase de prose, la tirade de vers procèdent par accumulation, la phrase poétique tantôt une tirade, sorte de longue phrase en prose, coupée et rimée avec rejets, tantôt la strophe, une strophe dont les parentés s'accusent souvent avec celle de J.-B. Rousseau et des lyriques classiques, ou bien avec les poètes du XVIe siècle. Puis enfin quand, l'empire tombé et Hugo rentré en France, sa parole politique pourra se satisfaire par des discours, il donnera des œuvres surtout empreintes de ce spiritualisme panthéistique vague, conviction ou foi bien plus qu'opinion, qu'il professa sans cesse.
A travers ces variations, cette évolution sur les mêmes rythmes, toujours ce caractère fondamental du prédicateur sociologique, religieux ou historien; ce caractère principal dans la forme, du développement, ce qui le constitue rhéteur, et des plus doués.
Or, pour le rhéteur, tout est mode à développement selon un canon indiqué; Hugo développe tout par amas de métaphores beaucoup plus que par association d'idées; il a besoin d'une volute large et pleine de la phrase revenant à son point de départ, pour repartir en une phrase nouvelle; ne développant à la fois qu'une seule idée, idée de littérature ou de politique, et non sentiment, il saisit cette idée par ses contours extérieurs et donne les analogies avec d'autres contours extérieurs, sans avoir (par cela même qu'il s'occupe de l'idée et non du sentiment dont elle est le signe) à creuser le sens intime du sentiment et par conséquent de l'idée. C'est ce qui donne à son œuvre ce caractère d'extériorité, soit qu'on la compare à de vastes séries de frontons érigés et ciselés avec un art énorme et délicat, série de frontons et de façades s'étendant sur toute la largeur visible d'une grande plaine, mais frontons et façades derrière lesquels on ne découvre qu'une plaine exactement semblable à celle qu'on vient de traverser, soit que, comparant dans un ordre plus immatériel, vous ayez la sensation d'une voix large, énorme, apportant dans la nuit toutes les rumeurs connues mais avec une infinie variété de sons de gongs, de cuivre, de vents dans les harpes qui la font exceptionnelle et spéciale. Je parle là du bon Hugo, du Hugo très bon, car il y a dans ses œuvres, et dans Toute la lyre, des fantaisies oiseuses; il y a des plaisanteries inutiles et lourdes comme dans la Chanson des rues et des bois; il y a, comme dans la Légende des siècles, la banalité générale des thèmes; il y a les pires incorrections de pensée et des monotonies de formes perpétuelles, mais il y a parfois, souvent l'accent magnifiquement amplificateur, la pompe rhétoricienne déjà entendue en France de la chaire de Bossuet.
Or, nous avons dit que le cerveau humain susceptible du luxe de l'art, cerveau des fondateurs et des poètes, cerveaux entraînés dans leurs rythmes ou purement récepteurs des vrais lecteurs, diverge en deux essentielles séries. Les uns, doués et adroits, s'arrêtant aux joies extérieures, aux caprices imprévus des clinquants et des paillons, essentiellement décorateurs, et préparant toujours, et toujours bien, la salle des fêtes, en installant et décrivant les arcades et les tentures, sans que jamais le cortège qu'on attend, le cortège des idées fondamentales n'y paraisse, et distrayant le populaire, accouru sur la foi des renommées, par des parades, des entrées de danse, et des discours qui résorbent une de ses opinions antérieures. Les autres, ambitieux de moins creux, négligent tous ces lumineux préparatifs, dont l'attente toujours leurrante leur semble oiseuse, et cherchent en des coins, en des caveaux d'eux-mêmes, à trouver la trace de ce cortège des idées, sachant bien que la première obtenue et vaincue attire à soi les autres. Mais chez ces contemplateurs absorbés en eux, souvent les fenêtres sont ternes, ou, comme dans les maisons maures, le jardin éclatant, plein de vasques, d'enfants en pourpre, d'eaux jaillissantes, de mélancoliques mélopées de guitare, de parfum de roses, est au centre de la maison et gardé contre le vulgaire par un quadrilatère de murs grisâtres: la foule impatiente se porte vers le prédicant et vers les prestigieux jongleurs, et seuls quelques délicats entrent à la maison réservée.
Quels que soient les défauts et les qualités d'Hugo, quelque prédominance qu'on veuille ajouter à ses qualités sur ses infériorités, Hugo est de la première de ces races d'hommes, la plus puissante en contemporanéité, mais la moins haute, la moins métaphysique, la moins noble. Avoir rappelé ces deux courants de pensée me ramène aux différences d'enthousiasme entre les contemporains de Hugo et aussi entre les écrivains ou publics des générations succédantes. De son temps; très nettement, Nerval fut vaincu, c'est-à-dire obscurci. Stendhal fut également obscurci, et Gautier inféodé. Nerval, mort au moment du suprême développement, n'a pu faire école et lutter; il aimait peut-être Hugo, mais Stendhal, différent, opposé, déclarait nettement l'œuvre de son rival de mauvais goût et inférieure. Or, le mouvement qui a porté aux nues Stendhal est de date récente. Balzac, tempérament opposé, représentait en tout l'antithèse même des opinions de Victor Hugo, et la mort empêcha une consécration égale.
Voilà bien les éléments principaux de la littérature du commencement de ce siècle, se refusant à admettre les méthodes de pensée et d'écriture et l'apparence de doctrine d'Hugo: les éléments de la génération suivante l'admirent-ils plus complètement? Voyez Baudelaire; ses premières admirations positives vont à Gautier; son art est l'ennemi de la conception Hugolâtre; autant son devancier s'épand, verbalise, entasse le vocable sur le terme, et le nom propre sur le mot rare, autant Baudelaire est froid, retenu; autant son devancier joue de tous les tams-tams politiques et anecdotiques, autant il se les refuse sérieusement. Son âme recherche les grands synthétiques, Poe ou Quincey, l'admirable reporter de l'état pathologique d'un grand soi. Il va vers l'âme humaine au lieu d'aller à la prédication; au lieu du décor des bois en massifs d'ombre, des gerbes, des drapeaux, des chevauchées de héros, ce sont, en des soirs frémissants d'un cœur élargi, des sanglots de fontaines et des désespoirs intimes d'une âme; le métier de Baudelaire, qui n'est rhéteur qu'en ses pièces faibles, et faible rhéteur, est solide, serré; toute son œuvre porte un caractère de protestation du nouveau maître contre l'ancien; Baudelaire comme Nerval est mort de l'art.
Demeurèrent en présence, le réel principat de Baudelaire étant périmé dans la vie, deux poètes, MM. Leconte de Lisle et Théodore de Banville.
M. Leconte de Lisle paraît, dès ses œuvres de début, avoir obéi à une des préoccupations qui hantèrent le plus Baudelaire, et par contraste avec celui qui remplissait l'horizon, il a voulu être bref, serré; son terrain, il le choisit comme en un tertre élevé; d'une baguette magique, il dirige un cortège de fresques impersonnelles et pâles; soit que ces effigies d'esprits émanent du Nord Odinique ou de l'Inde, ou de la Grèce (une Grèce immobile que le poète s'est constituée patrie), ces effigies sont amples, décoratives, plausibles; elles disent d'un ton monotone, mais si grave, le doigt levé comme pour imposer le respect auquel elles ont droit. Dans l'Apollonide, son œuvre récente, comme dans les Erinnyes, comme partout, d'une grave voix de baryton, dans une langue douée de splendeur, des personnages rigides comme des marbres éginètes parlent et s'infléchissent, un peu raides. A chaque vers de M. Leconte de Lisle, que vous preniez Kaïn ou Midi, ou le Manchy ou l'Apollonide, on sent une protestation contre toutes les qualités de héraut populaire de Victor Hugo. M. Leconte de Lisle n'est pas, n'est nullement issu d'Hugo; il est contraire comme tempérament, et Olympien à la façon des grands poètes.
M. Théodore de Banville à première apparence semblerait procéder davantage de Victor Hugo; mais ce n'est guère applicable qu'à certains livres de vers, pas ses meilleurs, comme les premiers et récemment le Forgeron; c'est visible, mais parodiquement, dans les étonnantes Odes Funambulesques, surtout les Occidentales, un chef-d'œuvre de farce phraséologique et de sonorités; dans son théâtre on percevait des analogies, mais ce théâtre contient tellement la note particulière de la cérébralité de M. de Banville, qu'il me faut admettre que si, dans la Forêt mouillée, on trouve des ressemblances avec Riquet, c'est que c'est du Banville qu'on trouve dans les volumes ultimes d'Hugo, comme on y voit parfois du Leconte de Lisle.
En prose, M. de Banville apporte à son écriture ce caractère qu'on dénommait au XVIIIe siècle inimitable; c'est-à-dire que la série des idées de détail qui composent la façon d'écrire de M. de Banville met en harmonie l'idée générale développée dans les brefs contes auxquels il se complaît d'une façon complète, adéquate et toujours originale.
Cette écriture en prose de M. de Banville est quasi immatérielle; c'est comme une poussière de pensées, de décors, d'encadrements micaçant les parois d'une cassette bien ouvragée; le contenu de la cassette (c'est l'idée première) est parfois un peu balzacienne, mais toujours douée de cette atmosphère particulière, heureuse et sereine qui est le propre de M. de Banville nouvelliste. Les Belles Poupées, son dernier recueil, ont toutes les qualités des Contes féeriques, et en relisant ces histoires qui se suspendent au fil ténu de la fabrication de petites Olympias, en un Paris vieillot, par un Coppelius débonnaire, on a la sensation d'un suspens d'oiseaux-mouches, à quelque branche d'arbre de crépon japonais.
Parmi les Parnassiens—sans compter ceux qui, rapides, s'affranchirent de toutes tutelles, pour la création d'un art indépendant, MM. Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine—très peu gardèrent en eux l'influence de Victor Hugo; la dilection de ceux qui restaient des disciples se portait plus généralement sur Baudelaire ou M. de Banville; des vénérations saluaient M. Leconte de Lisle. Victor Hugo était l'ancêtre respecté et moins relu; la facture de M. de Heredia se rapproche plus des souvenirs de Gautier; aussi M. Renaud; M. Coppée rappelle la Légende des Siècles en quelques-unes de ses poésies inférieures et dans son théâtre; la facture grise de M. Sully-Prudhomme se rapproche seulement de l'Hugo didactique; presque seul, M. Dierx, dans quelques pièces philosophiques, semble se souvenir des Contemplations; encore les beaux poèmes de M. Dierx sont-ils des sensations de nature rendues en des rythmes à lui spéciaux. M. Jean Lahor, si chez lui la technique oscille et parfois évoque l'idée d'Hugo, comme aussi celle de Heine, est d'un esprit et d'un ordre de recherches différent. Techniquement même, ses pièces orientales ont, dans la monotonie de l'ancienne strophe, de personnelles variations de forme, M. Jean Lahor est imbu des Hindous, imbu aussi des philosophes allemands, des poètes anglais; il apporte en des pièces brèves (les longues sont souvent des déclamations en vers isolés de sens et s'agrafant mal en la strophe) des notations curieuses. En outre, sur les littérateurs plus jeunes, il faut reconnaître que M. Jean Lahor ne fut pas absolument sans influence, et que beaucoup lurent plus souvent et avec plus d'intérêt que telles autres œuvres plus bruyantes, l'Illusion et le Livre du Néant. Mais M. Jean Lahor, esprit distingué et cultivé, curieux, comme le prouve son Histoire de la littérature hindoue, n'a pas le sens absolu de l'écriture, soit en prose, soit en vers.
M. Catulle Mendès, qui fut un poète abondant, reflet très intéressant tantôt de l'influence de Victor Hugo, tantôt de celle de Leconte de Lisle, de Gautier, etc., paraît s'être dévoué à la prose. Outre des recueils de poèmes en prose (pour se servir du terme le plus large) ou plutôt de courtes fantaisies en prose, il apporte annuellement son contingent de romans. M. Mendès paraît professer le roman romanesque. Sur une intrigue d'une tessiture immobile—des natures vicieuses que l'accélération de leurs vices pousse aux crimes—il mène des variations, et parsème ses livres de strophes amoureuses. Parfois quelques phrases écrites rompent la monotonie de la diction grisâtre du livre. La plupart de ces tomes doucement exaspérés sont des succès de librairie. Grande Maguet, son dernier roman, est un succès de librairie. Un être fantomatique et irresponsable accomplit une vengeance d'artiste sur une jeune femme passablement innocente mais qui appartient à un mari criminel et peut-être excusable parce que passionnel. Pas plus que les précédents, ce roman n'est dépourvu de qualités d'art; pas plus que les précédents, il n'est une grande œuvre d'art.
Si le hasard des publications du mois a groupé dans le début de cette chronique un certain nombre des représentants d'écoles lyriques qui se réclament d'Hugo, les adversaires apportent bon contingent de volumes. Les adversaires sont les naturalistes. Le mot est vague et indistinct comme toute étiquette et s'applique à des esprits de tempéraments très différents, autant que les mots romantiques et parnassiens couvraient d'ambitions d'art ou d'habiletés différentes. Je disais tout à l'heure qu'il existait deux classes d'artistes et deux classes de lecteurs; ces deux classes, je les déterminais pour les lyriques; elles existent à un étage différent pour les écrivains naturalistes qui se baptisent aussi réalistes ou humoristes, selon des différences d'esprit et de tempérament. Si les principes même du réalisme, ne raconter que des faits de vie sans les interpréter et expliquer un décor réel sans le transposer, sont la forme la plus expresse de la haine de l'art, si les fondateurs du réalisme, M. Champfleury par exemple ont, sans relâche, donné des preuves de cette haine de l'art, il faut convenir que tous ceux qui les ont suivis dans cette voie ont absolument modifié les manières de voir des initiateurs et de prédécesseurs tels que Furetière, Restif, Fielding, Dickens, etc.; il faudrait d'abord ranger Flaubert parmi les poètes animateurs de symboles, admettre que M. de Goncourt, dilettante, s'est surtout préoccupé de traduire les choses élégamment et intensément; les paysages de M. de Goncourt et la transfiguration des Frères Zemganno ne sont pas du naturalisme; il faut admettre que chez M. Daudet une préoccupation de faire un ensemble en tradition avec les habitudes des lettrés de son temps varie sa transposition de la réalité; que chez M. Zola, qui fut le théoricien, à tout instant et à son grand regret, des échappées de lyrisme s'évadent, et que ce livre imprégné de soleil, la Fortune des Rougon, n'est pas d'un pur naturaliste. Le type du livre réaliste resterait l'Accident de M. Hébert, comme le type de la pièce naturaliste serait la Fin de Lucie Pellegrin que M. Paul Alexis a fait représenter au Théâtre-Libre. Après Renée et Germinal, avant Germinie Lacerteux, la tentative était intéressante.
M. Paul Alexis est un consciencieux. Il a choisi une situation scabreuse de la vie, une situation qui, habituellement, se revêt d'élégance, mais qui, dans certains quartiers de Paris, à Montmartre par exemple, apparaît avec une certaine désinvolture: cette situation, prise à un moment extrême, l'agonie de la coryphée du drame, il l'a racontée simplement, sauf quelques phrases prédicatoires et humanitaires. L'indignation a été assez profonde, et je la conçois chez de purs artistes épris de lyrisme, qui jugent la réalité un simple élément d'art, ou plutôt un ensemble de conditions dont quelques-unes peuvent permettre de faire de l'art; mais je ne saisis pas bien la pudeur générale des critiques. Est-ce parce que dans toute pièce moderne l'adultère étant le sujet général, on a été dérouté? Que la pièce de M. Alexis soit bonne, je ne le pense pas; mais puisqu'on a accueilli et applaudi le naturalisme, il est bon de le laisser évoluer dans ses strictes conséquences. La partie semble perdue par le naturalisme au théâtre; Germinal déversait un sinistre ennui; évidemment dépouillées des coins d'art qu'introduisent, de par leurs virtualités poétiques et passionnelles, les écrivains réalistes dans leurs œuvres, elles sont, en tant que reproduction de la vie, insoutenables.
Les écrivains d'esprit et de talent, qui, peu passionnés de poésie, se sont voués à la nouvelle et au roman, ont dû remonter les origines et s'orienter d'après un symbolisme discret, ou une étude minutieuse de la vie, des décompositions de mouvement, des études précises d'allures fugaces, ou d'informations sur des milieux peu connus.
M. Paul Hervieu, dans ses deux nouvelles, Deux Plaisanteries, analyse d'abord avec une aimable cruauté un duel de gens du monde compromis vivement par leurs témoins; puis il nous fait assister aux heureuses mésaventures d'un attaché aux affaires étrangères (Bureau adjoint des services supplémentaires) que des sottises mènent malgré lui à une vie plus intéressante que son antérieur avatar. C'est, en un art de pince-sans-rire, nourri des écrivains anglais et des caricatures anglaises, aussi possesseur d'une optique pessimiste et froide, d'une gaieté documentée et d'une plaisante amertume. L'irresponsabilité des fantoches humains conçus comme machines pensantes, sceptiques et cramponnées à la lutte pour la vie, l'irresponsabilité de tous, accomplissant tous soit des sottises, soit de petites lâchetés avec inconscience, plus encore, avec la conscience satisfaite, car les idées directrices de leur conscience les mènent là, produit le très amusant effet de pantomimes où des clowns d'intellect accomplissent, comme malgré eux, le rôle de leurs fonctions physiques et d'une petite âme spécialement fabriquée pour un service de relations et de mutualités, tandis que quelqu'un expliquerait simplement leurs gestes et leurs substances de faits. C'est de la littérature spirituelle.
M. Jean Ajalbert, dans le P'tit, ne témoigne non plus pour les êtres une estime extraordinaire; mais avec un nonchalant recueillement, il se console en admirant les quais, les bateaux et les soleils couchants; les douleurs du P'tit, peu graves pour l'évolution mais très sincères chez le P'tit, s'encadrent, comme d'un chœur antique, de propos rythmés sur son passage par les dames de son quartier: les douleurs du P'tit ont lieu dans des paysages de banlieue et de petite ville. Toute l'allure du livre est d'une ironique mélancolie; c'est, dans cet art aux menues proportions de la nouvelle, un aimable livre de sceptique attendri. Pour ses débuts dans la prose, M. Jean Ajalbert fait preuve d'un style agile et artiste; dans sa voie de romancier on peut prédire une interprétation très fine des humbles conçus en leurs sensations rares et leurs sentiments délicats;—mais M. Ajalbert est bien loin d'être un naturaliste, c'est un imaginatif du réalisme.
M. Henri Lavedan semble se rapprocher surtout de M. de Villiers de l'Isle-Adam; quoique son sujet, sa manière de développement, son mot de la fin, tout cela soit bien à lui et spécial, l'humour dont il fait preuve, la formule de ses phrases rappelle invinciblement celles des contes de M. de Villiers. Dans un mode cruel de concevoir la vie, s'il n'a ni une forme encore personnelle, ni le haut sang-froid de M. Hervieu, ni la discrète émotion de M. Ajalbert, M. Lavedan démontre de l'habileté à faire tenir, dans l'étroit cadre d'une nouvelle, de curieuses anecdotes, de jolies silhouettes, des passages de vie élégante dans les sites urbains, et un grand sérieux à manier l'imprévu de ses plaisanteries.
Crime et châtiment.
C'est sans doute le désir de populariser Crime et Châtiment et Dostoïevski, assez peu connus des foules, qui a décidé MM. Ginisty et Le Roux à adapter le fameux roman; les lettrés le possèdent et point ne serait besoin de parler d'autre chose que de l'habileté scénique des adaptateurs, si les opinions soulevées sur Crime et Châtiment et les idées sociales contingentes à sa fabulation ne nous paraissaient erronées, et si le caractère de Raskolnikoff ressortait nettement de l'adaptation scénique qu'en de suffisants décors et quelque musique l'Odéon a représentée.
L'étudiant Raskolnikoff, réduit par la misère à de longues rêveries dans une chambre désolée, affamé, fiévreux, hypéresthésié, se familiarise avec l'idée théorique du crime: pour un homme pauvre et puissant d'intelligence, le crime compliqué de vol serait un acte social comme la guerre suivie de pillage; et si le crime, ou plutôt l'acte de guerre, accompli, lui donne les moyens de travail dont il a besoin, ce ne sera nullement une mauvaise action, ni socialement, ni moralement; puis l'acte peut s'accomplir au dépens d'un être peu intéressant, d'une de ces fourmis amasseuses qui sont une des mille tumeurs de l'état social dont elles ankylosent le mouvement et paralysent les états intellectuels; et cela, dogmatiquement pensé, il l'écrit; l'avoir écrit ne lui cause aucun regret; sa certitude philosophique a résisté à cette première épreuve: le concept à l'état pur d'une révolte violente de l'individu contre l'état social, aboutissant à la destruction d'un autre individu; cela pensé, il en arrive à la conception particulière d'un crime. Il existe, dans le cercle humain qui lui est contingent, une vieille usurière, fille desséchée, procureuse rapace, synthèse de toute difformité morale. Il la tue.
Aussitôt commence la lutte avec le corps social, les terreurs causées par les moindres coïncidences et la maladie survient, dénouement fatal d'un état de crise intellectuelle. Il est soupçonné, sans preuves, il est vrai; très à propos pour lui, un autre malade, un simple ouvrier, se persuade avoir commis le crime, et dans un état d'exaltation mystique, une soif de mort, il vient se livrer. Une réaction se fait dans l'état d'esprit de Raskolnikoff, et l'idée de justice vient se poser à lui dans un autre état; car s'il a pu discuter en lui-même s'il était juste de tuer ou de ne pas tuer la vieille usurière, légitime ou non d'utiliser à son élévation vers le travail les ressources acquises sans but par la rapacité de la vieille, il est évidemment injuste que le prolétaire Mitka soit pendu à sa place; l'acte ou le crime appelle dans la conscience de l'étudiant d'irréductibles responsabilités. S'il s'est cru le droit de tuer en espérant que l'oubli viendrait couvrir cet acte qui n'aurait eu ni témoin ni confident que sa conscience, et que sa conscience resterait calme devant les vagues perquisitions de la justice humaine, il ne s'était pas attendu à ceci, qu'il lui faudrait accomplir tacitement un nouveau crime, celui-là crime social d'abord et puis crime particulier et odieux, parce qu'il reposerait sur un mensonge.
De là des perplexités; s'il se livre, c'est le déshonneur sur son nom rejaillissant sur des innocents, sa mère et sa sœur, c'est sa vie écroulée sur un faux raisonnement; sinon c'est un second crime indéniable; et, quelque exemple de facilité à vivre avec le remords que lui donnent les comparses du roman, il est irréparablement troublé. Dans ce désarroi, il cherchera à faire un aveu qui ne s'attire comme réponse qu'un conseil, et ce conseil il le demandera presque instinctivement à un être faible, Sonia, une pauvre petite prostituée, vivant dans cet état illogique, de faire son métier pour nourrir sa famille, pure cérébralement, déchue physiquement. Elle le pousse à l'aveu, parce que l'aveu soulage puis à chercher toute l'expiation; elle le suivra, le consolera et l'aimera; tous deux pouvant renaître heureux de leur commune chute par la connaissance vraie qu'ils auront d'eux-mêmes, et le mutuel pardon qu'ils auront obtenu et de leur conscience et de la société.
Ce dénouement, ce concept de l'expiation par le châtiment visible et complet, concept qui dérivait autrefois de l'idée religieuse basée sur la sanction, et qui voulait que l'âme se mit en état de grâce devant les hommes, pour paraître devant un juge, est ici conclu au nom d'une morale indépendante. Mais le fait et des tortures qui mènent l'assassin à l'aveu, et de l'aveu même dérive du remords purement humain. Sonia, peut-être, pense à l'idée religieuse, et non Raskolnikoff. C'est la différence à constater entre l'issue de Crime et Châtiment, et celle de la Puissance des Ténèbres; Nikita est hanté de remords, mais c'est un moujick, et des idées de crainte de Dieu se mêlent à son cas, il fait pénitence; Raskolnikoff avoue, pour ne pas être complice d'une injustice, ne pas devenir ainsi un criminel vulgaire et ne plus se taire; le fantôme du remords est directement de conscience et d'incertitude. Ce n'est pas absolument une tare dans la Puissance des Ténèbres que de représenter le moujick croyant encore entendre piauler le petit être qu'il a tué; c'est une faute dans l'adaptation de Crime et Châtiment que cette scène où Raskolnikoff croit voir le fantôme de l'usurière, comme Macbeth le spectre de Banquo. Dans Crime et Châtiment, les hallucinations de Raskolnikoff finissent avec sa maladie; même son délire ne fut pas délateur, au moins gravement;—c'est de propos délibéré, presque hors de danger, qu'il se livre, comme Nikita, alors il était presque sûr d'échapper à la sanction.
Le propre d'ailleurs du grossissement du drame est de faire disparaître presque toute l'action psychologique et physiologique du roman russe, et de n'en conserver que la carcasse et pour ainsi dire l'imagerie; or, cette carcasse est la part la moins intéressante, tout va trop vite, tout est à peine indiqué, et nulle part ne se pose la question capitale du roman, la responsabilité envers soi-même: les deux crimes, l'un accompli, l'autre à permettre.
Or, ce n'est plus absolument le remords qui agite Raskolnikoff, soit le remords en son sens théologique, ou son sens pratique, le regret; c'est le désespoir d'avoir fait un faux raisonnement, l'amenant à un raisonnement à faire du même ordre, de la même essence de faits, mais se présentant tout autrement; ce serait bien une preuve de l'erreur des écrivains qui, comme les dramatistes, ramènent toute pensée ou tout mouvement humain à quelques grossières catégories, peu nombreuses; le fait est le même, un assassinat, mais le premier se fit comme irresponsablement, parce que le criminel sait la victime peu intéressante, et que là il est personnage agissant, intéressé (je dis intéressé au sens de regardant avec intérêt) car il se regarde vivre et il vit, les deux plus puissants éléments d'intérêt de la vie. Dans le second cas il n'agit pas et il ne connaît pas Mitka; le fait seul s'impose à lui d'une erreur sociale, dont il serait le principe. Or, toute sa vie le pousse à être un révolté—donc ce premier crime est l'exagération logique de lui-même—le second est le démenti à toutes ses croyances; il ne peut le commettre; mais alors la solution qui serait l'aveu devient pénible parce qu'il faut lutter contre l'instinct de conservation, ce qui est difficile pour tout être; la question se repose fatalement: «La vie d'un élément sans intérêt vaut-elle la vie d'un cerveau?» Et Rodion pense souvent la négative; il y vient lentement, parce que ce retour cyclique des quelques idées logiques qu'il contient, aboutissant, en leurs différences essentielles, à des manifestations semblables, le met en état d'indécision; or, l'indécision est une halte imposée, plutôt une série de mouvements divers, poussés à droite et à gauche, dans des sens différents, c'est de l'effort ou de la force perdue sur les mêmes lignes opposées, mieux sur les deux directions intellectuelles de la même ligne de pensée, donc piétinement sur place et fatigue mortelle; aussi, par suite de cette fatigue, affaiblissement; c'est alors que Rodion, devenu d'autant plus débile qu'il s'est cru ou a été plus fort, est contraint de chercher ailleurs, en dehors de soi, quelque dynamique.—Où la trouverait-il, chez des hommes, des Marmeladoff? intelligences déchues; ses amis? de gros garçons qui vivent heureux en s'en tenant aux nomenclatures; ceux qui l'ont aimé? pour être aimé il faut aimer en état de franchise, et, quand ils sauront, l'aimeront-ils encore? s'il dissimule, l'aimeront-ils, car ils peuvent soupçonner quelque secret en sa vie et on se détourne des énigmes. Il lui reste l'inconnu, soit l'amour à rencontrer. Or, il n'a pas le choix de par sa misère; Sonia l'attire parce qu'il voit en elle comme un problème, ou plutôt l'énigme qui vient aussi de ce que ses actes, inspirés de ses principes, sont la complète raillerie des dits principes, et puis parce qu'il cherche un être faible et vaillant et qu'il trouve cela dans Sonia; Sonia, comme beaucoup de femmes, est courageuse, mais élémentaire d'idées; elle conseille de s'en remettre au consentement universel, avouer, et de relever du mysticisme, expier. Or, dans l'état d'indécision de Rodion, n'importe quel déterminant peut suffire, et il obéit; Rodion et Sonia s'aiment, naturellement ils ont eu un instant confiance, puis ils se rencontrent dans des circonstances extraordinaires, cela suffit pour faire un amour; pour le perpétuer, il y a ceci, que Sonia devra se dévouer; or, la femme adore se dévouer; elle y passe sa vie, surtout quand c'est inutile; là ce sera fort utile, car pour les forçats et les opprimés rien n'est meilleur et plus nécessaire que la présence d'une femme; ils peuvent être maîtres ou égaux de quelque chose, et échappent ainsi à la sphère basse de pensées que suscite l'esclavage, ou même le groupement des hommes en un rythme supérieur à eux, sous l'impulsion de la force.
Cet amour naît logiquement, en des circonstances extraordinaires, et se développe dans la tristesse; donc il paraît aux contractants légitime et sera solide. Telle, cette idylle. On a éprouvé le besoin de rappeler la Goualeuse, Fleur-de-Marie et je ne sais quoi d'un Eugène Sue, jadis célèbre au boulevard et chez les portières, et que quelques-uns admirent encore pour sa roublardise à avoir vendu des trucs démodés et des coq-à-l'âne émotionnants. Il serait bon de reconnaître dans les œuvres d'intellect, complètes ou partielles, ce caractère d'intelligence qu'elles ont; l'allégation que tel pourrait faire, qu'il n'était encore que comateux lorsque florissait Sue, suffit à expliquer son dire mais non à légitimer son parallèle.
Je discute rarement dans cette chronique les opinions émises au courant des quotidiens; mais en cette occurrence quelques-unes méritent l'attention et d'abord voici Bruscambille. L'opinion de Bruscambille vaut par le talent que Jean Lorrain met dans ses livres, et par le nombre de lecteurs du journal où il écrit. Or, Lorrain, vous lancez dans le monde une forte erreur; vous dites que Rodion est un schopenhauerien, et que, comme tel, il est assommant. Vous utilisez même un néologisme d'allure picaresque et cambronnesque. Mais d'abord Rodion n'est pas schopenhauerien; un disciple de Schopenhauer ne tue pas, ni personne, ni lui-même. Tout au plus renonce-t-il. Son appétit de la mort, s'il l'énonce (et c'est la sienne propre qu'il attend et n'avance guère), n'a rien de violent; au contraire, prévenu que tout est malheur et que tout est néant ou apparence, ce qui est à la fois le contraire pour un temps donné et la même chose en somme, il peut s'éviter bien des heurts, passer entre les catastrophes et prolonger ainsi une vie que son indifférence pour les choses transitoires peut rendre plus féconde pour les phases sérieuses de l'évolution de l'apparence, soit l'étude scientifique de ces illusions, soit leur évocation artistique. Raskolnikoff est autre, il s'occupe de choses pratiques, sociales, il croit au développement de l'individu, au devenir de la volonté, mais au devenir social surtout; il a pu être Hegelien, tous les disciples allemands d'Hegel, beaucoup du moins, sont partisans du développement de la force, et même brutale au nom de leur concept de justice; il a pu lire Malthus, dont le remède, ou du moins la prophylaxie contre l'assassinat, en restreignant le nombre des facteurs possibles de cette sorte d'opération, est assez spécieux. Malthus ignorait Schopenhauer, il viendrait de Hobbes; or, si vous voulez vous souvenir de Que faire et Ce qu'il faut faire, du comte Tolstoï, vous verrez que l'écrivain russe se plaint que la Russie ait été envahie par les hegeliens, que pendant quarante ans on a cru aveuglément aux systèmes précités (hegelianisme, malthusisme). En plus Raskolnikoff est pénétré des idées darwiniennes surtout qui n'ont rien à voir avec Schopenhauer. M. Henry Fouquier, qui s'est ému aussi de Crime et Châtiment, déplore: «Voilà la question du droit au crime posée.» Ce qui est faux, car Dostoïevski résout au contraire cette question, en prouvant qu'il ne faut pas se poser la question du droit au crime, parce que la conscience humaine n'y résiste pas; pour parler vulgairement, un homme même bien trempé manque d'estomac pour le crime. Puis je relève, en passant, une erreur grave de M. Fouquier: l'idée du crime, dit-il, a ceci d'inquiétant que la science légitime un peu, par ses lois prouvées de sélection naturelle, etc... Mais non.
1o Les espèces qui disparaissent, disparaissent plutôt par dégénérescence et mort naturelle;
2o Si la science prouve la vérité d'une lutte pour la vie, que fait-elle? elle constate avec toutes les formes du raisonnement, et l'uniforme de la vérité, qu'il y a en cette période de l'humanité, lutte brutale pour l'existence, soit en une période de l'humanité, dont elle est impuissante à déterminer la durée dans le passé, relativement à ses âges antérieurs, et dont elle ne peut déterminer la durée future; moins encore affirme-t-elle que les choses doivent se passer ainsi, que ce soit ou légitime ou définitif; la science constate simplement que nous sommes dans une période de force brutale, et ceci constaté, appelle en général de ses vœux une période meilleure, période de conscience douée d'une morale de solidarité, basée sur cet axiome: «ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît», qui s'ornerait de ce corollaire: parce que transgresser ce principe est défavorable au développement de l'espèce, que ce qui est défavorable au développement de l'espèce est peu hygiénique et dangereux pour l'individu.—Voici ce que dit et dira la science, et pas autre chose. Si elle émettait une opinion sur le meurtre d'Alena, elle déplorerait ce meurtre parce que personne ne doit, de son autorité, détruire un organisme, puis elle prouverait à Rodion qu'en détruisant la vieille, il s'impose le remords, c'est-à-dire une hypnotisation devant une idée fixe qui l'annihile et le détruit en son hygiène et son utilité sociale, soit comme homme intérieur et comme homme extérieur.
Les rapprochements entre Tolstoï et Dostoïevski qui s'imposent à propos de la Puissance des Ténèbres et de Crime et Châtiment seraient nombreux; c'est en tous leurs personnages cette troublante recherche de la conscience, au fond du moi; Bolkonsky, Besukow, Raskolnikoff, etc., cherchent leur être intime et le trouvent difficilement, au milieu des influences étrangères, du spleen natal, et comme inhérent à leur être; leurs instincts de charité et de résignation luttent avec leurs instincts de domination; mais chez Tolstoï, cerveau plus élevé et calme, cette recherche d'un bonheur rationnel, d'une simplicité conciliable avec la finalité de la vie humaine et la dignité de l'homme enfantent d'amples et larges fresques, livres d'une émotion surtout cérébrale, et des livres de pure théorie. Chez Dostoïevski, plus souffrant, moins équilibré, et plus attentif aux souffrances et au choc des souffrances sur les individus qu'aux destinations qu'elles leur préparent, plus enclin à dramatiser, les choses prennent souvent ce caractère un peu outré, qu'on trouve dans la Femme d'un autre, etc. De par leur vie, et cela se reflète en leurs œuvres, Tolstoï fut plus témoin, et Dostoïevski plus mêlé aux misères de son temps et de son pays, d'où ce dernier, plus nerveux, douloureux et remuant, et moins mental.
Un autre Russe, dont depuis longtemps on avait ouï parler, et que la Revue des Deux-Mondes avait autrefois un peu entrebâillé à la curiosité, Nekrassov, un lyrique fécond (30 000 vers) nous est présenté par M. de Vogué, avec traductions de M. Charles Morice, étayé de M. Halpérine. Il appert de l'introduction de M. de Vogué que Nekrassov fut infiniment malheureux, que son enfance fut dure, sa jeunesse semée d'épreuves et des plus fortes pour l'orgueil humain; que les vers irrités du poète peignirent surtout la misère des pauvres, des serfs, leur misère d'être serf, et qu'il fut une voix populaire; comme ombre au tableau, que, dès qu'il le put, Nekrassov s'enrichit par des spéculations sur lesquelles, paraît-il, mieux vaut ne pas insister, puis que lorsque le servage fut aboli et le paysan rendu au bonheur, le pli était pris, et il continua imperturbablement à le plaindre; ceci pourrait s'expliquer en somme, car peut-être l'abolition du servage ne fut-elle qu'un progrès relatif, et les douleurs antérieures demeurèrent-elles; le malheur de la race humaine a ceci d'obstinément caractéristique qu'il résiste aux décrets, ordonnances et ukases, et peut-être Nekrassov avait-il raison de plaindre encore les paysans.
Les poèmes qu'on nous donne sont conçus à la façon des poèmes occidentaux, des poèmes allemands surtout. Un paysan meurt, on l'enterre, défilé des choses intimes, en version triste, à l'opposite d'Hermann et Dorothée; puis la veuve s'en va dans la forêt, et un génie du gel et du givre, un roi Frimas (qui rappelle un peu le roi des Aulnes de Gœthe), vient s'étendre sur elle et l'enliser de sa puissance; elle meurt. D'autres poèmes plus réalistes, mais sans le quelque charme du premier; mais rien de bien neuf ou de spécialement russe; non qu'on doive blâmer l'introduction de la légende dans la vie courante, que le mélange de ces deux gammes, réaliste et mythologique, ne produise là un heureux effet, mais ce fut dès longtemps mis en pratique et mieux. Si Nekrassov est en sa langue, ce dont nous ne pouvons juger, un artiste, c'est bien; s'il ne fut qu'une voix populaire, il n'est intéressant que pour les Russes, et ne le sera pour eux, à un moment encore imprécisable, qu'archéologiquement; mais laissons les exotiques pour revenir à Paris.
Les Poètes Maudits.
J'aime presqu'autant Verlaine critique que Verlaine poète. N'ai-je pas en une précédente chronique essayé d'établir: que faute de base scientifique pour ériger un système de critique scientifique, il fallait s'en remettre à la divination des écrivains de valeur, qui se prouvaient tels par les vers ou la prose, et sur ce garant accepter avec plaisir, avec recueillement un peu, les opinions qu'ils émettent et comme une sténographie de leur conversation. Or, Verlaine étant un prestigieux lyrique, le cas se présente en toute son ampleur. Aussi vous dirais-je seulement que ce livre, les Poètes maudits, contient six portraits littéraires où Verlaine découvre ou explique ceux qu'il admire et aime. Corbière, Rimbaud, Mme Desbordes-Valmore, Villiers de l'Isle-Adam, Stéphane Mallarmé et lui-même Paul Verlaine, dit Pauvre Lélian. C'est je crois Corbière, parmi ces hommes, qui serait le moins excellent poète, ou plutôt le moins poète au sens réglé du mot; maudit il le fut bien, plus que beaucoup, car je me souviens, dès la jeunesse, que non seulement son livre ne fut pas signalé et demeura peu trouvable, mais ceux qu'on trouvait avaient la malechance; la beauté de l'édition tentait les bouquinistes, et au lieu de le mettre négligemment avec tout le reste, où l'on cherche, et où quelques lettrés eussent fini par le découvrir, feuilleter, lire et relire, les Amours jaunes se rencontraient derrière d'infranchissables glaces ou cachetées, ou encordées solidement; par exemple elles ne bougeaient pas de derrière la vitrine; et, comme une affiche sans détails, restait dans les têtes de ceux qui hantaient les rues de Seine, Bonaparte, etc., ce titre: Tristan Corbière—Les Amours jaunes.
Je voudrais aussi rappeler que lorsque parurent les Complaintes de Jules Laforgue, volume dûrement accueilli alors par ceux qui n'admettent pas encore son auteur et bonne partie de ceux qui le glorifient maintenant (je ne parle que d'opinions écrites), lors, dis-je, de l'apparition des Complaintes, un certain nombre d'individualités sans mandats, qui faisaient de la critique littéraire, en entrevoyant vaguement le même principe et s'attribuant les mêmes droits que Verlaine, mais bien moins douées que Verlaine, accusèrent Laforgue d'avoir UTILISÉ Corbière. Contre cette hypothèse militaient deux raisons—c'est que les complaintes attendaient depuis un an chez Vanier de voir le jour quand parurent les Poètes maudits, et Laforgue ne connaissait presque pas Corbière qu'il aima, dès qu'il le connut, tout particulièrement et mit en bonne place en son Walhall admiratif; puis une autre, celle-là déterminante pour lui attirer cette accusation de lecture utile, il n'y avait, absolument, à quelque point de vue que ce soit, aucun rapport entre les complaintes et les Amours jaunes. Cette histoire à titre de document. Disons aussi (encore du document) qu'au moment où Laforgue glissa timidement ses complaintes, moment où personne, sauf Verlaine, ne publiait et peut-être n'écrivait de vers désemmaillotés, un savant de ses amis, dans une note publiée en Belgique, défendait le libre lyrisme de Laforgue, en l'excusant: «en ce genre de complaintes, la tenue prosodique conventionnelle n'était pas de rigueur»; on a marché depuis.
Autant Laforgue fut un doux (et c'est bien Laforgue un poète maudit), un patient alambic de recherches philosophiques et de quintessences de cant métaphysique, autant il est soucieux de n'écrire que des femmes traduites, très traduites de la vie, librement menées en païennes d'autrefois, ou en misses Anglaises, autant Corbière est vivant, vibrant, masculin en ses sonnets aux hasards des rencontres, des ironies contre les choses, plus que contre soi-même excellent poète au demeurant; et si, à côté des très beaux vers que cite Verlaine, et d'autres encore, tels la Litanie au sommeil, des pièces graves et mélancoliques, même des contes intéressants comme le Bossu Bittor, on trouve bien des poèmes quelque peu inférieurs, c'est que ce lent travail qui consiste à isoler le vers de la prose, à le considérer, ainsi que dit M. Stéphane Mallarmé, comme le produit de l'instrument humain, ce travail n'était pas assez avancé du temps de ce charmant irrégulier qui professait envers les solennels imitateurs qui fleurissaient de son temps le plus profond mépris et le disait.
M. Stéphane Mallarmé, lui, n'a jamais méprisé personne; quant à lui-même il fut parfois peu compris et on le disait: un certain moment on entreprit des traductions en prose vulgaire de ses sonnets, et si cela ne répondait à aucun besoin, cela répondait à de nombreuses demandes; on avait dit logogriphe, un journaliste qui rédigeait les passe-temps et jeux d'adresse, simplifia; ce fut rébus. Tous les vers que cite Verlaine sont choisis en ceux de la première partie de la vie littéraire de Stéphane Mallarmé; ils sont non pas clairs, comme ceux de la seconde partie, mais vraiment simples, et pourtant au temps où Mallarmé publiait ces vers, il y avait la Pénultième, cette fameuse Pénultième, dont on parlait il y a dix ou douze ans de la rive gauche à partout; la Pénultième était alors le nec plus ultra de l'incompréhensible, le Chimborazo de l'infranchissable, et le casse-tête chinois. Enfin les temps sont passés et Mallarmé est admiré; quoi qu'être admiré puisse parfois s'écrire, être en butte à l'admiration de... et même servir de cible à l'admiration de..., la position littéraire de M. Mallarmé n'est pas mauvaise, il est certainement estimé de M. Brunetière qui, quoi qu'en disant moins qu'il n'en pense, sait bien ce que c'est qu'une langue forte, pour avoir fréquenté des classiques et doit reconnaître M. Mallarmé. M. Jules Lemaître lui-même, a discerné en M. Mallarmé un bon platonicien. M. France sait; M. Sarcey, ce doit lui être profondément, oh! profondément égal. C'est bien simple pourtant, du Mallarmé; je ne parlerai pas du Placet, si on ne comprend pas, on ne comprendrait pas M. Coppée; mais le sonnet à Edgar Poe! est-il possible de rendre plus strictement et simplement la pensée, et c'est, justement, cette haute concentration et cette évidence, c'est-à-dire une seule façon de comprendre laissée au lecteur, qui vaut au poète cet attribut d'obscurité, de la part des lecteurs ou critiques pressés, ennuyés de ne pouvoir en un rapide feuilletage numéroter n'importe quoi sous les rimes. Ce Mallarmé, décrit par Verlaine, est incomplet et ancien; on y trouve peu les préoccupations dernières du poète et du critique, mais c'est de vieille date cet essai, et au moment il était bien que Verlaine écrivît de Mallarmé, et la réciproque le serait aussi.
Rimbaud, de tous, en ce livre, est le plus révélé par Verlaine; il l'est surtout anecdotiquement, et il est largement cité; d'entières pièces qu'il fallait connaître. Dans certaines qui sont d'un Rimbaud fort jeune, quelques menues tares, non dans la parfaite technique symétrique, mais en des détails adventices à la pensée.
En 1886, je pus, grâce à Verlaine, exhumer les Illuminations et republier la Saison en enfer, deux chefs-d'œuvre d'un art qui rejette le sujet ou le thème étranger à la personnalité qu'on peut développer avec de la simple rhétorique, qui utilise pour l'étude du soi la parabole, l'apologie, le paysage non pourvu d'une existence réelle, mais élargissant tel phénomène intérieur dont le jaillissement coïncide avec la rencontre du paysage; puis des paysages de villes et campagnes rêvés et prophétisés, les études des illusions d'optique, en vertu de ce principe que Rimbaud n'a point formulé mais senti, qu'à la science seule incombe le devoir d'être vraie absolument, que la littérature peut n'être vraie que d'accord avec le caractère spécial de l'écrivain, la certitude ne pouvant lui être donnée que par la sensation franche de sa normalité. Rimbaud probablement pénétré, intuitivement, de cette idée que nous ne savons nullement quelle est l'importance de cet agent dans les combinaisons mécaniques ou humaines, organiques des choses, s'abstient de croire au progrès; le monde lui apparut cyclique ainsi que sa destination, et nul doute pour lui qu'à travers les atavismes, les tâtonnements, l'homme reviendra par l'observation des lois scientifiques et de la morale de solidarité qui en découlera, à régir le chaos humain et ses forces utilisables, d'après les féeries des premiers paysages et la franchise des premières races, entre individus infiniment moins nombreux. A travers ses livres circule la foi à un âge d'or scientifique à venir, une ère de conscience dont la possibilité lui paraît démontrée par sa foi en l'évolution de la conscience intuitive, et cet antique et ubiquitaire témoignage d'un âge d'or passé, qui traverse le berceau des races: âge de peu de besoin et de pure conscience intuitive, et de vertu; faudrait-il en croire les légendes qui attestent toutes que c'est par les crimes de l'homme que ces âges paradisiaques périmèrent; comme aussi on peut supposer qu'après n'importe quel cataclysme effondrant une organisation et lui détruisant ses points de repère et ses outils de travail, la race frappée s'humilie, et cherche en le châtiment de ses fautes l'explication du phénomène brutal et destructeur. Il y a bien autre chose encore chez Rimbaud. Il y a une sève de pensée, comme un circulus perpétuel d'intuitions métaphysiques; on sent la pensée de Rimbaud nourrie des plus pures valeurs de la pensée humaine, et ses hochets ordinaires de contemplations, les vérités ou les hypothèses de science, dont la destination est de se révéler plus complètes à de suivants intuitifs et s'expérimenter par les travaux collectifs des secondaires; il y a de la désinvolture, une grande bravoure dans l'exécution, une recherche de suivre les idées par ordre analogique, et les métaphores par succession intellectuelle, bien plus que de s'attacher au canon qui emboîte soigneusement un terme à l'autre, et une proposition à l'autre, exactement comme un jeu de patience, avec la nécessité de détruire tout bond et raccourci de la pensée, c'est-à-dire son essence même; car les pensées humaines sont-elles de telle valeur et de telle complexité qu'il en faille soigneusement gravir chaque échelon, et ne vaut-il pas mieux sacrifier quelques chaînons évidents du raisonnement par juxtaposition, pour présenter l'ordre de la pensée, c'est-à-dire la méthode d'intuition, la seule chose vraiment féconde.
Mme Desbordes-Valmore est un aimable poète, un charmant poète, et Verlaine explique très bien pourquoi il la chérit. Il cite bien aussi, pour faire partager sa dilection: il y a vraiment dans ces vers une absence de cabotinage charmante, et des notes féminines avec une partie seulement des défauts des œuvres féminines, soit de la mièvrerie et trop de petits gestes, mais jamais la grosse caisse et les ouragans des Amazones qui montent sur les grands chevaux de l'autre sexe. C'est très daté, classique évolutif, se garant des coups de gong et de voix du romantisme, aussi cela charrie de menues inutilités, des fables par exemple, auxquelles Verlaine trouve un grand charme (quand on est le retrouveur, on ne s'arrête pas au chemin du charme) et puis le poète, Verlaine le prouve, est du Nord, et pas du tout, du tout du Midi; il était temps, heureusement temps; et Verlaine pourrait remarquer qu'aucun des poètes maudits n'est du Midi, Corbière et Villiers de l'Isle-Adam bretons, Rimbaud ardennais, Mallarmé originaire de Sens, croyons-nous, du Nord certes, lui-même Verlaine messin [4], Laforgue que j'ajoutais à la liste des poètes maudits naquit à Montevideo [5], ce qui est tellement le Sud...
M. Villiers de l'Isle-Adam, que Verlaine présente comme poète maudit, est, à l'étiquette, surtout, un prosateur. Des vers tout anciens, très anciens; depuis longtemps, il n'a publié que de la prose, avec un peu partout et parfois tout le long de l'œuvre un large style aux solides accords, pleins de dessous musicaux; bref ce n'est pas le moment de parler d'Axel, ou des Contes Cruels. Les vers de M. de Villiers de l'Isle-Adam sont très nobles, ceux que cite Verlaine sont nobles, il y a peut-être plus de musique dans un autre poème connu, où «la lourde clef du rêve, etc...» dans un Parnasse, mais M. de Villiers, malgré cela et la strophe solitaire de l'Ève future, est un poète en prose; ce n'est pas le seul poète qui se trouve en ce cas; quant à la proposition que fait Verlaine, d'attribuer le fauteuil du poète, celui actuellement de M. Leconte de l'Isle, à M. de Villiers, cette proposition d'abord est prématurée, et puis un peu perfide, à un temps où, sauf en la plupart des milieux, siéger à l'Académie est quelque peu notant, déprimé, et trop gaulois.
Pour finir cette série qui pouvait être innombrable des poètes maudits, mais que Verlaine a dû borner et a bien fait de borner, il clôt la série, c'est lui le mélancolique Pauvre Lélian, un nom d'une bonne comédie de Shakespeare, pour désigner quelque pauvre et brillant et un peu vaincu prince, cheminant sous déguisement forcé à la conquête de son royaume. Il y présente un Verlaine, doux poète, et qui se met en peine de prouver l'unité de son art, aux doubles voltes catholiques et païennes; il nous semble que le catholicisme de Verlaine se compose du fort mysticisme inhérent à tout poète, surtout qui a pratiquement et virtuellement souffert, que ce mysticisme imbibé de tendresse et de charité envers le prochain c'est du bon socialisme, chez ceux qui ne tiennent pas à appeler Dieu cet état de croyance à des entités philosophiques. Verlaine, qui admet la sanction, une main tantôt lourde tantôt caressante, et comme immensément personnelle, pouvant s'appesantir sur lui ou le ménager, a tout naturellement (génie à part) le lyrisme plus tendre que des résignés n'attendant rien dans la vie que la dispersion finale, et occupés à graver leur nom sur le sable; cette tendance mystique ne doit nullement l'empêcher de développer et traduire des côtés plus jeunes et frivoles, ou plus charnels, qui sont la vraie voie aux mysticismes par les repentirs; mais nous avons développé cela ailleurs.
Les Poèmes de Poe.
Traduits par Stéphane Mallarmé
La traduction intégrale d'Edgar Poe par des artistes dévoués à la gloire de ses idées s'achève, et quelques pages d'esthétique et de critique, seules manquent encore. Après Baudelaire voici M. Stéphane Mallarmé. La traduction des poèmes avec scolies a paru, en une luxueuse et amusante typographie, fleuronnée d'un profil de corbeau, orné d'un intellectuel portrait par Manet; et, dans un calque aux lignes hiératiques et comme d'ébène, voici la transposition des rares poèmes, des rares poèmes en vers—car que serait-ce qu'Ombre ou Silence, sinon des poèmes en prose—qu'a laissés la vie brève de Poe.
Louer les qualités de traducteur de M. Mallarmé serait chose singulière. Pour un artiste tel que lui la traduction est quelque chose comme un hommage rendu à une glorieuse mémoire, et aussi comme un soin préventif que quelque négociant ne s'évertue à trahir un des génies préférés. La traduction est faite en prose, en calque, d'un vocabulaire qui rend les lignes comme d'horizons nocturnes de l'original, et souple aussi, assez pour noter les quelques passages ironiques d'une idée à l'autre et les points de repère en termes familiers qui s'y trouvent imbriqués; on entend comme un rappel d'harmonies autres, que l'on pressent distantes et formulées d'un différent syllabaire avec de diverses notations.—La gloire de cette traduction est en somme qu'on la peut lire avec la joie que donnerait un livre original, et qu'on ressent la communication quasi directe avec l'artiste créateur.
Sur le seuil le célèbre et classique sonnet:
Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change...
qui sera reconnu lumineux quand l'ensemble des œuvres actuelles, dont la réputation d'intelligibilité repose sur ce monstrueux pacte que le lecteur croit comprendre les vocables auxquels il n'attache pas de sens précis et que l'auteur se fie au lecteur pour leur communiquer un sens quelconque, quand ces œuvres seront défuntes et porteront à juste titre le titre de livres de décadence dont on a fustigé en ces temps ceux de tout écrivain novateur, et même d'autres.
Puis le Corbeau, Hélène, le Palais hanté, Ulalume, des romances les unes déjà publiées (en cette même traduction) aux cours des revues mortes de littérature, et les Scolies inédites, à l'érudition et la vérité desquelles on n'a qu'à souscrire.
Le poème—et le poème anglais est depuis bien longtemps plus affranchi que ne l'était le nôtre avant les derniers efforts—avait tenté bien souvent Poe. Il est quelque part un regret de ne s'être point plus obstiné en ce genre de traduction rythmique et synthétisée et suppressive de détails d'ambiance, qu'émet Poe lui-même, regret un peu semblable à celui de Nerval publiant ses excellents sonnets et se plaignant de n'être plus qu'un prosateur endurci. Il pensait que la poésie mourait en l'homme après un certain automne de la vie; peut-être plus justement cette sensation lui était venue qu'il est difficile et inutile à un homme de pensée de faire concorder les idées qu'il veut traduire en leur luxe de décors et leur intérêt de circonstances, avec les règles d'une étroite tabulature établie toujours par une individualité sans mandat et d'autant plus écoutée qu'elle est plus dénuée de mandat et plus encore draconienne. Poe s'étonne, en une page théorique, que personne n'ait osé toucher à la forme du vers; et n'est-il pas assez étonnant qu'au milieu de l'évolution perpétuelle des formes, des idées, des frontières, des négoces, des forces motrices, des hégémonies, d'un perpétuel renouvellement du langage tel qu'un grammairien intitule quelques essais la Vie des mots (conforme en ce sens à Horace), seul le vers reste en général immobile et immuable, et qu'il faille des cataclysmes populaires et des invasions de barbares et dix mille maux pour qu'il se modifie. Serait-ce que les grands esprits comme Poe, Nerval, s'écartent du métier d'esclaves, que de vrais poètes comme Flaubert fuient loin des chaînes redoutables, que Baudelaire hésite recherche une forme de poème en prose plus musicale et moins thème à menuiserie que le vers de son temps, dont il tirait le possible; quelles que soient les raisons de ces successives ankyloses, il a fallu, après l'émancipation romantique, une cinquantaine d'années pour que des poètes eussent la franchise de leurs sensations et pussent s'énoncer en relatifs annonciateurs.
Cette question multiple (car libérer le vers n'est pas encore l'utiliser) a sous tous aspects reçu, dans l'œuvre de Poe, des contributions. D'abord la Genèse d'un Poème déclarée plus tard par lui-même une fantaisie, puis une Conférence sur la poésie et quelques poètes anglo-américains. De ces deux textes—car si Poe a désavoué la forme dogmatique de cet essai, il ne l'a pas moins écrit—il résulterait la conception suivante:
La poésie n'a que médiocrement et même nullement à se soucier de vérité; elle n'a pas non plus à se soucier de passion—naturellement donc, ni moralité, ni sentimentalité; elle a comme essence l'amour. Pour différencier la passion et l'amour, Poe évoque les images de la Vénus Uranienne et de la Vénus Dionéenne.
Plus loin il développe quels sont les éléments constitutifs de la poésie; il énumère les calmes nocturnes, les hasards crépusculaires, les splendeurs visibles de la femme, la vie et les parfums que dégagent ses allures et ses vestitures, les instants où l'on s'éveille au bord du souvenir, comme aux confins du rêve, etc... Ce qui, développé, indique une recherche de traduction de la sensation pure, de l'amour sans les contingences qui le déterminent pour tel ou tel être, avec l'évocation de toutes courbes et tous aspects y correspondant et pour ainsi dire en complétant la gamme dans la nature vraie et dans les aspects des choses dites civilisées; le devoir du poète consisterait à épurer sa sensation des petits rythmes passagers, colère, jalousie, agréments, etc... qui forment le fonds habituel des petits élégiaques, et de considérer l'amour comme un jeu nécessaire, au moins d'après les contingences de la vie, des facultés et des robustesses de l'homme. Cet amour, il l'étudie en ses phases essentielles, soit, comme dans le Corbeau, en son aspect le plus définitif et le plus complet, le regret de la perte définitive d'une femme aimée, soit dans la forme que reprend cette femme dans la pensée de l'amant (Ulalume), soit dans la suggestion émanant d'un paysage, dont les mélancolies s'alliant au souvenir immanent, imposent à l'esprit un regret plus amer de l'être perdu et provoquent une douleur physique, cardiaque.
Deux de ces poèmes, le Palais hanté et le Ver, se trouvent enchassés dans les contes la Maison Usher et Ligeia; voyons l'utilisation du poème considéré là comme facette d'un récit.
Nous considérons la Maison Usher comme la dramatisation d'un fait psychique, intérieur, personnel à Poe.—Dans un décor saturé d'une tristesse sombre et comme sulfureuse, un château crevassé d'une imperceptible lézarde comme une âme tombée au deuil profond, contagieux, emmurée en son existence de rêves anormaux—le visiteur rencontre un très ancien ami qu'il a peine à reconnaître et dont il dépeint les intimes phénomènes, la perception de silence et de conscience, comme d'un autre lui-même; cet être à la fois si semblable et différent du visiteur occupe un château dont les murs sont ornés de décorations qui sont au visiteur familières, mais un peu renouvelés par le bizarre des circonstances, soit la rareté de la sensation; une femme passe grande, supra humaine, MUETTE—on ne la reverra plus; cette âme incluse en l'âme du visiteur, évoquée par ces circonstances du château, de l'atmosphère, du passage de la femme, cette âme délimitée par ses facultés de perception extraordinaire, extatique, et le don de bizarres perversions de thèmes musicaux connus, il faut la faire entièrement vivre et pour ainsi dire marcher; ici Poe place le poème du Palais hanté, donnant en symbole l'état exact de cette âme supérieure, autrefois régie d'une belle conscience sans regret, maintenant proie de la foule des sensations mauvaises résurgentes en joies inutiles; puis à travers cette âme hantée, à travers telle contemplation, à travers telle oiseuse lecture, la mémoire de la femme s'impose, de la femme trop tôt murée, et qui vient remourir sur le cœur de l'amant, et tout s'écroule, et bien des fois s'écroulera. Le rôle exact ici du Palais hanté ce serait à la fois de concrétiser et d'affiner l'idée principale de Poe: la concrétiser en la présentant sous un symbole plus simple, plus facile à reconnaître, car l'introduction de ces vers est un appel, un avertissement à l'âme du lecteur prévenu par la tradition que le lyrisme est la traduction des vérités essentielles: l'affiner en ce que la vérité qui fait l'objet du récit, de l'allégorie, du symbole complexe et revêtant les apparences et le milieu d'un fait de vie, se présente en ce court poème dépouillée des laborieux apprêts sous lesquels le premier état de cette vérité se présente. J'emploie ici le mot de vérité, après avoir dit précédemment que Poe excluait de la poésie toute vérité; c'est affaire de mots. Poe exclut réellement tout ce qui aurait l'apparence d'une démonstration didactique de la vérité, aussi ce qui serait le sec développement d'un principe scientifique ou philosophique où ses contemporains croyaient tenir la vérité; il utilise ce terme en un sens relatif comme celui de longueur, quand il bannit les longs poèmes et dit avec raison que le Paradis Perdu ne peut soutenir la lecture que par fragments, et qu'il est inutile de construire ainsi de longues épopées que la cervelle humaine ne saurait apprécier, l'effort fait pour en prendre connaissance blasant l'esprit au bout d'un petit nombre de vers. Mais ce terme de vérité est essentiellement relatif et veut dire ici didactique et enseignant, car il est difficile d'admettre que l'auteur d'Euréka ne fût sensible à l'attrait des réelles vérités jusqu'à se passionner pour leur recherche. Si, incontestablement, le poète n'a pas à se préoccuper d'apporter un règlement des questions pratiques et sociales ou des opinions fixes et neuves sur la thermo-dynamique, du moins lui est-il nécessaire de connaître les vérités mentales et personnelles qu'il contient, pour réaliser ce qu'entendait Poe par poésie, soit la mise en œuvre du sentiment en son essence, c'est-à-dire épuré du milieu et des ambiances qui sont des causes d'erreur; or, chercher à isoler un sentiment de ses causes d'erreur, qu'est-ce sinon en poursuivre l'exacte et sincère évocation, c'est-à-dire chercher à le connaître en sa vérité. De même pour la moralité de la poésie, c'est le caractère didactique et prêcheur de la morale courante et philosophique que Poe lui interdit, car qui dit vérité dit moralité, le bien pour l'individu comme pour l'espèce consistant simplement à mettre de la logique et de l'accord entre sa destination perpétuelle et les phases momentanées de sa vie. Or, étudier les phénomènes de conscience comme en William Wilson, le Cœur révélateur, l'Homme des foules, la Double Boîte, etc..., c'est faire œuvre de moralité. Des exemples extraits d'une conférence de Poe, où il présente aux lecteurs de ses extraits favoris des poètes anglo-américains qu'il préfère, le démontrent; la jeune fille de Thomas Hood est comme un plaidoyer social, mais fondée sur un fait humain et concluant à l'émotion; autant le petit poème de Willis, la cantilène citée de Shelley est une sorte de sérénade d'amour, etc...
Si nous étudions Ligeia, une construction analogue à celle de la Maison Usher apparaît; comme un burg reculé en pays de merveilleux, avec de lourdes draperies non attenantes aux murs et non essentielles, de lourdes draperies d'un précieux métal où des arabesques forment à l'œil qui les voit d'un angle différent de divers et dissemblables entrelacs de monstres; des sarcophages de granit noir forment les angles de la salle; et là se passe le phénomène de la présence toujours renouvelée des yeux inoubliables de lady Ligeia. Quand allait mourir lady Ligeia, après que les circonstances de la rencontre et de l'amour ont été rendues suffisamment énigmatiques, et que le lecteur est prévenu qu'un aggrégat de choses précieuses, rares et extraordinaires va disparaître, l'horreur s'augmente du poème qui rend ce cas de disparition si général, humain, ordinaire, que des anges d'espérance ne peuvent que se voiler et se lamenter quand d'inéluctables lois de destruction s'accomplissent. Encore là, concrétion et affinement du symbole qui sert de thème au conte de Ligeia.
La vie de Poe, si elle eût été moins brève et, grâce à quelques rentes, plus homogène, eût certes fourni une évolution du poème. Chez lui et chez Baudelaire, conséquemment, on trouve ce que Baudelaire appelait les minutes heureuses, les minutes d'altitude de conscience, de la conscience en elle-même, écho des phénomènes passionnels, de la conscience acceptant l'influence des phénomènes de paysage et les adaptant à sa couleur d'âme momentanée, empreinte de douleur puisque tel est ce temps et ces circonstances qui réduisent la littérature digne de ce nom à n'être que de la pathologie passionnelle; on y trouve un art savant, savant en lui-même et non riche d'exemples antérieurs (ce qui est le point pour toute technique poétique); il n'y a ni enseignement, ni bric-à-brac, ni remploi des désuétudes; les poèmes de Poe arrivent à être des poèmes purs; mais cette utilisation spéciale du vers, dans les contes, qui pouvait être le début d'une série d'utilisation de formes nouvelles, démontre l'artiste fort préoccupé des tendances générales du rythme poétique et sur ce point spécial, au bord de découvertes qui se sont ensevelies, de même qu'il est impossible d'admettre que Baudelaire, après les poèmes en prose, n'eût pas trouvé une sérieuse révolte contre l'uniforme poétique de ses contemporains et leur certitude en des cadences simples qu'ils poursuivent en les déclarant les seules bonnes, mais en réalité faute de mieux, et par ignorance, d'abord de leur art, ensuite de leur métier.
Le socialisme du comte Tolstoï.
Art et science, qu'est-ce, au fond? quelle est la nécessité de l'art et de la science, leur destination, leur utilité dans cette humanité qui semble entièrement dédiée à chercher, les uns à se guérir, les autres à préserver leurs richesses acquises, des revendications populaires? Le comte Tolstoï est arrivé à se le demander plus profondément qu'encore cela n'avait été fait. Les deux livres: Que faire? et Ce qu'il faut faire, sont la traduction d'un manuscrit autographié qui s'appelle le Recensement à Moscou.
C'est de soi, en tant que l'on se connaît en se délimitant par le contact des autres, que le comte Tolstoï est parti pour se créer un principe de recherche et une méthode qui le mène à l'idée de justice et à la science de la justice.
Il a vu des mendiants demander avec précaution l'aumône; ils feignent saluer; si on s'arrête, ils tendent la main, sinon ils passent en continuant quelque geste machinal et indifférent; tandis que son attention est sollicitée par ce manège, il en voit qu'on saisit et qu'on arrête.
A sa question, «pourquoi arrête-t-on ceux qui demandent au nom du Christ?» on lui répond que c'est par ordre et que ce que l'on fait est bien fait probablement, puisqu'il en est ainsi ordonné. Chez les gens de sa caste à qui il parle de cette misère, il rencontre de l'indifférence et presqu'une fierté que Moscou possède une aussi belle misère, aussi complète. On lui indique où sont les refuges, les quartiers misérables, les hospitalités de nuit; il s'y rend. Au premier abord il est navré de la vue de ces dénuments.
Il s'inquiète, visite, écrit pour obtenir le concours de ses amis et des autorités, pour arriver, grâce à leur aide, à vêtir et habiller ces êtres. L'occasion de se bien renseigner sera le recensement.
Une habitude plus grande qu'il contracte ainsi des gîtes de nuit et de la foule qui y grouille, lui démontre que peu de ces gens sont absolument dénués de ressources, et que ce n'est pas tant d'argent, mais d'éducation qu'ils ont besoin. Il énumère leurs promiscuités, leurs manies; quelques mésaventures de sa charité personnelle le convainquent, de plus en plus, que ces êtres sont surtout malheureux de par les maladies morales et intellectuelles, déshabitude du travail, inclinaison à l'ivrognerie, à l'union grossière des sexes; d'où vient ce mal? de la contagion émanant des classes riches.
Ces moujiks quittent la campagne, où ils pourraient péniblement mais dignement vivre, pour venir dans les villes, vivre des miettes de la corruption des raffinés.
Il voit les humains partagés en deux castes; ceux de la caste supérieure, dont l'ambition est de vivre du travail d'autrui, le payant et ainsi l'avilissant, créant autour d'eux les domestiques et les vices inhérents à cette condition; ces gens de la caste supérieure occupent des logis, revêtent des toilettes, obéissent à des mœurs, qui créent entre eux et les déshérités une infranchissable barrière.
Ces déshérités qui forment la caste inférieure n'ont qu'un but, arriver, par un moyen quelconque, par une similitude dans les vêtements, les bijoux, la facilité du travail, à ressembler à ceux de la classe supérieure. Donc le branle est donné autour d'une idée vicieuse, et, comme des cercles concentriques, toutes les classes gravitent autour de cette ambition: échapper à la loi du travail. Le travail physique, c'est l'exercice libre et attrayant des bras et des jambes dont la nature a doué l'homme pour qu'il s'en serve; le laisser sans exercice est, pour l'homme civilisé des classes supérieures, aussi grave que, pour le populaire, laisser dépérir son intelligence.
Or, vers quoi ce populaire disgracié orientera-t-il les efforts de son intellect? Partant d'une loi, que Tolstoï considère comme fausse, de la division du travail, tout art et toute science sont combinés de façon à légitimer le mauvais ordre qui règne dans le monde. Les systèmes les moins fondés, étayés sur quelques apparences scientifiques, séduisent pour des demi-siècles les générations.
Un pédant incapable, Malthus, enseigne qu'il faut sacrifier la génération humaine à l'aggrégat du capital: il plane sur son temps un demi-siècle. Hegel, qui ne sait pas les sciences, professe que tout marchant vers un devenir qu'on ne peut prévoir, toute manifestation humaine et empirique est sacrée, que tout se légitimera plus tard, et que tout est ainsi parce qu'il n'en peut être autrement: voilà pour un demi-siècle de croyance chez les prétendus intellectuels. Or, ce populaire, qu'a-t-il à faire de l'art, de la science qui ne s'adresse pas à lui? Que signifie cette prétendue abolition des castes, qui crée des riches et des ilotes et ceci au nom de sciences qui, sous leurs noms de sophisme, mysticisme, gnosticisme, scholastique, Kabbale, Talmuds, n'ont rien su créer? Cette science purement d'érudition, accessible aux riches seulement, cette science qui étouffe les voix de la conscience, est-ce vraiment la science? et cet art de mandarins, est-ce l'art? et ce luxe, résultat d'habitudes invétérées, et encombrement d'inutilités, à quoi sert-il? En cette société affaiblie par le mauvais emploi des ressources intellectuelles, que faut-il faire? La guérir; et comment? car on sait que la charité individuelle ne guérit pas la pauvreté, et que la prédication n'entraîne pas les riches au renoncement.
Il faut, pour tous, les soigner, leur rendre l'hygiène et par conséquent la connaissance de leurs besoins et de leurs sentiments; le meilleur moyen apparaît au comte Tolstoï le travail physique; il s'y est mis lui-même, d'abord parce que sa conscience l'y induit, et que l'exemple d'un seul peut, en déterminant d'abord quelques adeptes, puis par ceux-ci un nombre plus grands d'adhérents, transformer l'état de choses existant.
De ces théories sociales, dont on doit d'abord accepter la justesse des intentions et ce grand point reconnu qu'il faut soigner l'humanité et non la révolutionner, que reste-t-il acquis?
Les lecteurs du livre devront, dans les points de détail, se souvenir que l'auteur est russe, profondément russe, que son champ d'expériences a été la ville et la campagne russe. Non point que je veuille dire que nos classes supérieures vaillent mieux, et que nos classes inférieures soient plus heureuses que celles qu'il a pu voir; mais dans sa médication à l'ordre de choses, pour la possibilité d'élever des malheureux à une idée plus haute d'eux-mêmes, il compte certainement sur des éléments de mysticisme et de religion plus profonds en des races plus neuves que nos races occidentales.
Sa solution du travail personnel est applicable surtout en Russie, pays énorme avec infiniment de petits centres; appliquée en France, elle n'arriverait qu'à de la surproduction. Cependant remarquons qu'à l'inverse du courant actuel qui favorise les grands centres et divise à l'infini le travail dans les industries, chose à quoi ces grands centres sont favorables, des théoriciens ont déjà opposé l'idée de création de petits centres ruraux et manufacturiers, de villages ouvriers qui pourront se suffire à eux-mêmes dès que la question du transport de la force sera résolue. Savoir si consacrer une partie de la journée à un travail physique entraverait l'art et la science en leur développement chez un cerveau, peut se résoudre en un sens favorable aux idées de Tolstoï; si vous remplacez le mot travail, qui implique fabrication ou soins réguliers et toujours les mêmes apportés à une profession, par le mot exercice, vous découvrirez que l'opinion est vraie.
Or, la cérébralité d'un savant ou d'un artiste n'occupant pas toute sa journée, le temps libre est donné soit à des plaisirs qui compromettent l'œuvre possible, soit à des nécessités financières; l'écrivain y subvient avec de la copie, le savant avec de l'enseignement.
Or, tout le monde sait et perçoit qu'il se fait un épouvantable gâchage de copie, que cette copie est en général dévolue aux pires écrivains, que le succès de certains, qui y trouvent leur pain et leur plaisir, dévoie vers la littérature un tas de gens dont la place serait derrière quelque appareil télégraphique ou quelque machine à écrire ou à tisser. Pour l'écrivain de talent ou de franchise, la copie rétribuée est un leurre; il a donc tout intérêt à chercher dans quelque travail autre le moyen de vivre, et, s'il peut, vivre dans l'exercice physique, le temps qu'il consacrait à vulgariser et à se vulgariser. Quant aux autres dénués de talent ou de franchise, et dont les nombres incalculables s'amplifient tous les jours et se recrutent soit de victimes de l'Université, soit de gens sans autre aptitude que l'émission des idées d'autrui, ce serait pour eux seuls qu'en un état bien policé, on pourrait, pour une fois, légitimer la déportation coloniale. Les savants, eux, enseignent; un vrai savant est une rareté; ils sont une vingtaine au maximum épars en divers pays et diverses spécialités; les autres rabâchent à la jeunesse, mettent au courant de vieux traités et éructent à l'heure ou à la page ce qu'ils ont appris en leur enfance. Voyez dans de solides maisons universitaires, inattaquables sur leurs bases de dictionnaires, thesaurus, manuels, favorisés par les programmes, toujours identiques, les thesaurus, les manuels de M. un tel, remaniés par un tel, remis au courant par MM. tels et autres, le tout pour la plus grande prospérité commerciale des éditeurs et des fortes maisons.
Contre cette coalition d'intérêts que voulez-vous que fasse la science dont la mobilité est la loi, tant qu'elle n'aura pas trouvé d'indestructibles assises. Pour ces professeurs et savants, le travail manuel ou l'exercice, l'hygiène par quel moyen que ce soit serait plus profitable à l'espèce et à eux-mêmes que ce qu'ils font. Qu'on n'objecte pas que c'en serait fait de la jeunesse, privée de ces Mentors, ou tout au moins les possédant moins près d'elle; la jeunesse, sauf les bons moutons de Panurge dont on fait le calque d'un programme et que l'on dresse à remplir des fonctions qu'ils remplissent mal, perd un temps précieux à se défarcir la tête des opinions erronées, définitions falotes, admirations mal motivées, et, ce qui est plus grave, méthodes de recherches qu'on lui a inculquées. Qu'y a-t-il d'essentiel dans une méthode d'éducation qui habitue sans cesse l'esprit au petit effort sur lui-même, petit effort de traduction, petit effort d'ornement et d'élégance, sur des bases indiscutables et axiomatiques, avec interdiction de généralisation—heureusement d'ailleurs, car que généraliseraient-ils?
Donc Tolstoï a raison; la civilisation et l'évolution est ligottée de paralogismes et de parti-pris où l'on s'arrête avec complaisance, parce qu'ils légitiment l'état existant. Or, Tolstoï ne se borne pas à attaquer les préjugés qui vivent aux corps constitués, il résout à rien ou peu de chose des systèmes qui eurent la réputation d'être progressistes, l'hegelianisme, le positivisme, la façon dont on a appliqué Kant, l'étude expérimentale du fait, qui ne s'éclaire de la lumière d'aucune théorie intuitive, la médecine moderne dirigeant des soins vers la guérison spéciale des classes riches, il eut pu dire vers la transmutation de leurs maladies. A l'art il demanderait plus d'émotion et de vie, et non point la fourniture donnée aux loisirs ou aux besoins de comparaison de telle classe assez riche pour acheter les livres, et certes il a raison.
Il en est jusqu'ici de tout système sociologique comme des théories littéraires et scientifiques; on ne peut qu'approuver le théoricien quand il montre énergiquement les vices de l'état social, la part que l'homme prend à l'entretien de ces vices, la dépression que sa cervelle étriquée de privilégié sans droit impose à la science et à l'art. Tant qu'on signale le mal, tous les réformateurs, et ceux qui sentent la nécessité des réformes, sont d'accord sur la nature du mal et ses diagnostics; les divergences se montrent quand il s'agit d'installer l'hygiène nouvelle des races diverses, et par quel moyen les y habituer, car nous savons que rien de ce qui se fait violemment n'a de durable existence; il faut que l'humanité vienne à son meilleur devenir. Nous savons aussi que par une fatale loi d'impulsion, tout malade est porté à accomplir spécialement les actes qui peuvent empirer son état, jusqu'à ce qu'un choc réveille sa volonté et l'incite à remonter le courant de la vie nuisible. Toute réforme ne pourra s'établir que sur de complètes bases scientifiques, et c'est ce qui manque aux livres du comte Tolstoï, mais ils offrent du mal d'émouvants tableaux; son instinct d'artiste éminent lui a bien indiqué le mal social et ses phases délicates, et c'est d'un très bel instinct de réformateur qu'émanent ses vues.
A M. Brunetière.—Bourget.—Un sensitif:
Francis Poictevin.
Les différentes manifestations littéraires groupées, si l'on veut, sous les vocables du symbolisme et de décadence, deviennent fait accompli pour la Revue des Deux-Mondes. Sans m'égarer dans une discussion de détail, je voudrais donner à M. Brunetière [6] une idée plus nette des tendances techniques de ce mouvement, et surtout de la tendance vers la littérature du vers, au moins en mon avis spécial.
Il faut bien admettre que, ainsi des mœurs et des modes, les formes poétiques se développent et meurent; qu'elles évoluent d'une liberté initiale à un dessèchement, puis à une inutile virtuosité; et qu'alors elles disparaissent devant l'effort des nouveaux lettrés préoccupés, ceux-ci, d'une pensée plus complexe, par conséquent plus difficile à rendre au moyen de formules d'avance circonscrites et fermées.
On sait aussi qu'après avoir trop servi, les formes demeurent comme effacées; leur effet primitif est perdu et les écrivains capables de les renouveler considèrent comme inutile de se soumettre à des règles dont ils savent l'origine empirique et les débilités. Ceci est vrai pour l'évolution de tous les arts, en tous les temps. Il n'y a aucune raison pour que cette vérité s'infirme en 1888, car notre époque n'apparaît nullement la période d'apogée du développement intellectuel.—Ceci dit pour établir la légitimité d'un effort vers une forme nouvelle de la poésie.
Comment cet effort fut-il conçu?—brièvement, voici:
Il fallait d'abord comprendre la vérité intrinsèque de tentatives antérieures et se demander pourquoi les poètes s'étaient bornés dans leurs essais de réforme. Or, il appert que si la poésie marche très lentement dans la voie de l'émancipation, c'est qu'on a négligé de s'enquérir de son unité principale (analogue de l'élément organique), ou que, si on perçut quelquefois cette unité élémentaire, on négligea de s'y arrêter et même d'en profiter. Ainsi les romantiques, pour augmenter les moyens d'expression de l'alexandrin, ou, plus généralement, des vers à jeu de syllabes pair (10, 12), inventèrent le rejet qui consiste en un trompe-l'œil transmutant deux vers de douze pieds en un vers de quatorze ou de quinze et un de neuf ou dix. Il y a là dissonance et brève résolution de la dissonance. Mais s'ils avaient cherché à analyser le vers classique avant de se précipiter sur n'importe quel moyen de le varier, ils eussent vu que dans le distique:
Oui, je viens dans son temple adorer l'Eternel,
Je viens selon l'usage antique et solennel...
le premier vers se compose de deux vers de six pieds dont le premier est un vers blanc:
Oui, je viens dans son temple...
et dont l'autre:
adorer l'Eternel...
serait également blanc si, par habitude, on n'était sûr de trouver la rime au vers suivant, c'est-à-dire au quatrième des vers de six pieds groupés en un distique.
Donc, à premier examen, ce distique se compose de quatre vers de six pieds, dont deux seulement riment. Si l'on pousse plus loin l'investigation on découvre que les vers sont ainsi scandés:
| 3 | | | 3 | | | 3 | | | 3 |
| Oui je viens | | | dans son temple | | | adorer | | | l'éternel |
| 2 | | | 4 | | | 2 | | | 4 |
| Je viens | | | selon l'usage | | | antique | | | et solennel |
soit un premier vers composé de quatre éléments de trois pieds, ou ternaires; et un second vers scandé: 2, 4, 2, 4.—Il est évident que tout grand poète ayant perçu d'une façon plus ou moins théorique les conditions élémentaires du vers, Racine a, empiriquement ou instinctivement, appliqué les règles fondamentales et nécessaires de la poésie, et que c'est selon notre théorie que ses vers doivent se scander. La question de césure, chez les maîtres de la poésie classique, ne se pose même pas.
Dans les vers précités, l'unité vraie n'est pas le nombre conventionnel du vers, mais un arrêt simultané du sens et de la phrase sur toute fraction organique des vers et de la pensée. Cette unité consiste en: un nombre (ou rythme) de voyelles et de consonnes qui sont cellule organique et indépendante. Il en résulte que les libertés romantiques dont l'exagération funambulesque se trouverait dans des vers comme ceux-ci:
Les demoiselles chez Ozy
Menées.
Ne doivent plus songer aux hy-
Ménées.
sont faux dans leur intention de liberté parce qu'ils comprennent un arrêt pour l'oreille que ne motive aucun arrêt du sens.
L'unité du vers peut se définir encore: un fragment le plus court possible figurant un arrêt de voix et un arrêt de sens.
Pour assembler ces unités et leur donner la cohésion de façon qu'elles forment un vers, il les faut apparenter. Ces parentés s'appellent allittérations (soit: union de voyelles similaires par des consonnes parentes). On obtient par des allittérations des vers comme celui-ci:
Des mirages | de leurs visages | garde | le lac | de mes yeux.
Tandis que le vers classique ou romantique n'existe qu'à la condition d'être suivi d'un second vers ou d'y correspondre à brève distance, ce vers pris comme exemple possède son existence propre et intérieure. Comment l'apparenter à d'autres vers? Par la construction logique de la strophe se constituant d'après les mesures intérieures et extérieures du vers qui, dans cette strophe, contient la pensée principale ou le point essentiel de la pensée.
Ce que j'aurais à dire sur l'emploi des strophes fixes, soit les plus anciennes, et des strophes libres, serait la répétition de ce que je viens d'énoncer à propos du vers fixe; il est aussi inutile de s'astreindre au sonnet ou à la ballade traditionnels que de s'astreindre aux divisions empiriques du vers.
L'importance de cette technique nouvelle (en dehors de la mise en valeur d'harmonies forcément négligées) sera de permettre à tout vrai poète de concevoir en lui son vers, ou plutôt sa strophe originale, et d'écrire son rythme propre et individuel au lieu d'endosser un uniforme taillé d'avance et qui le réduit à n'être que l'élève de tel glorieux prédécesseur.
D'ailleurs, employer les ressources de l'ancienne poétique reste souvent loisible. Cette poétique avait sa valeur, et la garde en tant que cas particulier de la nouvelle, comme celle-ci est destinée à n'être plus tard qu'un cas particulier d'une poétique plus générale; l'ancienne poésie différait de la prose par une certaine ordonnance, la nouvelle voudrait s'en différencier par la musique. Il se peut très bien qu'en un poème libre on trouve des alexandrins et même des strophes en alexandrins, mais alors ils sont en leur place sans exclusion de rythmes plus complexes.
M. Brunetière veut bien reconnaître, à travers ses perpétuelles accusations d'incompréhensibilité, que le vers se trouvera ainsi libéré de règles tyranniques et inutiles; cela prouve que s'il ne comprend pas tout il comprend un peu. En revanche, peu logiquement, il me reproche de n'avoir pas publié de sonnet sans défaut; si j'émettais le vœu qu'il me prouvât son excellence de critique par un bon article à la mode de La Harpe, il me traiterait de mauvais plaisant.
Enfin que l'on approuve ou blâme de modifier les formules reconnues de la poésie, encore doit-on consentir à ce que les poèmes soient strictement construits sur les seules bases esthétiques et scientifiques que le poète admet.
M. Paul Bourget réunit en deux massifs volumes des notes de voyage et des portraits d'écrivains. Pour étudier des livres ainsi faits en un long espace d'années, il faudrait une place aussi vaste que le livre lui-même. Notons. M. Bourget aime et admire la phrase d'Amiel: un paysage est un état de l'âme. Cette phrase, très auparavant, fut dite par M. Mallarmé; elle fait le fond de l'art de Poe; l'harmonie du Soir, de Baudelaire, n'en est qu'un reflet. Amiel arriva bon dernier. M. Bourget aime l'Angleterre et le dit. Il y a dans ses croquis de Londres de jolies visions, des poèmes en prose insuffisamment rythmés, un désir d'ailleurs et de plus large. Les curiosités intelligentes qui font le fond du talent de M. Paul Bourget se retrouvent toutes dans sa critique, et l'on n'y saisit pas le défaut de ses romans, mais rien n'est concluant, et nulle part dans ses deux volumes, sur quelque fait de vie ou quelque écrivain, une page définitive. On croirait que M. Bourget se garde d'être définitif. Il est le protagoniste et le maître de toute une école dont feraient partie MM. France et Loti, par exemple, école qui confesse un dilettantisme exagéré. Après le grand coup de voix de M. Zola, les écrivains intellectuels en recherche d'originalité inaugurèrent une patiente enquête du Moi. Ils suivaient en cela la voie de M. de Goncourt, dont la perpétuelle analyse d'êtres différents se concentre en somme en une étude des reflets des personnalités sur lui. Ils se rattachaient ainsi à la sévère et belle lignée des Nerval, des Constant, etc... Mais à ces écrivains a fait défaut le lyrisme. Il serait à souhaiter, chez l'écrivain imbu de traditions et de critique qu'est M. Paul Bourget, un livre plus sensationnel et plus emballé que même la Physiologie de l'Amour moderne.
⁂
M. Francis Poictevin manque également d'énergie. Dans tous les livres de M. Francis Poictevin on pressent comme un très beau drame de conscience, patiemment fouillé, de conscience intéressante, parce que conscience d'art et devant aboutir à quelque drame. Or, le drame ne se passe pas.
Il est sensitif à l'excès, étudiant avec pertinacité sa conscience à l'état de veille, à l'état de rêve, à l'état de contemplation du paysage, et même de fusion presque avec le paysage; une des caractéristiques de cette recherche du mot et de la notation de ses alliances avec les choses c'est l'absolue sincérité de cette recherche; tandis que l'ordinaire psychologie contient un grand fonds de cabotinage et un certain plaisir à étudier et revivre les aimables fleurs que les psychologues regardent abonder dans leurs vergers intérieurs, M. Francis Poictevin est peut-être plus préoccupé des choses que de lui-même. Devant les saveurs d'un paysage du midi, le mystère d'une matinée marine, l'essence de rêve d'une fleur pâlie; l'écrivain tend surtout à se considérer comme un reflecteur.
A l'étude de ses phénomènes intérieurs, dont on perçoit qu'il sait ne pas s'exagérer l'importance, il apporte le même sentiment de douloureuse abnégation; c'est la méditative promenade d'un seul en une terre de brume en pâles floraisons.—Comme beaucoup des grands écrivains de la ligne desquels il est, mais dont il exagère le procédé, il diminue et simplifie à la fois l'importance de sa personnalité.—Je m'explique: comme un comédien, l'écrivain d'ordre secondaire, qui se sent plus pauvre de ressources propres que de recherches accumulées, s'étudie à jouer un personnage et le fêter d'une toilette; son rôle et son ambition étant de tirer de peu de fonds le plus possible de moissons, ou au moins le plus possible d'illusions, il étudie les petits moyens de l'art, et tente le plus possible de les accommoder à son existence propre. Or, c'est surtout de cette existence propre qu'il doute. Plus sûr qu'il est que nul autre de la provenance de ses originalités, il tente d'ériger une personnalité en trompe-l'œil, au premier abord et pour les yeux ignorants, personnalité bien tranchée et à vous arrêter—c'est bien tel et non tel autre comédien qui parcourt emphatiquement une menue scène.—Chez l'artiste de premier ordre, au contraire, quelle que soit sa force de production ou sa franchise d'exécution, la certitude existe que ce moi profond, dont il est déjà doué et dont il n'a nul besoin de se pourvoir, est un vaste champ d'expériences, champ sans limites, où certes il trouvera longtemps à inventorier, et à glaner; il sait que toute transposition de son âme amènera sans qu'il y tâche un autre décor d'imagination, et que son originalité se renouvellera de sources vraies, d'autant plus vraies qu'il ne fera qu'en éclaircir le flot, sans en être entièrement le créateur. A ces âmes sûres de jaillissement inattendu, peu importe le factice de l'attitude, et les facilités des silhouettes affectées.
Or Poictevin, très concentré en son moi, très sûr des analogies de sensation de ses âges, les prend un à un, et son but serait de les bien détacher et faire transparaître en un rythme écrit, tandis que ce qu'on attendrait de lui maintenant qu'il a montré sa finesse psychologique et son intelligente attention des phénomènes physiologiques, ce serait quelque œuvre plus entière et plus debout. Au moins est-il naturel de constater que si chez cet artiste l'œuvre n'aboutit pas absolument, c'est par l'intensité même de son amour de l'art.
PORTRAITS
Ces portraits parurent à la Revue Blanche, à la Société Nouvelle, à la Nouvelle Revue. Les uns datent de 1895, d'autres de 1897, le dernier est tout récent. Ils donnent des âges un peu divers du symbolisme. Il en manque, mais les dimensions du volume déjà gros, nous restreignent à suivre surtout la ligne générale que nous y voulons donner, des origines du symbolisme pour la préface, et de ses possibilités, pour les articles qui suivent.
PORTRAITS
Paul Verlaine.
Nous avons dit, sur la tombe encore ouverte de Paul Verlaine, l'expression de nos regrets et notre affection pour le grand poète prématurément enlevé à son œuvre. Si c'eût été, à notre sens, le lieu d'une explication de sentiments, nous eussions pu développer que la fin de sa présence réelle impose aux hommes qui ont dépassé la trentaine et qui firent du vers français l'instrument de leur musique intérieure, le sentiment d'une disparition brusque dans leurs souvenirs de jeunesse littéraire. Avec lui, outre lui, s'en va, une fois de plus, la mémoire de Rimbaud, celle de Corbière, celle de Charles Cros; c'était le Poète Maudit qui vivait encore, puisqu'il voulut se nommer ainsi, et que ce titre demeurera à ce groupe puissant d'écrivains, étiquette pour l'histoire littéraire, comme celle de Romantiques ou de Parnassiens—épithète un peu emphatique, mais qu'il voulut lorsqu'il était le Pauvre Lélian. Qu'on en sourie plus tard, lorsqu'on aura oublié leurs droits à se plaindre, c'est possible; le mot pourra rester un des meilleurs pour les définir (sauf M. Mallarmé qui est autre).
Quant à l'œuvre, il n'est nullement trop tôt pour la caractériser et en fixer les traits principaux, Verlaine étant déjà dans la gloire, d'un consentement, diversement motivé, mais unanime, de tous les poètes.
Cette gloire n'est pas constituée de par une heureuse adaptation de son genre à des faits actuels, elle n'est pas prouvée par des succès de pièces de théâtre, qu'une reprise pourrait démolir. Elle est parce qu'il fit de fort beaux vers, et qu'il sut tout entier se traduire, qu'il l'osa et y réussit. La poésie personnelle, quand elle fut sincère et qu'elle fut écrite avec l'intensité de la généralisation qu'il faut, est moins entamable aux outrages du temps, que toute autre œuvre littéraire.
Parmi ces tomes légers, mais si pleins de trouvailles et de pages complètes qu'ils éclipsent de tout leur éclat tant de massifs romans (quoi qu'on accusât ce poète, comme tant d'autres, de ne publier que des plaquettes), deux manières se succédèrent. Non qu'il faille trop catégoriser, car les Poèmes Saturniens, par la pièce célèbre «Mon rêve familier», les Fêtes Galantes, par leur merveilleux finale, préparent déjà les vers de Sagesse et d'Amour Dans Jadis et Naguère les deux façons d'écrire et de concevoir l'unité de la pièce alternent. Les différences dans ce dernier livre sont justes assez importantes pour nous faire assister à cette évolution du vers parnassien parfait jusqu'à un vers modifié, libéré, assoupli, qui n'est pas le vers libre, mais qui s'en rapproche.
La rythmique de Verlaine s'affranchit d'autant que le sentiment à traduire est intime, et aussi qu'il le veut aborder directement. Quand il se sert, et c'est son droit, d'un personnage quasi-dramatique qui apparaît un moment dans le tissu de son livre pour montrer son geste essentiel, sa forme est serrée, très rapprochée des vers classiques. Ainsi les jolis personnages des Fêtes Galantes et de les Uns et les Autres, n'ont pas besoin qu'on leur invente des strophes nouvelles: par exemple ils ne peuvent se passer de jouer sur les anciens rythmes de toute leur légèreté, ils les tendent, ils accumulent les dissonances avant d'arriver à la résolution de l'accord; ils choisissent aux Fêtes Galantes les plus coquettes des petites coupes, ils errent dans les Uns et les Autres au long de l'alexandrin, cherchant un peu à s'évader, puis préférant en somme montrer que, s'ils sont captifs, c'est bien leur bon plaisir qui les y fait consentir. Mais quand Verlaine veut se montrer lui-même, parler en son propre nom, sans voile de fictions, généralement le vers et la strophe s'élargissent plus musicaux encore et débarrassés des petites méticuleuses préoccupations; généralement, mais pas toujours, car le dialogue avec Dieu dans Sagesse, un de ses plus beaux poèmes, est construit à l'aide de sonnets, ou plutôt de jeux sur le sonnet; mais c'est encore libérer le vers que d'utiliser une forme fixe à une destination jusqu'alors non signalée.
Ce n'est pas une métrique nouvelle qu'apportait Verlaine; ceux qui le disent se trompent, c'était autre chose, c'était l'assertion que le poète doit assouplir la langue poétique à son génie propre et dédaigner d'y plier son génie; c'était de préférer nettement une hérésie au code poétique accessoire de la rime et de la symétrie, à une faute contre l'essence poétique, à une déviation de la phrase chantée; c'était la trouvaille de procédés pour peindre l'intime de l'âme humaine sans déroger à la majesté du lyrisme, mais en en rendant les plus frêles nuances.
Considérez cette même tentative de faire aboutir la Muse pédestre et familière, chez M. François Coppée, et comparez: mieux que toute explication la confrontation des œuvres indiquera de quel art Verlaine sait ennoblir le sujet en y touchant avec de menues ressources, mais avec son rythme particulier d'une ligne si noble que toute vulgarité est impossible; ce n'était pas seulement la vulgarité qu'il chassait du vers, mais la pointe, mais l'éloquence ou, mieux, la rhétorique, et la rime folle et ce qui n'était que littérature.
En cela il se ralliait au grand mouvement poétique où passèrent Poe et Baudelaire, dont le but fut de resserrer les attributs de la poésie, de ne lui permettre de chanter que des instants vraiment dignes d'un style d'apparat. Les minutes heureuses de Baudelaire sont les mêmes que les minutes de tremblement, devant la divinité ou l'amour, de Paul Verlaine. Qu'on n'objecte pas que Baudelaire contribua plus que tout autre à édifier les murs solides où Verlaine fit brèche. Lui aussi cherchait à s'évader, il n'osa toucher au vers et choisit le poème en prose; s'il eût vécu, peut-être eût-il élargi ses tendances de liberté.
Mais je n'ai voulu qu'indiquer la nature de l'évolution du vers chez Verlaine; prémisses et principes d'élargissement dans le fonds et dans la forme, voilà ce qu'il apportait: ce qui est plus important, c'est qu'il fut toute une âme complexe et nombreuse, pleine d'apparitions sombres à faces d'assassinés, pleines de vierges Marie long-voilées et de Christs aimables et s'inclinant vers sa faiblesse d'homme, abondante en masques variés et clairs, avec les voix si mélancoliques, dans des Trianons que menace l'automne, et que cette âme resta toujours fraîche, qu'il nous la montra sans cesse en plus de douze recueils de chansons, où le temps fera peu de déchet (sauf quelques pièces de circonstance en Sagesse), sans défaillance d'artiste, sans redites, avec long bonheur. Et s'il ne fut un prosateur qu'occasionnellement, de quelle jolie allure s'en va sa phrase, butante, objectante, serpentine, pleine d'apartés et de réflexions, dans les coins de Paris qu'il affectionnait. C'était une âme très sensible, très diverse, très vibrante, non pas une âme femme, comme dit M. Zola, mais capable de recueillir l'écho des plus fines sensations, ce que doit être l'âme d'un poète.
Jules Laforgue.
C'était un jeune homme à l'allure calme, adoucie encore par une extrême sobriété de tons dans le vêtement. La figure, soignement rasée, s'éclairait de deux yeux gris-bleu très doux, contemplatifs. Nul n'apparut avec un geste moins dominateur et un langage plus uni; nul ne fut moins comédien, moins personnage littéraire; ce qui n'empêcha la littérature d'être toute sa vie. La littérature, il la concevait non pas comme une chose par elle-même existante, mais comme un reflet, une traduction d'une philosophie. Non point qu'il eût jamais tenté des poésies didactiques, ou qu'il se fût jamais prêté à plaider une thèse; il existait, à son sens, il existait dans sa nature d'âme, un art, un besoin de saisir la philosophie comme une chose vitale; les phénomènes et les idées se simplifiaient en lui. L'idée de l'être ou du devenir se ramenait à des questions personnelles, et les grandes inquiétudes sur la destinée étaient ses problèmes de tous les jours et la matière de ses soliloques. Au début de sa jeunesse, cette tendance lui assura comme un bonheur; aux dernières années, il en vécut anxieux.
Après les premières recherches, il avait trouvé les fondements de sa doctrine dans les livres de Hartmann. Sa joie d'ailleurs était de vivre par le regard. C'était un fidèle du Louvre et du Cabinet des estampes, un dévot du tableau et de l'image. Deux attirances nettes le tiraillaient, l'une de curiosité d'art, l'autre d'apostolat. Il eût aimé enseigner, instruire, prouver par de la pureté les bonnes intentions du grand Tout qui se crée lui-même; il était adepte du bouddhisme moderne,—comme un apôtre, du christianisme. Mais sa dilection allait aussi toute aux Primitifs qui peignirent des âmes, et sa curiosité à tout ce nouveau décor de Paris que la vie lui offrait libre à parcourir, puis il fut conquis par l'art exquis de Watteau et ses fêtes aux discrètes mélancolies, de sorte que sa première œuvre imprimée fut dédiée à la gloire de Watteau et que la littérature l'emporta en lui sur la philosophie.
Après un volume de vers philosophiques qui fut peu montré, qui fut annulé, voici les Complaintes; la préface des Complaintes peut donner une idée du ton du volume détruit, c'en est, pour ainsi dire, un peu de la substance; c'est ce qu'il gardait du ton de ce volume par lui jugé insuffisant. Pourquoi ce titre et cette forme chez le moins anecdotier de nos poètes?
Ceux qui savent, en leur âme, saisir l'étendue et la variété des phénomènes sont exempts d'orgueil ou de vanité. La complexité des choses finies et le silence de l'infini leur imposent une voix claire et distincte, mais sans cris. Ils hésiteraient à émettre des hypothèses, à tenter de divulguer l'inconnu, à gravir les premiers degrés de l'inconnaissable d'un ton trop oratoire. On ne peut, dans la quête du vrai, prendre à son compte le langage des héros grandiloquents.
D'autre part, bien des intangibles vérités ne sont saisissables que par leurs contrastes qui sont, dans la vie, les douleurs, les misères, les ridicules. Un sentiment qu'un personnage de drame trouvera grand et exaltant, le philosophe le jugera petit et humble, non à cause de son essence, mais par la forme brève et incomplète qu'il prend en lui-même, en face de l'idée qu'il se forme de l'essence même de ce sentiment. Le philosophe ne peut oublier les contingences et les relativités et les points de contact cosmogoniques qui, à la rencontre, heurtent et abaissent l'enflure des âmes (il y en a toujours). Puis, tant qu'on ne peut conclure, et produire une vérité nouvelle forte d'évidence et qu'on doive prêcher, ne vaut-il pas mieux ne pas faire trop parade du sérieux de sa science et l'exprimer en souriant? Donc c'est à travers le Paris mental et passionnel, contrastant avec le Paris quotidien et d'affaires, que Laforgue va en méditant, en écoutant, en répétant. Lors sa complainte est tantôt une sérénade à l'impossible, ou la parade du clown qui pourrait expliquer le sens des choses du cirque, mais ne veut qu'y faire réfléchir par un trait topique, encore un bilan de recueilli qui rentre en sa chambre de travail, et récapitule, d'une ironie un peu triste, les disproportions (d'autres diront monstruosités) qu'il entrevit tout le jour.
C'est étudier la disparate entre le possible et le réel que composer ainsi; cette disparate est source d'effets comiques, oui, au premier degré; mais elle est aussi tragique ou, mieux, triste, triste pour le contemplateur; la nécessité de traduire ces deux nuances exigeait un ton spécial, à créer; donc, pas ou peu d'élans d'éloquence, des vers très soucieux de l'allure du langage contemporain, des strophes nettes, calquées, non sur la durée rythmique, mais sur la durée de la phrase qui saisit un fait, une sensation; le livre devait être comme un ensemble de chansons mélancoliques; pourtant comme Laforgue voulait faire voir, et non chanter, il s'arrêta à ce titre, à cette gamme des Complaintes. Un errant, plus ou moins musicien, raconte aux passants, en langage populaire et poétique, avec des refrains, des faits, et il appuie son dire en exhibant une image populaire. Tel est le personnage principal qui se détaille dans ces Complaintes qui demeureront et comme une date et comme une œuvre.
L'Imitation de Notre-Dame la Lune est une multiforme élégie cosmogonique. C'est l'étude des reflets de la Lune à la Terre dans l'âme d'un songeur. C'est l'étude de sentiments modernes semblables, quoique diminués, à ceux des anciens pour Phœbé ou Tanit. Ce n'est jamais Hécate. Le règne de l'astre nocturne est pacifiant. Le plus révolté de ses sujets, c'est le poète rêvant qui la considère, comme autrefois l'astrologue, mais sans plus y chercher le chiffre de son mystère. Elle est là,—elle est diverse, pourquoi? et comment le savoir. Elle se mire dans des blancheurs à son image, âme pure ou cœur de romances, Pierrots mélancoliques et malins, sceptiques sauf vis-à-vis la blanche existence dans des carrières de craie, où ils passent le temps à figurer sans parole des représentations du monde. Elle se mire dans les profondeurs sous-marines, son reflet est comme un blanc cierge sortant des silencieux laboratoires où les êtres glissent ou rampent sur des féeries de végétaux pourpres, recouverts de l'onde opaque, près des polypiers, des assises madréporiques de mondes en formation. Elle sait tout, et elle ignore tout, puisque éteinte, puisque déserte, puisque seulement réflecteur. Quelle leçon pour cette Terre, ronde comme un pot-au-feu! comme il est dit dans le Concile féerique.
Si l'Imitation de Notre-Dame la Lune dépeint le décor de la nuit, et décore les vitraux de la Basilique du Silence, le Concile féerique met en scène ceux qui viennent détruire cette paix des choses par leurs vouloirs et la contorsion de leurs allures en quête de vie et de sensations. La Dame cherche le décor de gala et de fêtes amusantes qu'elle exige autour d'elle, et le ciel absolument nu se pare pour elle de toute son animation intérieure. Le Monsieur n'aperçoit, lui, que le monde monotone, sans spectateur éternel. Que faire en ce monde sans allées réelles, sans imprévu que les frêles embûches de l'illusion? rien de mieux que de les croire réelles, et tous deux y croient à demi, se comportent comme s'ils y croyaient tout à fait; c'est le destin des philosophies que d'être oubliées dans la pratique de la vie; à ce prix, au lieu de la désoler, elles en sont ornements et parures, et les deux protagonistes reconnaissent que la Terre est bonne, en acceptant simplement les multiples conseils du Chœur et de l'Echo. Vivre en toute simplicité et ne plus trop creuser, vivre à la bonne franquette, selon l'illusion de fête générale et épanouie de la Dame, ou bien les tréteaux disparaîtraient pour ne plus laisser voir que des déserts gris.
En ces mêmes temps d'où date le Concile féerique, Laforgue terminait les Moralités légendaires. L'essence en est semblable à celle de ses poésies, mais ici, au lieu que le poète parle, supposant à peine parfois comme porte-parole son Pierrot, à la fois madré et de bonne foi, impulsif et philosophe, ce Pierrot nourri de métaphysique et discuteur (avec la bonne terminologie) qu'il a inventé et qu'il faut mettre à côté des autres Pierrots célèbres, celui de la chanson et celui de Banville. Laforgue choisit des personnages, et c'est Salomé, Andromède, Ophélie, le prince Hamlet, Pan, le socialiste Jean-Baptiste qui se jouent dans les événements, parmi les décors de rêves ou de réalité transposée.
Oh! l'adorable livre de variations personnelles! C'est Laforgue qui se transfigure dans ce capricieux Hamlet dont l'idée vitale est à tous moments balayée par le plaisir qu'il éprouve à rimer la plus petite facette de son chagrin; c'est lui encore, le bon monstre d'Andromède, dont l'âme s'éveille en belle parure, dès que les caresses de la jeune Andromède, enfin apprivoisée, l'ont débarrassé de sa forme extérieure et gauche; c'est lui, le Pan qui poursuit la Syrinx en lui expliquant son rêve de vie; et les silhouettes féminines qui y passent représentent sa notion de la femme, à partir de l'idée un peu trop effarouchée et a priori qu'en dessinent les Complaintes et le Concile féerique. Salomé est un futur petit Messie féminin, la femme qui a abordé les hautes sciences; son boudoir est une coupole d'observatoire, son piano une lyre pour accompagner non des romances, mais la traduction lyrique de ses hauts concepts philosophiques; c'est la femme qui sait, non pas d'après les manuels, mais se confronta avec les sciences biologiques et astronomiques; quoi d'étonnant que cette jeune fille à la si suprême beauté soit savante comme un savant de vingt ans doué de génie, et que ses points de comparaison elle les établisse, non avec les autres petites filles, mais avec les nébuleuses qui se créent dans l'infini? Salomé, ce serait peut-être la compagne due au prince Hamlet, une union qui serait collaborative et pensante.
Elsa, la petite Elsa, n'est qu'une jeune fille de la foule, parée seulement de beauté. Sa science de la vie, précoce quoique sommaire, sa prescience plutôt, non documentée mais si bien aiguillée vers les routes des sens, déconcerte le jeune Lohengrin, échappé des bureaux de Mont Salvat, comme souvent les jeunes filles poussées en pleine serre chaude du monde étonnent le bachelier encore engourdi d'humanités. Et Ruth, du Miracle des Roses, joint Salomé et Elsa. Elle n'a pas les pensées de Salomé ni les curiosités, elle en a le calme et les obstinations, et la dernière figure, la plus douce, est celle de la Syrinx si fière d'elle, de son intangibilité, qu'elle préfère s'évanouir au miroir des eaux pour laisser entier le rêve de Pan, lui soustrayant la désillusion du tous les jours en le hantant de la musique de sa voix.
Et, autour de ces silhouettes de pensée pure, quel admirable décor tout d'invention, depuis la fête à l'Alcazar des Iles Esotériques, avec ses clowns philosophes et ses acrobates sentencieux, jusqu'au triste Elseneur, jusqu'à la vallée du Gazon Diapré irradiée de printemps.
Ce livre fait foi des beaux livres que nous eût donnés Laforgue. Cela et ses poèmes suffisent à constituer sa physionomie, à nous faire regretter les développements des idées consignées dans les notules fragmentaires publiées après sa mort.
Pour dire toutes ces choses ténues, il s'était forgé un style d'une extrême souplesse, sa phrase a l'allure d'un bel entrelacs. Point de parures ni de surcharge. Elle chemine très vite, pressée d'arriver à une autre idée, mais sa hâte ne l'empêche point d'enclore tous les mots essentiels; ces mots sont choisis de façon à provoquer dans l'esprit de multiples rappels d'idées analogues; des parenthèses sont indiquées, contenant le germe d'un alinéa que le lecteur peut se construire; cette phrase est vivante, ondoyante. Peu de musique, mais une plastique perpétuellement mobile, perpétuellement évocatrice, parfois des allitérations, des rappels de sonorité, mais toujours pour le sens. Voyez le commencement de Persée et Andromède, la cérémonie de Lohengrin, les monologues d'Hamlet, et le chant à l'Inconscient, les conseils de Salomé, et pensez que le maître alors qui dominait toute prose était Flaubert, et qu'il fallait chercher, chacun de son côté, une formule qui n'eût pas cette implacable beauté, et cette trop résistante certitude, cet absolu de netteté incommode pour exprimer les nouvelles idées complexes dont c'était l'heure de naître à la littérature.
Sa perte est irréparable dans notre évolution littéraire, car il fut avec nous un de ceux de la première heure, un de ceux qui fondèrent le mouvement poétique actuel. Et sa manière de hardiesse philosophique et de libre style, qui pourrait dire l'avoir reprise? Je lui vois des lecteurs qui l'imitent de trop près, je ne lui vois pas de successeur, dans cette note moyenne entre le lyrisme et l'ironie, éclairée de grandes échappées de lyrisme pur où il excella. Nous étions alors fort peu nombreux, la perte d'un d'entre nous diminuait fort notre effectif, et nous nous comptâmes facilement en l'accompagnant jusqu'au cimetière perdu, quatre au plus, car Paul Bourget, venu là comme son ami des plus anciens, n'était pas des nôtres, esthétiquement parlant, et mon regret contre l'injurieuse sottise de la destinée s'accroît, quand je songe aux affections nombreuses dont l'entoureraient maintenant tant de jeunes écrivains de talent.
Georges Rodenbach.
Ni forêts ni collines ne bossèlent la largeur plate des Flandres. La terre arable s'y enchaîne aux dunes sablonneuses, et la plaine continue par la rive mobile de l'Océan. Des tours d'église, des chapelles de couvent éminent seules, sous le ciel brouillé, du niveau des maisons basses, individuelles, au plus familiales qui se pressent autour d'elles, ouailles, comme autour d'un doigt levé, initiateur et guide; et dans ce pays tout prairies et champs, jardins et maraîcheries, la race ancienne, blonde et têtue, robuste et lourde, prudente et avocassière, oscille des frairies aux prières, des kermesses aux béguinages. La race est sans nuances. Qu'elle contient peu de types qu'on pourrait se représenter méditant, comme dans les panneaux des primitifs, aux fenêtres à croisillons d'où s'entrevoit un long canal rectiligne et muet, avec sa chaussée d'herbe rase broutée par de prospères moutons, et sur ses eaux, une lourde barque, ou bien le bateau de voyageurs, fumeux et poussif, glissant à travers les traînes recourbées que jettent, d'une rive à l'autre, les nénufars et tant de plantes d'eau.
La Flandre est restée nationalisée, ses communes ont résisté à la poussée d'un gouvernement central, mais la machine et l'industrie l'ont profondément modifiée. Si le ciel de Flandre est demeuré cette chose prodigieusement sensible à toutes variations de couleur et dôme encore le paysage d'un successif kaléidoscope, varié de toutes féeries de l'humidité, la tuile a chassé le chaume; des cubes blancs de briques crépies ont remplacé l'ancienne maison basse, et des musiques triviales et modernes sonnent aux carillons. L'art de ces provinces est dès longtemps en déchéance. Il n'y a plus guère de bons peintres flamands; il n'y avait plus, dès longtemps, de poètes.
Georges Rodenbach est le premier qui ait réveillé la Muse qui dormait en ce pays. Elle sortait d'un long hiver de songes, quand elle revit autour d'elle le vieux décor, la huche, le rouet, l'alcôve profonde dont le mur est gaiement bariolé de plaques de faïence, et le métier de dentellière, où elle écrivait jadis de si douces arabesques. Elle se frotta les yeux et sortit, pour regarder la façade de la vieille maison qui se répercutait encore, comme en un miroir d'étain poli, dans le calme canal rectiligne et muet. La façade de bois, fouillée industrieusement, comme par un taret artiste, était d'un gris plus noirâtre, et les fleurs polychromes s'étaient fanées. L'ornement d'or emblématique était vert-de-grisé au pignon. Cela tenait pourtant encore, mais tout autour de sa propre demeure des teintes crues s'étaient peintes sur toute la face des maisons voisines. Les heurtoirs ouvragés avaient disparu. Au lieu des mariniers et des bourgeois riches, en file heureuse, des pauvresses en longues mantes noires, des paysans en blouses bleues et des prêtres noirs marchaient sur les dalles silencieuses du quai, où autrefois la bonne Muse avait vu tant de richesses sur les galiotes, tant de velours et d'or sur les femmes et de si belles plumes à la toque des hommes; et la Muse avait les cheveux gris. Elle rejeta comme disparate d'elle son ancien manteau de fête, et triste se remit à son métier de dentellière, et quand elle rechercha en elle-même les vieux refrains populaires, elle ne les retrouva plus. On parlait bien parfois de Tiel Ulenspiegel, mais si peu! L'usine fumait, les artisans chantaient des grossièretés; aux coins joliets de la rêverie, l'araignée avait amoncelé ses toiles, et la pauvre Muse vit bien que le passé était enterré sans autre survie qu'elle, et ne pouvant guider les hommes par l'ancienne mélopée dont ils avaient perdu le sens, elle se mit à réfléchir sur le présent, elle chercha à l'expliquer. Elle rêva, en marchant à petits pas sur le gazon des béguinages, en parcourant lentement les églises, fermant les yeux aux bondieuseries de plâtre peint, pour ne les rouvrir qu'à de vieilles toiles familières. Elle rêva sur son propre silence, sur sa lampe sereine dans la chambre sans murmures, près la rue frigide et calme comme la neige de la nuit au premier éveil du matin. Elle se perdit à suivre les méandres des broderies. Elle ne chanta plus, elle parla, d'une voix précise, mais lointaine, comme atténuée. Elle expliqua en rattachant sans cesse le présent à ses vieux souvenirs, comme deux fils qui furent rompus et qu'elle réunit en rêvant, tristement et doucement.
⁂
Depuis la Jeunesse blanche l'estime de ses confrères a donné à Rodenbach ses grandes lettres de naturalisation française; c'est un de nous. Le causeur qu'il est, fin, abondant en notations aiguës, est vivace de notre terreau de Paris, et son pays n'est à ces moments pour ceux qui l'écoutent que comme un fond discret qu'il évoque ou dissipe à sa guise. L'écrivain est resté fidèle aux voix d'autrefois, aux horizons plaqués sur les yeux de son enfance. Il est, ce qui est assez peu fréquent chez nous, un intimiste. Il enlumine les missels d'un vieil évangile, d'un commentaire vivant, où prient des recluses, de scolies, où chante un contemplateur. Dans sa terre d'exil, des personnages taciturnes se définissent le silence et leurs rares mouvements, et se perfectionnent entre eux les idées fines que leur inspire l'assiduité presque monacale de leurs réflexions sur l'âme des choses; il y a là un décor éteint exprès, mi-jouré, d'une chapelle à la Vierge où pendent les ex-votos de pèlerins selon l'Inconscient. Les humbles croyants qui lui parlent rencontrent un confesseur un peu bouddhiste. Mais c'est après s'être grisé de la joie des couleurs d'un Chéret, du ballet de la rue parisienne qu'il entre en la cellule où il soupèse, sur une balance à lui, les infiniment petits de la rouille des choses. Le glas du Voile, les mains lunaires d'Ophélie et ses cheveux inextricables, il les rencontre partout parce qu'il les porte en lui. Il sait les vies brillantes et fanfarantes, mais volontairement il entoure d'une étamine ou d'une mousseline brodée de dessins blancs l'enfant de son rêve, et il a élu terre d'évocation Bruges, la ville aux carillons, la ville mi-déserte, la ville où les Memling brillent comme châsses d'améthyste dans le silence propre d'un hôpital. Il a choisi Bruges, non tant le Bruges réel qu'un Bruges-Musée qui est à lui et qu'il développe.
Or, Bruges-la-Morte sort du suaire des ans. Bruges-la-Morte s'en va pour laisser place à une résurgence, à la venue, à l'infiltration d'une vie plus moderne à travers les vieilles pierres, et tel est le sujet du Carillonneur.
Il y a dans toute ville morte, mais riche de la gloire de l'art, des gens de vrai bon sens, curieux de beauté, amoureux de mélancolie, qui adorent les pierres saures, l'encens dans l'église silencieuse, la douceur résignée d'une vie nonchalante, bousculée à peine un jour par le brouhaha d'un marché, et revivant le dimanche de sobres pompes de cloches et de processions, et la joie d'une quiétude encore plus parfaite. Ceux-ci, à Bruges, eussent désiré qu'il y ait chez eux, un point spécial en Europe, une ville évocatoire, galerie d'architectures, avec une vie d'ancêtres accrochée aux murs et contée par toutes les boiseries et les meubles d'antan; et ce beau qu'ils eussent créé eût été le but de visites de rêveurs, de pèlerinages de sages. Les arts graphiques et la pensée des philosophes se fussent éjouis de cette ville-asile, de ce havre de tranquillité. Quelle belle chose en notre Europe financière et militaire, où la meilleure hypothèse de demain ne nous offre que la vision horrible d'une armée industrielle, d'un peuple de comptables mâtés par la machinalité du calcul et d'ouvriers peinant près des hauts-fourneaux, quelle belle chose qu'un train stoppant dans une gare dénuée de wagons de marchandises, tranquille comme une station de petit village, et qu'on entrât dans une cité, où tout serait «luxe, calme et beauté» et aussi rêverie près de l'ombre du passé, ville vivotante sauf les voix amies de l'art, ville-chronique, fabuleuse presque d'irréalité par le contraste avec les turbulences circonvoisines, et que le sable des minutes se concrétât en un coin distinct des multitudes, et qu'un exemple fût d'une cité de recueillement.
Mais intervient l'usinier, l'homme d'affaires, le perceur d'isthmes, le combleur de rivières, et l'on trouve plus facile de transformer que d'aller créer au loin. Ceux-ci à Bruges, insoucieux de l'esthétique, poursuivent une résurrection, le retour des nefs sous forme de steamers, et la création du monstrueux cabaret qu'est un port de commerce. Comme ils promettent l'or, ils entraînent l'acclamation de la foule. Donc Bruges, munie d'un port, luttera contre Anvers, contre Hambourg. Les piles de charbon, les entassements des ballots, toute la broussaille sale des docks s'installera; les bordées cosmopolites des matelots s'éjouiront de l'orgue mécanique à côté des grossières danses des paysans devenus mercantis. La chose n'est pas faite encore, mais elle est commencée. C'est l'effritement d'une tranquillité pieuse que considère Borluut de cette cage de carillonneur, où il entreprit de désapprendre aux timbres la valse de Faust pour y restaurer l'écho des antiques Noëls. C'est la vieille heure, l'heure de la rêverie, de la méditation, l'heure longue du repliement sur soi-même qu'il écoute à la cadence voilée des vieilles horloges que collectionne Van Hulle. Mais cette chanson menue comme la sonorité d'une vieille argenterie délicatement maniée est trop frêle pour lutter avec le bruit nouveau de fanfares, d'orchestrions, de clameurs de bourse. Son rêve se démolit sur la terre; cependant qu'il s'isole de plus en plus haut jusqu'à la dernière plate-forme du beffroi les formes parentes de celles à son image ne vivent plus que dans les nuées; sur le pavé des places on fait des affaires. Le carillonneur est le seul habitant mental de la ville qu'il s'est créée. Non! il a trouvé son analogue, l'Ève de ce tiède milieu de mémoire réfléchie. Mais si l'étreinte du songe laisse Borluut brisé, elle la rejette, cette douce Godelieve, dans la file des pénitents qui, au jour anniversaire, venus d'un proche couvent, marchent pieds nus sur le pavé inégal et dur. Les âmes fidèles sont broyées, les âmes de passé se cloîtrent, dans le monastère ou l'abdication du bonheur, car elles ne peuvent vivre, froissées de bourrades, insultées, lapidées dans le tohu-bohu de la ville qui se rue au marché et hurle vers les banques. Borluut et Godelieve sont des désespérés. Ils apportent en tout acte une foi sérieuse et haute, et l'amour leur semble, quand ils se rejoignent hors la légalité quotidienne, les divines épousailles. Godelieve pour Borluut, c'est la femme et c'est l'agneau. Borluut pour Godelieve, c'est le seul homme, parce que seul il écoute et perçoit les vibrations de la pensée; ce seraient les amants heureux dans les Vérones où a parlé l'Esprit, les blancs catéchumènes enchaînés par leur mutuel regard, dansant nus et innocents devant les phalanges célestes. Mais quelle impossibilité de vivre dans la ville du port de commerce, parmi les marteaux qui clouent les caisses, et les tenailles acharnées à déballer les lointaines épices, et la voix des crieurs d'additions. Borluut et Godelieve peuvent être la vraie vertu; comme ils parlent une simple langue d'extase, ils ne pourront passer inaperçus dans une Babel du chiffre. Godelieve pleurera, Borluut mourra, un poète entendra leur élégie.
Légende du Nord, fragment de la nouvelle Vie des Saints pareille à l'ancienne, en ce sens qu'elle enregistre les miracles de désintéressement, et la vie simple de ceux qui ne sont sensibles qu'à l'Infini se manifestant en eux et autour d'eux. Les lentes prières accompagnent les quenouillées dans les veillées des naïfs émus, et quand la prière est finie, avant de recommencer, une voix douce conte une illustration de l'acte de foi, d'un accent d'amour et de désir, une histoire trempée de larmes. Un très court détail des circonstances accompagne le récit probant comme un apologue, un peu mystérieux comme un lied. On cherche à faire saisir la nuance des âmes dont on parle, prochaines de celles des auditeurs, mais qui ont déjà vécu toute leur vie. Ce sont narrés semblables à celui des amours de Borluut et de Godelieve. A travers le décor local et le ton qu'il commande, une part de vérité générale le réunit aussi à la longue complainte des âmes sentimentales et crucifiées, à cette grande laisse qui commence aux amours de Tristan, à cette grande phrase à laquelle chaque poète unit une parenthèse, la chanson de l'amour béni et savoureux que les circonstances brutales modifient en martyrs.
Ils sont touchants, ces amoureux pâles, dans la cité où les moteurs et les dynamos vont faire irruption. Le carillon de Borluut est comme l'orgue d'un vieux maître de chapelle, qu'on taxe de folie, parce qu'il se souvient toujours de quelque fulgurante apparition de sainte Cécile descendue sur des rayons de mélopée, pour ajouter l'ivresse de la beauté entrevue à celle des vingt ans sonores du musicien. Et la pauvre Godelieve aux yeux de lac, au teint de lait, n'est-elle pas de la famille de ces douces femmes closes dans une quotidienne simplicité, enrichissant de profondeur tout détail de vie qu'elles touchent, à travers qui les peintres primitifs ont effigié les saintes femmes, celles qui pleurent aux pieds du Christ et les madones un peu lourdes et gauches, mais d'un si intime recueillement, auprès de qui l'enfant Jésus tourne les pages d'un livre? Elle est d'une tendresse, sans élans de paroles, profonde et victorieuse comme l'habitude, avec des ténacités d'héréditaires passions, des souplesses cachées de tiges de lierre sous l'épaisseur des feuillures. C'est une passionnée aux mains jointes, mais si ardente que les feuillets de l'Evangile lui apparaissent semés des lettres pourpres de l'amour, et sa logique extase la mène aux portes de fer rougi de la passion.
I
Rodenbach s'est beaucoup souvenu. C'était son droit. Il s'est remémoré la terre natale et l'a démaillotée de l'oubli. Une partie de son talent vient de ses solides attaches avec le passé. C'est par là qu'il a exercé sur la littérature de sa petite patrie, tout en se fondant dans la nôtre (car il n'y a qu'une littérature française et on peut y évoquer les Flandres au même titre que les villages cévenols), une grosse influence. Il a retrouvé des clefs perdues pour rouvrir la chartre de l'église des ancêtres. Il a indiqué la voie à ses compatriotes. Ils ne le disent pas tous, mais tous le savent. Et songez qu'il fut seul en cette province immense et décuplée par l'indifférence littéraire que fut la Belgique. Si un homme a triomphé de son milieu, c'est bien lui. Le seul De Coster avait écrit là-bas, au milieu d'académiques patoisements, bouffons, comme si de beaux esprits de canton avaient pratiqué la littérature française, ou qu'à la cour de Soulouque le petit nègre eût brillé dans les cérémonies officielles. Sans doute Paris n'était pas loin, mais, intellectuellement, aussi éloigné qu'au temps des plus somnolentes diligences. Rodenbach a rapproché les distances et donné aux siens un salutaire exemple. C'est le moindre de ses mérites, mais c'en est un, et actuellement, je tiens à le dire, nos lettres et nos lettrés n'ont pas, lorsqu'il quitte Paris pour retourner là-bas, d'ami plus chaud, plus sincère, plus sûr et plus prêt, sans accentuer un seul de nos défauts, à vanter haut et ferme ce que nous pouvons avoir de qualités.
Villiers de l'Isle-Adam.
Notes à propos d'un livre récent.
I
A un temps convenable après la mort de Villiers de l'Isle-Adam, M. du Pontavice de Heussey met au jour un volume anecdotique touchant la biographie de l'écrivain disparu, et quelques dates de production de ses œuvres. Les premiers chapitres de ce livre sont pieux en ce qu'ils fixent la généalogie dont l'écrivain fut fier, curieux en ce qu'ils dissipent plausiblement les ombres que quelques contestations laissaient planer sur ce droit aux aïeux dont il fut si jaloux, intéressants parce qu'ils nous content des périodes de prime jeunesse sur lesquels peu de documents, sauf celui le plus intéressant, du commencement de l'Avertissement (Chez les Passants, p. 287). Après ces bonnes pages sur les années d'apprentissage, le biographe entame l'histoire des années de maîtrise, et là rien n'est à glaner d'inédit, rien qui n'eut été conté par le maître ou quelques-uns de ses vieux amis, et rien de saillant à relever, que quelques erreurs légères et, il est vrai, sans nocivité pour la mémoire du biographié.
La légende d'ailleurs dont l'anecdote et le racontar ont ensablé le souvenir de cette vie, n'est de nul intérêt; fondée sur tels passagers avatars imposés à l'écrivain par sa détresse, tels récits de concessions à la grande presse déterminées par ce même urgent motif, sur telle prodigue loquacité à propos de ses prochaines œuvres, naturelle si l'on pense qu'elles étaient, ces œuvres, sa vie même, cette légende est puérile et, à vrai dire, ne narre rien.
Le seul point peut-être qui offrirait quelque intérêt, mais celui-là se retrouve en la vie de presque tout écrivain d'exception, serait d'énumérer et d'expliquer quels furent les éditeurs, inconnus, besogneux, fantastiques parfois, éphémères presque toujours qui osèrent seuls risquer les responsabilités financières de ces livres, et démontrer que sauf vers la fin de la vie de Villiers, ce furent dans les plus jeunes et les moins pécuniaires des revues, dans des papiers de lettres aussi audacieux qu'éphémères, que furent publiés contes, romans et drames, dont ils comptèrent parmi les meilleurs ornements et sacrifices, dont ils demeurent pour les bibliographes les plus efficaces curiosités.
Ainsi passim existent ces pages dans la Revue fantaisiste, la Revue des lettres et des arts, revue fondée par Villiers, la République des lettres, devenues classiques, et d'autres si inconnues comme le Spectateur, revue franco-russe où parut par exemple l'Inconnue (des Contes cruels).
Comme date (il est inutile de le redire), Villiers de l'Isle-Adam appartint et fréquenta au groupe dit le Parnasse contemporain; dans une explication plus large que celle qui enferme cette dénomination de groupe sur quelques personnalités qui défendent encore, attardés, les vieux rythmes de la poésie romantique, les Parnassiens de ce temps étaient, en somme, des novateurs sinon de fait, du moins de goût. L'Ecole réclamait, contre un modernisme assez lâche, le droit à l'évocation des mythes, à la résurrection historique, à l'exotisme; ses alliances allaient vers les peintres symboliques et les préraphaélites, et aussi défendaient les premiers impressionnistes; son engouement se précisait musicalement vers Wagner; en prose les adeptes voulaient suivre Théophile Gautier et Banville dans leur art de la nouvelle un peu ailée, contemporaine, mais de haut. L'influence de Flaubert fécondait leurs rêves épiques.
Villiers fut presque l'un d'eux par quelques-uns de ces points communs, mais il s'en distinguait éminemment par la possession d'une philosophie personnelle et par le don d'ironie, rarement départi aux jeunes écrivains de ce moment, et aussi par une souplesse à manier différentes formes d'art, rarement exercées dans le cénacle. Dramatiste, nouvelliste il le fut avant eux; poète en leur gamme, il le fut peu et peu de temps; ces brodequins lui furent-ils trop étroits, c'est probable, et, en ce cas, il rentrerait dans cette nombreuse catégorie des poètes français qui rejetèrent le rêche et strict instrument de l'alexandrin pour confier alors leur rêve à la prose cadencée. Le poème en prose aux proportions étendues tout au long d'un conte, souvent aussi le poème en prose pris, laissé, repris au long d'un conte pour en interpréter les musiques principales et thématiques, la large phrase rythmée du poème en prose appliquée à la farce, pour y donner nette la configuration d'un personnage et, en face, de vives et cursives railleries écrites à plaisir dans l'impersonnel et presque le plus administratif des styles, tels sont les deux points les plus opposés, contrastants de la manière de Villiers. Idéalement des façons d'aborder les sujets aux amples développements issues de Poe, d'Hoffmann et de Flaubert, des façons de développer (le premier) les risibilités d'une certaine science moderne, pratique et opaque, procédant en cela de Poe mais avec toute l'invasion d'un procédé de plaisanterie résidant en la gravité de l'intonation et la pompe des lignes de phrases pour enchâsser la calembredaine, et des façons d'insérer en des pages narratives et coupées en petits intervalles, des crissements secs de formules brèves frappées en médailles, déduites en illusoires proverbes et en bouffons aphorismes. Ces caractères marquent une série d'œuvres diverses, soit, parmi tant, l'Amour suprême, la Maison du bonheur, Véra, le Phantasme de M. Redoux, la Machine à gloire, le Plus beau dîner du monde, la Couronne présidentielle, et, dans de plus amples proportions, mais dans une semblable genèse du procédé, Tribulat Bonhomet et l'Ève future.
Bonhomet, l'Ève future, Axel, sont les trois points élevés de cette série d'œuvres, de ce laborieux travail de trente ans. Bonhomet (ici ouvrons une parenthèse); en toute œuvre, si parfaite qu'ait cru l'ériger l'auteur, si peu vaniteux que fût, il semble, Villiers, il dut, lui, le correcteur perpétuel, croire des pages menées complètement à bien, puisqu'il les donna, et ceci dit, en faisant toute restriction, puisque la détresse en pouvait hâter les publications,—en toute œuvre, se produisent bientôt des fanures, apparaissent des lézardes, des draperies s'éliment, des ors s'émincent, des opales meurent. Il semble qu'en le livre ci-étudié une part surtout souffre déjà l'injure du temps, et cela parce qu'elle fut plus vivement écrite, plus imprégnée du souffle contemporain. C'est la comédie, ou plutôt l'intermède comique qui s'entrelace aux idées sérieuses, lyriquement dites; et s'il reste de Bonhomet l'image puissante d'un Prudhomme, d'un Prudhomme développé, devenu fort, car son ignorance et son incapacité d'intellect peuvent à cette heure diriger et utiliser les ressources pratiques de la science, quelques-uns, beaucoup des mots qui émaillent le texte ont pâli. Mais il reste une puissante caricature d'un certain esprit, ou plutôt d'une certaine allure d'existence scientifique. Bonhomet est avec justesse le représentant d'une science qui est beaucoup plus une nomenclature qu'une science pure, et qu'il sait d'ailleurs réduire à la pure nomenclature; il est le médecin fier et ignorant et solennel. Il n'est pas l'homme de la science; il est le fétichiste des résultats grossiers de quelques spéciales méthodes; il est à la science ce que les perroquets des plagiaires de la foudre (Histoires insolites) sont à la littérature.
Aussi dans l'Ève future, ce rêve de si loin, qui peut venir, comme le raconte M. du Pontavice, d'une anecdote touchant quelque lord anglais dont le singulier suicide fut frappant, du propos un peu étonnant au moins d'un ingénieur américain, qu'on aperçoit là, ou plaisant à froid, ou un peu exalté d'enthousiasme pour Edison, mais qu'on pourrait aussi voir issu d'un esprit préoccupé longtemps du joueur d'échecs de Maelzel aussi ayant longtemps sondé le mystère de quelques-unes des plus poignantes nouvelles d'Hoffmann (car il existe le mythe de Coppélia), dans l'Ève future, dans cette production bien nouvelle les fanures sont la place presque maintenant vacante qu'y ont prise les lazzis, aussi des manques dans l'intérêt, au premier abord toujours croissant, lorsqu'on repasse par les longues préparations scientifiques, par où Villiers veut donner à son songe les allures de la vraisemblance et de la probabilité (soin inutile), tandis que s'ajeunit le long développement de l'idée mère «Ah! qui m'ôtera cette âme de ce corps» dont l'incantation s'étend en longues et lentes musiques captivantes dans les chapitres Par un soir d'éclipse, l'Androsphynge, l'Auxiliatrice, Incantation, Idylle nocturne, Penseroso.
A quoi doit-on attribuer ces légères tares de l'Ève future, cette inutile démonstration de la machine de l'Andréide, et les quelques vains soliloques d'Edison, et même le superflu de quelques dialogues avec lord Ewald; à côté des chapitres précités, à côté de cette définition de l'Andréide «dont le propre est d'annuler en quelques heures, dans le plus passionné des cœurs, ce qu'il peut contenir pour le modèle de désirs bas et dégradants, ceci par le seul fait de les saturer d'une solennité inconnue, et dont nul, je crois, ne peut imaginer l'irrésistible effet avant de l'avoir éprouvé». A côté de «il nous est permis de réaliser, désormais, de puissants fantômes, de mystérieuses présences mixtes... cependant ce n'est encore que du diamant brut, c'est le squelette d'une ombre attendant que l'ombre soit», pourquoi les inutiles descriptions de la chair artificielle, etc. La raison qui nous en apparaîtrait la plus claire, c'est que Villiers, peu confiant en l'intelligence philosophique des lecteurs à qui il s'adressait, a cherché à créer pour eux un livre philosophique et lyrique qui fût en même temps amusant; de là le découpage des chapitres; de là des contrastes et des moyens de dramaturgie facile; de là la concentration superflue de toute l'idée du livre en tout ce récit des aventures de Mme Any Anderson, aussi le portrait-charge de Miss Alicia Clary, parfois poussé trop au grotesque, émaillé de mots d'une condensation plutôt apparente. Villiers a voulu être amusant, et dépasser, sur le terrain de la littérature fantastique, les adaptateurs heureux, comme il espérait en égaler les maîtres réels; les taches de l'Œuvre d'art métaphysique, de la légende moderne dont il avait conçu l'idée, appartiennent en propre autant au milieu ambiant, au milieu qui ne sait tolérer l'idée pure qu'enguirlandée d'anecdotes plaisantes, qu'au tempérament de l'auteur et à son penchant vers la raillerie.
II
L'esthétique particulière de Villiers de l'Isle-Adam quelle est-elle?
«Le génie pur est essentiellement silencieux, sa révélation rayonne plutôt dans ce qu'il sous-entend que dans ce qu'il exprime; pour se rendre sensible aux autres esprits, il est contraint de s'amoindrir pour passer dans l'accessible.
«Il est obligé d'accepter un voile extérieur, une fiction, une trame, une histoire dont la grossièreté est nécessaire à la manifestation de sa puissance et à laquelle il reste complètement étranger; il ne dépend pas, il ne crée pas, il transparaît.
«Il faut une mèche au flambeau, et quelque grossier que soit en lui-même ce procédé de la lumière, ne devient-il pas absolument admirable lorsque la lumière se produit... Le génie n'a point pour mission de créer mais d'éclaircir ce qui, sans lui, serait condamné aux ténèbres. C'est l'ordonnateur du chaos; il appelle, sépare et dispose les éléments aveugles, et quand nous sommes enlevés par l'admiration devant une œuvre sublime, ce n'est pas qu'elle crée une idée en nous, c'est que, sous l'influence divine du génie, cette idée qui était en nous, obscure à elle-même, s'est réveillée comme la fille de Jaïre, au toucher de celui qui vient d'en haut (Hamlet, Chez les Passants, p. 40, un article déjà paru dans la Revue des Lettres et des Arts, vers 1863.)
Mon art, c'est ma prière, et, croyez-moi, nul véritable artiste ne chante que ce qu'il croit, ne parle que de ce qu'il aime, n'écrit que ce qu'il pense; car ceux-là qui mentent se trahissent en leur œuvre dès lors stérile et de peu de valeur, nul ne pouvant accomplir œuvre d'art véritable sans désintéressement, sans sincérité.
Il faut à l'artiste véritable, à celui qui crée, unit et transfigure ces deux dons indissolubles dans la science et la foi. (Souvenir, Chez les Passants, p. 43.)
La littérature proprement dite, n'existant pas plus que l'espace pur, ce que l'on se rappelle d'un grand poète, c'est l'impression dite de sublimité qu'il nous a laissée, par et à travers son œuvre, plutôt que l'œuvre elle-même, et cette impression, sous le voile des langages humains, pénètre les traductions les plus vulgaires (La Machine à gloire).
La philosophie, nous la trouvons aussi éparse au long de son œuvre en quelques phrases.
«Mon mégaphone même, s'il peut augmenter la dimension, pour ainsi dire, des oreilles humaines, ne saurait toutefois augmenter de Ce qui écoute en ces mêmes oreilles—... Quand bien même j'arriverais à faire flotter au vent les pavillons auriculaires de mes semblables, l'esprit d'analyse ayant aboli dans le tympan les existences modernes, le sens intime des rumeurs du passé (sens qui en constituait encore un coup la véritable réalité), j'eusse beau clicher en d'autres âges leurs vibrations, celles-ci ne représenteraient plus aujourd'hui, sur mon appareil, que des sons morts, en un mot que des bruits autres qu'ils furent, et que leurs étiquettes phonographiques les prétendraient être, puisque c'est en nous que s'est fait le silence.
Ainsi tu oubliais cependant que la plus certaine de toutes les réalités, celle, tu le sais bien, en qui nous sommes perdus, et dont l'inévitable substance en nous n'est qu'idéale (je parle de l'infini) n'est pas seulement que raisonnable. Nous en avons une lueur si faible, au contraire, que nulle raison, bien que constatant cette inconditionnelle nécessité, ne saurait en imaginer l'idée autrement que par un pressentiment, un vertige; ou un désir.» (Ève future).
«Maître, je sais que selon la doctrine ancienne, pour devenir tout puissant, il faut vaincre en soi toute passion, oublier toute convoitise, détruire toute trace humaine, assujettie par le détachement. Homme, si tu cesses de limiter une chose en toi, c'est-à-dire de la désirer, si, par là, tu te retires d'elle, elle t'arrivera, féminine, comme l'eau vient remplir la place qu'on lui offre dans le creux de la main. Car tu possèdes l'être réel de toutes choses en ta pure volonté, et tu es le dieu que tu peux devenir.
Les dieux sont ceux qui ne doutent jamais. Echappe-toi comme eux par la foi dans l'Incréé. Accomplis-toi dans ta lumière astrale, surgis, moissonne, monte. Deviens ta propre fleur. Tu n'es que ce que tu penses, pense donc éternel...
Ce qui passe ou change vaut-il qu'on se le rappelle? Qui peut rien connaître sinon ce qu'il reconnaît. Tu crois apprendre, tu te retrouves, l'univers n'est qu'un prétexte à ce développement de toute conscience. La loi, c'est l'énergie des êtres, c'est la notion vive, libre, substantielle qui, dans le sensible et l'invisible, émeut, anime, immobilise ou transforme la totalité des devenirs. Tout en palpite. Te voici incarné sous des voiles d'organisme dans une prison de rapports. Attiré par les aimants du désir, attrait originel, si tu leur cèdes, tu épaissis les liens pénétrants qui t'enveloppent. La sensation que ton esprit caresse va changer tes nerfs en chaînes de plomb. Et toute cette vieille extériorité, maligne, compliquée, inflexible—qui te guette pour se nourrir de la volition vive de ton entité—te sèmera bientôt, poussière précieuse et consciente, en ses chimismes et ses contingences, avec la main décisive de la mort. La mort c'est avoir choisi. L'impersonnel c'est le devenir... Ayant conquis l'idée, libre enfin de ton être, tu redeviendras, dans l'Intemporel, esprit purifié, distincte essence en l'esprit absolu, le consort même de ce que tu appelles une déité... Saches, une fois pour toujours, qu'il n'est d'univers pour toi que la conception même qui s'en réfléchit au fond de tes pensées... Si, par impossible, tu pouvais, un moment, embrasser l'omnivision du monde, ce serait encore une illusion l'instant d'après, puisque l'univers change comme tu changes toi-même et qu'ainsi son apparaître, quel qu'il puisse être, n'est en principe que fictif, mobile, illusoire, insaisissable... Tu es ton futur créateur... Ta vérité sera ce que tu l'auras conçue.». Axel.
Partout, dans l'œuvre de Villiers, contes ironiques, contes philosophiques, drames à longs pans allégoriques, cet hégélianisme poussé au nihilisme presque vis-à-vis du monde extérieur.
Présentée, ironiquement, en charge, en longues phrases grandiloquentes, partout la même idée; dans un monde d'ombre et d'illusion, des passants vont, irresponsables, sans lumière, sans bâton, sans guides, emmurés dans leurs sens, la sottise humaine n'étant que l'ignorance ou le mépris par ignorance d'anciennes et immuables vérités; les passants circulent autour de rares initiés, qui se doivent reconnaître seuls en leurs cerveaux, seuls en leurs volitions, et dont le devoir est de se créer sans cesse supérieurs par l'affinement de leurs désirs vers la pureté et l'idée. Ces gens d'élite portent dans leur âme le reflet des richesses stériles d'un grand nombre de rois oubliés (Souvenirs occultes); si vous élargissez le sens de cette phrase, vous aurez l'idée-mère d'Axel.
A cette constatation quasi désespérée dans sa noblesse,—à savoir qu'il n'est nul but que l'existence même, à condition qu'elle soit cérébrale,—pour adoucir le dur chemin solitaire, Villiers offre la foi, la foi en des êtres de limbes, semi-existants vers la limite du monde réel, fantômes de bonté, anges perceptibles à qui les peut apercevoir. «Impénétrable à des yeux d'argile, la face du messager ne peut être perçue que par l'esprit. Efflux et assises de la nécessité divine, les anges ne sont, en substance, que dans la libre sublimité des cieux absolus, où la réalité s'unifie avec l'Idéal. Ce sont des pensers de Dieu discontinués en êtres distincts par l'effectualité de la toute-puissance.
—Réflexes, ils ne s'extériorisent que dans l'extase qu'ils suscitent et qui fait partie d'eux-mêmes.»
Ces êtres de limbes apparaissent aux prédestinés, à ceux qui ont su garder le libre état de leur conscience et de leur sens, dans le sommeil, dans la vision, dans des minutes rares et brèves d'exaltation; les contacts qu'ils font subir étant de nature toute spéciale, et n'engendrant que des vibrations tout intellectuelles, il faut, pour éprouver le choc et ne le point laisser passer comme une léthargique minute, y être préparé, pour le comprendre, il faut y avoir, dès l'abord, réfléchi, savoir que tout dans la matière est complexe, que dans la vie intellectuelle tout est ténèbres, sauf ce point fixe auquel il faut croire, qu'elle est éternelle et émanée d'un Dieu.
C'est la foi, la foi philosophique que Villiers admet comme constat de la vie, avec ses troubles et ses lacunes, et comme solide bâton d'appui, il offre la foi en Dieu, sous les auspices du christianisme. Il aime le christianisme, de race, de foi, d'admiration pour ses martyrs et aussi de dilection pour l'habileté de ses ministres. Grands ils sont à ses yeux comme consolateurs, grands comme impeccablement obéissants à des maximes dont ils n'ont d'autre clef pour les bien comprendre que de les connaître supérieures à leurs cerveaux par l'étrangeté poussée à l'absurde de leurs propositions; si l'homme les pouvait comprendre, seraient-elles d'origine divine, Villiers ne le croit pas. Donc, en principe, deux choses sont établies, l'homme n'est qu'un cerveau reflétant des pensées, sa joie est rêve (Véra), sa douleur est déception (La Torture par l'espérance), et son éphémère existence, si elle n'est celle d'un passant, ne peut se résoudre que dans l'affirmation par le talent ou la vertu d'une identité du vivant, ou d'une recherche de ressemblance tentée par lui vers une belle minute d'éternité, c'est-à-dire une minute de Dieu.
Sa foi, sa philosophie, qui se confondent sont, en ses œuvres, éparses. Descendant de ses principes, Villiers, s'il considère le monde vivant, le traduira dans les Contes cruels, et sous ce titre: Chez les Passants. Des fantaisies politiques alterneront avec des peintures de natures inférieures, un peu par-ci, par-là, pour le contraste, émaillées de belles apparitions d'âme. Son découragement se traduira par l'Ève future, nœuds d'impossibilité sur impossibilités dénouées par un impossible savant, pour un homme taxé à l'avance d'être unique. S'il incarne un rêve plus élevé, plus près de la raison pure et de l'éternelle passion, ce sera Axel.
L'Eglise et toutes ses promesses de paix, la science et tous ses infinis de connaissances, l'or fantastique en ses puissances et ses quantités les plus hautes, si démesurées «qu'il en devient un sceptre», l'amour de deux êtres prédestinés, exceptionnels, plus qu'uniques, fruit de la recherche de deux races l'une vers l'autre aidées par d'occultes presciences, les sciences d'Orient, les traditions des Rose-Croix, la noblesse, et la beauté, ne peuvent aboutir qu'à un dialogue et à la mort—l'or et l'amour n'auront pu servir par leur échec qu'à créer un signe nouveau; les deux renonciateurs qui se seront trouvés par la prédestination, et la féerie du devenir, exposeront ainsi la désertion des Idéals.
Cette œuvre d'Axel, ce beau poème dramatique (car fût-il avec ses larges développements du discours conçu pour quelque scène?), on nous la présente volontiers, comme le testament littéraire et philosophique de Villiers. Et de fait, toutes ses idées antérieures s'y représentent revêtues de plus mystiques et plus ouvrés vêtements, ses symboles y apparaissent plus détachés de la trame anecdotique; nous la devons donc accepter ainsi comme œuvre capitale et caractéristique, surtout, seulement même parce que la mort est venue interrompre le défilé des œuvres; ces tables de promesse en tête des livres, et des phrases éparses dans les textes démontrent clairement qu'Axel n'était pas l'expression de sa pensée définitive. Au moment du duel, Axel dit au commandeur: «Vous avez, j'imagine, entendu parler d'un jeune homme des jours de jadis qui, du fond de son château d'Alamont, bâti sur ce plateau syrien surnommé le Toit du monde, contraignait les rois lointains à lui payer tribut. On l'appelait, je crois, le vieux de la Montagne, eh bien... je suis, moi, le vieux de la Forêt.»
Nul doute que ce vieux de la Montagne indiqué comme en préparation, à tel début du livre, n'eût apporté, parallèlement à Axel, une autre note, et nous eût démontré dans l'âme de Villiers de l'Isle-Adam plus encore de complexité.
Sa métaphysique dont nous ne connaissons que les résultantes par ces quelques phrases qu'échangent Hadaly et lord Ewald, Maître Janus et Axel, phrases poussées nécessairement à la pompe du drame, et quoique explicites non très développées, nous en eussions eu le commentaire dans ces trois tomes: De l'Illusionnisme, De la Connaissance de l'Utile, L'Exégèse divine. Evidemment, d'avoir lu, on peut s'imaginer quelles idées ce seraient, sous ces trois titres, construites et expliquées, mais la certitude ne se pourrait établir que si des notes ou des fragments de ces livres sont un jour décelés à la curiosité.
III
La formation intellectuelle de Villiers, la date de ses œuvres, l'heure des influences et quelles sur sa pensée et sa production; nul n'en ignore; récapitulons qu'après les premières poésies déjà deux drames: Elen et Morgane, affirmaient un auteur dramatique, et que le faire d'Axel s'y trouve embryonnaire. Dans Elen, drame de cape et d'épée, avec les romantiques pourpoints et les épées des étudiants du Tugendbund, s'isole, fragment égal à des œuvres futures, un rêve d'opium. Isis, l'œuvre interrompue, amène, avec un art complet et complexe, tout le livre, vers une très large et belle scène finale; Bonhomet, qui fut long à paraître en librairie, la Revue des Lettres et des Arts en donnait déjà Claire Lenoir, le fragment le plus important, et non dépassé par les additions postérieures; les Contes cruels s'éparpillaient depuis cette date au long des revues; puis ce fut L'Ève future, plusieurs fois réécrite, puis Akédysseril, puis L'Amour suprême, les Histoires insolites et Axel.
L'influence la plus profonde qu'on puisse déterminer est celle d'Edgar Poe. Dans les hautes conceptions de ses personnages féminins, d'une si stricte élégance et de sobre éloquence, on entrevoit des souvenirs de Ligeia. Aussi, dans le tour plaisant des contes grotesques, Hoffmann lui fut inspirateur par cette double vision de la personnalité humaine; des âmes pures presque invisibles, circulant au milieu de caricaturales et presque animales apparences. De Baudelaire sans doute sont venues à lui de belles visions de nuit, et de tristesse sous les étoiles, et de Wagner, la méthode symphonique de ses dernières œuvres et le culte de la cadence dans les phrases initiales des tirades. Certaines sont scandées, développées, rythmées comme de la musique. Le procédé éclate surtout dans l'Ève future. Dans Axel, la recherche de la cadence musicale est moins profonde, et fait place le plus souvent à une recherche de proportions serrées dans les répons dramatiques et les scènes antithétiques les unes aux autres. A côté de cette influence sur la façon d'écrire (car il n'en est guère trace dans l'intime pensée que reflètent les livres), Wagner eut encore pour l'écrivain français le prestige de celui qui avait fait son œuvre, toute son œuvre, grâce au concours des circonstances et de sa volonté (voir la Légende moderne, Histoires insolites), et peut-être l'exemple du réformateur allemand arrivé, après transes, au fate de toute gloire, soutint-il souvent, dans la pénible vie littéraire, Villiers, et l'aida-t-il vers la force qui permet les œuvres de longue haleine.
La langue de Villiers est pure et son style ample; sa nouveauté en français est sa rythmique musicale, non pas neuve en son existence même, puisque Les Bienfaits de la Lune l'indiquaient, mais en son harmonieux arrangement, sur la longue surface d'un livre ou d'un drame. S'il fallait, en faisant la part des influences citées plus haut, du temps et des matières de pensées nouvelles, que Villiers apporte, évoquer l'écrivain duquel il dresse le souvenir, nous penserions à Chateaubriand, au Chateaubriand des dernières œuvres, Les Mémoires d'Outre-Tombe, et le Discours à la Chambre des pairs, et ce n'est pas la rythmique seule de l'éloquence qui les réunit, en l'esprit du lecteur, mais là les rapprochements sont si évidents et d'un ordre tellement simple, que mieux vaut se borner à juxtaposer ces deux noms.