Tableau du climat et du sol des États-Unis d'Amérique: Suivi d'éclaircissemens sur la Floride, sur la colonie française au Scioto, sur quelques colonies canadiennes, et sur les sauvages
Conclusion: la lune influe-t-elle sur les vents? Action du soleil sur tout leur système, et sur le cours des saisons. Changements opérés dans le climat par les défrichements.
Je n’ai fait aucune mention jusqu’ici des influences que quelques physiciens attribuent à la lune sur l’atmosphère et sur le cours des vents. Cette opinion, jadis très-accréditée, mais qui chez les anciens appartint plus à l’astrologie qu’à l’astronomie et à la physique, s’est renouvelée dans ces derniers temps avec des moyens plus capables de lui acquérir des partisans: raisonnant par analogie aux marées, l’on a dit que puisque la lune était la cause du flux et du reflux de l’Océan, puisqu’elle exerçait sur la surface liquide du globe une pression qui la refoulait, cette pression ne pouvait avoir lieu sans l’intermédiaire de l’atmosphère, qui par conséquent devait avoir aussi son flux et reflux, et de là toute une théorie des vents; mais parce que toute théorie, quelque plausible qu’elle soit, finit par n’être qu’un roman si les faits ne viennent à son secours, il a fallu produire des faits en preuve, et c’est la tâche qu’a entreprise l’un de nos plus habiles naturalistes, M. Lamarck; quelle sera l’issue de ses recherches n’est pas ce que j’entends préjuger; je remarquerai seulement que l’on ne peut refuser de l’estime à la méthode qu’il a adoptée: en publiant un annuaire météorologique, et prédisant une année d’avance les vents et la température que les constitutions boréales ou australes de la lune doivent déterminer, M. Lamarck a soumis son système à l’épreuve la plus loyale comme la plus délicate: chaque mois, chaque quartier, tout observateur peut comparer les résultats au pronostic énoncé; cette comparaison devient même un complément nécessaire à joindre au travail de M. Lamarck, et l’on a droit d’attendre que l’historique d’une année écoulée soit inséré au calendrier de l’année suivante; je le répète, quelle que soit l’issue de ce travail, il n’en aura pas moins le mérite d’avoir démontré une vérité; car lors même qu’il en résulterait contre son but, que le système général, ou que certains systèmes particuliers de vent sont indépendants de la lune, cette vérité négative n’en serait pas moins un résultat très-précieux, et n’en aurait pas moins toute l’utilité que comporte son sujet; j’en appelle au lecteur lui-même, dans les diverses branches de nos connaissances, ou plutôt de nos opinions, combien d’erreurs seraient dissipées, si nous acquérions beaucoup de vérités négatives?
Dans le cas présent, mon opinion s’était déja nourrie de trop de faits antérieurs pour demeurer indécise; mais eût-elle dû ne se former que d’après les résultats de l’expérience dont je parle, il me serait impossible de reconnaître à la lune aucune action immédiate ou sensible sur le système général des vents. Je ne prétends point nier que cette planète soit la cause du flux et du reflux de l’Océan; mais en admettant comme prouvée toute hypothèse de pression de sa part, rien n’est encore prouvé pour les vents; car l’océan aérien peut subir une pression qui roule sur sa masse, sans que ses mouvements intestins en soient dérangés ni affectés; de même que l’océan aqueux subit son balancement sans que les courants intérieurs en soient troublés ni changés. L’effet des marées ne se marque, ne se sent bien que sur les rivages, c’est-à-dire à l’interruption du liquide homogène, et à son choc contre des masses et des niveaux étrangers: or l’océan aérien, rond comme le globe, n’a rien de semblable: l’ondulation, s’il y en a, roule sur sa surface, et la vaste lame atmosphérique qui ne rencontre ni écueils, ni rivages, court mollement sans éprouver de ressac. Si les vents, ces courants d’air si variables, si divers, dépendaient de la lune, ils devraient, comme les marées, être corrélatifs à ses phases; ils devraient avoir une marche périodique soumise à la régularité ou aux anomalies de cette planète, et l’on n’aperçoit rien de tel; dans ces changements de temps journellement annoncés par les almanachs et attendus par le vulgaire pour chaque quartier, sur vingt exemples, quinze sont en défaut; et il ne serait pas étonnant, vu le petit nombre des chances, qu’il en réussît davantage sans produire rien de plus concluant. Sur la mer même, où l’on prétend que les règles sont plus fixes, les marins impartiaux conviennent que les changements de temps n’ont rien de fixe, rien de régulier; que c’est bien plutôt à l’approche des terres, au voisinage des caps, à l’entrée ou à la sortie de certains parages, qu’il faut rapporter leurs causes; enfin, les astronomes reconnaissent que la période même de 19 ans, qui ramène les mêmes positions lunaires, ne ramène pas la moindre ressemblance dans le cours ni dans la succession des vents: de manière que rien n’établit, rien ne prouve une action immédiate et sensible de la lune sur ces courants de l’air.
Il n’en est pas ainsi de l’action du soleil qui se manifeste, et dans leur formation première, et dans leurs mouvements généraux ou partiels, enfin jusque dans leurs irrégularités toujours occasionées par les degrés divers et variables de chaleur que sa présence ou son éloignement excite sur les mers et sur les continents, et par les circonstances topographiques des montagnes plus ou moins élevées, des terrains plus ou moins nus ou boisés qui empêchent ou permettent le passage des vents. C’est le soleil qui, placé à l’équateur, y établit d’abord le grand courant du vent alisé qui influence tous les autres, et qui comme le cours de l’astre, est dirigé de l’est vers l’ouest, non par l’effet mécanique de la rotation du globe qui laisserait en arrière son enveloppe aérienne, mais parce que le soleil établit sous sa perpendiculaire un foyer de chaleur qui sans cesse anticipe avec lui de l’est sur l’ouest, et qui est immédiatement remplacé par la colonne d’air frais laissée en arrière, aspirée et courant après lui: de là cette particularité du vent alisé toujours plus vif à midi, c’est-à-dire au moment de la plus grande chaleur, et se relâchant vers minuit: le soleil passe-t-il au tropique du sud, la zone alisée s’y porte avec lui, et délaisse d’un nombre égal de degrés le nord de la ligne équinoxiale. Le soleil revient-il au tropique du nord, l’alisé y revient à sa suite et resserre son lit austral dans la même proportion. Sur l’océan Pacifique, ce courant suit des lois plus régulières que partout ailleurs, parce que l’action du soleil est plus égale, plus uniforme, sur l’immense surface de cette mer; mais parce que les terres sont susceptibles d’un degré de chaleur plus élevé que les eaux, cette action change à l’approche des continents, et avec elle, le courant de l’air se modifie près des côtes de l’Inde, de l’Afrique et de l’Amérique méridionale, selon leur gisement, leur configuration, et selon la manière dont y agit le soleil; ainsi, parce qu’en été ses rayons frappent verticalement tout le bassin du Gange, il s’établit à l’orient de la chaîne des Gâtes, séparant le Malabar du Coromandel, un foyer de chaleur et d’aspiration qui occasione le courant appelé mousson d’été: ce courant est sud-ouest pluvieux, orageux, et chaud sur le pays de Malabar, parce qu’il vient de la mer arabico-africaine; tandis que sur le pays de Coromandel il est nord-ouest, sec et frais, parce qu’il a passé par-dessus la région élevée des Gâtes où il s’est purgé de pluie et de chaleur[139].
En hiver au contraire, lorsque l’atmosphère indienne est rafraîchie par l’éloignement du soleil, une autre mousson a lieu dans la direction de nord-est, parce qu’alors les montagnes neigeuses du Tibet versent leur couche d’air froid sur le plat pays et sur le golfe du Bengale, dont l’air moite et léger ne leur offre qu’un vide relatif sans résistance.
D’autre part sur l’Atlantique, entre l’Afrique et le Brésil, un mécanisme semblable produit des effets différents, parce que les circonstances géographiques diffèrent: le continent africain n’ayant aucunes hautes montagnes sous l’équateur, n’appelle impérieusement aucun grand courant d’air sur sa surface; seulement ses rivages aspirent jusqu’à la distance de 80 ou 100 lieues, l’air qui est nécessaire au foyer dont ils sont le siége, et le vent alisé ne prend son cours que hors de cette sphère littorale.
L’Amérique, au contraire, éprouve et cause des incidents différents et divers:
1º Par la configuration singulière de ses deux continents qui forment comme deux grandes îles;
2º Par le grand vide ou cul-de-sac qui se trouve entre ces deux îles-continents;
3º Par l’isthme montueux de Panama qui fait le fond de ce cul-de-sac, et lie les deux Amériques;
4º Enfin par la chaîne de ses montagnes, les plus hautes du globe, qui courant au bord de l’océan Pacifique par le Chili, le Pérou, l’isthme de Panama, le Mexique, etc., laissent à l’est un immense pays plat, tandis qu’à l’ouest elles n’ont pour rivage qu’une pente aussi haute qu’elle est rapide.
De cette constitution topographique, il résulte relativement à l’Amérique méridionale, que le soleil, frappant verticalement pendant 6 mois[140] ce continent sur sa plus grande largeur, établit sur tout le pays à l’orient des Andes, c’est-à-dire sur le Brésil, l’Amazone, etc., un foyer d’aspiration qui redouble de ce côté l’activité du vent alisé venant de la mer. Ce foyer étend même son action par-delà et au nord de l’équateur, et il y fait dévier et incliner, sous une direction de nord-est, l’alisé qui alors apporte sur la Guyane toute l’humidité de l’Atlantique. La chaîne des Andes est le point commun où viennent aboutir tous ces vents: et parce que son extrême élévation leur ferme tout passage sur l’océan Pacifique, ils accumulent leurs nuages sur son flanc oriental; aussi les provinces de Cuyo, de Tucuman, d’Arequipa, sont-elles alors un théâtre renommé de pluies, de tonnerres et de chaleurs excessives; tandis que le revers occidental des Andes, le Chili, jouit d’un ciel clair et tempéré sous l’influence des vents que nous appelons sud-ouest, mais qui sont le véritable nord-ouest des pays situés par-delà l’équateur[141]. Ces vents qui grimpent aussi sur les Andes, contribuent à obstruer le passage de ceux de la partie d’est; aussi l’historien récent du Chili[142] observe-t-il que les vents d’est passent si rarement jusqu’à ce pays, que l’on ne cite d’ouragan de ce rumb qu’en l’année 1633. Par conséquent il faut que les deux courants d’air opposés se heurtent l’un l’autre, s’élèvent ensemble dans la région supérieure où ils sont condensés, et sans doute repliés en d’autres courants qui glissent ou se reversent dans les régions moyennes et inférieures.
Par inverse, lorsque le soleil repasse l’équateur, et s’avance à son nord jusqu’au zénith de la Havane et du centre du golfe de Mexique, sa proximité excite sur le continent septentrional d’Amérique un foyer de chaleur et d’aspiration qui détourne et attire de ce côté le courant alisé, et cela avec d’autant plus de puissance, que le foyer de l’Amérique méridionale s’éteint ou languit par l’éloignement de l’astre: de là l’empiétement des vents d’est après le solstice, jusque vers les 30 et 32° nord, par les parallèles de la Géorgie et presque de la Caroline-sud: et de là à la suite de leur courant dominateur, l’afflux des vents de la zone tempérée, qui se portent vers la zone polaire avec les circonstances développées plus haut: ainsi le soleil se montre sans cesse le régulateur suprême, s’il n’est pas l’unique, de tout le système des vents, soit dans leur création, soit dans leurs mouvements; et sa puissance se manifeste ou s’indique jusque dans l’irrégularité apparente ou vraie de leur rotation annuelle, et dans la marche singulière que suivent les saisons aux États-Unis, marche qui dérive uniquement de celle des vents.
En effet, il est remarquable que, dans un pays où les froids sont si rigoureux, l’hiver soit cependant plus tardif, plus lent à s’établir qu’en Europe: chez nous, par les 45 et même par les 42° de latitude, à peine la mi-octobre est-elle arrivée, que les brouillards, les pluies, et des gelées presque journalières bannissent pour quatre et cinq mois les beaux jours: en Amérique, au contraire, la mauvaise saison ne commence réellement, le ciel ne se gâte à demeure, même dans les États du Nord, que peu de temps avant le solstice d’hiver (mi-décembre), et il faut trois ou quatre tentatives, trois ou quatre grandes crises dans l’air pour que les vents boréaux parviennent à changer la température générale, en chassant les vents méridionaux qui la protègent et l’entretiennent.
La première de ces crises arrive régulièrement à l’équinoxe d’automne dans les 10 jours qui précèdent ou dans les 10 qui suivent le passage du soleil à l’équateur. A cette époque, il y a toujours un coup de vent général de la partie de nord-est à nord-ouest: et cela, comme je l’ai dit, parce que l’atmosphère boréale se reverse dans l’espace que le soleil abandonne et cesse de dilater: ce coup de vent est pour ainsi dire le premier flot de la grande marée sémestrale de l’océan aérien: il est accompagné de pluies qu’apportent les flots de cet océan, lesquels dans leurs ondulations et leurs tournoiements ont balayé la surface des mers. Ces pluies, par leur évaporation, causent dans l’atmosphère un premier refroidissement qui commence à calmer les chaleurs de l’été, et qui, à partir de la ligne du Patapsco sur la côte atlantique, et de la ligne de l’Ohio dans le pays d’ouest, occasione les premières gelées de la saison. Ces gelées ne se font pas sentir dans le plat pays du sud, par-delà les lignes du Potomac et de l’Ohio; dans le nord et dans les montagnes elles hâtent la maturité du maïs en dépouillant de leurs graines épaisses ses épis, qui se trouvent exposés à toute l’action du soleil. L’équilibre de l’air ne tarde pas de se rétablir: les vents de sud-ouest et d’ouest reprennent leur cours, et ramènent des chaleurs quelquefois aussi fortes qu’en été, auxquelles il faut attribuer l’apparition périodique, et la force accidentelle des fièvres automnales.
Une seconde crise arrive du 15 au 20 octobre, c’est-à-dire quand le soleil s’est déja avancé de 20 à 25 degrés au sud de l’équateur. Alors se fait un second coup de vent, encore de nord-est à nord-ouest, comme si le soleil, par quelque position particulière, causait une nouvelle rupture d’équilibre dans l’atmosphère, et comme si en effet, devenu vertical au grand cap oriental de l’Amérique méridionale, compris entre San-Roquo et San-Augustino, il déterminait tout à coup le courant alisé à doubler ce cap, et à se jeter sur la côte du Brésil qui, par sa retraite, favorise un plus vif épanchement. Avec ce coup de vent, nouvelles pluies, nouvelle évaporation, nouveau refroidissement, nouvelle époque de gelées, qui pour cette fois s’étendent jusqu’en Caroline et en Géorgie: dès lors l’hiver s’annonce sur tout le continent. Ces gelées flétrissent les feuilles dans les forêts, et de ce moment la verdure prend des nuances de violet, de rouge mat, de jaune pâle, de brun mordoré, qui au déclin de l’automne donne aux paysages d’Amérique un éclat et un agrément que les nôtres n’ont pas. Les vents de nord-est et de nord-ouest deviennent plus fréquents; le sud-ouest perd de sa vigueur et décline vers l’ouest; l’air devient plus frais, mais le ciel reste clair; le soleil est toujours chaud au milieu du jour, et vers novembre, reparaît une série de beaux jours, appelés l’été sauvage (Indian-summer): c’est ce que nous appelons en France l’été de la Saint-Martin; mais il est devenu si rare et si court, que nous n’en parlons plus que par tradition.
Une troisième crise plus longue, plus opiniâtre, a lieu vers la fin de novembre; les pluies et les gelées se multiplient, les feuilles tombent, les nuits deviennent plus longues, la terre plus froide; les vents de nord-ouest prennent pied, comme disent les marins; mais les brouillards n’existent pas comme chez nous; il n’y a pas là de hanging-month (mois de pendaison), comme en Angleterre; le ciel est serein, surtout dans le nord: novembre et une partie de décembre se passent en gels et en dégels. Vers la mi-décembre, la glace et la neige s’établissent en Vermont, en Maine, en New-Hampshire, et s’étendent successivement comme un voile jusqu’aux terres hautes de New-York; janvier amène souvent un dégel, mais il est suivi d’un froid plus violent. En février, arrivent les plus grandes neiges, et les froids les plus piquants; à l’intensité près, la marche de tous ces phénomènes est la même en Pensylvanie, en Maryland et en Virginie: Ramsay observe que même en Caroline, février est le tueur d’orangers, et cela, parce qu’après quelques jours chauds-moites, par vents de sud-est et de sud, revient subitement le nord-ouest, plus violent. Mars, c’est-à-dire le temps qui approche de l’équinoxe du printemps, est tempétueux et froid, avec des ondées ou giboulées de neiges qu’amènent les vents de nord-est et de nord-ouest. Il semblerait que le retour du soleil en deçà de l’équateur dût ramener promptement les chaleurs; mais la prédominance des vents de nord-est à cette époque, la continuation du nord-ouest devenu plus tempétueux, le refroidissement de la terre par les neiges et les fortes gelées, retardent tellement la végétation, qu’avril tout entier s’écoule dans la même nudité de sol que mars: ce n’est que dans les premiers jours de mai, même en Virginie, par les 36e et 37e degrés, que les forêts se revêtent de feuilles: cas d’autant plus étonnant, que les rayons du soleil dans le milieu du jour y sont d’une ardeur insupportable dès la mi-avril: et que la différence de saison avec le Canada n’est pas de dix jours; la feuillaison ayant lieu, même à Québec, avant le 15 mai, 25 jours seulement après la débâcle des glaces et des neiges[143], en sorte que le changement de saison se fait à la manière d’une décoration de verdure ou de frimas qui s’étend ou se replie sur une scène de 300 lieues d’étendue. D’où il résulte que, selon une remarque dès long-temps faite par les Européens, il n’y a point de printemps aux États-Unis, et que l’on y passe brusquement d’un froid rigoureux à des chaleurs violentes avec les circonstances bizarres d’un vent glacial, d’un soleil brûlant, d’un paysage d’hiver et d’un ciel d’été: lorsque enfin la végétation a éclaté, elle suit la marche la plus rapide; les fruits succèdent promptement aux fleurs[144], et mûrissent plus vite que chez nous. Alors que le soleil au plus haut de l’horizon échauffe tout le continent, les vents du quart de nord sont comprimés par les vents de sud et de sud-ouest; juin amène les chaleurs les plus vives: juillet les chaleurs les plus longues avec les orages les plus fréquents: août et septembre les chaleurs les plus accablantes, à cause des calmes qui les accompagnent: et si dans aucun de ces mois il y a trois semaines de sécheresse; l’ardeur est si forte que Belknap, Rush et d’autres écrivains, assurent que le feu prend spontanément dans les marais et dans les forêts[145]: comme je ne conçois pas cette ignition spontanée, je ne puis ni l’admettre ni la rejeter, et en attendant qu’elle me soit démontrée par le raisonnement ou par les faits, je l’attribue aux tonnerres ou à la négligence des voyageurs qui n’éteignent point ou qui éteignent mal les feux que chaque nuit ils allument à l’endroit de leur bivouac dans les bois.
L’équinoxe arrive enfin, et la série des phénomènes que j’ai décrits recommence, toujours variée dans ses détails, mais assez uniforme dans la généralité du système, lequel consiste à ramener en hiver les vents de nord-est et de nord-ouest, qui sont la cause majeure du refroidissement de l’air; à reproduire en été les vents de sud et de sud-ouest, qui sont la cause radicale des chaleurs, des calmes, des orages: à passer des chaleurs aux froids par les vents du couchant pendant l’automne, qui est le soir et le couchant de l’année; et par les vents de la partie d’orient pendant le printemps, qui est le matin ou l’orient de l’année: distribuant ainsi à ce pays, dans le cours d’une révolution complète du soleil, quatre mois de chaleur, cinq mois et presque six de froid et de tempêtes; et seulement deux ou trois mois de temps modéré.
Depuis quelques années on a généralement fait la remarque, aux États-Unis, qu’il s’opéroit dans le climat, des changements partiels très-sensibles et qui se manifestaient en proportion des défrichements, c’est-à-dire du déboisement des lieux. «Dans tout le Canada, dit Liancourt, l’on observe que les chaleurs de l’été deviennent plus fortes et plus longues, et les froids de l’hiver plus modéres.»—Dès 1749, le docteur Peter Kalm avait recueilli le même fait. En 1690, Lahontan écrivait: «Je partis de Québec, et je fis voile le 20 novembre; ce qui ne s’était jamais vu auparavant.» Et en effet, les registres du commerce constatent, comme je l’ai déja dit, que vers 1700, les assurances pour la sortie des eaux du Saint-Laurent, étaient closes au 11 novembre, et maintenant elles ne le sont qu’au 25 décembre.
L’historien de Vermont, M. S. Williams, cite une foule de faits à l’appui de ce-phénomène: «Lorsque nos ancêtres, dit-il[146], vinrent en New-England, les saisons et le temps étaient uniformes et réguliers: l’hiver s’établissait vers la fin de novembre et continuait jusqu’à la mi-février. Pendant cette durée, il régnait un froid clair et sec, sans beaucoup de variation. L’hiver finissoit avec février; et lorsque le printemps arrivait, il venait tout à coup et sans nos variations brusques et réitérées du froid au chaud et du chaud au froid. L’été était très-chaud, étouffant; mais il était borné à six semaines: l’automne commençait avec septembre: toutes les récoltes étaient closes à la fin du mois. Aujourd’hui cet état de choses est très-différent dans la partie de la Nouvelle-Angleterre, habitée depuis lors: les saisons sont totalement changées; le temps est infiniment plus variable; l’hiver est devenu plus court, et interrompu par des dégels subits et forts. Le printemps nous donne une fluctuation perpétuelle du froid au chaud, du chaud au froid, extrêmement fâcheuse à toute la végétation: l’été a des chaleurs moins violentes, mais elles sont plus prolongées; l’automne commence et finit plus tard; et les moissons ne sont achevées que dans la première semaine de novembre: enfin, l’hiver ne déploie sa rigueur qu’à la fin de décembre.»
Tel est le tableau curieux de la partie nord.
Pour les États du milieu, le docteur Rush présente en Pensylvanie des faits parfaitement semblables[147]. «Selon nos vieillards, dit-il, le climat a changé. Les printemps sont plus froids; les automnes plus longues, plus chaudes; les bestiaux paissent un mois plus tard: les rivières gèlent plus tard, et restent moins long-temps scellées, etc.»
Dans la Virginie, M. Jefferson (p. 17) dit également: «Il paraît qu’il se fait un changement très-sensible dans notre climat. Les chaleurs ainsi que les froids sont moindres qu’autrefois, au rapport de personnes qui ne sont pas encore fort âgées: les neiges sont fréquentes, moins abondantes.»
Enfin moi-même, dans tout le cours de mon voyage, tant sur la côte atlantique que dans le pays d’ouest, j’ai recueilli les mêmes témoignages: sur l’Ohio, à Gallipolis, à Washington de Kentucky, à Francfort, à Lexington, à Cincinnati, à Louisville, à Niagara, à Albany, partout l’on m’a répété ces mêmes circonstances; des étés plus longs, des automnes plus tardives, et les récoltes aussi retardées; des hivers plus courts, des neiges moins hautes, moins durables, mais non pas des froids moins violens; et dans tous les nouveaux établissements l’on m’a dépeint ces changements non comme graduels et progressifs, mais comme rapides et presque subits, proportionnés à l’étendue des déboisements.
Un mouvement sensible dans le climat des États-Unis est donc un fait hors de contestation; et lorsqu’après en avoir fourni les preuves, le docteur Rush, frappé de la rigueur de plusieurs hivers depuis huit ans, élève des doutes sur les récits des anciens, sur la précision de leurs observations, faute de thermomètres, ces doutes disparaissent devant la multitude des témoignages et des faits positifs. La cause de ce changement, sans avoir un égal degré d’évidence et de certitude, en a cependant un de vraisemblance capable d’obtenir l’assentiment. L’opinion de M. Williams, qui l’attribue au déboisement du sol et aux grandes clairières que les défrichements ont ouvertes dans les forêts, me paraît d’autant plus raisonnable qu’elle explique le fait par l’analyse de ses circonstances.
«Dans tout canton, dit-il[148], où l’on abat les bois pour établir la culture, l’air et la terre subissent en deux et trois ans des changements considérables de température: à peine le colon a-t-il éclairci quelques arpents de la forêt, que la terre exposée à toute l’ardeur des rayons solaires s’imprègne à dix pouces de profondeur, d’une chaleur plus forte de 10 à 11° de Fahrenheit (5 de Réaumur) que le terrain qui est couvert de bois.» M. Williams a déduit cette évaluation de quelques expériences qu’il a pratiquées en cette vue. Ayant plongé le 23 mai 1789 deux thermomètres, l’un dans le sol d’un champ cultivé et nu, l’autre dans le sol de la forêt ou bois environnant, même avant que les feuilles fussent écloses, tous les deux à dix pouces de profondeur, il trouva:
| Époq. de l’obs. | Chal. dans le ch. | Chal. dans la for. | Différence. | ||||
| Fah. | Ré. | Fah. | Ré. | Fah. | Ré. | ||
| Mai. | 23 | 50 | 9¼ | 46 | 6½ | 4 | 2¾ |
| 28 | 57 | 11⅓ | 48 | 7⅓ | 9 | 4 | |
| Juin. | 15 | 64 | 14½ | 51 | 8½ | 13 | 6 |
| 27 | 62 | 13½ | 51 | 8½ | 11 | 5 | |
| Juillet. | 16 | 62 | 13½ | 51 | 8½ | 11 | 5 |
| 30 | 65½ | 15 | 55½ | 10¼ | 10 | 5¼ | |
| Août. | 15 | 68 | 16⅓ | 58 | 11⅔ | 10 | 4⅔ |
| 31 | 59½ | 12½ | 55 | 10½ | 4½ | 2 | |
| Sept. | 15 | 59½ | 12½ | 55 | 10½ | 4½ | 2 |
| Octob. | 1 | 59½ | 12½ | 55 | 10½ | 4½ | 2 |
| 15 | 49 | 7⅔ | 49 | 7⅔ | 0 | 0 | |
| Novemb. | 1 | 43 | 5 | 43 | 5 | 0 | 0 |
| 16 | 43½ | 5⅙ | 43½ | 5⅙ | 0 | 0 | |
D’où il résulte qu’en hiver la température du sol couvert et celle du sol découvert, se trouvent au même degré de froid; mais en été la différence devient d’autant plus grande que la chaleur de l’air est plus forte; ce qui coïncide très-bien, 1º avec la remarque d’Umfreville, qui dit qu’à la baie de Hudson, la terre, aux endroits découverts, dégèle de 4 pieds, et seulement de 2 pieds sous les bois; 2º avec celle de Belknap, qui rapporte que dans le New-Hampshire, la neige disparaît des champs cultivés dès le mois d’avril, parce que le soleil a déja assez de force vers midi pour la fondre; mais qu’elle persiste jusqu’en mai dans les lieux boisés, quoique sans feuilles, où elle est protégée par l’ombre des branches, des troncs, et la fraîcheur générale de l’air. Cela rend encore très-bien raison de l’ancien état des choses exposé par M. Williams, c’est-à-dire, de la durée des hivers, alors plus égale et plus longue, et des neiges plus abondantes et plus hautes qu’aujourd’hui.
Or, continue cet observateur, «les 10° (4½ R.) de chaleur ajoutés au sol découvert, se communiquent à l’air qui est en contact.»—Et j’ajoute que par cela même, cet air échauffé se lève de suite, et fait place à un autre latéral venant des bois, ce qui augmente considérablement la masse d’air chaud.
«2º Le déboisement cause l’évaporation des eaux et le desséchement du terrain, ainsi que l’on en fait journellement la remarque dans toutes les parties des États-Unis où des ruisseaux se tarissent, et où des marais et swamps sont mis à sec.»—Raison nouvelle de diminution de fraîcheur et d’accroissement de chaleur dans l’atmosphère.
«3º Le déboisement causé la diminution très-sensible de la durée et de l’abondance des neiges, qui couvraient, il y a moins d’un siècle, toute la Nouvelle-Angleterre, pendant trois mois non interrompus, c’est-à-dire, depuis les premiers jours de décembre jusqu’aux premiers jours de mars; et tel est encore le cas de la partie boisée, tandis que maintenant, dans la partie cultivée, elles ne sont ni aussi durables, ni aussi hautes, ni aussi continues.
«4º Enfin, il y a dans les vents,» continue M. Williams, «un changement très-marqué: l’ancienne prédominance des vents d’ouest paraît diminuer chaque jour, et les vents d’est gagnent en fréquence et en étendue de domaine. Il y a cinquante ans, à peine pénétraient-ils à trente ou quarante milles du rivage de la mer (dix à treize lieues); maintenant ils se font sentir très-souvent au printemps, à soixante milles, et même jusqu’à nos montagnes distantes de soixante-dix et quatre-vingts milles (vingt-sept lieues) de l’Océan. L’on s’aperçoit fort bien qu’ils avancent exactement à mesure que le pays se défriche et se déboise.»—Ce qui vient encore de ce que le sol découvert, étant plus échauffé, attire mieux ou admet plus facilement l’air de la côte atlantique.
M. Jefferson cite un fait parfaitement semblable en Virginie: «Les brises de l’est et du sud-ouest[149],» dit-il, page 10, «paraissent pénétrer par degrés plus avant dans le pays.... Nous avons des habitants qui se souviennent du temps où elles ne passaient pas Williams-burg;—maintenant elles sont fréquentes à Richmond (soixante milles plus loin), et elles se font sentir de temps en temps jusqu’aux montagnes. A mesure que les terres se défricheront, il est probable qu’elles s’étendront plus loin dans l’ouest.»
Il faut donc attribuer le changement qui s’opère dans le climat des États-Unis à deux circonstances majeures, 1º au déboisement du sol, et aux clairières percées dans la forêt continentale, lesquels produisent une masse d’air chaud qui s’augmente chaque jour.
2º A l’introduction des vents chauds par ces clairières; ce qui dessèche plus rapidement le pays et échauffe davantage l’atmosphère: par conséquent il se passe en Amérique ce qui a lieu dans notre Europe, et sans doute dans l’Asie et dans tout l’ancien continent, où l’histoire nous représente le climat comme beaucoup plus froid jadis qu’il n’est aujourd’hui. Horace et Juvénal nous parlent des glaces annuelles du Tibre, qui maintenant ne gèle jamais. Ovide nous peint le Bosphore de Thrace sous des traits que l’on ne reconnaît plus; la Dacie, la Pannonie, la Crimée, la Macédoine même, nous sont représentées comme des pays de frimas égaux à ceux de Moscow, et ces pays nourrissent maintenant des oliviers et produisent d’excellents vins: enfin notre Gaule, du temps de César et de Julien, voyait chaque hiver tous ses fleuves glacés de manière à servir de ponts et de chemins pendant plusieurs mois; et ces cas sont devenus rares et de bien courte durée[150].
Néanmoins, je ne puis partager l’opinion de M. Williams sur la diminution qu’il suppose être arrivée dans l’intensité du froid depuis le siècle dernier. Quelque plausible que soit son raisonnement pour prouver que le froid de 1633, avec les mêmes accidents, fut plus fort que celui de 1782, et qu’ils furent tous deux le maximum connu, ce raisonnement n’est qu’une hypothèse qui ne peut suppléer au défaut d’observation thermométrique en l’année 1633. (Les thermomètres n’ont été usités en Amérique que vers 1740.) L’on a surtout le droit de récuser son hypothèse, si, comme je crois l’avoir prouvé, le vent de nord-ouest est l’agent radical du froid sur ce continent: rien n’indique que le caractère de cet agent ait dû changer; l’on est de plus autorisé à nier cette diminution d’intensité du froid à raison de l’analogie d’une expérience précise du docteur Ramsay. Ce médecin ayant comparé les observations du docteur Chalmers, continuées de 1750 à 1759 avec les siennes propres, faites de 1790 à 1794, n’a trouvé qu’un demi-degré de différence dans l’intensité du chaud: or, un demi-degré de Fahrenheit, valant moins d’un quart de Réaumur, est une si petite quantité que l’on ne peut l’attribuer qu’à la différence des instruments; et si la chaleur qui devrait croître n’a pas varié, il est naturel de penser que le froid reste le même: il me semble donc que les seules circonstances démontrées quant à présent sont, les hivers plus courts, les étés plus longs, les automnes plus tardives, sans que les froids aient perdu de leur vivacité; et c’est ce que les dix dernières années ont assez bien prouvé. M. Mackenzie[151], qui confirme les changements dont j’ai parlé, leur cherche une cause secrète et inhérente au globe, parce qu’il a vu ces changements se montrer en des lieux où le défrichement n’a pas encore eu lieu; mais si ces lieux, qu’il ne désigne pas, se trouvent en Canada, ils viendraient eux-mêmes à l’appui de la théorie que je propose, puisqu’il suffirait que certains rideaux de bois situés sur des crêtes de montagnes et de sillons eussent été coupés en certains cantons de Kentucky et de Genesee, pour que des courants considérables du vent de sud-ouest se fussent introduits dans l’intérieur du haut et bas Canada. L’on n’a point jusqu’à nos jours donné assez d’attention à cette marche des courants aériens qui vont rasant la terre, ni aux effets qui en résultent; mais l’expérience et l’observation finiront par prouver qu’ils jouent dans les températures locales comme dans les températures générales, un rôle bien plus influent qu’on ne l’a pensé[152]. D’ailleurs, je ne conteste point la possibilité de toute autre cause qui, comme à M. Mackenzie, me serait inconnue.
Une question d’un intérêt plus grand, est de savoir si le climat des États-Unis s’est amélioré par ces changements; et cette question se trouve presque résolue par la comparaison que M. Williams a présentée de l’état actuel à l’état ancien, ce qui n’est pas le côté le plus favorable. Malheureusement les observations des médecins confirment ce résultat: le docteur Rush, dont les recherches sur le climat de Pensylvanie sont le fruit d’une correspondance étendue avec ses confrères, ne peut s’empêcher de déclarer «que les fièvres bilieuses suivent partout l’abatis des bois, le défrichement des terrains, le desséchement des marécages (swamps); qu’il faut plusieurs années de culture pour les faire disparaître ou les atténuer;—que les pleurésies et autres maladies purement inflammatoires, qui jadis étaient presque les seules, sont maintenant bien moins communes; ce qui prouve une altération évidente dans la pureté de l’air alors plus oxygéné, etc.» Ce sont là des effets si naturels des théories connues sur les émanations des bois, et sur celles des terres nouvellement remuées, qu’il est inutile d’y insister; mais parce qu’un exposé détaillé des inconvénients attachés à ce climat peut avoir le mérite d’indiquer leurs préservatifs, en montrant leurs causes, je vais en faire le sujet particulier de mes recherches dans le chapitre suivant et dernier.
CHAPITRE XII.
Des maladies dominantes aux États-Unis.
LAISSANT à part les maladies communes à tous les pays, il m’a paru qu’il en existait aux États-Unis quatre principales, que leur fréquence et leur universalité donnent le droit de regarder comme le produit spécial du climat et du sol.
Au premier rang de ces maladies se placent les rhumes, les catarrhes, et tout ce qui dépend des transpirations supprimées, dont les symptômes et les accidents se diversifient, comme l’on sait, à raison des organes affectés. L’on peut dire que les rhumes sont la maladie endémique des États-Unis: ils règnent dans toutes les saisons, et naturellement davantage en hiver et à l’équinoxe de printemps; ils ont pour cause évidente ces brusques variations de température, qui sont le trait caractéristique du climat; ils affectent les femmes plus que les hommes, soit à raison de leur peau plus fine, de leur vie plus sédentaire et plus renfermée, soit à raison des vêtements légers et découverts, dont les modes françaises ont déja passé jusqu’en Amérique: il est vrai que pour s’y introduire, au fort même de la révolution, il leur a fallu prendre des lettres de naturalisation en Angleterre; car je dois dire, pour l’instruction des amateurs et pour l’histoire importante des modes, que j’ai vu arriver en 1795 à Philadelphie, celle qui régnait à Paris en 1793; puis celle de 1794, arriver en 1796; et lorsque je m’inquiétai de ce qu’elle devenait dans l’année intermédiaire, l’on m’expliqua qu’elle la passait à Londres, où elle recevait les formes anglaises pour lesquelles les Anglo-américains ont conservé un goût et un respect filial. Dans les villes de la côte, où l’on s’empresse d’imiter l’Europe, ces rhumes ont aussi pour causes les appartements trop chauds, les bals, les parties de thé, et les lits de plume, quelquefois à l’allemande, c’est-à-dire, plume dessous et plume dessus le corps. Les secousses de la toux, déja si fatigantes pour le poumon, lui deviennent surtout pernicieuses par la répétition des rhumes: pendant deux hivers j’en ai remarqué jusqu’à quatre et cinq récidives chez un grand nombre de personnes de la bonne société, car les riches y sont sujets de préférence: il en résulte qu’en peu d’années le poumon s’affaiblit, s’excorie, s’ulcère, et que devenant le siége et presque le cautère des humeurs viciées de tout le corps, le mal se termine par l’incurable consomption pulmonaire.
Tous les voyageurs aux États-Unis ont parlé de la fréquence de cette funeste maladie qui y moissonne principalement les jeunes femmes et filles dans la fleur de l’âge et de la beauté: elle est plus commune dans la Nouvelle-Angleterre et dans les États du Milieu, que dans les États du sud et de l’ouest. Le docteur Currie, de Liverpool, me paraît en expliquer très-bien la raison, lorsqu’il dit[153] que dans les Carolines et la Virginie, l’air chaud attire vers la peau, et dissipe par la transpiration abondante les humeurs morbifiques et les matières crues des mauvaises digestions (qui elles-mêmes sont effets et causes des rhumes); tandis que dans les États du Milieu et du Nord-est, l’air humide et froid, fermant l’exutoire puissant de la peau, concentre au dedans du corps les humeurs qui, pour se faire issue, attaquent chaque organe et se fixent sur celui qui offre le moins de résistance[154]. J’ai lieu de croire que le thé très-chaud, dont les Anglo-américains chérissent l’usage, contribue encore à multiplier les rhumes; car j’ai souvent remarqué sur eux comme sur moi, que la moiteur qu’il occasione rend la peau plus sensible au froid, et que très-souvent j’ai pris un rhume après un déjeuner de thé, en sortant par un temps frais. L’on m’a dit que de ma part c’était faute d’habitude; mais si tel est sur un corps neuf l’effet de cette boisson, pour être moins vif, il n’est pas moins réel sur un corps habitué. J’aurai d’ailleurs bientôt occasion de remarquer que tout le régime alimentaire des Américains est calculé pour détruire la meilleure santé, et qu’ils vivent dans un état habituel d’indigestion extrêmement favorable aux rhumes. En ce moment je me résume à dire, que puisque les phthisies et les consomptions dérivent des rhumes habituels; les rhumes dérivant eux-mêmes de l’état habituel de l’air et de ses trop brusques variations, l’on a droit de regarder ces maladies comme un effet spécial du climat.
2º Les voyageurs sont également d’accord sur les fréquences des fluxions aux gencives, de la carie des dents et de la perte précoce de ces précieux instruments de la mastication. L’on peut dire que sur cent individus au-dessous de 30 ans, il n’y en a pas dix qui soient intacts à cet égard: l’on est surtout affligé de voir presque généralement de jeunes et jolies personnes qui, dès l’âge de 15 à 20 ans, ont le dentier perdu de taches noires, et souvent détruit en majeure partie. Les opinions, celles des médecins même, diffèrent sur la cause d’un mal si universel: les uns veulent que ce soit l’usage effectivement habituel et universel des viandes salées; d’autres prétendent qu’il faut l’attribuer au thé et à l’abus des sucreries. Le médecin suédois Peter Kalm, en comparant les régimes de diverses nations et de diverses classes de la société, me paraît avoir démontré que ce n’est point comme boisson sucrée, ni comme plante acrimonieuse que le thé nuit aux dents, mais comme boisson trop chaude; et en effet, il est d’expérience ancienne et connue, que toute boisson trop chaude, même du bouillon, donne aux dents une sensibilité douloureuse, qui se manifeste lorsque ensuite on leur fait toucher des corps froids: il s’établit réellement dans leur partie osseuse un ramollissement qui les rend, comme l’on dit, gelives, et les prépare à la dissolution: voilà sans doute pourquoi les dents gâtées sont un mal universel dans tout le nord de l’Europe, parce que dans les pays froids, boire chaud est une sensation agréable au palais, à l’estomac et à tout le corps; de même que, par inverse, boire frais est la sensation desirée dans les pays chauds, et il est remarquable que dans ces derniers pays les dents sont en effet très-généralement saines et belles, comme nous le voyons chez les Nègres, chez les Arabes, chez les Indiens, etc.
A l’appui de cette théorie, vient un fait remarqué depuis 20 ans aux États-Unis: jusqu’alors l’on n’avait jamais vu de sauvages ayant le dentier gâté; et les sauvages mangent ordinairement froid. Quelques individus, et particulièrement des femmes des tribus Onéidas, Senecas et Tuscaroras, qui vivent dans l’enceinte des États-Unis, ayant pris l’usage du thé, leurs dents en moins de trois ans sont devenues semblables à celles des blancs, tachées de points noirs et de carie. Un autre fait cité par le navigateur Bougainville, y est encore parfaitement analogue, lorsqu’il dit que les misérables ichthyophages de la terre de feu (les Pecherés), ont tous les dents gâtées; et ils vivent, ajoute-t-il, presque uniquement de coquillages, non pas crus, mais qu’ils font griller et qu’ils mangent brûlants.
Cependant je ne crois pas que l’on puisse exclure comme raison auxiliaire, l’usage des viandes salées, puisqu’il est constant que le scorbut, ennemi spécial du dentier, affecte le sang de tous les peuples qui usent de cet aliment. Si même l’on remarque que l’un des symptômes de cette maladie est l’odeur putride de l’haleine, et que cette odeur a lieu plus ou moins dans ceux qui ont les dents gâtées, l’on conclura que ce sont les viandes salées, dont la digestion et même le chyle alkalin et à demi putrescent portent au poumon ce genre d’exhalaisons, qui sont réellement la cause radicale et première des caries; et les boissons trop chaudes en y disposant immédiatement le dentier, et par elles-mêmes et par le contraste subséquent de l’air froid, y concourront encore par la propriété qu’elles ont de débiliter l’estomac, et de vicier les digestions. L’on ne saurait faire les mêmes reproches aux viandes fraîches, puisque les Tartares, les sauvages de l’Amérique du nord, les Patagons, et tous les animaux carnassiers, lions, loups, chiens, etc., ont des dents parfaitement belles et saines: l’on ne peut non plus inculper le sucre ni les sucreries, puisque les Africains, les Indiens, et tous les peuples qui usent et abusent de la canne à sucre et de fruits sucrés, ont des dents admirables, et que les sucs acides même des digestions (cas habituel des pays chauds) ne sont propres qu’à les nettoyer. D’après ces remarques, il seroit digne de la tendresse des parents et de la sagesse des médecins en tous pays, et surtout aux États-Unis, de décréditer l’usage des boissons chaudes, des viandes salées, et de les proscrire du régime, surtout de celui de l’enfance et de la jeunesse. Alors les fluxions, dues aux variations de l’air, et qui ne sont qu’un agent secondaire de la perte des dents, n’exerceraient qu’une très-petite portion d’influence.
3º Les fièvres d’automne avec frisson, appelées fever, an ague, les intermittentes, les tierces, les quartes, etc., sont un autre mal régnant aux États-Unis, à un point dont on ne se fait pas d’idée; elles sont surtout endémiques dans les lieux nouvellement défrichés et déboisés, dans les vallées, sur le bord des eaux soit courantes, soit stagnantes, près des étangs, des lacs, des chaussées de moulins, des marais, etc. Dans l’automne de 1796, sur une route de plus de 300 lieues, je n’ai pas trouvé, j’ose le dire, 20 maisons qui en fussent parfaitement exemptes; tout le cours de l’Ohio, une grande partie du Kentucky, tous les environs du lac Érié, et principalement le Genesee, et ses cinq ou six lacs, le cours de la Mohawk, etc., en sont annuellement infectés. Étant parti du poste de Cincinnati le 8 septembre avec le convoi du payeur-général de l’armée, major Swan, pour nous rendre au fort Détroit, distance de plus de 100 lieues, sur 25 têtes que nous étions, nous ne campâmes pas une seule nuit sans acquérir un nouveau fiévreux. A Grenville, dépôt et quartier-général de l’armée qui venait de conquérir le pays, sur environ 370 personnes, 300 étaient attaquées: quand nous arrivâmes à Détroit, j’étais le troisième resté sain, et le lendemain le major Swan et moi, nous tombâmes dangereusement frappés de fièvre maligne. Cette fièvre maligne visite chaque année la garnison du fort Miâmi, et elle y a pris déja plus d’une fois le caractère de la fièvre jaune.
Ces fièvres automnales ne sont pas mortelles, mais elles minent peu à peu les forces, et abrègent très-sensiblement la vie. D’autres voyageurs ont remarqué avant moi, que par exemple, dans la Caroline du Sud, qui y est très-sujette, l’on est vieux à 50 ans, comme on l’est en Europe à 65 et 70; et j’ai ouï dire à tous les Anglais que j’ai connus aux États-Unis, que leurs amis établis depuis peu d’années dans la partie méridionale et même moyenne, leur paraissaient vieillis du double de ce qu’ils eussent été en Angleterre et en Écosse. Ces fièvres une fois établies chez un sujet à la fin d’octobre, ne le quittent plus de tout l’hiver, et le jettent dans une langueur et dans une faiblesse déplorable. Le bas Canada et les pays froids adjacents n’y sont presque pas sujets. Elles sont plus communes dans le plat pays tempéré, et surtout au bord de la mer que dans les montagnes: par cette raison, il semblerait que les cultivateurs dussent préférer les pays élevés; mais comme le sol en est maigre et moins productif, ils préfèrent la plaine. Instruit par les Américains à réduire tout en calcul, je leur ai quelquefois fait ce raisonnement: «La plaine, dites-vous, et les bas-fonds, vous rendent par an 40 boisseaux de maïs ou 20 de froment: les terrains de côte ou de montagne en Kentucky et en Virginie ne vous en rendent pas la moitié: fort bien; mais en plaine vous êtes malade six mois, et en montagne l’on travaille pendant les douze; donc tout est égal, excepté qu’en montagne on est gai et alerte: or, gaieté vaut mieux que richesse, dit le bon homme Richard; et en plaine on est triste, et souffrant une moitié de l’année; et l’on passe l’autre moitié à se rétablir et se préparer à retomber encore.»—«Fort bien, monsieur, me répondit un jour un ministre (curé); mais dans votre équation, vous oubliez un terme très-puissant, plus puissant peut-être ici qu’en Europe; l’avantage d’être six mois sans rien faire.» Et ce ministre avait raison; car j’ai fréquemment entendu assurer en Virginie que les habitants de la côte de Norfolk préfèrent leur séjour fiévreux, mais abondant en poisson et en huîtres, qui ne coûtent presque rien, à la vie salubre des pays montueux, où l’on ne garnit sa table qu’à force de travail.
Par suite de ces raisonnements, le remède qui plaît le plus à ces malades, est celui qu’ils appellent bitters, les amers, dont l’eau-de-vie, le rhum ou le vin de Madère sont la base: et ce qui pourra étonner mon lecteur, c’est que réellement ce remède est l’un des plus efficaces: j’ai recueilli plusieurs exemples en Virginie et en Pensylvanie de familles cultivatrices, dont tous les membres ne buvant que de la bierre ou de l’eau étaient sujets à la fièvre, tandis que le mari qui usait et même abusait des boissons spiritueuses en était constamment exempt: il paraît même qu’en Hollande on a généralement cette opinion, et que l’on y regarde la fumée de tabac et les boissons fortes comme des préservatifs de la fièvre et de l’humidité. J’ai aussi connu deux cas où le desséchement d’un petit étang et du canal d’un moulin ont radicalement délivré deux familles des visites annuelles des fièvres d’automne.
Quelques observations que j’ai recueillies en Corse pendant ma résidence en 1792, se lient si bien à ce sujet important, que je ne puis les passer sous silence. Des fièvres de la même espèce infestent régulièrement chaque année plusieurs postes militaires en cette île et entre autres le petit port de Saint-Florent, qu’avoisine un pernicieux marais de 72 arpents: elles y prennent sur la fin de l’été, et dans les six premières semaines de l’automne, le caractère putride et malin, à raison de l’intensité de la chaleur et des exhalaisons; il faut alors tous les 15 ou 20 jours en renouveler les garnisons françaises en tout ou en parti, sous peine de voir les soldats en subir les suites graves et finalement mortelles; nos médecins, après l’essai de beaucoup de remèdes, remarquèrent que deux seuls postes dans toute l’île étaient absolument privilégiés, et que jamais aucune fièvre n’approchait des forts de Vivario et de Vitzavona sur Bogognano. Le hazard, comme il arrive toujours, rendit encore plus saillante la vertu salubre et même curative de ces deux situations: un officier suisse-grison tomba dangereusement malade de la fièvre à Saint-Florent, et ayant désiré d’être transporté au fort de Vivario, dont la garnison était de son régiment, il y recouvra en moins de 15 jours et la vie et la santé: le médecin répéta cette expérience sur les soldats français de son hôpital: et elle réussit si bien, que l’usage s’est établi d’y envoyer des fiévreux presque désespérés; et sans autre remède, jamais la fièvre n’a persisté au delà du onzième jour.
Or, ces deux postes diffèrent de tous les autres, en ce que non seulement ils sont éloignés de tout marais, de toute eau stagnante, mais qu’en outre ils sont placés comme deux nids d’aigles sur la chaîne des monts qui partagent l’île par son centre et dans sa longueur. L’élévation des forts au-dessus de la mer est d’environ 1100 toises: leur température ressemble à celle de la Norwège ou des Alpes moyennes, bien plus qu’à celle de l’île. Les plus vives chaleurs n’y excèdent jamais 16 à 17 degrés, et ne sont telles que dans les trois mois d’été; les neiges les environnent pendant 3 ou 4 mois, et quelquefois interrompent toute communication pendant huit ou dix semaines. La ventilation y est constante et souvent très-violente, parce qu’ils sont situés aux deux extrémités d’une gorge ou détroit, qui à ce lieu sépare la ligne des sommets formés de rocs généralement impraticables. L’on a remarqué que le fort de Vitzavona au revers occidental des montagnes, était plus humide que celui de Vivario, et un peu moins sain: jusqu’en 1793 la garnison de ces deux forts, consistant en quinze à vingt soldats pour chacun, avait été composée de Grisons, parce que ces montagnards y trouvant un climat analogue au leur, s’y plaisaient, quoiqu’en y menant une vie propre à ennuyer. Leur régime consistait, surtout en hiver, en viandes salées, en saur-craout ou choux fermentés, en bière et vin de basse qualité, et très-souvent en biscuit au lieu de pain. A peine avaient-ils autour du fort et parmi les rocs quelque espace libre pour se promener; pendant les six mois de la mauvaise saison, il leur arrivait fréquemment d’être enfermés huit et quinze jours de suite, à huis clos, par les tempêtes furieuses, les pluies, les neiges, les brouillards, dont cette région des nuages est alors le théâtre; en un mot, leur vie était celle d’une garnison de vaisseau. Je parle de ces faits comme témoin, ayant visité l’intérieur de ces deux singulières habitations, où la maladie la plus dominante est la pleurésie.
Un tel régime ne peut être la cause de tant de salubrité, puisque dans le pays inférieur il eût certainement donné la fièvre et le scorbut. Le principe de la santé ne peut donc s’attribuer qu’à la qualité de l’air, qui, à cette élévation de onze cents toises, est pur, subtil, frais, tandis qu’à la plage il est chaud, humide, et chargé d’exhalaisons de tout genre.
De là, une première indication curative très-simple, qui consiste à changer d’atmosphère, et à choisir un air reconnu pour élastique et pur, tel qu’il se trouve assez ordinairement dans nos climats, sur les lieux élevés: je ne fais pas une règle générale ni absolue de cette condition des lieux élevés, parce que même en France, nous avons des lieux élevés qui sont malsains et fiévreux[155], et cela parce qu’ils sont au voisinage ou sous le vent de terrains humides et marécageux: le cas est beaucoup plus commun dans les pays chauds; et une foule de coteaux et de hauteurs en Corse et en Italie sont tout-à-fait inhabitables, parce qu’encore qu’ils soient quelquefois très-distants des marais, ils ont l’inconvénient grave d’être placés dans la ligne et dans le lit du vent le plus habituel qui leur en apporte les exhalaisons.
La même chose a lieu dans le Bengale où les troupes anglaises ont trouvé sur des hauteurs boisées, de l’aspect le plus séduisant dans un pays chaud, la fièvre décrite par leurs médecins sous le nom de fièvre de colline (hilly fever). L’on n’imaginerait pas qu’avec ce nom elle fût la même que celle des lieux bas et marécageux, et néanmoins elle est réellement telle, ayant pour causes non-seulement une humidité locale excessive, établie par les pluies énormes des moussons, mais encore l’évaporation de toute la plaine du Bengale, dont les nuages sont arrêtés et fixés par les bois qui couvrent ces monts ou chaînons. L’on ne doit donc désigner les lieux élevés comme salubres qu’autant qu’ils joignent les conditions de sécheresse locale, d’abri des courants d’air infectés et de ventilation fraîche et libre.
Une seconde indication plus compliquée, est de procurer par art cette espèce ou qualité d’air que la nature produit en certaines circonstances sur les hauteurs, et de neutraliser les gaz morbifiques des lieux infectés. La chimie a fait depuis 20 ans d’heureuses et savantes découvertes en ce genre, et la sagacité que semble inspirer cette science donne le droit d’en attendre d’autres des esprits distingués qui la cultivent. Ils ont prouvé que dans l’air atmosphérique, le principe favorable à la respiration et à la vie était le gaz appelé oxygène: que de sa dose plus ou moins grande dépendait cette plus ou moins grande pureté ou salubrité dont on parlait sans la bien connaître. Les expériences de Lavoisier ont porté la dose de ce gaz oxygène à 27 parties sur 100 d’air ordinaire, les 73 restantes étant de l’azote ou air fixe: plus récemment celles de Berthollet l’ont réduite à 22 et demie; et peut-être cette différence n’implique-t-elle pas erreur ou contradiction, puisqu’il est probable que la dose varie selon les vents régnants. Elle doit également varier selon les contrées; il serait intéressant d’appliquer ces recherches à des pays de température très-diverse, et de comparer l’air sec et froid de la Sibérie à un air tantôt chaud et humide comme celui des Antilles[156], tantôt chaud et sec comme celui d’Égypte et d’Arabie, et aussi de comparer l’air des couches terrestres à l’air des couches moyennes et supérieures. Les ballons peuvent rendre d’utiles services pour cet objet: quant à présent il paraît certain que dans nos zones tempérées, l’air n’est plus pur sur les hauteurs que parce qu’il contient plus d’oxygène, et moins de gaz exhalés; et dans le cas cité de Vitzavona et de Vivario, le poids spécifique de l’oxygène, qui est un peu plus fort que celui de l’air atmosphérique, n’est pas une circonstance contradictoire, puisque la fraîcheur du local doit l’y retenir et l’y fixer de préférence à la plage brûlante dont il serait chassé.
D’autre part, des expériences récentes ont constaté que l’acide muriatique oxygéné possède à un degré éminent la qualité de désinfecter l’air atmosphérique, c’est-à-dire de neutraliser et détruire les gaz morbifiques qu’il contient: ce moyen ne fût-il que préservatif, il serait encore un nouveau bienfait précieux par sa simplicité et son énergie. Mais il nous reste beaucoup à connaître sur les diverses espèces des gaz pernicieux qui flottent dans l’air, et sur leur manière d’attaquer la santé et la vie; je dis diverses espèces, parce qu’en effet il en est de si subtiles, que jusqu’à ce jour les instruments n’ont pu les saisir. A juger ce gaz par leurs effets, l’on peut les considérer comme des poisons dont les particules agissent sur les humeurs, du système tantôt sanguin et tantôt nerveux, à la manière des levains de fermentation, qui, appliqués à une masse, y développent un mouvement intestin d’un progrès croissant rapidement. L’action de divers gaz, et particulièrement du muriatique oxygéné, qui sans secousse et sans avertissement anéantit la vie, non-seulement par la respiration, mais encore par l’absorption de la peau, est un exemple de l’activité que d’autres peuvent avoir. C’est à de telles causes qu’il faut attribuer ces épidémies dont l’invasion est si brusque en certaines constitutions de l’atmosphère et en certains pays: et quant aux affectations fébriles, spécialement celles avec frisson et avec retours périodiques, si l’on remarque que dans ces retours réguliers de 12, de 24, de 36 heures, etc., elles suivent une marche semblable à celle de plusieurs fonctions essentielles de la vie, telles que le sommeil, la faim, etc., l’on sera porté à croire que le foyer de perturbation n’est ni dans les premières voies, ni dans le sang, mais dans l’organe immédiat de la vitalité, dans le système nerveux: c’est par une action quelconque sur le fluide qui abreuve la pulpe des nerfs, que la fièvre en général se déclare si subitement, qu’elle n’a besoin que d’un coup de soleil, d’un coup de vent frais, d’une ondée de pluie, d’une transition brusque du chaud au froid, et même du froid au chaud. Si l’on ajoute qu’elle se déclare de préférence dans les saisons et dans les lieux sujets aux vicissitudes de froid et de chaud; qu’elle-même n’est qu’une sensation alternative de chaud et de froid; que la sueur qui suit le paroxysme est un symptôme spécial de toute crispation des nerfs: le foyer que j’indique acquerra une nouvelle vraisemblance; et alors le mécanisme des contagions deviendra évident, simple, puisque le poumon et les parois du nez mettent d’immenses faisceaux de nerfs en contact immédiat avec les miasmes flottants dans l’air respiré, et l’on concevra pourquoi les drogues et les remèdes bus et mangés pendant plusieurs mois, ont moins d’efficacité à guérir les fièvres, surtout automnales, que le changement d’atmosphère et la respiration de l’air oxygéné de Vitzavona et de Vivario.
De la fièvre jaune.
Une maladie qui devient de plus en plus fréquente aux États-Unis est la fièvre trop connue sous le nom de fièvre jaune. J’en parlerai avec quelque détail à cause de l’importance du sujet, et parce que, profitant de quelques anciennes études en médecine, état auquel je m’étais destiné, j’ai pu raisonner de cette maladie avec des personnes de l’art et discuter des opinions diverses, avec la réserve toutefois qui convient à celui qui n’a fait qu’apercevoir l’étendue de la carrière. Sans cette sorte de compétence je me garderais de m’en mêler; car parler médecine sans l’avoir étudiée, c’est vouloir parler astronomie, mécanique, ou art militaire sans instruction préalable; encore serait-il possible de mieux raisonner de ces sciences, attendu que leurs principes sont simples et fixes; au contraire, ceux de la médecine, quoiqu’ils aient une sphère de régularité, sont soumis à des circonstances compliquées et variables, qui exigent une finesse de tact, une justesse de coup d’œil, une prestesse d’application dont la difficulté constitue le mérite: dire, comme on l’entend tous les jours, qu’en médecine tout est hasard et conjecture, cela est un travers d’autant plus bizarre, que l’on commence par déclarer qu’on n’y entend rien: or, comment juger de ce que l’on ignore? Aussi à la moindre égratignure, ces Hippocrates innés font-ils courir chez le médecin, heureux, en l’attendant, de trouver une garde-malade qui elle-même est une première ébauche de science médicale, à raison des faits et des observations dont elle a acquis la pratique. Revenons à la fièvre jaune.
Elle a tiré ce nom d’un de ses symptômes distinctifs, la couleur de citron foncé, que dans la dissolution des humeurs, prennent les yeux, puis la peau de tout le corps. Les Français l’appellent fièvre ou mal de Siam, soit parce qu’elle vint d’abord de ce pays, soit parce que la couleur de ces Asiatiques est assez semblable. Chez les Espagnols elle a le nom de vomito preto, vomissement noir, autre accident grave qui la caractérise. Les symptômes les plus ordinaires et les plus généraux sont les suivants qui se succèdent rapidement dans le court espace que met cette maladie à se juger pour la mort ou la convalescence (ordinairement trois jours).
Dans les jours qui précèdent l’attaque, il y a sensation de lassitude générale, rouement de membres, assoupissement, quelquefois stupeur... La fièvre se déclare par un violent mal de tête, surtout au-dessus des yeux et derrière les orbites; l’on se plaint de douleurs le long de l’épine dorsale, dans les bras et dans les jambes: des chaleurs vives et des frissons se succèdent alternativement... La peau est sèche, brûlante et souvent parsemée de taches rougeâtres, puis violettes; le blanc des yeux est injecté de sang et humide d’une rosée brillante: la respiration est oppressée, les soupirs fréquents; l’air exhalé du poumon est brûlant: le pouls varie selon les tempéraments et selon certaines circonstances: en général, il est dur, fréquent, irrégulier, même intermittent; s’il ressemble à l’état naturel, le danger est plus grand: les évanouissements et la surdité au début du mal sont aussi un signe fâcheux; la soif est ardente; la langue d’abord rouge, se couvre d’un limon noirâtre qui devient fétide. Le malade se plaint d’une violente chaleur à l’estomac; les vomissements passent du glaireux à l’acide le plus corrosif, quelquefois sans bile, plus souvent avec de la bile verte et jaune, puis une matière noirâtre, comme de la lie d’encre ou du marc de café, avec odeur d’œufs pourris, et tellement âcre, que la gorge en est excoriée: la constipation a souvent lieu, d’autres fois c’est une diarrhée noirâtre... Alors le mal a déja parcouru la période d’inflammation, par suite de laquelle les humeurs se trouvent décomposées; la fièvre semble s’abattre, mais c’est à raison de la chute même des forces vitales; le pouls devient petit, convulsif, déprimé: le malade est agité, mal à l’aise, quelquefois délirant: les déjections colliquatives et fétides, le vomissement noir comme de grains de café, l’affaiblissent de plus en plus par leur fréquence et leur abondance: il affecte la position sinistre d’être couché sur le dos, élevant ses genoux et glissant vers le pied du lit; les yeux deviennent jaunes, et de suite la peau de tout le corps: alors la dissolution des humeurs est complète. S’il a été saigné au commencement de la maladie, les cicatrices se relâchent et s’ouvrent; la macération et la gangrène gagnent les solides, et se manifestent de toutes parts avec l’odeur infecte qui annonce une mort prochaine.
Depuis long-temps la fièvre jaune était connue dans les parties chaudes et marécageuses de l’Amérique méridionale et dans l’Archipel des Antilles; ses exemples étaient fréquents à Carthagène, à Porto-Bello, à la Vera-Cruz, à la Jamaïque, à Sainte-Lucie, à Saint-Domingue, à la Martinique; la Louisiane même, et le littoral des Florides, de la Géorgie, des Carolines et de la Virginie, y participaient par les mêmes motifs de chaleur et d’humidité; la Nouvelle-Orléans, Pensacola, Savanah, Charlestown, Norfolk, comptaient rarement 4 ou 5 années sans en recevoir quelque atteinte. Il semblait que le Potômac dût lui servir de limite, puisque vers la fin du siècle qui vient de finir l’on ne citait que les années 1740 et 1762, où elle se fût montrée au nord de ce fleuve, d’abord à New-York, puis à Philadelphie; mais depuis 1790, ses apparitions ont été si répétées et si funestes, qu’elle semble s’y être naturalisée comme dans le sud. Quelques cas individuels l’avaient annoncée à New-York en 1790; elle y devint un fléau épidémique en 1791, et y laissa des traces même en 1792. L’année suivante, 1793, elle ravagea Philadelphie comme une peste; et ses germes déposés ou ranimés se développèrent encore dans les étés de 1794 et 1795. Elle attaqua New-York derechef en 1794 et 1796.... Philadelphie en 1797.... A la même époque elle désolait Baltimore, Norfolk, Charlestown, Newburyport. Ses avant-coureurs s’étaient montrés à Sheffields, et même à Boston. Enfin, l’on en citait encore d’autres exemples, l’un à Harrisburg en 1793, un autre à Baltimore, un à Oneida en Genesee, à quoi je puis ajouter des cas nombreux au fort anglais sur le Miâmi du lac Érié.
Les médecins anglo-américains pour qui cette maladie a été une nouveauté, ont eu à se créer une méthode curative adaptée à leur climat et à la constitution de ses habitants. Malheureusement, j’ose le dire, la plupart se sont trop pressés de croire l’avoir trouvée dans les principes théoriques de Brown, dont la doctrine a été accueillie aux États-Unis avec un engouement scolastique: ce système qui explique tout par deux états simples de débilité directe ou indirecte, et par la soustraction ou l’application de stimulants aussi directs et indirects, a fait d’autant plus de prosélytes qu’il a ce caractère tranchant et positif qu’aime la jeunesse, et qu’il dispense des lenteurs de l’expérience que redoute la paresse de tous les âges. Raisonnant donc avec cette dangereuse confiance de certitude qui exclut le doute et l’observation, ils ont le plus souvent administré les cordiaux et les toniques les plus actifs, au début de la maladie, prétendant qu’il fallait relever les forces accablées, quand il fallait relâcher les fibres trop tendues; ils y ont joint les purgatifs drastiques les plus stimulants pour chasser les humeurs morbifiques, quand ces humeurs n’étaient pas encore à l’état de coction.
Ce traitement fut surtout mis en usage à Philadelphie dans la funeste année de 1793. La pratique la plus générale des médecins de cette ville, fut de donner le jalap à 20 et 25 grains; la préparation mercurielle, dite calomel, à 10 et 15; la gomme-gutte même, le tout par doses répétées. Pour boissons, on ordonnait les eaux de camomille, de menthe, de cannelle, et le vin de Madère, jusqu’à plus d’une pinte par jour. Or, l’on sait qu’il entre une portion d’eau-de-vie dans la fabrication primitive du meilleur Madère. En outre, dans les mois d’août et de septembre, et dans un pays chaud à 25° de R. par temps calme et étouffant, l’on tenait les malades hermétiquement clos dans leurs chambres; on surchargeait de deux et trois couvertures de laine leurs lits de plumes, et quelquefois l’on faisait du feu dans la cheminée; l’objet était de provoquer impérieusement une sueur, que l’état inflammatoire et crispé de tout le système refusait encore plus opiniâtrément.
Les effets de ce traitement furent ce qu’ils devaient être; une mortalité effrayante par le nombre et par la rapidité; peu de malades passaient trois jours, et l’on peut dire que sur 50 il ne s’en sauvait pas deux. Tous portaient des signes de suffocation gangréneuse, suite naturelle d’une inflammation fomentée. La terreur s’empara des esprits; le mal fut regardé comme contagieux et pestilentiel, son atteinte comme incurable. Quelques médecins, influents par leur esprit et leur activité, accréditèrent cette rumeur pernicieuse, même dans les papiers publics. Tout malade fut abandonné: le mari par sa femme, les parents par leurs enfants, les enfants même par les parents. Les maisons désertes restèrent infectées par les cadavres. Le gouvernement intervint, d’abord pour faire enlever les corps, puis pour faire transporter de force les malades à l’hôpital. Les maisons furent marquées à la craie comme en temps de proscription, et les habitants éperdus s’enfuirent dans les villages voisins, ou campèrent en rase campagne, comme si l’ennemi eût pris leur ville. Le hasard voulut que dans ces circonstances quelques médecins et chirurgiens français, fugitifs du Cap incendié, vinssent chercher un asile sur le continent; l’un d’eux, conduit à Philadelphie[157], eut occasion d’être appelé, et appliquant au mal dont il avait vu les analogues à Saint-Domingue, le traitement de l’école française, il obtint des succès qui attirèrent l’attention du gouvernement, et qui le firent placer à la tête de l’hôpital de Bushhill. Le compte qu’il rendit l’hiver suivant de sa méthode curative[158], ne fait pas moins d’honneur à son cœur qu’à son esprit, puisque ce compte répandit des idées neuves et salutaires dans tout le pays. L’on voit par cet écrit, qu’il considère la maladie comme divisée en trois périodes, que l’on ne doit pas confondre; mais qui quelquefois marchent si rapidement, qu’à peine le médecin a-t-il le temps de les saisir. La première est un état d’inflammation violente, compliquée d’engorgement au cerveau et de spasme nerveux, qui demande non les toniques, mais les calmants et les relâchants. La seconde est un état de dissolution et de ségrégation des fluides, dont la chaleur inflammatoire a rompu la combinaison, état qui ne peut se terminer que par l’évacuation des humeurs devenues inaptes et nuisibles au mouvement vital; l’art doit s’y borner à aider la crise, en suivant la nature, plutôt qu’en la prévenant. Enfin la troisième est un état de recomposition et de recombinaison, qui n’a besoin du médecin que pour diriger le régime du convalescent.
En conséquence, au début du mal, il fit de légères saignées lorsque le sujet était trop plein de sang; il administra les délayants, les acidules aromatisés, et il obtint d’heureux effets de l’acide carbonique en boisson. Il essayait quelle espèce de boisson plaisait le plus à l’estomac, cet organe si capricieux; il rassurait les esprits contre l’idée de contagion, de laquelle il nie entièrement l’existence pendant toute l’épidémie. Il procurait un air frais, et il ne provoquait point les sueurs, dont il remarque que presque jamais la nature ne fit son moyen de crise.
Lorsque ce premier traitement avait modéré la fièvre, il épiait dans la seconde période les tentatives de la nature pour opérer la crise, et choisir un organe qui en devînt le foyer. Ordinairement ce furent des suppurations abondantes; il les favorisa, et tâcha de les diriger par des vésicatoires, par des cataplasmes appliqués au-dehors, tandis qu’au dedans il aidait le travail épuratif par des boissons aromatiques de cannelle, de menthe, même de vin de Bordeaux, trempé d’eau et mêlé de sucre; par quelques purgatifs doux et à petites doses, et enfin par le kina. L’opium, si vanté par les médecins du pays, ne lui montra jamais de bons effets.
L’on conçoit que par un cas commun à tous les pays, ce ne fut pas sans lutte et sans contradiction qu’un étranger isolé obtint tant de confiance et de succès; mais enfin par une marche également naturelle, la raison et la vérité se firent jour à force de preuves et de faits. Les malades appelèrent de préférence le médecin qui guérissait le plus, et plusieurs médecins finirent par l’imiter.
Soit que l’écrit et les cures de M. de Vèze et des autres Français aient eu une heureuse influence sur les esprits; soit que par leur propre raisonnement et leurs expériences, ils aient modifié leurs idées et dissipé d’anciens préjugés: il est du moins vrai qu’à dater de cette époque, il a commencé de s’introduire dans la pratique et la théorie des changements heureux. Dès l’année suivante (1794), dans l’épidémie de New-York, plusieurs médecins de cette ville substituèrent aux purgatifs violents divers sels, et entre autres le sel de Glauber, qui réussit dans les délayants. Ils ne prodiguèrent plus les toniques ni le vin de Madère; ils usèrent de la saignée avec discrétion: s’ils provoquèrent encore les sueurs, ce fut par des bains et des fomentations de vinaigre qui quelquefois soulagèrent; et de ce moment il s’est formé dans les divers colléges un schisme salutaire qui a ébranlé les vieilles habitudes et ouvert les routes nouvelles à la science et à l’esprit d’observation.
Ce schisme a surtout éclaté sur la question de l’origine de la fièvre jaune. Les uns ont prétendu qu’elle était toujours apportée du dehors, spécialement des Antilles, et qu’elle n’était et ne pouvait en aucun cas être le produit du sol des États-Unis. En preuve de leur opinion, ils ont cité la non-existence, ou l’extrême rareté des épidémies avant la paix de 1783, et ils ont attribué leur fréquence depuis cette époque aux relations de commerce plus actives et plus directes avec les îles et avec la terre-ferme espagnole: ils ont même inculpé nominativement certains vaisseaux comme auteurs et importateurs de la contagion dont ils ont supposé l’existence à un degré peu inférieur à la peste.
D’autres médecins, au contraire, ont soutenu que par sa nature même, la fièvre jaune pouvait naître dans les États-Unis, toutes les fois que ses causes disposantes et occasionelles de temps et de lieu se trouvaient réunies; et d’abord remontant à la source des prétendus faits d’importation, ils ont démontré par les témoignages les plus positifs, que non-seulement les vaisseaux accusés n’avaient point apporté avec eux la maladie ou son germe, mais encore qu’elle ne s’était déclarée à leur bord que depuis leur ancrage aux quais, et dans le voisinage des lieux notés à New-York et à Philadelphie comme foyers du mal; avec cette particularité additionnelle que même elle avait commencé par les gens du bord qui avaient eu le contact le plus immédiat avec le lieu infecté[159]: puis, rassemblant toutes les circonstances de la maladie, quant aux lieux, aux saisons, et aux tempéraments affectés, ils-ont démontré: 1º qu’elle attaquait les villes populeuses plutôt que les villages et les campagnes.
2º Que dans les villes populeuses, telles que New-York, Philadelphie, Baltimore, elle affectait constamment et presque exclusivement les quartiers bas, remplis d’immondices, d’eaux croupies, les rues non aérées, non pavées, boueuses, et surtout les quais, et leur voisinage, couverts d’ordures à un point inimaginable; où chaque jour à marée basse, les banquettes fangeuses sont exposées à un soleil brûlant. Par exemple, à New-York, M. Richard Bayley a calculé que pour combler l’égout et le bassin de White-hall, les propriétaires y avaient fait verser dans un an 24,000 tombereaux de toutes les ordures de la ville et même de charognes de chevaux, de chiens, etc.; d’où il résulta qu’en juillet l’infection devint si exaltée et si forte, qu’elle excitait le soir, dans le voisinage, des nausées et des vomissements qui furent le début de l’épidémie.
3º Que dans le cours des saisons, elle n’apparaissait qu’en juillet, août et septembre, c’est-à-dire, à l’époque où les chaleurs opiniâtres et intenses, de 24 et 25 degrés R. excitent une fermentation évidente dans ces amas de matières végétales et animales, et en dégagent des miasmes que tout indique être les corrupteurs de la santé. Ces médecins ont remarqué que l’épidémie redoublait par les temps seulement humides, par les vents de sud-est, et même de nord-est; qu’elle diminuait par le froid et la sécheresse du nord-ouest, et même par les pluies abondantes du vent de sud-ouest; que dans la diversité des années, la fièvre choisissait celles où les chaleurs de l’été étaient accompagnées de plus de sécheresse, et de calme dans l’air; sans doute parce qu’alors les miasmes accumulés exercent une action plus puissante sur le poumon, et par son intermède, sur tout le système de la circulation.
Enfin, ils ont constaté que dans le choix des sujets, elle attaque de préférence les habitants mal nourris et sales des faubourgs et des quartiers pleins d’ordures et de marécages: les ouvriers exposés au feu, tels que les forgerons, les bijoutiers, ceux qui abusent des liqueurs fortes; observant que très-souvent la fièvre jaune a immédiatement suivi l’ivresse: qu’elle attaque encore de préférence les gens replets, sanguins, robustes, les adultes ardents, les étrangers des pays du nord, les noirs, les gens épuisés de la débauche des femmes: qu’elle ménage les étrangers des pays chauds, les gens sobres dans le boire et surtout dans le manger; les personnes aisées, propres, vivant plutôt de végétaux que de viande, et habitant des rues pavées, aérées, et des quartiers élevés.
Enfin, poursuivant le mal jusque dans les lieux désignés pour être le berceau et le foyer de son origine, ils ont démontré qu’aux Antilles même, aux îles de la Grenade, de la Martinique, de Saint-Domingue, de la Jamaïque, la fièvre jaune ne naissait que là où se réunissent les mêmes circonstances; qu’elle ne s’y montre qu’en certains lieux, en certaines années précisément semblables aux cas cités dans les États-Unis; que là où il n’y a ni marécages, ni ordures, comme à Saint-Kits, à Saint-Vincent, à Tabago, à la Barbade, la santé est constamment excellente; que si la fièvre s’est montrée à Saint-Georges (Grenade) et à Fort-Royal (Martinique), c’est dans le local du carénage, voisin de marais infects, et dans un moment où la surabondance des vaisseaux, la sécheresse excessive de la saison avaient contribué à développer les ferments; que si elle n’eût dû son apparition dans les villes de New-York, Baltimore, Philadelphie, qu’à l’importation, elle aurait dû y être importée habituellement des villes de Norfolk et de Charlestown, avec lesquelles l’on avait des relations multipliées et où la réunion de toutes les causes citées les rendait presque endémiques chaque été.
Les faits qui établissent ces résultats se trouvent répandus en divers écrits, publiés depuis 1794 jusqu’à l’année 1798, époque à laquelle je quittai les États-Unis[160].
L’on ne peut les lire avec attention, sans être frappé de la corrélation et de l’harmonie constante qui existe partout entre les causes premières et secondes, médiates ou immédiates, les circonstances accessoires et les effets, soit isolés, soit réunis en série. Partout l’on voit la fièvre naître et s’augmenter en raison composée de la température chaude de l’air, de sa sécheresse opiniâtre ou de son humidité temporaire, du calme de l’atmosphère, du voisinage des marais, de leur étendue, et surtout en raison des masses entassées de matières animales formant un foyer de putréfaction et d’émanations délétères. L’on voit même les fièvres se graduer selon l’intensité de toutes ces causes; n’y a-t-il qu’excès de chaleur, sans amas putrides et sans marécages, elles sont du genre simplement inflammatoire, c’est-à-dire, scarlatines et bilieuses, sans complication de malignité; y a-t-il des marais boueux et fangeux, mais non infectés de matières animales, les miasmes causent déja des esquinancies gangréneuses, des vomissements bilieux atroces, appelés cholera-morbus, des dyssenteries pernicieuses; s’y joint-il des amas de matières animales en putréfaction alors le mal se complique d’accidents et de symptômes qui toujours dénotent l’affection du genre nerveux par une sorte de poison; quand le mal est à son maximum, tous les autres degrés tendent à s’y assimiler. D’où il résulte que l’on pourrait graduer et mesurer les fièvres par les degrés du thermomètre; et par l’intensité des miasmes putrides, et suivre dans le cours d’une même saison d’été et d’automne leur progrès et leur affinité, depuis la simple synoque jusqu’à la peste, qui n’est que le dernier échelon et le maximum des causes réunies. Dans un tel état de choses, il est évident que tout pays qui réunira chaleur et foyers putrides à un degré suffisant, sera capable d’engendrer toutes ces maladies. J’avais déja cru remarquer en Égypte et en Syrie, que 24 degrés de Réaumur étaient un terme auquel s’établissent dans le sang une disposition et un mouvement fébrile d’un genre pernicieux et désigné par le nom de fièvres malignes; j’ai vu avec plaisir et surprise que la même opinion avait été inspirée par les mêmes faits au docteur G. Davidson, à la Martinique, et qu’il pense, comme moi, qu’à partir de ce degré (86° de F.) en montant, le caractère de malignité et de contagion s’exalte jusqu’à former la peste.
Par tous les écrits et faits que j’ai cités, ces principes ont acquis aux États-Unis un tel degré d’évidence, que la très-grande majorité des médecins de New-York, Boston, Baltimore, Norfolk et Charlestown, s’est réunie à déclarer que la fièvre jaune pouvait naître et naissait aux États-Unis. Le seul collége de Philadelphie a persisté dans l’affirmative de l’importation, et cette opinion qui a en sa faveur l’avantage de la primauté dans l’esprit du peuple, conservera long-temps des partisans dans toutes les classes, par plusieurs motifs très-puissants.
1º Parce qu’elle flatte la vanité nationale, et que beaucoup de gens ne demandent qu’un prétexte pour autoriser la leur.
2º Parce qu’elle caresse l’intérêt mercantile de la vente des terres, et de l’émigration des étrangers dans un pays qui aurait le privilége de ne pas engendrer la fièvre. Il est vrai que se l’inoculer aussi aisément ne serait guère moins fâcheux; mais les partisans de l’importation n’entendent pas raillerie; et j’ai trouvé beaucoup d’Américains à qui la contradiction sur ce point devenait un sujet sérieux de mauvaise humeur.
3º Parce que les médecins, qui les premiers ont établi cette croyance, ont pris de tels engagements avec leur amour-propre ou avec leur persuasion[161], qu’ils se sont presque interdit toute modification; et parce qu’ils ont fait prendre au gouvernement des mesures si tranchantes et si gênantes pour le commerce, que si aujourd’hui elles se trouvaient sans motif, ils encourraient une véritable défaveur. Et cependant je regarde comme une sage institution celle des bureaux de santé ou lazarets dans les ports des États-Unis, surtout quand on y veut faire le commerce avec la Méditerranée et les échelles turques.
4º Enfin, parce que le caractère contagieux presque pestilentiel que l’on joint au préjugé de l’importation, excuse très-heureusement les non-succès de ceux qui ne guérissent pas souvent. En me rangeant à l’opinion des médecins qui regardent la fièvre jaune comme un produit indigène des États-Unis, je suis loin d’attaquer les intentions de ceux qui soutiennent la thèse contraire; mais je tiens pour dangereuse et imprudente la doctrine de l’importation, 1º à cause du ton dogmatique et intolérant qu’elle a déployé, jusqu’à attaquer la sûreté et la liberté domestiques, et à compromettre le gouvernement; 2º parce qu’en provoquant des mesures exagérées au-dehors, elle a endormi sur les mesures bien plus nécessaires à prendre au-dedans, et qui découlent immédiatement de l’opinion contraire.
Quant à la question du caractère contagieux, je ne puis admettre ni la négative absolue que soutiennent quelques médecins, ni le cas général et constant que supposent plusieurs autres: cette dernière alternative est exclue par trop de faits incontestables; et la première, c’est-à-dire, la négative, me semble contradictoire avec l’origine même du mal; car dès que les miasmes des marais et des matières putrides ont la propriété de l’exciter, à plus forte raison les miasmes du corps humain infecté auront cette vertu, eux qui ont bien plus d’affinité avec les humeurs vivantes. Aussi a-t-on remarqué en 1797, à Philadelphie, que plusieurs familles au retour de la campagne, rentrant dans leurs maisons, où il y avait eu mort ou maladie, sans avoir pris soin de désinfecter, furent immédiatement saisies du mal, quoique la saison fût froide et qu’il eût cessé. A Norfolk, on a fait la remarque encore plus générale, que ceux qui s’absentent de la ville y deviennent plus exposés que ceux qui restent constamment dans son atmosphère; et ce cas correspond avec celui des étrangers, surtout ceux du nord, que l’on a remarqué à Philadelphie et à New-York, etc., être spécialement attaqués.
Des théoriciens veulent expliquer cette singularité, en disant que c’est par une surabondance de gaz oxygène, infusé dans le sang, par l’air plus pur de l’Europe et de la campagne, que les étrangers sont plus susceptibles de la fièvre; mais outre que cette surabondance est hypothétique, les notions que l’on a du gaz oxygène, essentiellement salubre, y sont si contraires, que l’on a droit d’exiger de plus fortes preuves; et prétendre, comme ils le font, que l’oxygène est plus abondant dans les lieux bas que dans les lieux élevés, est une supposition nouvelle en chimie, d’autant plus inadmissible que les plus savants chimistes de l’Europe regardent le contraire comme prouvé; ce n’est pas l’oxygène que leurs expériences trouvent se dégager des marais et des matières putrides, mais le carbone, l’hydrogène et l’azote; il paraît même que la combinaison des deux premiers de ces gaz a la propriété spécifique d’engendrer les fièvres intermittentes et rémittentes, et qu’elles ne deviennent putrides malignes que par l’addition de l’azote à cette combinaison.
De nouvelles études développeront sans doute l’action de tous les gaz morbifiques: pour le présent, les meilleurs moyens curatifs paraissent être, de combattre l’inflammation, premier degré du mal, par les délayants et les tempérants; peut-être les bains à la température du léger frisson[162] seraient-ils un des plus efficaces, administrés dès le premier soupçon, et prolongés à huit et dix heures. C’est aux maîtres de l’art à prononcer sur les bains très-froids, et presque à la glace, dont quelques médecins d’Amérique prétendent avoir retiré de bons effets: il est certain que dans des cas de frénésie, ils ont quelquefois opéré des cures étonnantes; l’époque de leur application a une influence décisive, puisque leur effet, dans la période d’inflammation, est très-différent de ce qu’il sera dans la période de décomposition. Les antiasphyxiques peuvent aussi avoir leur utilité, puisque des gaz pernicieux paraissent jouer un rôle. L’objet essentiel est d’empêcher l’inflammation de s’élever jusqu’au point de décomposer les humeurs, car alors rien ne peut empêcher le mal de parcourir ses trois phases; par cette raison, les premières heures sont décisives et demandent toute la célérité possible; la saignée à petites doses peut y être très-utile. Un préservatif tout-puissant est la diète la plus absolue[163], avec les boissons aqueuses, sitôt que l’on a la sensation de pesanteur, de lassitude et de perte d’appétit; et il faut la continuer deux ou trois jours rigoureusement, jusqu’au retour de la faim et de l’alacrité de corps et d’esprit.
A l’égard des préservatifs généraux, applicables aux villes des États-Unis, ils dépendent du gouvernement central, et ils consistent:
1º A mesurer la sévérité des lazarets établis, sur l’exigeance bien constatée des cas de maladies importées par les vaisseaux. Les vaisseaux de la Méditerranée méritent le plus d’attention.
2º A interdire les abus de prétendu droit de propriété et de liberté des particuliers qui se permettent au voisinage et au sein des grandes villes des comblements de terrains bas à force d’immondices, et même de charognes. Les Américains vantent leur propreté, mais je puis attester que les quais de New-York et de Philadelphie, avec certaines parties des faubourgs, surpassent en saleté publique et privée, tout ce que j’ai vu en Turkie, où l’air a l’avantage d’être d’une sécheresse salutaire.
3º A établir des règlements de police jusqu’à ce jour inusités ou méprisés pour le pavage des rues, des faubourgs, et même du centre des villes. On a remarqué en Europe que les grandes épidémies de Paris, de Lyon, de Londres, et autres villes très-peuplées ont cessé depuis l’établissement du pavage général et régulier.
4º A empêcher toute eau croupissante, et tout amas de matières putrides; à écarter du sein des villes les vastes cimetières, dont l’usage pestilentiel est généralement conservé avec un respect superstitieux. Philadelphie a dans ses plus beaux quartiers quatre énormes cimetières, dont j’ai très-bien senti l’odeur en été, et n’a pas une seule promenade ni allée plantée de salutaire verdure.
5º A obliger les citoyens à murer et paver les fosses d’aisance qui, dans l’état actuel, communiquent si immédiatement par un sol sableux, avec les puits et les pompes aussi non murés, que, dans les fontes de neiges en hiver, et dans les sécheresses en été, l’on voit les eaux des uns et des autres se niveler: il est si vrai que les eaux bues dans les parties basses de la ville reçoivent les filtrations des cimetières et des fosses, que j’ai remarqué en Front-Street, l’eau de mes carafes devenir filante le troisième jour en mai, et finir par une infection cadavéreuse[164].
Enfin, le gouvernement, en dirigeant sur ces objets de police domestique l’attention des habitants des États-Unis, devrait provoquer leur instruction sur l’une des causes les plus essentielles et les plus radicales de toutes leurs maladies, je veux dire sur le régime alimentaire qu’à raison de leur origine ils ont conservé des Anglais et des Allemands. J’ose dire que si l’on proposait au concours le plan du régime le plus capable de gâter l’estomac, les dents et la santé, l’on ne pourrait en imaginer un plus convenable que celui des Anglo-Américains. Dès le matin à déjeuner, ils noient leur estomac d’une pinte d’eau chaude chargée de thé ou de café si léger, que ce n’est que de l’eau brune; et ils avalent presque sans mâcher du pain chaud à peine cuit, des rôties imbibées de beurre, du fromage le plus gras, des tranches de bœuf ou de jambon salé, fumé, etc., toutes choses presque indissolubles. A dîner, ce sont des pâtes bouillies, sous le nom de pouding; les plus graisseuses sont les plus friandes; toutes les sauces, même pour le bœuf rôti, sont le beurre fondu; les turneps et les pommes de terre sont noyés de saindoux, de lard, de beurre ou de graisse: sous le nom de pye (païe), de pumkine, leurs pâtisseries ne sont que de vraies pâtes graisseuses, jamais cuites: pour faire passer ces masses glaireuses, on reprend le thé presque à l’issue du dîner, et on le charge tellement qu’il est amer au gosier: dans cet état, il attaque si efficacement les nerfs, qu’il procure, même à des Anglais, des insomnies plus opiniâtres que le café. Le souper amène encore quelques salaisons ou des huîtres, et comme le dit Chastelux, la journée entière se passe à entasser des indigestions l’une sur l’autre; pour donner du ton au pauvre estomac fatigué et relâché, l’on boit le madère, le rum, l’eau-de-vie de France ou celle de genièvre et de grain, qui achèvent d’attaquer le genre nerveux. Un tel régime put convenir aux Tartares, souche primitive des Germains et des Anglo-Saxons, qui n’usaient d’aucun de ces stimulants dangereux: leur vie équestre et nomade les rendait et les rend encore capables de tout digérer; mais quand les nations changent de climat, ou que se poliçant elles deviennent oiseuses et riches, elles éprouvent en masse les altérations des particuliers. Les paysans ou les manœuvres d’Allemagne et d’Angleterre peuvent encore sans inconvénient se nourrir comme leurs ancêtres: il n’en est pas de même des citadins; et moins encore de ceux qui, émigrant de leur humide et froid climat, vont s’établir dans des pays chauds, tels que la Géorgie, les Carolines, la Virginie, etc. La puissance même de l’habitude natale ne parviendra point à y naturaliser un système essentiellement contraire au climat. Aussi de tous les peuples d’Europe, voyons-nous que les Anglais sont ceux qui résistent le moins aux climats du tropique; et si leurs enfants, les Anglo-Américains ne modifient pas leurs vieilles habitudes à cet égard, ils en éprouveront les mêmes inconvénients.—Il est tellement vrai que leur régime est une des grandes causes prédisposantes aux maladies et à la fièvre jaune, que dans le plus fort des épidémies, jamais un seul accident ne s’est montré dans l’enceinte de la prison de Philadelphie, et cela évidemment parce que le système alimentaire y est calculé sur une échelle de tempérance qui ne laisse prise à aucune surcharge d’estomac, ni par conséquent à aucune dépravation des sucs. L’abus des boissons spiritueuses est surtout banni totalement de cet établissement admirable; et cet abus est si général dans le peuple des États-Unis, que l’ivrognerie y est un vice aussi dominant que chez les sauvages: croire que l’on puisse aisément et promptement changer sur tous ces chefs les mœurs et les goûts d’une nation, n’est point mon erreur; j’ai trop bien appris à connaître l’automatisme de l’espèce humaine, et la puissance machinale de ce qu’on appelle habitude; mais je pense qu’un gouvernement qui emploierait à éclairer le peuple, à diriger sa raison, la moitié des soins employés si souvent à l’égarer, obtiendrait des succès dont n’ont point d’idée ceux qui le méprisent: s’il est ignorant et sot, ce peuple, c’est parce que l’on met beaucoup d’esprit à cultiver son ignorance et sa sottise; et en supposant qu’une génération vieillie dans de mauvais usages n’eût pas la force de s’en corriger, elle serait néanmoins capable, par tendresse pour ses enfants, d’établir un système d’éducation qui leur procurerait un bonheur dont elle sentirait avoir été privée.
Je termine cet article, qu’un tel vœu m’a fait prolonger, par une remarque sur la cause qui a suscité la fièvre jaune depuis l’époque si précise de 1790. Cette cause me paraît être l’accroissement subit que les villes maritimes des États-Unis, et New-York entre autres, ont retiré des effets de la guerre française, et de la convulsion des colonies des Antilles. Les richesses mobiliaires, les capitaux, les émigrants fugitifs, en affluant tout à coup dans ces villes, ont occasioné une multitude de constructions hâtives, et l’emploi de terrains non préparés qui ont causé une sorte de révolution. Le commerce y a versé dans le peuple une aisance auparavant inconnue, et l’ouvrier qui a gagné un dollar et demi et deux dollars par jour (7 à 10 l.), l’agriculteur qui a vendu depuis 8 jusqu’à 14 piastres le baril de farine qui ne se vendait que quatre et cinq, se sont livrés à des jouissances dont la plus désirée, la plus pratiquée a été l’usage du vin et de l’eau-de-vie; ainsi, en même temps que des ferments de putridité et d’inflammation se sont établis, les corps se sont trouvés plus disposés à en recevoir l’impression, et intempérance, l’imprévoyance et la saleté ont produit leurs effets constants et accoutumés.
Tels sont les caractères principaux du climat et du sol des États-Unis dont j’ai tracé un tableau aussi exact que le permet un modèle si divers dans son étendue, si sujet à exceptions de localités. Maintenant c’est au lecteur d’asseoir son jugement sur les avantages et les inconvénients d’un pays devenu si célèbre, et que sa situation géographique comme son génie politique, destinent à jouer un rôle si important sur la scène du monde. Je prétends d’autant moins influencer l’opinion à cet égard, par l’expression de la mienne, que j’ai souvent éprouvé que sur ce sujet plus que sur aucun autre, les goûts diffèrent selon les sensations et les préjugés de l’habitude. Souvent aux États-Unis, dans des réunions de voyageurs de toutes les parties de l’Europe, j’ai vu exprimer des avis tout-à-fait contrastants. L’Anglais et le Danois trouvaient trop chaude la température que l’Espagnol et le Vénitien trouvaient modérée; le Polonais et le Provençal se plaignaient de l’humidité là où le Hollandais trouvait l’air et le sol un peu secs; tous jugements produits, comme l’on voit, par la comparaison du climat originaire et habituel de chaque opinant. Il est cependant vrai que nous tous Européens, nous accordions à reprocher à ce climat son excessive variabilité du froid au chaud et du chaud au froid; mais les Anglo-Américains qui se tiennent presque offensés de ce reproche, défendent déja leur climat comme une propriété, et ils y portent trois motifs puissants de partialité;
1º L’amour-propre individuel, commun à tous les hommes, et la vanité nationale qui chaque jour s’exalte davantage:
2º Une habitude déja contractée par la naissance, et qui se convertit en nature;
3º Un intérêt pécuniaire aussi cher à l’état qu’aux particuliers, l’intérêt de vendre des terres et d’attirer des hommes et des capitaux étrangers.
Avec de tels motifs, il serait difficile de leur persuader que les États-Unis ne sont pas le meilleur pays du monde; néanmoins, si l’émigrant qui veut se fixer, recueille les avis d’État à État, l’habitant du sud le dégoûtera de s’établir dans le nord à raison des trop longs hivers, des froids pénibles et rigoureux, des besoins dispendieux de tout genre qui en résultent pour se loger, se vêtir, se chauffer, etc., de la nécessité d’entretenir pendant six mois les bestiaux clos à l’étable, et par suite, de faire des provisions et des cultures de fourrages, des constructions de granges, etc.; enfin, à raison de la modicité des produits du sol... De son côté, l’habitant du nord vantant sa santé, son activité, effets du froid de son climat, de la maigreur de son sol, et de la nécessité du travail, décriera les États du sud à cause de l’insalubrité de leurs marais et de leurs cultures de riz, de l’incommodité de leurs insectes, mosquites et mouches, de la fréquence de leurs fièvres, de la violence de leurs chaleurs, de l’indolence et de la faiblesse de constitution qui en résultent et qui produisent les habitudes oiseuses, la vie dissipée, l’abus des liqueurs, l’amour du jeu, etc., tout cela favorisé encore par l’abondance même du sol et la richesse des produits; de plus, l’habitant de la Caroline s’accordera avec celui du Maine pour décréditer les États du Centre comme ayant les inconvénients des extrêmes sans en avoir les avantages; ainsi, j’ai entendu moi-même à Philadelphie les Caroliniens se plaindre de la chaleur, et les Canadiens du froid, parce que l’on ne sait y prendre de précaution ni contre l’un, ni contre l’autre; enfin, si dans un même canton reconnu pour insalubre, l’émigrant veut prendre des informations précises, chaque habitant l’assure que ce n’est pas sur sa ferme, mais sur celle de son voisin qu’est le foyer d’insalubrité, et que c’est d’un sol étranger que lui vient la fièvre... En résultat, le fait est que chaque individu, chaque nation, tout en se plaignant de leur sol, de leur situation, préfèrent néanmoins leur pays, leur ville, leur ferme, par égoïsme, par intérêt, et par-dessus tout, par un motif moins senti, mais bien plus puissant, le motif de l’habitude. L’Égyptien préfère son fleuve, l’Arabe ses sables brûlants, le Tartare ses prairies découvertes, le Huron ses immenses forêts, l’Indien ses plaines fertiles, le Samoïède et l’Eskimau, les rivages stériles et glacés de leurs mers boréales; aucun d’eux ne voudrait changer, abjurer son sol natal; et cela uniquement par la puissance de cette habitude dont on parle si souvent, mais dont on ne connaît toute la magie que quand on est sorti de son cercle pour éprouver les effets des habitudes étrangères. L’habitude est une atmosphère physique et morale que l’on respire sans s’en apercevoir, et dont l’on ne peut connaître les qualités propres et distinctives qu’en respirant un air différent. Aussi les gens qui ont le plus d’esprit, lorsqu’ils ne sont pas sortis de leurs habitudes, et qu’ils veulent parler de celles d’autrui, c’est-à-dire, de sensations qu’ils n’ont pas éprouvées, sont-ils de véritables aveugles qui veulent parler des couleurs: et parce que la sobriété à porter de tels jugements, constitue l’esprit raisonnable si décrié par les aveugles ou les hypocrites, sous le nom d’esprit philosophique, je me bornerai à dire que, comparativement aux pays que j’ai vus, et sans renoncer aux préjugés de mes sensations et de ma constitution natale, le climat de l’Égypte, de la Syrie, de la France et de tout ce qui entoure la Méditerranée, me paraît très-supérieur en bonté, salubrité et agrément aux États-Unis; que dans l’enceinte même des États-Unis, si j’avais à faire un choix sur la côte atlantique, ce serait la pointe de Rhode-Island, ou le chaînon de Sud-ouest en Virginie, entre le Rappahannok, et le Rônoake; dans le pays d’Ouest, ce serait les bords du lac Érié en cent ans d’ici, lorsqu’ils n’auront plus de fièvres; mais pour le présent, ce serait, sur la foi des voyageurs, les coteaux de la Géorgie et de la Floride lorsqu’ils ne sont pas sous le vent des marais.
APPENDICE (Voyez page 159).
LES débordements excessifs qui, pendant l’été de 1800, eurent lieu en Suède, sans que l’on pût en rendre raison par les pluies tombées dans le pays, m’ayant fait soupçonner que ces débordements étaient dus aux nuages accumulés sur des montagnes limitrophes par un courant d’air ou vent dominant, je m’adressai pour éclaircir ce fait à un ami zélé des sciences et des arts, le C. Bourgoing, ministre de la république à Copenhague, et je le priai de me procurer des réponses exactes à diverses questions que je lui envoyai. Il communiqua ces questions à plusieurs savants, tels que MM. Melanderhielm, Svanberg, Loevener, Schoenhenter, Wibbe, Grove, Buch; et les notes séparées qu’ils eurent la complaisance de lui fournir, m’ayant présenté dans leur comparaison un ensemble de faits corrélatifs, je crus devoir en envoyer le résumé au ministre, à titre de remercîments. Comme ce résumé se lie au sujet que j’ai traité dans cet ouvrage, je l’insère ici avec l’intention ultérieure et additionnelle, d’attirer l’attention des météorologistes sur la totalité du système des vents de la zone polaire, et de parvenir à connaître le jeu correspondant du nord-ouest et du nord-est d’Amérique, avec les vents de la Russie et de la Suède.
Lettre au citoyen Bourgoing, ministre de la république française près le roi de Danemarck.
Paris, 1er ventôse an 9 (10 février 1801).
Vos obligeantes notes, citoyen ministre, me sont parvenues précisément dans l’ordre inverse de leurs dates.... et par cette raison j’ai dû attendre la dernière pour vous faire tous mes remercîments; j’ai d’ailleurs désiré de vous envoyer un résultat de travail qui me disculpât près de vous et près de quelques-uns de vos consultés, de l’emploi de votre temps en systèmes et en théories sans fondement comme sans utilité. Quel que soit le résultat de mon travail, il ne serait pas sans utilité s’il prouvait qu’il y a, ou même qu’il n’y a pas de marche fixe dans les courants de l’air; et que l’on peut ou que l’on ne peut pas juger du vent qui règne dans un lieu par le vent qui a régné ou qui règne dans un autre. La navigation, l’agriculture, sont intéressées à ce problème, puisque sa solution influerait beaucoup sur les spéculations de commerce, d’achats ou de ventes de grains.—Quant au reproche d’esprit systématique, j’en suis peu affecté, parce que je ne me sens point du tout atteint de l’engouement qui en fait le vice et le ridicule.—A vingt ans j’avais des systèmes dont j’étais très-persuadé.—Nos maîtres, vous le savez, citoyen ministre, nous enseignaient à ne point douter, à tout prouver par atqui et ergo, à tout expliquer sans demeurer à quia; mais à mesure que l’expérience a refait mon éducation, j’ai vu qu’il fallait renoncer à l’esprit doctoral, et s’il m’est resté une doctrine à suivre et à prêcher, c’est celle de douter beaucoup; de ne pas être pressé d’assurer, et d’être toujours prêt à revoir la question et à écouter d’autres faits. Après cela, je n’ai pas néanmoins la duperie d’accorder à mes adverses plus d’infaillibilité qu’à moi; et quel que soit d’ailleurs leur mérite, s’ils n’ont pas fait une étude particulière de la question en débat, s’ils prétendent en juger par aperçu et analogie, je leur rétorque à mon tour l’esprit de système, et j’invoque le jury des faits; car je suis, selon l’expression de S***, de la faction des faits. Or, voici mon dire dans le cas présent.
Il résulte des diverses notes que vous m’avez envoyées, et entre autres de l’exposé court, clair et méthodique de M. Schoenhenter (évêque de Drontheim):
1º Que la Norwège est traversée de l’est à l’ouest, par un chaînon appelé Dovrefield ou Dofre, qui la partage en sud et en nord.
2º Que ce chaînon, l’un des plus élevés de ce royaume, a environ trois mille pieds rhinlandais d’élévation (—2901 pieds de Paris—941 mètres—483 toises).
3º Qu’il forme dans le système de l’air, une ligne de démarcation tellement positive, que le nord et le sud n’ont presque jamais les mêmes vents en même temps. S’il pleut dans le pays d’Agherrhous, Christiansandt, etc., il fait sec dans le Drontheim, dans le Nordland, etc.: M. Buch dit les mêmes choses.
4º Ce dernier cas a été surtout remarquable dans l’été de 1800, où le pays de Drontheim, nord du Dofre, a éprouvé des pluies continuelles, au point de perdre toute la récolte; tandis que les gouvernements d’Agherrhous et de Berghen, sud du Dofre, ont éprouvé une sécheresse excessive.—Dans le Drontheim, les vents, depuis juin jusqu’au vingt août, furent si constamment nord-ouest, qu’à peine y eut-il vingt jours d’exception; et le thermomètre variant de six à huit, ne passa point 11° de Réaumur.—Dans l’Agherrhous et le Berghen, les vents furent habituellement sud, sud-est, même sud-ouest, le mercure variant de 14 à 18°; à peine y eut-il sept jours pluvieux, avec cette différence remarquable, que les tables météorologiques de Drontheim et de Christiansandt, comparées l’une à l’autre, offrent plus de vingt exemples, où il pleuvait dans le Drontheim par le vent nord-ouest, tandis qu’il faisait beau et sec dans l’Agherrhous par le vent sud-est; c’est-à-dire, qu’il régnait à la fois deux vents diamétralement opposés. M. Schoenhenter observe que le Iempterland en Suède, à l’est du Drontheim, essuya les mêmes pluies, mais il ignore si le vent y fut le même.—
D’accord avec MM. Wibbe, Grove et Buch, il dit que sur la côte de Norwège les vents dominants sont du quart de l’ouest; qu’ils y sont les vents pluvieux (à raison de l’océan), tandis que le nord-est, le sud-est et l’est, y sont les vents secs: qu’au nord du Dofre, le nord-ouest domine avec le sud-ouest; que l’ouest pur et l’est pur sont rares: que sur la côte de Berghen et dans le bassin de Louken, les dominants sont le sud-ouest et l’ouest, tous deux pluvieux: et que dans le bassin du Glomen et tout le golfe d’Agherrhous, ce sont le sud-ouest grand pluvieux, et le sud-est tantôt sec et tantôt pluvieux: voilà pour la Norwège.
A Stockholm, MM. Svanberg et Melanderhielm, disent que les vents dominants sont l’ouest et le sud-ouest qui sont secs: que les vents pluvieux, plus rares, sont l’est, le nord-est, et en été le sud-est; mais que la péninsule de Scanie et le Smaland, participent au climat du golfe d’Agherrhous: ils observent que juin et juillet, dans l’été de 1800, furent très-pluvieux à Stockholm; mais ils n’ont point joint les tables des vents (qui durent souffler de l’est); alors le nord-ouest régnait à Drontheim, le sud et le sud-est dans l’Agherrhous, et l’est sur le golfe Bothnique; de manière que le Dofre était le point de rencontre et de choc de trois courants opposés.
Expliquer ce qui se passait dans l’air en ce lieu, me menerait trop loin; je me borne à vous observer: 1º Que les inondations de la Suède n’ont pu provenir de la fonte des neiges, comme le pense M***; en juin et juillet les neiges d’hiver sont fondues: 2º qu’il est évident que le Dofre, encore qu’il ne soit pas une chaîne pleine comme muraille, a cependant exercé sur les courants de l’air une action incontestable: si M*** le nie, ce sera de sa part une théorie plus que hasardée. Quoique des groupes de montagnes ne soient pas immédiatement joints, surtout quand leurs vallons marchent en sens divers, il n’en résulte pas moins un obstacle capable de ralentir le fleuve aérien, de la même manière que des files de rocs dans les lits des rivières, barrent et ralentissent le courant des eaux. Au reste, j’aurai l’occasion de développer plus amplement ma théorie à cet égard.—Agréez mes remercîments de l’exemplaire de la Théorie des vents de la Coudraye, qui se trouve être exactement ce que j’attendais d’un marin instruit et observateur.
ÉCLAIRCISSEMENTS
SUR DIVERS ARTICLES
INDIQUÉS DANS CET OUVRAGE.
ARTICLE PREMIER.
SUR LA FLORIDE.
Et sur le livre de Bernard Romans, intitulé A concise natural and moral History of east and west Florida; New-York, 1776, sold by Aitken, in-12.
Courte Histoire naturelle et morale de la Floride orientale et occidentale.
«L’auteur, qui a passé plusieurs années dans le pays en observateur et en médecin éclairé, distingue deux climats en Floride; l’un qu’il appelle climat de nord, lequel s’étend du 31° au 27° 40´ latitude; l’autre, le climat de sud, qui s’étend du 27° 40´ au 25°: il fonde cette distinction sur ce que dans l’un les gelées sont habituelles pendant l’hiver, tandis que dans l’autre elles sont extraordinairement rares: il eût été simple et plus clair de dire qu’il gèle dans tout le parallèle du continent, et qu’il ne gèle point dans la presqu’île propre.
«Dans ce pays l’air est pur et clair. L’on ne voit de brouillards que sur la rivière Saint-John; mais les rosées sont excessives. Le printemps et l’automne sont extraordinairement secs; l’automne très-variable du chaud au frais. Le commencement de l’hiver, c’est-à-dire janvier, est humide et tempétueux; février et mars sont secs et sereins; de la fin de septembre à la fin de juin, il n’y a peut-être pas au monde de climat plus doux; mais juillet, août et septembre sont excessivement chauds; et cependant les variations du froid au chaud sont bien moindres qu’en Caroline, et la gelée bien plus rare.
«En toute saison, à midi, le soleil est cuisant; jamais le froid n’affecte même l’oranger chinois, dont le fruit est exquis. Saint-Augustin est sur la frontière des deux climats.
«Sur la côte est ou atlantique, règne le vent alisé d’est. Sur la côte ouest ou du golfe mexicain, les brises de mer venant de l’ouest au nord-ouest rafraîchissent en été toute la presqu’île. Tous les genres de fruits y prospèrent sans y être desséchés de chaleur ou de froid. Dans toute la presqu’île la pluie s’annonce 24 et 48 heures d’avance, par l’excès de la rosée ou par son manque total. Les vents y sont également moins variables qu’un peu plus au nord en remontant vers le continent. Pendant une grande partie du printemps, de même que pendant l’été et le début de l’automne et dans la première partie de l’hiver, ils sont au quart de nord-est; à la fin de l’hiver et dans le commencement du printemps, ils sont ouest et nord-ouest.
«Les quinze à vingt jours qui précèdent l’équinoxe d’automne et les deux ou trois mois qui le suivent, sont redoutables en Floride et dans la mer adjacente; c’est-à-dire, que du commencement de septembre jusqu’au solstice d’hiver, il arrive fréquemment de violentes tempêtes. B. Romans n’a jamais ouï parler de grands accidents à l’équinoxe de printemps. Les terribles ouragans de 1769 arrivèrent le 29 octobre et jours suivants; celui de 1772 fut les 30, 31 août, 1er, 2 et 3 septembre: il souffla d’abord sud-est et est à Mobile; en allant plus ouest il était nord-nord-est. Notez que depuis Pensacola il ne fut pas sensible dans l’est. Le vent fit gonfler toutes les rivières; et, par un cas étrange, il fit pousser une seconde moisson de feuilles et de fruits aux mûriers.
«Les vents sud et sud-ouest donnent un air épais et fâcheux aux poumons: il en est de même de cet air étouffé dont on se plaint si fort en juillet et août.—Les vents, depuis le sud-est jusqu’au nord-est, sont humides et frais et donnent de fréquentes ondées qui rendent le sable même fertile. De l’est au nord les vents sont frais et agréables; du nord au nord-ouest ils sont presque froids. Le thermomètre est habituellement entre 84 et 88° Fah. (22½ à 25° R.) à l’ombre, là où l’air circule. Pendant juillet et août il est à 94° (27½ R.); mais au soleil, il est promptement à 114° (36½ R.). Il ne tombe jamais de plus de deux degrés au-dessous du point de la gelée. Il est impossible de se figurer combien l’air est charmant depuis la fin de septembre jusqu’à la fin de juin. La côte orientale de la presqu’île est plus chaude que l’occidentale, et que tout le climat nord dont le rivage est exposé aux piquants vents de l’hiver.
«La pointe de Floride, à sa partie d’ouest, est très-sujette aux rafales et aux tornados, depuis mai jusqu’en août; ils viennent chaque jour du sud-sud-ouest et du sud-ouest; mais ils passent vite.» (Voyez la carte des vents, où la théorie des courants de l’air s’accorde précisément à placer les tournoiements à cet endroit.)
«Le docteur Mackensie, médecin (différent du voyageur) a beaucoup parlé de la moisissure, de la rouillure et de la liquéfaction du sel, du sucre, etc. Tout cela, il est vrai, se voit plus à Saint-Augustin qu’ailleurs; et cependant il n’est pas de lieu plus sain dans tous ces parages. L’on y vit très-vieux et très-sain. Les Havanais y viennent comme à leur Montpellier.
«Le climat nord, c’est-à-dire la partie ouest et continentale de Floride, a les mêmes caractères que la partie nord de la péninsule; mais il y fait des vents plus froids. L’on a beaucoup parlé de l’épidémie de la Mobile en 1765: la vraie cause fut l’excessive intempérance des soldats. Les Anglais, même les médecins, conseillent dans tous ces climats de boire le verre de vin; mais on fait ce verre trop large et trop fréquent.
«Le plus dangereux de tous les inconvénients en Amérique, n’est ni le chaud, ni l’humide, ni le froid, c’est le terrible et subit changement des extrêmes qui vous donne 30° (14° R.) de différence en 12 heures, et cela est pire au nord qu’au sud. Le sol de Floride est généralement un sable blanc qui a par-dessous lui une couche d’argile blanche. Le rivage de la mer est sans arbres; l’intérieur est plein de pins.
«Oldmixon, dans son ouvrage du British empire, est le seul qui ait dit des choses raisonnables sur le caractère des sauvages. Tous les Européens, avec leurs rêves de la belle nature, n’ont dit que d’absurdes folies.»
Bernard Romans, dans les pages 38 et suivantes, peint les sauvages tels que je les ai vus; sales, ivrognes, fainéants, voleurs, d’un orgueil excessif, d’une vanité facile à blesser, et alors cruels, altérés de sang, implacables dans leur haine, atroces dans leur vengeance, etc., etc. Il représente les Chicasaws pires que les autres. «Les Chactas valent mieux; ils ont de la bonne foi, quelque idée de propriété mobilière et personnelle. Ils sont plus laborieux que tous les autres. Ils vendent tout aux passants; mais ils sont adonnés au jeu.» (L’auteur déduit de cela même l’idée qu’ils ont du mien et du tien.) «Le suicide n’est pas rare chez eux ni chez les autres. Ils sont aussi pédérastes que les Chicasaws, et les Chicasaws le sont autant que les Grecs. (Ces honnêtes gens-là auraient bien besoin du missionnaire Atala.)
| «Les Chicasaws comptaient en 1771 | 250 | guerriers |
| «Les Chactas | 2600 | |
| «Les Creeks confédérés | 3500 |
«Tous ces sauvages s’arrachent la barbe avec des petites pincettes ou avec des coquilles.
«Les enfants lancent à 20 et 30 yards (mètres) des flèches longues d’un pied, qui sont garnies de coton sur les 4 pouces du gros bout. Ils usent pour cet effet de sarbacanes de 8 pieds, et ils tuent des oiseaux et des écureuils.
«Au reste, le pays des Creeks est de la plus excellente terre et du plus agréable paysage, susceptible de toute production.
«Celui des Chactas est très-bon aussi; mais celui des Chicasaws est une haute plaine sèche, ayant peu d’eau et mauvaise. Leur nord jusqu’à l’Ohio est très-montueux.»
L’auteur a joint trois gravures, représentant les traits physionomiques de ces trois peuples; et quoiqu’elles paraissent avoir été exécutées sur bois ou sur étain, le caractère n’est pas mal saisi.
Tout le livre de Bernard Romans est d’un détail intéressant sur leurs mœurs, leurs manières, et sur les productions du sol.
Il traite avec intelligence des maladies du pays, réfute les assertions du docteur Lind, en ce qu’elles ont d’exagéré; il convient de l’excessive humidité rouillante et moisissante à Saint-John et à Saint-Augustin, et pourtant Saint-Augustin est très-sain, parce qu’il n’a pas les marais de Saint-John.
Les grandes variations subites du chaud au froid, avec de fortes rosées, sitôt après le coucher du soleil, sont le cas de Saint-John, de la rivière Nassau, de Mobile et de Campbelton; mais à Pensacola et à son est, à New-Orléans et sur le Mississipi, il ne les a point vues, et l’on ne s’en plaint pas. Ces variations d’ailleurs, et cette humidité, ne sont pas comparables à celles de la Géorgie, et surtout des Carolines. L’on s’en préserve avec du feu dans la maison, et un vêtement de laine le soir. Il n’y a de marais saumaches qu’à Saint-John, tandis que la Géorgie et les Carolines en sont infectées, ainsi que de mosquites et de puantes exhalaisons.
Les mouches et les mosquites n’abondent qu’aux rizières et aux indigoteries. Il faut convenir que le Mississipi en est couvert au delà de toute idée. L’on n’y vit que sous la mosquetière. Ils disparaissent à mesure que l’on cultive. En résultat, B. Romans conseille aux gens replets, aux biberons, aux gloutons d’Europe et aux pléthoriques, de ne pas venir ici sans changer entièrement de régime.
Les fièvres sont très-répandues depuis la fin de juin jusqu’au milieu d’octobre, c’est-à-dire précisément après les grandes pluies, combinées avec les violentes chaleurs. Elles sont plus tenaces près des rizières et des indigoteries. Il entre dans de très-bons détails sur cet article, dans les pages 131 et suivantes.
Les marais doux ou saumaches sont malsains, mais non pas les marais d’eaux salées. Au reste, la figure et le teint des habitants suffisent à indiquer leurs maladies.
«Les mosquites ne sont pas si abondants sur les eaux fraîches et sur le courant du Mississipi, qu’au bas de la rivière et sur toute la plage maritime, où ils sont intolérables;» (mais ils le sont tellement dans les bois le long du fleuve depuis l’Ohio, que le soir quand on allume le feu il faut les écarter de l’homme qui prend ce soin, car ils l’aveugleraient).
Le tétanos est terrible en Floride, et il est commun aux gens qui abusent des liqueurs et qui couchent au frais.
Enfin l’auteur parle du naufrage de M. Viaud et de madame Lacouture, comme d’un fait réel et positif qui eut lieu sur le rivage d’Apalachicola; mais ils en ont fait un roman. Les œufs qu’ils trouvèrent ne furent pas des œufs de dinde, mais de tortue. Il cite des personnes qui ont secouru ces deux naufragés.
Il est fâcheux pour la science que ce ne soit pas le livre de Bernard Romans qui ait été traduit à la place de celui de Bartram.
ARTICLE II.
SUR
L’HISTOIRE DE NEWHAMPSPHIRE.
Par Jérémie Belknap, Membre de la Société philosophique de Philadelphie;
Et sur l’Histoire du Vermont, par Samuel Williams, membre de la Société météorologique d’Allemagne, et de la Société philosophique de Philadelphie.
§ I.
L’ouvrage de M. Belknap, intitulé The History of Newhampshire que j’ai plusieurs fois cité, et qui n’est point traduit en français, est composé de trois volume in-8º, imprimés à Boston. Dans les deux premiers, l’auteur n’a eu pour but que de faire connaître les événements historiques de la colonie de cet État, depuis son premier établissement; le tableau qu’il en présente est d’autant plus curieux, que l’on y trouve l’origine d’une foule d’usages qui, alors établis par des lois coactives et très-sévèrement exécutées, ont tourné en habitudes, et composent aujourd’hui plusieurs parties du caractère des Anglo-américains.—L’on y voit l’esprit intolérant des premiers colons, prescrire par des réglements rigoureux les formules de communication, soit entre hommes, soit entre les deux sexes; la manière de faire l’amour avant de se marier, le maintien et la contenance, soit dehors, soit dedans la maison, comment on doit porter la tête, les bras, les yeux, causer, marcher, etc., etc. (d’où sont venus le ton cérémonieux, l’air grave et silencieux, et toute l’étiquette guindée qui règne encore dans la société des femmes des États-Unis). Il était défendu aux femmes de montrer les bras et le cou; les manches devaient être fermées aux poignets, le corset clos jusqu’au menton; les hommes devaient avoir les cheveux coupés courts, pour ne pas ressembler aux femmes; il leur était défendu de porter des santés, comme étant un acte de libation païenne; défendu même de faire de la bière dans le jour du samedi, de peur qu’elle ne travaillât le dimanche: tous ces délits étaient susceptibles de dénonciation, et la dénonciation emportait peine; ainsi régnait une véritable inquisition terroriste, et les esprits durent contracter toutes les habitudes que donne la persécution; habitudes de silence, de réserve dans le discours, de dissimulation, de combinaisons d’idées et de plans, d’énergie dans la volonté, et de résistance lorsqu’enfin la patience est à bout. Comme ouvrage moral, ces deux premiers volumes sont intéressants à consulter, vu le soin qu’à pris l’écrivain de recueillir des faits constatés. Mais la quantité d’autres détails en rendrait peut-être la traduction trop longue pour nous autres Français, auxquels ils sont étrangers.
Il n’en est pas ainsi du troisième volume, qui est une description méthodique du climat, du sol, de ses produits naturels et artificiels, de la navigation, du commerce, de l’agriculture, et de tout l’état du pays. L’on peut comparer ce volume à celui de M. Jefferson sur la Virginie: l’un et l’autre sont des statistiques aussi exactes, aussi instructives qu’il est permis aux forces et aux moyens de simples particuliers d’en produire. M. Jefferson, en publiant dès 1782, a eu le mérite de surmonter les principales difficultés, en traçant le premier plan d’un travail alors inusité. M. Belknap, en publiant le sien en 1792, après 22 ans d’observation, a celui d’avoir profité de ce que les progrès de la science ont accumulé de faits et de méthode: son livre (volume troisième), composé de 480 pages, gros caractère, y compris l’appendice, serait susceptible de quelques réductions, à raison de divers détails qui nous sont superflus; et quoique l’auteur y paie un double tribut à son caractère d’Américain et de ministre du saint Évangile, en déclamant quelquefois contre les philosophes et contre les voyageurs européens, cet ouvrage n’en est pas moins l’un des plus philosophiquement instructifs, dont on puisse faire présent à notre langue sur les États-Unis.
§ II.
J’en dirai autant de l’Histoire du Vermont, par M. Samuel Williams; elle forme un volume in-8º d’environ 400 pages, d’un caractère plus fin (petit-romain), y compris aussi un appendice sur divers sujets.—L’ouvrage est partagé en 17 chapitres d’une division méthodique.—Situation, limites, superficie, sol, aspect du pays, montagnes, leurs hauteurs, leurs directions, les cavernes, sources, etc., rivières et lacs, climat et saisons, productions végétales et animales, sont les sujets des six premiers chapitres. Le septième et le huitième traitent des sauvages, de leur caractère, de leur éducation, de leur état moral et politique. Les neuf, dix et onze détaillent tous les incidents de la formation de l’État de Vermont et de l’origine de ses premiers colons. Les six autres, sous le titre d’État de la Société, font connaître, 1º l’emploi du temps en arts et en commerce; 2º les coutumes et usages, comprenant l’éducation, le mariage, la vie civile, etc.; 3º la religion et l’importance du principe de la parfaite égalité des cultes (l’auteur est ministre du saint Évangile); 4º le gouvernement du pays; 5º la population; 6º la liberté, qu’il dit être bien moins le produit du gouvernement américain que de la condition et situation du peuple.
L’on pourrait quelquefois trouver que l’auteur entre dans trop de détails, d’explications et de digressions; mais il en résulte tant de faits et d’observations utiles et instructifs, que je regarde ce livre comme l’un de ceux qui ont le plus répandu de connaissances physiques dans le peuple des États-Unis. J’en avais fait exécuter la traduction littérale, ainsi que du troisième volume de Belknap, dans l’intention de la franciser[165] à mon premier loisir, et de la publier: mais outre que ce travail excéderait maintenant mes forces, j’apprends qu’il est entrepris par une personne qui ne doit pas tarder d’en enrichir le public.
ARTICLE III.
GALLIPOLIS,
OU
COLONIE DES FRANÇAIS SUR L’OHIO.
L’ON ne doit pas encore avoir oublié à Paris une certaine compagnie du Sioto qui, en 1790, ouvrit avec beaucoup d’éclat une vente de terres dans le plus beau canton des États-Unis, à six livres l’acre. Son programme, distribué avec profusion, promettait tout ce que l’on a coutume de promettre en pareil cas: «un climat délicieux et sain; à peine des gelées en hiver;—une rivière, nommée par excellence la belle Rivière[166], riche en poissons excellents et monstrueux; des forêts superbes, d’un arbre qui distille le sucre (l’érable à sucre), et d’un arbuste qui donne de la chandelle (myrica cerifera);—du gros gibier en abondance, sans loups, renards, lions, ni tigres; une extrême facilité de nourrir dans les bois des bestiaux de toute espèce; les porcs seuls devaient, d’un couple unique, produire sans soins en trois ans 300 individus; et dans un tel pays l’on ne serait sujet ni à la taille, ni à la capitation, ni à la milice, ni aux logements de guerre, etc., etc., etc.» Il est vrai que les distributeurs de tant de bienfaits ne disaient pas que ces belles forêts étaient un obstacle préliminaire à tout genre de culture; qu’il fallait abattre les arbres un à un, les brûler, nettoyer le terrain avec des peines et des frais considérables; que pendant au moins une année il fallait tirer de loin toute espèce de vivres; que la chasse et la pêche, qui sont un plaisir quand on a bien déjeuné, sont de très-dures corvées dans un pays désert et sauvage; ils ne disaient pas surtout que ces terres excellentes étaient dans le voisinage d’une espèce d’animaux féroces, pires que les loups et les tigres, les hommes appelés sauvages alors en guerre avec les États-Unis.—En un mot, qu’au cours actuel des marchés d’Amérique, ces terres ne valaient effectivement que six à sept sous l’acre; et qu’aucun acheteur du pays n’en eût offert davantage:—mais en France, mais à Paris, alors surtout, qu’une sorte de contagion d’enthousiasme et de crédulité s’était emparée des esprits, le tableau était trop brillant, les inconvénients étaient trop distants, pour que la séduction n’eût pas son effet; les conseils, l’exemple même de personnes riches et supposées instruites, ajoutèrent à la persuasion; l’on ne parla dans les cercles de Paris que de la vie champêtre et libre que l’on pouvait mener aux bords du Sioto: enfin, la publication du Voyage de M. Brissot, qui précisément à cette époque revenait des États-Unis, acheva de consolider l’opinion: les acquéreurs se multiplièrent, principalement dans les classes moyennes et honnêtes où les mœurs sont toujours les meilleures.—Des individus, des familles entières vendirent leurs fonds, et crurent faire un marché excellent d’acheter des terres à six francs l’arpent, parce qu’autour de Paris le moindre prix des bonnes était de cinq ou six cents. Muni de ces titres, chaque propriétaire partit à son gré, s’embarqua dans le cours de 1791, l’un au Havre, l’autre à Bordeaux, d’autres à Nantes, à la Rochelle, et le public parisien, toujours occupé ou distrait, n’a plus entendu parler de cette affaire.
Dès mon arrivée à Philadelphie, en octobre 1795, j’en demandai des nouvelles; mais je n’en pus obtenir de suffisantes.—L’on me dit seulement d’une manière vague, que cette colonie devait être sur l’Ohio en terres sauvages, et qu’elle n’avait pas prospéré. L’été suivant je dirigeai ma route par la Virginie, et après avoir fait plus de 120 lieues de Philadelphie à Blue-Ridge près Staunton; après avoir traversé plus de 80 lieues de pays montueux et presque désert, depuis Blue-Ridge jusqu’au delà du chaînon de Gauley ou Great Laurel; puis encore avoir descendu 22 lieues en canot la rivière du Grand-Kanhawa, encore plus déserte depuis l’Elk jusqu’à son embouchure dans l’Ohio, je me trouvai le 9 juillet 1796, au village de Pointe-Plaisante, distant d’une lieue et demie de Gallipolis: là, j’eus des nouvelles positives de cette ville des Français, puisque tel est le sens du nom grec qu’il leur a plu de se donner; l’empressement de voir des compatriotes, d’entendre parler ma langue, que déja je désapprenais dans un pays tout anglais, me fit désirer de m’y rendre sur-le-champ: et le colonel Lewis, parent du général Washington, m’en facilita les moyens; mais pendant ma route, au déclin du jour, songeant que j’allais voir des Français déçus de leurs espérances, mécontents de leur sort, blessés dans leur amour-propre, et peut-être humiliés de leur situation devant un ex-constituant, qui pouvait l’avoir pronostiquée à quelques-uns, je trouvai des raisons de calmer mon impatience. La nuit commençait lorsque j’atteignis le village de Gallipolis; je pus reconnaître seulement deux rangs de petites maisons blanches, placées sur la banquette de l’Ohio, qui en cet endroit est encaissé de 50 pieds à pic: les eaux étant très-basses, je grimpai cette banquette par un talus rapide, pratiqué dans l’écore. L’on me conduisit à une hutte de troncs d’arbres (log-house), qui a le nom d’auberge.—Les Français que j’y trouvai me firent quelques questions, mais bien moins que je n’en attendais, et je pus m’apercevoir de la justesse de ma réflexion antérieure.
Le lendemain mon premier soin fut de visiter le local: je fus frappé de son aspect sauvage, du teint hâve, de la figure maigre, de l’air malade et souffrant de tous ses habitants.—Ils ne recherchaient point ma conversation. Leurs maisons, quoique blanchies, n’étaient que des huttes de troncs (log-houses), mastiquées de terre grasse, couvertes de bardeaux, et par conséquent mal abritées et humides. Le village forme un carré long, composé de deux rangs de maisons bâties en file contiguë, sans doute afin de brûler toutes par un seul accident fréquent aux États-Unis: c’est la compagnie qui a commis cette faute grossière parmi une foule d’autres. Quelques jardins clos d’épines et nus d’arbres, mais passablement fournis de légumes, adossent le village au nord-ouest; derrière ces jardins, et au-delà de quelques taillis, est un gros ruisseau qui coule presque parallèlement au fleuve où il se verse, et forme une presqu’île de tout le sol du village. Ce ruisseau, en eaux basses, est plein de boues noirâtres, et quand l’Ohio déborde, il reflue et nourrit de fâcheux marécages. Du côté du sud-est, l’on a sous les yeux le vaste lit de l’Ohio; mais les coteaux en face et au nord, les vallées à l’est et à l’ouest, ne présentent à la vue que l’universelle forêt. Au-dessus du village, le sol d’argile retient opiniâtrement les eaux, et forme encore des marécages malsains en automne.—Chaque année les fièvres intermittentes s’établissent dès la fin de juillet, et durent jusqu’en novembre.—Je ne trouvai personne dans cette colonie qui m’eût été précédemment connu; mais comme les Français refusent rarement leur confiance à qui leur témoigne de l’intérêt, j’obtins de trois ou quatre Parisiens qui m’en inspirèrent, des renseignements dont la substance est: «qu’environ cinq cents colons, tous artistes ou artisans, ou bourgeois aisés et de bonnes mœurs, arrivèrent dans le cours de 1791 et 1792 aux ports de New-York, Philadelphie et Baltimore; ils avaient payé chacun cinq à six cents livres de passage, et leurs voyages par terre, tant en France que dans les États-Unis, leur en avaient coûté pour le moins autant; ainsi épars sans direction centrale, sans rassemblement combiné, ils s’acheminèrent sur des renseignements presque vagues vers Pittsburg et le cours inférieur de l’Ohio où le terrain était désigné; après bien du temps et des frais perdus en fausses routes, ils parvinrent à un point géographique, où la compagnie de Sioto faisait construire des baraques: bientôt après, cette compagnie de Sioto faillit envers la compagnie d’Ohio, vendeur et propriétaire primitif, qui ne se tint point liée par les actes de son débiteur, et refusa aux Français la terre que déja ils avaient payée: il s’ensuivit un grave procès d’autant plus fâcheux pour les colons, que leur argent était déja dévoré. Pour comble de malheur, les États-Unis étaient en guerre avec les sauvages, qui contestaient cette partie du pays, et qui, fiers d’avoir dissipé l’armée du général Saint-Clair sur le grand Miâmi (4 novembre 1791), bloquèrent les colons de Gallipolis pendant 1792 et 1793, en enlevèrent quatre et en scalpèrent un cinquième, qui a survécu à cette horrible opération; le découragement s’empara des esprits.—Le plus grand nombre abandonna l’entreprise et se dispersa, partie dans le pays peuplé, partie en Louisiane; enfin, après quatre ans de vexations et de litiges de toute espèce, ceux qui demeurèrent obtinrent de la compagnie d’Ohio un terrain de neuf cent douze acres pour une nouvelle somme de onze cents piastres.—Cette faveur fut due surtout à la bienveillance de l’un des membres de la compagnie, le fils du général Putnam, qui y ajouta un service encore plus important pour la communauté, celui de refuser l’offre de douze cents piastres que firent deux des colons, dans le dessein d’accaparer le tout, et de rançonner ensuite à leur gré leurs infortunés compagnons.—(Quel nom donner à cette lâche avarice, qui ne sait se faire de richesse que de la misère d’autrui...?)—Par un autre bonheur, à la même époque, le congrès de 1795, mû d’un sentiment de compassion et d’équité, décréta un don de vingt mille acres, à prendre en face de Sandy-Creek, pour ces pauvres Français dépouillés:» et cet acte est d’autant plus digne d’une respectueuse gratitude, que déja prévalaient dans ce corps les sentiments d’animosité qui éclatèrent l’année suivante contre le gouvernement et le peuple français. De ces vingt mille acres, quatre mille appartiennent à celui ou à ceux dont les soins avaient promu le don, et le reste dut se répartir entre quatre-vingt-deux à quatre-vingt-quatre têtes subsistantes du nombre premier.
Il n’y avait qu’un an lors de mon passage que tous ces arrangements venaient d’être conclus, et déja l’industrie s’était ranimée de manière à faire sentir et regretter tout ce qu’elle eût opéré, sans des contre-temps si longs et si cruels; néanmoins, l’existence des colons était loin d’être agréable; chaque famille était obligée de vaquer à tous les travaux pénibles d’un établissement nouveau; l’on n’y trouvait qu’à des prix grévants ces bras mercenaires dont l’utilité n’est bien sentie que là où ils manquent. Il était dur à des gens élevés dans la vie aisée de Paris, d’être obligés de semer, de sarcler, de scier le blé, de faire les gerbes, de les porter au logis, de cultiver le maïs, l’avoine, le tabac, les melons d’eau ou pastèques, par des chaleurs de 24 à 28 degrés; il est vrai que toute culture réussissait à souhait, même le coton; pendant l’automne et l’hiver, la livre de daim coûtait un sou ou six liards; le pain, de deux à quatre sous; mais l’argent était d’une excessive rareté. L’érable à sucre exploité en février, donnait à quelques familles qui couraient les bois, jusqu’à cent livres de grosse cassonade noire, souvent brûlée, toujours mélasseuse. L’on trouve dans les îles du fleuve une espèce de vigne basse à grain rond, rouge et assez doux, que l’on suppose venue des plants que les Français avaient faits au fort Duquesne, et dont les semences ont été répandues par la friandise des ours; mais son vin, que l’on m’a qualifié de méchant surêne, diffère peu de celui des vignes indigènes qui croissent dans les bois jusqu’à soixante pieds de hauteur, et qui ne produisent qu’un raisin noir, petit, dur et sec. Les porcs ont été d’une bonne ressource, et ces colons ont appris des Américains à les préparer si parfaitement, que dans ma route ultérieure je consommai un jambon entier, que je crus avoir été cuit, et qui se trouva être cru et seulement fumé; quelquefois on les préfère tels, et on a toute raison; car la partie maigre de leur viande, lorsqu’on ne la sale pas trop, ou qu’on la fait dessaler à point, est reconnue pour être plus légère et moins maladive en pays chaud que la viande de bœuf.
Telle est la situation de la colonie projetée au Sioto; il y a un peu loin de là au bonheur poétique chanté par le cultivateur américain, et aux délices de la capitale future de l’empire d’Ohio prophétisé par un autre écrivain. Si les faiseurs de pareils romans pouvaient s’entendre panégyriser sur place, sûrement ils se dégoûteraient de ce banal talent de rhétorique, qui dans le cas présent a détruit l’aisance de cinq cents familles. Partout aux États-Unis, j’ai entendu, de la part des Français, des plaintes amères à ce sujet. Cependant, pour être entièrement juste, il faut avouer que tous les torts ne sont pas d’un seul côté; car si l’on observe que plusieurs expériences notoires auraient dû mettre en garde contre la séduction; qu’en promettant des avantages exagérés, les auteurs n’avaient cependant pas prétendu à une extravagante crédulité, ni exclu les précautions de la prudence; et si j’ajoute que malgré cet exemple, et depuis mon retour à Paris, il s’est encore trouvé des spéculateurs de ce genre qui n’ont pas désiré, qui ont même évité d’être éclairés, l’on sera obligé de convenir que ce sont les dupes, qui à force d’engouement et de niaise crédulité, provoquent et créent l’art des charlatans.
J’aurais voulu emporter l’idée que cette colonie pourrait s’affermir et prospérer; mais outre le vice radical de sa situation trop mal choisie, il m’a paru que les impressions de découragement avaient encore trop de motifs subsistants pour pouvoir s’effacer; d’ailleurs j’ai cru m’apercevoir dans mes voyages aux États-Unis, que les Français n’ont pas la même aptitude à y former des établissements agricoles, que les immigrants d’Angleterre, d’Irlande et d’Allemagne.—De quatorze à quinze exemples de farmers ou cultivateurs français que j’ai ouï citer sur le continent, deux ou trois seulement promettaient de réussir; et quant aux établissements en masse de villages, tels que Gallipolis, tous ceux que les Français avaient ci-devant entrepris ou formés sur les frontières de Canada ou de Louisiane, et qui ont été abandonnés à leurs seules forces, ont langui et fini par se détruire, tandis que de simples individus irlandais, écossais, ou allemands, s’enfonçant seuls avec leur femme dans les forêts, et jusque sur le sol des sauvages, ont généralement réussi à fonder des fermes et des villages solides. A l’appui de mon opinion ou plutôt des faits, je vais citer l’exemple de la colonie française du Poste-Vincennes sur la Wabash, que je visitai après Gallipolis;—et dans cette visite je portai des dispositions d’autant plus propres à bien observer, qu’outre l’intérêt de la question générale, j’avois l’intérêt particulier et personnel de savoir quel genre d’asile le sol si vanté du Mississipi et de la Haute-Louisiane pouvait, dans un besoin éventuel, offrir à des Français d’Europe amis d’une sage liberté.
ARTICLE IV.
DE LA COLONIE
DU POSTE-VINCENNES
SUR LA WABASH;
Et des colonies françaises sur le Mississipi et le lac Érié.
AYANT descendu l’Ohio par Preston, Washington[167], Charleston (de Kentucky), et par Cincinnati, chef-lieu de North-West Territory, j’arrivai à Louisville, distant d’environ trois cent cinquante milles (cent seize lieues) de Gallipolis. Tout cet espace est encore si peu habité, qu’à peine put-on me montrer cinq villages et huit fermes en embryon. Louisville est un lieu de Kentucky d’environ cent maisons, situé deux milles au-dessus des falls ou chutes d’Ohio, qui sont seulement des rapides que l’on me fit franchir en canot. Pendant huit jours j’y attendis la formation d’une caravane de quatre à cinq cavaliers, nécessaire pour traverser trente-six à quarante lieues de forêts et de prairies, si parfaitement désertes, qu’on n’y trouve pas une cabane pour gîter. Après trois jours de marche forcée, nous arrivâmes le 2 août 1796 au village louisianais, nommé Poste-Vincennes, sur la rivière Wabash; l’aspect du local est une prairie irrégulière d’environ trois lieues de long sur une de large, bordée de tous côtés de l’éternelle forêt, parsemée de quelques arbres et d’une grande quantité de plantes à ombelle, hautes de trois à quatre pieds; des champs de maïs, de tabac, de blé, d’orge, de pastèques, même de coton, entourent le village, composé d’une cinquantaine de maisons, dont la blancheur égaie la vue après la longue monotonie des bois. Ces maisons sont rangées sur la rive gauche de la Wabash, qui est large d’environ cent toises, et qui en basses eaux est inférieure de vingt pieds au sol du village. Ici il n’y a pas de banquettes comme sur l’Ohio; au contraire, la berge forme une espèce de digue avec talus, dominant de plusieurs pieds le niveau de la prairie. Ce talus est l’ouvrage des débordements successifs de la Wabash. Chaque maison, selon la bonne coutume canadienne, est isolée de toute autre, et environnée de sa cour et de son jardin, clos de palissades. Mon œil fut réjoui de la vue des pêchers chargés de fruits, mais attristé de celle de l’odieux stramonium, qui foisonne universellement aux lieux habités depuis Gallipolis et plus haut. Attenant au village et à la rivière, est un enclos fermé de pieux pointus de six pieds de hauteur; un fossé de huit pieds de large au plus règne tout autour: cela s’appelle un fort; et en effet, c’en est assez pour se défendre d’un coup de main des sauvages.
J’étais adressé à l’un des principaux propriétaires né hollandais, parlant bien français; je reçus chez lui pendant dix jours, tous les bons offices d’une hospitalité aisée, simple et franche. Le lendemain de mon arrivée, il y avoit audience des juges du canton; je m’y rendis pour faire mes observations sur le physique et le moral des habitants rassemblés. Dès mon entrée, je fus frappé de voir l’auditoire partagé en deux races d’hommes totalement divers de visage et d’habitude de corps; les uns ayant les cheveux blonds ou châtains, le teint fleuri, la figure pleine, et le corps d’un embonpoint qui annonçait la santé et l’aisance; les autres ayant le visage très-maigre, la peau hâve et tannée, et tout le corps comme exténué de jeûne, sans parler des vêtemens qui annonçaient la pauvreté. Je reconnus bientôt que ces derniers étaient les colons français établis depuis environ soixante ans dans ce lieu, tandis que les premiers étaient des colons américains qui depuis quatre à six ans seulement y avaient acheté des terres qu’ils cultivaient. Les Français, à la réserve de trois ou quatre, ne savaient point l’anglais; Les Américains, presqu’en totalité, ne savaient guère plus de français; comme j’avais appris, depuis un an, assez d’anglais pour converser avec eux, j’eus l’avantage, pendant mon séjour, d’entendre les récits et les rapports des deux parts. (Extrait de mon Journal.)
«Les Français, lamentant leur détresse, me racontèrent que depuis quelques années, et particulièrement depuis la dernière guerre des sauvages (1788), la fortune avait pris à tâche de les accabler de pertes et de privations; auparavant, et depuis la paix de 1763, époque de la cession du Canada à l’Angleterre, et de la Louisiane à l’Espagne, ils avaient joui sous la protection de cette dernière puissance d’un degré et d’un genre singulier de bien-être. Presque abandonnés à eux-mêmes, au sein des déserts, éloignés de soixante lieues du plus prochain poste sur le Mississipi, sans charge d’impôts, en paix avec les sauvages, ils passaient la vie à chasser, à pêcher, à faire la traite des pelleteries, à cultiver quelques grains et quelques légumes pour le besoin de leurs familles. Plusieurs d’entr’eux avaient épousé des filles de sauvages, et ces alliances avaient consolidé l’amitié des tribus environnantes. Le Poste avait compté jusqu’à trois cents habitants. Pendant la guerre de l’indépendance, l’heureux éloignement où ils étaient de son théâtre les préserva long-temps d’y être compromis; mais vers 1782, sur des motifs bien ou mal fondés, un officier kentokois ayant dirigé contre eux un petit corps, ils furent pillés, et leurs bestiaux, richesse principale, dévorés et enlevés. Le traité de 1783 annexa leur colonie aux États-Unis, et sous ce régime ils commencèrent de réparer leurs pertes. Malheureusement, vers 1788, des hostilités se déclarèrent entre les sauvages et les Américains. Il fut dur d’opter entre deux amis; mais le devoir comme la prudence les ayant joints aux Américains, les sauvages commencèrent contre eux une guerre d’autant plus cruelle, qu’elle fut celle d’une amitié déçue et irritée. Les bestiaux furent tués, le village bloqué, et pendant plusieurs années, à peine les habitants purent-ils cultiver à la portée du fusil; des réquisitions militaires vinrent se joindre à ces calamités; cependant en 1792, le congrès, ému de pitié, donna quatre cents arpents à chaque tête contribuable, et cent arpents de plus à chaque homme de milice. C’eût été la fortune de familles américaines; ce ne fut pour ces colons, plutôt chasseurs que cultivateurs, qu’un don passager que sans prudence, sans lumières, ils vendirent chacun moins de deux cents livres à des Américains; encore ceux-ci les payèrent-ils en toiles et autres marchandises leur rapportant vingt et vingt-cinq pour cent de bénéfice. Ces terres, de qualité excellente, se vendaient déja en 1796, deux dollars l’arpent (total, 2000 livres au lieu de 200 livres), et j’oserais assurer qu’aujourd’hui elles en valent dix. Ainsi réduits la plupart à leurs jardins ou au terrain le plus indispensable, les habitants du Poste n’ont plus eu pour vivre que le secours de leurs fruits, de leurs légumes, des pommes de terre, du maïs, et très-rarement quelque viande de chasse. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient devenus maigres comme des Arabes.—Ils crient à la supplantation, à la spoliation, et surtout ils se plaignent qu’en tout procès et contestation, étant jugés par des lois américaines qu’ils n’entendent pas, et par cinq juges, dont deux français n’entendent que médiocrement les lois et la langue, il leur est impossible de soutenir la concurrence. Les Américains repoussent ces reproches par ceux de l’ignorance, du défaut de toute industrie et d’une indolence indienne. Il est vrai que cette ignorance est extrême en tout genre; jamais dans ce village il n’avait existé d’école avant que la révolution française y eut poussé M. l’abbé R.... que j’y trouvai missionnaire, et missionnaire poli, instruit, bien élevé, et, chose admirable! tolérant. Sur quatre-vingt-dix têtes françaises, à peine en pouvait-on citer six qui sussent lire et écrire; tandis que parmi les Américains, sur cent individus, hommes ou femmes, quatre-vingt-dix au moins savent l’un et l’autre. Le langage de ces Français n’est pas un patois comme on me l’avait dit, mais un français passable, mêlé de beaucoup de termes et de locutions de soldat. Cela devait être ainsi, tous ces postes ayant été primitivement fondés ou habités en majeure partie par des troupes; le régiment de Carignan a servi de souche au Canada. Je voulus savoir l’époque de fondation et l’histoire première du Poste-Vincennes; mais en dépit de l’autorité et du crédit que quelques savants attribuent aux traditions, à peine pus-je tirer quelques notions précises sur la guerre de 1757, quoiqu’il y ait là des vieillards de temps antérieur. Ce n’est que par aperçu que je suppose l’origine première vers 1735.»
De leur côté, les colons américains me confirmèrent la plupart de ces récits; mais envisageant les faits sous un autre point de vue «Si les Canadiens[168], me dirent-ils, se trouvent dans une fâcheuse situation, ce n’est pas à nous, c’est à eux mêmes ou à leur gouvernement qu’ils en doivent adresser le reproche. Ce sont, il est vrai, de bonnes gens, hospitaliers et sociables; mais il sont d’une ignorance, d’une paresse demi-sauvages; ils n’entendent rien en affaires ni domestiques, ni civiles, ni politiques; leurs femmes ne savent ni coudre, ni filer, ni faire du beurre: elles perdent tout leur temps à voisiner, à babiller, et la maison reste sale et en désordre. Les maris n’ont de goût que pour la chasse, la pêche, les voyages de long cours, et une vie toute dissipée. Ils ne font jamais comme nous des provisions d’une saison à l’autre; ils ne savent ni saler, ni fumer le porc, le daim, ni faire la bière, le saour-crout, ni distiller le blé ou les pêches, toutes choses capitales pour un cultivateur. S’ils ont quelques denrées ou marchandises, ils veulent, pour s’indemniser de la petite quantité, les vendre quinze et vingt pour cent plus cher que nous qui avons abondance; et tout leur argent s’en va en achats de babioles, de futilités, et en amourettes de sauvagesses, espèce de filles aussi coquettes et bien plus gaspilleuses que les blanches: de même tout leur temps se consume en causeries, en narrations interminables d’aventures insignifiantes, et en courses à la ville[169] pour voir leurs amis. Lorsque la paix de 1783 rendit ces habitans citoyens des États-Unis, au lieu de sujets du roi d’Espagne qu’ils étaient, leur première demande fut celle d’un officier commandant; et ils eurent toute la peine possible à comprendre ce que c’était qu’une administration municipale, choisie par eux et dans leur sein. Aujourd’hui même ils n’ont pas de sujets capables de la former. Ils ne veulent pas apprendre notre langue; et nous, qui sommes les maîtres du pays, nous ne sommes pas faits pour apprendre celle d’une peuplade de quatre-vingts à quatre-vingt-dix personnes qui demain se dégoûteront et s’en iront en Louisiane, et qui feront bien; car avec leur peu d’industrie, ils sont incapables de soutenir notre concurrence, etc.»
D’après les récits des Américains et des Canadiens, pareil état de choses a lieu dans les établissements illinois et de la Haute-Louisiane; le découragement, l’apathie, la misère, règnent également chez les colons français de Kaskaskias, de Cahokias, de la Prairie du Rocher, de Saint-Louis, etc.; la nature du gouvernement y a contribué d’une part, en ce que le régime, d’abord français, puis espagnol, étant purement militaire, l’officier commandant est un véritable aga ou pacha, qui donne, vend, ôte à son gré les priviléges d’entrée, de sortie, d’achat et d’accaparement de denrées; en sorte qu’il n’existe aucune liberté, ni de commerce, ni de propriété, et que pour deux ou trois maisons riches, la totalité des habitans est dénuée et pauvre. C’est absolument le régime turk, au sabre près; car j’aime à rendre cette justice aux Espagnols de nos jours, que leur gouvernement n’est pas sanguinaire comme ci-devant.
D’autre part, les mœurs et les habitudes des premiers colons ont été une cause originelle et fondamentale de non-succès et de ruine: soldats dans le principe, ou contraints de le devenir par leurs guerres avec les voisins, ces colons ont été conduits par la nature des choses à préférer une vie tour-à-tour agitée et dissipée, indolente et oiseuse, comme celle des sauvages, à la vie sédentaire, active et patiente des laboureurs Anglo-Américains. Aussi, lorsque dans ces dernières années, ceux-ci ont pu s’introduire dans les établissemens illinois sur la rive gauche du Mississipi, qui dépendent d’eux, leur industrie y a pris un tel ascendant, qu’en cinq ou six ans ils sont devenus les acquéreurs et les possesseurs de la majeure partie des villages. Les anciens colons en détresse leur ont vendu à vil prix, comme au Poste-Vincennes, leurs inutiles possessions; et tel a été le progrès de leur supplantation, qu’en 1796, le village de Kaskaskias, presque en son entier, appartenait à la seule maison E...., et que la maison V...... possédait ailleurs 60,000 acres d’excellentes terres. Sur la rive droite du Mississipi, terrain espagnol, quelques Américains se sont liés avec les plus riches maisons du pays, et déja, par ce moyen, ils sont devenus négociants et propriétaires principaux. D’autre part, le gouvernement espagnol, pour donner de la valeur à ses terres, ayant adopté la mesure de les concéder à des Américains qui se naturalisent, ces Américains supplantent en commerce, en agriculture, en industrie, en activité, les colons français qui se retirent peu à peu devant eux, et passent en Canada ou en Basse-Louisiane. Deux de mes quatre compagnons de voyage Kentockois se rendaient ainsi au Missouri pour s’y établir; ils me dirent que déja plus de huit cents Américains étaient fixés dans le pays, et que si l’on continuait d’afféager des terres, il y passerait sous trois ans quatre ou cinq mille familles du Kentucky, où les terres sont devenues trop chères, et où les titres de propriété ont été de tout temps trop sujets à procès.
J’avais eu l’intention de passer avec eux jusqu’à Saint-Louis, distant de soixante-dix lieues du Poste-Vincennes; mais plusieurs inconvénients m’en détournèrent. Je me contentai de prendre note des faits que m’attestèrent plusieurs témoins oculaires qui, cette année même, et dans les quatre précédentes, avaient visité les lieux; d’après ces informations, il y a du Poste-Vincennes au Kas (c’est-à-dire Kaskaskias), quarante-trois heures de marche[170], estimées par M. Arrow Smith environ cent soixante milles. Le pays, à partir du ruisseau Ombra, à trois lieues du Poste, n’est plus une forêt continue, mais une prairie tartare, clair-semée en quelques endroits de petits bouquets de bois, plate, nue, venteuse et froide en hiver: elle est garnie en été de plantes hautes et fortes qui froissent tellement les jambes du cavalier dans l’étroit sentier où l’on marche, que l’aller et le venir usent une paire de bottes. Les eaux y sont rares, et l’on peut s’y égarer, comme l’avait fait un de mes compagnons qui, lui troisième, y avait erré dix-sept jours trois ans auparavant. Les orages, les pluies, les mouches, les taons y sont excessivement incommodes en été. Il y a cinq ans, l’on ne traversait point ces prairies sans voir des troupes de quatre à cinq cents buffles; aujourd’hui il n’en reste plus: ils ont passé le Mississipi à la nage, importunés par les chasseurs, et surtout par les sonnettes des vaches américaines. A l’extrémité de ces prairies, près du Mississipi, est le village de Kas, situé en vallée excessivement chaude; il est tellement ruiné qu’il n’y reste pas douze familles canadiennes, et cependant en 1764, le colonel Bouquet y comptait quatre cents têtes: en face, à l’autre bord du fleuve, était ci-devant Sainte-Geneviève, assez gros village cité pour sa saline: le Mississipi, dans ses débordements, l’a totalement balayé: les habitants se sont retirés à deux milles de là, sur des hauteurs, où ils vivent dans des maisons à pans de bois, chacun sur sa terre. Cinq lieues au-dessus du Kas et du même côté, était le fort de Chartres, construit en murailles, avec une magnificence extraordinaire: le terrible fleuve l’a pareillement renversé; il attaque déja un bastion de la Nouvelle-Madrid, établissement formé en 1791, en face de l’embouchure d’Ohio, à cent toises du Mississipi qui en a miné le pied de manière qu’aux premières pluies, une forte partie s’éboulera. Ce grand, ce magnifique Mississipi, vanté comme une terre promise par M. B...., est un très-mauvais voisin; fort d’une masse d’eaux boueuses et jaunâtres, large de mille à quinze cents toises, que chaque année il fait déborder de vingt-cinq pieds perpendiculaires, il va poussant cette masse à travers un terrain meuble de sable et d’argile; il forme des îles et les détruit; charrie des arbres qu’ensuite il bouleverse; varie sa route à travers les obstacles qu’il se donne, finit par vous atteindre à des distances où vous ne l’auriez jamais soupçonné: semblable en ceci à la plupart des grands agens de la nature, volcans, orages, etc., qui sans doute sont admirables, mais que la prudence conseille de n’admirer qu’à distance: ajoutez que ses rives chaudes et humides sont très-fiévreuses pendant l’été et l’automne. Tel est le cas du village de la Prairie du Rocher, où l’on compte dix familles; et tel celui de Cahokias ou Caho, qui n’a pas plus de quarante feux, au lieu de quatre-vingts qu’il avait en 1790: en face de Caho (rive droite), est Saint-Louis ou Pancore, ville ou bourg de soixante-dix maisons rassemblées, ayant un beau et utile fort en pierre, de deux acres de superficie, avec seulement cinq ou six familles riches, sur cinq cents têtes blanches d’un peuple pauvre, indolent et fiévreux. Ces cinq ou six familles possèdent le peu qu’il y a d’esclaves noirs, et elles les traitent avec douceur; les lois espagnoles sur les noirs dans la Louisiane, sont les plus douces de tous les codes européens. Cela n’empêcha pas qu’il n’y eût, de la part de ces Africains, en 1791, une insurrection en Basse-Louisiane; et cette insurrection fut cause qu’ayant fait armer dans la Haute tous les blancs enregistrés, l’on connut que leur nombre précis était de cinq cents. M. le colonel Sargent, secrétaire-général du North-West-Territory, homme d’un esprit distingué, qui, dans l’année 1790, inspecta les établissements de la rive gauche, dits illinois, m’a attesté que la totalité des familles françaises n’excédait pas cent cinquante; ainsi toute la ci-devant Haute-Louisiane ne peut s’estimer à sept cents hommes de milice, c’est-à-dire à plus de deux mille cinq cents têtes françaises.
Ces récits, je l’avoue, sont très-différents de ceux que l’on a faits à Paris dans ces derniers temps, où l’on représentait ce pays comme un empire bientôt florissant. Mais je les tiens de plusieurs témoins oculaires sans intérêt de spéculation de terres ou d’emplois, et je les raconte impartialement, comme j’ai fait de l’Égypte et de la Syrie, sans prétendre empêcher qu’on aille les vérifier. Je me trouve trop bien de mon système pour le changer.
Ce dépérissement général des établissements français sur les frontières de la Louisiane et même du Canada[171], comparé à l’accroissement non moins général de ceux des Anglo-Américains, a été pour moi un sujet fréquent de méditation, afin de connaître les causes d’une issue si diverse dans des circonstances semblables de sol et de climat. Croire avec quelques personnes que les Français ne supportent pas bien ce climat, est un moyen d’explication que je ne puis admettre; car l’expérience a convaincu tous les officiers et médecins de l’armée Rochambeau, que le tempérament français résiste mieux au froid, au chaud, aux variations et aux fatigues que le tempérament anglo-américain. Il paraît que notre fibre a plus d’élasticité et de vie que la leur; et la balance penche encore en notre faveur par le vice de leur régime diététique que j’ai exposé, et par l’abus des spiritueux auxquels ils sont presque aussi adonnés que les sauvages. On a remarqué, dans l’expédition du général Wayne et dans d’autres, que les buveurs d’eau-de-vie résistent moins que les buveurs d’eau: et quant aux sauvages, l’on sait que l’eau-de-vie va extirpant leur race bien plus activement que la guerre et la petite-vérole.
En analysant ce sujet très-digne d’intérêt, il m’a paru que les véritables raisons de la différence d’issue se trouvaient dans la différence des moyens d’exécution et de l’emploi du temps; c’est-à-dire, de ce qu’on nomme habitudes et caractère national; or, ces habitudes et ce caractère ont pour causes principales le système d’éducation domestique et la nature du gouvernement, l’un et l’autre plus puissans que le fond même du tempérament physique. Quelques traits comparés de la vie journalière des colons des deux peuples, rendront sensible la vérité de cette opinion.
Le colon américain de sang anglais ou allemand, naturellement froid et flegmatique, calcule à tête reposée un plan de ferme; il s’occupe sans vivacité, mais sans relâche, de tout ce qui tend à sa création ou à son perfectionnement. Si, comme quelques voyageurs lui en font le reproche, il devient paresseux, ce n’est qu’après avoir acquis ce qu’il a projeté, ce qu’il considère comme nécessaire ou suffisant.
Le Français, au contraire, avec son activité pétulante et inquiète, entreprend par passion, par engouement, un projet dont il n’a calculé ni les frais, ni les obstacles; plus ingénieux peut-être, il raille son rival allemand ou anglais, sur sa lenteur, qu’il compare à celle des bœufs; mais l’Anglais et l’Allemand lui répondent avec leur froid bon sens, que, pour le labourage, la patience des bœufs convient mieux que la fougue de coursiers fringants et piaffants; et en effet, il arrive souvent qu’après avoir commencé et défait, corrigé et changé, après s’être tourmenté l’esprit de désirs et de craintes, le Français finit par se dégoûter et par tout abandonner.
Le colon américain, lent et taciturne, ne se lève pas de très-grand matin; mais une fois levé, il passe la journée entière à une suite non interrompue de travaux utiles: dès le déjeuner, il donne froidement des ordres à sa femme, qui les reçoit avec timidité et froideur, et qui les exécute sans contrôle. Si le temps est beau, il sort et laboure, coupe des arbres, fait des clôtures, etc.; si le temps est mauvais, il inventorie la maison, la grange, les étables, raccommode les portes, les fenêtres, les serrures, pose des clous, construit des tables ou des chaises, et s’occupe sans cesse à rendre son habitation sûre, commode et propre.—Avec ces dispositions se suffisant à lui-même, s’il trouve une occasion, il vendra sa ferme pour aller dans les bois, à dix et vingt lieues de la frontière, se faire un nouvel établissement; il y passera des années à abattre des arbres, à se construire d’abord une hutte, puis une étable, puis une grange; à défricher le sol, à le semer, etc.; sa femme, patiente et sérieuse comme lui, le secondera de son côté, et ils resteront quelquefois six mois sans voir un visage étranger; mais au bout de quatre ou cinq ans, ils auront conquis un terrain qui assure l’existence de leur famille.
Le colon français, au contraire, se lève matin, ne fût-ce que pour s’en vanter; il délibère avec sa femme sur ce qu’il fera, il prend ses avis; ce serait miracle qu’ils fussent toujours d’accord: la femme commente, contrôle, conteste; le mari insiste ou cède, se fâche ou se décourage: tantôt la maison lui devient à charge, et il prend son fusil, va à la chasse ou en voyage, ou causer avec ses voisins. Tantôt il reste chez lui, et passe le temps à causer de bonne humeur, ou à quereller et gronder. Les voisins font des visites ou en rendent; voisiner et causer sont, pour des Français, un besoin d’habitude si impérieux, que sur toute la frontière de la Louisiane et du Canada l’on ne saurait citer un colon de cette nation, établi hors de la portée et de la vue d’un autre: en plusieurs endroits, ayant demandé à quelle distance était le colon le plus écarté: «Il est dans le désert, me répondait-on, avec les ours, à une lieue de toute habitation, sans avoir personne avec qui causer.»
Ce trait, lui seul, est l’un des plus caractéristiques et des plus distinctifs des deux nations; aussi, plus j’y ai réfléchi, plus je me suis persuadé que le silence domestique des Américains, ce qui s’entend aussi des Anglais, des Hollandais et des autres peuples du nord dont ils dérivent, est l’une des causes les plus radicales de leur industrie, de leur activité, de leur réussite en agriculture, en commerce, en arts; avec le silence ils concentrent leurs idées et se donnent le loisir de les combiner, de faire des calculs exacts de leurs dépenses et de leurs rentrées; ils acquièrent plus de netteté dans la pensée, et par suite, dans l’expression; d’où résulte plus de précision et d’aplomb dans tout leur système de conduite publique ou privée. Par inverse, avec la causerie et le perpétuel caquet domestique, le Français évapore ses idées, les soumet à la contradiction, suscite autour de lui des tracasseries féminines, des médisances et des querelles de voisins, et finit par avoir gaspillé son temps sans résultats utiles à lui et à sa famille. L’on croit que ces détails sont des bagatelles; mais ils sont l’emploi du temps; et le temps, comme l’a dit Franklin, est l’étoffe dont nous fabriquons la vie. Il faut que cette dissipation morale et physique ait une efficacité particulière à rendre l’esprit superficiel; car, ayant plusieurs fois questionné des Canadiens de frontière sur des distances de lieux et de temps, sur des mesures de grandeur ou de capacité, j’ai trouvé qu’en général ils n’avaient pas d’idées nettes et précises; qu’ils recevaient les sensations sans les réfléchir; enfin, qu’ils ne savaient faire aucun calcul un peu compliqué. «Il y a, me disaient-ils, d’ici à tel endroit, la distance d’une ou de deux fumées de pipe; l’on peut ou l’on ne peut pas y arriver entre deux soleils, etc.» Tandis qu’il n’est pas de colon américain qui ne réponde avec précision sur le nombre des milles, des heures; sur les grandeurs en pieds et yards, sur les poids en livres ou gallons, et qui ne fasse très-bien un calcul composé de plusieurs éléments actuels ou contingents: or, ce genre de science pratique a des conséquences très-importantes et très-étendues sur toutes les opérations de la vie; et ce qui pourra surprendre, il est bien moins répandu chez le peuple français, même d’Europe, qu’on ne serait porté à le penser.
L’on pourra dire, comme je l’ai ouï assez souvent, que ce besoin de conversation ou de causerie, est un effet de la vivacité du sang, et d’une gaieté expansive de tempérament et d’esprit; mais si j’en juge par ma propre expérience, il est bien plutôt un produit factice de l’habitude et de l’opinion; étant allé en Turkie, causeur comme un Français, j’en revins après trois ans de résidence, silencieux comme un musulman; de retour en France, je repris aisément mes habitudes natives; mais à peine eus-je vécu quelques mois aux États-Unis, que je contractai de nouveau la taciturnité américaine qui a encore disparu depuis que je suis revenu en France; et je remarque que l’empire de ces habitudes nationales est d’autant plus puissant et plus subjuguant, qu’il est fondé sur des préjugés d’amour-propre et de bon ton social; chez les Turks et chez les Américains, parler beaucoup est un attribut de basse classe, un signe de peu d’éducation; tandis que chez les Français, se taire est une affectation de morgue et de hauteur; entretenir est un témoignage d’esprit et de politesse; et l’on manque de l’un ou de l’autre si on laisse tomber la conversation.
C’est encore par un préjugé de ce genre, né de l’éducation et de l’opinion, que souvent les Français taxent d’immoralité la facilité avec laquelle les Américains vendent et abandonnent leur sol natal ou acquis et amélioré par leurs soins, pour aller s’établir dans un autre; car l’on ne voit pas quel genre de moralité il peut y avoir à rester dans un lieu où l’on ne se trouve pas bien; mais quand on remonte à l’origine de cette idée, l’on découvre qu’elle a été inventée par les lois et entretenue par les gouvernants d’un peuple primitivement serf. Enchaîner les hommes à leur glèbe par des préjugés d’affection, fut de tout temps le but secret ou découvert d’une politique oppressive, et craintive de perdre sa proie. Or, comme ce fut pour rompre de telles chaînes religieuses et civiles, que les Américains émigrèrent d’abord, il ne serait pas étonnant que l’émigration, en devenant pour eux un besoin d’habitude, ne réunît encore à leurs yeux le charme d’user de leur liberté. Au reste, les effets en sont et en seront bien autrement utiles à la civilisation du monde que l’esprit végétatif des peuples sédentaires, qui préfèrent de se consumer chez eux d’oisiveté et de guerres, à s’en aller former au loin de brillantes et utiles colonies.
Ce serait peut-être ici le lieu de rechercher l’origine des habitudes taciturnes ou causeuses des deux nations dont je m’occupe; d’examiner quelle analogie existe entre un ciel habituellement brumeux, sombre, et un tempérament mélancolique et sérieux; si un temps froid et humide porte au spleen, par quelque action physique sur les nerfs et sur les entrailles: si, par inverse, un ciel clair, un soleil brillant, portent à la gaieté, par un effet stimulant du fluide lumineux sur le fluide nerveux, électrique comme lui; mais parce qu’une telle question, traitée sous tous ses aspects, se compliquerait d’une foule d’éléments divers; qu’il faudrait discuter pourquoi des peuples méridionaux, tels que les Indous, les Turks, les Espagnols, sont aussi taciturnes que des peuples septentrionaux; pourquoi en Angleterre même les habitans des villes très-actives, telles que Londres, ne sont pas moins causeurs que des Français; pourquoi dans ces derniers temps nous-mêmes avions cessé de l’être, selon la remarque des étrangers; pourquoi dans tous les pays les femmes le sont plus que les hommes, et les esclaves plus que les libres; parce qu’enfin il faudrait analyser ce qu’on entend par nation; voir si chaque classe, chaque profession n’a pas un caractère moral propre, et si le caractère général politique est autre chose que celui de la classe ou des individus qui gouvernent; je me bornerai à dire que les prétendus principes généraux, hâtivement posés par quelques écrivains politiques, sont en grande partie démentis par une analyse exacte des faits; et que le climat et le tempérament, alors même qu’ils sont une cause physique primordiale du caractère d’un peuple, sont soumis à une cause postérieure et secondaire encore plus énergique, l’action des gouvernements et des lois qui ont la faculté de violenter nos actions, de créer des habitudes nouvelles et contraires aux anciennes, et par là de changer le caractère des nations, ainsi que l’histoire en fournit de nombreux exemples. Le sujet que j’ai traité dans les deux articles précédents m’en fournirait un lui-même; car en étudiant les mœurs des colons de Gallipolis et du Poste-Vincennes, j’ai trouvé des différences remarquables à beaucoup d’égards, et je me suis clairement aperçu que les Français de Louis XIV et de Louis XV, avec leurs idées féodales et chevaleresques, étaient de beaucoup inférieurs en industrie, en idées de police, à la génération qui, depuis 1771, a reçu l’impression de tant d’idées libérales en organisation sociale. J’ai vivement regretté que cette colonie de Sioto, précieuse par la moralité et l’industrie de ses membres, n’ait pas été dirigée dès le principe vers la Wabash ou vers le Mississipi: l’addition de ses moyens à ceux des anciens colons y eût formé une masse capable de se défendre de l’invasion des Sauvages et des agioteurs américains, et eût pu devenir un noyau de ralliement pour d’autres Français prévoyants, et désireux de laisser à leurs enfants un héritage de liberté et de paix.
ARTICLE V.
OBSERVATIONS GÉNÉRALES
SUR LES INDIENS[172] OU SAUVAGES
DE L’AMÉRIQUE-NORD,
Suivies d’un vocabulaire de la langue des Miâmis, tribu établie sur la Wabash.
MON séjour au Poste-Vincennes me fournit l’occasion d’observer les Sauvages, que j’y trouvai rassemblés pour vendre le produit de leur chasse rouge[173]; on portait leur nombre à quatre ou cinq cents têtes de tout âge, de tout sexe, et de diverses nations ou tribus, telles que les Ouyas, les Péouryas, les Sakis, les Piankichas, les Miâmis, etc., tous vivant sur la haute Wabash. C’était la première fois que je voyais à loisir cette espèce d’hommes déja devenue rare à l’est des Alleghanys: leur aspect fut pour moi un spectacle nouveau et bizarre. Imaginez des corps presque nus, bronzés par le soleil et le grand air, reluisants de graisse et de fumée; la tête nue, de gros cheveux noirs, lisses, droits et plats; le visage masqué de noir, de bleu et de rouge, par compartimens ronds, carrés, losanges; une narine percée pour porter un gros anneau de cuivre ou d’argent; des pendeloques à trois étages tombant des oreilles sur les épaules, par des trous à passer le doigt; un petit tablier carré couvrant le pubis, un autre couvrant le coccyx, tous deux attachés par une ceinture de ruban ou de corde; les cuisses et les jambes tantôt nues, tantôt garnies d’une longue guêtre d’étoffe[174]; un chausson de peau fumée aux pieds; dans certains cas, une chemise à manches larges et courtes, bariolée ou chinée de bleu, de blanc, flottante sur les cuisses; par dessus elle une couverture de laine ou un morceau de drap carré jeté sur une épaule, et noué sous le menton ou sous l’autre aisselle: s’il y a prétention de parure pour guerre ou pour fête, les cheveux sont tressés, et les tresses garnies de plumes, d’herbes, de fleurs, même d’osselets: les guerriers portent autour de l’avant-bras de larges colliers de cuivre ou d’argent, ressemblants aux colliers de nos chiens, et autour de la tête des diadèmes formés de boucles d’argent et de verroterie: à la main, la pipe ou le couteau, ou le casse-tête, et le petit miroir de toilette dont tout sauvage use avec plus de coquetterie pour admirer tant de charmes, que la plus coquette petite-maîtresse de Paris. Les femmes, un peu plus couvertes sur les hanches, diffèrent encore des hommes, en ce qu’elles portent, presque sans cesse, un ou deux enfants sur le dos, dans une espèce de sac, dont les bouts se nouent sur leur front. Qui a vu des bohémiennes et des bohémiens a des idées très-rapprochées de cet attirail.
Telle est l’esquisse du tableau, et je le montre du beau côté. Car si l’on veut le voir tout entier, il faut que j’ajoute que, dès le matin, hommes et femmes vaguaient dans les rues avec le but unique de se procurer de l’eau-de-vie; que vendant d’abord les peaux de leur chasse, puis leurs bijoux, puis leurs vêtements, ils quêtaient ensuite comme des mendiants, ne cessant de boire jusqu’à perte absolue de facultés. Tantôt c’étaient des scènes burlesques, comme de tenir la tasse à deux mains pour y boire à la manière des singes; puis de relever la tête avec des éclats de joie, et de se gargariser de la liqueur délicieuse et funeste; de se passer le vase de l’un à l’autre avec de bruyantes invitations; de s’appeler à tue tête, quoiqu’à trois pas seulement de distance; de prendre leurs femmes par la tête et de leur verser de l’eau-de-vie dans la gorge avec de grossières caresses, et tous les gestes ridicules de nos ivrognes de place. Tantôt succédaient des scènes affligeantes, comme de perdre finalement tout sens, toute raison; de devenir furieux et stupides, de tomber ivres-morts dans la poussière ou dans la boue, pour y dormir jusqu’au lendemain. Je ne sortais pas le matin sans les trouver par douzaines dans les rues et chemins autour du village, vautrés littéralement avec les porcs. Heureux si, chaque jour, il n’arrivait pas des querelles et des batteries à coups de couteaux ou de casse-têtes qui, année commune, produisent dix meurtres. Le 9 août, quatre heures du soir, à vingt pas de moi, un sauvage poignarda sa femme de quatre coups de couteau. Quinze jours auparavant, même accident était arrivé, et cinq semblables l’année précédente. De là des vengeances immédiates ou dissimulées des parents et de la famille, causes renaissantes d’assassinats et de guet-apens. J’avais d’abord eu l’intention d’aller vivre quelques mois avec eux et chez eux pour les étudier, comme je l’ai pratiqué envers les Arabes bedouins; mais lorsque j’eus vu ces échantillons de leurs mœurs domestiques; lorsque divers habitants du Poste, qui leur servent d’aubergistes, et vont traiter parmi eux, m’eurent attesté que le droit d’hospitalité n’existait point chez eux comme chez les Arabes; qu’ils n’avaient ni subordination ni gouvernement; que le plus grand chef de guerre ne pouvait, même en campagne, frapper ni punir un guerrier, et qu’au village il n’était pas obéi par un autre enfant que le sien; que dans ces villages ils vivaient isolés, pleins de méfiances, de jalousies, d’embûches secrètes, de vindettes implacables; qu’en un mot leur état social était celui de l’anarchie et d’une nature féroce et brute, où le besoin et la force constituent le droit et la loi; que d’ailleurs, ne faisant point de provisions, un étranger était exposé à manquer de tout nécessaire, de toute ressource; je sentis la nécessité de renoncer à mon projet. Mon plus vif regret fut de ne pas acquérir quelques notions sur leur langage, et de n’en pouvoir obtenir un vocabulaire; livre dont j’ai indiqué ailleurs[175] l’importance chez les peuples qui n’ont pas d’autres monumens. Le missionnaire dont j’ai parlé, M. l’abbé R...., ne me laissa aucun espoir à cet égard. Lui-même avait fait des tentatives et avait rencontré des obstacles insurmontables: encore que plusieurs habitants du Poste entendissent la langue de quelques tribus, leur prononciation était si défectueuse, ils avaient si peu d’idées d’aucune règle de grammaire, qu’il lui fut impossible d’en tirer parti. Il m’en convainquit dans une conférence que voulut avoir avec moi un chef des Ouyas, ancien et constant ami des Français. Nous ne pûmes jamais astreindre l’interprète canadien à traduire littéralement, et phrase à phrase.—Il résulta, de toutes mes informations sur cette matière, que la personne la plus capable et presque la seule capable de remplir mes vues était un Américain nommé M. Wels, qui, enlevé par les sauvages à l’âge de treize ans, et adopté par eux, avait appris plusieurs de leurs dialectes avec les moyens que lui donnait une bonne éducation assez avancée. Depuis que les sauvages avaient été battus et soumis par le général Wayne (août 1794), M. Wels avait eu la faculté de rentrer dans son pays natal: il servait dans ce moment d’interprète au général Wayne, qui concluait, au fort Détroit, un traité définitif avec plus de sept cents sauvages réunis en grand conseil. Tout cela s’accordait fort bien avec mon projet de me rendre par le lac Érié à Niagara: je retournai donc sur mes pas à Louisville, traversai le Kentucky par Francfort, sa capitale, par Lexington, qui n’avait pas une maison en 1782, et qui en a près de cinq cents, la plupart en briques, bien bâties; de là je me rendis à Cincinnati, où, profitant d’un convoi d’argent qui se rendait à Détroit, je pus commodément, grâce au major Swan, suivre la route militaire que venait de tracer l’armée du général Wayne à travers une forêt de cent lieues, où nous ne trouvâmes de gîtes que cinq forts palissadés nouvellement construits. L’accueil que me fit ce général me donna lieu de croire que j’avais atteint mon but au delà de mon espoir; mais le tribut que je payai aux fièvres du pays et de la saison me priva de tous mes avantages. Il fallut me résoudre à profiter d’un vaisseau unique pour passer le lac avant l’hiver, et revenir à Philadelphie. La fortune capricieuse m’y attendait pour m’y satisfaire à moins de frais: elle y amena, l’hiver suivant (1797-98), M. Wels, accompagnant un chef de guerre des Miâmis, célèbre chez les sauvages sous son nom de Michikinakoua, et chez les Anglo-Américains sous celui de Petite-Tortue, qui en est la traduction. Il fut l’un de ceux qui contribuèrent le plus à la défaite du général Saint-Clair en 1791; et si l’on eût suivi son plan de ne combattre le général Wayne qu’en interceptant ses convois, il eût également détruit cette armée, ainsi que je l’ai entendu exprimer à des officiers d’un mérite et d’un grade distingués. Après avoir été un ennemi redoutable aux États-Unis, Petite-Tortue, convaincu de l’impuissance finale de leur résister, a eu le bon esprit de porter sa tribu à une capitulation raisonnable: par un degré d’intelligence plus remarquable, il a senti la nécessité de la faire vivre d’agriculture au lieu de chasse et de pêche comme vivent les sauvages. C’était dans ce dessein qu’il venait à Philadelphie solliciter le congrès et la bienfaisante société des Amis[176], de lui procurer les moyens d’exécuter cette louable entreprise. Il avait d’ailleurs été inoculé de la petite-vérole dès son arrivée, et il demandait à la médecine, contre la goutte et les rhumatismes dont il était attaqué, des secours que le gouvernement s’empressa de lui procurer. Cet incident me présenta une occasion plus heureuse que je ne l’avais espérée, en m’offrant non-seulement une bouche interprète pour communiquer mes idées, mais encore une bouche indigène pour me fournir les sons dans toute leur pureté. Je me fis donc introduire auprès de M. Wels et du chef sauvage; je leur expliquai mon plan avec ses motifs; et ayant obtenu leur agrément, j’employai neuf à dix séances, dont je pus jouir dans les mois de janvier et de février 1798, à dresser le vocabulaire que je publie: il fut la base de mon travail; mais par épisodes de conversation, il s’y mêla beaucoup de notes curieuses que je recueillis avec d’autant plus de soin, que les faits, venant sans préparation, étaient par cela même moins suspects d’altération, et que l’habitude de me voir, jointe à ma qualité de Français, diminua dans Petite-Tortue cet esprit de méfiance et de soupçon que portent les sauvages dans tous leurs discours. Chaque jour, après notre séance, j’écrivis ce qui m’avait paru le plus intéressant; et ce sont ces observations qui, réunies à celles que dans mes voyages j’avais recueillies des témoins les plus judicieux, forment aujourd’hui le texte que j’ai mis en ordre. Mon dessein n’est pas et n’a pu être de traiter généralement des sauvages: un tel plan serait d’une trop vaste étendue, puisqu’il existe une très-grande différence de genre de vie, d’habitudes et de mœurs, entre les sauvages de divers climats, des pays chauds ou des pays froids, boisés ou découverts, féconds ou stériles, arides ou baignés d’eau. Je me borne uniquement aux sauvages de l’Amérique du nord, avec l’intention de fournir, dans cette question obscurcie par des paradoxes, le contingent de mon témoignage sur ce que j’y ai vu et reconnu de plus certain et de mieux prouvé en faits. Je suppose même que mon lecteur n’est point novice en cette matière, et qu’il a lu les relations des voyageurs qui, depuis quarante ans, ont visité et décrit ces contrées[177].
Notre premier entretien débuta par des renseignements sur le climat et le sol des Miâmis. M. Wels me dit que cette tribu vivait sur les branches nord de la Wabash, que son langage se parlait chez toutes les peuplades répandues le long de cette rivière jusque vers le lac de Michigan; telles que les Ouyas, Péouryas, Piankichas, Poteouatamis, Kaskaskias, et les Indiens de la longue île; qu’il a beaucoup d’affinité avec celui des Chipéwas, des Outaouas, des Chaûnis, qui ne diffèrent que comme dialectes; mais il est tout-à-fait distinct du Delaouaise; le son nasal est fréquent dans le Miâmi, et je crus à la première fois entendre du turc. M. Wels m’ajouta que leur pays était partie boisé, partie en prairies, et sensiblement plus froid que le Poste-Vincennes. Ayant quitté ce dernier lieu après un dégel complet, il avait retrouvé la même neige 50 lieues plus nord, sans avoir remarqué d’élévation montueuse dans le terrain. L’air à Philadelphie lui semblait moins piquant. Les vents régnants aux Miâmis sont presque les mêmes qu’à la côte atlantique; en hiver nord-ouest rapide, clair et tranchant; rare et doux en été. Alors domine le sud-ouest chaud, nuageux, quelquefois orageux. Le sud est le grand pluvieux; le nord, le grand neigeux en hiver, mais en été clair et doux. Le sud est rare; le nord encore plus. Le sol est fertile, le maïs plus beau, la chasse plus abondante que sur toute la côte atlantique. Aussi les naturels, surtout les Poteouatamis, sont-ils une race grande et belle (et moi-même j’en puis dire autant des Chaûnis du fort Miâmi, dont les femmes m’ont étonné par leur taille, mais nullement par leur beauté).
Pendant ce temps j’avais observé Petite-Tortue, qui faute d’entendre l’anglais ne prenait point part à l’entretien; il se promenait en s’épilant les poils de la barbe, et même des sourcils; il était vêtu à l’américaine, en habit bleu, pantalon, et chapeau rond. Je lui fis demander comment il se trouvait de cet habillement si différent au sien: «L’on est d’abord gêné, dit-il; puis l’habitude vient, et comme cela garantit du froid et du chaud, on le trouve bon.» Il avait retroussé ses manches; je fus frappé de la blancheur de sa peau entre le pli du coude et le poignet. J’y comparai la mienne; elle n’en différait point. Le hâle avait bruni le dessus de mes mains autant que les siennes, et nous paraissions tous deux avoir une paire de gants. Je trouvai sa peau très-douce au toucher; en tout, la peau d’un Parisien. Alors s’engagea entre nous une longue discussion sur la couleur des sauvages; cette couleur dite de cuivre rouge, que l’on prétend leur être innée comme le noir aux Africains, et les constituer une race distincte. Les faits résultants de cette discussion furent «que les sauvages se désignent eux-mêmes par le nom d’hommes rouges; qu’ils estiment, comme de raison, leur couleur plus que le blanc; que cependant ils naissent blancs comme nous[178]; que dans l’enfance ils sont tels[179] jusqu’à ce qu’ils aient été brunis par le soleil et par les graisses et les sucs d’herbes dont ils s’oignent; que les femmes même ont toujours blanche la portion de la ceinture, des hanches et des cuisses qui ne cesse pas d’être couverte de vêtements; en un mot, qu’il est radicalement faux que cette couleur, prétendue cuivrée, soit innée, ni qu’elle soit la même pour tous les indigènes de l’Amérique du nord; qu’au contraire elle varie de nation à nation, et qu’elle est un de leurs moyens de se reconnaître.»
J’observai que M. Wels, qui vit depuis quinze années chez eux et comme eux, avait leur teint et non celui des Américains; et quant à la vraie nuance de ce teint, elle m’a paru couleur de suie ou de jambon fumé, nettoyé et luisant, parfaitement semblable au teint de nos paysans de la Loire et du Bas-Poitou, qui, comme les sauvages, vivent d’un air chaud et un peu marécageux; semblable encore au teint des Espagnols andalous. Sur cette remarque que je communiquai, Petite-Tortue répondit: «J’ai vu des Espagnols de Louisiane, et n’ai trouvé entre eux et moi aucune différence de couleur; pourquoi y en aurait-il? Chez eux comme chez nous, elle est l’ouvrage du père des couleurs, le soleil qui nous brûle. Vous mêmes, blancs, comparez la peau de votre visage à celle de votre corps.» Et cela me rappela qu’au retour de Turkie, quand je quittai le turban, une moitié de mon front au-dessus des sourcils était presque bronzée, tandis que l’autre près des cheveux était blanche comme le papier. Si, comme la physique le démontre, il n’y a de couleur que par la lumière, il est évident que les diverses couleurs des peuples ne sont dues qu’à diverses modifications de ce fluide avec d’autres éléments qui agissent sur notre peau, et qui même la composent. Tôt ou tard il sera démontré que le noir des Africains n’a pas d’autre origine[180].
Les traits de Petite-Tortue me frappèrent par leur ressemblance avec ceux de cinq Tartares chinois qui étaient venus à Philadelphie, à la suite de l’ex-ambassadeur hollandais Vanbraam. Cette ressemblance des Tartares avec les sauvages de l’Amérique du nord a frappé tous ceux qui ont vu les uns et les autres; mais peut-être s’est-on trop pressé d’en induire que ceux-ci sont originaires d’Asie. Comme les sauvages ont des idées de géographie, je communiquai à Petite-Tortue nos systèmes sur cette question; et pour les lui faire mieux entendre, je lui portai une mappemonde comprenant la partie orientale d’Asie et le nord-ouest d’Amérique. Il reconnut fort bien les lacs du Canada, Michigan, supérieur, et les fleuves Ohio, Wabash, Mississipi, etc.; il examina le reste avec une curiosité qui me prouva la nouveauté du sujet pour lui. Mais l’astuce d’un sauvage est de ne jamais marquer de surprise. Quand je lui eus expliqué les moyens de communication par le détroit de Baring et par les îles Aléutiennes, «Pourquoi, me dit-il, ces Tartares qui nous ressemblent ne seraient-ils pas venus d’Amérique? y a-t-il des preuves du contraire? ou bien pourquoi ne serions-nous pas nés chacun chez nous?» Et en effet, ils se donnent une épithète qui signifie né du sol[181] (Metoktheniaké). Je n’y vois pas d’objection, lui dis-je; mais nos robes noires ne veulent-pas le permettre[182]. Il y a seulement la difficulté d’imaginer comment les races quelconques ont commencé. Il me semble, dit-il en souriant, que c’est tout aussi obscur pour les robes noires que pour nous.
J’ai dit que ces sauvages d’Amérique ressemblent aux Tartares; mais pour que cette assertion ait toute sa précision, il est nécessaire d’y faire une exception; car les Eskimaux qui habitent le nord vers la mer Glaciale, ne sont point Tartares; et la race d’hommes aux yeux gris qui peuplent l’archipel de Noutka-Sund et tous les rivages adjacents, sont également une race distincte. C’est à celle qui habite le reste du continent et qui forme l’immense majorité, qu’appartient le caractère tartare; et ici je mets encore les Kalmouks à part, car les sauvages n’ont pas, comme eux, le nez écrasé, ni toute la face aplatie. En général, leurs traits sont, un visage triangulaire par le bas et presque carré par le haut; le front bien pris; les yeux très-noirs, enfoncés, vifs, plutôt petits que grands; les pommes des joues un peu saillantes; le nez droit; les lèvres plutôt fines qu’épaisses; les cheveux noirs-jais, lisses, plats, sans aucun exemple d’un blond; le regard soupçonneux et décelant un fonds de férocité. Telle est en général leur physionomie, qui se modifie ensuite selon les peuplades et les individus. Au Poste-Vincennes et au Détroit, je remarquai beaucoup de leurs figures, qui me rappelèrent celles des Fellahs d’Égypte, et même de plusieurs Bedouins: outre la couleur de la peau, la qualité des cheveux et plusieurs autres traits, ils ont cela de commun avec les uns et les autres, que la bouche est taillée en requin, c’est-à-dire, les côtés plus abaissés que le devant, et que les dents, petites, blanches, et très-bien rangées, sont aiguës et tranchantes comme celles des chats et des tigres[183]. La raison naturelle de ces formes ne serait-elle pas leur habitude de mordre à plein morceau, sans jamais user de couteau? Cette habitude donne évidemment aux muscles une attitude qu’ils finissent par retenir, et cette attitude finit aussi par modifier les solides. En partant de cette idée, la ressemblance des traits entre des peuples, surtout sauvages, très-distants, n’est pas une preuve d’origine ou de parenté, aussi certaine qu’on veut le dire; car il pourrait très-bien arriver que ce fût l’analogie des influences du climat, du sol, des aliments, des habitudes, en un mot, de tout le régime qui fût la cause de la ressemblance des corps et des physionomies. Je ne dis rien de leurs femmes, parce que leurs traits ne m’ont point paru différents. Je ne m’oppose point d’ailleurs à ce qu’il y en ait de jolies, comme le prétendent quelques voyageurs. En voyage, l’appétit donne souvent du goût à des mets que l’on trouverait insipides ailleurs. Je dirai très-peu de chose aussi de l’usage qu’a la tribu des Chactâs, de donner au crâne des enfants nouvellement nés la forme d’une pyramide tronquée, en pressant leur tête encore molle avec un moule fait de petites planchettes: cette bizarre pratique est si efficace, que la nation entière est reconnue à sa tête plate, qui est devenue son épithète.
Quelques écrivains même de mérite ont prétendu que tous les sauvages se ressemblaient si fort, que l’on avait peine à les distinguer les uns des autres. Sûrement ces écrivains diraient aussi que tous les nègres et tous les moutons se ressemblent; mais cela prouve seulement qu’ils n’y ont pas regardé de si près que le berger et le marchand d’esclaves. «De nation à nation, me dit Petite-Tortue, nous nous reconnaissons au premier coup-d’œil: le visage, la couleur, la taille, les genoux, les jambes, les pieds sont pour nous des indices certains; la piste distingue non-seulement les hommes, les femmes et les enfants, mais encore les peuplades. Vous autres blancs, vous êtes frappants avec vos pieds en dehors: nous les portons tout droits pour trouver moins d’obstacles dans les broussailles. Quelques peuples les portent plus en dedans, ont le pied plus large, plus court, appuient plus du talon, ou de l’orteil, etc».
Ce sont sans doute les mêmes écrivains, ou de semblables, qui ont accrédité dans le monde l’erreur que les sauvages n’ont point de barbe: il est vrai qu’ils n’en montrent point; mais c’est parce qu’ils prennent un soin particulier, continuel, presque superstitieux, de se l’arracher et de s’épiler tout le corps. C’est le témoignage unanime de tous les voyageurs qui les ont bien observés, tels que Bernard Romans, Carver, Jean Long, Umfreville, etc.: l’auteur du British-Empire qui, en 1707, écrivait sur la foi des meilleurs témoignages, Oldmixon dit, tom. I, pag. 286: «Les Indiens n’ont point de barbe, parce que pour l’extirper ils usent de certaines recettes qu’ils ne veulent pas communiquer.» L’expérience a fait connaître que ces recettes étaient de petites coquilles avec lesquelles ils la pincent: depuis qu’ils ont connu les métaux, ils ont imaginé de rouler un fil de laiton sur un bois rond, de la grosseur du doigt, et d’en faire une spirale ou boudin à ressort, qui saisit entre ses plis et arrache une quantité de poils à la fois. Il est inconcevable que le baron Lahontan chez nous, et lord Kaims chez les Anglais, aient ignoré ou nié un fait si général; mais il est tout simple que le paradoxal docteur Paw se soit emparé de cette anomalie pour en étayer l’édifice de ses rêveries. Petite-Tortue et M. Wels ne me laissèrent aucun doute sur cette question: le premier s’amusait sans cesse à s’arracher même les poils des sourcils, comme les Turks s’amusent à rouler leur barbe. Il ne serait pas étonnant que cet exercice, continué sur plusieurs générations, affaiblît les racines de la barbe. Quant aux poils du corps, j’ai vu moi-même à plusieurs sauvages, ceux des aisselles longs et droits à m’étonner. Serait-ce parce qu’étant exposés à l’air, ils croissent plus en liberté? cette idée d’arracher la barbe a-t-elle eu pour cause première l’intention d’ôter à l’ennemi une prise dangereuse sur la figure? Cela me semble probable.
L’on vante, avec raison, la taille des sauvages: elle est, en général, svelte et bien prise, plus grande, plus forte chez ceux qui ont un sol arrosé et fertile comme ceux de la Wabash; plus mince, plus courte chez ceux qui ont un mauvais sol, comme tous ceux du Nord, passé le 45°. Mais si l’on ne voit jamais parmi eux ni boiteux, ni manchot, ni bossu, ni aveugle, avant d’en tirer des inductions trop favorables pour leur genre de vie, il est bon d’observer que tout sujet né faible périt nécessairement de bonne heure par l’effet des fatigues il arrive même que les parents délaissent ou détruisent l’enfant mal conformé qui leur serait à charge. Ainsi, la loi de Lycurgue à Sparte se trouve en activité chez les sauvages, non par transmission ou communication, mais par identité de circonstances; parce que chez les peuples pauvres, faibles et toujours en guerre, il n’y a pas de superflu pour nourrir des bras inutiles. C’est par la suite de cette pauvreté que chez beaucoup de sauvages, particulièrement au nord du Lac supérieur, quand les vieillards deviennent à charge, on les envoie vivre dans l’autre climat; c’est-à-dire qu’on les tue, comme il se pratiquait chez des sauvages de la mer Caspienne et de la Scythie, selon le récit d’Hérodote. Et pour prouver combien est misérable la vie sauvage, c’est eux-mêmes ordinairement qui demandent à cesser d’exister. Si par accident de maladie ou de guerre un sauvage est mutilé, c’est un homme perdu. Comment un invalide pourrait-il résister à un ennemi muni de tous ses membres? comment pourrait-il chasser, pêcher, se procurer une subsistance quelconque, que personne, à défaut de lui-même, ne lui donnera? Car chez eux personne n’a et ne peut avoir de réserves, et dans ce genre de vie, chacun est réduit à ses propres moyens casuels et variables. Par ces mêmes motifs, l’on ne voit chez eux ni hernies, ni maladies chroniques; «Sois fort ou meurs,» semble leur dire la nature sauvage qui les environne, et qui dans sa dureté ne laisse pas même l’égalité du choix, puisqu’elle-même souvent rend les obstacles plus grands que la force.
L’on a aussi vanté la santé robuste des sauvages: sans doute l’habitude de toute intempérie donne à leur constitution une vigueur que l’on n’attend pas de la vie efféminée des cités; mais pour apprécier leurs avantages à cet égard, il faut observer que leur manière de vivre les soumet à des irrégularités et à des excès incompatibles avec une santé constante et un tempérament vraiment robuste. Haïssant la vie agricole, sédentaire et captive, préférant la vie vagabonde et aventurière de la chasse et de la pêche, ils n’ont et ne peuvent avoir de magasins ni de provisions durables: par conséquent ils sont exposés à de dures alternatives de famine et de satiété: quand le gibier abonde, quand ils peuvent chasser sans crainte de surprise, c’est un temps de jouissance et de gloutonnerie; mais lorsque le gibier manque plusieurs jours de suite, comme il arrive chaque hiver, ou qu’ils n’osent s’écarter de crainte de l’ennemi, alors ils sont souvent réduits à vivre comme des loups, d’écorces d’arbres ou de bulbes terrestres. Ils ont bien imaginé, et je crois depuis peu de temps, de sécher les viandes et de les réduire en poudre très-fine; mais jamais ces secours ne sont capables de durer toute une saison. Qu’après de violents jeûnes, il leur tombe une proie, un daim, un ours, un bison, ils s’asseyent dessus comme des vautours, et ne cessent de dépiécer et de dévorer le cadavre, jusqu’à ce qu’ils tombent suffoqués d’aliments. Cet usage en fait des guides intraitables dans tout voyage régulier. Ce qu’en de telles occasions leur estomac engloutit, serait une chose incroyable, si des témoignages authentiques et nombreux n’excluaient tout doute: il est notoire sur toutes les frontières que deux sauvages affamés feront aisément, en un seul repas, disparaître un daim tout entier, et ne seront pas encore rassasiés. Cela rappelle ces héros de la guerre de Troie, qui dévoraient des agneaux et des moitiés de veaux; et cela nous prouve que ces héros n’étaient que des sauvages vivant dans des circonstances semblables. Or, de tels excès ne peuvent manquer de produire des désordres de santé: aussi est-il maintenant constaté que les sauvages sont sujets aux maux d’estomac, aux fièvres bilieuses, aux intermittentes, aux phthisies et aux pleurésies. Les fractures et les luxations ne sont pas rares chez eux, mais ils les remettent assez bien. Les rhumatismes les fatigueraient davantage s’ils n’avaient pas l’usage des fumigations, au moyen des cailloux ardents. L’on sait les ravages qu’exerce la petite vérole, sans doute par l’obstacle qu’oppose à l’éruption une peau endurcie. M. Jefferson leur procurera un bienfait immense en leur faisant enseigner l’art de la vaccine, ainsi que l’ont publié les journaux. Depuis quelques années, des missionnaires quakers et moraves, qui ont succédé aux jésuites, nous ont appris que les tribus converties par ceux-ci étaient devenues plus robustes, portaient de plus lourds fardeaux, étaient moins souvent malades; et ils ont très-bien vu que la raison en était le régime plus régulier, la nourriture plus égale, auxquels on les avait assujettis. Un autre fait également notoire, est que tout Européen qui s’est adonné à la vie sauvage est devenu plus fort, en a mieux supporté tous les excès que les sauvages mêmes. La supériorité des Virginiens et des Kentockois sur eux, a été constatée, non-seulement de troupe à troupe, mais d’homme à homme dans toutes les guerres. Je ne citerai pas, en preuve de faiblesse, le battement du pouls que M. le docteur Rush prétend être plus lent chez les sauvages: car dans le même temps et sur les mêmes individus, M. le docteur Barton n’observait rien de semblable, et le pouls de Petite-Tortue m’a paru tout-à-fait semblable au mien. Je ne citerai pas non plus la faiblesse de leurs appétits vénériens, parce qu’elle tient à une cause tout-à-fait différente. C’est par principe, par nécessité de conservation, que le sauvage est continent et presque chaste: la moindre perte de ses forces par la débauche, pourrait lui coûter la vie dès le lendemain, en diminuant ses moyens de défense ou de résistance dans une attaque de la part des hommes ou de la nature.