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Symbolistes et Décadents

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J'ai vu le cimetière

Du bon pays d'Ambérieux,

Qui m'a fait le cœur joyeux

Pour la vie entière.

Et sous la mousse et le thym,

Près des arbres de la cure,

J'ai marqué la place obscure

Où quelque matin

Quand, dans la farce commune,

J'aurai joué mon rôlet

Et récité mon couplet

Au clair de la lune,

Libre, enfin, de tout fardeau,

J'irai tranquillement faire,

Entre mon père et ma mère,

Mon dernier dodo.

Pas d'épitaphe superbe,

Pas le moindre tralala,

Seulement, par-ci, par-là,

Des roses dans l'herbe,

Et de la mousse à foison,

De la luzerne fleurie,

Avec un bout de prairie,

A mon horizon.

Ainsi Gabriel Vicaire, dans son premier recueil, les Emaux Bressans, indique son vœu d'outre-vie! Le poète était né en 1848. Les Emaux Bressans virent le jour en 1884. Vicaire avait alors trente-six ans. Cette pièce n'est sans doute pas une des dernières écrites; aussi, faut-il y voir, plutôt qu'une ombre jetée sur l'âme du poète par l'appétit de la mort, la préoccupation du tombeau ou quelque pessimisme, le souci simplement d'écrire une pièce aimable sur un sujet triste, ou même quelque narquoiserie de bon vivant en face de la Camarde. Le poète aussi a pu vouloir, par un poème, en apparence sans façon, au fond très de rhétorique, se rattacher plus fortement au sol qu'il chantait, en y fixant par avance sa demeure dernière. Ce n'est point de ces épitaphes comme s'empressent, dès leurs premiers chants, les poètes romans de s'en confectionner mutuellement; c'est plus simple de ton, c'est tout de même artificiel. Cela appelle comme pendant un hoc erat in votis, et si nous le trouvons, ce sera, sur l'esprit de l'auteur, une clarté. Sans feuilleter beaucoup, le voilà cet hoc erat in votis. Il s'appelle Bonheur Bressan. L'auteur déclare refaire à sa manière le rêve de Jean-Jacques:

Avoir, près d'un pêcher qui fleurirait à Pâques,

Un bout de maison blanche au fond d'un chemin creux.

près des bois, et là vivre en paysan calme et réfléchi, avec quelque beuverie et ripaille saine, de temps en temps, sous une tonnelle fleurie.

Ainsi je vieillirai et j'attendrai mon tour,

A ne jamais rien faire occupé tout le jour,

Je n'en demanderais, ma foi, pas davantage,

Mais s'il venait, rêveuse, un soir à l'Ermitage,

Quelque fillette blonde avec de jolis yeux,

Pour la bien recevoir on ferait de son mieux.

Il y a là non de la banalité, mais de l'extrême simplicité, avec une pointe de sentiment. Voilà une des caractéristiques du poète: assez peu difficile sur le choix de son sujet, et sur l'ordre de l'émotion, il sait colorer d'expression son fond un peu terne et il sait dominer, et concréter sobrement une sentimentalité sans grand raffinement, au moins à ce début de sa vie littéraire. Le poète dit avoir écrit, loin des foules, là où l'inspiration le prit, où le désir de traduire une allure jolie de vie rustique s'est imposé en lui, soit qu'il vaguât dans une cour de ferme, qu'au cours d'une flânerie il se soit arrêté, dans quelque bouchon, à goûter ce petit vin blanc perfide et follet, dont il écrivit qu'il est dur au pauvre monde, et que, sous son air très doux, «il vous mène tambour battant voir du paysage». Vicaire a voulu donner non des Kohinnors radieusement sertis, mais des émaux tels que les portent, aux jours de loisir et de fêtes, les fermières cossues de sa Bresse bien-aimée: c'est un tout petit peu d'or qui fournit le substrat de ces croix ou de ces broches, et tout autour c'est du bleu, du vert, du rose, et il a cherché l'équivalent de ces couleurs fixées au feu sur les joyaux rustiques, dans le bleu clair d'un ciel doux, dans le vert d'un verger; il y ajouta des opales qui font songer «au lait qui court parmi les gaudes». Chemin faisant, non seulement il regardait fort les belles filles, mais aussi il écoutait et notait leurs chansons. Il en a retenu de joliettes, qu'il a répétées en maniant ses émaux. Tandis qu'il chante les louanges de la petite Annette:

La rose du pays bressan,

Le merle et la bergeronnette

Lui font la conduite en dansant.

La voici fraîche, gaie, alerte,

Ainsi que le furet des bois,

A ses pieds la mousse est plus verte,

Le buisson fleurit à sa voix.

qu'il chante aussi Claudine, car il ne faut pas se piquer de ridicule fidélité, ou bien Rose, Rosette à qui il redit en son style les vers à Cassandre, de Ronsard, ou telle ballade de Villon:

Que c'était donc chose légère,

Ce cœur joli, ce cœur, bergère,

Dont si gaîment tu faisais don;

Vois, ce n'est plus qu'une amusette,

Rose, Rosette,

A l'abandon.

il s'amuse aussi à noter des silhouettes un peu balourdes, de gaies silhouettes du pays de tous les jours: le curé de chez nous, fort bonhomme, mais savant incomplet, et toujours écouté avec respect par ses ouailles qui n'en constatent pas moins avec quelle sérénité il s'embrouille dans ses allocutions, la mère Gagnoux, l'aubergiste chez qui tout arrive à point; «la danse, l'omelette» et bien des gens de Bresse, gras et dodus qu'il compare aux poulardes de leurs pays. Il chante une berceuse à de vaillants poupards aux faces bien rondes qui épuisent leurs nourrices et donnent lieu à ce pronostic, qu'ils ne seront pas des penseurs, mais de bons vivants. Il chante aussi avec luxe, variété et précision tout ce qui se mange et tout ce qui se boit. Il ne s'arrête pas, comme d'autres poètes de la rusticité, à décrire les pintes florées, les assiettes où se hérissent des coquelets, les bassines reluisantes, les marmites aux panses profondes, il va à l'essentiel, à la bonne chère. Il dit la louange de la vie facile, et sa morale et son pittoresque il les résumerait:

Que faut-il pour être heureux en ce monde,

Avoir à sa droite un pot de vin vieux,

En poche un écu, du soleil aux yeux

Et sur les genoux sa petite blonde...

Ce serait, avec, en plus, la compréhension et le goût des beautés de Nature, une sagesse un peu à la Duclos, que nous apporteraient les Emaux Bressans. Un de plus alors, parmi les poètes de la joie légère, du cabaret, presque du Caveau!

Heureusement que la sensibilité du poète le conduit, malgré un dessein arrêté de terre à terre, de terre à terre de terroir, à plus d'émotion, et voici dans les Emaux Bressans une pièce qui élève singulièrement le volume, une pièce d'anthologie, au meilleur sens du mot: la Pauvre Lise: c'est rustique, c'est familier, c'est éloquent, c'est sobre, c'est de la beauté simple. Lise est une fille qui aima: la voici dans l'église sous le drap noir. Les amoureux sont ingrats, ou du moins sont-ils amoureux ailleurs avec la même dévotion qu'ils eurent pour Lise, et le soin d'Annette ou de Claudine les a tenus absorbés loin de tout souvenir de la petite morte. Aussi pas de cierges. L'église se vide de gens pressés, qui viennent de se confesser, et ont hâte d'aller restaurer leur cœur allégé; le curé, aussi, craint que son déjeuner ne brûle; mauvaise disposition pour convoquer une âme vers Dieu! et il bâcle sa messe:

Aux malheureux courte prière,

Ça ne rapporte presque rien,

Pas une âme autour de la bière,

On dirait qu'on enterre un chien.

et le poète se met à rêver à Lise, telle qu'il l'aima (car lui, est venu honorer son souvenir), à ses cheveux que le soleil venait dorer,

A ses yeux bleus de violette,

Si doux lorsque je l'aimais.

et outré de cet abandon il s'en ira, pour le repos de Lise, en pèlerinage vers Notre-Dame de Fourvières; pour mieux capter sa bienveillance, il n'offrira pas à la Vierge un ex-voto, mais il donnera au petit Jésus qu'elle porte,

Un moulin aux ailes d'ivoire

Pour qu'il rie en soufflant dessus,

ce qui sera un peu l'image de l'âme légère, pure tout de même, mais si sensible au vent de tout caprice que fut Lise, et lorsque la Vierge, la seule peut-être, avec lui, qui se souciera de Lise désormais, pensera à la pauvrette, ce sera avec une compassion mêlée d'un sourire, avec un sentiment léger, gai à la fois et mouillé, et tendre comme furent ceux de l'amoureuse morte. Tout ce petit poème, en sa brièveté, est parfait. C'est dans ce livre de débuts où une personnalité s'affirme malgré, des tics et des imitations, la page d'amour qui permet de conclure à un artiste véritable, plus encore que le Poème du paysan, d'ambition plus grande, mais moins réussi. La Pauvre Lise donne le gage que Gabriel Vicaire peut prendre rang par la sincérité et l'émotion parmi les petits maîtres, et que s'il n'apporte pas une manière de sentir et de s'exprimer toute neuve, il peut placer, à côté des belles choses du passé, des choses originales, originelles de lui, gravées avec le burin que lui laissèrent des maîtres disparus. Un peu de Villon, un peu d'un Béranger qui serait lyrique! Ce n'est pas germain du tout, ce poème de Lise; c'est, dans une langue rajeunie, un peu de l'esprit de nos vieux auteurs; ce n'est pas lyrique par expansion mais par concision, marque de bons esprits de notre littérature classique.

Je viens de parler d'imitations, de modes suivies, et je voudrais expliquer, car les Emaux Bressans diffèrent fortement des volumes de vers qui parurent à la même époque. Si éloignés pourtant que ces Emaux soient, au premier aspect, de la production ambiante, ils y tiennent par bien des liens, et s'il n'y a pas, à proprement parler, des imitations de poèmes d'autrui, définies, des influences s'exercèrent sur Vicaire. Gabriel Vicaire débute dans les lettres au moment où le Parnasse, après une longue lutte, commence à être reconnu par le public. Après les plaisanteries du début, Leconte de Lisle et Banville sont dans la gloire; on prise à leur valeur les vers de Catulle Mendès et de Dierx et très au-dessus de leur valeur ceux de Coppée et de Sully Prudhomme. L'opinion ne fait pas, des Parnassiens, cas de grands poètes; le dire du lecteur de goût ou de l'universitaire au courant se synthétise en phrases de ce genre. «Ils ont créé un merveilleux outil pour la poésie, ils ont aménagé de belles ressources pour un grand poète, qui viendra peut-être, qui n'est pas parmi eux, c'est sûr», c'est la phrase typique qu'on sert aux groupes de poètes, à la veille d'une consécration, durant une période plus ou moins longue, d'une façon plus ou moins générale, et à cela que répondre du camp des poètes, sinon: «faites mieux que nous». A ce moment, en général, il y a déjà, parmi l'école, des dissidences, et les générations plus jeunes sont déjà à la recherche d'un idéal autre que celui qui guida leurs aînés de vingt ans, et que ces jeunes générations viennent à peine, en quittant les bancs de l'école, de cesser d'aimer. A ce moment, où Vicaire publiait, le Parnasse avait reçu le premier heurt. Il lui venait de Jean Richepin, et de ses acolytes: Maurice Bouchor et Raoul Ponchon. «Ils étaient les vivants, parce que nous étions les impassibles», a dit Catulle Mendès en précisant la lutte du moment entre ses amis et les nouveaux venus.

Evidemment, ils manifestaient leur parfait éloignement des Dieux hindous et tout ce qui découle des Runes, leur animadversion pour Pallas, leur préférence pour des Aphrodites toutes modernes; ils désiraient s'éloigner de l'Acropole vers les Pantins et les fortifs! Il y avait bien des Parnassiens qui allaient à la guinguette et à la flâne dans Paris, des Albert Mérat, des Antony Valabrègue, mais Richepin voulait des promenades plus truculentes, et le voisinage des gueux, et l'interprétation de leurs enthousiasmes, de leurs siestes, de leur langue. Il donnait le modèle, assez souvent repris depuis, d'une poésie argotique. Il voulait être robuste et se servir d'une forme plus libre, plus forte, plus frondante que celle des Parnassiens.

Dans ces voyages, à la quête du pittoresque, on s'attardait sous des tonnelles et on faisait attention aux refrains de la route, aux complaintes des chemineaux, aux rengaines des compagnons. Les poètes voulaient de la vie, rapide et fruste, et ils chantaient le vin des aïeux, le vin de l'ouvrier, presque le vin du trimardeur. Richepin disait les Gueux, Bouchor chantait les Chansons Joyeuses, et modulait des odelettes shakespeariennes, Ponchon s'extasiait devant la truffe, la poularde et le piot. Ils mettaient à déménager l'Olympe le même zèle que les Parnassiens donnèrent à empiler de côté le Saint-Sulpice des Lamartiniens et les petites terres cuites des Mimi-Pinson d'après Musset.

Ce furent ces nouveaux venus qui influencèrent Gabriel Vicaire, et le décidèrent à un rythme doué d'abandon, à une langue qui recherche le savoureux plus que l'élégant, ne se refuse pas une trivialité pittoresque, vise le truculent, le haut en couleurs, le sain, le quotidien; ils le guidèrent vers une enquête sur le tout ordinaire à mettre en valeur, vers le chemin des fermes, près des haies où murmurent les oiselets, vers la chanson populaire et le vin qu'on boit en la chantant, et dont on chante aussi l'agrément.

C'est à ce groupe de Richepin, de Maupassant, poète éphémère, déduit de Flaubert moderniste, qu'il appartient; il est de ceux qui louèrent avec joie le Ventre de Paris, et la symphonie des fromages, comme on disait alors; il fut un des poètes réalistes, il fut un poète de terroir, parce qu'aussi à ce moment on découvrait de ce côté; on formait les bibliothèques du folk-lore, on écoutait, publiait et compilait les belles fleurs des champs des provinces françaises; il choisit la sienne, fleurant le bon-vivre parce que tel était le goût d'alors et sa propre inclination, il se trouva une sorte de patron bressan, Faret, qui crayonnait de ses vers les murs d'un cabaret, Faret, l'ami de Saint-Amant, ce qui est son meilleur titre de gloire.

En fraternisant avec Faret et Saint-Amant, il fraternisait aussi avec Richepin, dans le présent, et dans le passé avec les maîtres aimés de ce nouveau groupe de poètes, Mathurin Régnier et les vieux auteurs de fabliaux, Rutebœuf, et les anonymes dont la gloire s'est marquée en un trait, en un dicton, sans éclairer leurs noms. Il y eût, certes, influence; il gardait une personnalité parce qu'il se délimitait; sa personnalité était de chanter sa province, et aussi cette petite note de sensitivité brève, tout de même un peu contemplative, dont il resserrait l'expression à la fin de ses poèmes à la bonne chère et à la joie de vivre. Ses deux qualités n'étaient point disparates. Il y avait en ce moment-là plus de poètes locaux qu'il n'y en avait eu auparavant; maintenant, après un intervalle, le même phénomène se renouvelle, et les poètes locaux refleurissent nombreux. Mais n'est-ce point choisir, pour chanter la province natale, le moment où elle va cesser d'être particulière et tranchée, de par les communications nombreuses, et la centralisation des intelligences à Paris. Il semble que si les poètes mettent grand souci à conter les villes et les campagnes d'autour de leurs berceaux, c'est qu'il est temps d'enclore d'un dernier regard des choses qui vont disparaître; la campagne natale leur apparaît avec cette absolue netteté que prennent les êtres et les décors à l'heure d'un peu avant le crépuscule. Il n'y a plus là d'ensoleillement qui rend confuses les fortes poussées des frondaisons. Tout devient calme, tout prend sa stature exacte; c'est un bon moment pour inventorier; et puis arrivent les premiers attendrissements de la sensibilité du soir; dans le silence qui apaise toute la contrée, il y a une marche dolente des gens qui ont laissé le labeur, et une gravité sur l'aspect de tout, de tout qui va se simplifier dans le soir, s'unifier. Les gestes particuliers tombent, on va ne plus percevoir qu'une silhouette générale; c'est alors que les poètes pieux recueillent toutes ces particularités vieillotes, émouvantes et charmantes, et loin du soleil de la grande ville, et du disque de feu des trains, ils en font des chansons; mais s'ils se hâtent de les écrire, c'est qu'ils sentent bien que les pourpres du couchant vont ensevelir leurs visions, et que rien n'est moins sûr que d'espérer les retrouver à l'aube du prochain matin. C'est pourquoi, je crois, que la gauloiserie de Vicaire tient de fort près à cette petite et aimable sensitivité qui fait le grand mérite des meilleurs poèmes des Emaux Bressans, que même ce sont là deux faces du même sentiment qui vibre sous la truculence de l'ode à la victuaille.

L'évolution marche toujours, et l'évolution de la poésie lyrique, dans le dernier quart de ce siècle, fut plus active en transformations qu'en aucun autre temps; à peine Vicaire s'était-il signalé bon poète en un genre, non sans nouveauté, que voici surgir de nouvelles nouveautés, de nouveaux poètes, des hommes jeunes qui se déclaraient vers-libristes et symbolistes. Leur arrivée notoire en pleine lumière de l'art, coïncidait avec un sursaut d'activité et d'admirable production de Paul Verlaine, revenu d'exil, retour de passion et de tristesse, redonnant des éditions épuisées, les Fêtes Galantes et la Bonne chanson et les Romances sans paroles, et Sagesse, publiant Jadis et Naguère, et formulant un art poétique qui voisinait avec certaines des recherches de ses admirateurs. La jeunesse avait à payer à Verlaine un arriéré de gloire, elle le fit; la presse s'en exagéra l'influence exacte de Verlaine. Ces écrivains nouveaux aimaient aussi à porter à Stéphane Mallarmé l'hommage dû à sa belle vie contemplative, toute dédiée à l'art pur, dédaigneuse des besognes. Ils admiraient la beauté verbale de ses poèmes et sa didactique lorsqu'il esthétisait, et son exégèse du beau difficile, du rare, de l'absolu. Le poète berné de la «Pénultième» devenait le visionnaire radieux de l'Après-midi d'un Faune. Gabriel Vicaire ne comprit pas. Il eut été digne de mieux accueillir un effort d'art très élevé que par des quolibets. Ce ne fut pas la plus haute partie de son esprit qui lui dicta l'idée des Déliquescences d'Adoré Floupette, chez Lion Vanné à Byzance, plaisanterie d'ailleurs courtoise et inoffensive. Vicaire ne se donna pas le temps de voir, d'apprendre, de savoir; lui et son collaborateur Bauclair, l'auteur estimé de jolies nouvelles, partirent sur quelques détails d'extériorité. Ils firent des confusions parmi les écrivains, prenant un peu légèrement les uns pour les autres, mêlant pour ainsi dire bousingots et romantiques et de là ce petit volume, pas méchant, pas amusant non plus, qui fit en son temps un assez joli bruit. On préféra croire que d'aller voir et l'on fut d'accord pour admettre, sans examen, que les parodies de Floupette étaient presque des calques. Ce n'était que farce légère précédée d'une préface. Le titre en était presque tout le piquant: Lion Vanné à Byzance! Vanné était un mot populaire, récent, il avait passé par les petits théâtres, par le langage populaire, il était expressif et vrai; Vicaire eût pu le recueillir dans une chanson de Paris, ce mot qui dit le vide de l'épi travaillé et battu, et assimile à une cosse vide le cerveau lassé, mais il le trouvait dans les complaintes de Laforgue, employé dans son sens d'argot demi-mondain,

Ah! vous m'avez trop, trop vanné,

Bals blancs, hanches roses.

et ce qui eût dû lui paraître tout naturel lui parut comique. Byzance synthétisait les accusations de décadence. Cela avait un reflet des paroles tonnantes de politiciens flétrissant les bleus et les verts, ceux qui discutaient des vertus théologales pendant que les Turcs étaient aux portes de Constantinople, et appariant à ces Grecs des gens de Paris. L'affabulation de ce livret est simple: elle rappelle assez une partie de Jean des Figues, un roman de Paul Arène, qui alors était sur la rive gauche, (car Vicaire, très Bressan, était aussi très Rive-Gauche,) un des champions violents de la clarté, de la simplicité, de l'atticisme opposé au byzantinisme; c'était, cette préface, l'arrivée à Paris d'un provincial mis en présence des jeunes poètes du temps, par un autre provincial arrivé à Paris un peu avant lui, pour pouvoir l'introduire, d'abord, pour y tenir une pharmacie ensuite, et lui soumettre un cahier de vers imbus des nouveaux et déplorables principes. Plaisanterie légère! cela soulignera par contraste une date; qu'importe que Mallarmé ait été pris à partie sous le nom d'Etienne Arsenal, l'important c'est que la poésie plaisantée ait eu la vie plus dure que la plaisanterie et l'ait vue, tout de suite, se faner. Vicaire, d'ailleurs, depuis, avait échangé des sonnets dédicatoires avec Verlaine, il en avait subi l'influence rythmique. Vicaire avait mieux à faire que de méchantes parodies, et, à cette époque même, il faisait mieux. C'était une petite chose très jolie, très touchante, une très aimable fleur d'art, le Miracle de saint Nicolas, son œuvre maîtresse.

Gabriel Vicaire s'est de nouveau adressé à ce qui fut son fond le plus ferme, la légende aimable et jolie; souvent, lorsqu'il s'agit pour lui de poésie populaire et de chansons populaires, il se trompe; sa fidélité, à des refrains entendus, est trop complète; il lui manque sur ce point d'être un symboliste. En bon symbolisme, on tenterait de se mettre au point de vue même des auteurs de chansons populaires et d'extraire l'essence du dict qu'on leur supposerait; il faudrait donner le charme et l'émotion d'une chanson du vieux temps, sans en traduire les rides, sans reproduire les tics. On a agité cette question dans le camp symboliste et sans grande justesse. Certains ont cru que se réclamer de la chanson populaire, c'était rééditer, et rafraîchir; il ne s'agit point de cela: on a fait un chant populaire, lorsque l'on a créé une chanson dont la spontanéité de jet et la généralité d'inspiration est suffisante pour que, si elle n'était datée et si elle n'était signée, on la pût croire un lied ou une chanson populaire écrite en style moderne. Vicaire, trop souvent (en dehors de ces discussions) a écrit des chansons populaires en en reproduisant les refrains; tantôt ce refrain est joli, «vole, mon cœur vole», et rien à dire à ce qu'il y enguirlande des variations, tantôt il est nul, c'est des drelin, din, din, et autres onomatopées qu'il est bien inutile de retirer de la désuétude et qui n'ajoutent à la strophe qu'une laideur. Beaucoup de ses chansons sont ainsi alourdies.

Dans le Miracle de saint Nicolas, il a tenté ce que nous venons de dire être le devoir, la tâche du poète qui s'inspire de la chanson populaire; il a voulu donner l'essence d'une légende en une œuvre à lui d'un ton personnel, en bien des pages il y a réussi, et c'est avant la lettre, un Hænsel et Gretel français qu'il a créé là.

La légende, on la connaît, Nerval l'avait recueillie, et bien d'autres après lui en donnèrent des variations. Saint Nicolas, c'est dans tout l'Est, en Flandre, en Brabant, en Lorraine, au pays Rhénan, vers le Jura jusqu'au Rhône, le patron des enfants. Il arrive à la date de sa fête, vers décembre, avec les premiers froids, avec les premiers givres, tout couvert de beaux habits et menant avec lui un grand train de cadeaux. Il précède de quelques semaines le bonhomme Noël; il a le même rôle que lui; c'est un peu le même. Comme saint Michel a terrassé le Dragon, saint Nicolas a bâillonné Croquemitaine; il est l'ami de l'homme au sable qui est utile, mais lors de ses visites dans le monde, il lui donne tous les ans un jour de repos; c'est un bon saint chenu et doux, très fertile en tours ingénieux dès qu'il s'agit de fabriquer des jouets. Nulle n'excelle comme lui à enfermer de beaux moutons dans une petite bergerie. Il a des ateliers à Nuremberg et à Paris du côté de la rue des Archives. Avant que ses allures ne se régularisassent devant les progrès de l'esprit moderne qui l'a un peu cantonné, il parcourait les contrées pour porter remède aux peines des enfants. Il semble qu'il alla toujours à pied, respectant la charge de jouets de son bourriquet, qu'il ne se hâta jamais car il laissa sept ans dans le saloir les enfants qui l'avaient invoqué avant de mourir et que tua le méchant Cagnard, la dernière formule de l'ogre, dans le poème de Gabriel Vicaire; mais, pendant sept ans, il leur envoya de doux rêves.

Un joli prélude commence ce poème dramatique, ce mystère si l'on veut; c'est le los du vieux moine enlumineur qui mettait sur le parchemin des clartés de verrière, qui écrivait de toute son âme de pieuses et naïves complaintes, et qui a fleuri de fraîcheur ce passé «mélancolique ami du pauvre monde» et contribué à dresser ce décor de rêve où

Parmi les croix, les ifs et les cyprès moroses,

L'abeille erre et bourdonne en quête de son miel,

Un rayon bleu descend des profondeurs du ciel

Et la maison des morts s'éveille dans les roses.

Puis, c'est le petit drame des enfants perdus parmi la forêt sous l'orage et la description de l'aube de leur voyage, et leurs invocations et leurs prières. Tout en veillant à la simplicité ou plutôt au fondu du ton, le poète ne fait pas parler les enfants comme des enfants. Descriptions lyriques et invocations au Saint et à la Vierge sont amenées un peu comme des cavatines; aussi c'est en chœur que les enfants prient, et quand ils frappent à la porte de Cagnard, c'est toute une chanson qu'ils lui disent en chœur pour montrer leur gentillesse, et obtenir que l'huis s'ouvre. Quand ils sont à l'abri, le poète quitte cette allure de cantique moderne et très doux qu'il a pris, et c'est le ton du fabliau, le petit vers pressé de huit pieds, sans formule de strophe, qu'il prête au Cagnard pour dire ses misères et expliquer son crime. C'est au fabliau aussi qu'il emprunte l'acrimonie réciproque des deux époux, et leurs justes, réciproques aussi, griefs. Il garde pour les enfants le ton du cantique, et certes là Vicaire a trouvé une de ses plus belles, de ses plus franches et simples inspirations: c'est avec Lise (dans Emaux Bressans) et le portrait d'Aelis, dans Rainouart au Tinel, ce que Vicaire a fait de mieux, c'est un cantique à la Vierge qui lave les langes de l'Enfant divin.

La vierge Marie,

La mère de Dieu,

Sort au matin bleu

De sa métairie.

Et va sous le pont

Pour laver ses langes,

Tandis que les Anges

Gardent le poupon.

Le battoir d'argent bat les langes que saint Joseph se hâte d étendre, la rivière chante et cela enchante les peupliers de la rive, les vieux ais du pont et l'aube éveille les fleurs «qui sont comme des pleurs dans l'herbe mouillée».

Saint Pierre des cieux,

Ouvrez votre porte,

Voici que j'apporte

L'enfant gracieux.

Et la vierge blonde

Comme l'Orient,

Embrasse en riant

Le Maître du Monde.

C'est encore de la Madone que les enfants rêveront quand saint Nicolas, après avoir pardonné à la Cagnarde et imposé une pénitence au Cagnard, réveille du saloir les enfants, et tout se termine non pas en chanson, mais en un frissonnant et frais ensemble de cantiques. Cela s'apaise en clarté pure et naïve comme cela s'est ouvert, et c'est une pure goutte de lumière embrasée de mille douces transparences qu'a laissé là tomber de sa plume Gabriel Vicaire. Il n'a point dépassé dans toute son œuvre son Miracle de saint Nicolas, il l'a rarement égalé, il s'en est même rarement approché.

L'œuvre de Vicaire est abondante. Outre les Emaux Bressans et le Miracle de saint Nicolas, voici s'échelonner ses livres de vers, car le poète fut (sauf la préface des Déliquescences) rebelle à toute prose. Ces recueils de vers, de titres simples et heureux sont l'Heure enchantée, à la Bonne Franquette, au Bois-Joli, le Clos des fées. Il fit jouer, en collaboration avec M. Truffier, une farce rajeunie, la farce du Mari refondu, qui est bien médiocre et une petite comédie, Fleurs d'Avril, où les jolis couplets abondent, et dont le scénario fin et naïf est bien de sa veine. Dans ses volumes de vers il y a des chansons qui sont charmantes, et des chansons qui ne sont point assez légères. Il y a ce que Vielé-Griffin appelait des jeux parnassiens, d'assez inutiles ballades. A la Bonne Franquette s'ouvre par vingt-cinq de ces amusettes; on ne voit pas pourquoi ce poète ému, à qui l'émotion réussit si bien, s'amuse à rechercher de ces vers simples et bêtas dont on dit qu'ils sont de bons refrains de ballades. Oyez plutôt ces vers refrains... Rions donc un peu...

Chacun avocasse

En vrai madecasse.

Rions donc un peu.

ou bien le vers refrain est: Je me fiche du reste... A la grâce de Dieu... Elle est du faubourg Antoine... Banville lui-même, avec son clair génie et ses habiletés de clown, n'a pu rendre une vie intelligente à ce vieux genre. Vicaire y devait échouer. Il y a des sonnets qui n'ajoutent rien à sa gloire; il y a un poème sur la Belle-au-Bois-Dormant qui ne rajeunit pas le mythe, mais qui est fort joliment dit. Il y a un poème: Quatre-vingt-neuf, couronné par un jury à propos de l'Exposition de 1889, et sur lequel il vaut mieux ne pas s'arrêter; la cantate, c'en est une, n'était pas de son ressort. Il y a un poème auquel il dut attacher de l'importance, car il le publia à part, c'est une Marie-Madeleine, contée selon l'imagerie populaire et comme un conte tout moderne, avec un Christ apparaissant, comme Uhde, le peintre bavarois, en peignit dans des intérieurs modernes d'ouvriers et de paysans, tout près, il est vrai, d'Oberammergau. L'intention était amusante, pas toute neuve, mais intéressante, et on ne l'avait pas tenté en vers. Vicaire est resté, en le faisant, au-dessous de lui-même. Cela n'a ni relief, ni vie, malgré des alternances de rythmes, par facettes, par plans, par séries du poème, on dirait par chants, si ce n'était si court; il n'a pas retrouvé dans le ton voulu artificiel et tendre, la note charmante de saint Nicolas. Il y a, dans cette gamme de recherches du poème populaire, une fort jolie chose, qui serait exquise, qui serait avec un peu plus de beauté verbale, un petit chef-d'œuvre. C'est l'histoire de Fleurette: là-bas, en Bourgogne, Fleurette a aimé. Qui? Le plus galant, le plus brave, mais aussi le plus inconstant des rois, Henry IV. C'est lui, le prince, qui l'a rencontrée près de la fontaine où elle gardait ses moutons; il l'a regardée, elle l'a aimé, il l'a caressée, elle s'est donnée, et tout le village a envié sa gloire grande d'être la mie du roi. Et puis le roi s'est en allé, vers d'autres amours; le village alors a retrouvé sa sévérité, le village l'a honnie, et la pauvre Fleurette est allée à la plus claire des fontaines, celle où elle fut aimée, pour s'y noyer. Or, le roi Henry qui n'a quitté Fleurette que pour courtiser Margot revient dans le pays, et assez gaillardement il veut montrer à Margot cet endroit où il a été vainqueur, et dont il a gardé un joli parfum; au moment où il conte sa prouesse, voici le fil de l'eau qui amène devant le couple amoureux, Fleurette morte, ses longs cheveux noirs et son corps d'argent; le roi se trouble, Margot pleure un peu, et Fleurette passe; étant apparue elle retourne au néant. C'est fort joli et très tendre et très pitoyable, du bon Gabriel Vicaire. Il y a de petits poèmes dans le sens des contes en vers, des contes en vers de La Fontaine, de Sénecé, des contes dans la manière du XVIIe et du XVIIIe siècle, comme la Journée de Javotte, ils ont quelque élégance, mais ne sont pas très frappants. Il y a mieux; des recherches dans le sens des vieux fabliaux, et surtout une tentative pour tirer de la vieille chanson de geste française un poème moderne. C'est tout au moins une tentative d'un grand intérêt et un beau but que le poète s'est proposés; comment y est-il arrivé. Voyons le dernier des efforts considérables de Vicaire qui soit publié: Rainouart au Tinel.

Rainouart au Tinel est une courte épopée d'un millier de vers, insérée au courant des pages du Clos des Fées. Rien n'annonce que cette œuvre fut plus chère à Vicaire qu'une autre; il était d'ailleurs tout dépourvu de charlatanisme et ne soulignait pas l'importance plus ou moins grande de ses tentatives; seule, une note, toute brève au bas d'une page à propos d'un nom propre, renvoie au célèbre poème médiéval d'Aliscans.

Le poète a voulu traduire la verve héroïque et grossière des anciens trouvères. Son Rainouart est un Sarrasin pris tout jeune; il appartient au roi Louis (le Débonnaire) et végète dans un coin des cuisines, toujours bâfrant, toujours saoul, l'air vacant, les mains inoccupées, servant de plastron à la foule des marmitons sans avoir l'air de s'en soucier. Cette apathie même excite la colère du maître cuisinier Ansaïs, qui se dit qu'avec une telle chiffe on peut bien aller jusqu'à la voie de fait et qui le frappe au visage. Rainouart sort de sa léthargie et écrase Ansaïs contre un pilier. La gent marmitonne se précipite sur lui, et malgré une belle défense il serait étouffé sous le nombre, si le roi Louis et la reine Blanchefleur, suivis de Garin de Raimes, du sage duc Nayme, de Salaün de Bretagne, de Guillaume au Court-Nez ne passaient pas là. Guillaume au Court-Nez s'éprend de la belle défense de Rainouart, et le dégage. Le roi Louis qui n'aime point ce grand fainéant de Rainouart, le lui donne. Le comte pense le mettre à ses cuisines. Mais, de s'être battu, Rainouart se sent un autre homme. Le sang de son père, l'empereur sarrasin Desramé, et de ses aïeux bouillonne en lui; mais s'il veut, comme ceux de sa lignée, porter les armes, en tant que chrétien c'est contre eux qu'il veut lutter et il demande à Guillaume d'aller se battre contre les infidèles. Guillaume consent; alors Rainouart s'en va dans la forêt, il avise un magnifique sapin, sous lequel le roi Louis a coutume de s'asseoir pour rendre la justice, il hêle un bûcheron et lui ordonne d'abattre l'arbre. Les efforts du bûcheron sont infructueux, il s'y met lui-même. Survient un forestier qui veut défendre l'arbre du roi. Rainouart le fracasse et l'envoie se promener dans les branches. Muni du tronc de l'arbre, il va chez un charron, le fait doler sur sept plans, le fait dorer aux extrémités, il a maintenant son tinel (levier-massue) qui deviendra son arme, et en revenant vers Guillaume au Court-Nez, cet hercule terrible et bon enfant joue abondamment du tinel sur des bourgeois. Sur ces entrefaites il voit, en passant près d'une tour, Aelis la fille du roi Louis. Aelis est charmante.

Parfois rêveuse, à sa fenêtre, elle se penche,

Elle a l'air de chercher et d'appeler son cœur.

Et la lune folâtre entre dans la tour blanche,

Aux yeux de cette rose elle met sa langueur.

A la vue d'Aelis (le portrait en est délicieux), Rainouart sent de plus en plus en lui le désir de guerroyer et d'acquérir de la gloire. L'occasion est excellente. Desramé a envahi le midi de la France.

Rainouart marche contre lui, tue ses frères, son père Desramé, qu'on va chercher à table, pour lui dire qu'un ennemi terrible couche son armée par terre. Ici, se place une assez jolie chose. Rainouart a fort frappé, le tinel a fait merveille; mais Rainouart se souvient que tous ceux qu'il a navrés, ce sont les siens, et une grande tristesse le prend. Il n'a pas le temps d'y défaillir, car toute une armée est sur lui.

Enfin, il est vainqueur. Il retourne avec Guillaume au Court-Nez et l'armée vers la cité impériale, vers Laon, la cité de fer; il précède l'armée, portant le tinel. Il arrive, Guillaume présente le héros au roi Louis et à Blanchefleur. Mais celui-ci n'a cure d'eux; sans rien demander à personne, il se jette aux pieds d'Aelis, lui dit que c'est elle qui avait combattu par son bras, qu'elle tait sa force, et qu'il l'adore; si elle consent à être sa femme, il se fait fort de lui conquérir un empire. La jeune fille l'a reconnu, elle consent; le roi consent, et voici Rainouart heureux et plongé dans les délices de l'amour; de temps à autre il quitte un instant sa femme et va voir son cher tinel qui, dans une chambre haute, repose sur un lit de houx et de branchages. Le tinel le gourmande (il parle, et pourquoi pas dans un conte lyrique), lui reproche de s'endormir dans l'oisiveté et l'amour, et l'accuse de se rouiller, force et courage. Rainouart le croit et repart combattre l'infidèle.

Là, comme toujours, Vicaire réussit moins dans ce qu'il recherche, les choses truculentes, violentes, familières, que dans la simple expression de son don d'émotion naturelle, de tendresse devant la beauté de la femme, et ce qu'il y a de remarquable dans Rainouart au Tinel, ce n'est pas Rainouart mais la douce Aelis.

De cet examen rapide d'une œuvre considérable, il ressort que Gabriel Vicaire, écrivain doué d'une grande originalité de détails sans avoir su se trouver un fond propre, écrivain précieux et tendre, qui se voulut parfois violent, restera par quelques centaines de beaux vers qu'il n'a peut-être pas cru des meilleurs, et lègue (ce qui est beaucoup) une petite œuvre charmante et achevée, le Miracle de saint Nicolas; cette œuvre plus que toute autre prouve qu'il y eut en lui l'étoffe d'un primitif, attendri, bien supérieur au rieur ingénieux qu'il voulut être. Né à une époque où la poésie française se transforme, Vicaire ne put prendre parti, conformément à sa nature. Il voulut être un mainteneur de traditions et c'est pour cela que, malgré d'heureuses trouvailles et bien des jolies choses, il ne fut pas un écrivain de premier plan. Il ne compte pas parmi les novateurs de cette fin de siècle, et non plus il n'occupe un des premiers rangs parmi les Parnassiens; il est un Parnassien (car il se rangeait davantage à eux en vieillissant) de seconde ligne, de second mouvement, non un des chefs de file, mais un de leurs bons soutiens. La place n'est pas énorme; sa stature, quoique bien prise, n'est pas très élevée.

Mais dans chaque anthologie bien faite qui voudra tenir compte, non seulement des lignes essentielles du développement de la poésie française, mais des beautés principales qu'elle contient, on devra donner la Pauvre Lise, le Cantique de Marie, du Miracle de saint Nicolas, le Portrait d'Aelis et peut-être Fleurette; c'est déjà un joli bagage qu'on pourra augmenter de quelques légères chansons et Vicaire sera un poète d'anthologie, ce qu'on appelle un petit maître. Il n'aura point perdu une vie trop courte toute dédiée à l'art le plus noble, le plus généreusement desservi, et il fut, pour citer un de ses poèmes et non des moindres, le beau page qui servit la Reine Poésie, n'ayant d'yeux que pour elle et ne vivant que pour elle. Et en échange, sur sa mémoire, la poésie entretiendra toujours, frais et joyeux, un brin du vert laurier.

Arthur Rimbaud.

Quand furent publiés, il y a quelque douze ans, les vers et les proses d'Arthur Rimbaud, il parut simple à la critique littéraire de circonscrire un peu le sujet; il fut de mode de considérer Rimbaud comme uniquement le néfaste auteur du Sonnet des Voyelles. Rimbaud devenait ainsi une sorte d'Arvers, à rebours. Il était l'homme qui avait perpétré le mauvais sonnet, le sonnet fou, le sonnet pervers. Certains, plus éveillés, négligèrent l'œuvre avec une prudence respectueuse et préférèrent butiner des anecdotes. On s'étonna généralement qu'un homme qui avait eu de la facilité eût négligé les belles heures du succès, qu'il eût certainement obtenu, sitôt assagi, ce qui n'eût été évidemment qu'une question de peu d'années d'apprentissage. Pour quelques-uns, les plus futés, il parut certain que, Rimbaud étant l'ami de Verlaine, il était difficile que Verlaine, tout en faisant la part de l'affection, se fût tout à fait trompé sur la valeur d'art de Rimbaud. Donc on plaignait quelques belles facultés perdues dans le désert; on goûtait, sauf taches, ellipses et gongorismes à contre-poil, Les Effarés et le Bateau Ivre. Et puis, chez des gens même un peu lettrés, on préféra lire la notice de Verlaine dans Les Poètes maudits que l'œuvre même, ce qui n'a rien d'étonnant dans un pays comme le nôtre, où l'horreur de l'érudition est poussée jusqu'à l'amour de la conférence.

M. Paterne Berrichon nous a conté ce qu'il savait (et il est le mieux informé) sur les détails de la vie de Rimbaud, vie d'ailleurs prédite théoriquement dans ses œuvres; malheureusement, M. Berrichon n'a pu, malgré son zèle, nous renseigner que très incomplètement sur la pensée d'Arthur Rimbaud une fois que celui-ci eut tourné le dos à la vieille Europe. Il n'est pas impossible que, grâce à son activité, des manuscrits soient retrouvés, et de quelle curiosité heureuse nous les accueillerions! Il est fort possible aussi que Rimbaud, en quittant l'Europe, ait renoncé à la littérature, que cet esprit visionnaire, qui n'avait pas besoin de l'écriture pour se formuler ses propres idées complètement, pour se manifester soi-même à soi-même, ait dédaigné d'écrire, ou qu'il en ait remis la préoccupation jusqu'à son retour en Europe, ou encore qu'il ait subi cette fascination du grand silence qui tombe à rayons droits du soleil d'Orient, leçon de mutisme que donne aussi l'immobilité de la nuit pâle et presque crépusculaire de ton, et que puisqu'il quittait l'Europe, hanté d'un certain dégoût, il ait pris en pitié, à l'égal de nos autres coutumes, notre in-12 courant et toutes les habitudes de littérature, tirée à la ligne et développée pour le libraire, que cet in-12 implique ordinairement. Une autre opinion a été énoncée, à savoir que Rimbaud, ayant donné l'essentiel de sa pensée, ne se soucia pas de se reproduire avec plus ou moins d'amélioration ou de développement. J'aime mieux croire que l'Orient fit de lui quelque contemplateur dédaigneux du calame et de l'écritoire.

En tout cas, l'œuvre toute de Rimbaud tient dans cet in-12 qu'a publié le Mercure; l'édition, très soigneusement faite, est fort sobrement présentée; s'il n'y avait parmi les lecteurs que des poètes, tout commentaire serait oiseux; mais, tout en trouvant parfaitement risibles ceux qui déclarent ne rien voir en cette œuvre, nous admettons qu'à certains égards Rimbaud est un auteur difficile; de plus, il y a peut-être quelque chose à dire sur la genèse et sur les buts de ces poésies, de ces Illuminations de cette Saison en Enfer, bref de ce livre où Rimbaud apparaît, selon le vers admirable de Stéphane Mallarmé:

Tel qu'en lui-même enfin l'Eternité le change.

I
LES PREMIÈRES POÉSIES

Les poésies proprement dites d'Arthur Rimbaud, celles que ne contiennent pas les Illuminations et la Saison en Enfer, sont fort inégales, précieuses toutes, parce qu'elles permettent d'étudier les influences littéraires qui se reflètent dans le début de cet esprit si rapidement original. D'abord, fugitive, indiquée par un petit poème intitulé Roman, assez mauvais, et par Soleil et Chair, où déjà se trouvent de belles strophes chantantes et de vraiment beaux vers, l'influence de Musset. Un peu de mürgérisme traîne fâcheusement dans Ce qui retient Nina. Voici, dans Le Forgeron, du Hugo grandiloquent amalgamé avec du Barbier ou du Delacroix (celui du tableau des Barricades de Juillet); du Hugo des Pauvres gens, ou même de certaines pièces, les moins bonnes, des Feuilles d'automne, dans Les Etrennes des Orphelins. Et, tout de suite, ces traces effacées, dès le Bal des Pendus et la Vénus Anadyomène, voici que Rimbaud entrevoit l'âme de Baudelaire, et s'il en imite un peu la manie satanique et le pessimisme anti-féministe de certaines pièces, il se hausse bientôt jusqu'à l'essence même de l'œuvre. Au regard du Voyage, voici le Bateau ivre, et c'est dans les Paradis artificiels qu'il faut chercher l'idée première du fond des Illuminations, de même qu'à des vers nostalgiques de Baudelaire correspondent des lignes d'Une Saison en Enfer, de même que le Sonnet des Voyelles a des similitudes avec «la Nature est un temple où de vivants piliers», de même aussi que l'appareillage constant des mélancolies de Baudelaire vers le ciel hindou a peut-être déposé chez Rimbaud son goût des soleils d'Orient: et quoi d'étonnant à cela chez un enfant prodigue qui sans doute lisait les Fleurs du Mal à l'âge où les autres ont à peine fermé Robinson ou ses innombrables transcriptions?

Quelle ne devait pas être la séduction de l'œuvre de Baudelaire sur un esprit de cette vigueur; le vers mentalisé, spiritualisé, d'une matière presque minéralisée à l'exécution, des strophes où, comme sur un fond de Vinci, des cieux étranges apparaissent:

Adonaï, dans les terminaisons latines,

Des Cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils.

a dit Rimbaud, de même que Baudelaire a dit:

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre

Où des anges charmants, avec un doux souris.

Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre

Des glaciers et des pins qui ferment leur pays.

La forme du poème en prose, souple, fluide, picturale, réinventée, poussée—de l'estampe fantaisiste et linéaire, harmonieuse sans doute, de Bertrand—jusqu'à la beauté musicale des Bienfaits de la lune, et le rayonnement d'une intelligence large comme celle d'un Diderot, analytique comme celle d'un Constant, intuitive à la façon d'un Michelet, une intelligence sagace à découvrir Poe, claire à serrer en trente pages les mirages de l'ivresse, lucide à comprendre à la fois Delacroix et Guys, clairvoyante à se méfier déjà d'une technique poétique pourtant si améliorée par lui-même, tels étaient les titres de gloire de Baudelaire, tout récemment mort, alors que Rimbaud commença à écrire. Joignez que la destinée du grand homme était tragiquement interrompue, qu'il n'occupait point sa place parmi les réputations, qu'on sentait l'œuvre admirable non terminée, que la tombe s'était fermée et qu'avant elle la maladie avait mis le sceau sur peut-être des pensées bien plus belles encore, dès lors rayées, et vous comprendrez ce que devait évoquer à cette heure-là, à un jeune homme génial, le nom de Charles Baudelaire.

Et, dans ces poésies, nulle trace encore de l'influence de Paul Verlaine.

Quand je parle ici d'influence de Baudelaire et de Verlaine, je ne veux nullement dire que Rimbaud fût un esprit imitateur; bien loin de là. Mais il entrait dans la vie, il reconnaissait au loin, dans la distance et le passé, des esprits avec lesquels il avait des points de contact. Si le Bateau ivre rappelle en intention l'intention du Voyage, cela n'empêche pas l'œuvre d'être personnelle, d'être jaillie du fond même de Rimbaud et d'avoir en elle l'originalité inhérente et nécessaire au chef-d'œuvre. Là, Rimbaud est comme sur le seuil de sa personnalité: sorti des limbes et des éducations, il s'aperçoit et s'apparaît en grandes lignes, d'un coup. C'est évidemment de beaucoup le plus beau de ses poèmes, des quelques-uns destinés à vivre, avec les Effarés si indépendants et si jolis de ton, des quelques féroces caricatures, Les Assis et Les Premières Communions. Et, à côté de ces quelques poèmes, déjà si étonnants dans une œuvre de prime jeunesse, voici les pièces qui nous paraissent intéressantes au point de vue de la formation du talent de Rimbaud: la pièce réaliste A la Musique (encore baudelairienne); l'Eclatante Victoire de Sarrebruck, une amusante transcription d'imagerie, qui n'est pas la seule dans son œuvre; Mes Petites Amoureuses, d'une langue paradoxale et cherchée, indication d'une préoccupation de Rimbaud vers une traduction à la fois argotique et précieuse des truandailles, (Fêtes de la Faim), qui précèdent toute une série de poèmes en la même note libre et paroxyste.

Et Oraison du Soir, et Les Chercheuses de Poux? J'avoue les moins apprécier que le Bateau ivre et Les Effarés, c'est d'une désinvolture un peu trop jeune, d'amusant contraste avec la sûreté de la forme, mais pas plus.

Et le Sonnet des Voyelles?

Le Sonnet des Voyelles? ceci demande quelque développement.

Il est vraisemblable qu'un homme extrêmement doué, précoce, instruit, qui se destine aux mathématiques ou à quelques branches des sciences aura surtout l'ambition d'ajouter quelque chose à un patrimoine acquis et de mettre son nom à côté de noms justement célèbres ou justement classés. Il tendra à découvrir une loi non entrevue, au moins à perfectionner une découverte, à tirer d'un fait connu des corollaires nouveaux et imprévus. En tout cas, ce jeune savant n'aura pas de raison de nier la tradition. Un jeune homme précoce, génial, instruit, qui songe à s'exprimer par l'art, ressentira presque toujours, aux premières heures de sa vie, un immense besoin d'originalité. A tort ou à raison, il se croira appelé à des modifications radicales dans la manière de sentir et de penser des hommes de son temps. A tort, parce qu'il ne se rend pas assez compte de la complexité même de son esprit, et de ce qu'il contient, à son insu, d'acquis; avec raison, parce que ce qui fait sa force, sa valeur, sa sève, c'est justement une façon vierge de comprendre les choses; il devine son univers, s'y perd et le croit sans frontières. On repasse mille fois par ses sentiers de jeunesse, sans s'apercevoir que c'est le même sentier, car l'humeur du matin y a, comme une nature prodigieusement vivace et rapide, disposé d'autres fleurettes. La difficulté même qu'a un jeune homme d'éteindre et de traduire ce qu'il a de vraiment personnel, qui est son regard sur les choses et le timbre de sa voix pour en parler, lui fait apparaître ses pensées existantes, mais difficilement saisissables, parce que embryonnaires, comme compliquées à l'excès, rares et profondes. Les coteaux où mûrit son vin lui paraissent des Himalayas, et la route serpentine qu'il suit, en musant, quoi qu'il en ait, pour aller cueillir ses grappes, prend des lointains à ses lenteurs. Une fois sur sa colline, il aperçoit des horizons si candidement clairs qu'il est sûr qu'aucun œil humain ne les a entrevus; il faut bien des noms nouveaux pour les fruits des nouvelles Amériques qui surgissent à une contemplation toute neuve, et de là des trouvailles et des exagérations, des chefs-d'œuvre d'impulsion jeune, et des théories qui attendront confirmation, le plus souvent la trouveront dans l'âge mûr, en se dépouillant de l'acquis qui les gênait, les notions antérieures une fois mieux classées. Rimbaud, comme tous les jeunes gens de génie, eût certes désiré renouveler entièrement sa langue, trouver, pour y serrer ses idées, des gangues d'un cristal inconnu. Sans doute Rimbaud était au courant des phénomènes d'audition colorée; peut-être connaissait-il par sa propre expérience ces phénomènes. Je ne suis pas assez sûr de la date exacte du Sonnet des Voyelles pour avancer autrement qu'en hypothèse que: Rimbaud a parfaitement pu écrire ce sonnet, non en province, mais à Paris; que, s'il l'a écrit à Paris, un de ses premiers amis dans cette ville ayant été Charles Cros, très au fait de toutes ces questions, il a pu contrôler, avec la science, réelle et imaginative à la fois, de Charles Cros, certaines idées à lui, se clarifier certains rapprochements à lui personnels, noter un son et une couleur. Les vers du sonnet sont très beaux—tous font image. Rimbaud n'y attache pas d'autre importance, puisqu'on ne retrouve plus de notations selon cette théorie dans ses autres écrits. Ce sonnet est un amusant paradoxe détaillant une des correspondances possibles des choses, et, à ce titre, il est beau et curieux. Ce n'est pas la faute de Rimbaud si des esprits lourds, fâcheusement logiques, s'en sont fait une méthode plutôt divertissante; c'est encore moins sa faute si on a attribué à ce sonnet, dans son œuvre et en n'importe quel sens, une importance exorbitante.

II
UNE SAISON EN ENFER.—LES ILLUMINATIONS

Les Illuminations sont-elles postérieures ou antérieures à Une Saison en Enfer? Paul Verlaine n'était pas très fixé sur ce point. On pourrait induire l'antériorité des Illuminations, et, au premier aspect, d'une façon irréfutable, de ce qu'un chapitre d'Une Saison en Enfer, «Alchimie du Verbe», traite d'une méthode littéraire appliquée en quelques poèmes et pages en prose des Illuminations. Il y a là le désaveu (au point de vue théorétique) du fameux Sonnet des Voyelles, et un blâme, des ironies même, à l'égard de certains poèmes des Illuminations. Notons pourtant que le dégoût de l'auteur pour ces poèmes n'est pas suffisant pour l'empêcher de les publier là, pour la première fois. Il serait difficile d'admettre que c'est par une humilité toute chrétienne que Rimbaud, se frappant la poitrine, offre, en exemple à ne pas suivre, ces vers terriblement mauvais; il vaut mieux croire que, tout en abandonnant une technique extrêmement difficile et dangereuse (ce n'est point de la coloration des voyelles que je parle, mais des recherches pour fixer les silences, et aussi atteindre par la sonorité seule la satisfaction des cinq sens, voir p. 239). Rimbaud jugeait alors les poèmes en eux-mêmes dignes de mieux que le panier. Condamner la Chanson de la Plus Haute Tour eût été d'un auto-criticisme un peu trop sévère.

Mais si Alchimie du Verbe prouve que les vers y inclus et certaines proses lui sont antérieurs (pas de beaucoup), nous verrons que les vers des Illuminations reprennent certains passages d'Une Saison en Enfer «Mauvais Sang», que la langue des Illuminations est plus belle, plus ferme, plus concentrée, que celle d'Une Saison.

Nous croyons que si Une saison en Enfer, qui forme à sa manière un tout, est postérieure à certaines des Illuminations, elle fut terminée avant que toutes les Illuminations fussent écrites, et ces Illuminations (ce que nous en possédons) ne formaient pas un livre, ne devaient pas former un livre enchaîné, mais un recueil de poèmes en prose, qui pouvait se grossir à l'infini, ou tout au moins en proportion des idées nouvelles, ingénieuses, inattendues qui seraient survenues dans le cerveau de Rimbaud; car si Verlaine entend Illuminations, au sens de Coloured plates, en regrettant un titre qui fût, non Enluminures, impliquant quelque fignolage, mais un autre mot sorti du verbe enluminer, si Verlaine pense que Rimbaud a cherché un titre emprunté à l'imagerie polychrome, il nous est bien difficile, texte en main, d'après le titre choisi par Rimbaud et la note des poèmes, d'être de son avis. Illuminations, à notre sens, aurait signifié pour Rimbaud, outre la couleur d'Epinal à laquelle il pensait un peu pour le procédé (l'Epinal et les albums anglais, surtout les albums anglais), le bariolage cherché des fêtes à lanternes japonaises et aussi le concours pressé des idées, personnifiées en passants accourant, le falot à la main, sur la petite place de quelque ville, plus éclairées de l'obscurité ambiante, et aussi ce mot Illuminations répondait à cette acception de brusques éclairs de la pensée, aussitôt notés, cursivement et tels quels. La recherche d'impressions, l'acceptation d'intuitions aiguës, imprévues, la capture d'analogies curieuses, telle est la préoccupation des Illuminations, de ces improvisations parfois si heureusement définitives, parfois indiquées d'une phrase initiale, suivie d'un et cætera motivé, comme Marine (p. 136 des Illuminations).

UNE SAISON EN ENFER

Une saison en Enfer est l'explication de l'état d'âme de Rimbaud généralisé en celui d'un jeune homme de son temps, issu du Tiers, gêné par ce qu'il sent en lui-même de points d'inhibition dus à son atavisme de bourgeoisie. Ça se passe en enfer, parce que l'enfer est en bas, si le ciel est en haut, qu'aux yeux de Rimbaud il y a chez lui, en ce moment de son esprit, grouillement et non vol, et aussi parce que Baudelaire et, à côté de lui, Verlaine est saturnien qui parle du seul rire encore logique des têtes de mort. Influence dans la position du sujet, mais ensuite quelle indépendance!

Rimbaud cherche les couleurs de son âme; il retrouve l'histoire de sa race; il s'est trié en lui-même les défauts des Celtes; des instants de mysticisme lui ont montré qu'il eût pu être un des compagnons de Pierre l'Hermite, un des lépreux chauffant leurs plaies au soleil près des vieux murs, munis de l'éternel tesson; des instants de violence lui montrent qu'il aurait pu être un reître; il eût volontiers fréquenté les sabbats. Il ne se retrouve plus au XVIIIe. Traduisons: il ne se retrouve plus d'atavisme hors d'un catholicisme un peu idolâtre. Il se revoit XIXe, il déplore que tout n'aboutisse comme philosophie qu'au ravaudage des vieux espoirs (voilà pour l'âme) et à la médecine, codification des remèdes de bonnes femmes (voilà pour le corps). Que faudrait-il pour que ce jeune homme du XIXe siècle fût heureux? Qu'on aille à l'Esprit. Qu'entend-il par là? Qu'on retourne au paganisme, qu'on écoute le sang païen, qu'on rejette toute influence de l'Evangile: tout le monde héros, et sur-homme, comme des philosophes le diront après lui; redevenir l'homme qui est dieu par la force et la splendeur, sur les débris de l'homme-dieu par solidarité et résignation. Mais je ne pense point que, en son désir de se retremper au passé, ses désirs d'Antée se bornent à la Grèce. Sans doute, il admettrait la définition de Michelet: «la Grèce est une étoile, elle en a la forme et le rayonnement»; mais c'est vers le soleil qu'il va, vers le soleil des vieilles races orientales, vers la vie de tribu, et, à défaut d'un impossible vieil Orient, il voudra l'Orient des explorateurs, ou la prairie des Comanches, comme il sied à quelqu'un qui devine Nietzsche et se souvient encore de Mayne-Reid: puissance des images d'enfance chez un génie de vingt ans, d'images, dès lors, reflétées épiques, au point de coexister avec la découverte de nouveaux terrains littéraires. On me dira que c'est bizarre. Je pense que l'incompréhension des critiques, devant cette œuvre, prouve suffisamment que nous sommes dans l'exceptionnel. Et son rêve est de se fondre avec des forçats, comme Jean Valjean qu'il admire aussi, parmi des pays où l'on vit d'autres vies. Foin de l'amour divin, et des chants raisonnables des anges, foin de l'angélique échelle du bon sens, de tout ce qui rend vieille fille, la vie est la farce à mener par tous, et mieux vaut la guerre et le danger, malgré qu'ironiquement on puisse se rappeler à soi-même des refrains de vieille romance—la Vie française, le Sentier de l'honneur. Tout est ridicule, même le salut. Alors l'alcool («j'ai avalé une fameuse gorgée de poison») et les délires.

Ecoutons la confession d'un compagnon d'enfer. C'est l'Epoux infernal qui singe la voix, les gestes, les allures de la vierge folle qu'il domine en son corps, et dont il tient toute l'âme, sauf une échappatoire, un sourire, une ironie, une restriction dans l'admiration. «Un jour, peut-être, il disparaîtra merveilleusement; mais il faut que je sache s'il doit remonter à un ciel, que je voie un peu l'assomption de mon petit ami!» Et cette simple restriction met tout en question, annihile la vassalité de la femme, qui se réfugie en son incompréhension de l'époux, comme l'époux croit devoir se garantir par des menaces de départ brusque. Equilibre instable de deux êtres qui se cherchent en eux-mêmes, en faisant semblant de se chercher l'un dans l'autre, et pour passer le temps et échapper à la psychologie qui s'impose trop, des tournées dans les ruelles noires, et des charités à deux, et des cabarets, des aspects d'idylle exquise dans l'insuffisance de l'amour, des désirs d'aventures où l'amour, retrouvant toute sa liberté, retrouverait toute sa saveur. Cette confession de l'Epoux infernal, c'est un conte de jeune amour complexe, trouble et charmant (à rapprocher d'«Ouvriers», Illuminations, p. 178). Et si l'amour ne comble pas cette âme inquiète, ni l'art qu'il veut impossible, alors le travail, la science—ce n'est point son affaire, c'est trop simple et il fait trop chaud. Exister en s'amusant, histrionner à la Baudelaire, soit peindre des fictions, rêver des amours monstres et des univers fantastiques, regretter le matin, et les étonnements, ravis de l'enfance et ses grossissements, avoir rêvé d'être mage et retomber paysan... Il faut chercher le salut vers des villes de rêve. Sur le seuil de l'enfer, il y a des clartés spirituelles vers où tendre; armé d'une ardente patience, absorber des réalités; être soi totalement, âme et corps, penseur indépendant et chaste.

Telle est cette œuvre courte et touffue indiquant le départ hors d'une vie ordinaire vers quelque vie mentale et personnelle, sur laquelle on ne nous donne pas plus de détails.

LES ILLUMINATIONS

J'ai dit tout à l'heure ce qu'étaient en général les Illuminations; regardons-les maintenant de plus près.

Voici le petit poème Après le Déluge, qui nous explique la vision de l'écrivain. Rien n'a changé, depuis le temps où l'idée du déluge se fut rassise dans les esprits, c'est-à-dire peu ou beaucoup de temps après un laps de temps inappréciable de cent ou de deux mille ans, minute d'éternité. C'est presque en même temps qu'il y eut Barbe-Bleue, les gladiateurs, que les castors bâtirent, qu'on baptisa le verre de café mazagran, que les enfants admirent tourner les girouettes et regardent les images, qu'il y a des sentiments frais et des orgies, de mauvaise musique de piano, c'est presque en même temps qu'on bâtira un splendide hôtel dans la nuit du Pôle. Tout est dans tout, au sens de la durée, naissance des pierres précieuses, superstitions, églogues et aussi le mutisme de la nature qui cache bien ses secrets. Peut-être les montre-t-elle un peu, au lendemain d'un déluge, dans sa hâte à se retrouver. Alors on peut avoir des visions fraîches. Il serait bon que les déluges ne soient plus dissipés, qu'il en revienne un, pas tant pour qu'on sache, mais pour qu'on voie. La vision du poète est monotone dans ces grands changements, et, sauf un cataclysme, tout est pour elle équivalent et contemporain. Les tableaux qui suivront sont pris des sentiments et des monuments à la fois éternels et d'une minute de cette humanité à la fois stable et kaléidoscopique telle que la veut voir le poète.

Alors des mirages. Après le dernier jour du monde, le monde barbare recommençant dans les glaces arctiques, et retrouvant, dans un atavisme, par merveille de routine demeurée, les fleurs qui n'existent pas, les pensées humaines; des paysages figurés où des anges dansent tout près des labours, un décor de primitif donnant une terre de Jouvence, des décors d'étude de nature, faits de tout près, en se penchant, comme Fleurs, grossissement d'une motte de terre jusqu'à l'étendue, jusqu'au désir de la mer et du ciel, et l'Aube, la joie fraîche de saisir les joies de lumière des premiers rayons d'été et Royauté, une sorte de chanson en prose sur la royauté de l'amour, et l'esquisse en trois lignes d'une ville esthétique adorant la beauté des êtres, des choses et des jardins.

Puis des séries.

Voici l'enfance. Des notations d'abord d'objets et, relatifs à ces objets, des mots étranges, des noms propres bizarres qui ont frappé la jeune imagination, le grossissement de la nature, le rapport que l'enfant fait de tout, arc-en-ciel, fleur ou mer, à ce qui le touche le plus immédiatement, et puis les livres et les images, leurs fastes, et leur sentimentalité, et l'instinct éveillé chez l'enfant, un petit monde visionnaire qui se lève en lui et que détruit la parole bienveillante et ennuyeuse de la sollicitude des parents.

Et puis le paysage s'anime: des revenants, qui ont été des âmes tendres et généreuses, des maisons fermées le frappent. Qu'est-ce qu'une absence, un deuil, une vente? Qu'est-ce que la tristesse et la désolation? Et les fleurs magiques bourdonnent, le besoin de fixer couvre tout. Voici les peurs, qui lui arrivent de la légende: il y a un oiseau au bois, une cathédrale qui descend et un lac qui monte, et la grande peur, celle d'une voix qu'on entend au loin et qui vous chasse.

Puis le rêve où l'on se retrouve, où l'on se configure à soi-même par ses desseins (V. Mauvais Sang). On est le saint des gravures hagiographiques parmi les bêtes pacifiques et charmées, le savant de l'estampe d'après Rembrandt, le piéton de la découverte et de la croisade, et, au bout du rêve, la terreur du silence. Brève terreur; on aime bientôt le silence: «Qu'on me loue enfin ce tombeau.» Voici le rêve infantile d'une vie mystérieuse et contemplative au-dessous d'une énorme cité populeuse qu'on dédaigne, où l'on s'emmure.

Et dans Vie (qu'il faut comprendre «rêveries»), une deuxième épreuve du même sujet, du dernier poème d'enfance, l'éveil de l'imagination par les textes: les dépassant, s'exaltant, les devinant, le cerveau de l'enfant invente des vies, des drames, il sort de sa personnalité étroite, suscite des personnages; un brahmane, créé par lui, lui explique les proverbes; les pensées se pressent; il existe pour lui des minutes radieuses et multiples d'intuitions géniales. «Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée.» Le roman de jeunesse, et la satiété d'avoir trop vite deviné la vie, et de s'être répandu en romans mentaux, et un peu de dégoût: «je suis réellement d'outre-tombe et pas de commissions.»

Les Villes font partie du défilé des féeries qu'a voulu Rimbaud: luxe de mirages, paysages de rêve. Bien des poètes, à cette heure-là, soit pris par la beauté de Paris, ses transformations, son sous-sol, usine dissimulée de constructions propres, soit touchés par le contact babylonien de Londres, ont rêvé des villes énormes, esthétiques, pratiques aussi. Des utopistes d'avant la guerre en ont laissé des opuscules, Tony Moilin par exemple. C'est cette préoccupation «que deviendra Paris, que sera la ville future?» que reprend Rimbaud: et il dépeint des villes de joies et de fêtes avec des cortèges de Mabs et des Fêtes de la beauté, dos beffrois sonnant des musiques neuves et idéalistes; il y a des boulevards de Bagdad, des boulevards de Mille et Une Nuits où l'on chante l'avènement de quelque chose de mieux que la journée de huit heures. On synthétise les lignes architecturales: on retrouve, par l'art, la nature primitive, et l'on fait, sur ce modèle, des jardins; des passerelles et des balcons traversent la ville; un cirque, du genre de celui de Syssites de Flaubert, enserre tout le commerce de la ville et en débarrasse le demeurant; l'argent n'y a plus de prix—plus de villages, des villes, des faubourgs, et des campagnes pour la chasse.

A côté de cette série, des poèmes comme le Conte du Prince et du Génie, de l'âme inlassable de désirs et se consumant, et des paysages, violents de traduction figurative. Pour dire «du Pas-de-Calais aux Orcades», Rimbaud écrira: «du détroit d'indigo aux mers d'Ossian». Il bâtit son paysage de quelques traits principaux, accusés et même forcés d'importance: «sur le sable rose et orange qu'a lavé le ciel vineux». Il a vu et décrit les eaux rougeâtres, les fleurs vives, les coins des Venises du nord; il a interprété des bousculades de nuages, et tenté de fixer les formes terrestres qu'ils affectent un instant (p. 179). Et puis, au sortir de cet énorme travail verbal, de cette lutte avec le ténu, l'éphémère, la nuance d'un rayon de soleil ou d'une clarté lunaire, voici des cantilènes toutes dépouillées, toutes calmes, toutes simples, (verlainiennes en même temps que les Romances sans Paroles, moins belles peut-être ou plutôt moins touchantes, plus intellectuelles souvent), et des efforts à traduire les phantasmes d'ivresse, et de la satire touchant la magie bourgeoise, des féeries et de contrastantes notations de la rue, Hortense, Dévotion des pèlerinages à la ville de Circé. Mais, s'il est facile d'énumérer et de ramener la vision, on ne pourrait qu'en citant faire comprendre la beauté complexe et sûre, l'agile doigté touchant si rapidement tant d'accords qui sont les phrases et les vues synthétiques de Rimbaud.

C'est par cette habileté verbale, et pour sa franchise à présenter des rêveries féeriques et hyperphysiques comme de simples états d'âme, à les démontrer état d'âme ou d'esprit, et justement puisque son esprit les contenait, que Rimbaud vivra. Il a été un des beaux servants de la Chimère. Il a été un idéaliste, sans bric à brac de passé, sans étude traînante vers des textes trop connus. Il a été neuf sans charabia. Il a été un puissant créateur de métaphores. On ne pourra regretter en cette œuvre que son absence de maturité et aussi sa brièveté.

Le Monument d'Arthur Rimbaud.

Le 21 juillet, on inaugurait en belle place le buste d'Arthur Rimbaud à Charleville, sa ville natale; ce petit fait n'est point sans importance; il marque, dans l'histoire littéraire, une date; c'est le commencement des honneurs officiels pour cette pléiade de poètes qui précédèrent les poètes symbolistes, dont ils furent les aînés immédiats, pour ce groupe de poètes que Paul Verlaine, un d'entre eux, appela les poètes maudits, non sans quelque ressouvenir, peut-être un peu suranné, du romantisme.

Dans un volume qui contient six portraits littéraires, Verlaine analysait et vantait, outre Mme Desbordes-Valmore, quatre de ses propres émules; c'était Tristan Corbière, dont l'ironie neuve, l'émotion picaresque et la technique libre et fantasque n'étaient connues que de quelque dix personnes. Corbière venait de mourir à trente-six ans. C'était Villiers de l'Isle-Adam, Stéphane Mallarmé et Arthur Rimbaud. Verlaine s'était portraicturé lui sixième, sous le nom de Pauvre Lelian; cette fois, et c'était mieux, l'influence shakespearienne lui avait glissé cet anagramme.

La sélection était juste, significative; elle eût été complète si Verlaine eût goûté à sa valeur la saveur des vers de Charles Cros et le particulier de sa vie. Le choix même de Marceline Desbordes-Valmore, placée dans ce livre, pour sa grâce, pour un peu d'oubli qui avait suivi une expansion trop restreinte de gloire, n'était pas malheureux. Marceline Desbordes-Valmore, en effet, avait eu des sincérités et aussi des coquetteries de sincérité, des élans simples et un éloignement de la rhétorique qui la rapproche de Corbière ou de Verlaine. L'hommage que lui adressait Verlaine lui rendit les poètes qui l'oubliaient un peu, depuis que Sainte-Beuve et Baudelaire avaient cessé de la vanter. D'ailleurs, entre ces poètes que groupait Verlaine, pas de ressemblance mais bien des affinités, car rien n'est aussi dissemblable que l'art de Verlaine et celui de Mallarmé. Deux liens les unissaient; d'abord, tous deux ils étaient des évadés du Parnasse, ensuite l'admiration des jeunes écrivains les citait ensemble; de plus, ils goûtaient réciproquement leurs œuvres.

Les malheurs de Paul Verlaine, sa pauvreté, l'alternance de ses chants émus, de ses élégies pieuses avec des pièces bacchiques et même érotiques qui sont la tare de son œuvre, l'idéal de perfection difficile d'écriture que s'était fixé Stéphane Mallarmé, contrastant avec une abondante et lucide causerie où il excella, fixent les traits de leur physionomie. Villiers de l'Isle-Adam, clown et mage, prosateur éloquent, souvent grandiose, ironiste souvent exquis, très rarement un peu fatigant, leur ressemble en leur amour de l'art et la recherche de l'originalité. Un point aussi les caractérise tous trois. Ils ont, en quittant le Parnasse, laissé se diminuer de beaucoup leur admiration pour Leconte de Lisle, moins celle qu'ils portaient à Théodore de Banville. Ils admettent Hugo comme un très grand poète, mais non point comme les Parnassiens à l'état de miracle, et ils sont résolus à sortir des routes qu'il a tracées. Tous trois sont fortement Baudelairiens, et ils continuent l'œuvre de l'auteur des Fleurs du Mal; par Baudelaire, ils ont subi l'empreinte de Poe. C'est Poe, surtout, le maître de Villiers de l'Isle-Adam; c'est Baudelaire et Poe qui apprennent aux poètes qui les aiment, à resserrer le champ d'action de la poésie pour lui donner plus d'intensité; tous les genres que la prose peut prendre, ils les lui abandonnent, surtout ils lui laissent tout récit, toute évocation épique. On venait d'écrire beaucoup de petites épopées, et la prose de Salammbô paraissait plus capable de chant héroïque que le vers romantique ou parnassien. Encore un autre souci hanta, parmi ce groupe, au cours de leur développement, deux poètes, Verlaine et Rimbaud. Ils pensaient que si Baudelaire avait eu raison de condenser le vers romantique que les élèves de Musset et d'Hugo avaient relâché, il était temps, la condensation de Baudelaire ayant été à son tour exagérée, de rendre ce vers plus souple, plus mobile, et de le débarrasser de ce qu'on pourrait appeler les difficultés d'amour-propre, les petits obstacles qui donnent à bon compte de la difficulté vaincue. Ils pratiquaient ce qu'on appelle actuellement le vers libéré (très différent de ce qu'est le vers libre, qui prend ailleurs ses moyens de structure), ils négligeaient de placer exactement la césure, admettaient l'hiatus, abolissaient les rimes pour l'œil, la différence faite entre les singuliers et les pluriels, et se soustrayaient à l'obligation édictée par Banville de rimer avec la consonne d'appui. En somme, ils voulaient la rime, moins prévue, moins obligatoirement sonore, ils la cherchaient moins rhétorique et plus musicale, et Verlaine a bien traduit sa pensée en traitant la rime de bijou d'un sou, c'est-à-dire d'affiquet sans valeur, en toc, dont l'exhibition trop apparente était preuve de mauvais goût. Un trait commun relie encore ces artistes, que Verlaine groupait dans son livre des Poètes maudits: ils ont tous des parties de génie, tous sont contrecarrés dans le développement de ce génie par quelque côté de leur esprit. Supérieurs comme portée à leurs adversaires littéraires, ils n'en ont pas toujours eu l'abondance heureuse, ou l'opiniâtreté, ou le don de se présenter en une formule d'apparence définitive. Il leur a manqué quelque chose pour réaliser pleinement un idéal très élevé. Ils ont très bien vu ce qui manquait à notre poésie et à notre littérature, qu'elle avait trop d'action, pas assez de rêve, et qu'on y discourait trop; ils l'ont fortement marqué, mais ils n'ont pas mis, à la place de l'idéal qu'ils refusaient, un idéal complet; ils n'ont point détrôné les vieilles formules pour en instituer une autre, comme c'était leur rêve. Ils n'ont pas fait l'avenir, mais ils ont sur lui une influence considérable.

Parmi ces écrivains exceptionnels, Arthur Rimbaud est un cas à part; parmi ces figures de haute originalité, il est d'apparence légendaire. Sa précocité est plus grande que toute autre connue: c'est à l'école qu'il fait ses premiers bons vers; il les envoie à des amis à Paris; on lui fait fête, on l'appelle. Théodore de Banville, Cros, Verlaine l'encouragent. Victor Hugo dit: C'est Shakespeare enfant. Il a dix-huit ans quand il écrit son poème le plus fameux: Le Bateau ivre; il a vingt ans quand il note les Illuminations, série de poèmes en prose mêlée de quelques poèmes en vers, où il y a des éclairs ardents de lyrisme, des concisions extraordinaires, des visions neuves, une mêlée d'images, de métaphores qui se nuisent par leur complexité touffue, puis brusquement il prend en haine la littérature et va gagner sa vie loin de France, ayant pris en dédain la vie d'Europe, soucieux d'autres horizons...

C'est un départ bizarre, si on ne l'explique par la lassitude qu'il a d'un monde littéraire si éloigné de ses idées, si éloigné de désirer ce que lui veut exiger de l'art. Mais c'était un départ raisonné, car désormais aucune de ses lettres ne fera à la poésie la plus légère allusion. En Éthiopie, où il donnera des soirées en sa factorerie, il distraira ses invités par des danses et des chansons des pays Gallas ou Amhariques, et s'il écrit, ce sont quelques notes précises et documentaires, à la Société de géographie. Le poète marcha beaucoup et fit des découvertes, mais personne n'eût pu se douter qu'il avait eu des ailes. Et encore, on ne pourrait dire que, lorsqu'il quitta l'Europe, il allait se faire explorateur; non, il cherchait seulement à aller le plus loin possible, à changer de milieu le plus souvent possible, en vivant sur le pays, grâce aux habiletés diverses qu'un Européen instruit apporte toujours, dans la mesure de sa culture scientifique, dans les pays neufs. «Si je reviens (en Europe), écrit-il à sa famille (en 1885), ce ne sera jamais qu'en été, et je serai forcé de redescendre, en hiver au moins, vers la Méditerranée. En tout cas, ne comptez pas que mon humeur deviendrait moins vagabonde. Au contraire. Si j'avais le moyen de voyager sans être forcé de séjourner pour travailler et gagner l'existence, on ne me verrait pas deux mois à la même place. Le monde est plein de contrées magnifiques que les existences réunies de mille hommes ne suffiraient pas à visiter. Mais d'un autre côté, je ne voudrais pas vagabonder dans la misère. Je voudrais avoir quelques milliers de francs de rente et pouvoir passer l'année dans deux ou trois contrées différentes, en vivant modestement, et en m'occupant d'une façon intelligente à quelques travaux intéressants. Vivre tout le temps au même lieu, je trouverai toujours cela très malheureux. Enfin, le plus probable c'est qu'on va plutôt où l'on ne veut pas, et que l'on fait plutôt ce qu'on ne veut pas faire, et qu'on vit et décide tout autrement qu'on ne le voudrait jamais, cela sans espoir d'aucune espèce de compensation.»

Dans ses voyages, soit à Aden, soit aux plateaux du Harrar, où en rapport avec M. Ilg, M. Chefneux et les conseillers européens du négus Ménélick il semble avoir exercé quelque influence, on peut croire qu'il n'a jamais lu de livre littéraire; les ouvrages qu'il fait venir sont d'un ordre purement technique, soit les Constructions métalliques de Monge, les manuels du charron, du tanneur, du verrier, du briquetier, du fondeur en tous métaux, du fabricant de bougies (de chez Roret), un traité de métallurgie, une hydraulique. Sa correspondance ne contient pas un mot qui ait trait à la littérature; il ne fut en rapport avec aucun écrivain. Une seule velléité et pas exclusivement littéraire! En 1887, il proposa au Temps une correspondance relative aux opérations de l'armée italienne en Éthiopie; la négociation n'aboutit point. M. Paul Bourde, son ancien condisciple à qui il s'était adressé, le mit au courant, bien incompréhensivement d'ailleurs, du bruit qui se faisait autour de ses œuvres. Il ne semble pas s'en être autrement préoccupé. C'était bien, et voulu obstinément, le plongeon dans l'ombre, à moins qu'il n'ajournât tout après la conquête de cette indépendance qu'il se rêvait. C'est en tâchant de la conquérir, qu'il tomba malade; il revint en France pour y agoniser longuement.

L'œuvre poétique d'Arthur Rimbaud, dont on a pu reconstituer une notable partie, compte un peu plus d'un millier de vers. Les poèmes de la première période (il a quinze ans) ne sont point sans réminiscences d'Hugo et de Musset, c'est à Hugo qu'il emprunte ce Forgeron:

Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant,

D'ivresse et de grandeur, le front vaste, riant

Comme un clairon d'airain avec toute sa bouche

Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,

Le Forgeron parlait à Louis XVI, un jour

Que le Peuple était là, se tordant tout autour

Et sur les lambris d'or traînant sa veste sale.

et c'est Musset, le Musset du début de Rolla qui lui inspirera Soleil et chair:

O Vénus, o déesse,

Je regrette les temps de l'antique jeunesse

Des satyres lascifs, des faunes animaux,

Dieux qui mordaient d'amour l'écorce des rameaux

Et dans les nénuphars baisaient la Nymphe blonde.

Je regrette les temps où la sève du monde,

L'eau du fleuve, le sang rose des arbres verts

Dans les veines de Pan mettaient un univers.

On notera, dans le même poème, l'influence de Théodore de Banville, du Banville des Exilés, l'évocateur de dieux païens:

O grande Ariadné, qui jettes tes sanglots

Sur la rive, en voyant fuir là-bas sur les flots,

Blanche sous le soleil, la voile de Thésée;

O douce vierge enfant qu'une nuit a brisée,

Tais-toi! Sur son char d'or bordé de noirs raisins,

Lysios, promené dans les champs phrygiens

Par les tigres lascifs et les panthères rousses,

Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses.

Dans sa seconde période (il a seize ans), après encore du Musset libertin, une Comédie en trois baisers, des caricatures féroces comme les Assis, des tableaux de genre d'un ton doux, comme ces Effarés, qui lui appartiennent en propre avec leur mélange de gaminerie et de tendresse, sorte d'image à la Teniers, mais émue:

A genoux, cinq petits: misère!

Regardent le boulanger faire

Le lourd pain blond

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et quand, tandis que minuit sonne,

Façonné, pétillant et jaune

On sort le pain.

Quand, sous les poutres enfumées,

Chantent les croûtes parfumées

Et les grillons.

Que ce trou chaud souffle la vie,

Ils ont leur âme si ravie

Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,

Les pauvres petits pleins de givre,

Qu'ils sont là tous.

Collant leurs petits museaux roses

Au grillage, chantant des choses

Entre les trous.

Mais bien bas, comme une prière,

Repliés vers cette lumière

Du ciel rouvert.

Si fort qu'ils crèvent leur culotte

Et que leur chemise tremblote

Au vent d'hiver.

Mais surtout il faut dans cette œuvre choisir le Bateau ivre, une centaine de vers, d'une expansion lyrique alors toute neuve, divination d'un adolescent qui n'avait point vu la mer, page descriptive des plus curieuses, transposition aussi de certains états d'âme, de certains appétits d'aventures qu'il avait déjà, et de la lassitude native. C'est le bateau à la dérive, à qui il prête une voix:

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,

L'eau verte pénétra ma coque de sapin

Et des taches de vins bleus et des vomissures

Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le poème

De la mer . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Où teignant tout à coup les bleuités, délires

Et rythmes lents sous les rutilements du jour

Plus fortes que l'alcool, plus vastes que vos lyres

Fermentent les rousseurs amères de l'amour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,

Baisers, montant aux yeux des mers avec lenteur;

La circulation des sèves inouïes

Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J'ai vu des archipels sidéraux, et des îles

Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur,

Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t'exiles,

Million d'oiseaux d'or, ô future vigueur.

La curiosité publique néglige parfois les côtés larges d'une œuvre nouvelle, pour s'arrêter outre mesure à quelque détail un peu criard. Ce fut le cas pour Rimbaud et pour son Sonnet des Voyelles. Il faut dire que ce ne fut pas tout à fait la faute du public, beaucoup de jeunes artistes qui suivaient assez inconsidérément le mouvement nouveau, et qui étaient surtout sensibles à ses audaces qui furent, pour le symbolisme, ce que furent pour le romantisme ses truculences, attachèrent eux-mêmes un sens trop capital à ce sonnet et s'en firent candidement une esthétique. Il faut remarquer que dans sa Saison en enfer Rimbaud, pour parler du Sonnet des Voyelles, débute ainsi: «A moi, l'histoire d'une de mes folies.... j'inventai la couleur des voyelles! A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique, accessible un jour ou l'autre à tous les sens... Ce fut d'abord une étude; j'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable; je fixais des vertiges.

Le texte est net. Le Sonnet des Voyelles ne contient pas plus une esthétique qu'il n'est une gageure, une gaminerie pour étonner les bourgeois. Rimbaud traversa une phase où, tout altéré de nouveauté poétique, il chercha dans les indications réunies sur les phénomènes d'audition colorée, quelque rudiment d'une science des sonorités. Il vivait près de Charles Cros, à ce moment hanté de sa photographie des couleurs, et qui put l'orienter vers des recherches de ce genre. En surplus il ne faut jamais oublier, avec Rimbaud, l'influence fondamentale de Baudelaire dont les Correspondances hantaient fort les cerveaux de ses disciples. Rimbaud essaya de noter quelques correspondances possibles, sur ce terrain de l'harmonie verbale; il fit peut-être fausse route, en tout cas il ne se servit point de sa méthode. Il reste de cette tentative les belles analogies que signalent quelques vers de son sonnet.

E, candeur des vapeurs et des tentes,

Lance des glaciers fiers, rois blancs, frisson d'ombelles;

I, pourpres, sang craché, rires des lèvres belles

Dans la colère ou les ivresses pénitentes.

U, cycles vibrements divins des mers virides,

Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides

Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux.

Ce fut après ces recherches d'une poésie infiniment compliquée, que Rimbaud donna de douces cantilènes, analogues de ton à certaines qui contribuèrent à la gloire de Verlaine; il disait dans sa chanson de La plus haute Tour:

Oisive jeunesse

A tout asservie

Par délicatesse

J'ai perdu ma vie.

Ah! que le temps vienne

Où les cœurs s'éprennent...

et d'autres poèmes d'un charme neuf; c'était le temps où il écrivait les Illuminations.

Paul Verlaine disait qu'«Illuminations» devait être pris un peu en synonyme d'enluminures, d'imageries, de ce que les Anglais appellent coloured plates. L'ambition du titre et du livre apparaissent plus grandes. Il s'est agi pour l'auteur de tirer des feux d'artifice d'images. Le livre a paru difficile. Cette difficulté apparente c'est que, comme plus ou moins tous les poètes qui ont développé l'idée romantique, en se gardant de la rhétorique et des longs développements, il supprime les transitions, et dédaigne de donner des explications préalables. Ainsi ces facettes de prose, intitulées Enfances, qui procèdent par phrases juxtaposées:

«Je suis le saint en prières sur la terrasse, comme les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine.

«Je suis le savant au fauteuil sombre; les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.

«Je suis le piéton de la grande route par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant.

«Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée portée à la haute mer, le petit valet suivant l'allée dont le front touche le ciel.

«Les Sentiers sont âpres; les monticules se couvrent de genêts, l'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin! Ce ne peut être que la fin du monde en avançant.»

Les phrases forment un fragment indépendant d'une série intitulée Enfances où Rimbaud a voulu décrire ses sensations d'enfance, mais non point en les résumant didactiquement, mais en essayant de donner, par la juxtaposition des idées, l'impression de leur naissance rapide et successive, l'impression d'images de lanterne magique qu'elles purent avoir en passant dans son jeune esprit. Ce petit fragment contient l'histoire de sa rêverie dont les éléments lui sont donnés par des illustrations de Vies de saints, par quelque Faust, quelque conte du Petit Poucet, le tout mêlé à ses souvenirs de promenades, à ses impressions personnelles de nature, ainsi que cela peut se faire chez un enfant très liseur et très impressionnable.

Ailleurs, dans la Saison en enfer, il explique qu'il est un Celte, qu'il a, de ses ancêtres gaulois, «l'œil bleu, la cervelle étroite et la maladresse dans la lutte.» Il indiquera qu'il sent qu'il a toujours été race inférieure et qu'en sa race il se rappelle l'histoire de la France, fille aînée de l'Église. «J'aurais fait, manant, le voyage de Terre sainte; j'ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des rues de Byzance, des remparts de Solyme; le culte de Marie, l'attendrissement sur le Crucifié s'éveillent en moi, parmi mille féeries profanes. Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied du mur rongé par le soleil; plus tard, reître, j'aurais bivouaqué sous les nuits d'Allemagne.

«Ah! encore, je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants.»

Je crois qu'on ne trouvera là nulle obscurité; c'est une évocation d'âme de roturier, de vilain, selon un Michelet ou un Thierry, mais le petit mot d'explication qui placerait tout de suite le lecteur sur le terrain historique, l'auteur ne le dira pas. La généralité des auteurs cherche à épargner toute fatigue et toute intuition nécessaire à leurs lecteurs. Rimbaud exige du sien un petit effort. Il ne veut pas alourdir sa phrase par des développements qui ne feraient pas corps avec l'idée, qui ne seraient qu'explicatifs; le lecteur se refuse à cet effort, et alors l'accusation d'obscurité adressée à l'auteur se précise.

Je ne cite que des cas particuliers, de ces œuvres en prose de Rimbaud si courtes, mais très touffues et profondément variées de page en page. Il y aura toujours des auteurs difficiles, et il faut sans doute qu'il y en ait puisqu'il y en a. L'évolution de la littérature n'est pas un phénomène de hasard. Il y a lien et logique entre les phénomènes. C'est logiquement que le romantisme a produit Baudelaire, que de Baudelaire ont procédé les poètes tels que Verlaine et Rimbaud et que le symbolisme s'est produit.

C'est par un jeu fatal de contraste et d'équilibre qu'après la poussée symboliste est intervenue une sorte de réaction parnassienne; toute action est suivie de réaction. Quelle sera l'influence de Rimbaud, nous ne pouvons encore le délimiter. Elle sera. S'exercera-t-elle, par dilution, chez des écrivains plus abordables, sur le grand public? l'œuvre de Rimbaud ne sera-t-elle qu'un livre rare, où iront se délasser des blasés, des amateurs de littérature sans concessions, d'art pour l'art? C'est le temps qui fixera ces points. Mais notons qu'en dehors de tout, c'est une précieuse note psychologique pour l'étude de la formation des cerveaux littéraires, que cette sorte de poussée de sève, chez un tout jeune homme, suivie d'un si long et dédaigneux silence.

Rimbaud avait-il tout dit? C'est possible. Le doute où l'on en est, et que rien ne permet de fixer, laisse sa figure plus énigmatique, partant plus curieuse pour le critique. Mais pour ceux qui, plus sévères que Victor Hugo, ne lui concéderaient pas le génie, il reste un être très exceptionnel; nier son expansion intellectuelle ne signifierait rien; il vaut mieux tâcher de la comprendre et d'établir entre soi et lui, au prix d'un peu d'effort, la relativité qu'on peut avoir sans difficulté, avec un écrivain quelconque, plus normal ou moins ambitieux, ou moins prophète, ou moins doué.

ÉTUDES

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ÉTUDES

De l'Evolution de la poésie au XIXe siècle.

Au commencement de ce siècle Ballanche qui fut un philosophe, et au surplus un académicien, écrivait, étant encore un débutant qui cherche sa voie:

«La littérature romantique, créée par Jean-Jacques Rousseau, défendue par des écrivains tels que Chateaubriand, Mme de Staël et l'abbé Delille, est destinée à triompher de la littérature classique qui sera bientôt de l'archéologie.»

Opinion d'homme du public. On est étonné de trouver Delille aux côtés de Chateaubriand—opinion qui a pu sembler très tranchante et pourtant vraie. Avant la Restauration, la littérature classique était morte au contact des œuvres de Chateaubriand et de Mme de Staël, et même de l'abbé Delille, auquel il faudrait ajouter le timide Ducis et Chênedollé, à placer avec beaucoup d'autres dans le groupe de Chateaubriand. La littérature de cette toute première période est pauvre numériquement de talents. La Révolution a coupé bien des têtes, les guerres ont mangé bien des hommes. Une sorte de restauration humaniste et mélodieuse de l'antiquité a avorté par la mort de Chénier; l'art délicat d'un Chamfort a été de même interrompu; un Rivarol, émigré à Hambourg, perd dans une ambiance différente ses plus claires qualités. C'est sur des décombres d'où ne percent que quelques voix médiocres et académiques s'occupant de versifier des Eloges, que monte le Romantisme préparé par l'influence de Rousseau, des faux Ossian, des chevauchées des Français à travers l'Europe, de leurs contacts avec des races différentes, et de leur connaissance nouvelle d'une Allemagne toute neuve qui vient d'échapper aux tutelles étroites de notre art Louis XIV, et se réveille avec le Faust de Goethe. Les Affinités Electives relient cet art à celui de notre XVIIIe siècle français. Parmi l'essaim nombreux des premiers romantiques, s'élèvent Hugo et Lamartine; Vigny s'y adjoint, indépendant d'eux, juxtaposé seulement. Hugo et Lamartine vont plus vite et c'est eux les poètes d'une génération qui, par un singulier contraste, admet toute leur beauté verbale, et rejette leurs idées, comme le prouva juillet 1830. Rien de pauvre comme le fond de philosophie cléricale et réactionnaire d'où procèdent Hugo et Lamartine. Aussi le vrai triomphe du Hugo de la Restauration et du temps de Charles X est dans la préparation et l'accomplissement de sa rénovation dramatique en un genre inférieur au poème pur, tout d'action, de cantilène, d'éclat. Hugo donne des drames de mouvement, d'extériorité. L'influence de Shakespeare s'universalise, et l'influence de Corneille agrafe au patrimoine français les premiers drames d'Hugo; un gai et laborieux manœuvre, Alexandre Dumas, en monnaiera la bonne nouvelle. Vigny ajoutera quelques pages solides à l'histoire de ce théâtre romantique, mais sa belle œuvre est ce poème, tout à fait réalisé: Moïse, rivalisant avec les plus belles Méditations et les Feuilles d'Automne. Voici avec Cromwel et Hernani le bilan de deuxième période romantique, la première ayant été surtout illustrée par Chateaubriand. Le romantisme allemand a eu la fortune de s'appuyer tout de suite sur le jaillissement de la poésie populaire, d'où, chez lui, un pittoresque plus sûr, mais moins éclatant et moins varié. Le romantisme allemand va vers l'intimité, le romantisme français emprunte davantage à la rhétorique et à l'éloquence. Des deux côtés, l'influence toute puissante de Racine a vécu.

La troisième période romantique entoure Hugo et Lamartine d'une foule de disciples; et Musset crée une alliance du vers français nouveau avec d'anciens genres du XVIIIe siècle comme le Conte. Les premiers romantiques n'ont vu qu'Hamlet et Othello, Musset découvre Peines d'amour perdues et Beaucoup de bruit pour rien, se réunit à Beaumarchais, à Marivaux et crée un romantisme classique, sage au fond, débraillé en surface, pas toujours dans la mesure, rarement audacieux et donnant partout l'impression de cette qualité. Les Lamartiniens se perdent en des extases catholiques platement versifiées; Barbier s'impose, rude et classique de ton, semblable à un Marie-Joseph de Chénier plus inspiré et doué du métier élargi des romantiques. La tentative de compromission entre le romantisme et le classicisme de Casimir Delavigne, qui, par le choix de ses sujets et leur maniement, se rattacherait plus qu'il ne le croyait à la tragédie de Voltaire, a avorté. C'est le grand temps de l'influence d'Hugo. Les meilleurs se rangent près de lui, dont Sainte-Beuve, qui, d'après quelques indications anglaises, crée une poésie personnelle, pédestre, intime, et explique le romantisme par sa critique. Théophile Gautier, critique et prosateur, romancier et nouvelliste, s'affirme aussi comme poète, quoique sa rhétorique artiste ait donné surtout sa mesure plus tard dans les Emaux et Camées. Gérard de Nerval, plus instruit qu'aucun des romantiques, laisse quelques sonnets montrant quel poète en vers il eût pu être. Avec lui perce la première lassitude visible de l'instrument romantique du vers, adouci par Lamartine, fortifié par Hugo, stylisé par Vigny, enrichi par Gautier. Une jolie voix de femme se fait entendre à l'écart du cénacle, celle de Mme Desbordes-Valmore. Le théâtre d'Hugo continue à s'affirmer; les Contemplations et la première Légende des Siècles donnent le maximum de ce qu'a pu le romantisme, et voici avec Baudelaire quelque chose de nouveau qui se lève.

A ce moment, il y a contre la nouvelle école une réaction provoquée par l'anormal et l'excès de pittoresque facile de certains romantiques; c'est Ponsard qui la formule par un retour inutile à l'art racinien, avec des essais malencontreux de drame moderne dans la forme classique, un retour agressif de la comédie en cinq actes et en vers. Casimir Delavigne, Casimir Bonjour, Francis Ponsard, Emile Augier, chaînons qui aboutissent à M. de Bornier et Parodi, de nos jours. Il y a contre le romantisme Lamartinien et Mussétique, un peu pleurard et faussement folâtre, la réaction de Leconte de Lisle qui veut évoquer, et non soupirer, déclamer et non chanter; et les visions antiques et barbares apparaîtront, plus serrées que chez Hugo, plus volontairement plastiques et impassibles, sans que le poète intervienne. Il y a la réaction de Baudelaire qui pense que l'instrument romantique est trop lâche, que le fonds des idées romantiques est banal. Baudelaire n'étiquette pas sa recherche, n'a pas souci de choisir un adjectif pour fonder une école; il est romantique à la façon de Delacroix, et non selon Hugo, et il admire Gautier à cause de sa grande souplesse artiste. Mais son art procède de lui-même. Avec plus de couleur et de rythme que les romantiques, avec plus de sonorité intime, d'un verbe plus nourri de latinité, il reprend leur préoccupation de poésie personnelle, et au lieu de la cantonner dans le paysage agreste et l'amour, il écoute les songes, les cauchemars et les spleens. Il se rattache à Sainte-Beuve par un souci de connaissance exacte et reprend l'œuvre oubliée de Bertrand. Bertrand avait voulu par ses poèmes en prose faire l'image stricte, sans être gêné par la formule du vers—pas un mot de trop, et par conséquent pas de chevilles—Baudelaire élargit définitivement la forme d'Aloysius Bertrand. Il veut trouver à côté du vers, qu'il a fait pourtant si plein et si souple, un instrument intermédiaire, une forme plus musicale—second mouvement de lassitude contre la stricte monotonie du vers français classique insuffisamment libéré par le romantisme. Le premier de ces craquements dans la machine d'apparence si solide, avait été provoqué inconsciemment par Nerval, préférant n'être qu'un écrivain en prose, plutôt que de subir ces inutiles prescriptions de Procuste—exemple que suivra le grand poète Flaubert. Théodore de Banville néanmoins continue avec une expansion claire et ensoleillée et les plus beaux dons lyriques le jeu purement romantique.

Le Romantisme disloqué à sa base, et voyant pour la première fois s'éloigner de lui les plus doués, semble se chercher à nouveau; l'évolution des chefs continue. Si Gautier demeure le même, toujours épanoui, savant, fier et imprévu, Hugo et Lamartine compliquent leur art par un plus large emploi de la vie sociale. Ils vont tous deux, avec des allures et succès différents, mais d'une même noble allure, vers les revendications populaires, vers la liberté. Hugo écrit certains chapitres des Misérables, qui ne paraîtront que plus tard, mais ses poésies et ses discours indiquent son mouvement. Lamartine se modifie, se transpose, se fortifie. Si le poète n'écrit plus de vers, l'historien des Girondins est un poète.

Ce fut une belle période, ce fut un beau Paris littéraire que celui qui contenait Hugo, Lamartine, Vigny, Musset, Gautier, Baudelaire, Leconte de Lisle, Balzac, Banville, près de Berlioz, de Delacroix, de Decamps, et qui s'honorait de la présence d'un auguste exilé, Henri Heine. Le romantisme français et le romantisme allemand sont rapprochés par la présence à Paris et les amitiés de ce grand poète. Heine, Nerval, Gautier furent réunis. Le romantisme français et celui d'Allemagne furent, à ce moment, frères en quelque idées généreuses. Le génie français avait imprégné Heine qui, à son tour, a laissé en France des traces qui, bien plus tard, ont abouti dans les dernières recherches d'art de ce siècle. Sur les confins des poètes, durant cette troisième période, Michelet et Quinet écrivent des évocations qui, à défaut de ce mot qui ne représente pas, au sens courant, un genre, devraient être traitées de poèmes. Ahasverus est une œuvre éloquente et isolée.

A la quatrième période romantique qui correspond à peu près à la période du second Empire, il arrive d'abord que Béranger meurt. La critique de cette époque—Taine par exemple—le mettait auprès d'Hugo, Lamartine et Musset, dans une classification en quatre grands poètes où Vigny était oublié. Négligence dure surtout pour le critique. Béranger emporte avec lui une forme bourgeoise, sans grand intérêt. Un autre néo-classique, Soumet, donne à ce moment en une assez belle épopée le summum de ce que pouvait cette école. Les poèmes posthumes de Vigny rendaient sa tombe plus majestueuse; il renaissait plus grand. Baudelaire se décourageait, et l'ombre paralysa des tentatives de romans, de contes, de poèmes de forme plus libre que celle qu'il avait pratiquée. Ce fut alors la forte maturité de Leconte de Lisle et de Théodore de Banville sous les auspices de qui se fonda Le Parnasse. Les écrivains qui débutaient au moment de cette quatrième période romantique, après avoir adressé un salut à Hugo là-bas dans son île, avoir porté leur premier livre à Sainte-Beuve, fréquenté curieusement Charles Baudelaire qu'ils rencontraient chez l'éditeur Poulet-Malassis, ces jeunes poètes voyaient surtout Gautier, le roi, si Hugo était le Dieu, en tous cas le doyen (Lamartine finissant oublié) des poètes de Paris et du romantisme. Ils furent, les Parnassiens, bien accueillis par les romantiques dont ils étaient la continuation exactement; ils constituaient le triomphe du romantisme d'Hugo sur celui de Lamartine et celui de Musset. La vie, l'exil, l'œuvre continue d'Hugo en furent les facteurs déterminants, et aussi l'admiration restée intacte de Gautier pour son aîné. Ils ne virent pas assez d'abord toute l'importance de Baudelaire. Le Parnasse cessa d'être une jeune école et choisit comme chefs Leconte de Lisle et Banville, les vrais maîtres par les sujets, la forme et les traditions verbales—alors que Hugo était dans l'apothéose, que Baudelaire était mort après avoir esquissé son œuvre, et Th. Gautier disparu, ayant encore de belles choses à dire. On sait que Victor Hugo désigna pour ainsi dire Leconte de Lisle pour remplir, après lui, un peu de son principat littéraire, mais beaucoup de Parnassiens lui adjoignirent toujours, comme autre consul, Théodore de Banville qui, dans ces temps voisins de la mort de Victor Hugo, avait pris en tant que prosateur un superbe développement. L'Académie admit Leconte de Lisle pour siéger où avait été Hugo mais où se tenaient naguère Autran et encore Laprade, Lamartinien sans envergure. Avec le Parnasse, voisine un prosateur doué, à certains égards, de génie: Villiers de l'Isle-Adam, dont l'œuvre haute, sans quelque inexplicable entichement du passé et des traces de superstition, contiendrait des chefs-d'œuvre.

Dans le premier groupement même du Parnasse où MM. Mendès, Coppée, Dierx, Franco, des Essarts, de Heredia, Glatigny, Sully-Prud'homme fraternisaient, le ferment de quelque chose de neuf se manifesta chez deux poètes, amis des Parnassiens, et très temporairement des leurs: Mallarmé et Verlaine. Charles Cros y passa aussi, mais l'œuvre de cet homme très doué, dispersée et interrompue par la mort, est inférieure aux très belles espérances que donnaient son universalité et son intelligence. Durant que M. Coppée, parti des vers de Sainte-Beuve, non sans rapport avec Brizeux, chantait les Humbles et tentait l'épopée familière, que M. Sully-Prud'homme se rattachait à Lamartine par ses essais d'ampleur religieuse détournée à des entités sociales, que M. Dierx alternait de belles sensations mélancoliques et des légendes lyriques, que M. Mendès aux contes épiques ajoutait une gamme touffue d'anacréontismes, Mallarmé et Verlaine obliquaient vers un autre art plus distant du romantisme; Mallarmé en se mirant librement en ses idées, P. Verlaine en se courbant pour écouter sa chanson intérieure. Un très grand poète, Rimbaud, entrevit un art libre, touffu, plein de perceptions, d'analogies lointaines. Par la violence et la simplesse alternées, il est tout près de son ami Verlaine; par ses ambitions d'idées transcrites en poèmes en prose, de minutes rares traduites, il se rapprocherait de Mallarmé qui, je crois, ne le connut pas. Les poètes nouveaux doivent saluer, en ces trois hommes, des précurseurs, des indicateurs qui les relient à Baudelaire. L'œuvre de Rimbaud, c'est trois ou quatre éclairs magnifiques, sur des paysages de demain ou les grandes solitudes de la mer, ou les cubes monotonement ajustés de Paris et de Londres. L'œuvre de Mallarmé, c'est quelques poèmes où la musique traditionnelle du français est épurée, grandie, plus douce que chez Lamartine, profitant des trouvailles nombreuses de Baudelaire, et arrivant à se faire entendre toute personnelle—chant de flûte ou musique d'orgue profonde, et pages d'une prose qui dénude ou revêt de pourpre l'idée.

Verlaine, en une œuvre considérable, souvent hasardeuse, géniale souvent, pire quelquefois, a donné les plus jolis rythmes et les cris passionnels les plus vrais; Mallarmé et Rimbaud ont pensé, Verlaine, jamais. C'est un chanteur des plus profondément charmants, ingénu, et, d'autres fois, crédule et religieux—ce qui le gâte. Verlaine laisse beaucoup de beaux poèmes. Mallarmé en lègue aussi, en même temps qu'un grand exemple, car il s'était mis, seul, à oser avoir sa pensée propre devant toute une littéraire presque disciplinée. De 1886 (Verlaine et Rimbaud avaient déjà accompli pour l'assouplissement du vers les plus intéressants efforts) datent les premiers poèmes des vers-libristes. Une étiquette commune, le mot Symboliste, dérivé d'une des préoccupations de Mallarmé, suffit pour désigner momentanément un certain nombre d'écrivains pourvus d'idéaux très différents; il y eut un très court moment d'union effective sur des sympathies et des orientations, dans le vague, apparentées entre des esprits très différents. Le point capital de cette dernière évolution de la poésie française en ce siècle est l'instauration du vers libre, bien que depuis les premières années de l'évolution actuelle, des réactions aient déjà été tentées, les unes voulant renouer l'art actuel à celui de la Pléiade du XVIe siècle, telle l'école romane de M. Jean Moréas—d'autres se rattachant à l'œuvre courte et interrompue d'André Chénier, d'après l'indication de quelques sonnets de M. de Heredia. Ainsi agissent MM. H. de Régnier et Samain; ainsi tente, en une forme dérivée du vers libre, M. Francis Vielé-Griffin. Mais il est prématuré d'indiquer—autrement que par quelques lignes—qu'il s'est passé en 1885-86 et années suivantes quelque chose qui était la fin du Romantisme ou plutôt la lézarde définitive après les chocs donnés d'abord par Baudelaire, ensuite par Mallarmé, Verlaine et Rimbaud. Le Romantisme, après une pleine carrière de près d'un siècle, évolue et devient cet Art Nouveau complexe, diffus et compliqué dans ses orientations, mais qui a déjà fait sonner le nom de plusieurs poètes.

Je citerai un écrivain disparu fort jeune, dont les vers et la prose indiquent une âme délicate et très artiste: Jules Laforgue. Il serait difficile au signataire de cet article d'étudier par le menu les quinze ans d'histoire de ce mouvement, à cause même de la part qu'il y prit.

Disons seulement que par delà les rythmes anciens de la poésie classique, malgré les réactions d'archaïsme trop soumis, le Symbolisme vivra par le vers libre au prochain siècle. Sa carrière commence. Quoi qu'il en soit de l'avenir de la poésie française que tout fait prévoir beau, abondant et varié, si on veut la caractériser brièvement au cours du XIXe, on peut dire que ce siècle vit l'éclosion du romantisme—préparée depuis le dernier quart du XVIIIe—, vit sa croissance, sa grandeur, sa maturité, et sa métamorphose en nouveaux éléments. Le romantisme naquit dans la tourmente et disparut après avoir engendré. On verra plus tard ce que produira sa postérité. En détaillant avec trop de précision la chronique du mouvement nouveau, on risquerait de ressembler au Ballanche du commencement de ce siècle, et d'assimiler à de réels novateurs de modernes abbé Delille.

L'Art social et l'Art pour l'Art.

I

On réveille, depuis quelque temps, dans les revues où il est parlé de littérature, la vieille question des buts de l'art. On se demande si l'art doit se suffire à lui-même: doctrine de l'art pour l'art; s'il doit belligérer au profit d'idées sociales, d'intérêts contemporains et généraux: doctrine de l'art social. C'est déjà un ancien démêlé entre écrivains, une recherche contradictoire souvent commencée, jamais terminée.

A quoi tient la fréquence des enquêtes sur ces deux postulats, et leur irréductibilité? Peut-être à ce que la question est mal posée, que les termes du problème ne sont pas nets. Pourtant on discute rarement si longtemps, à reprises variées, uniquement sur des mots. Il y a donc quelque chose là à élucider, mais peut-être, et cela nous expliquerait les vicissitudes des deux thèses, faut-il plutôt clarifier des sentiments, déterminer des questions de mesure, qu'examiner la valeur de deux théories adverses. Sans doute y a-t-il un courant d'opinions et un peu des mots sonores à circonscrire, plutôt que des thèses proprement dites à étayer ou un choix à faire entre deux propositions se targuant chacune d'être la vérité.

Ce sont les derniers événements sociologiques, la puissance nouvelle du socialisme, le développement des idées anarchistes, la présence de belles utopies familières à des William Morris (et prenons le mot utopie dans le meilleur sens), qui ont resservi de point de départ à des idéalistes d'art social. Aussi bien le réalisme fatigué devait-il tenter de se renouveler, de puiser une force nouvelle dans les questions vives, faisant davantage corps avec la réalité quotidienne, bref, inclinant encore la littérature vers sa forme courante du journalisme, évoquant pour elle les ressources de l'information bien faite.

Dans tous les cas, il faudrait distinguer, et noter qu'on ne doit pas englober parmi un groupe d'écrivains d'art social tels ou tels artistes que leurs opinions déterminèrent à des articles purement politiques, philosophiques, sur une question se posant brusquement dans l'ordre des faits. Le fait de s'intéresser à un phénomène qui se passe, d'avoir quelque chose à dire, et de le dire, sur un fait quotidien, sur les conséquences d'une catastrophe, sur une nécessité de clémence ou de justice, sur une organisation meilleure à donner à la cité, n'implique pas que le but d'art d'un écrivain soit social. Il n'y a art social que lorsqu'il y a mélange, confusion des formes, que la thèse, défendue par des moyens d'art étranger à son développement normal, conclut de plain pied sur des faits trop courants, surtout lorsque l'œuvre est de tendances prédicatrices.

C'est surtout cet élément vaticinant combiné avec des professions de foi politique qui caractérise les plus nombreux échantillons de l'art à tendance sociale. Si quelques nouveaux écrivains offrent des exemples de cette façon d'aborder le sujet, ce sont surtout de doctes moralistes un peu passés qui forment les rangs serrés de la légion utilitaire et moralisante. A côté des jeunes écrivains, ardents, qui stigmatisent le temps présent et promettent des âges d'or, voici des critiques à mi-voix qui, universitairement, dénoncent les périls de l'art, et somment les écrivains de vouer leur plume au développement des saines morales. Voici, bien loin apparemment et en réalité très près d'eux, des romanciers qui, comme Bellamy, endorment leur personnage principal pour le réveiller en l'an 2 000, et à quelle fin? pour le faire vivre en un milieu perfectionné, que tout habitant de capitale, un peu lecteur de journaux et de brochures, peut s'inventer comme rêve familier, même sans effort. Le rêve du théâtrophone, du grand dépôt de denrées de la cité, des beaux squares et de l'armée industrielle, n'exigea jamais une forte imaginative, surtout chez qui ne fit que les vulgariser. Et voici, des académiciens au doigt levé vers la porte close de l'avenir, qu'ils n'entre-bâillent d'ailleurs point, dont ils ne sauraient éclairer nulle fente, et des pasteurs au parler un peu glacé et trop correct. Ils sont nombreux. On les pourrait diviser en deux classes: les sociologues et les moralistes; et, parmi ces deux classes, distinguer deux partis: ceux qui règlent l'avenir d'après les hommes calmes et conservateurs du passé; ceux qui l'entrevoient à la lumière des rêveurs généreux et des progressistes déterminés du même passé, avec autant de nuances que vous voudrez, selon le goût particulier que vous portez non à tel écrivain, mais à telle théorie, plus ou moins brillante. Ce sont des écrivains d'art utilitaire, d'appétit moralisant, des écrivains d'art social.

Est-ce à dire qu'un art soucieux des développements de l'existence humaine, anxieux de quelques clartés sur ce que nous serons demain, soit forcément gris, terne et dépourvu de ces rapides et elliptiques perceptions qui constituent, aux yeux des partisans de l'art pour l'art, le véritable artiste? Certes non; s'il est avéré pour nous que l'auteur de l'An 2000 n'est qu'un vulgarisateur, et si nous lui savons peu de gré d'avoir groupé, sous forme romanesque, tant de petites utopies d'organisation, éparses dans les livres théoriques, nous admettons qu'un penseur puisse donner, sans transition obligée, de suite, la forme littéraire du poème ou du roman, à ses idées sur le développement du monde encore que nous attendions davantage de sa recherche de belles phrases, de nobles mouvements, et de la peinture d'intéressants états de son cerveau, et de généreuses et altruistes méditations, que des formules et des éléments tout préparés d'un projet de loi. S'il en était autrement, il y aurait confusion des genres, et dans le seul cas où cela ne soit point du tout loisible, car les vérités sociologiques ont besoin, pour être exposées, du cadre à rigueur scientifique, du livre de théorie, et doivent pouvoir traverser des aridités nécessaires, dont ne s'accommoderait point une œuvre d'art.

II

La doctrine de l'art pour l'art est aussi difficile à définir précisément que la doctrine antagoniste. Elle est difficile à définir à cause de son évidence même; c'est trop clair. Pratique l'art pour l'art tout artiste occupé à développer son rêve de beauté, beauté faite de ce que l'on appelle, sans équivoque possible, la beauté, beauté physique, plastique, sculpturaire, architecturale, etc., puis beauté dans le sens plus abstrait, des musiques, des tendresses, des émotions, des parfums. Tout artiste qui ne plaide ni ne prêche l'allocution morale, l'exemple, le conseil pratique, est un féal de l'art pour l'art. La fidélité instinctive ou raisonnée à cette théorie est le lien d'unité de nos grands écrivains. Sans doute Rousseau est l'auteur de l'Emile et du Contrat social, et Voltaire agitait des idées politiques, mais pas toujours, et ces exceptions n'infirmeraient point la ligne générale qui, de nos vieux écrivains, arrive jusqu'à Flaubert. Sans doute d'autres que Rousseau et Voltaire vécurent la vie des faits, Lamartine, Hugo; mais ne se gardèrent-ils pas de confondre les genres, et n'y eut-il point deux parts dans leur vie et dans leurs livres? Il est évident que si l'on voulait restreindre l'idée de l'art pour l'art à des écrivains comme Gautier, à des conteurs, à des lyriques purs, Vigny, Baudelaire, etc., on arriverait à en restreindre le nombre et à en fausser la définition; mais pourrait-on raisonnablement classer les autres parmi les prédicateurs d'art social, et la plus grande partie, la plus belle de leurs œuvres ne protesterait-elle pas?

En se servant même du sévère critère de Poe et, d'après lui, de Baudelaire, en retranchant de la poésie ceux qui cédèrent, un temps, au désir de promulguer des lois morales, on n'atteindrait que des parties d'œuvres et, pour abandonner quelques esprits, on ne toucherait à rien d'essentiel ni parmi le romantisme, ni parmi les écoles suivantes.

Nous avons évoqué le cas de Lamartine, d'Hugo. Il en est de même pour Michelet, voyant, évocateur, poète beaucoup plus que théoricien; pour Quinet, qui, soigneusement, délimite son œuvre théorique et ses poèmes. Pour choisir un exemple vis-à-vis de celui de Poe presque naturalisé chez nous par Baudelaire, si nous pensons à Henri Heine, il faut bien concéder que c'est surtout un lyrique pur, et le fait d'avoir vécu grâce à des correspondances de journaux, qu'il faisait admirables parce que tel était son don d'ennoblir tout ce qu'il touchait, prouve simplement qu'entre deux poèmes il donnait son opinion sur la vie courante, sur un ministère nouveau, le rôle de M. Thiers ou un concert de Liszt avec un égal talent.

Mais, objectera-t-on, son rôle et ses visées politiques ne sont point contestables, il y a Germania! Qu'importe! si les Lieds, si Atta-Troll en demeurent tout à fait purs. Il rentrerait comme Hugo dans la catégorie de ceux qui ont fait deux choses à la fois.

Ceci d'ailleurs nous mène à l'essence de la question.

L'artiste tire tous ses éléments d'art et de talent de sa sensibilité, de son contact avec les contingences. Il y a des artistes évidemment qui les tirent de livres déjà publiés; mais ceux-ci appartiendraient à une autre catégorie que les grands artistes, ce seraient des manières d'érudits, des vulgarisateurs doués pour l'exposition verbalement rafraîchie de choses connues, nature d'esprits en somme peu nécessaire; mais les vrais artistes, les trouveurs, se développent surtout grâce à leur sensibilité au contact des choses. Vivant sur le même fonds que leurs contemporains, ils perçoivent mille images, mille possibilités, mille détours fantaisistes et vrais des choses, que les autres ne voient point. Tout le monde fait de l'histoire, les artistes seuls font du rêve et perçoivent les aspects divers qu'aurait pu prendre l'histoire, si les masses, au lieu de marcher tout droit, avaient obliqué, ce qui est toujours possible, à droite ou à gauche.

Il est donc évident que l'artiste doué d'une sensibilité très fine, s'il est d'habitude disposé à négliger les importantes et usuelles questions de tarifs, de douanes, de budgets, peut n'en être pas moins prêt à saisir les lignes essentielles de l'avenir, les aspects fermes ou mobiles du présent, et énoncer sur l'heure où il vit les plus sages aperçus. Il n'est nullement nécessaire que l'écrivain soit égoïste ou purement passionnel. Mais pour rendre bien sensible la différence de l'artiste pur à l'artiste sociologue, supposons-les tous les deux devant le même sujet, pratique, quotidien, politique. Le premier, le poète, donnera bref, large, son avis; il tâchera de dépouiller son sujet des contingences trop strictes, trop déterminées, il généralisera la question dont il s'occupe; l'écrivain d'art social, au contraire, précisera et diminuera, et il plaidera, il laissera entrer dans l'art ce que Poe en excluait si soigneusement, non pas la morale, mais la conférence moralisante, le discours au peuple, la propagande, la vulgarisation, qui ne va jamais sans entraîner quelque absence des témoignages immédiats de l'art, la concentration et le style.

III

Nous croyons avoir montré qu'il y a là surtout une question de forme; en littérature c'est d'ailleurs à peu près tout, car la forme n'est pas seulement la phrase et sa coupe plus ou moins élégante, mais la disposition des phrases, c'est-à-dire le groupement des détails, celle des chapitres ou fragments divers de l'œuvre, c'est-à-dire le processus des idées. Nul ne peut interdire à l'écrivain des développements sociologiques, mais à la condition qu'il en fasse de l'art; pour nettifier, concevons le même exemple, celui de Bellamy, qui ne fait point d'art puisqu'il ne nous donne aucune jouissance esthétique, et qui ne fait point non plus de sociologie, puisqu'il répète des choses trop sues. Opposons-lui les tentatives récentes de Paul Adam, le Mystère des Foules ou les Cœurs nouveaux. Il apparaîtra que, dans les intéressantes recherches d'Adam, ce n'est point le fonds sociologique qui nous intéresse, mais sa vigoureuse présentation, mais le détail, mais la vie des personnages qui représentent un fait, soit, mais qui se meuvent en types dramatiques; art à tendances sociales, oui, mais art surtout dramatique, et ce sont les qualités de couleur et de mouvement qui agrègent à l'art ces romans. Ce n'est point le phalanstère des Cœurs nouveaux qui peut nous arrêter une minute; l'idée de phalanstère nous est trop connue; mais nous regarderons avec curiosité la forme, le détail architectural de ce phalanstère, les paysages qui l'entourent, le rêve de l'homme qui fit de l'édification de ce phalanstère le but de sa vie, et c'est parce qu'il ne réussit point, et qu'il souffre dans son âme de la ruine de son essai de matérialisation de son rêve, que cet homme nous intéresse.

Si nous retournons aux grands exemples déjà de passé qu'évoquent les partisans de l'art sociologique, est-ce que Tolstoï, dans ses chefs-d'œuvre, et Dostoïevski ne présentent pas le même phénomène. Je pense que peu de gens, lisant Anna Karénine, songent à prendre parti entre Lévine, qui n'aime pas la vie politique, et son frère, qui la lui conseille et la lui vante. Aussi, les projets d'amélioration agricole de Lévine nous laissent froids; mais la beauté du livre réside dans la présentation vive des bonheurs que l'homme peut rencontrer sur la voie rectiligne et ordinaire (Lévine fauchant les foins,—les joies et les douleurs de Lévine pendant l'accouchement de sa femme) et, en face, du bonheur et des douleurs et des catastrophes de la passion (vie de Wronsky et d'Anna). C'est en faisant ressortir, avec une intensité toute nouvelle et particulière, le sens et l'allure d'événements quotidiens que Tolstoï fut grand par ce livre, et non par la solution qu'il offre et la morale qu'il prêche, car elle est simple et n'était pas inédite.

Considérons Dostoïevski. En éclairant ses livres par ce que l'on sait de sa vie, en scrutant le livre dépourvu de tout corollaire critique, on sent fort bien que les idées de liberté, les anxiétés et les espoirs pour l'avenir le passionnent; mais l'instinct d'art de Dostoïevski est bien trop grand pour que sa pitié ou ses espoirs débordent en conseils, en chapitres à tendance; il provoque la pitié pour ses personnages et laisse réfléchir et conclure.

Ibsen, plus nettement moraliste, aurait-il eu l'influence qu'il a acquise si la formule de son drame, si ses savantes simplifications n'avaient pas intéressé notre sens artiste, le vieil instinct qui aime à voir poser et résoudre élégamment un problème, beaucoup plus que sa doctrine elle-même? Ethique nouvelle! a-t-on dit. Je n'en crois rien. Formule nouvelle, oui, sensation exotique et rajeunie de choses entrevues et connues, présentées avec une belle rigueur, oui! C'est encore de l'art, de la littérature, à tendances si l'on veut, mais présentée comme l'eût fait un théoricien de l'art pour l'art.

D'ailleurs, à une certaine hauteur, la question cesse d'exister. Un artiste pur, consciencieux et connaissant ses moyens d'action, ne considérera jamais le développement politique du monde que comme des vestitures variées qui couvrent la vraie face d'Isis. En écartant comme un léger rideau les faits proches, on retrouve l'éternelle et infinie complexité des passions, qui sont tout l'homme, toute la nature et qui ne varient guère que de mode. L'artiste, évidemment, se rangera à la théorie de l'art pour l'art, qui lui évite des mouvements inutiles, des efforts disparates, et il aura volontiers confiance aux purs savants pour délimiter les détails de l'existence des sociétés, attaché qu'il est à la contemplation des ressorts principaux. Inversement, je n'aimerais pas voir conclure de ces lignes que tous les partisans de l'art pour l'art sont des aigles et que tous les partisans de l'art social sont des écrivains inférieurs. Il y a une façon de comprendre la poésie, strictement littéraire, qui ressemble fort à l'art d'accommoder les restes, et il y a parmi des œuvres sociales, presque politiques, de beaux élans vraiment littéraires; l'homme est bien trop complexe, et l'écrivain, en général, trop épris de beauté pour ne pas passer à travers les mailles des définitions dont il s'enveloppe, et personne, heureusement pour la littérature, en son œuvre de divulguer l'inconscient et d'embellir l'idée, n'est profondément, exactement, complètement logique.

IV

M. Bernard Lazare, en une conférence, développait un idéal d'art social, un de ceux qu'on peut concevoir, et je pense qu'il ne parlait qu'en son propre nom; il est probable que M. Eekhoud, exposant son idéal d'art à lui, n'eût pas dit les mêmes choses, et certainement leur conception diffère fortement de celle de M. Paul Adam. D'après Bernard Lazare, l'art social reprendrait la tentative naturaliste, en lui ajoutant les vertus qui lui manquaient.

Il considère certainement qu'il en manque beaucoup, et je doute qu'il vénère M. Paul Alexis. Mais, pourtant, son jugement porté sur quelques poètes, qu'il ne précise pas en nom et en nombre, n'est pas très différent de celui de M. Alexis qui, dans un assez récent article, avant Manette Salomon [7], je crois, se plut à qualifier ce qu'il appelle les décadents de honte littéraire, opprobre sur le siècle finissant. Cette déclaration, cette boutade de M. Alexis, confiée (s'il vous plaît) aux colonnes du Figaro avait de quoi surprendre, un peu comme une ruade imprévue d'un cheval très calmé. C'était amusant. Chez M. Lazare, l'opinion est plus sérieuse, et, quoiqu'elle ne soit pas très circonstanciée, elle est à constater, puisqu'elle est émise à côté de promesses de renouvellement littéraire.

Mais prenons M. Bernard Lazare, sur un des rares points où il précise. Pourquoi reprocher à M. Maeterlinck d'avoir traduit Ruysbroeck et Novalis?

Ce sont, dit M. Lazare, de pauvres esprits, des mystiques de nul intérêt, on n'a pas le droit de les représenter comme l'élite de l'humanité...: ceci est de l'appréciation purement personnelle.

Il me semble, au contraire, que, pour les écrivains de toutes nuances de pensée, fussent-ils des rêveurs blancs, fussent-ils d'acharnés et patients analystes, de sincères modernistes, ou simplement des critiques soucieux d'être informés sur l'évolution de l'esprit humain, il est fort intéressant que des Ruysbroeck, des Novalis et d'autres semblables soient mis en bonne lumière et surtout par des gens qui les aiment, parce que c'est eux qui s'acquittent le mieux de ce travail; et si je croyais aux mêmes dieux que M. Lazare, je serais enchanté de voir mes contradicteurs apporter avec zèle leur part des pièces du procès qui se juge perpétuellement, car une littérature doit être au courant de ses origines; pour être au courant, les écrivains doivent connaître le plus possible d'âmes d'écrivains; et qui les tentera davantage que les âmes d'exception, que ceux qui pensèrent à part, autrement, et n'accordèrent pas leurs méditations aux sujets que, nécessairement, tous, et à tous instants, sont forcés de traiter? Un courant littéraire, qui contient toujours au moins une petite part de vérité, qu'est-ce, sinon le sillon d'un esprit d'exception, que suivent et généralisent de leur démarche adhésive un certain nombre d'esprits réguliers?

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LA LITTÉRATURE DES JEUNES ET SON ORIENTATION ACTUELLE

I
Le poème et le roman.

C'est peut-être une illusion qui régna à toutes les époques, que de considérer la période d'années dont on est le spectateur, comme l'exemple, en son développement artistique et littéraire, d'une complexité jusque-là inconnue. C'est peut-être faute de recul, et par difficulté d'établir sur des contemporains un de ces classements simples où excella l'ancienne critique. Ces classements ne présentent d'ailleurs qu'une simplicité très artificielle due à des coupes sombres dans le taillis ou la forêt qu'on eut à inventorier.

La preuve en est que cette besogne n'est jamais définitive, qu'à peine les critiques-jurés ont terminé leurs pesées, organisé leur mise en place des génies et corollairement des talents, les protestations s'élèvent.

D'une part, les érudits, tout en acceptant, en sa généralité, l'ordonnance que signifièrent les critiques, leur apportent par brassées ou par petits paquets des documents nouveaux ou au moins tirés de l'oubli, et la ligne générale, si élégamment tracée, s'altère; d'autre part, les écrivains, les poètes s'insurgent; ils apportent, avec preuves à l'appui, avec l'affirmation d'une admiration qui trouve des échos, telles œuvres négligées, reléguées, et font reviser le procès de ces dédaignées. Cette double voie de protestation n'est guère possible contre des jugements contemporains, éphémères, qui sont amendés souvent par une évolution intellectuelle des juges ou infirmés par de nouvelles œuvres de ces mêmes auteurs, pour lesquels on avait tenté, un peu prématurément, un essai de classement. De plus, les critiques n'aiment point formuler, sur le phénomène mouvant qu'est la production contemporaine, une mise en place, qui serait fort difficile, s'il fallait à toute œuvre attribuer, au juste, sa valeur de beauté; on pourrait plus facilement tracer autour des écrivains et des livres caractéristiques leur sphère d'influence; mais encore il y faudrait un large appareil dépassant le cadre d'une étude. C'est pourquoi nous n'avons pas, sous forme brève, de carte, pour ainsi dire, du ou des mouvements littéraires actuels. On voudrait, ici, indiquer à travers leur apparente confusion quelques lignes d'ensemble.

Quelque jugement qu'on porte sur la valeur, la beauté, l'opportunité du mouvement symboliste, il est certain que ce furent les écrivains englobés sous ce nom qui produisirent (vers 1885 et 86) le premier mouvement qui se dessina avec carrure depuis l'avènement, antérieur à eux d'une quinzaine d'années, du naturalisme. Ils trouvaient devant eux le naturalisme triomphant sur le terrain du roman moderne, et c'était les Parnassiens qui écrivaient des poèmes.

Ici une parenthèse me semble utile.

On a discuté passablement sur l'alternance des écoles, leur nécessité, leur bien fondé, leurs liens entre elles, leurs oppositions; il semble que, de l'examen de ce siècle, une sorte de loi se dégage ressortissant d'ailleurs des phénomènes de contraste. Elle est applicable surtout aux périodes de développement d'art libre, non gêné par des influences religieuses ou royales qui purent, à certaines époques, modifier sérieusement la marche des choses; elle pourrait se résumer ainsi: quand une élite a apporté son œuvre et qu'on est en train de tirer de cette œuvre le maximum d'effets qu'elle comporte, une autre élite, plus jeune, prépare un canon de l'œuvre d'art absolument différent, et qui a son expansion pleine à la période suivante. Ce mouvement neuf est alors combattu ou par une réaction vers l'école précédente, ou par une formule nouvelle: c'est-à-dire qu'au moment où une formule est en vigueur, où une école est maîtresse en apparence du champ littéraire, un groupe composé d'artistes plus jeunes se prépare obscurément à apporter aux hommes une matière de joie ou d'ennui tout opposée, une modulation tout diverse des sentiments. Au moment où cette nouvelle école éclate, souvent elle ne trouve plus devant elle les protagonistes même de l'école précédente, mais plus généralement des disciples intelligents. C'est l'école nouvelle qui compte des cerveaux créateurs, et après une lutte plus ou moins longue, elle triomphe. Ainsi, durant que le Romantisme portait l'attention sur le poème, le théâtre en vers, le roman idéaliste, Stendhal et Constant avaient travaillé avec moins d'éclat (selon l'opinion de leur temps) mais préparaient Balzac, dont l'expansion glorieuse amena l'avènement du naturalisme. Or, tandis que le naturalisme s'épandait en plein succès par Goncourt, et surtout par Zola, le symbolisme se préparait, méditait le roman lyrique, comme il préparait une refonte du vers, en dehors des héritiers du romantisme, les Parnassiens. Quand le symbolisme victorieux aura sa pleine expansion (qui ne se fera peut-être pas dans les mêmes modes que celle du romantisme, ou du naturalisme, car ces aspects se modifient un peu avec l'état social), un autre groupe se présentera qui fera droit à des formes d'art, à des modes de penser que le symbolisme aura négligés; car, en principe, aucun groupement littéraire ne peut donner une formule, sur tous points satisfaisante et de plus il fatigue la formule dont il se sert.

Il est évident qu'il y a toujours des isolés et des indépendants, des esprits libres et hantés d'horizons divers, qu'on ne peut ranger dans aucune école et qui font prévoir les générations futures, pour l'embryon de leur développement. Ainsi furent Baudelaire, romantique jusqu'à un certain point, et Flaubert, dont le réalisme se doublait d'une manière de romantisme, mais, comme celui de Baudelaire, épris de concision et d'exactitude, tandis que le romantisme courant était d'abondance, d'hyperbole et de paroxysme; pourtant ils ne dérangent pas l'ensemble de la règle et la rendent seulement plus complexe.

Les symbolistes avaient beaucoup lu Baudelaire et Flaubert, et les réfractaires du Parnasse, Mallarmé, Verlaine, Villiers de l'Isle-Adam, Charles Cros, et ce réfractaire du naturalisme, Huysmans. Les premiers étaient en marge par esprit de création, et naïvement; le dernier l'était, en prenant le vent et par amalgame, très influencé de Théophile Gautier, par exemple; les jeunes écrivains leur reconnaissaient toute leur valeur; mais la grande route était tenue d'un côté par les Parnassiens, Leconte de Lisle, Banville, Mendès, et de l'autre par le naturalisme de Goncourt, de Daudet, de Zola. C'était Zola qui accaparait l'acclamation. Les autres naturalistes, à côté de lui, trouvaient l'admiration, mais ce n'était point eux qui l'avaient forcée.

Les jeunes de ce temps-là avaient à reprocher au Parnasse qu'il n'était point une école neuve, mais une fin de romantisme, une variation sur le romantisme, un romantisme classicisant et hellénisant; au naturalisme ils objectaient qu'il ne tenait aucun compte des besoins d'évocations, de légendes, de songe, de fantaisie dont ils avaient la notion depuis les œuvres étrangères d'un Poe ou d'un Heine. Des écrivains eussent pu satisfaire ces désirs nouveaux, sans des tics spéciaux venus d'habitudes d'esprit des temps qui venaient de s'écouler, tel Villiers de l'Isle-Adam, si grand par la couleur verbale et de beaux paroxysmes nobles, mais si entaché d'occultisme et de religiosité combative. Verlaine rachetait la fréquence de ses oraisons par la sorte de candeur (malgré malices éparses) qu'il jetait sur tout ce qu'il produisait. Huysmans mettait, à ses notations curieuses, toute la lourdeur et l'énervement gastralgique de sa forme. Rimbaud était inconnu et, malgré la beauté de ses œuvres, souvent trop schématique et trop spécial. Léon Dierx trop enfermé dans son naturisme pessimiste. Mallarmé eut une influence de grand honnête homme; le désintéressement de son œuvre et de sa vie, et la hauteur de sa parole, devait plaire plus encore que la très grande beauté de son œuvre restreinte, à des jeunes gens épris d'art, et l'avoir aimé est une bonne note pour ceux qui l'approchèrent, des premiers, pour confronter au sien leur idéal d'art, et non plus, comme cela se fit plus tard, pour glaner près des javelles de ce causeur charmant (qui, s'il dédaignait d'écrire d'une foule de choses, les éclairait, en passant, d'un mot), des épis rares et précieux.

L'apport le plus net du symbolisme, c'est le vers libre. Si le mot de Symbolisme est aussi confus que celui de romantisme, qui n'a pris, qu'en fin de compte, sa signification très claire, le vers librisme est quelque chose de très tranché. C'est le vers individualiste qui a été trouvé, non pas une formule plus large que celle du vers romantique, mais une formule élastique qui, en affranchissant l'oreille du ronron toujours binaire de l'ancien vers, et supprimant cette cadence empirique qui semblait rappeler sans cesse à la poésie son origine mnémotechnique, permet à chacun d'écouter la chanson qui est en soi et de la traduire le plus strictement possible. C'est à cause de la largeur même de son ambition que le vers libre, s'il a des définitions, n'a pas de prosodie, et quand il en aura une, ce ne pourra être un petit code fondé sur des habitudes de l'oreille et la tradition comme l'antérieure prosodie, mais une poétique tenant compte des lois du langage et de l'émotion artiste.

Quant au symbolisme [8], la meilleure définition en est encore la plus large; ce serait celle de M. de Gourmont dans sa préface du livre des Masques: «Admettons que le symbolisme c'est même excessive, même intempestive, même prétentieuse, l'expression de l'individualisme dans l'art.» Ajoutons que c'est un retour à la nature et à la vie, très accentué, puisqu'il s'agit pour l'écrivain qui veut créer, de se consulter lui-même en sa propre intelligence, au lieu d'écrire d'après une tradition livresque, qui est le plus souvent, pour les débutants de toutes les époques, la tradition mise à la mode par les derniers succès.

Au plus lointain des revues symbolistes, on trouve auprès d'œuvres de Mallarmé et Paul Verlaine et la réimpression ou impression première des œuvres de Rimbaud, alors disparu, les noms de Jules Laforgue, de M. Jean Moréas, de M. Paul Adam et celui du signataire de cet article. Très rapidement de nouveaux symbolistes apportèrent poèmes et livres, et la liste actuelle de ceux qui acceptèrent cette appellation serait nombreuse. Ce serait MM. Maurice Maeterlinck, Henri de Régnier, Emile Verhaeren, Francis Vielé-Griffin, Stuart Merrill, Dubus, Charles Morice, Remy de Gourmont, Saint-Pol Roux, Albert Mockel, André Gide, Paul Claudel, Max Elskamp, Paul Fort, Charles Henry Hirsch, André Fontainas, Charles van Lerberghe, Adolphe Retté, Robert de Souza, Camille Mauclair, Robert Scheffer, Dumur, Albert Saint-Paul, Ferdinand Herold, Y. Rambosson, Paul Gérardy, Tristan Klingsor, Edmond Pilon, Henry Degron, A. Thibaudet, Marcel Réja, etc... Parallèlement au mouvement symboliste, des artistes qui n'acceptaient point le vers libre participaient par certaines nuances fondamentales au groupe nouveau, tels Albert Samain, M. Pierre Quillard, M. Paul Valéry. M. Pierre Louys ne fut jamais un vers libriste, ni peut-être tout à fait un symboliste, il voisina. D'ailleurs l'ampleur du mouvement fut assez grande pour que des groupes différents s'y pussent former, que de nombreuses diversités s'y montrassent, ce qui est le cas d'un mouvement individualiste, ayant pris en passant une étiquette, plutôt pour se différencier des écoles en vigueur que pour se désigner effectivement.

Le symbolisme projeta ainsi d'abord l'école romane, M. Jean Moréas, M. Raymond de la Tailhède, M. Raynaud, M. Du Plessys voulurent, ce qui était l'antithèse d'un mouvement individualiste, se conformer à l'union artificielle que fut la Pléiade du XVIe siècle. La Pléiade recherchant un but commun, une modernisation, par archaïsme, de la langue, pouvait affecter cet aspect ordonné et quasi-scolaire. Ces messieurs imitèrent la Pléiade, par quelques-uns de ses défauts les plus apparents, par l'épitaphe commune et le sonnet dédicatoire, par quelques archaïsmes, puis revinrent à leur nature de bons poètes un peu classiques et les Stances que publie M. Jean Moréas, délivrées de ce jargon, semblent devoir être la meilleure œuvre du poète des Cantilènes et sa plus individuelle encore que certaine gracilité de l'idée en dépare la pure forme.

Ensuite parut un groupement où figuraient surtout M. André Gide et Henry Maubel, et qui parla d'un certain idéo-réalisme qui eût eu pour but d'exprimer des sensations très rares, de recréer la vie et le rêve, de donner des impressions de silence, de phénomènes d'âmes, de paysages d'âmes, en prose ou en vers dans une forme plus unie que celle des premiers symbolistes, le Voyage d'Urien, Paludes, Dans l'Ile, tout récemment la Connaissance de l'Est de Paul Claudel ressortent de cette esthétique.

Pendant ce temps le Parnasse continuait à vivre et les poètes parnassiens à publier. Ni M. Mendès, ni Dierx n'apportèrent à leur esthétique poétique de modification. M. de Heredia non plus; néanmoins la publication, en 1892, des Trophées [9], crée une date d'influence et une esthétique se présenta sinon nouvelle, au moins dans toute sa carrure; il semble que ce courant ait prévalu auprès de quelques symbolistes qui ont joint à certaines de leurs anciennes préoccupations, des désirs plus précisés de décors antiques et de vers plus classiques et plus réguliers. Ainsi M. H. de Régnier, ainsi l'auteur d'Aphrodite. En tant que sonnetiste exclusif, M. de Heredia est surtout suivi par M. Léonce Depont, ou M. Legouis, artistes de réelle valeur. Mais une partie de l'impression antique et évocatrice de décors qui se dégage des Trophées se retrouverait dans un sillon plus large. Cette esthétique, en tenant compte en route d'admirations romantiques et parnassiennes, se rattache surtout à Chénier, et par lui au classique du XVIIe et à l'antique. Elle infirmerait, en tant que tendance, la recherche romantique du pittoresque et les recherches de réalité du réalisme et du naturalisme et en reviendrait aux belles fables païennes, librement restituées du grec, avec quelques nuances de symbole moderne. Parallèlement au symbolisme, un poète très distingué, Georges Rodenbach, qui lors de ses débuts avait manié un vers parnassien souple et familier, progressait lentement vers un art plus personnel et plus profond que celui de ses premiers volumes. Il apportait un joli chant d'intimités, une attention douce et sérieuse à noter de la vie intime et douloureuse, à décrire des sensations brèves et blanches, à analyser de la vie comme en rêve. C'était tantôt de calmes béguinages, des traductions de Vies muettes (comme dit si joliment l'allemand au lieu de notre affreux mot nature morte, des stilleben) des vies encloses, selon son expression. Certaines contemplations ardentes de silence d'eau et de lune font penser à Jules Laforgue, et le dernier livre de Georges Rodenbach, le Miroir du ciel natal, est écrit en vers libres. C'était, pour le vers librisme, la plus précieuse des amitiés nouvelles.

La liste des jeunes poètes qui se sont adonnés à écrire des intimités est d'ailleurs nombreuse et variée, et les talents ici abondent, chez les vers libristes, et chez ceux qui conservent une forme régulière; c'est là d'ailleurs, dans ces visions courtes, que la forme régulière offre le moins de danger, car la rhétorique, sa conséquence ordinaire, y est plus difficile, et détonne si fort qu'on peut mieux la supprimer. Ce sont, ces poètes: Francis Jammes qui sait, en des vers très parfumés d'épithètes colorantes et exactes, dire tout le détail des beautés de nature, des feuilles, des fleurs, de l'ombre et tout l'ardent soleil et tout le nonchaloir de son pays de Béarn, et aussi les joies et les tristesses des humbles. M. Henry Bataille (dont le développement dramatique est puissant) a donné, dans la Chambre Blanche, les plus minutieuses sensations de convalescence; il a publié aussi de très curieuses notations versifiées des œuvres peintes. M. Charles Guérin est un poète tendre et ému, dans sa forme un peu grise et à trop longues traînes. M. Jules Laforgue, dans son livre, les Premiers Pas, et des poèmes épars, a traduit le soleil et la glèbe de son Quercy natal en des vers fermes ou attendris. MM. René d'Avril et Paul Briquel ont fait défiler des heures transparentes du paysage lorrain. M. Henri Ghéon, dans les Chansons d'Aube, a chanté à la beauté des choses une jolie sérénade matinale.

C'est aussi parmi les intimistes, en notant qu'il est infiniment plus curieux de l'âme humaine et de la passion amoureuse que de son décor, qu'il faut ranger M. André Rivoire dont le Songe de l'amour, narre par l'essentiel et au moyen de courtes pièces serrant les crises d'âme, un roman de tendresse; il faudrait noter aussi de celui-ci, une amusante tentative d'imagerie littéraire, une Berthe aux grands pieds, rajeunie et modernisée de l'ancienne légende, amusante et lyrique: M. André Dumas se tient dans la même région d'art que M. André Rivoire.

D'autres jeunes poètes vibrent au contact des choses et leur recherche serait de chanter les forces sociales, et d'être les poètes du désir libertaire de fraternité et de solidarité. C'est évidemment le but et la fonction de tous les poètes et les derniers venus n'ont pas plus inventé cette gamme généreuse, que les naturistes n'ont retrouvé le sentiment de la nature, inlassablement gardé à travers toutes les écoles depuis et y compris le romantisme; je veux dire que ces jeunes poètes s'y spécialisent et certes, non ennemis d'une certaine rhétorique, qui, pour être plus dissimulée, n'en existe pas moins, ils précisent cette poésie fraternelle et humanitaire, comme il est le plus simple de le faire, en la restreignant. Ce sont M. Fernand Gregh, et aussi M. Georges Pioch, et M. Jean Vignaud et M. Marcel Roland. Aussi les toutes dernières années ont vu se présenter deux groupements assez différents, quoique avec certains points d'attache avec cette branche du symbolisme qui s'adonna à l'intimisme, ce qui n'est pas très étonnant, car ces catégories sont toujours un peu artificielles ou les poètes plus complexes que la définition qu'ils donnent d'eux-mêmes; c'est le groupement toulousain et le groupement des Naturistes. Un point commun leur fut d'être une réaction contre le symbolisme, plus prononcée chez les Naturistes que chez les Toulousains.

Ce groupe des Toulousains est d'ailleurs, des deux, de beaucoup le moins artificiel; le lien qui unit MM. Delbousquet, Magre, Laforgue, Viollis, Tallet, Marival, Camo, Frejaville, M. et Mme Nervat, etc., c'est un lien d'origine. Jeunes gens de Toulouse ou environ, ils aiment à se tenir en grande union, et cela sans que la forme de leurs vers soit nécessairement uniforme. Leur réaction contre le symbolisme est du reste faible. Un grand souci de passé simple les tient, les amène à la rhétorique et à l'éloquence quasi politique; ils ont aussi presque en commun la préoccupation de peindre les choses de tous les jours, et la recherche d'un accent grand, et large et général. Je ne dis pas qu'ils n'y réussissent parfois. Mais si M. Magre pratique obstinément l'alexandrin libéré de quelques contraintes, M. Viollis ou M. Laforgue sont les auteurs de poèmes libres qui ne manquent ni de cadence ni d'ingéniosité. M. Delbousquet, leur aîné, tient au Parnasse absolument. Beaucoup d'entre eux s'orientent vers la recherche d'une simplicité excessive, qui ne dépasse pas en sincérité les recherches les plus abstruses du symbolisme.

Mais, tout en faisant des réserves sur ce que les volitions de ces jeunes gens contiennent encore de trop facile, on peut admettre que les vers de M. Viollis ou de M. Laforgue, auxquels beaucoup se sont plu, s'ils n'apportent rien de bien inattendu, apportent de la fraîcheur, une certaine individualité et un parfum de terroir qui est loin d'être négligeable. Mais pour eux comme pour les autres, je crois qu'il doit y avoir une façon plus lyrique, plus profonde et moins gâtée par des ronrons d'éloquence, sinon plus généreuse, d'aller vers le peuple et de lui dire des poèmes en ses réunions du soir.

Les Naturistes, dans le fond, ne seraient pas très distincts des Toulousains, ou des poètes vibrants comme M. Georges Pioch, ou de poètes de la nature comme M. Ghéon, s'ils ne se cantonnaient (sauf M. Albert Fleury), dans l'alexandrin libéré et dans une formule de prose tant soit peu vague, pompeuse et déclamatoire. C'est avec une affection d'ingénuité, un peu trop de rhétorique et d'éloquence. Ils ont le tort d'abonder en programmes auxquels ils ne donnent pas toute satisfaction (à dire vrai ils ne sont pas les seuls). M. de Bouhélier, le chef reconnu de l'Ecole, a fait entendre trop souvent ses proclamations qui masquèrent ce que laissait voir de talent ses œuvres de début et la valeur d'un réel labeur, aux fruits inégaux mais intéressants. M. Montfort dépense autour de ses émotions trop de mots. M. Abadie publie de jolis vers. Il faut, je crois, considérer l'état actuel du naturisme comme transitoire; il est probable que ces jeunes écrivains, à qui ne manquent point des dons d'abondance, d'émotion et de facilité, verront leur idéal se présenter à leurs yeux plus complexe, et que leur développement personnel dépassera leurs doctrines présentes. Tout groupe nouveau a besoin d'éviter l'influence de celui qui l'a précédé presque immédiatement et d'apporter d'autres ambitions et une esthétique différente. C'est ce qui explique la critique injuste qu'ils appliquèrent à leurs immédiats prédécesseurs. On leur doit surtout souhaiter de rêver de progrès et non de réaction littéraire.

Quoi qu'il en soit de l'avenir du naturisme, de son développement futur, de sa diffusion, on peut dire qu'il ne tenta rien que n'aient auparavant tenté des symbolistes, et que le naturisme n'est point très différent, sauf couleur verbale, de l'amour de la nature, selon MM. Jammes, ou Paul Fort. M. Paul Fort, qui tient au symbolisme par sa curiosité de formule neuve, a condensé, sous le titre de ballades, un grand luxe d'images, de métaphores, de versets émus. Très inégal, quelquefois doué d'un ton de synthèse jolie, parfois à côté et se trompant à fond, il est rarement indifférent. Il a compris la poésie populaire et s'en est heureusement servi. Sur les confins du symbolisme nous trouvons un artiste des plus intéressants et des plus doués, M. Saint-Pol Roux. Gongoriste et précieux souvent à l'excès, exagérant des facultés remarquables de vision aiguë et précise, trouveur infatigable de métaphores fréquemment justes, toujours hardies, souvent exquises, qu'il développa en courts poèmes en prose dont la formule fut, il y a dix ans, presque imprévue, M. Saint-Pol Roux sait aussi peindre de larges fresques, et son drame, la Dame à la faulx, offre, dans une complication peut-être trop touffue, des scènes belles et grandes; c'est un des meilleurs efforts de ces derniers temps.

Mais comme nous l'avons dit, le symbolisme est un mouvement si large que ni le vers librisme seul, ni la recherche des symboles, vers laquelle d'aucuns s'efforcent en se servant du vers traditionnel, ne peuvent complètement l'enclore, et quoique fidèle à la technique du passé, et rénovant sa langue aux sources du XVIe siècle, c'est avec le symbolisme que se compte le vaillant pamphlétaire, et l'éloquent chanteur de la beauté, le poète de premier ordre qu'est M. Laurent Tailhade. C'est le souci du neuf qui range du même côté un artiste comme M. Albert Mockel, critique sincère et profond, poète doué, et un artiste fougueux et violent comme M. Emile Verhaeren. C'est d'origine symboliste qu'est M. Adolphe Retté, comme M. Robert de Souza; c'est un symboliste, encore que son dernier livre se retrempe volontiers aux sources de pitié sociale que M. Stuart Merrill, qui ajouta aux formes connues du vers quelques rythmes, particulièrement un vers de quatorze syllabes qui est un alexandrin plus long, et viable, dans son harmonie également balancée. Symboliste, M. Valentin Mandelstamm, un esprit très libre dont le vers frissonne souvent d'images neuves et justes. Aussi M. F. T. Marinetti, poète très personnel et coloriste très doué. Aussi M. Tristan Klingsor qui a apporté d'élégantes chansons de joie et un Orient joli, et M. Edmond Pilon qui eut de très tendres pages, et des dons remarquables de rythmiste et une valeur de décorateur ingénieux. Aussi M. Henry Degron qui a de jolies chansons émues. De même M. André Fontainas qui use le plus souvent d'un alexandrin, puisé aux sources mallarméennes pour la concision, traditionnel néanmoins pour la cadence, est un symboliste par l'essence même de ses recherches. C'est encore sous le nom du symbolisme bien des efforts différents, mais si l'on se reporte au romantisme, on conviendra, je pense, que Lamartine était un romantique;—or, qu'y a-t-il de moins romantique au sens qui s'imposa sur le tard, de par Hugo et Gautier, que Lamartine et les poètes lamartiniens.

Ainsi, parnassien par la forme, symboliste par le fond, M. Sébastien Charles Leconte est fort difficile à classer, sauf parmi les poètes de grand talent, si l'on ne fait abstraction d'école. Il y a une large nuance entre lui et les Parnassiens nouveaux tels que M. de Guerne, tels que tout différent M. Jacques Madeleine, l'auteur d'Hellas et A l'Orée, si curieusement sylvain. M. Henry Barbusse ne s'associerait à aucun groupe, sauf à celui des intimistes, à Jammes, à Rivoire, encore que bien loin d'eux en ses soucis de notation très claire, et de rythmique traditionnelle.

Maintenant que la liberté du vers est admise, que la recherche des analogies, l'imprévu de la métaphore, les libertés de syntaxe, le droit au sérieux profond, à la traduction nette de la méditation, même un peu abstruse, que demandait le symbolisme en ses premières œuvres, le droit à la vie vraie sans rhétorique qu'il réclamait sont en principe admis, le symbolisme se développera encore, fera éclater la gaine si fragile de son titre, et se décomposera encore en courants divers qui n'ont pas de désignations, mais à qui les noms des principaux poètes symbolistes peuvent en tenir lieu, et on marchera vers une poésie de plus en plus libre et ample. Tout mouvement qui conclut vers une somme plus large de liberté a raison. Le symbolisme eut donc raison à son heure, il aura raison dans ses conséquences, et quand on aura compris qu'il n'avait rien de commun avec l'occultisme, avec l'hermétisme, et des gageures maladroites, ou d'incompréhensifs et compromettants disciples, on rendra pleine justice à sa tendance et aux œuvres qui le représentent.

Le Roman.

Le Naturalisme ne produisit pas ses œuvres à l'image complète de sa théorie, c'est-à-dire que l'enquête réaliste de Zola se complique toujours à l'exécution du livre de belles scènes romantiques et de fragments quasi-lyriques. L'influence d'Emile Zola ne créa pas d'œuvres de jeunes écrivains, conçues, soit suivant sa formule théorique, soit suivant son exécution livresque. L'idéal qui sortit des efforts de Zola et qu'admettait la moyenne des écrivains tenait davantage de Maupassant et de Daudet que de lui. Ce fut un réalisme tempéré ou brutal qu'exercèrent ses disciples, un réalisme plus proche qu'ils ne le pensèrent du roman psychologique, qui suivit, en date, le roman naturaliste et qui, tout en l'admettant comme son aîné, se cherchait des pères légitimes, plus loin que lui, à travers lui, chez Balzac, Stendahl et Constant.

Le roman psychologique fut surtout l'apport de Paul Bourget. Néanmoins la critique au temps de Cruelle énigme aimait associer à son nom ceux de MM. Hervieu, Mirbeau et Robert de Bonnières. Ce groupement qui put avoir son instant d'exactitude est bien détruit et depuis longtemps. Tandis que M. Bourget publiait ses livres dont le meilleur avant son évolution actuelle vers un catholicisme d'Etat et une réaction politique semble être Le Disciple, M. Robert de Bonnières ne donna au roman psychologique qu'une assez faible contribution; M. Hervieu apportait des notes d'ironie qui distinguèrent très rapidement son œuvre des sortes de discours et récits moraux qu'écrivait Bourget. Quant à M. Octave Mirbeau, il serait fort difficile de classer, plus d'un moment, plus que la période d'exécution d'un livre, cette intelligence toujours en évolution et en ébullition.

Le Calvaire, roman passionné et douloureux, n'avait déjà avec le roman psychologique que de très légers points de contact: et M. Mirbeau en est arrivé très vite au roman pamphlet, à une manière de roman à lui personnel, où l'auteur, tout en s'effaçant apparemment selon la méthode réaliste, ne se laisse pas oublier un seul instant; il a donné le summum de cette ardente énergie et de cette vision combative dans le Journal d'une femme de chambre, cette puissante et violente exhibition des dessous d'une société. C'est, parmi les romanciers actuels, celui qui montre le plus de points de contacts avec Zola, par sa violence théorique et pratique, par son amour de la vie ambiante, sa méthode franche de l'étudier et de l'exposer et aussi par le souci humanitaire et social qu'il y apporte, mais non par la forte et harmonieuse mesure qui se développe à travers un roman de Zola.

En même temps que le roman psychologique conquérait sa place, une scission s'opérait dans le camp naturaliste.

Las de la prédication d'Emile Zola, las aussi que tout roman réaliste portât pour le public l'estampille de son influence, et aussi croyant avoir à parler en leur propre nom, cinq romanciers renoncèrent, par un manifeste, aux théories du maître des Rougon-Macquart. Ce furent MM. Bonnetain, Rosny, Descaves, Paul Margueritte et Guiches. Le manifeste des cinq accusait Zola d'exclusivisme en sa recherche d'art et d'une attention trop vive portée vers la vie animale dans l'homme. Des cinq littérateurs qui signèrent ce manifeste, le premier, M. Paul Bonnetain, était un écrivain d'assez mince importance, dont le début, un livre de scandale, paraissait la parodie même des procédés naturalistes; c'était surtout un journaliste assez bien placé. M. Guiches, par toute son œuvre laborieuse et parfois amusante, ressortirait plutôt du mouvement des psychologues. M. Lucien Descaves a prouvé dans les Emmurés, un livre de pitié profonde et de portée sociale, et par la Colonne qu'il pouvait mener des œuvres à bonne fin. M. Margueritte prend surtout maintenant, par des livres sur la guerre écrits en collaboration avec son frère, Victor Margueritte, toute son importance; si tout n'est point parfait dans le Désastre et les Tronçons du glaive, si l'on en peut critiquer la manière un peu anecdotique, on ne peut nier qu'il n'y ait là un effort considérable et de bonnes pages. Mais le plus important des manifestants était M. Rosny, et c'était lui, en somme, qui avait des théories à émettre.

Il est difficile, en quelques lignes, de caractériser totalement les frères Rosny. Comme beaucoup de romanciers féconds, ils sont inégaux; comme beaucoup d'idéologues, ils sont sujets à l'erreur, et quand ils se trompent, ils se trompent d'une allure scientifique, c'est-à-dire raisonnée et poussée à ses limites, logiquement, c'est-à-dire à fond. Parfois aussi, plus soucieux du développement de l'idée que de sa forme, ils laissent subsister de légères macules, et sont trop disposés à user sans ménagement de termes scientifiques; mais le double courant de leur œuvre, l'un moderniste et d'enseignement, l'autre de science et d'évocation, leur mise en place des phénomènes modernes et passionnels parmi l'universelle nature, leur science du contact des psychologies individuelles avec les courants généraux des âmes et l'allure du monde sont du plus haut intérêt, et leur assigne place de novateurs. Le courant naturaliste nous donne aussi, parmi ceux qui furent le plus près de Zola, Céard, dont le long silence n'a pas fait oublier les débuts brillants, Léon Hennique, possesseur d'une formule concise et pleine dont le livre le plus récent, Minnie Brandon, d'une forte étoffe, d'une sobre exécution, reste digne de son roman le plus connu, Un Caractère. J. K. Huysmans, devenu religieux, a abandonné la vision aiguë qu'il donnait de Paris, l'observation chagrine qui fait le prix d'En Ménage, pour construire de fortes œuvres presque hagiographiques, d'une charpente à la fois solide et enchevêtrée; mais quel que soit le succès de ses efforts, et quelque avis qu'on puisse avoir sur le fond de sa doctrine, il ne semble point gagner à se spécialiser dans la foi et l'Eglise.

C'est au roman psychologique, combiné avec des recherches qu'eut autrefois le roman idéaliste à la manière de Mme Sand ou de Feuillet, qu'il faut rattacher les premières œuvres de M. Marcel Prévost. M. Marcel Prévost préconisait, à ce moment, le roman romanesque; il avait l'ambition de réveiller la péripétie et d'y associer l'observation exacte. Y réussit-il? le public a dit oui, les confrères ont fait leurs réserves; on a reproché à juste titre à M. Marcel Prévost le peu de luxe de sa forme et les allures endimanchées qu'elle prit. L'écrivain semble d'ailleurs actuellement avoir subordonné ses anciens buts à celui d'écrire des romans à thèse. Il est un des observateurs les plus empressés du développement du féminisme, et il alterne avec M. Jules Bois les louanges de l'Ève nouvelle; ce peut être du roman très curieux que le roman de M. Prévost, ce n'est point du roman artiste, et quelque problème nouveau qu'il agite, si imprévue soit la solution qu'il en propose, ce n'est point de l'art neuf que le sien. Avec infiniment de vigueur, de tact, d'honnêteté et de style sobre, ardent et poussé, M. Jules Case a extrait de la doctrine réaliste, les méthodes d'instauration nouvelle d'un roman idéaliste. Nul romancier n'a placé si haut son idéal et ne le poursuit de plus de conscience; le roman de M. Case est tantôt d'enquête sociale comme Bonnet rouge, d'enquête spéciale portant sur les liens de l'homme et de la femme, comme l'Amour artificiel, sur l'âme retranchée des liens généraux comme celle du prêtre, l'Ame en peine; mais ses meilleurs livres sont deux poèmes, presque, de tristesse et d'angoisse, Promesses et l'Etranger, ce dernier, en sa concision précise, un chef-d'œuvre, et les Sept Visages donnent en un court roman d'analyse, en même temps un conte de douleur et de remords qui atteint parfois, par des moyens tout analytiques, à la hantise profonde des contes tragiques d'Edgard Poe. L'œuvre de M. Jules Case n'a point encore donné tout son développement, et le sillon d'influence qu'il trace ne se discerne pas encore tout entier, mais c'est un développement qui apparaîtra, un matin de littérature pure, avec toute évidence.

Maurice Barrès, qui eut quelque temps contact avec le symbolisme, et dont on aima les premiers livrets élégants et secs, dédiés au culte du moi, et à un amusant égotisme, s'est développé en romancier social. Il semble qu'il a pris là une tâche un peu lourde pour lui, et que très capable d'évoquer l'histoire d'une province et de la résumer, il n'excelle pas à la grande fresque sociale. Encore qu'il complique un roman comme les Déracinés, de politique courante, de portraits actuels et qu'il sache placer d'intéressants épisodes, il ne tient point les promesses de ses premiers livres, et pour avoir voulu faire plus vaste, il fait moins bien [10].

Mais je voudrais arriver au roman de poète; le roman de poète se diversifie toujours du roman de l'écrivain, uniquement prosateur, par des qualités spéciales que certains jugent des défauts et qui peuvent le paraître, de par leur utilisation inopportune, mais n'en sont point au fond. Le roman de poète pratique parfois la digression, prend des envolées, suit quelquefois l'image plus que le héros; mais ce sont les plus utiles, au fond, des écoles buissonnières, et le lecteur apprend plus en ses courses d'un instant dans la marge du sujet, qu'auprès de bien des maîtres assidus et ternes, et ne quittant point d'une semelle leur idée générale.

Durant la période naturaliste, après les derniers romans de Victor Hugo, après Quatre-vingt-treize, ce fut M. Catulle Mendès qui tint d'une robuste activité le roman de poète, et l'on sait la suite de livres qui s'ajouta au Roi Vierge et aux Mères ennemies, jusqu'aux deux meilleurs et presque les plus récents, La Maison de la Vieille et Gog, œuvre de poète, d'évocateur, de narrateur lyrique. L'Ève future, de Villiers de l'Ile-Adam, plaça un chef-d'œuvre dans la lignée de nos romans. M. Anatole France, dont le roman tient du roman psychologique, du roman social, et dont les vers ne sont ni la part abondante, ni la part la plus haute de l'œuvre, est pourtant dans ses romans un poète, et nul n'écrivit davantage des romans de poète. Son art, de proportions modestes dans ses premiers livres, plus ferme en Thaïs, émouvant mais livresque, d'une beauté achevée mais sans nouveauté absolue (puisque Flaubert...), d'une beauté plutôt d'œuvre critique, s'est affirmé tellement plus grand depuis le Lys Rouge et le Mannequin d'Osier qu'on peut considérer son développement comme récent. Et, de fait, M. Anatole France a infiniment plus de talent depuis dix ans qu'auparavant. Il arrive actuellement à dépouiller le roman de tout ce qui n'est point l'ornement essentiel, ne se sert du fond que comme d'un prétexte à la variation philosophique, qui est tout, et donne l'impression d'un sage ému, souriant, malin et casuiste pour la bonne cause, celle de l'intelligence et de l'art.

M. Elémir Bourges n'est pas un poète; pourtant c'est tout près des poètes auteurs de romans qu'il faut classer ce romancier; d'abord son esthétique se réclame de celle de Shakespeare et des dramaturges de la pléiade Elisabethaine, dans l'art violent desquels il voit l'homme à la stature qu'il lui désire, aussi à cause de l'ingénieux décor où il place l'action de ses romans. Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent, son dernier et son plus beau livre, semble, dans une vision moderne et tragique, une transcription grandiose du vieux récit d'Orient, tel le Conte du Dormeur éveillé. On aimerait que la production de M. Bourges fût plus touffue pour avoir l'occasion d'en jouir plus souvent, mais il faut s'incliner devant le sérieux et la haute portée de son effort.

Le Symbolisme, quoique le plus important et le début même de son œuvre collective consiste en œuvres poétiques, n'en a pas moins contribué, pour une large part, au roman contemporain, en nombre, en qualité et en direction d'idée.

M. Paul Adam, un des premiers champions du Symbolisme, le seul qui fût exclusivement prosateur, s'est développé en une large série de volumes qui enserrent tout sujet, depuis l'anecdote boulevardière et un peu scabreuse jusqu'à la restitution de la Byzance antique, en passant par des romans de foules à tendances sociales, et des romans où il essaie de décrire les pompes et les courages militaires. La Force de Paul Adam commence une synthèse historique du XIXe siècle dont le portique spacieux et clair fait augurer une belle œuvre; la brève nouvelle de Paul Adam, plus encore que son roman, est attachante et souvent imprévue, et donne une sensation d'art plus complète. Cela tient souvent à ce que le style de M. Paul Adam, dans ses romans, est d'une inutile tension et que les passages ternes y sont revêtus pour l'illusion d'une grandiloquence disproportionnée.

Le labeur de M. Adam a déjà enfanté plus de vingt volumes divers, reliés au fil un peu empirique d'une sorte d'épopée de la volonté, et par ce besoin de concentration de ses efforts partiels, M. Adam, tout en restant symboliste, se rattache à Balzac.

M. Pierre Louys, qui n'est pas tout à fait un symboliste, même d'origine, a tracé ce joli conte antique d'Aphrodite à qui tel succès a été fait; il a été moins heureux dans la Femme et le Pantin, où beaucoup de talent n'empêchait point d'être frappé du déjà vu de l'œuvre et du déjà dit; M. Pierre Louys, outre un clair talent de styliste un peu froid, possède une variété de façons spirituelles et compatissantes de regarder les petites Tanagréennes anciennes et modernes, et s'il note leurs légers caprices et leurs babils, il leur prête parfois aussi de furieuses colères de figurines. Les Chansons de Bilitis, si leur sous-titre de roman lyrique n'est point dépourvu d'artifice, et si la juxtaposition de ces petits poèmes en prose ne réalise pas en sa structure l'idée que tout le monde peut se faire d'un roman lyrique, sont néanmoins, réunies et agrégées, de séduisants poèmes.

Mme Rachilde est un écrivain de valeur. Après quelques romans et nouvelles médiocres, elle s'est relevée d'un vigoureux effort à des fictions très romantiquement développées sur un fond de réalité exceptionnelle ou de vraisemblance rare. L'idée fondamentale est souvent rêche et âpre, elle est développée toujours avec brio, et les curieuses notations féminines alternent avec quelque chose de mieux, avec des divinations sur le fond animal du bipède pensant et aimant, qui sont souvent fort belles. De courts poèmes en prose comme la Panthère donnent l'essence de ce talent robuste et félin.

M. Remy de Gourmont, un des plus curieux savants et subtils écrivains qui soit, si intelligemment complexe en ses désirs de roman mythique et de romans contemporains, érudit et critique de valeur, a donné, dans les Chevaux de Diomède, des pages remplies de métaphores neuves et ardentes.

Dans les romans et les nouvelles de M. Henri de Régnier, les jeux mythologiques du XVIIIe siècle s'allient à l'accent large des Mémoires d'Outre-Tombe, et les pages où il suit le plus nettement l'esprit des anciens conteurs français ne manquent ni d'agrément, ni d'intérêt, ni de bonnes images calmes.

M. Hugues Rebell est un robuste écrivain, de verve audacieuse, parfois lubrique, plein d'irrespect, doué supérieurement pour la reconstitution historique des époques toutes proches et dont pourtant seuls des vieillards demeurent les témoins oculaires, témoins d'avis différent et qu'il faut la plus grande perspicacité pour écouter. M. Rebell a aussi remis sur pied, dans un livre énorme et grouillant, l'ancienne Venise du XVIe siècle, des grands artistes, des moines sales, du vice local, du vice importé d'Orient et il communique à tout sujet qu'il touche un fort cachet de dramatique véhémence.

Et auprès de ces artistes la liste est longue des romanciers issus du Symbolisme, ou s'y rattachant plus qu'à tout autre groupe, et voisinant par des préoccupations de synthèse ou de style: c'est Louis Dumur, très consciencieux écrivain, développant, avec une impassibilité émue, des thèses intéressantes, plus auteur dramatique d'ailleurs que romancier, et ayant obtenu au théâtre avec son collaborateur Virgile Josz, l'éminent critique d'art, des succès de réelle estime; M. Albert Delacour, l'auteur d'un frénétique roman, le Roy, non négligeable; M. Charles Henry Hirsch, poète distingué, poète racinien, dont le roman de début la Possession, trop long et touffu, contait une jolie légende et décrivait de beaux paysages; M. Eugène Demolder, l'auteur d'un des meilleurs romans de ce temps, cette Route d'Emeraude toute chauffée du reflet des Rembrandt, excellente reconstitution historique de la vie hollandaise au XVIe siècle, se concluant sur un très gracieux épisode d'amour: et ce roman vient, dans l'œuvre d'Eugène Demolder, après les plus curieuses notations de légendes évangéliques d'après les primitifs de Flandres; M. Henry Bourgerel dont le roman un peu lourd, les Pierres qui pleurent, annoncent une œuvre qu'on ne pourra juger qu'après son entier développement; M. Marcel Batilliat dont la Beauté donne une plénitude de satisfaction d'art, par l'alerte forme imagée dont il sait se servir; M. Albert Lantoine qui, à côté de beaux poèmes bibliques, a écrit sur la vie militaire le plus poignant, le plus curieux, le plus vrai des romans et sans doute le meilleur des romans de ce genre, la Caserne; M. Alfred Jarry, l'extraordinaire dramaturge d'Ubu Roi, qui vient de dire en belles phrases à longues traînes la Beauté de Messaline et les Petites rues de Rome; M. Eugène Morel, dont Terre Promise et la Prisonnière ont affirmé la haute valeur.

M. Eugène Veeck a réalisé un curieux roman d'une éthique singulière et attachante.

Les romanciers humoristes ne font point défaut à notre période. C'est M. Jules Renard, qui a cet honneur d'avoir créé un type, Poil de carotte, et d'avoir triomphé de cette difficulté d'accuser un type d'enfant ni trop sentimental, ni trop convenu. M. Pierre Veber, d'une gaieté assez grosse, mais communicative. Tristan Bernard, dont les Mémoires d'un jeune homme rangé seront un document très exact sur la médiocrité de la vie moderne, tout en restant un des plus amusants d'entre les livres. M. René Boyslève, romancier spirituel et ardent, qui redécouvre la vieille province française, et avec peut-être un peu de paradoxe en dessine d'un trait précis les figures un peu oubliées, et par le naturalisme et par le symbolisme. M. Lucien Muhlfeld, qui apporte un roman plus causé qu'écrit, sans lyrisme aucun, sans extraordinaire dans la bouffonnerie non plus, sans exceptionnelles qualités littéraires mais très agile, et de note juste. Le premier roman de M. André Beaunier, qui est aussi un très clairvoyant critique, peut se classer parmi les plus spirituels romans de ces dernières années; l'humour de M. Beaunier, très alerte et signifiant, pose dans les Dupont-Leterrier son point de départ de la façon la plus significative et la plus alerte. M. Maurice Beaubourg, auteur dramatique de grand talent, est un romancier très spécial dont l'œuvre aiguë a des frémissements sensitifs auprès de railleries cruelles et très poussées. M. Maurice Beaubourg est parmi les humoristes celui qui parle la langue la plus artiste, et celui chez qui l'humorisme sait confiner à quelque chose de profond et de tragique. La liste serait longue des romanciers humoristes, de ceux qui voient avec esprit défiler la vie du boulevard, car c'est toujours un peu le genre à la mode, et s'il ne produit pas de ces fortes poussées qui accusent dans l'art des temps des lignes directrices, il ne laisse pas: soit d'être exercé par des gens de talent qui en font leur genre unique, soit de servir pour une fois de délassement à des écrivains voués à d'autres travaux; mais il faut citer aux confins du terrain de l'humour, vers le roman utopique, qui participe du roman de mœurs et de la fantaisie romanesque, le très beau livre de Camille de Sainte-Croix, Pantalonie, qui rappelle sans désavantage les grands noms des allégoristes railleurs du XVIIIe siècle. Ce ne sont pas des humoristes tout à fait que M. Marcel Boulenger, Jean Roanne, leur souple prestesse les y apparentent toutefois. Ils ont bien du talent.

Il y a certes en ce moment une recrudescence de curiosité vers le roman historique. Le naturalisme l'avait laissé aux vieilleries romantiques; les derniers romantiques aimaient mieux la formule fantaisiste de l'Homme qui rit, par exemple, et dédaignaient Walter Scott, en souriant d'Alexandre Dumas. Les symbolistes furent plus touchés de l'aspect général d'une époque ou d'une idée qui pouvait les conduire à un roman mythique ou critique, qu'à la reconstitution de détail que donne le roman historique; l'énorme succès de M. Sienkiewicz vient d'accentuer encore le succès du roman d'histoire anecdotique, de la petite épopée familière, où des amoureux traversent un formidable choc de passions, à une époque célèbre de l'histoire, ce qui est la trame classique du roman historique.

Il serait injuste, lorsqu'on attribuera à M. Sienkiewicz une renaissance du roman historique en France, d'oublier les efforts récents qui furent faits chez nous, en ce sens, et d'abord l'œuvre un peu lourde, barbare de terminologie, mais intéressante aux points essentiels de Jean Lombard, quelques romans de M. Paul Adam ayant points de contact avec le roman historique, comme la Force et surtout Basile et Sophia qui est dans le meilleur sens un roman historique, et qui satisfait parfois aux exigences de reconstitution difficile qui sont permises, depuis Salammbô, au lecteur français. C'est du roman historique d'après la tradition indiquée par W. Scott, et aussi d'après la tradition infiniment plus sérieuse que légua Vitet, dans ses beaux romans dialogués sur la Ligue, que les romans de M. Maindron, curieuses études très informées à coup sûr dans le XVIe siècle, si elles sont discutables en tant qu'œuvres d'art. C'est un mélange du roman utopique et du roman historique que le Voyage de Shakespeare de M. Léon Daudet, et M. Elémir Bourges, dans le Crépuscule des Dieux, a raconté la plus curieuse histoire de prince déchu, comme il a effleuré l'apparition neuve de l'empire d'Allemagne.

C'est une lassitude du roman réaliste qui prend en France cette forme d'appétit du roman historique. Ce goût de l'histoire anecdotique et présentée en tableaux, nous l'avons vu se manifester ailleurs que chez les lecteurs des romans, et il a fourni les plus éclatants succès du théâtre le plus récent. Quel avenir est réservé à cette curiosité renouvelée de nos premiers romantiques. C'est ce que les œuvres des années proches nous apprendront.

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Le Parnasse et l'Esthétique parnassienne.

I

Il semble que le moment soit venu où l'on peut, avec opportunité, essayer d'émettre un jugement d'ensemble sur l'œuvre des Parnassiens; non point que l'impartialité nécessaire ait été jamais plus difficile envers eux qu'envers tout autre groupe d'artistes; elle n'a point manqué, en général, au jugement de ceux qui furent, quelque vingt ans après eux, la jeunesse littéraire, et qui ne partagèrent pas leur avis, sur une foule de détails et bien des points du fond. L'impétuosité même des attaques des Parnassiens contre leurs émules, contre leurs successeurs, et l'obstination (chez presque tous) du dénigrement et du refus à essayer de comprendre n'oblitérèrent pas la vision de ceux qui avaient à les étudier, car il faut admettre chez les aînés ces robustes attachements à d'anciens principes, aimés durant toute une vie, et c'était le droit des Parnassiens de se serrer, lianes strictes autour de l'arbre Hugo. Hugo n'y pouvait trouver à reprendre; aucun grand vieillard ne saurait se refuser à la déification; puis Hugo n'a pas eu les éléments nécessaires pour prévoir la rénovation poétique qui prétendit à modifier son œuvre et à retoucher sa technique du vers. On sait d'Hugo qu'il qualifia Arthur Rimbaud de Shakespeare enfant, qu'il eut un mot aimable pour Stéphane Mallarmé, à l'apparition de l'Après-midi d'un Faune, l'appelant le poète impressionniste. Mais ce qu'il connaissait de Rimbaud et de Mallarmé ne modifiait pas l'instrument lyrique, n'interrompait point le règne du Romantisme poétique, qui durait, non tel qu'il l'avait fait, mais augmenté et embelli, en dehors de lui, par Gautier, Vigny, Baudelaire, Leconte de Lisle et Banville.

Il vaut mieux d'ailleurs qu'il en ait été ainsi, et que le grand survivant de l'admirable période de 1830 soit mort sans avoir rien su de l'évolution qui se formulait, encore que Léon Cladel eût, dit-on, profité d'instants où les Épigones favoris surveillaient de moins près la conversation pour lui apprendre l'ascension, dans les esprits nouveaux, de Charles Baudelaire. Mais, encore une fois, ce grandissement de Baudelaire n'était point absolument un échec pour la technique romantique, ni pour sa conception de la mise en œuvre des territoires lyriques.

Stéphane Mallarmé a dit excellemment:

«Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire, au vers, et comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre presque le droit à s'énoncer... Le Vers, je crois, avec respect attendit que le géant, qui l'identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vînt à manquer, pour lui, se rompre. Toute la langue, ajustée à la métrique y recouvrant ses coupes vitales, s'évade selon une libre disjonction aux mille éléments simples; et, je l'indiquerai, pas sans similitude avec la multiplicité des cris d'une orchestration qui reste verbale.» (Divagations, p. 230.)

La réforme poétique était préparée, ébauchée plusieurs années avant la mort d'Hugo, et il ne faudrait pas s'exagérer la coïncidence de sa disparition et de la diffusion du mouvement vers-libriste: pour qu'on ajoutât en proportions notables à sa vision, à sa disposition des ressources de la langue (en matière poétique) et qu'on franchît un degré de l'évolution, il avait fallu que passât un certain nombre de générations, et celle qui entreprit résolument de substituer une esthétique neuve à l'esthétique romantique ne fut tout à fait prête qu'à sa mort. Mais la phrase de Stéphane Mallarmé demeure très juste pour les Parnassiens et caractérise leur nuance de vénération.

Ici une remarque est nécessaire.

On peut admirer Hugo, sans l'admirer exactement de la même façon, au même degré, ni identiquement au même titre que le font les poètes parnassiens. Ce n'est que pour eux qu'il est exactement le Père. De plus, le fait d'admirer Hugo ne comporte point, pour un poète nouveau, en rigoureux corollaire, un sentiment tout pareil pour ses admirateurs, disciples ou imitateurs, pour les défenseurs de ses principes et de sa technique. Au contraire, cette admiration aveugle et étendue méconnaîtrait gravement l'essence rénovatrice du génie d'Hugo. Si Hugo, à ses débuts, avait été d'un autre avis que celui que nous exprimons ici, il ne se fût pas cru le droit d'attaquer Luce de Lancival, à cause du culte de ce poète pour Racine, ni Viennet, qui se plaçait sous l'égide de La Fontaine et des grands tragiques. Sans établir aucune parité entre Lancival, Viennet et les poètes parnassiens, il faut se rendre compte que Lancival et Viennet étaient des élèves de Racine, de même que les Parnassiens le furent d'Hugo, à cela près qu'ils n'aimèrent point personnellement Racine, nuance morale importante, mais nuance sans valeur, esthétiquement. Dans leur lutte contre les Classiques, les Romantiques admirent qu'il valait mieux renverser en bloc, et condamner Racine en même temps que Lancival plutôt que de tenir compte à ce dernier de ses affinités électives avec le maître d'Athalie.

Nous n'avons point été si injustes; tout en prenant bonne note de tout ce que les Parnassiens doivent à Hugo (ce qui est nécessaire pour les étudier), nous isolons Hugo comme il doit l'être, sauf rapports avec ceux de son temps d'origine et de développement, et ne le reconnaissons responsable que de son œuvre. On doit aux Parnassiens de les juger en eux-mêmes. Le fait qu'ils exercent une technique traditionnelle n'augmente en rien leur valeur; un groupe n'est riche que de ses inventions et de ses trouvailles, et si leur formule est la même (on doit faire néanmoins, vis-à-vis de cette assertion, infiniment de réserves) que celle de Rutebeuf, de Villon, de Ronsard, de Corneille, de Molière, de Chénier, de Musset, de Gautier, ainsi que le faisait remarquer M. Mendès en une occasion que je n'oublie pas, cela ne prouve pas qu'ils eurent raison de ne rien ajouter à la technique de leurs devanciers, de ne point chercher suffisamment à différencier leur art, ni que cet amas de gloire traditionnelle leur soit, même d'un millimètre, un grandissement, car, s'il est bien de maintenir, il est mieux d'augmenter, de trouver des domaines nouveaux, et si l'ancienneté d'une forme est une garantie de ses mérites, la jeunesse pour une nouvelle formule et aussi la logique sont bien des arguments et des vertus. Le raisonnement par l'accumulation des générations glorieuses n'est pas assez scientifique pour être admis en matière de critique littéraire. En transposant sur le terrain d'un autre art le même raisonnement, on aurait Auber ou Gounod opposant à Wagner ou Berlioz toute la liste glorieuse des grands musiciens, et Cabanel, qui n'avait même pas le droit de se réclamer d'Ingres, écrasant les Impressionnistes sous toute la tradition de la peinture, au moins de la façon qu'on a de concevoir les lignes historiques d'un développement d'art dans les milieux académiques, c'est-à-dire inexactement, chimériquement et partialement. Je ne compare pas les Parnassiens à tels peintres ou musiciens, mais leur raisonnement est le même.

II

Le Parnasse est la dernière période du Romantisme. Le Symbolisme est la résultante du Romantisme en son évolution. Le Romantisme a donné avec le Parnasse sa floraison dernière, en sa forme maintenue, et il s'est mué en Symbolisme en léguant au Symbolisme son appétit de nouveauté, sa recherche d'un coloris neuf, sa tendance à l'évolution rythmique, c'est-à-dire son essence même. Le Parnasse a jeté comme branche un groupe néo-classique, qui ne tient du Romantisme que des éléments de couleur pittoresque, empruntés aux résultats acquis par le Romantisme et fortifiés par le Parnasse. Ces éléments contrastent d'ailleurs avec l'esthétique du groupe. C'est un des faits qui bornent la vie du Parnasse que cette évolution (à base d'archaïsme) vers le classicisme de Chénier (très retouché, il est vrai, d'après les nuances de Leconte de Lisle), qui est la route de M. de Heredia, et de ceux qui suivent ou son exemple ou son enseignement.

Pour être clair en définissant la formation du Parnasse, retraçons que le romantisme d'Hugo, après avoir vécu parallèle à celui de Lamartine, mitigé de classicisme et qu'influence Chateaubriand, à celui de Vigny, différemment mais au même degré mêlé de classicisme, a jeté un surgeon vivace dans le romantisme de Gautier, plus romantique qu'Hugo dans la recherche de la couleur, dans le choix des sujets, mais plus classique dans l'expression; quant à l'application du vers à l'idée, au choix du sujet, Gautier se retranche les terroirs d'éloquence, de politique, etc. Après Gautier, Leconte de Lisle, d'essence romantique puisqu'il marque une évolution, se débarrassant d'un préjugé issu de la dernière lutte, où l'on avait abandonné les sujets antiques, que les classiques de la Restauration avaient ridiculisés, ajoute au Romantisme l'Hellénisme retrouvé à ses sources vraies par-dessus l'interprétation du XVIIe siècle.

Ce fut également un des labeurs de Théodore de Banville, qui, puisque c'était son don admirable, y mit de la fantaisie, et évoqua des dieux grecs à lui personnels (voir les Exilés).

D'un autre côté, le romantisme d'Hugo n'avait point étouffé la veine, presque purement classique dans le bon sens du mot, de Sainte-Beuve. Son esprit aigu, son souple sens critique et ses quelques études scientifiques dictaient à Sainte-Beuve un art mesuré, prudent, non de lyrisme, mais d'observation, d'auto-analyse, que le peu d'étendue de ses facultés poétiques ne lui permit pas de réaliser fortement. Baudelaire apporta quelque attention à cette œuvre, moins sans doute qu'à celle de Gautier, et il y trouva les premiers linéaments de son romantisme psychique et moderniste, gâté, à quelques poèmes, de ce satanisme et de ce mauvais dandysme religieux qui justement, par une bizarrerie du sort, donnent prise contre lui à quelque récents pédants de sacristie.

Quand le Parnasse se constitua, les autorités aimées et respectées par les jeunes poètes qui en firent partie étaient de deux sortes et formaient, pour ainsi dire, deux bans.

Ils avaient leurs préférés parmi les fondateurs du Romantisme et leurs émules immédiats. Les Parnassiens étaient étrangers à Lamartine et suivaient (officiellement du moins) à propos de Musset l'indication de Baudelaire, à savoir que c'était un mauvais écrivain. Il y eut, pourtant, des filtrations nombreuses d'influence de Musset sur les œuvres. C'était d'ailleurs plutôt contre les lamartiniens et les mauvais rejetons de Musset qu'ils étaient en lutte. Ils admirent (Hugo mis à part et au-dessus de tout, «le Père qui est là-bas dans l'Ile», comme leur disait Banville, le Mancenilier, comme il fut dit plus tard), ils respectèrent Vigny, célébrèrent fort Gautier; leur sympathie alla, diversement chaude, à Auguste Barbier et aux frères Deschamps.

Plus proches d'eux par l'âge, c'étaient Leconte de Lisle, Banville et Baudelaire. Baudelaire leur apprit beaucoup de choses, mais on ne saurait à aucun degré le traiter de parnassien.

Il est à noter que, quoique les Parnassiens se soient toujours réclamés de Baudelaire, aucun n'affiche jamais pour lui une admiration aussi lyrique, aussi expansive que celles dont furent honorés Leconte de Lisle et Banville. La cause en est que les rapports entre Baudelaire et les jeunes poètes du Parnasse étaient fortuits. Baudelaire, épris de musique autant que de plasticité, cherchant un vers d'une sonorité encore plus suggestive que pleine, devait leur plaire parce qu'il les avait devancés dans la lutte contre les lamartiniens et les mussettistes aux expansions fluentes; ils le goûtèrent aussi en tant que critique, mais ne le comprirent entièrement ou ne l'adoptèrent pas à fond; l'indifférence de Baudelaire pour les dieux hindous, les urnes, les armures y fut pour quelque chose. Ils ressentirent toujours envers lui un peu de ce sentiment de gêne qui dictait à Sainte-Beuve et à Théophile Gautier, lorsqu'ils parlaient de Baudelaire, des paroles restrictives, disant que Baudelaire s'était fait, sur les confins du romantisme, une yourte ou telle autre construction barbare: ceci provenant, chez Sainte-Beuve, d'une défiance contre le satanisme, dont il craignait l'influence peu littéraire, et à bon droit, et, chez Gautier, d'étonnement devant un homme qui éliminait du romantisme toute couleur plaquée et infirmait ainsi, pour son compte, une partie des acquisitions d'Hugo, la plus visible, celle qu'adopte le plus Leconte de Lisle. Néanmoins l'influence de Baudelaire exista, pour le fond et les sonorités, chez M. Léon Dierx, s'affirma chez Villiers de l'Isle-Adam, qu'on ne peut tenir pour un parnassien, et on la retrouve sur des points de détail que nous verrons tout à l'heure.

Leconte de Lisle et Banville, eux, furent bien les initiateurs du Parnasse, à tel point qu'on les compta parmi et en tête des Parnassiens.

Il est une indication pourtant qu'il faut tenir pour exacte, puisqu'elle est à la fois d'un contemporain informé et d'un intéressé: M. Catulle Mendès, dont nous pouvons admettre comme source historique la Légende du Parnasse contemporain, les considère comme des aînés, comme des romantiques (d'un troisième ban du romantisme), et fait dater l'existence du Parnasse de la rencontre des admirateurs de ces derniers poètes, admirateurs qui sont et Glatigny, et M. Mendès lui-même, et M. Coppée, M. Dierx, Armand Silvestre, Verlaine, Mallarmé, ces deux derniers revendiqués à tort, puisqu'ils s'évadèrent, indiqués avec raison puisqu'ils débutèrent là, Villiers de l'Isle-Adam, M. Sully Prudhomme, M. Xavier de Ricard, M. Léon Valade, M. Albert Mérat, M. Ernest d'Hervilly.

M. Catulle Mendès indique comme recrues, comme adhérents du lendemain, M. Anatole France, M. Jean Aicard, M André Theuriet.

Ainsi donc, le premier parnassien, c'est Glatigny, le réel Brisacier incarnant les légendes du Chariot de Thespis, apprenant à lire par amour, rencontrant par hasard les Stalactites de Théodore de Banville et s'en énamourant, poète agile, aimable, ému, souriant et dont on cherche, non sans raison, à créer dramatiquement la légende. M. Catulle Mendès y trouvera vraisemblablement le Cyrano du Parnasse.

Puis ce fut M. Catulle Mendès, et des poètes qui se trouvèrent aux bureaux de sa Revue fantaisiste; ce furent des débutants qu'on adopta, comme M. Coppée, des poètes qui fréquentaient chez Leconte de Lisle, comme M. Dierx et M. de Heredia, ou amenés par Charles Baudelaire, comme Léon Cladel. Bref, le Parnasse se constitua d'admirateurs et d'amis de Leconte de Lisle, de Banville et de Baudelaire. M. Emmanuel des Essarts, dans un article énumératoire, dit que ce fut sous ces trois grands arbres un semis de fleurettes bizarres qui s'abritèrent à leur ombre.

Postérieurement à la Légende du Parnasse contemporain, tout récemment, dans le Braises du cendrier, M. Catulle Mendès fait, non sans fierté, le dénombrement de ses frères d'armes: il énumère Glatigny, M. Coppée, Stéphane Mallarmé, Villiers de l'Isle-Adam, Armand Silvestre, M. Albert Mérat, M. Sully Prudhomme, Paul Verlaine, M. Anatole France, M. de Heredia, M. Léon Dierx.

Il faut bien dire tout de suite que Villiers de l'Isle-Adam a plus longé le Parnasse qu'il n'en fit partie; que l'y ranger, c'est, de la part des Parnassiens, transporter sur le terrain littéraire une amicale contemporanéité. Villiers est un prosateur, il a fait peu de vers, et ses premières poésies, qu'on ne peut considérer comme importantes dans son œuvre, portent surtout l'empreinte d'Alfred de Musset. M. Anatole France n'est point, à proprement parler, un parnassien, étant devenu lui-même un point de départ et dans une orientation si différente. Il voisine par les Noces corinthiennes et ses poèmes, puis il bifurque. Il faut surtout dire et redire que c'est indûment que le Parnasse revendiquerait Mallarmé et Verlaine. Ils ont débuté avec les Parnassiens, d'accord; mais leur gloire douloureuse et magnifique, ils l'acquirent pour s'en être séparés, en vue d'une vie d'art particulière qui fit d'eux les précurseurs du Symbolisme. Stéphane Mallarmé rêva la courbe d'art qui le mena, d'une volonté de faire aboutir logiquement l'idéal du vers selon Gautier et Baudelaire, au vers libre [11].

Paul Verlaine se prit à chanter à sa guise et à tordre métaphoriquement le cou à la rime, ce bijou d'un sou selon lui, ce kohinnor d'après les Parnassiens. Il faut, d'ailleurs, admettre que le Parnasse est, sur ce point, peu cohérent dans ses dires, car, dans la Légende du Parnasse contemporain, Verlaine et Mallarmé ne sont admis que très sur la lisière. M. Catulle Mendès, en reconnaissant la beauté des Fleurs de Mallarmé ou des sonnets de Verlaine, déclare, en 1884, qu'il conçoit seulement la technique de Mallarmé, sans l'admettre, et dit, à propos de Verlaine, que les Fêtes Galantes font preuve d'une meilleure santé intellectuelle que les Poèmes Saturniens. C'est le droit absolu de M. Catulle Mendès d'indiquer une démarcation, et cela fait l'éloge de sa critique d'avoir tout de suite senti une antinomie, mais alors pourquoi, depuis, cette revendication obstinée?

Cette coupe nécessaire faite, on trouverait comme principaux Parnassiens: Glatigny, M. Mendès, Armand Silvestre, M. Mérat, Léon Valade, M. Coppée, M. Sully Prudhomme, M. de Heredia, M. Léon Dierx.

Théophile Gautier, dans son Rapport sur les Progrès de la Poésie française, en 1867, après les avoir cités (en leur joignant MM. Winter, Luzarche et des Essarts), prononce: «Il est bien difficile de caractériser, à moins de nombreuses citations, la manière et le type de ces jeunes écrivains dont l'originalité n'est pas encore bien dégagée des premières incertitudes. Quelques-uns imitent la sérénité impassible de Leconte de Lisle, d'autres l'ampleur harmonique de Banville, ceux-ci l'âpre concentration de Baudelaire, ceux-là la grandeur farouche de la dernière manière d'Hugo; chacun, bien entendu, a son accent propre qui se mêle à la note empruntée»; et Gautier louera M. Sully Prudhomme de la bonne composition de ses poèmes, dira de M. de Heredia que son nom espagnol ne l'empêche pas de trouver de beaux sonnets en notre langue, de Stéphane Mallarmé que «son extravagance un peu voulue est traversée de brillants éclairs», de M. François Coppée que son Reliquaire est un charmant volume qui promet et qui tient.

M. Coppée est celui qui reçoit le plus beau compliment; il avait déjà ses deux gammes très diverses, dont l'une vient de Gautier et l'autre un peu de Musset et davantage de Murger. La première lui dictait à ce moment, dans le Jongleur, ce poème qui donna à M. Catulle Mendès l'impression que M. Coppée dominait désormais son inspiration, des vers comme ceux-ci, très Emaux et Camées:

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