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Tableau du climat et du sol des États-Unis d'Amérique: Suivi d'éclaircissemens sur la Floride, sur la colonie française au Scioto, sur quelques colonies canadiennes, et sur les sauvages

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En traitant des inconvénients de la vie sauvage, je demandai à M. Wels s’il était vrai que beaucoup de blancs la préférassent, et pourquoi ils la préféraient à la vie que nous appelons civilisée. Sa réponse, qui fut longue et détaillée, s’accorda avec tout ce que j’ai appris en Kentucky, au Poste-Vincennes et à Détroit, de personnes sensées et expérimentées. Le résultat unanime des faits est que «les Canadiens, c’est-à-dire le sang français, fournissent plus de ces sujets que les Américains, c’est-à-dire que le sang allemand et anglais. Ces derniers ont pour les sauvages une antipathie naturelle, que les cruautés des Indiens sur les prisonniers ont encore exaltée. Les Anglo-Américains répugnent à mêler leur sang avec les Sauvagesses, tandis que pour les Canadiens c’est une friandise de libertinage. Néanmoins, le goût de la vie sauvage a moins lieu chez les hommes faits que chez les jeunes gens au-dessous de 18 ans: parmi les Américains, ceux-là seulement s’y attachent, qui ont été enlevés prisonniers en bas âge; parce que l’excessive liberté qu’elle leur procure pour s’amuser, jouer et courir, plaît bien plus aux enfants que la contrainte des écoles dans les bourgs, et que les punitions que l’on y inflige à leur paresse. L’enfance, comme l’on sait, ne respire que dissipation et désœuvrement. Il faut des années pour lui faire contracter l’habitude du travail et de l’étude; il ne faut que quelques jours de congé pour lui donner celle de l’indépendance et de l’oisiveté. Il paraît que ce sont là les deux penchants naturels de l’homme auxquels il revient machinalement. Quant aux adultes, surtout Américains, pris et adoptés par les sauvages, presque aucun ne peut s’habituer à leur vie: moi-même, dit M. Wels, quoique emmené à l’âge de 13 ans (il m’a paru en avoir 32), puis adopté, bien traité, jamais je n’ai pu perdre le souvenir des jouissances sociales que j’avais déja goûtées. A l’égard de ceux qui de plein gré passent chez les sauvages, et la plupart sont des Canadiens, ce sont en général de mauvais sujets, libertins, paresseux, de tempérament violent ou de peu d’intelligence. L’espèce de crédit qu’ils acquièrent chez les sauvages, flatte leur amour-propre, en même temps qu’une vie licencieuse avec les sqaws ou sauvagesses séduit la passion dominante de leur fougueuse jeunesse; mais lorsqu’ils vieillissent, réduits à l’extrême misère, ils ne manquent presque jamais de se rapatrier, déplorant trop tard leurs écarts. Parmi nous, dit M. Wels, pour peu que l’on ait d’industrie, l’on se procure au présent une vie commode, et l’on se prépare pour l’avenir, des douceurs dont la vieillesse fait sentir tout le prix. On crée une ferme, on élève des enfants qui, lorsqu’on est impotent, vous closent doucement les yeux. Dans l’état sauvage, au contraire, toute jouissance se borne à boire, à manger (encore pas toujours), à chasser; toute carrière d’ambition se réduit à être un grand guerrier, célèbre chez cinq ou six cents hommes. L’âge vient, les forces baissent, la considération décline, et l’on finit par les infirmités, le mépris, l’extrême misère, et la nécessité ou le besoin de se faire tuer. L’Indien n’en peut jamais employer un autre à son service: chez eux, obéir et servir, même de bon gré, est une sorte d’opprobre réservé aux femmes. Un grand guerrier ne doit rien faire que combattre et chasser. Les femmes portent tout le fardeau du ménage, du labourage, s’il y en a, et en voyage du transport des enfants et des ustensiles. Ce sont littéralement des bêtes de somme. Elles n’héritent pas même des maris: que demain Petite-Tortue retourne chez lui et meure; tous les présents qu’il a reçus, habits, chapeaux, colliers, seront partagés, presque pillés; rien ne passera à ses enfants. C’est un usage de sa tribu, commun à bien d’autres: vivants, ils ont la propriété de leurs meubles, armes et bijoux; mais comme à leur mort leurs couteaux, leurs pipes même ne passent point aux enfants, l’on peut dire qu’ils n’en ont que l’usufruit. Encore moins connaissent-ils de propriété foncière en maisons et en terres: ainsi, toute l’ambition du sauvage est concentrée dans un petit cercle de besoins, plutôt défensifs qu’extenseurs de son existence. Cette existence sans cesse menacée, est elle-même concentrée au présent. La possibilité de périr à tout instant est la plus constante, la plus radicale des pensées du sauvage; il use de la vie comme d’un meuble prêt à se briser à toute heure par la foule des accidents qui l’entourent. Familiarisé dès l’enfance avec cette idée, il n’en est point affecté: c’est la nécessité, il s’y résigne ou il la brave. Mais par une conséquence naturelle, il n’est attaché à rien au monde qu’à ses armes, et peut-être à un compagnon ou ami, qui est pour lui un moyen additionnel de défense et de conservation. Il caresse ses enfants, comme tout animal caresse ses petits. Quand il les a ballottés, embrassés, il les quitte pour aller à la chasse ou à la guerre sans y plus penser; il s’expose au péril sans s’inquiéter de ce qu’ils deviendront: ils lutteront contre le sort, contre la nature; ils mourront jeunes ou vieux, peu importe, puisqu’il faut qu’ils meurent. Aussi le suicide n’est-il point rare parmi eux; ils se tuent par dégoût de la vie, quelquefois par dépit amoureux, par colère contre un grand affront qu’ils ne peuvent repousser. Ils vivent tout en sensations, peu en souvenirs, point en espérances. S’ils sont bien portants, ils folâtrent, dansent et chantent: s’ils sont malades ou fatigués, ils se couchent, fument et dorment; mais comme très-souvent leur repos et leurs aliments ne sont point à leur disposition, il est difficile de voir là de la liberté et du bonheur.»

Telle fut ce jour-là la substance de notre entretien, qui me frappa d’autant plus, qu’il était le résultat d’une expérience de 12 à 15 ans. Je voulais, par contre-partie, m’informer des motifs qui empêchent les sauvages de s’établir chez les blancs, et qui ont déterminé en plusieurs rencontres ceux que l’on y avait élevés à préférer le retour à leurs habitudes natives; le temps et la convenance me manquèrent; mais peu de jours après, je fus plus heureux, et ce fut Petite-Tortue lui-même qui m’en développa les raisons.

Des quakers étaient venus lui faire visite, et entre diverses offres de service, ils lui proposèrent de rester aussi long-temps qu’il voudrait, même pour toujours, l’assurant qu’il ne manquerait de rien. Quand ils furent partis, je fis dire à Petite-Tortue: «Vous connaissez ces gens-là; ils offrent peu et rarement, mais quand ils offrent, on y peut compter. Qui vous empêcherait de rester chez les blancs? N’êtes-vous pas mieux ici que sur la Wabash?» Il ne se pressa point de me répondre, selon le caractère froid et réservé des sauvages. Quand il eut un peu rêvé en se promenant et s’épilant, voici ce qu’il me dit: «Oui, je me suis assez bien habitué à tout ceci; ces habits sont chauds et bons à ma goutte; ces maisons garantissent bien de la pluie, des vents, du soleil; on y a sous la main tout ce qui est commode; ce marché (celui de la rue Seconde était sous les fenêtres) fournit tout ce qu’on désire, et l’on n’est pas obligé de courir après le daim dans les bois. Au total, cela vaut mieux que chez nous; mais ici, moi, je me trouve sourd et muet. Je ne parle pas comme vous; je n’entends et ne puis me faire entendre.—Quand je vais dans les rues, je regarde chacun dans sa boutique occupé à un travail. L’un fait des souliers, l’autre des chapeaux, l’autre vend de la toile, et chacun vit de ce travail. Je me demande, que sais-tu faire de tout cela? Rien du tout. Je sais faire un arc, une flèche, prendre du poisson, tuer du gibier, aller à la guerre; mais de toutes ces choses aucune ne sert ici. Apprendre celles que l’on y fait serait long, difficile, incertain. L’âge vient; si je restais avec les blancs, je serais un meuble inutile aux miens, inutile aux blancs et à moi. Que fait-on d’un meuble inutile? Il faut retourner chez moi.»

Ce peu de mots bien analysé, contient la solution du problème. Pour toute transplantation, la langue est un obstacle majeur; car vivre dans un pays sans y pouvoir converser, est un état insupportable; apprendre cette langue est un travail d’esprit long et pénible. Long-temps après qu’on la parle, s’énoncer avec correction et à volonté est encore une difficulté sentie à chaque instant, et qui à chaque instant décourage. Cet obstacle vaincu, et il ne l’est jamais bien que par la jeunesse, il en reste trois autres puissants: 1º l’impression des habitudes premières de l’enfance, dont l’effet est tel, qu’après bien des observations, il me paraît certain que dès l’âge de cinq ans le système moral d’un homme a pris la direction et le pli qu’il conservera toute sa vie. Il y a développement selon les circonstances, mais il ne se produit rien de neuf dans le caractère; tout part d’un même fond; 2º la privation des parents et des amis, dont la fréquentation est un lien physique et moral; 3º l’échafaudage de travaux et de peines qu’exige notre état social de la part d’un sauvage, sans compter la difficulté physique de se soumettre à la vie contrainte et captive de nos cités, et de renoncer à ses habitudes insouciantes et vagabondes. Ces hommes sont réellement dans l’état des oiseaux et des animaux farouches que l’on n’apprivoise jamais quand on les prend adultes. Les missionnaires ont fort bien senti cette vérité, et ils conviennent tous qu’on ne civilisera les sauvages qu’en commençant leur éducation dès l’enfance, dès la naissance, et en les prenant pour ainsi dire dans le nid, comme les petits oiseaux que l’on appelle Niais. Ce penchant vers l’indépendance, qui est celui de la paresse et de l’oisiveté, est si naturel, que l’on a fait aux États-Unis l’observation suivante, savoir: que, parmi les artisans émigrants de l’Europe, tous ceux qui n’ont pas assez de moyens intellectuels pour se procurer de bons établissements dans les villes, se hâtent, sitôt qu’il ont gagné une petite somme, d’acheter des terres dans l’intérieur où elles sont à un demi-dollar ou un quart de dollar l’acre, pour s’y établir propriétaires libres; et parce que bientôt ils trouvent fort dure la vie d’abatteurs de bois, ils y mêlent la vie de chasseur et de pêcheur, c’est-à-dire, qu’ils deviennent demi-sauvages; mais de quel prix paie-t-on cette liberté sauvage? Nous en avons déja quelques échantillons; continuons d’en examiner les détails.

«Petite-Tortue, me dit M. Wels, a toute raison de penser comme il fait; s’il tardait de retourner chez lui, il perdrait son crédit parmi ses compatriotes. Déja ce n’est qu’avec bien des ménagements qu’il peut le conserver. En arrivant, il faudra qu’il reprenne d’abord le costume et les usages indiens, qu’il ne dise pas trop de bien des nôtres, de peur de choquer leur orgueil, qui est extrême. Dans ces villages, la jalousie de chaque guerrier, de chaque sauvage, rend la situation des chefs aussi délicate que celle d’un chef de parti dans l’état le plus démocratique; et le leur est en effet une démocratie extrême et terrible. Cet homme a chez lui de bons vêtements, du thé, du café; il a même une vache; sa femme fait du beurre; mais il se garde d’user de ces douceurs, il les réserve pour la réception des étrangers blancs. Dans les premiers temps où il eut une vache, elle lui fut tuée de nuit, méchamment, et il dut feindre de ne pas connaître l’auteur, et de la croire malade.» Quoi! repris-je avec l’air de l’étonnement, est-ce que ces hommes de la nature connaissent l’envie, la haine, les basses vengeances? Nous avons chez nous de brillants esprits qui assurent que ces passions ne naissent que dans nos sociétés civilisées.—Eh bien! répondit M. Wels, qu’ils viennent passer trois mois chez les sauvages, et ils s’en retourneront convertis. Alors il me confirma tout ce que j’avais appris au Poste-Vincennes et en Kentucky, de la vie anarchique et tracassière des peuplades, soit errantes, soit sédentaires. Il m’observa que les vieillards assemblés n’avaient aucun pouvoir coërcitif sur les jeunes; que le premier jeune guerrier mutin ou superstitieux, pouvait en un matin ameuter une jeunesse toujours turbulente, parce qu’elle est oiseuse, et déterminer une guerre qui compromettait toute la peuplade; que de tels accidents n’avaient pas seulement pour cause l’ivresse, et par conséquent le commerce avec les blancs, mais des idées superstitieuses communes à tous les sauvages, et une certaine inquiétude d’esprit et de corps, une soif particulière de sang tenant de la nature des tigres et des bêtes féroces. Il me donna des détails curieux sur toutes les petites tracasseries de village et de voisinage, sur les grandes et fortes animosités qui en résultaient, ainsi que sur les haines implacables pour le moindre affront et sur les vindettes ou vengeances de talion, pour toute mort ou mutilation. J’en avais eu un exemple saillant sous les yeux au Fort Miâmi, dans la personne du chef célèbre Blue-Jockey; ce sauvage s’étant enivré, en rencontra un autre à qui il gardait haine depuis 22 ans. Se voyant seul, il profita de l’occasion, et le tua. Le lendemain, toute la famille en armes de demander sa mort. Il vint au fort Miâmi trouver le capitaine Marshal, commandant, de qui je tiens le fait, et il lui dit: «Qu’ils veuillent me tuer, cela est juste; mon cœur a éventé son secret; la liqueur m’a rendu fou, mais tuer mon fils, comme ils en menacent, cela n’est pas juste. Père, voyez si cela peut s’arranger. Je leur donnerai tout ce que je possède: deux chevaux, mes bijoux d’or et d’argent: mes plus belles armes, excepté une paire. S’ils ne veulent pas accepter, qu’ils prennent jour et lieu; je me rendrai seul, et ils me tueront.»

Cette loi du talion se trouve chez tous les peuples barbares, c’est-à-dire, sans gouvernement régulier, parce qu’à défaut de l’autorité publique, elle est le seul préservatif des individus et des familles. Imaginer que ce soit une transmission ou une communication des Hébreux ou des Arabes, est une rêverie qu’il faut laisser aux visionnaires qui bâtissent toute l’histoire des nations sur un fétu. Ce peut bien être les Arabes qui l’ont établie en Italie, en Espagne, en Corse, etc.[184]; mais il serait très-possible que la barbarie l’y eût établie avant eux et sans eux.

«Cependant, ajoute M. Wels, les Indiens de la Wabash, les Miâmis, les Potéuottamis, etc., valent mieux qu’il y a 60 ou 80 ans. La paix que l’abaissement de la ligue iroquoise leur a procurée, leur a permis de cultiver avec la houe, le maïs, les pommes de terre, même nos choux et nos turneps; nos prisonniers ont élevé des pêchers, des pommiers; enseigné à nourrir de la volaille, des porcs, depuis peu des vaches; en un mot, les Chactâs et les Creeks de Floride ne sont pas plus avancés.»

Maintenant, lorsque je remarque que les premiers voyageurs et historiens de la Virginie et de la Nouvelle-Angleterre nous peignent ces sauvages dans un état encore plus avancé; qu’ils nous disent qu’à l’arrivée des premiers colons, chaque peuplade avait un Sêtchêm ou Sêdjemore, exerçant une sorte d’autorité monarchique; qu’il existait des familles privilégiées, presque nobles, à la manière des Arabes; et que ces peuplades assez populeuses étaient renfermées dans des limites de peu d’étendue: je me crois autorisé à en conclure qu’alors leur civilisation était plus avancée; qu’ils auraient fini eux-mêmes par l’élever au degré des peuples de l’autre continent; que leurs guerres avec les Européens, en détruisant leurs gouvernements, les ont plongés dans l’anarchie; en sorte que chez les sauvages il faut, comme chez les civilisés, distinguer différentes époques d’histoire, et que leurs états ont aussi leurs révolutions d’autant plus faciles, qu’ils sont plus petits et plus faibles. «Avant la guerre (la dernière année de 1788 à 94), me disait le chef Ouya, qui me harangua au Poste-Vincennes, nous étions unis et tranquilles; nous commencions à cultiver le maïs comme les blancs. Aujourd’hui nous ressemblons à une bande de daims poursuivie par des chasseurs; nous n’avons plus ni feu ni lieu: chacun de nous se disperse, et bientôt nous ne laisserons plus de traces si quelqu’un ne vient à notre aide.»

Pendant ces éclaircissements, Petite-Tortue me paraissait fort occupé à regarder à travers le vitrage de l’une des fenêtres, ce qui se passait dans le marché de Second-Street. Pour le ramener à la conversation, je lui fis dire que j’avais voyagé chez un peuple étrangement différent du sien; que là, une poignée d’hommes, peut-être de 5 à 6,000 cavaliers, avait trouvé le moyen inconcevable d’emprisonner, pour ainsi dire, sur une étendue de pays presque égale à l’Ohio, une nation entière de deux millions et demi d’ames; en sorte qu’environ 370 individus se laissaient piller, emprisonner, bâtonner, vexer de toute manière par un seul homme, qui n’était pas plus fort que chacun d’eux. Je m’attendais, vu les idées d’indépendance et de fierté que portent les sauvages, qu’il allait beaucoup se récrier; mais en se frottant le menton d’un air rêveur: «Sans doute,» me répondit-il; «avec tout cela, ils ont aussi leur manière de se trouver bien.» J’avoue que ce fut moi qui fus étonné de cette réponse, qui démontre un esprit dégagé des préjugés de sa nation, de son éducation, et qui a su apprécier le pouvoir prodigieux de l’habitude. Pour terminer notre séance, je lui demandai ce qui l’occupait si fort dans la rue et dans le marché, et qu’est-ce qui le surprenait davantage dans la ville de Philadelphie. «En regardant tout ce monde, me dit-il (c’était jour de marché), je suis toujours étonné de deux choses: l’extrême différence des visages et la nombreuse population des blancs: nous autres hommes rouges, nous ne ressemblons pas l’un à l’autre, chacun a sa figure, mais encore y a-t-il un air de famille. Ici c’est une confusion où je n’entends rien. Il y a dix couleurs du blanc au noir; et les traits, le front, le nez, la bouche, le menton, les cheveux noirs, bruns, blonds, les yeux bleus, gris, roux, offrent tant de diversité, que l’on ne sait comment l’expliquer.»—Alors je lui fis sentir que Philadelphie étant l’abord des nations de toutes les parties du globe, et ces nations se mêlant ensuite par le mariage, il en résultait que les diversités des climats produisaient des sous-diversités d’alliage, et des combinaisons à l’infini; mais, ajoutai-je, si vous veniez dans l’intérieur de nos pays, soit en France, soit en Angleterre, vous verriez que les habitants des villages, qui se marient entre eux depuis plusieurs générations, ont une ressemblance générale dans la physionomie. (Et c’est en effet ce que j’ai souvent remarqué dans les paroisses du fond des campagnes, particulièrement dans les pays forestiers de Rennes, Laval, Châteaubriant, etc.; en me plaçant à la porte de l’église, au moment où le peuple sortait, j’observais des caractères généraux frappants par leur ressemblance dans chaque lieu, et par leur particularité d’un lieu à un autre.)

«Quant à la population,» me dit Petite-Tortue, «c’est une chose inconcevable que la multiplication des blancs. Il ne s’est pas écoulé la vie de plus de deux hommes (supposée de 80 ans pour chaque) que les blancs ont mis le pied sur cette terre, et déja il la couvrent comme des essaims de mouches et de taons; tandis que nous autres qui l’habitons on ne sait depuis quand, sommes encore clair-semés comme des daims.»—Le voyant sur la route d’une intéressante question: Et pourquoi, lui dis-je, ne multipliez-vous pas autant?—«Ah! me dit-il, notre cas est bien différent. Vous autres blancs, vous avez trouvé le moyen de rassembler sous votre main en un petit espace, une nourriture sûre et abondante; avec un terrain grand comme 15 ou 20 fois cette chambre, un homme cueille de quoi vivre toute l’année; s’il y ajoute un pièce de terre semée d’herbes, il élève des bêtes qui lui donnent de la viande et du vêtement; et voilà qu’il a tout son temps de reste pour faire ce qu’il lui plaît. Nous autres, au contraire, il nous faut pour vivre un terrain immense, parce que le daim que nous tuons, et qui ne peut nous nourrir que deux jours, a eu besoin d’un terrain considérable pour croître et grandir. En en mangeant, ou en en tuant 2 ou 300 dans l’année, c’est comme si nous mangions le bois et l’herbe de tout le terrain sur lequel ils vivaient, et il leur en faut beaucoup. Avec un tel état de choses, il n’est pas étonnant que les blancs nous aient, d’année en année, repoussés des bords de la mer jusqu’au Mississipi. Ils s’étendent comme l’huile sur une couverture; nous nous fondons comme la neige devant le soleil du printemps; si nous ne changeons de marche, il est impossible que la race des hommes rouges subsiste.» Cette seconde réponse me prouva, et prouvera sans doute à tout lecteur, que ce n’est pas sans raison que cet homme a acquis dans sa nation et dans les États-Unis, la réputation d’un homme d’un sens supérieur à la plupart des sauvages.

Ainsi, c’est un sauvage qui, contre les préjugés de sa naissance, de ses habitudes, de son amour-propre, contre d’anciennes opinions encore dominantes chez ses compatriotes, s’est trouvé conduit par la nature des choses, à regarder comme base essentielle de l’état social, la culture de la terre, et par une conséquence immédiate, la propriété foncière; car il n’y a point de culture active et stable sans la possession exclusive et illimitée qui constitue la propriété. J’ai dit, contre d’anciennes opinions encore dominantes chez ses compatriotes, parce que chez toutes ces peuplades il existe encore une génération de vieux guerriers qui, en voyant manier la houe, ne cessent de crier à la dégradation des mœurs antiques, et qui prétendent que les sauvages ne doivent leur décadence qu’à ces innovations, et que pour recouvrer leur gloire et leur puissance, il leur suffirait de revenir à leur mœurs primitives[185].

Maintenant, que l’on compare à cette doctrine celle du citoyen de Genève, qui prétend que la dépravation de l’état social dérive de l’introduction du droit de propriété, et qui regrette que la horde sauvage chez laquelle furent posées les premières bornes d’un champ, ne les ait pas arrachées comme des entraves sacriléges mises à la liberté naturelle[186]; que l’on pèse lequel des deux opinants a le plus de droit et d’autorité à prononcer dans cette question, ou de l’homme public qui, comme Petite-Tortue, a été à portée de connaître les avantages et les inconvénients de l’un et l’autre genre de vie, en passant 50 ans de sa vie à manier des affaires difficiles, des esprits turbulents et ombrageux, et cela avec un succès qui lui a valu une réputation non contestée d’habileté et de prudence; ou de l’homme privé qui, comme Rousseau, ne mania jamais une affaire publique, ne sut pas même gérer les siennes propres; qui, s’étant créé un monde d’abstractions, vécut presque aussi étranger à la société où il naquit qu’à celle des sauvages, qu’il ne connut que par des comparaisons tirées de la forêt de Montmorenci; qui même ne traita d’abord cette question sous son point de vue paradoxal, que par jeu d’esprit et par escrime d’éloquence; et ne la soutint en thèse de vérité, que par le dépit d’une humeur contrariée et d’un amour-propre offensé[187]. Il est d’autant plus fâcheux que cet écrivain ait embrassé une si mauvaise cause, que la question vue dans son vrai jour lui eût fourni encore plus de moyens de développer son talent et de fronder la dépravation et les vices de la société; car s’il eût d’abord établi ou admis les faits tels qu’ils sont; si traçant le tableau vrai de la vie sauvage, il eût montré qu’elle est un état de non-convention et d’anarchie dans lequel les hommes vagabonds, incohérents, sont mus par des besoins violents, par des passions analogues à ces besoins, et réagissent sans cesse les uns sur les autres avec des forces abusives, dont l’inégalité empêche l’équilibre que l’on nomme justice; si ensuite définissant la civilisation, il eût puisé le sens de la chose dans celui même du mot radical (civitas), il eût montré que par civilisation l’on doit entendre la réunion de ces mêmes hommes en cité, c’est-à-dire, en un enclos d’habitations munies d’une défense commune, pour se garantir du pillage étranger et du désordre intérieur; il eût fait voir que cette réunion emporte avec elle les idées de consentement volontaire des membres, de conservation de leurs droits naturels de sûreté de personne et de propriété; de supposition ou d’existence d’un contrat réciproque, régularisant l’usage des forces, circonscrivant la liberté des actions, en un mot, établissant un régime d’équité; ainsi, il eût démontré que la civilisation n’est autre chose qu’un état social conservateur et protecteur des personnes et des propriétés; qu’il n’y a de véritablement civilisés que les peuples qui ont des lois justes et des gouvernements réguliers; que ceux, au contraire, chez qui n’existe point un tel ordre de choses, quelle que soit la nature et la dénomination de leur gouvernement, sont dans une condition barbare et sauvage, et ne méritent point le nom de peuples policés; il eût soutenu avec l’avantage que donne la vérité, que si ces peuples sont vicieux et dépravés, ce n’est point parce que la réunion en société y a fait naître des penchants vicieux, mais parce qu’ils y ont été transmis de l’état sauvage, souche originelle de tout corps de nation, de toute formation de gouvernement; et cela par un mécanisme semblable à celui qui fait qu’un individu élevé dans de pernicieuses habitudes, en conserve les impressions pendant toute sa vie. D’autre part, examinant le rôle que jouent les sciences et les beaux-arts dans le systême des corps politiques, il eût pu contester que, particulièrement les beaux-arts, poésie, peinture et architecture, soient des parties intégrantes de la civilisation, des indices certains du bonheur et de la prospérité des peuples; il eût pu prouver, par les exemples tirés de l’Italie et de la Grèce, qu’ils peuvent fleurir dans des pays soumis à un despotisme militaire ou à une démocratie effrénée, l’un et l’autre également de nature sauvage; que pour faire fleurir, il suffit qu’un gouvernement momentanément fort, quel qu’il soit, les encourage et les salarie; mais que la conséquence ordinaire de ces encouragements portés au-delà de leurs bornes, est la ruine même de ces gouvernements; par la même marche qui fait que tous les jours des particuliers, amateurs imprudents, renversent les plus belles fortunes par leurs fantaisies en tableaux, en meubles, en luxe de tout genre, et par-dessus tout, en constructions de bâtiments; en sorte que les beaux-arts fomentés aux dépens des tributs des peuples, et au détriment des arts d’utilité grossière et première, peuvent très-souvent devenir un moyen subversif des finances publiques, et par suite, de l’état social et de la civilisation; et il eût pu appuyer sa thèse sur les exemples d’Athènes, de Rome, de Palmyre, etc.; et nous rendre l’important service de donner aux esprits une direction mesurée et juste, qui eût empêché ou contrebalancé la direction fausse et exagérée dont ces derniers temps nous ont montré les tristes conséquences; mais revenons aux sauvages de l’Amérique et à leur genre de vie.

Nous ayons vu le principal motif qui la rend incompatible avec une nombreuse population: il serait intéressant de comparer, sous ce rapport, ses résultats à ceux de la vie civilisée, soit commerciale, soit agricole, et de connaître en général et par terme moyen, combien il existe de têtes sauvages par lieue carrée de terrain. Malheureusement nous manquons de données exactes pour la solution de ce problème; néanmoins, comme nous en avons quelques unes approximatives, essayons de nous en faire un aperçu.

Le voyageur Carver qui, en 1768, vécut plusieurs mois chez les Nadouessis des plaines du Missouri, établit comme un fait certain que les huit tribus qui forment cette nation ne comptent pas plus de 2,000 guerriers: ce nombre ne comporte pas plus de 4,000 enfants, vieillards et femmes; ainsi c’est un total de 6,000. Or, l’immense pays que ces huit tribus occupent paraît surpasser quatre ou cinq fois l’étendue de la Pensylvanie; supposons 4 fois: la Pensylvanie contient 44,813 milles carrés qui, quadruplés, donnent 179,242 milles carrés; pour les réduire en lieues, prenons le neuvième, et nous avons 19,918 lieues carrées; c’est-à-dire, qu’il n’existe pas tout-à-fait une tête de sauvage par trois lieues carrées. Dans son voyage au pôle, Maupertuis estime la population de la Laponie à trois têtes par lieue carrée, et les Lapons vivent en paix sous un gouvernement civilisé: cette donnée, quoique inverse, prouve néanmoins que l’autre n’est pas une pure supposition. Tous les traitants canadiens s’accordent à dire que, passé le 45° degré allant au nord vers le pôle, les sauvages sont si clair-semés, le pays est si stérile, que l’on ne peut guère admettre une évaluation plus forte que pour les Nadouessis; mais parce que venant au sud le sol est meilleur, et que les bords de la mer Pacifique paraissent plus peuplés, admettons pour toute l’Amérique du nord une tête par deux lieues carrées; l’on peut estimer la superficie de ce continent, non compris le Mexique et les États-Unis, à six fois celle des États-Unis, c’est-à-dire, six fois 112,000 lieues carrées; égal à 672,000 lieues carrées: ce serait 336,000 têtes sauvages[188]; mais par impossible, admettons 672,000 têtes; il n’en résulte pas moins que chez des peuples civilisés, ce ne serait la population que d’une médiocre province de 7 à 800 lieues carrées. Et ce fait seul résout de quel côté est l’avantage du genre de vie; il résout aussi, sans doute, la question de savoir si des sauvages ont le droit raisonnable de refuser du terrain à des peuples cultivateurs qui n’en auraient pas suffisamment pour subsister.

Sous ce double rapport de la population, et de la manière d’occuper le territoire, il y a de l’analogie entre les sauvages américains et les Arabes-Bedouins d’Afrique et d’Asie; mais il existe entre eux cette différence essentielle, que le Bedouin vivant sur un sol pauvre d’herbage, a été forcé de rassembler près de lui, et d’apprivoiser des animaux doux et patients, de les traiter avec économie et douceur, et de vivre de leur produit, lait et fromage, plutôt que de leur chair; comme aussi de se vêtir de leur poil plutôt que de leur peau; en sorte que, par la nature de ces circonstances topographiques, il a été conduit à se faire pasteur et à vivre frugalement sous peine de périr tout-à-fait: tandis que le sauvage américain, placé sur un sol luxuriant d’herbes et de bocages, trouvant difficile de captiver des animaux toujours prêts à fuir dans la forêt, trouvant même plus attrayant de les y poursuivre, et plus commode de les tuer que de les nourrir, a été conduit par la nature de sa position à être chasseur, verseur de sang, et mangeur de chair. Or, de cette différence dans la manière de subsister, en a dérivé une proportionnelle dans les inclinations et les mœurs. D’une part, l’Arabe pasteur soumis à la nécessité habituelle de la parcimonie, n’osant se livrer gratuitement au meurtre de ses bestiaux, s’accoutumant même à les aimer par esprit de propriété, a naturellement contracté des mœurs moins farouches; a été plus propre à se réunir en société, à prendre l’esprit de famille, à connaître, à établir des droits de propriété, d’héritage, et à recevoir tous les sentiments qui en découlent: et en effet, il existe chez les Bedouins un état social bien plus avancé, un véritable gouvernement tantôt patriarcal, c’est-à-dire, un gouvernement de chef de famille étendu sur la parenté et sur les serviteurs: tantôt aristocratique, c’est-à-dire, le gouvernement de plusieurs chefs de famille associés; et comme les mœurs privées ont influencé et même composé les mœurs des tribus entières, ces tribus n’éprouvant que des besoins lents et graduels d’étendre leur domaine pâturager, n’ont point déployé au dehors un caractère si guerrier, c’est-à-dire, si querelleur et si sanguinaire: ayant plus d’objets de propriété, plus de désirs et de besoins de conservation, elles ont eu plus d’idées d’équilibre mutuel et de justice, des droits plus sûrs, des pactes plus précis de possession territoriale, d’asile, de refuge hospitalier, en un mot une civilisation plus avancée. Au contraire, le sauvage américain, chasseur et boucher, qui a eu le besoin journalier d’égorger et de tuer, qui dans tout animal n’a vu qu’une proie fugitive qu’il fallait se hâter de saisir, a contracté un caractère vagabond, dissipateur et féroce, est devenu un animal de l’espèce des loups et des tigres; il s’est réuni en bandes et en troupes, mais point en corps organiques de société; ne connaissant point l’esprit de propriété ni de conservation, il n’a pas connu l’esprit de famille, ni par conséquent les sentiments conservateurs qu’il inspire; borné à ses seules forces, il a été contraint de les tenir sans cesse tendues au maximum de leur énergie; et de là, une humeur indépendante, inquiète, insociable; un esprit altier, indomptable, hostile envers tous; une exaltation habituelle à raison d’un danger permanent; une détermination désespérée de risquer à chaque instant une vie sans cesse menacée; une insouciance absolue d’un passé pénible, comme d’un avenir incertain; enfin une existence toute bornée au présent: et ces mœurs individuelles formant les mœurs publiques des peuplades, les ont rendues également dissipatrices, avides et sans cesse nécessiteuses, leur ont donné le besoin habituel et croissant d’étendre leur fief de chasse, leurs frontières de territoire, et d’envahir le domaine de l’étranger: de là au dehors des habitudes plus hostiles, un état plus constant de guerre, d’irritation et de cruauté; tandis qu’au dedans l’excessive indépendance de chaque membre, et la privation de tout lien social par l’absence de toute subordination et de toute autorité, ont constitué une démocratie si turbulente et si terroriste, que l’on peut bien l’appeler une véritable et effrayante anarchie.

J’ai dit que chez les sauvages il n’existait point de droit de propriété; ce fait, quoique vrai en général, demande cependant quelques distinctions plus précises. En effet, les voyageurs s’accordent à dire que le sauvage, même le plus vagabond et le plus féroce, possède exclusivement ses armes, ses vêtements, ses bijoux, ses meubles; et il est remarquable que tous ces objets sont le produit de son travail et de son industrie propre; en sorte que le droit de ce genre de propriété, qui entre eux est sacré, dérive évidemment de la propriété que chaque homme a de son corps et de sa personne, par conséquent est une propriété naturelle. Ces voyageurs ajoutent que la propriété foncière ou territoriale est absolument inconnue; cela est vrai généralement, surtout chez les peuplades constamment errantes; mais il existe des cas d’exception chez celles que la bonté de leur sol, ou quelque autre raison, a rendues sédentaires. Chez de telles peuplades qui vivent dans des villages, les maisons construites soit de troncs d’arbres, soit de terre mastiquée, soit même de pierre, appartiennent sans contestation à l’homme qui les a bâties. Il y a propriété réelle de la maison, du fonds qu’elle couvre, même du jardin, qui quelquefois lui est annexé. De tels cas ont des exemples chez les Creeks, chez les Poteouttamis, et en ont eu dès le commencement du siècle, chez les Hurons, chez les Iroquois et ailleurs. Il paraît encore que chez certaines nations, où la culture avait fait quelques progrès, les enfants et parents héritaient de ces objets; par conséquent il y avait propriété plénière. Mais chez d’autres, à la mort du possesseur, tout était confus, et devenait un objet de partage par sort ou par choix. Alors il n’y avait qu’usufruit. Si la tribu émigre pendant quelque temps et laisse à l’abandon son village, l’homme ne conserve pas de droits positifs au sol ni à la hutte dégradée, mais il a ceux de premier occupant et de travail émané de ses mains.

Hors cette légère portion, le reste du terrain, chez toutes ces nations, est indivis et en état de commune, comme nous le voyons encore se pratiquer pour certaines portions de territoire dans quelques cantons de la France, surtout dans les pays de la Loire-Inférieure, et de la presqu’île Bretonne, mais bien plus généralement en Espagne, en Italie, et dans tous les pays riverains de la Méditerranée. Ce que j’ai vu en Corse, à cet égard, m’a frappé par son extrême analogie. Là comme chez les sauvages, la majeure partie des terres de la plupart des villages sont en communes; chaque habitant a le droit d’y faire paître ses bestiaux, d’y prendre du bois, etc. Mais parce qu’en Corse la culture est un peu plus avancée, une portion de quart ou de cinquième de ces terres est ensemencée l’une après l’autre d’année en année; pour cet effet, cette portion est divisée en autant de lots qu’il y a de familles ou de têtes ayant droit. Chacune ensemence le lot qui lui est échu au sort, et possède, pendant cette année, le terrain qu’elle a labouré; mais sitôt le grain enlevé, ce lot redevient propriété publique, ou pour mieux dire, rapine et dévastation publique, car tout le monde a droit d’y prendre et d’en ôter, et personne n’a le droit d’y rien mettre; on ne peut y placer ni maison, ni arbre, et c’est un vrai désert sauvage livré au parcours et au vagabondage des troupeaux, qui sont en grande partie des chèvres; or, comme ces ruineux animaux, ainsi que leurs guides, ne demandent qu’à étendre leurs ravages, il en résulte pour les propriétés particulières un besoin renaissant de clôture qui en rend finalement la possession presque plus onéreuse qu’utile; aussi ayant souvent recherché et analysé les causes de l’état de barbarie et de demi-sauvagerie où la Corse persiste depuis tant de siècles, quoique environnée de pays policés, j’ai trouvé que l’une des plus radicales et des plus fécondes, était l’état indivis et commun de la majeure partie de son territoire, et le nombre petit et restreint des propriétés particulières[190].

Il existe cette autre analogie entre les sauvages de l’Amérique et les montagnards de la Corse, que les villages des uns et des autres sont ordinairement formés de maisons éparses et distantes, en sorte qu’un village de cinquante maisons occupera quelquefois un quart de lieue carré. En recherchant les motifs de cette coutume totalement contraire à celle des pays d’Orient, j’ai trouvé que pour le sauvage américain ils sont l’aversion d’être observé et gêné par ses voisins, et surtout la défiance des embûches dont il pourrait être investi par suite de haines connues ou dissimulées, et d’offenses même involontaires envers des hommes aussi irritables et aussi ombrageux, qu’il se connaît lui-même. Une expérience journalière leur donne une si mauvaise opinion les uns des autres, les rend si soupçonneux, si défiants, qu’ils se rencontrent le moins possible, et ne sortent jamais qu’en armes. Le terrible usage des vindettes ou vengeances de talion, qui est commun à tous les sauvages, ajoute encore à ces motifs de précaution et de cautèle. Ceux qui connaissent la Corse savent si les mêmes usages, les mêmes habitudes, y ont des causes différentes; et si cette comparaison, qui pourrait se continuer sur bien d’autres objets, semblait fâcheuse et mortifiante, je demanderai si c’est au peuple, victime de son ignorance et de ses passions, que s’adresse le reproche de ses maux, ou à ce gouvernement génois qui les maintint ou les causa par l’un des régimes les plus pervers que présente l’histoire. Pour moi, que la douceur du climat et la fécondité du sol, en certaines parties, avaient attiré dans cette île avec l’intention d’y former un établissement agricole d’un genre singulier[191], je me suis convaincu pendant un an d’étude et de séjour, qu’il ne manquait à ce peuple, digne d’un meilleur sort, que cinq ou six institutions fondamentales, calculées sur sa situation, pour en faire un peuple aussi industrieux, aussi policé qu’aucun autre, puisqu’il a des moyens intellectuels aussi parfaits que j’en aie rencontré dans aucun pays, et que son sol est beaucoup plus productif que l’on n’en a communément l’opinion; mais trouver en trois siècles 30 années continues d’un gouvernement pacifique et législateur, voilà le bienfait dont les dieux furent toujours avares.

Ce que j’ai exposé des motifs de guerres entre peuples sauvages, fait assez sentir qu’elles doivent être fréquentes et presque habituelles; et déja c’est une raison de les rendre cruelles, puisque l’habitude de verser le sang, ou seulement de le voir verser, corrompt tout sentiment d’humanité; mais à cette raison s’en joignent plusieurs autres très-actives, dérivées du fond et des accessoires du sujet.

1º L’égoïsme ou esprit de personnalité que chaque sauvage porte dans ces guerres; égoïsme fondé sur ce que chaque membre de la peuplade, vu l’état indivis du territoire, considère le gibier en général comme le moyen fondamental de sa propre subsistance, et par conséquent se regarde comme attaqué ou menacé dans son existence par tout ce qui tend à détruire ce moyen.

Chez les nations policées et riches en propriétés particulières, la guerre est un mal qui n’attaque immédiatement qu’une fraction souvent assez faible de la masse totale, et qui n’enlève à la majorité, sous le nom de tributs, qu’une partie de biens et de jouissances dont elle peut rigoureusement se passer. Il est donc naturel qu’un tel genre de guerre n’excite que des passions faibles dans ses moteurs et dans ses instruments qui se battent et se font tuer, moins par nécessité que par vanité, et par une sorte de commerce qui leur donne de l’honneur et de l’argent.—Au contraire chez les peuples sauvages, pauvres et peu nombreux, la guerre met directement en péril l’existence de toute la société et de chacun de ses membres. Son premier effet est d’affamer la tribu; son second est de l’exterminer. Il est donc également naturel que chaque membre s’identifie étroitement au tout, et qu’il déploie une énergie portée à son degré extrême, puisqu’elle est stimulée par l’extrême besoin de la défense et de la conservation.

2º Une seconde raison de l’animosité de ces guerres, est la violence des passions, telles que le point d’honneur, le ressentiment, la vengeance dont chaque guerrier se trouve animé. Le nombre des combattants étant borné, chacun est exposé aux regards de ses amis et de ses ennemis; toute lâcheté y est punie d’une infamie dont la suite prochaine est la mort. Le courage y est stimulé par la rivalité des compagnons d’armes, par le désir de venger la mort de quelque ami ou parent, par tous les motifs personnels de haine et d’orgueil, souvent plus actifs que ceux de la conservation.

3º La nature des dangers de ces guerres, où l’on n’attend, ne reçoit, ne donne aucun quartier; le moindre des périls est de perdre la vie; car si le sauvage n’est que blessé ou fait prisonnier, sa perspective est d’être scalpé immédiatement, ou brûlé vif et mangé sous quelques jours. Veut-on savoir en quoi consiste le scalpe ou arrachement de la chevelure, écoutons un facteur anglais, Jean Long, témoin oculaire, qui a aimé la vie des sauvages et habité 20 ans parmi eux.

«Lors, dit-il, que le sauvage a abattu son ennemi, il lui saisit à l’instant une poignée de cheveux, la tortille fortement autour de son poing pour détacher la peau du crâne; puis lui appuyant le genou sur la poitrine, il tire le fatal couteau de sa gaîne, incise et cerne la peau tout autour de la tête, et avec les dents il arrache la chevelure à mesure que le couteau la détache; comme ils sont fort adroits, dit Jean Long, l’opération ne dure que deux minutes, et elle n’est pas toujours mortelle. L’on a vu, aux États-Unis, plusieurs personnes de l’un et de l’autre sexe qui y ont survécu, et qui seulement sont obligées de porter une calotte d’argent ou d’étain pour se préserver des atteintes du froid. Cette chevelure ou perruque est ensuite tendue sur trois cerceaux, puis lorsqu’elle est sèche, on la peint de vermillon, et c’est un trophée de gloire; l’honneur consiste à en avoir beaucoup.»

Je puis ajouter que la colonie de Gallipolis en a fourni un exemple dans la personne d’un Allemand.

Quant à être brûlé vif et mangé, il ne faut qu’avoir ouvert une relation quelconque des guerres des sauvages, pour savoir que le sort ordinaire des prisonniers de guerre est d’être attaché à un poteau près d’un bûcher enflammé, pour y être, pendant plusieurs heures, tourmenté par tout ce que la rage peut imaginer de plus féroce et de plus raffiné. Ce que racontent de ces affreuses scènes les voyageurs, témoins de la joie cannibale des assistants, et surtout de la fureur des femmes et des enfants, de leur plaisir atroce à rivaliser de cruauté[192]; ce qu’ils ajoutent de la fermeté héroïque, du sang-froid inaltérable des patients, qui non-seulement ne donnent aucun signe de douleur, mais qui bravent et défient leurs bourreaux par tout ce que l’orgueil a de plus hautain, l’ironie de plus amer, le sarcasme de plus insultant; chantant leurs propres exploits; énumérant les parents, les amis des spectateurs qu’ils ont tués, détaillant les supplices qu’ils leur ont fait souffrir, et les accusant tous de lâcheté, de pusillanimité, d’ignorance à savoir tourmenter, jusqu’à ce que tombant en lambeaux, et dévorés vivants sous leurs propres yeux par leurs ennemis enivrés de fureur, ils perdent le dernier souffle de la voix avec celui de la vie: tout cela, dis-je, serait incroyable chez les nations civilisées, et serait un jour traité de fable par la postérité lorsqu’il n’existera plus de sauvages, si la vérité n’en était pas établie par des témoignages incontestables. Chaque jour des exemples se passent encore dans l’Amérique au-delà du Mississipi, ont lieu d’année en année chez les sauvages de la Wabash, quelquefois même chez ceux de la Floride. Qu’après cela des rêveurs sentimentalistes viennent nous vanter la bonté de l’homme de la nature! Une erreur presque égale est celle des écrivains qui, comme Paw, supposent que ce peut être faute de sensibilité physique, que les sauvages supportent si patiemment de si effroyables tourments. Certes, il faudrait qu’ils fussent plus insensibles que des huîtres et des arbres! La vérité est que ce phénomène physiologique tient à un état particulier de l’ame, violemment exaltée par des passions; état dont nous voyons des exemples nombreux dans les martyrs religieux et politiques de toutes les nations et de tous les pays. Le sauvage, ainsi que ces martyrs, est dans la disposition d’ame que l’on appelle fanatisme, qui est une violente persuasion, une certitude aveugle d’avoir tout droit, toute vérité dans sa cause; de voir, du côté de ses ennemis, toute erreur et toute méchanceté; de n’admettre ni doute, ni raisonnement: par ces motifs, d’être profondément imprégné, ainsi que les martyrs, d’un sentiment d’orgueil qui, à ses yeux, l’élève infiniment au-dessus de ses bourreaux; qui établit entre lui seul et eux tous, une lutte d’amour-propre, une gageure de vanité à qui ne cédera pas; et nous voyons dans la société que ce genre de lutte produit journellement les effets les plus exaltés, tels que ceux de la fureur du jeu, de la fureur de la guerre, des combats, des conquêtes, etc.—Le fanatisme des martyrs religieux a communément pour mobile l’espoir d’une autre vie: celui du sauvage manque de cet appui, et par cela même son courage est plus étonnant, a en quelque sorte plus de mérite; mais il a pour stimulant son désespoir et l’impossibilité de se sauver par une rétractation ou par une faiblesse; il ressemble à ces animaux qui, attaqués dans leur dernier point de retraite, se défendent sans aucun espoir d’échapper; et l’on sait quels prodigieux efforts la nature sait alors déployer chez les plus timides et chez les plus faibles. Chez le sauvage, c’est l’action cumulée du fanatisme et de la nécessité, et c’est sur cette double base que le Tartare Odin a pu élever sa religion forcenée; mais il n’en reste pas moins un problème physiologique très-intéressant à résoudre, savoir: quel est cet état singulier de nerfs, quel est ce mouvement du fluide électrique par lequel la sensibilité s’émousse ou s’exalte au point d’annuler la douleur. Cette question mériterait d’être un sujet de prix dans les écoles de médecine[193]; de même que c’en serait un autre digne des sociétés savantes qui s’occupent de morale, que de rechercher en quoi consiste la situation d’esprit appelée fanatisme: quelles sont ses causes disposantes et préparatoires, tant dans l’éducation que dans le tempérament? quels sont les moyens d’y remédier? comme aussi d’examiner si les effets du fanatisme appliqués à n’importe quelle opinion, sont plus pernicieux à l’individu et à la société, que l’esprit de doute, d’incertitude et de non crédulité?

4º Enfin, un dernier motif de férocité, dans les guerres des sauvages et dans tout leur caractère, est le système entier de leur éducation et la direction que, dès le plus bas âge, les parents s’efforcent de donner à leurs penchants. «Dès le berceau,» dit Jean Long (chap. VIII), «les mères s’attachent à inculquer à leurs enfants des sentiments d’indépendance. Elles ne les frappent ni ne les grondent, de peur d’affaiblir les inclinations fières et martiales qui doivent faire l’ornement de leur vie et de leur caractère. Elles évitent même de les contrarier en rien, afin qu’ils s’accoutument à penser et agir avec la plus grande liberté.»—J’ajoute qu’ici, comme dans tout le système de la vie sauvage, c’est encore le mobile de la conservation qui agit, car c’est pour se donner des défenseurs plus intrépides que ces mères gâtent ainsi leurs enfants, qui, un jour, selon la pratique générale de ces peuples, les mépriseront, les asserviront, et même les battront.—Tantôt elles emploient le temps des veillées à raconter les hauts faits, les traits de courage des parents, des héros de la tribu; comment ils tuèrent, scalpèrent, brûlèrent, pendant leur vie, tel nombre d’ennemis; ou comment ayant eu le malheur d’être pris, ils endurèrent avec un sublime courage les tourments les plus affreux; tantôt elles les entretiennent des querelles domestiques de la tribu; des griefs contre quelques voisins, des ménagements à garder pour s’en venger en temps opportun; et ainsi elles leur donnent à la fois des leçons de dissimulation, de cruauté, de haine, de discrétion, de vengeance et de soif de sang. Elles ne manquent pas de saisir les premières occasions d’un prisonnier de guerre pour faire assister leurs enfants au supplice, pour les styler à l’art de tourmenter, et pour leur faire partager le festin cannibale qui termine ces scènes. L’on sent quelle profonde impression doivent faire sur de jeunes cerveaux de telles leçons. Aussi leur effet constant est-il de donner aux jeunes sauvages un caractère indocile, impérieux, mutin, ennemi de toute contradiction, de toute contrainte, et cependant dissimulé, fourbe, et même poli; car les sauvages ont une étiquette de politesse aussi composée que celle d’un corps diplomatique; en un mot, elles parviennent à leur faire réunir toutes les qualités nécessaires à atteindre le but de leur passion dominante, la passion de la vengeance et du meurtre. Leur frénésie sur ce dernier article est un sujet d’étonnement et d’effroi pour tous les blancs qui ont vécu avec eux.

«L’on ne peut,» dit encore Jean Long (chap. VIII), «refuser aux sauvages une connaissance parfaite de la vie des bois: ils se dirigent sans soleil, sans étoiles, par l’aspect des arbres dont les branches sont toujours plus fortes du côté sud que du côté nord, et par la mousse qui s’attache au côté nord à l’exclusion de tout autre. Le sentiment de ce genre de supériorité leur donne l’opinion la plus orgueilleuse de leur intelligence: ils se regardent comme les plus fins et les plus sages de l’espèce humaine; ils ont un grand mépris pour nous autres blancs, et cependant les Virginiens, depuis vingt ans, les ont surpassés dans toutes leurs pratiques chasseresses et guerrières. Quand ils viennent en guerre avec nous, ils sont très-choqués si on ne suit pas leurs avis; le grand Washington lui-même a, par ce motif, encouru leur censure. Ils se moquent d’ailleurs de notre subordination, et trouvent ridicule que l’on puisse obéir à des chefs et à des rois. Toute dépendance leur est odieuse; ils s’offensent de toute contradiction; ils sont jaloux et envieux de toute préférence, soupçonneux de toute parole, de toute action; et une fois prévenus, ils ne se désabusent plus, et couvent une rancune implacable. L’on peut admirer leur courage intrépide, leur patience et leur fermeté; mais leurs meilleurs amis redoutent leur humeur exigeante, ombrageuse, facile à heurter, qui s’aigrit sans motif, sans bornes: flattez-les, ils sont insolents; réprimez-les, ils s’irritent; leur accordez-vous ce qu’ils veulent, ils demandent davantage; ils se font un droit de la moindre promesse; enfin les refuse-t-on une seule fois, tous les bienfaits sont oubliés, et ils deviennent de cruels ennemis. Leur soif du sang est surtout une rage inconcevable; elle les porte à traverser des espaces immenses, à souffrir des fatigues excessives, des famines cruelles pour avoir le plaisir infernal de tuer et de scalper; et ce qui n’est pas moins étrange, c’est le plaisir diabolique (voyez Carver, chap. IX et XVI, et le voyage de Hearne) qu’à leur tour ils trouvent à raconter les incidents de leur route et les tourments qu’ils ont fait endurer. Les plus terribles excès de maniaques n’égalent pas une telle férocité.»

Ainsi, en résultat, l’on peut dire que les vertus des sauvages se réduisent à un courage intrépide dans le danger, à une fermeté inébranlable dans les tourments, au mépris de la douleur et de la mort, et à la patience dans toutes les anxiétés et détresses de la vie. Sans doute ce sont là d’utiles qualités, mais elles sont toutes restreintes à l’individu, toutes égoïstes et sans aucun fruit pour la société; et de plus, elles sont la preuve d’une existence réellement misérable, et d’un état social si dépravé ou si nul, que l’homme n’y trouvant, n’y espérant aucun secours, aucune assistance, est obligé de s’envelopper dans le manteau du désespoir, et de tâcher de s’endurcir contre les coups de la fatalité.

Cependant, pourrait-on me dire, ces hommes dans leurs loisirs rient, chantent, jouent, vivent sans souci du passé comme de l’avenir; leur refuserez-vous plus de bonheur qu’à nous?—A ceci je répondrai comme Petite-Tortue: «Sans doute ils ont aussi leur manière de se trouver bien.» L’homme est un être si souple, si divers, les habitudes exercent sur lui un empire si puissant que, dans les situations les plus fâcheuses, il trouve toujours quelque attitude qui le repose, qui le console, et qui, par comparaison aux souffrances antérieures, lui paraît bien-être et bonheur; mais si rire, jouer et chanter constituent le bonheur, il faut que l’on m’accorde aussi que les soldats sont des être parfaitement heureux, puisqu’il n’est pas d’hommes plus insouciants et plus gais dans les dangers et à la veille des batailles; il faut que l’on m’accorde encore que dans ces derniers temps, dans la plus fatale de nos prisons, à la Conciergerie, les prisonniers étaient très-heureux, puis-qu’ils étaient généralement plus insouciants et plus gais que ceux qui les gardaient, que ceux qui craignaient le même sort: hors des prisons l’on avait des soucis, nombreux comme les jouissances que l’on désirait conserver. Dans les prisons, les soucis se réduisaient à un seul, celui de conserver la vie. A la Conciergerie, où l’on était condamné en attente ou en réalité, l’on n’avait plus de soucis pour rien; chaque instant de la vie devenait au contraire une acquisition, une conquête sur un bien que l’on regardait comme perdu. Telle est à peu près la situation du soldat en guerre, et telle est réellement celle du sauvage dans le cours de toute sa vie. Si c’est là le bonheur, malheur aux pays où l’on peut l’envier.

En suivant mon analyse, je ne me vois pas conduit à des idées plus avantageuses de la liberté du sauvage; je ne vois au contraire en lui qu’un esclave de ses besoins et des caprices d’une nature stérile et avare. Les aliments ne sont point sous sa main, son repos n’est point à sa volonté; il faut qu’il coure, qu’il se fatigué, qu’il endure la soif, la faim, le chaud, le froid, toutes les intempéries de l’air, selon les variations des saisons et des éléments; et parce que l’ignorance dans laquelle il naît, dans laquelle il est élevé, lui donne ou lui laisse une foule d’idées fausses et déraisonnables, de préjugés superstitieux, il est encore l’esclave d’une foule d’erreurs et de passions dont l’homme civilisé s’est affranchi par les sciences et par les connaissances de tout genre qu’a produites l’état social perfectionné.

Les limites de mon travail ne me permettant pas tous les développements que comporte cet intéressant sujet, je me bornerai à dire que plus on approfondit le genre de vie et l’histoire des sauvages, plus l’on y puise d’idées propres à éclairer sur la nature de l’homme en général, sur la formation graduelle des sociétés, sur le caractère et les mœurs des nations de l’antiquité. Je suis surtout frappé de l’analogie que je remarque chaque jour entre les sauvages de l’Amérique du nord et les anciens peuples si vantés de la Grèce et de l’Italie. Je retrouve dans les Grecs d’Homère, surtout dans ceux de son Iliade, les usages, les discours, les mœurs des Iroquois, des Delawares, des Miâmis. Les tragédies de Sophocle et d’Euripide me peignent presque littéralement les opinions des hommes rouges, sur la nécessité, sur la fatalité, sur la misère de la condition humaine, et sur la dureté du destin aveugle. Mais le morceau le plus remarquable par la variété et la réunion des traits de ressemblance, est le début de l’histoire de Thucydide, dans lequel il rappelle et trace sommairement les habitudes et la manière de vivre des Grecs, avant et depuis la guerre de Troie jusqu’au siècle où il écrivait. Ce fragment me semble si bien adapté à mon sujet, que je crois faire une chose agréable au lecteur en le lui soumettant ici, afin qu’il fasse lui-même la comparaison.

Extrait de l’histoire de Thucydide, traduction de Levêque, tom. 1, pag. 2, art. 2,

«Jusque vers le temps de la guerre du Péloponèse, le pays qui porte aujourd’hui le nom de Grèce, ne fut point habité d’une manière constante; mais il était sujet à de fréquentes émigrations, et ceux qui s’arrêtaient dans une contrée, l’abandonnaient sans peine, repoussés par de nouveaux occupants qui se succédaient toujours en plus grand nombre. Comme il n’y avait point de commerce, que les hommes ne pouvaient sans crainte communiquer entre eux, ni par terre, ni par mer; que chacun ne cultivait que ce qui suffisait à sa subsistance, sans connaître les richesses; qu’ils ne faisaient point de plantations, parce que, n’étant pas défendus par des murailles, ils ne savaient pas quand on viendrait leur enlever le fruit de leur labeur; comme chacun enfin croyait pouvoir trouver partout sa subsistance journalière, il ne leur était pas difficile de changer de place. Avec ce genre de vie, ils n’étaient puissants ni par la grandeur des villes, ni par aucun autre moyen de défense. Le pays le plus fertile était celui qui éprouvait les plus fréquentes émigrations: telles étaient les contrées qu’on nomme à présent Thessalie, la Béotie, la plus grande partie du Péloponèse, dont il faut excepter l’Arcadie, et les autres enfin, en proportion de leur fécondité: car dès que, par la bonté de la terre, quelques peuplades avaient augmenté leur force, cette force donnait lieu à des séditions qui en causaient la ruine, et elles se trouvaient d’ailleurs plus exposées aux entreprises du dehors. L’Attique, qui, par l’infertilité de la plus grande partie de son sol, n’a point été sujette aux séditions, a toujours eu les mêmes habitants; et ce qui n’est pas une faible preuve de l’opinion que j’établis, c’est qu’on ne voit pas que des émigrations aient contribué de même à l’accroissement des autres contrées. C’était Athènes que choisissaient pour refuge les hommes les plus puissants de toutes les autres parties de la Grèce, quand ils avaient le dessous à la guerre, ou dans des émeutes: ils n’en connaissaient point de plus sûr; et devenus citoyens, on les vit, même à d’anciennes époques, augmenter la population de la république: on envoya même dans la suite des colonies en Ionie, parce que l’Attique ne suffisait plus à ses habitants.»

(P. 7, art. VI.) «Sans défense dans leurs demeures, sans sûreté dans leurs voyages, les Grecs ne quittaient point les armes; ils s’acquittaient armés des fonctions de la vie commune, à la manière des barbares. Les endroits de la Grèce où ces coutumes sont encore en vigueur prouvent qu’il fut un temps où des coutumes semblables y régnaient partout. Les Athéniens les premiers déposèrent les armes, prirent des mœurs plus douces et passèrent à un genre de vie plus sensuel.»

(P. 13, art. X.) «Sparte n’est pas composée de bâtiments contigus, mais la population y est distribuée par bourgades, suivant l’ancien usage de la Grèce.»

(P. 24, art. XX.) «Tel j’ai trouvé l’ancien état de la Grèce; il est difficile d’en démontrer l’exactitude par une suite de preuves liées entre elles: car les hommes reçoivent indifféremment les uns des autres, sans examen, ce qu’ils entendent dire sur les choses passées, même lorsqu’elles appartiennent à leur pays....

«Ainsi on croit que les rois de Lacédémone donnent chacun deux suffrages au lieu d’un, et que les Lacédémoniens ont un corps de troupes nommé Pitanate, bien qu’il n’ait jamais existé: tant la plupart des hommes sont indolents à rechercher la vérité, et aiment à se tourner vers la première opinion qui se présente.»

(P. 26, art. XXII.) «Quant aux événements, je ne me suis pas contenté de les écrire sur la foi du premier qui m’en faisait le récit, ni comme il me semblait qu’ils s’étaient passés: mais j’ai pris des informations aussi exactes qu’il m’a été possible, même sur ceux auxquels j’avais été présent. Ces recherches ont été pénibles, car les témoins d’un événement ne disent pas tous les mêmes choses sur les mêmes faits; ils les rapportent au gré de leur mémoire ou de leur partialité. Comme j’ai rejeté ce qu’ils disaient de fabuleux, je serai peut-être écouté avec moins de plaisir; mais il me suffira que mon travail soit regardé comme utile par ceux qui voudront connaître la vérité de ce qui s’est passé, et en tirer des conséquences pour les événements semblables ou peu différents qui, par la nature des choses humaines, se renouvelleront un jour.»

(P. 36, art. XXX.) «Après le combat naval, les Corcyréens dressèrent un trophée à Leucymne, promontoire de Corcyre, et firent mourir tous leurs prisonniers, excepté les Corinthiens qu’ils tinrent en captivité.»

En lisant tous ces articles, il n’est pas une ligne dont on ne puisse faire l’application aux sauvages de l’Amérique, à l’exception de ce qui concerne l’Attique, dont les causes occasionelles de civilisation sont trop remarquables pour que je les aie écartées.

L’on ferait un ouvrage extrêmement instructif, si l’on considérait et si l’on représentait sous ce point de vue de comparaison l’histoire de l’ancienne Grèce et de l’ancienne Italie. L’on y apprendrait à évaluer à leur juste prix une foule d’illusions et de préjugés dont on égare, dont on fausse nos jugements dans l’enfance et l’éducation. L’on y verrait ce qu’il faut penser de ce prétendu âge d’or, où les hommes erraient nus dans les forêts de l’Hellas et de la Thessalie, vivant d’herbes et de glands: l’on sentirait que les anciens Grecs furent de vrais sauvages, de la même espèce que ceux d’Amérique, et placés presque dans les mêmes circonstances de climat et de sol, puisque alors la Grèce, couverte de forêts, était beaucoup plus froide qu’aujourd’hui. L’on en induirait que ces Pelasges, crus un seul et même peuple, errant ou répandu depuis la Crimée jusqu’aux Alpes, n’ont été probablement que le nom générique des hordes sauvages des premiers indigènes, vagabonds à la manière des Hurons et des Algonkins, des anciens Germains et des Celtes; et l’on supposerait avec raison que des colonies d’étrangers plus avancés en police, venues des côtes d’Asie, de Phénicie, et même d’Égypte, en s’établissant sur celles de la Grèce et du Latium, ont eu avec ces indigènes des rapports, tantôt hostiles et tantôt conciliants, de la nature de ceux des premiers colons anglais dans la Virginie et dans la Nouvelle-Angleterre. Par ces comparaisons, l’on expliquerait et les mélanges et les disparitions de quelques-uns de ces peuples; les mœurs et les coutumes de ces temps inhospitaliers où tout étranger était un ennemi, où tout brigand était un héros, où il n’existait de loi que la force, de vertu que le courage guerrier; où toute tribu était une nation, toute réunion de baraques une métropole; l’on verrait dans cette époque d’anarchie et de désordre de la vie sauvage, l’origine de ce caractère d’orgueil et de jactance, de perfidie et de cruauté, de dissimulation et d’injustice, de sédition et de tyrannie, que montrent les Grecs dans le cours entier de leur histoire: l’on y verrait la source de ces fausses idées de gloire et de vertu, accréditées par les poètes et les rhéteurs de ces temps farouches, qui ont fait de la guerre et de ses lugubres trophées le but le plus élevé de l’ambition humaine, le moyen le plus brillant de la renommée, l’objet le plus imposant de l’admiration de la multitude ignorante et trompée: et parce que, dans ces derniers temps surtout, nous avons pris à tâche d’imiter ces peuples, et que nous regardons leur politique et leur morale, à l’égal de leurs arts et de leur poésie, comme le type de toute perfection; il se trouve en dernier résultat que c’est aux mœurs et à l’esprit des temps sauvages et barbares que notre culte et nos hommages sont adressés!

Les bases de la comparaison que j’établis sont si vraies, que l’analogie se continue jusque dans les opinions philosophiques et religieuses; car les principes de l’école Stoïcienne des Grecs se retrouvent tous dans la pratique des sauvages américains: et si l’on s’en prévalait pour donner à ceux-ci le mérite d’être des philosophes, rétorquant le raisonnement, je dirai qu’il en faut conclure par inverse que l’état social dans lequel furent inventés des préceptes si contraires à la nature humaine, avec l’intention de faire supporter la vie, fut un ordre de choses et de gouvernement aussi misérable que l’état sauvage; et j’aurais pour soutiens de mon opinion l’histoire entière de ces peuplades grecques, même dans leurs plus belles époques, et la série non interrompue de leurs séditions, de leurs massacres démocratiques, de leurs proscriptions oligarchiques et tyranniques, etc. jusqu’à la conquête de ces autres sauvages de l’Italie, appelés les Romains, qui, par leur caractère, leur politique et leur agrandissement, ont une analogie frappante avec les cinq nations iroquoises.

A l’égard des idées religieuses, elles ne forment pas un système régulier chez les sauvages, parce que chaque individu, dans son indépendance, se fait une croyance à sa manière. Il semble même que l’introduction des missionnaires européens parmi eux a modifié leurs opinions anciennes et propres néanmoins, à juger par les récits des historiens des premiers colons, et par ceux des voyageurs actuels dans le nord-ouest, il me paraît que les sauvages composent assez généralement leur théologie de la manière suivante:

Un grand Manitou ou Génie supérieur, qui gouverne la terre et les météores aériens dont l’ensemble visible compose tout l’univers pour un sauvage.—Ce grand Manitou, placé en haut, sans qu’on sache trop où, régit le monde sans prendre beaucoup de peine, donne la pluie, le beau temps, le vent, selon sa fantaisie, fait quelquefois du bruit (du tonnerre) pour se désennuyer, ne s’inquiète pas plus des affaires des hommes que de celles des autres êtres vivants qui peuplent la terre; il fait le bien sans y attacher d’importance, laisse faire le mal sans en troubler son repos, et, au demeurant, livre le monde à une destinée ou fatalité dont les lois sont antérieures et supérieures à tout. La plupart de ces peuples lui donnent le nom ou l’épithète de Maître de la vie ou de celui qui nous a faits: mais cette dénomination pourrait bien venir des missionnaires. Sous son commandement sont d’innombrables Manitous ou Génies subalternes qui peuplent l’air et la terre, président à tout ce qui arrive, et ont chacun leur emploi distinct. De ces génies les uns sont bons, et ceux-là font tout ce qui se passe de bien dans la nature; les autres sont méchants, et ceux-ci causent tout le mal qui arrive aux êtres vivants. C’est à ces derniers Génies de préférence et presque exclusivement, que les sauvages adressent leurs prières, leurs offrandes propitiatoires et ce qu’ils ont de culte religieux: leur but est d’apaiser la malice de ces Manitous, comme l’on apaise la mauvaise humeur des gens hargneux et envieux; ils n’offrent rien, ou que très-peu de chose, aux bons génies, parce qu’ils n’en feront ni plus ni moins de bien; ce qui prouve combien Lucrèce a eu raison de dire: Primus in orbe deos fecit timor.

C’est la peur qui d’abord peupla de dieux le monde.

Cette peur des mauvais génies est une de leurs pensées les plus habituelles, et qui les tourmentent le plus: leurs plus intrépides guerriers sont, à cet égard, comme les femmes et les enfants; un songe, un fantôme vu la nuit dans les bois, un cri sinistre, alarment également leur esprit crédule et superstitieux; mais comme partout où il y a des dupes, il croît des fripons, l’on trouve dans chaque tribu sauvage quelque jongleur ou prétendu magicien qui fait le métier d’expliquer les songes, et de négocier avec les Manitous les demandes et les affaires de chaque croyant. Il joue exactement le rôle de ces anciens valets de comédie, porteurs de paroles entre les amants qui ne peuvent se voir: et l’on imagine bien que ce courtage n’est pas sans profit pour son auteur. Les missionnaires ont une aversion particulière pour ces jongleurs, qu’ils traitent de charlatans, d’imposteurs, de fripons; et les jongleurs, qui les appellent supplanteurs envieux, leur rendent les mêmes sentiments: malgré leurs entretiens avec les génies, ils sont fort embarrassés à en expliquer la nature, la forme, la figure.—N’ayant pas nos idées sur les purs esprits, ils les supposent des êtres corporels, et pourtant légers, volatiles, de vraies ombres et mânes à la manière des anciens.—Quelquefois, eux et les sauvages en choisissent quelqu’un en particulier qu’ils imaginent résider dans un arbre, un serpent, un rocher, une cataracte, et ils en font leur fétiche, à la manière des nègres d’Afrique. L’idée d’une autre vie est aussi une croyance assez générale chez les sauvages; ils se figurent qu’après la mort ils passeront dans un autre climat et pays où abonderont le gibier, le poisson, où ils pourront chasser sans fatigue, se promener sans crainte d’ennemis, manger des viandes bien grasses[194], vivre sans peines et sans soucis, en un mot, être heureux de tout ce qui fait le bonheur dans la vie actuelle. Ceux du nord placent ce climat vers le sud-ouest, parce que c’est de là que vient le vent de la belle saison, et de la température la plus agréable et la plus fécondante.—Les missionnaires ajoutent qu’ils mêlent à ces tableaux des idées de récompense et de châtiments, une sorte d’Élysée et de Tartare; mais ceci aurait besoin d’observateurs sans partialité.

Au reste, l’esquisse que je viens de tracer suffit pour prouver qu’il y a une analogie réelle entre les idées théologiques des sauvages de l’Amérique-nord et celles des Tartares d’Asie, telles que nous les ont dépeintes les savants russes, qui les ont visités depuis 30 ans. Cette analogie est également évidente avec les idées des Grecs; on reconnaît le grand Manitou dans le Jupiter des temps héroïques, c’est-à-dire sauvages, avec cette différence, que le Manitou des Américains est triste, pauvre et ennuyé comme eux; tandis que le Jupiter d’Homère et d’Hésiode déploie toute la magnificence de la cour d’Éthiopie, c’est-à-dire de Thèbes Hécatompyle, dont l’âge présent nous a révélé les étonnants secrets[195].

On reconnaît également bien dans les Manitous, les dieux subalternes des Grecs, les génies des bois, des fontaines, les daimones, honorés d’un même culte superstitieux. Prétendre que les sauvages américains ont tiré leurs idées de la Grèce ou de la Scythie, n’est point ma conclusion; il est possible que d’un même foyer primitif, le Chamanisme ou système Lamique de Beddou se soit répandu chez tous les sauvages de l’ancien monde où on le retrouve jusqu’aux extrémités de l’Espagne, de l’Écosse et de la Cimbrique: mais il me paraît également possible qu’il soit la production naturelle de l’esprit humain, parce que son analyse le montre tout entier formé de comparaisons, tirées de la condition et des affections des hommes et des peuples chez qui il existe; j’ai développé ailleurs cette idée de manière à n’avoir pas besoin de la reproduire ici[196].

Une transmission de ces idées religieuses qui supposerait une trop longue série de générations me paraît surtout difficile, en ce qu’il n’existe chez les sauvages ni livres, ni écriture, ni aucun moyen monumental: tout s’y réduit à la tradition orale, c’est-à-dire à ces récits qui, en passant d’une bouche à l’autre, s’altèrent tellement, que même des faits voisins deviennent méconnaissables en peu de temps: je crois avoir raisonnablement démontré en traitant des Arabes[197], combien les traditions sont nulles chez les Orientaux, malgré le préjugé contraire de quelques savants, et principalement des théologiens, qui ont besoin de ce moyen pour appuyer diverses opinions: j’ai prouvé que chez ces peuples les individus conservent à peine le souvenir des années de leur âge et des événements de leur enfance; que ce caractère oublieux ou négligent, leur est commun avec notre propre peuple, celui surtout des campagnes, qui leur ressemble le mieux par son ignorance; et qu’enfin ce caractère est inhérent à la nature humaine en général: les sauvages d’Amérique sont un nouvel exemple à l’appui de mon opinion, car tous les témoins que j’ai eu occasion de consulter et de citer si souvent, se sont accordés à me dire qu’il n’existe chez eux aucun souvenir régulier, aucune tradition exacte d’un fait qui ait cent ans de date; et leur vie errante, vagabonde, leurs dispersions par la guerre, leurs distractions par les malheurs et les calamités, enfin leur insouciance foncière, seront, pour quiconque en calculera les effets, autant de preuves évidentes que cela doit être ainsi.—Un seul moyen de souvenir a lieu dans leur situation, c’est celui des phrases à syllabes comptées et rimées, ce que plus noblement on appelle des vers, soit déclamés, soit chantés: en effet, par les mesures comptées de ces vers et par leurs rimes, les mots et les idées sont fixés d’une manière précise et certaine dans le discours et dans la mémoire, et l’on peut toujours s’assurer que le discours est entier et non tronqué: aussi est-ce réellement à cette idée simple et rustique que l’art divin de la poésie doit son origine; et c’est par cette raison que ses premiers essais, ses plus anciens monuments sont des contes extravagants de mythologie, de dieux, de génies, de revenants, de loups-garoux, ou de sombres et fanatiques tableaux de combats, de haines et de vengeances; tels que les chants des Bardes d’Ossian et d’Odin, j’ose dire même du chantre de la colère d’Achille, quoiqu’il ait eu plus de connaissances et de talent; tous contes et tableaux analogues à l’esprit ignorant, à l’imagination déréglée et aux mœurs farouches des peuples chez qui ils se produisent.

L’on pourra me dire que les sauvages ont des espèces d’hiéroglyphes avec lesquels ils se communiquent des idées; comme de dessiner un homme la main appuyée sur la hanche, pour signifier un Français; un autre les bras liés, pour signifier un prisonnier; mais l’on sent combien une telle méthode est imparfaite, équivoque et bornée. La vérité est en résultat, qu’ils n’ont ni moyens de transmission, ni monuments, pas même des vestiges d’une antiquité quelconque. Jusqu’à ce jour, l’on ne cite dans toute l’Amérique du nord (le Mexique excepté), ni un édifice, ni un mur en pierre taillée ou sculptée qui atteste des arts anciens. Tout se borne à des buttes de terre ou tumulus servant de tombeaux à des guerriers; et à des dignes de circonvallation qui embrassent depuis un jusqu’à trente arpents de surface. J’ai vu trois de ces lignes, l’une à Cincinnati, et deux autres en Kentucky, sur la route de ce même lieu à Lexington par Georgetown; ce sont tout simplement des crêtes de fossés, ayant au plus quatre ou cinq pieds d’élévation et huit à dix de base; la forme de leur enceinte est irrégulière, tantôt ovale, tantôt ronde, etc., et elle ne donne aucune idée d’art militaire ou autre. Le plus grand de ces ouvrages, celui de Moskingum, est à la vérité carré, et à de plus grandes dimensions; mais d’après le dessin et la description qu’en a donné M. le docteur Barton dans ses Observations d’histoire naturelle[198], l’on voit qu’il n’a ni bastions, ni tours, comme on l’avait dit, et qu’il a dû être un simple retranchement de défense, tel que Oldmixon et ses autorités attestent que les sauvages les pratiquaient à l’arrivée des Européens, lorsqu’ils avaient des demeures plus fixes, et un équilibre plus égal de forces.—Tous ces retranchements ont eu la même cause, et tous ont pu être faits avec des houes et des paniers.

Quant aux tumulus, j’ai vu celui de Cincinnati, à six ou sept cents pas du fort vers l’ouest; c’est un monceau de terre, en pain de sucre, qui peut avoir quarante pieds de saillie au-dessus du sol; il est recouvert d’arbres qui ont crû spontanément.—Il m’a rappelé les buttes du désert de Syrie et de sa frontière; mais elles sont infiniment plus fortes, ayant eu pour objet de poser des tours. Il paraît que dans la Tartarie russe et chinoise l’on en rencontre beaucoup dont la taille a plus d’analogie. L’on a fouillé quelques-uns de ces tumulus américains, et l’on n’y a trouvé que des os, des arcs, des haches, des flèches de guerriers sauvages.—Le général Sinclair ayant fait scier l’un des plus gros arbres implantés sur leur pain de sucre, y a compté plus de quatre cent trente-deux cercles de végétation; et comme il paraît qu’il se forme un de ces cercles par année, cela reporterait la date du tombeau de 1300 à 1350.

Au reste, il faut laisser de plus amples recherches et de plus solides conjectures aux savants américains qui sont sur les lieux, et qui chaque jour peuvent faire de nouvelles découvertes. Je me résume à dire que le plus certain, le plus instructif de tous les monuments que présentent les sauvages, c’est leur langage.—M. le docteur Barton a publié sur ce sujet un essai curieux[199], dans lequel il compare plusieurs mots de leurs langues et dialectes. Il a même étendu ses confrontations aux langues de quelques tribus tartares, à l’aide du recueil que le docteur Pallas en a fait et publié sur près de trois cents nations asiatiques par ordre de l’impératrice Catherine II[200]. Les confrontations du docteur Barton l’on conduit à plusieurs conclusions intéressantes pour la science; mais malgré les vœux d’estime et d’amitié que je forme pour ses succès, je ne trouve pas toutes ses conclusions également fondées; je ne puis admettre, par exemple, l’affinité qu’il établit entre les dialectes caraïbes, brésiliens, péruviens, etc., et les langues ou dialectes des Potéouattamis, des Delawares, des Iroquois, fondée sur la ressemblance de deux ou trois mots. Il me semble être plus heureux dans quelques rapports qu’il découvre avec les langues du nord-est de l’Asie; l’on ne peut d’ailleurs que lui savoir gré d’avoir ouvert une mine curieuse et riche en nouveauté; mais cette mine a besoin d’être exploitée à fond et en grand, et ce travail veut les forces combinées de plusieurs savants. Il serait à désirer que le congrès, sentant l’importance du sujet, formât, ne fût-ce que temporairement, une école de cinq ou six interprètes uniquement occupés à recueillir des vocabulaires et des grammaires sauvages.—Dans cent ans, dans deux cents ans, il n’existera peut-être plus un seul de ces peuples.—Depuis deux siècles, déja un grand nombre a disparu; si l’on ne profite pas du moment, l’occasion se perdra sans ressource de saisir le seul fil d’analogie et de filiation de ces nations avec celles du nord-est de l’Asie; la dépense d’un tel établissement est un bien mince objet pour un pays économe et riche; d’ailleurs, ce genre de dépense a des résultats avantageux, et même lucratifs, ne fût-ce que sous le rapport des facilités de commerce qu’il donne, et des produits de librairie.—En soumettant cette idée aux membres du congrès, amis des sciences et des lettres, j’ose la recommander à leur attention avec d’autant plus d’instance, que j’ai vu régner dans les États-Unis un préjugé pernicieux; savoir qu’il ne faut pas que le gouvernement encourage la culture des lettres et des sciences, mais qu’il les abandonne comme les autres arts à l’industrie des particuliers; cette comparaison aux arts est totalement erronée, en ce que pour bien cultiver les sciences et les lettres, il faut renoncer à toute ambition d’emploi, de place, même de fortune; il faut avoir l’esprit libre des soucis de la richesse et de la pauvreté; il faut n’aimer que le travail et la gloire, ou, si l’on veut, la célébrité; or, pour bien remplir cette vocation, il faut être au-dessus du besoin, posséder le nécessaire, même l’utile, et avoir une douce médiocrité tout acquise.—C’est ce qu’effectuent les dotations et les traitements alloués par les gouvernements, et les fonds consacrés à l’établissement des corporations savantes. Si la France a acquis en Europe une sorte de prééminence en ce genre, qui ne lui est pas contestée, c’est à un tel régime qu’elle le doit; et les avantages même pécuniaires, commerciaux, financiers, etc., qu’elle en a constamment retirés sont si évidents, qu’aucune de ses diverses formes de gouvernement n’a voulu changer de système. Il dépend du gouvernement des États-Unis d’acquérir la même influence, la même prépondérance sur tout le Nouveau-Monde, où leur peuple a pris l’initiative de la liberté. Un fonds annuel de cent mille dollars serait une dépense bien médiocre pour un tel peuple, et pourtant elle suffirait déja à y créer une académie ou institut américain, qui rendrait en peu de temps d’importants services, ne fût-ce que d’empêcher de dire, comme je l’ai ouï, non-seulement aux étrangers, mais aux hommes les plus éclairés du pays, que le goût et la culture des sciences, loin d’avoir fait des progrès, se sont au contraire très-sensiblement refroidis aux États-Unis, depuis leur indépendance, et que l’instruction et l’éducation de la jeunesse y sont tombées dans un désordre et un abandon effrayant.

Il me reste à joindre le Vocabulaire miâmi que j’ai annoncé au commencement de cet article: ce dialecte paraît appartenir à la langue des nombreuses peuplades chipéwanes qui, selon M. Mackensie, se disent venues du nord-est de l’Asie. Quelque imparfait que soit mon travail, il a néanmoins assez d’étendue pour fournir des moyens de comparaison aux savants russes et allemands qui connaissent les langues de ces contrées; j’aurai rempli mon but, s’il sert à procurer de ce côté quelques découvertes, et à provoquer aux États-Unis un plan de recherches plus vastes et plus approfondies.

VOCABULAIRE

DE LA

LANGUE DES MIAMIS.

AVIS.

Le lecteur est prévenu que l’x a toujours la valeur du jota espagnol, et γ grec.

L’H, celle de la forte aspiration arabe.

Le th, la valeur anglaise.

En représentant avec tout le soin possible la prononciation des mots miâmis en français, j’ai joint quelques exemples de la manière dont les Anglais la représentent aussi, afin de faire sentir la confusion qui résulte de la valeur différente des lettres chez eux et chez nous, et de la nécessité d’un alphabet unique.

Dans la colonne de l’orthographe anglaise, les mots marqués B. sont tirés du livre de M. Barton; les autres appartiennent à M. Wels.

VOCABULAIRE

DE LA LANGUE DES MIAMIS.

Français. Miâmi. Orthogr. anglaise.
Je et moiNêlah[201]Nalaugh.
Toi et vousOn se sert du vous.
Lui, elleVoyez Eux, elles.Awaleaugh.
NousKêlônahCalonough.
VousKêlahCalaugh.
Eux et ellesAouèloùa (oua, bref)Awalewaugh.
Mon, mienNêlâh-nénéhNalaugh-nenigh.
TonKi. Voyez VotreVoyez Votre.
Son, sienAouèla-nénéhAwalelah-nennegh.
NotreKêlônahCalonaugh.
VotreKêlêla-nénéhKalelaug-nennagh.
LeurVoyez Son, sien.
Père (mon)NoxsâhéNosh saugh.
Noch sna B.
Pères (les)Oxsema.
Mère (votre)KekiahKakecaugh.
Mères (les)AkêmêmahAukeemeemauh. B.
FilsAkouissimà.
Fils (son)AkouissâléhAugwissaulay.
Fille (sa)Atanâléh.
Frère (mon)Ouedsà-milânéSheemah, pris pour sœur.
Frère (notre)Ouedsa monkouà.
Sœur (ma)Ningo chema.
Sœur (leur)Agoz-chimouâléAugosshimwauley.
Mari (mon)Nèna pèma. Littéral.
 Maître de la faiblesse
Femme (ma)NiouéouahNeeweewah. B.
Femme uneMétamsah.
Homme (un)Helaniah[202]Hellanniare.
Petit garçon (un)ApilossahApeelotsaugh.
Vieillard (un)KéochaKaowshaw.
Un (nombre)IngôtéIngôtay.
DeuxNîchouéNeshsway.
TroisNexsouéNessweh.
QuatreNîouéNeeway.
CinqYàlanouéYallawnwee.
SixKakotsouéCau cutsweh.
SeptSouaxtetsouéSwattessweh.
HuitPollânéPullawneh.
NeufIngôté-ménékéIngotim maneeka.
DixMatatsouéMautotsweh.
TêteIndêpékôné.
OEilKéchékoué.
NezKiouâné.
Nez (mon)Nin-kiouâné.
Nez (votre)Ki-kiouâné.
OreilleTaouâké.
FrontMayaouinguilé.
Cheveux et poilNélissah.
BoucheTonénéh.
LangueOuélâné
DentOuipîtâh.
BarbeMessetoningué.
MainOnexkà.
PiedKâtah.
PeauLôkaié.
ChairOuioxsé.
Sang (V. rouge)Nixpékénoué.
CœurTâhé.
VentreMoïgué ou Moïtczé, Prononcé à la russe.
Vie (la)Mahtsanéouingué.
Mort (la)NahpinguéNipou (il est mort).
Sommeil (le)NipanguéNipahanoué (le froid)[203]
TuerAnguéchéouingué.
Jour (le)Ifpêté.
Soleil (le)Ifpêté-kilixsoua, (lumière de jour).
Nuit (la)Pekontèoué.
Lune (la)Pekontèoué kili xsoua, (lumière de nuit).
Matin (le)Cheïpaoué.
Soir (le)Elakouîkéx.
ÉtoileAlangouâ.
FirmamentKechekoué.
VentAlamthenoué.
TonnerreTchingouia.
PluiePetilenoué.
NeigeMonê toua (génie).
GlaceAchoukonéh.
ChaudChilitèoué.
FroidNipâhanoué.
Été (l’)Nihpênoué.
Hiver (l’)Piponoué.
Terre (la)AkiHkeoué.
IleMenàhanoué.
Eau (l’)Népé.
Feu (le)Kohteoué.
FlammePaHkouâleoué.
RivièreSipioué.
LacNipiHsi.
RuisseauMaxtchékomeké.
MerKitchi-kâmé.
MontagneAtchioué.
CollineIfpotêhkiké.
Arbre (un)Metèhkoué.
Arbres (des)Metèhkouah.
Bois (du)Taouânè.
ForêtMtèHkokè.
Piste (une)Pamehkaouangué.
ChasserDonamaHoua.
Chasse (la)NaHtonamaouingué.
Arc (un)Mêtèhkouapa.
FlècheTàouanthalouà.
Feuilles (les)Mechipakoua
—— qui tombentPapintingué.
Homme (un) tombeMejechenouâ.
GibierAouâssâh.
PoissonKikonassah.
GuerrierAtâthià.
GuerreMejékatoué.
—— (aller en)Dopaléouah.
Casse-têteTaka-kané.
Peindre (se) la faceOuèchihouingué.
Couteau (un)Malsé.
Couteaux (des)Malsa.
ScalperLaniok-koué.Koué (chevelure).
Prisonnier (un)Kikiouna.
Sentier (un)Mioué.
CalumetPoàkâné.
FuméeAxkoleoué.
MaisonOuikâmé.
CanotMissôlé, plur. Missola.
FiletSâpá, plur. Sapaké.
Viande séchéePohtekia.
—— fuméeOxkolé Saminguià.
TombeauEouissi-kâné.
Paix (la)Pèhkokia(bon, abondance).
Bien (le)Pèhkoké.
Mal (le)Mélèoxké.
Bon (homme)Tipêoua.
Méchant(Fortè) Matchi[204].
Doux[205]Ouêkapanké.
AmerOuèssakangué.
LongKenouaké.
CourtIxkouaké.
Colline (haute)Ifpatingué.
Haut dans le cielIfpamingué.
BasMataxké.
Lent, aiséOuêhkeoué.
PromptRinsehkaoué.
Nuage (rapide)Kintche seoué.
Rivière (profonde)Kenonoué.
UniTétipaxkeoué.
GrandMaHchôké, Kitchi.
PetitApilîké.
LargeMetchahkeoué.
ÉtroitApassianoue.
PesantKtchokouâné.
LégerNanguétchéoué.
FerKepikàtoué.
CuivreNaxpekacheké.
OrHonzaouéchoulé.
ArgentChoûlé, ou Tsoulé.
PlombLontsàh.
PierreSâné.
BlancOuàpekingué.
NoirMaHkateouekingué.
RougeHpèkékingué.
BleuIxkepakingué.
JauneHonzaouékingué.
VertAnzanzékingué.
Bison ou BuffleAlanantsoua.
Castor, v. p. DaimMoHsoké.
OursMoxkoua, plur. Maxkôké.
ChienAlamo, plur. Alamòké.
MaïsMintchepé.
OiseauAhouèhsensa.
AmiAouiHkanemah.
EnnemiKitaHkianouna.
Amour (l’)Têpaletingué.
Rire (le)Kéouélingué.
RireKéoueleouàh.
PleurerSéhkouingué.
Larme (une)Sèhpingouah.
ParlerKilàkilàxkouingué.
DiscoursAtchimouna.
MarcherPampelingué.
CourirMahmikouingué.
RespirerNêssingué.
SoufflerAlamsenoué.
SoupirKêouêneoua.
CraindreKouahtamingué.
Esprit (l’) ou Ame (l’)Atchipaïa, c’est-à-dire, fantôme volant.
DieuKitchi Manê-toua
 (le grand esprit), ou
 Kajehelangouâ (celui
 qui nous a faits).
Génies ou Esprits.Manêtouâ, analogue
 à manes, mani-um
 des Latins.
DiableMatchi Manitou.
BeauHkesina.
LaidMolêïousina.
Bon hommeTipêoua-heleniah.
Bonne femmeTipêoua-metams.
Sauvages (les)Metoxthéniaké (nés du sol).
Européens (les)Ouâbkilokèta (peau blanche).br />
Français (les)Mêhtikôcha (Ouêmistergôch,
 bâtisseur
 de vaisseaux, en
 langue Chipewa).
Anglais (un)Axàlàchima (Anglichman).
Américain (un)Mitchi-Malsà (grand couteau).
OuiI-yé.
NonMoxtché.
AvecMâmàoué, en arabe Mà.

Ils n’ont point le verbe être.

Les adjectifs sont de commun genre, comme en anglais. Voyez les exemples bon homme, bonne femme.

En général, le pluriel des substantifs se forme en ajoutant au singulier la finale : Métamsa, une femme; Métamsake, les femmes.

Français. Miâmi.
Verbe Manger.
Je mangeNioussini.
Tu mangesKiouissini.
Il ou elle mangeOuissinioua.
Nous mangeonsNiouissini mina.
Vous mangezKiouissini moua.
Ils ou elles mangentOuissiniouàké.
J’ai mangéChaïani ouissiné.
Tu as mangéChaïaki ouissiné.
Il ou elle a mangéChaïaé ouissinoua.
Nous avons mangéChaïaé kiouissini mina.
Vous avez mangéChaïaé kiouissini moua.
Ils ou elles ont mangéChaïaé ouissiniouaké.
Je mangeraiNouissini-kâté.
Tu mangerasKioussini-kâté.
Il ou elle mangeraOuissinioua-kâté.
Nous mangeronsKiouissini-mina-kâté.
Vous mangerezKiouissini-mo-kâté.
Ils ou elles mangerontOuissiniouaké-kâté.
Le mangerOuessiningué.
La faimAïxouingué.
J’ai faimIndâïexkoui.
Verbe Boire.
Je boisNémênê.
Tu boisKimênê.
Il ou elle boitMênouà.
Nous buvonsKimênê mena.
Vous buvezKimênê moua.
Ils ou elles boiventMênò-ké.
Le boireMêningué.
Verbe Battre.
Je batsIndâné èhoué.
Tu batsKidâné èhoué.
Il ou elle batAnè èhoué.
Nous battonsKidâné èhouemena.
Vous battezKidâné kioué ou hioué.
Ils ou elles battentAnêhé èhouaké.
Verbe Passif.
Je suis battuIndâné ekoua.
Tu es battuKidâné ekoua.
Il ou elle est battuAné haouà.
Nous sommes battusKidâné ekona.
Vous êtes battusKidâné ekoha.
Ils ou elles sont battusAnè haouaké.
J’ai été battuIndâné nehèkoua.
Tu as été battuKidâné nehèkoua.
Il ou elle a été battuAnènè haoua.
Nous avons été battusKidâné nehekomena.
Vous avez été battusKidâné nehekouà.
Ils ou elles ont été battusAnènè haouaké.
Je serai battuIndâné heko-kâté.
Tu seras battuKedâné heko-kâté.
Il ou elle sera battuAnê haoua-kâté.
Nous serons battusKidâné hekomena-kâté.
Vous serez battusKedâné hekomo-kâté.
Ils ou elles seront battusAné haouaké-kâté.

FIN DU VOCABULAIRE.

TABLE DES MATIÈRES.

 Page

Chapitre premier.—Situation géographique des États-Unis, et superficie de leur territoire.—Comparaison de quelques unes de leurs parties avec celles de l’ancien continent

1

Chap. II.—Aspect du pays. Forêt presque universelle divisée en trois grandes régions

6

Chap. III.—Configuration générale. Division naturelle du pays par les chaînes des montagnes. Élévation extrême et moyenne de ces chaînes

11

Chap. IV.—Structure intérieure du sol. Pierres et roches fondamentales occupant diverses régions

40

Chap. V.—Des lacs anciens qui ont disparu. Conjectures sur l’ancien état du pays

71

Chap. VI.—De la chute de Niagara et de quelques autres chutes remarquables

94

Chap. VII.—Des tremblements de terre et des volcans

113

Chap. VIII.—Du climat. Sa comparaison avec celui d’Europe aux mêmes latitudes. Différence singulière de température entre l’est et l’ouest des Alleghanys

118

Chap. IX.—Système des vents aux États-Unis. Cause du courant du golfe de Mexique

152

Chap. X.—Comparaison du climat des États-Unis avec celui de l’Europe quant aux vents, à la quantité de pluie, à l’évaporation et à l’électricité

222

Chap. XI.—Conclusion: la lune influe-t-elle sur les vents? Action du soleil sur tout leur système, et sur le cours des saisons. Changements opérés dans le climat par les défrichements

239

Chap. XII.—Des maladies dominantes aux États-Unis

266

Appendice

317

Lettre sur les vents de la Suède et de la Norwège

ibid.

ÉCLAIRCISSEMENTS.

Article Ier—Sur la Floride et sur le livre de Bernard Romans, intitulé: Courte Histoire Naturelle et morale de la Floride Orientale et Occidentale

321

Art. II.—Sur l’histoire de Newhampshire, par Belknapp, et sur l’Histoire de Vermont, par Samuel Williams

330

Art. III.—Sur Gallipolis, ou la Colonie des Français au Scioto, en 1789

335

Art. IV.—Sur diverses Colonies Franco-Canadiennes

346

Art. V.—Observations générales sur les Indiens ou sauvages de l’Amérique-Nord

371

Vocabulaire de la langue des Miâmis, tribu établie sur la rivière Wabash

467

FIN DE LA TABLE.

NOTES:

[1] J’avais été dix mois dans les prisons, jusqu’après le 9 thermidor.

[2] Je ferai néanmoins remarquer aux Américains toute l’absurdité du principal grief par lequel on me rendit suspect (car à cette époque le langage et le régime devinrent un vrai terrorisme). L’on me supposa l’agent secret d’un gouvernement dont la hache n’avait cessé de frapper mes semblables: l’on imagina une conspiration par laquelle j’aurais (moi seul Français) tramé en Kentucky, de livrer la Louisiane au Directoire (qui naissait à peine), et cela quand des témoins nombreux et respectables dans ce Kentucky, comme en Virginie et à Philadelphie, pouvaient attester que mon opinion, manifestée à l’occasion du ministre G****, était que l’invasion de la Louisiane serait un faux calcul politique: qu’elle nous brouillerait avec les Américains, et fortifierait leur penchant pour l’Angleterre; que la Louisiane ne convenait sous aucun rapport à la France: que son colonisement serait trop dispendieux, trop casuel; sa conservation trop difficile, faute de marine et de stabilité dans notre gouvernement, lointain, variable, embarrassé, etc., etc.; qu’en un mot, par la nature des choses, elle ne convenait et finalement n’appartiendrait qu’à la puissance voisine, qui avait tous les moyens d’occuper, de défendre et de conserver.—Cette opinion, contraire à celle de la plupart de nos diplomates, m’a attiré leur improbation, presque leur animadversion en Amérique et en France. J’ai néanmoins continué de la défendre dans le temps où il y avait quelque courage à la manifester. Aujourd’hui qu’elle a reçu la plus haute des approbations, il doit m’être permis de m’en faire quelque mérite.

L’on serait bien étonné si l’on savait que la colère de M. John A** à l’époque même où le grand Washington me donnait des témoignages publics d’estime et de confiance, n’avait pour motif qu’une rancune d’auteur, à cause de mes opinions sur son livre de la Défense des Constitutions des États-Unis. Comme homme de lettres, et comme étranger, souvent questionné dans un pays de toute liberté, j’avais été dans le cas de manifester mes opinions, quand leur auteur n’était pas encore au premier poste de l’État. Malheureusement j’avais adhéré au jugement de l’un des meilleurs reviseurs anglais, qui traitant ce livre de compilation sans méthode, sans exactitude de faits et d’idées, ajoute qu’il la croirait même sans but, s’il n’en soupçonnait un secret, et relatif au pays apologisé, que le temps seul pourra dévoiler. Or, en interprétant mon auteur, je prétendais que ce but était de capter, par une flatterie nationale, la faveur populaire et les suffrages des électeurs; quand le fait eut vérifié la prophétie, le prophète ne fut pas oublié.

[3] Toutes les fois que l’on fait remarquer aux Américains quelque imperfection ou quelque faiblesse dans leur état social, dans leurs arts et leur gouvernement, leur réponse est: «Nous sommes un jeune peuple:» ils sous-entendent laissez-nous croître.

[4] Affaire d’Alger, et construction des frégates à 1,700,000 fr. la pièce.

[5] Traité Jay comparé à celui de Paris.

[6] Affaire de M. Lyons en plein congrès.

[7] Scandaleux désordres du collège de Princetown, et nullité des autres.

[8] Depuis l’avénement de M. Jefferson à la présidence, les fédéralistes n’ont cessé de l’assaillir d’invectives dans les papiers publics; et telle est la solidité des principes sur lesquels il opère, qu’il a tout laissé dire sans que son caractère en fût ébranlé dans l’opinion publique: peut-être même s’y est-il affermi.

[9] Voyez la notice des prix de Princetown, en 1797 et 1798.

[10] On a suivi en effet cette méthode dans la première édition. Mais, soit que l’auteur n’ait pu se charger de revoir les épreuves, soit que l’exécution ait présenté des difficultés auxquelles on ne s’était pas attendu, le travail s’est trouvé très-défectueux. Ce système d’imitation, suivi pour quelques mots, ne l’était pas pour quelques autres; de sorte que, loin de se trouver diminuée, la confusion s’est augmentée. Il fallait, ou mettre plus d’unité dans l’exécution ou rétablir l’orthographe anglaise. Nous avons cru devoir prendre ce dernier parti. L’étendue d’une note ne nous permet pas d’exposer les raisons qui nous y ont décidé, nous les exposerons dans le second tirage de la notice sur les écrits de Volney.


(Note des éditeurs).

[11] Le Mississipi, mot altéré de Metchin-sipi, qui signifie grande rivière dans la langue des Miâmis, tribu de sauvages qui habite aux sources des rivières Miâmi et Wabash. Il est remarquable que les premières notions que l’on eut en Canada sur le Mississipi, vinrent de ce côté, et de la part de ces sauvages, qui tous les ans font une excursion guerrière d’ancienne haine contre les Chactâs et les Chikasaws, situés vers le bas du grand fleuve.

[12] Recensement publié à Philadelphie le 21 septembre 1801 (General Advertiser).

[13] J’ai vu dans les mains de M. Jefferson une lettre à lui écrite par Hutchins, en date du 11 février 1784, dans laquelle il reconnaît avoir commis de très-fortes erreurs dans le calcul du North-west territory.

[14] J’appellerai toujours l’état de New-York le New-York, et n’appliquerai point l’article à la ville de ce nom.

[15] J’emploierai ce mot pour répondre au mot anglais cleared, éclairci, c’est-à-dire, nettoyé de tous bois.

[16] Petit moucheron noir, pire que les cousins.

[17] Altération du mot français Vert-Mont, que les habitants ont adopté par penchant pour les Français de Canada, et qui est la traduction de l’appellation anglaise, Green-Mountain.

[18] Maine n’est encore qu’un district de Massachusets; mais il ne peut tarder d’être constitué en état.

[19] Les sillons du Kentucky.

[20] White-oak, Great-iron, Bald-mountain, Blue-mountain.

[21] Apalachi-cola, mot double dans lequel cola signifie rivière chez les sauvages Creeks.

[22] Frontière des États-Unis vers les possessions anglaises du Canada.

[23] Rivière considérable de la Virginie occidentale qui verse dans l’Ohio.

[24] Bartram.

[25] C’est néanmoins sur ces sommets que les sauvages, imités en cela par les Américains, avaient établi leurs sentiers ou routes: l’exemple le plus pittoresque que j’en aie trouvé, est la route tracée sur la crête du Gauley (Gauley-ridge) dans les montagnes du Kanhawa; cette crête n’a pas 15 pieds de large en plusieurs endroits de sa longueur, qui est de plus d’un quart de lieue; et l’on a à droite et à gauche une pente rapide de plus de 6 à 700 pas de profondeur.

[26] Il faut aussi remarquer que jadis les lits encombrés d’arbres renversés, et de roseaux, gardaient mieux les eaux, et qu’aujourd’hui nettoyés, ils les laissent écouler trop vite.

[27] Il faut 60,000 ames.

[28] Ces Nihiçaoué forment 10 à 12 tribus établies entre le lac du Cèdre et le Missouri, d’où ils paraissent venir originairement.

[29] Voyez les notes de M. Jefferson, page 49, édition de Paris, 1785. Je préviens le lecteur, que j’ai évalué le pied anglais à raison de 304 millimètres, et que j’ai négligé les petites fractions.

[30] Neveu du docteur Franklin, auteur de plusieurs mémoires de physique, insérés dans l’American Musæum, et dans les Transactions de la société philosophique de Philadelphie.

[31] Transactions of the society of New-York, part. 2, page 128.

[32] Voyez History of Vermont by Samuel Williams, pag. 23, 1 vol. in-8º, imprimé à Walpole, New-Hampshire, 1794. L’auteur observe qu’à ces latitudes la région de la congélation constante est 2452 mètres (8066 pieds anglais): M. Samuel Williams, qu’il faut distinguer de M. Jonathan Williams, a été professeur de mathématiques à Cambridge près Boston, et est un ecclésiastique retiré dans le pays de Vermont.

[33] History of New-Hampshire by Belknap, page 49, tome III. Voyez aussi Samuel Williams, page 23.

[34] Ce n’est pas sans avoir examiné cette question avec soin, que je m’écarte de la projection de M. Arrow-Smith, qui, négligeant totalement le sillon d’Holy-hill et de Flying-hill, détourne au-dessous de Harrisbourg le chaînon de Blue-ridge dans Kittatiny: ce géographe peut avoir eu des notes de voyageurs qui, influencés par l’opinion vulgaire des colons de Pensylvanie, et par le nom de Blue-ridge qu’ils donnent en quelques cantons au Kittatiny, ont adopté ce système. Mais outre que l’autorité d’Évans, de Fry et de M. Jefferson, m’a paru d’un poids supérieur, j’ai moi-même vu, en traversant la Susquehannah sur la route d’York à Lancastre, un chaînon situé un mille au-dessus du bac de Colombia, lequel prolonge évidemment Blue-ridge, que l’on voit long-temps à l’ouest de cette route plus ou moins distant. Ce chaînon, égal en hauteur sur les deux rives, ne laisse à la rivière qu’un étroit passage, sur un rapide; et tout atteste qu’il a été forcé comme le Potômac sous Harper’s-ferry.—Il continue sa route nord-nord-est.—Le lit de la rivière est calcaire au bac de Colombia.

[35] White-oak, Great-iron, Bald, Blue-mountain.

[36] Pâture du veau et de la vache.

[37] Nom du colon primitif ou principal sur la route: presque tous les noms de lieu aux États-Unis ont pareille origine.

[38] On peut voir ces échantillons chez M. la Métherie, rédacteur du Journal de physique.

[39] Les Anglais le désignent sous le nom de Gulph-stream.

[40] Voyages d’Alexandre Mackenzie dans l’intérieur de l’Amérique du nord, traduits par Gastera, 3 vol. in-8º.

[41] Il paraît que le lit de la Mohawk sépare la contrée granitique de la contrée des grès.

[42] Habitation de M. Jefferson en Virginie, sur le chaînon appelé South-west-mountain, que l’on devrait plutôt appeler le Sillon rouge, à cause de sa terre argileuse de cette couleur, absolument semblable au sol d’Alep en Syrie.

[43] Voyez Medical repository, tome 1er, nº 3, imprimé à New-York, 1797.

[44] Voyage de Liancourt, tome 1er, page 10.

[45] Le sol de toute la Haute-Susquehannah est mêlé de schistes, de pierres, de geiss, de schorl, de feld-spath, coupé d’une foule de sillons peu élevés, qui montent par gradins jusqu’à l’Alleghany; là domine le grès. Il y a aussi des veines basaltiques, produits et témoins d’anciens volcans. Partout les arbres sont rabougris et de faible végétation. (Note de M. Guillemard.)

[46] Voyez notes de M. Jefferson, sur la Virginie, page 63.

[47] White river.

[48] A l’habitation de M. Thompson.

[49] A l’habitation de M. Inès, juge.

[50] De retour à Paris, j’ai soumis ces coquillages à l’examen de l’un de nos plus habiles naturalistes dans cette branche de science (M. Lamark), et je ne puis mieux satisfaire la curiosité de mes lecteurs, qu’en leur communiquant le jugement qu’il en a porté.

«Monsieur, j’ai examiné, avec le plus grand soin, les trois morceaux de fossiles que vous m’avez confiés, et que vous avez recueillis dans l’Amérique septentrionale.

«J’ai vu très-clairement, dans chacun d’eux, des térébratules fossiles{*} entassées et sans ordre. Ces térébratules sont presque toutes de la division de celles qui sont cannelées longitudinalement en-dessus et en dessous, comme la térébratule que Linnée a désignée sous le nom d’Anomiadorsata.

{*} Nouveau genre établi dans mon Système des animaux sans vertèbres,
page 138, avec un démembrement du genre anomia de Linnée.

«On ne voit, de la part de ces coquilles fossiles, que le moule intérieur, c’est-à-dire que la matière pierreuse, dont leur intérieur s’est rempli pendant le long séjour de ces coquilles dans le sein de la terre. Cependant, sur plusieurs d’entre elles, on retrouve encore des portions minces et blanchâtres de la coquille même.

«—Dans le morceau qui vient de Cincinnati, on voit distinctement trois sortes de coquilles fossiles: savoir, une espèce de térébratule à grosses cannelures, et qui approche de celle figurée dans la nouvelle Encyclopédie, pl. 241, fol. 3; une autre espèce de térébratule non cannelée, mais pointillée, nacrée et à oreillettes; enfin, une coquille bivalve à épines rares, dont je ne puis reconnaître le genre, n’en pouvant examiner la charnière.

«—Dans le morceau pris dans le Kentucky, à cents pieds au-dessus du lit des eaux, je remarque des individus de différents âges, d’une espèce de térébratule cannelée, qui paraît se rapprocher de celle figurée dans la nouvelle Encyclopédie, pl. 242, fol. 1, ayant ses cannelures plus fines et plus nombreuses que dans la térébratule cannelée du morceau précédent, et sa valve supérieure ou la plus petite, aplatie. Ce même morceau contient un fragment de belemnite.

«—Enfin, dans le troisième morceau, pris sur les hauteurs ouest d’Onondago, je vois de nombreux débris de deux térébratules cannelées, différentes encore de celles des deux morceaux précédents; l’une d’elles, un peu trigone, offre une gouttière sur le dos de la grande valve, et s’approche beaucoup de celle qui est représentée dans la pl. 244, fol. 7, de la nouvelle Encyclopédie. L’autre térébratule du même morceau est grande, aplatie presque comme un peigne; mais elle présente des fragments trop incomplets, pour qu’il soit possible de la caractériser, et d’en déterminer les rapports avec d’autres espèces.

«Nota. D’après la considération de ces trois morceaux, il me paraît évident que les régions de l’Amérique septentrionale, où ces morceaux ont été recueillis, ont fait autrefois partie du fond des mers{*}, ou du moins qu’elles montrent actuellement à découvert la portion de leur sol qui a fait partie du fond des mers et non de ses rives; car les fossiles qu’on y trouve maintenant sont des coquillages pélagiens (voyez mon Hydrogéologie, pages 64, 70 et 71), qui, comme les gryphytes, les ammonites (les cornes d’Ammon), les orthocératistes, les bélemnites, les encrinites (les palmiers marins), etc., vivent constamment dans les grandes profondeurs des mers, et jamais sur les rivages. Aussi la plupart de ces coquillages et de ces polypiers ne sont-ils connus que dans l’état fossile.


{*} A l’appui de cette opinion, viennent encore les nombreuses salines, dont
est rempli tout le pays d’ouest. On les y désigne sous le nom de licks, que
l’on voit à chaque instant sur les cartes du Kentucky. La source la plus riche
est près du lac Oneïda; elle contient un dix-huitième de sel de son poids. Les
mers du Nord n’en contiennent que 1/32, et celles des tropiques 1/12 environ;
il est remarquable que ces sources salées sont rares sur la côte Atlantique.
(Note de l’Auteur).

«Vos observations, monsieur, déterminent la nature des fossiles que l’intérieur d’Amérique septentrionale laisse maintenant à découvert, et il y a apparence que parmi ces fossiles l’on y chercherait vainement des coquilles littorales.

«Lamarck.»

[51] Voyage de Liancourt, tome II.

[52] Le voyageur suédois Peter Kalm l’appelle glimmer.

[53] On remarque que cet isinglass contient plus de parties de mica dans les pays du sud, et plus de schorl dans les pays du nord de cette côte.

[54] Voyage de Liancourt, tome IV, page 189.

[55] Faute d’instruments et de temps, mon moyen de mesurage fut de choisir, vers le pied du sillon, plusieurs arbres d’une hauteur à peu près connue de 25 mètres, et d’en répéter, d’échelon en échelon, la mesure comparative, ayant égard à la réduction de perspective.

[56] La témérité des navigateurs américains rend ces accidents fréquents dans leurs fleuves comme sur l’Océan.

[57] Cette banquette et les talus sur tout le cours de l’Ohio, sont couverts de l’odieuse plante stramonium, que l’on m’a dit y avoir été importée de Virginie, mêlée par accident à d’autres graines; elle s’est tellement multipliée, que l’on ne peut se promener sur les banquettes sans être infecté de son odeur narcotique et nauséabonde.

[58] Elle est composée d’environ 400 maisons de bois, en planches et en troncs, que l’on a commencée d’y construire à l’époque de la guerre des Sauvages, vers 1791: ce n’était qu’un camp de réserve et parc d’artillerie.

[59] Ruisseau d’argent.

[60] Un colon du Tennessee m’a fait observer que toutes les rivières de ce pays, qui versent immédiatement dans le Mississipi, ont également des banquettes; ce qu’on attribue, a-t-il ajouté, à ce que chaque année, dans le cours du mois de mai, le Mississipi a une crue d’environ 25 pieds anglais, laquelle force tous ses affluens de déborder et de se faire un plus large lit. Mais cette crue fait pour ces rivières office de digue temporaire, et confirme, en ce point, la théorie que j’ai présentée pour d’autres cas. Au reste, je ferai observer à mon tour, que sur sa rive gauche, du côté d’est, le Mississipi est constamment restreint par une chaîne de hauteurs qui lui laissent rarement quatre ou cinq milles de terrain plat pour se déployer, tandis que sur la rive droite, du côté d’ouest, lorsqu’il a franchi sa berge, il perd ses eaux sur un sol plat de plus de 20 lieues de largeur.

[61] Hutchins suppose près de 700 milles; mais il faut remarquer que ce géographe n’eut aucun moyen exact et géométrique de mesurer l’Ohio: il le descendit en bateau, dans un temps de guerre avec les sauvages, calculant sa marche par le courant, sans faire de relevé à terre, dans la crainte de surprises toujours menaçantes: depuis quelques années, la navigation plus libre du fleuve a établi des calculs plus justes, et prouvé que ceux de Hutchins pèchent tous par excès; ainsi, du petit Miami aux rapides, l’on compte 145 milles, au lieu de 184 qu’il portait. Du grand Kanhawa au petit Miami, 207, au lieu de 231; en général, on le réduit d’un septième.

[62] Il y a trois Miamis, le petit, au-dessus de Cincinnati; le second ou grand Miami, au-dessous de ce même poste, tous deux versant dans l’Ohio, et le troisième versant dans le lac Érié.

[63] Portage est l’espace de terre qui se trouve entre deux eaux navigables, parce que l’on est obligé de porter le canot pour passer de l’une à l’autre; c’est ce que les anglais appellent carrying place.

[64] Voyage dans les États-Unis d’Amérique, par Larochefoucauld-Liancourt, tome II.

Voyage dans le Haut-Canada, par Isaac Weld, tome II.

Ces deux livres peuvent passer pour une bibliothèque portative des États-Unis.

[65] A un mille et demi de New-Geneva, venant de Canandarké, je me trouvai au bord d’un amphithéâtre d’une pente plus douce et plus longue que celle dont je parlerai bientôt; mais d’une vue encore plus magnifique, car l’on y découvre, sans obstacle et d’un seul coup d’œil, un immense bassin parfaitement plane, composé, au nord-est, du lac Ontario, et à l’est, d’une véritable mer de forêts, parsemée de quelques fermes et villages, et des nappes d’eaux des lacs iroquois.

[66] Déja des colons ont profité de cette pente pour construire des moulins à scie et à farine.

[67] Voyez le voyage de M. Weld, tome II, p. 298, traduit par M. Castera.

[68] La traduction française, dit, un peu sur la droite: oui, quant au fleuve; mais quant au spectateur, c’est incontestablement sur la gauche.

[69] Cette chaleur a réellement lieu dans le dégagement de l’eau des grandes meules de moulins, comme je l’ai éprouvé à Richmond, et elle est assez forte; mais c’est au rejaillissement des eaux, et non à elle, que l’on peut attribuer les cavernes.

[70] Voyez page 304. Je ne pense point d’ailleurs que M. Weld veuille dire, avec quelques voyageurs, qu’il y ait un vide capable de donner passage. En considérant la petite cascade, nous avons remarqué que les nappes supérieures pressent sur les inférieures, et les forcent de s’écouler le long de la paroi du rocher; le raisonnement lui seul indique ce mécanisme, et le passage est totalement impraticable.

[71] Il serait à désirer que le gouvernement des États-Unis, présidé en ce moment par un ami des sciences et des arts, fit dresser le procès verbal le plus précis de l’état de la cataracte. Cet acte deviendrait un monument précieux, auquel, d’âge en âge, on pourrait comparer ses progrès, et apprécier avec certitude les changements qui surviendraient.

[72] Il reste à savoir si les cavernes se trouvent dans cette nature de pierre; l’examen attentif des parois du ravin donnera, à cet égard, des lumières que je n’ai pas eu le temps d’acquérir.

[73] Voyez troisième volume, p. 159, des Mémoires de M. Pouchot, publiés à Yverdun, 1781. Il appelle cette rivière Casconchiagon, ce qui est son nom canadien.

[74] Voyez American Musæum, tome VIII, p. 215: un anonyme, qui paraît avoir eu des notes précises sur Niagara, évalue ainsi toutes les pentes:

 mètres.pied. ang.
1º la pente des rapides à17½58
2º la hauteur de la chute à47½157
3º et la pente du ravin jusqu’au Platon, pendant sept milles, à20⅓67
Total 85⅓ 282

[75] Voyez la description détaillée de ces deux chutes dans le Voyage de M. Weld, tome II, p. 86.

[76] Page 60, de l’édition française.

[77] Voyez American Musæum, tomes III et V.

[78] Le mot grec klima ne signifie que degré, échelon.

[79] Voyez Transactions of the philosophical society of Philadelphia, tome Ier, in-4º.

[80] Voyez Ephemerides Meteorologicæ Palatinæ, Manheim.

[81] Voyage de Liancourt, tome II, p. 207.

[82] Le froid moyen de Pétersbourg, depuis 1772 jusqu’en 1792, selon l’académie des sciences de cette capitale, a été de 24° ½; mais cela ne nous dit pas quel a été le maximum; les gelées ont commencé le 27 septembre, et fini le 25 avril (comme à Québec).

[83] Cette circonstance empêche d’y élever l’oranger en pleine terre; mais elle n’empêchera pas d’y cultiver l’olivier, dont M. Jefferson a fait le présent précieux à ce pays; surtout si c’était l’olivier corse; car j’ai vu en 1792, dans les montagnes de cette île, à Corté, qui est élevé de cinq cents toises au-dessus de la mer, j’ai vu, dis-je, les oliviers prospérer, malgré trois et quatre degrés sous zéro. Les Corses même prétendent que huit jours de neige au pied, détruisent les insectes et assurent la récolte.

[84] Voyez American Musæum.

[85] History of Vermont, page 42.

[86] Voyez notes sur la Virginie, page 63.

[87] Humboldt a trouve le même degré dans l’Amérique méridionale.

[88] Voyez les trois Mémoires d’observations de ce savant médecin, sur le climat de Pensylvanie, dans les tomes VI et VII de l’American Musæum.

[89] Je traduis en degrés de Réaumur les degrés de Fahrenheit, usités en Amérique comme en Angleterre.

[90] Voyage de Liancourt, tome IV.

[91] American Musæum, tome VIII.

[92] Fondée par suite des opérations de la compagnie de Scioto qui, en 1789, fit tant de bruit à Paris pour vendre des terres qu’elle n’avait pas, mais dont elle se faisait bien payer. J’aurai l’occasion d’en reparler.

[93] Noix très-oblongues, d’une coquille fine et fragile, et en tout infiniment supérieures aux noix ligneuses (hickorys) de la côte atlantique.

[94] M. le docteur Barton m’a dit qu’il préparait sur ce sujet un mémoire qui ne pourra manquer d’être très-intéressant.

[95] Voyez Medical Repository of New-York, tome Ier, page 530, où se trouve un tableau météorologique dressé par le major Swan.

[96] An account of six years residence in Hudson’s bay, 1 vol. in-8º, London, 1752.

[97] Present state of Hudson’s bay, 1 vol. in-8º, London, 1790. Les mêmes faits se répètent dans le continent asiatique, et confirment l’analogie de climat et de sol que j’ai indiquée. Les savants russes, Gmelin, Pallas, Georgi, attestent que passé le 65°, et même dès le 60° de latitude, en Sibérie, l’on trouve des marais éternellement gelés au fond, dont la glace conserve, depuis une antiquité inconnue, des ossements, et même des peaux d’éléphants, de rhinocéros, de mammouts. (Voyez le Nord littéraire, nº Ier, page 380.)

Le célèbre voyageur américain Ledyard atteste également qu’à Yakoutsk, par moins de 62° de latitude, l’on n’a pu établir de puits, attendu que les fouilles faites jusqu’à 60 pieds de profondeur ont appris que la terre était gelée de plus en plus ferme. (Voyez American Musæum, tome VIII, lettre de Ledyard, août 1790.) Le capitaine Phips dit également que le 20 juin 1778, par 66° 54´, l’eau de la mer, puisée à 780 brasses de profondeur, marqua 2° ⅔ sous glace (R). Parmi nous, M. Patrin, naturaliste instruit, qui a voyagé plusieurs années en Sibérie, rapporte que même, par les 54°, étant descendu, en juin 1785, dans un puits récent de la mine d’Ildikan en Daourie, il remarqua, à la hauteur de 40 pieds, des gerçures remplies de glaçons (et cependant c’était une mine métallique); ce qui prouve, ajoute-t-il, que le feu central n’a pas beaucoup d’activité en Daourie (Journal de physique, mars, 1791, page 236). Mais, comme désormais la saine physique, aidée de tous ces faits et des expériences ingénieuses de M. de Saussure, a relégué au rang des vieux contes mythologiques cette vieille rêverie d’un foyer central, et même la théorie hasardée sans preuves suffisantes, d’une température moyenne de 10°, l’on a droit d’en conclure contre les hypothèses de Buffon et de divers autres physiciens, que le globe est une masse cristallisée essentiellement froide, dont la superficie seule est échauffée par les rayons du soleil, en raison de la force et de la continuité de leur action. De là vient que sous la zone torride l’on trouve, pour terme moyen, le sol impregné d’environ 14° de Réaumur, à une profondeur qui probablement ne pénètre pas plus de trois ou quatre mille toises: à mesure que l’on s’éloigne de ce grand et principal foyer, vers le nord, la chaleur diminue par proportion inverse des latitudes 11° en Virginie, 9° à Philadelphie, 7° en Massachusets, 5° en Vermont, 4° en Canada, et finalement zéro et moins de zéro sous le pôle: en sorte que si jamais le soleil abandonnait notre pauvre planète, elle finirait par n’être qu’un amas de glaçons, et par n’avoir, pour derniers habitants, que des ours blancs et des Esquimaux.

[98] Depuis octobre 1795, jusqu’en juin 1798.

[99] Voyez notes sur la Virginie, page 7.

[100] Les tables du docteur Ramsay à Charlestown confirment pleinement cette assertion; car sur quatre années, depuis 1791 jusqu’en 1794, elles n’offrent que huit jours où le nord ait soufflé: il ne souffla pas un seul jour en 1792, et la même rareté a lieu à Québec.

[101] Le lecteur peut avoir déja vu, ou peut consulter une esquisse de cette théorie, dans le chapitre XX de mon Voyage en Syrie (publié en 1787). Novice alors dans cette branche de science, j’ignorais que de grands maîtres, tels que Halley et d’Alembert, s’en fussent occupés. A mon retour d’Amérique, lorsque j’ai voulu reprendre le cours de mes idées et leur donner un développement conforme aux nouveaux faits que j’avais rassemblés, j’ai dû me mettre au niveau des connaissances acquises, et j’ai trouvé qu’un mémoire intitulé: Théorie des Vents, par le chevalier la Coudraye, avait rempli la tâche que je me proposais. Ce mémoire, couronné dès 1785 par l’académie de Dijon, est un traité complet sur cette matière, et je ne puis mieux faire que d’en conseiller la lecture à ceux qui veulent se former un tableau sommaire du jeu des courants de l’air: ce n’est pas qu’il ne reste encore beaucoup à dire sur le système général des vents par tout le globe, et qu’il n’y ait beaucoup d’expériences et de calculs à établir sur le foyer, le lit, la vitesse de chaque courant d’air: sur les directions diverses et souvent contraires qu’ils suivent dans l’océan aérien; sur l’épaisseur de leurs couches; sur la formation, la composition, la dissolution des nuages; sur les causes et les effets des dilatations et des condensations plus ou moins subites qui accompagnent les orages, etc. Mais, parce qu’un tel travail veut la réunion des connaissances combinées d’un navigateur, d’un physicien et d’un chimiste, et qu’elle exigerait des recherches longues et même dispendieuses, dirigées sur un plan méthodique, ma tâche se trouve naturellement réduite à fournir mon contingent de matériaux pour cette opération; et c’est ce que je vais faire, en jetant dans les chapitres suivants les faits qui m’ont paru les plus importants et les plus certains.

[102] Voyez à l’appendice une lettre sur le système des vents de ces deux contrées.

[103] Boeotium crasso jurares aere natum, a dit un poëte philosophe.

[104] Les Italiens disent d’un plat ouvrage, c’est une composition de scirocco.

[105] Je tiens ces notes de M. Power, américain naturalisé sujet d’Espagne, à la Nouvelle-Madrid, qui a observé le pays en homme éclairé.

[106] Voyez la carte générale.

[107] Voyez Annuaire de la république, an 6, p. 59.

[108] Insérée dans le supplément de la gazette de Mexico, 29 octobre 1795.

[109] L’amiral Anson observe également que par les 30 et 32°, le dominant est l’ouest, doux et agréable; mais que vers les 40 et 45°, il devient plus vif et plus constant.

[110] Dissertation déja citée.

[111] Histoire naturelle et civile des Florides, 1 vol. in-12, imprimé à New-York, déja très-rare à trouver.

[112] J’ai long-temps refusé de croire à l’existence de ces grêlons pesans des onces et des livres, dont parlent trop souvent les gazettes et les voyageurs; mais l’orage du 13 juillet 1788 m’a convaincu par mes propres sens. J’étais au château de Pontchartrain, à quatre lieues de Versailles. A six heures du matin, étant allé visiter un parc de moutons, je trouvai les rayons du soleil d’une chaleur insupportable; l’air était calme et étouffant, c’est-à-dire, très-raréfié: le ciel était sans nuage, et cependant je distinguai quatre à cinq coups de tonnerre: vers sept heures et un quart parut un nuage au sud-ouest, puis un vent très-vif. En quelques minutes le nuage remplit l’horizon, et accourut vers notre zénith avec un redoublement de vent alors frais, et tout à coup commença une grêle, non pas verticale, mais lancée obliquement comme par 45°, d’une telle grosseur, que l’on eût dit des plâtres jetés d’un toit que l’on démolit. Je n’en pouvais croire mes yeux; nombre de grains étaient plus gros que le poing d’un homme, et je voyais qu’encore plusieurs d’entre eux n’étaient que les éclats de morceaux plus gros; lorsque je pus avancer la main en sûreté hors de la porte de la maison, où fort à temps je m’étais réfugié, j’en pris un, et les balances qui servaient à peser les denrées, m’indiquèrent le poids de plus de cinq onces: sa forme était très-irrégulière; trois cornes principales, grosses comme le pouce et presque aussi longues, proéminaient du noyau qui les rassemblait. Des témoins dignes de foi m’assurèrent qu’à Saint-Germain l’on avait pesé un grêlon de plus de trois livres, et je ne sais plus quel poids l’on peut refuser de croire.

[113] Voyez le Voyage en Syrie, tome Ier, page 179, troisième édition; en rapportant l’opinion des anciens à cet égard, j’ai insisté sur sa probabilité, motivée par la pente générale du sol et du cours du fleuve, et par l’action que les vents exercent sur les surfaces aqueuses. Le fait a constaté mon aperçu.

[114] Les marins disent: Quand on est hors des écueils en mer, fond de quinze brasses, et que du haut du mât d’un sloup, l’on voit juste le cap Hatteras, l’on va entrer dans le Gulph-stream, et de suite l’on perd les sondes.

[115] Le savant voyageur Humboldt, à qui nous devrons tant d’observations neuves et importantes, a aussi trouvé que sur les bas-fonds, son thermomètre a baissé de 3° de R..... M. Lalande, qui a publié ce fait comme une découverte, n’a pas sans doute connu ceux dont je parle.

[116] Voyez Transactions philadelphiques, tome X, page 396, tome XIX, page 298.

[117] Au moment où cette feuille s’imprime, je reçois des États-Unis le cinquième volume des Transactions de la société de Philadelphie, et j’y trouve, page 90, un Mémoire de M. Strickland qui, par une série d’observations faites en 1794, allant et revenant d’Europe, confirme tout ce que j’ai exposé sur les indications du thermomètre. L’auteur ajoute qu’il a reconnu une branche du Gulf-stream dans la direction de l’île Jaquet, et il insiste sur la probabilité du transport des fossiles tropicaux de la côte d’Irlande, par les eaux de ce même courant: ses observations me confirment dans l’opinion que le banc de Terre-Neuve est la barre de l’embouchure de ce grand fleuve marin qui, avant de l’avoir créée, marchait droit au nord-est sur l’Irlande, et qui ne s’est dévié vers l’est que par suite de l’obstacle de cette barre grossie et accumulée de siècle en siècle. Il faudrait comparer ses graviers à ceux de la côte atlantique.

[118] C’est l’expression canadienne pour désigner tout le pays.

[119] Selon le capitaine Meares, c’est le vent de nord qui est le dominant de ces parages.... Pour donner une idée du refroidissement que les surfaces glacées occasionent dans l’air, il me suffira de citer une observation de Charlevoix. Ce missionnaire rapporte que, traversant le banc de Terre-Neuve, par un temps d’ailleurs doux, son vaisseau fut tout à coup assailli d’une brise si glaciale, que tous les passagers furent contraints de se réfugier dans l’entre-pont; bientôt l’on aperçut une de ces îles de glaces qui, à chaque printemps, viennent du nord flotter dans l’Atlantique, et tant que l’on resta sous le vent de cette île, longue d’un quart de lieue, l’air resta insupportable. Cette expérience se renouvelle presque chaque année pour les navigateurs de Terre-Neuve.

[120] History of Vermont, page 48.

[121] Ces versements d’air froid de la région, soit moyenne, soit supérieure, sont attestés par Belknap, qui cite, dans le New-Hampshire, un lieu où le vent semble toujours tomber d’en haut comme l’eau d’un moulin: moi-même je pourrais en citer en France un exemple remarquable sur le chaînon du Forez qui sépare le bassin du Rhône de celui de la Loire: en plusieurs endroits, mais surtout au local du château de la Farge, entre Belleville et Roanne, six à sept lieues au-dessus de Tarare, l’on éprouve habituellement, que tandis que l’on monte ou descend du côté du Rhône la pente rapide de ce chaînon, l’on ne sent aucun vent; mais à peine a-t-on atteint la crête du sillon, et surtout à peine commence-t-on de descendre le revers du côté de la Loire, que l’on sent un vent d’une vivacité extrême, versant de l’est à l’ouest, c’est-à-dire du bassin de Rhône, dans celui de la Loire; et si de suite l’on revient sur ses pas, et que l’on redescende la pente d’est vers le Rhône, l’on ne trouve plus de vent: la raison en est, que le bassin de Rhône est un grand lac d’air frais et dense, qui communique avec l’atmosphère des Alpes, tandis que le bassin de la Loire est un lac d’air plus léger et plus chaud, qui vient de l’Océan par les vents régnans d’ouest: le chaînon de Forez est une digue qui les sépare, et qui les tient l’un et l’autre calmes jusqu’à sa hauteur; mais par-dessus cette digue, le trop-plein du bassin de Rhône se verse comme de l’eau, et se montre d’autant plus froid et plus rapide, qu’il est l’écoulement de la région moyenne d’air qui vient des Alpes et tombe en glissant sur le lac.

[122] Nom que se donnent les sauvages.

[123] De même aux sources de la Wabash et des deux grands Miâmis, il pleut par tous les vents; à Gallipolis, sur l’Ohio, il pleut surtout par ouest sud-ouest, tandis que plus bas, à Cincinnati, l’ouest est sec, et il pleut par nord-ouest.

[124] En Massachusets la brise commence dès huit et demi ou neuf heures du matin au mois de juin, tandis qu’en Caroline elle ne commence qu’à dix et onze; comparez les distances respectives des sillons à la côte, et vous en voyez de suite la raison.

[125] Le chaînon qui sépare Saint-Ildephonse de l’Escurial, sépare tellement l’atmosphère de ces deux lieux, que quoique rapprochés à six ou sept lieues, ce sont deux climats différents.

[126] Par exemple, Udine où il tombe 62 pouces, et Garfagnana, 92 pouces: aux Antilles, il tombe plus de 100 pouces par an.

[127] Selon Chalmers, cité par Ramsay, ibid.

[128] Jefferson, page 6.

[129] S. Williams, History of Vermont, page 51.

[130] Idem.

[131] Idem.

[132] Docteur Rush, observations sur la Pensylvanie, American Musæum, tome VII.

[133] Mais en récompense j’ai vu un journal météorologique manuscrit, où le nombre des jours pluvieux à Brest est de 349 jours par an, tandis qu’à Marseille le nombre des jours clairs est de 352.

[134] C’est un étrange livre que les Recherches de M. Paw sur les Américains. A mon retour d’Amérique, j’ai voulu le lire pour profiter de tant de lumières dont on lui fait honneur; mais lorsque j’ai vu avec quelle confiance il adopte des faits faux; avec quelle hardiesse il en tire des conséquences chimériques, établit et soutient des paradoxes divergents, et avec quelle acrimonie il attaque d’autres écrivains, j’avoue que le livre m’est tombé des mains. Je ne conçois pas comment du fond d’un cabinet on ose écrire avec assertion sur des faits qu’on n’a pas vus, sur des témoignages insuffisants ou contradictoires; pour moi, plus j’ai vu le monde et multiplié mes observations, plus je suis convaincu que rien n’est plus délicat et plus rare que de saisir les objets, surtout compliqués, sous leurs véritables faces et sous leurs vrais rapports: qu’il est presque impossible de parler raisonnablement du système général d’un pays ou d’une nation sans y avoir vécu: qu’il en est de même, et encore pis, pour les temps passés; et que le plus grand obstacle aux progrès des lumières est l’esprit de certitude, qui jusqu’ici a fait la base de l’éducation chez presque tous les peuples.

[135] Transactions of the American philosoph. society.

[136]

 Pouc.Lig.
On a observé que l’eau mise une fois par mois dans les vases, évaporait410
Et que mise une fois par semaine elle évaporait635
Sans doute parce que dans le premier cas le vent n’atteint pas bien au fond du vase;
2º Sur une rivière, un vase a évaporé115
En local sec il a perdu150

3º Quatre plantes pesant 118 grains, mises en caisse de pur sable et bien arrosées, ont évaporé 10,944 grains, qui sont plus que n’eût donné une surface de dix pouces carrés dans le même espace de temps.

[137] Ils remarquent en même temps que les habitants, et surtout les femmes, y sont d’une extrême irritabilité.

[138] Dans plusieurs pays chauds, entre autres dans l’île de Cuba, lorsqu’il pleut, les paysans qui travaillent en plein air ôtent leurs vêtements, les tiennent à l’abri et ne les reprennent que quand le corps est sec; alors ils ne prennent pas la fièvre; si au contraire ils laissent mouiller et sécher leurs vêtements sur leurs corps, jamais ils ne manquent d’en être saisis.

[139] Plusieurs physiciens géographes croient que le vent nord-ouest au Bengale vient des montagnes situées au vrai nord-ouest du pays: mais, outre qu’elles sont trop éloignées, le jeu des deux côtés des Gâtes est tellement correspondant, que l’on ne peut lui admettre d’autre source: c’est l’inclinaison de la pente orientale, caractérisée nord-ouest et sud-est par le cours des fleuves, qui détermine le reversement du vent; de même que c’est à raison de cette inclinaison, que le soleil échauffant cette pente avant d’avoir échauffé le revers des Gâtes, y cause un mouvement premier et antérieur par lequel l’air des Gâtes est attiré, et à sa suite l’air du Malabar.

[140] Depuis l’équinoxe d’automne jusqu’à celui du printemps, saison d’été pour l’hémisphère austral.

[141] Ils viennent du quart entre l’ouest et le pôle: la qualité sèche et froide de ces vents sur la côte du Chili, jointe à leur fréquence, est un indice de la non-existence d’aucune grande terre vers le pôle austral, et de la quantité des glaces qui y sont amoncelées.

[142] Molina, Italien, auteur d’une bonne Histoire géographique, naturelle et civile du Chili, traduite en espagnol, par Mendoza. Madrid, 1788, grand in-8º, belle impression.

[143] A Paris j’ai remarqué pendant nombre d’années, que les premières feuilles des marronniers-d’Inde se montraient entre le 24 mars et le 5 avril, aux Tuileries, et que celles des chênes se déployaient presqu’un mois plus tard dans les forêts.

[144] En 1798, je goûtai à Philadelphie et à New-Castle, les premières cerises avant le 6 juin, et je goûtai à Bordeaux les dernières le 6 juillet: je pus constater l’opinion de tous les Français, qui trouvent aux cerises américaines un acide mordant que les nôtres n’ont pas, et qui se manifeste habituellement par des coliques. L’on en peut dire autant des fraises.

[145] Quelques matières, telles que le charbon broyé fin avec de la limaille et du soufre, de l’huile de chenevis avec du noir de fumée et autres semblables, sont susceptibles d’inflammation spontanée à certains degrés d’humidité et de chaleur si de tels mélanges se trouvent dans les marais, il est réellement possible que l’inflammation ait lieu.

[146] History of Vermont, pag. 64 et suiv.

[147] Voyez plusieurs Mémoires de ce médecin, dans l’American Musæum, tome VI et VII. Dans ce même tome VII, un Mémoire sur le climat de New-York, confirme pour ce pays les mêmes résultats.

[148] History of Vermont, pag. 61, 62, 63.

[149] Je pense qu’il y a erreur d’impression ou de traduction: ce doivent être les brises de l’est et de sud-est.

[150] Si depuis 1795 l’on éprouve en France une nouvelle altération dans la température des saisons et dans la nature des vents qui la produisent, j’oserais dire que c’est parce que les immenses abattis et dégâts de forêts, causés par l’anarchie de la révolution, ont troublé l’équilibre de l’air et la direction des courants?

[151] Tome III, page 339.

[152] Par exemple, c’est eux qui font que certains cantons sont constamment affectés de grêles ou de tonnerres, tandis qu’à une demi-lieue de là, le pays en est habituellement exempt.

[153] Voyez American Museum, tome V.

[154] J’ai éprouvé sur moi-même la justesse de cette théorie à mon retour d’Égypte. Au Kaire, je prenais sans inconvénient cinq ou six tasses de café par jour. Lorsque je fus sédentaire à Paris, il me devint impossible, dès le mois d’octobre, d’en supporter même une tasse à jeun sans ressentir un mouvement fébrile et nerveux. J’ajoute que pendant les trois ans que j’ai passés en Syrie et en Égypte, je n’ai eu de toute maladie que l’influenza de 1783; tandis qu’aux États-Unis, en trois ans aussi, j’ai eu deux fièvres malignes très-graves, cinq ou six gros rhumes, et des affections rhumatiques devenues incurables; et cela en me conformant en chacun de ces pays au régime suivi par les habitants.

[155] Par exemple, la plaine de Trappes, près Versailles, quoique élevée et découverte, est infestée de fièvres par les étangs de Saint-Cyr.

[156] Un médecin américain, en présence de quatre médecins anglais a fait à la Martinique, en 1796, des expériences dont il a conclu que l’air atmosphérique contenait en cette île soixante-sept parties d’oxygène sur cent. J’ai communiqué cette expérience à M. Fourcroy, qui pense que quelque erreur s’est introduite dans l’expérience; et que la vie ne pourrait se soutenir long-temps à cette proportion. Les expériences de Humboldt, dans l’Amérique méridionale confirment celles d’Europe.

[157] M. Jean de Vèze, ancien chirurgien distingué et accrédité au Cap-Français.

[158] Voyez Recherches et Observations sur la maladie épidémique qui a désolé Philadelphie, depuis août jusqu’en décembre 1793, en anglais et en français, in-8º, 145 pag. Philadelphie, 1794.

[159] C’est ainsi que toute la ville de Philadelphie a été persuadée que l’épidémie de 1793 vint de l’île de la Grenade, où elle avait été, disait-on, apportée de Boulam (côte d’Afrique), par le vaisseau le Hankey. Un médecin anglais, qui se trouvait dans cette île, avait donné à cette seconde portion de l’histoire un caractère imposant d’authenticité dans un écrit qu’il publia: et cependant trois ans après, M. Noah Webster et le docteur E. H. Smith, ont publié à New-York un journal de toute la navigation du Hankey, dressé par l’un des plus respectables témoins oculaires, lequel rassemble une si grande masse de preuves, et porte un cachet si particulier de candeur et de véracité, que l’on demeure convaincu avec MM. Webster et Smith, que le médecin C. s’est complètement trompé. De même M. Richard Bayley, dans son excellent Rapport au gouverneur de New-York, prouve que les inculpations des vaisseaux l’Antoinette et le Patty, étaient des rumeurs de peuple absolument dénuées de fondement, etc. Voyez New-York repository, tom. 1er, pag. 470 et 127.

[160] Voyez le Rapport des médecins de Philadelphie au gouverneur de Pensylvanie: celui de M. Richard Bayley au gouverneur de New-York; le Mémoire du docteur Valentine Seaman de New-York, sur les causes de la fièvre jaune à New-York.—Les Recherches du docteur Benjamin Rush sur la même maladie, à Philadelphie, en 1793 et 1794. Lettre de G. Davidson, sur le retour de la fièvre jaune à la Martinique en 1796. Origine de la fièvre pestilentielle qui ravagea la Grenade en 1793, 1794, par E. H. Smith. Thèse sur la fièvre maligne à Boston, par Brown. Récit des fièvres bilieuses avec dyssenterie à Sheffield, par W. Buel: enfin la collection très-intéressante de Lettres sur les fièvres de divers lieux, par Noah Webster de New-York.

[161] L’on en pourra juger par la doctrine de l’un des professeurs les plus influents de Philadelphie, dans un discours de clôture, dont quelques auditeurs me firent immédiatement le récit. Après avoir récapitulé les méthodes enseignées pendant l’hiver de 1797-1798, et entre autres celle de la saignée à cent onces de sang, en divers cas de la fièvre jaune: «Messieurs, dit-il à ses élèves, nous allons nous séparer, et vous allez vous disperser sur la vaste surface des États-Unis: répandez-y de toutes parts les vérités que vous avez entendues ici; vous trouverez des contradicteurs, des ennemis! résistez-leur avec courage, et soyez persuadés qu’avec de la fermeté et de la constance, vous ferez triompher la véritable doctrineIte et evangelizate.

Certes, s’il est une doctrine dangereuse, surtout en médecine, c’est celle qui exclut le doute philosophique, sans lequel l’esprit demeure fermé à toute instruction, à tout redressement; et cette doctrine est surtout pernicieuse pour les jeunes gens, en qui le désir de savoir et le besoin de croire s’associent au besoin d’aimer, et qui s’attachent aux opinions par suite d’attachement pour les maîtres. Aussi l’une des plus fécondes sources d’erreur, de fanatisme et de calamités, a été et est encore ce funeste principe d’éducation musulmanique, adopté dans tous les genres d’éducation.

[162] De 10 à 15 degrés, selon la sensation du malade.

[163] Voyez à ce sujet un très-bon Mémoire de M. Edouard Miller, New-York repository, tom. 1er, pag. 195.

[164] Graces aux talents de l’ingénieur Latrobe-Bonneval, Philadelphie, depuis mon départ, jouit d’une pompe à feu qui lui procure les eaux du Schuylkill; pareille entreprise a été faite à New-York, et il est à désirer que les habitants des autres ports imitent un si salutaire exemple.

[165] Je fais cette remarque, parce que la seule bonne méthode que je connaisse, consiste à traduire d’abord le plus littéralement et le plus près possible du sens et de la valeur des mots.—Or, comme dans cette opération il arrive ordinairement que les expressions et les constructions de la langue étrangère écartent celles qui sont propres à notre langue naturelle, il faut laisser reposer ce premier jet, et ne le reprendre que lorsque l’on a presque oublié l’original; alors relisant ce mauvais français, les formes naturelles du style viennent se présenter d’elles mêmes, et l’on peut faire un excellent travail. Ce serait déja beaucoup d’en faire un bon, car il est bien peu de traductions qui méritent cette épithète.

[166] C’est le nom que les Canadiens et les géographes français donnent à l’Ohio. L’on y pêche entre autres poissons du Cat-fish, qui pèse quatre-vingts et quatre-vingt-dix livres.

[167] Il y a plus de soixante endroits divers du nom de Washington aux États-Unis. Il y a aussi une douzaine de Charleston; en général la nomenclature géographique de ce pays est pleine de répétitions de ses propres noms ou de noms d’Europe, par la raison que chaque colon, anglais, irlandais ou écossais, donne à son nouveau séjour le nom de son lieu natal: et l’on peut dire, sous plus d’un rapport, que les États-Unis sont une seconde édition de l’Angleterre; mais cette copie est tirée sur un bien plus grand format que l’original. On en jugera dans un siècle.

[168] C’est le nom que les Américains donnent à tous les habitants français des postes de leur frontière à l’ouest et au nord.

[169] C’est-à-dire à la Nouvelle-Orléans, distante de près de cinq cents lieues par le fleuve. Au Poste-Vincennes on dit d’un homme qui va à la Nouvelle-Orléans, il va en ville, comme si l’on était dans le faubourg.

[170] Je joins l’itinéraire qui m’a été communiqué comme chose très-connue. L’on y remarquera le peu d’accord qu’il y a entre les lieues et les heures, et la trivialité des dénominations canadiennes, indice du caractère et des mœurs des gens qui les ont imposées.

Itinéraire du Poste-Vincennes à Kaskaskias.

 lieues ou heures
Jusqu’au ruisseau Ombra32
De là à l’Orme au milieu d’une prairie3
De là à la rivière du Chat3
De là au Joug53
A la Saline2
Au poteau de l’Esclave53
A la grosse Pointe5
A la Cafetière42
A l’Écorce jaune53
A la Pointe au Noyer (un joli ruisseau)5

Après ce ruisseau est une chaussée détruite
de castors: on prend à un carrefour le
sentier gauche qui abrége; mais l’on est
sans eau pendant cinq lieues; on rejoint à
la pointe aux Fesses.

  
De la Pointe au Noyer à la Chaussée1
Au Fevier42
A la Pointe aux Fesses53
A la prairie du Trou53
A la Grande Côte53
A l’Épronier42
Au Kas64
 73½ 43½

[171] Par exemple, au Fort Détroit, le caractère ne diffère pas de celui que je viens de citer; et lorsque j’y passai en septembre suivant, le plus grand nombre des Français parlait de se retirer sur le terrain du Roi (Georges), plutôt que de se former au régime municipal et laborieux des Américains.

[172] Les Américains, d’après les Anglais, désignent les Sauvages par le nom d’Indian, qu’ils prononcent presque indigène: et ils feraient mieux de s’en tenir à ce dernier terme; car il est bizarre d’avoir donné le nom des habitants de l’Indus d’abord à ceux de l’Amazone, puis de toute l’Amérique; et cela par suite de la méprise de l’un des premiers navigateurs portugais, qui, voulant se rendre dans l’Inde, s’écarta si fort à l’ouest, qu’il se trouva au Brésil, à qui, pour se consoler, il donna le nom d’Inde occidentale.

[173] Les Sauvages appellent peau rouge celle de daim, dont la chasse tombe en juillet et août.

[174] En Anglais, leguins (jambières): les chaussons s’appellent mocassons.

[175] Voyez la cinquième séance de mes leçons d’histoire professées à l’école normale, imprimées séparément in-8º 1821, chez Bossange frères.

[176] Vulgairement appelés les Quakers, société dont on a peut-être trop dit de bien en Europe, et trop de mal aux États-Unis (à cause des Nègres), mais qui, tout bien considéré, me paraît la secte religieuse dont la morale théorique et pratique est la plus favorable à l’amélioration de la société et de la condition humaine en général. L’on peut dire que tout ce qu’il y a de bons établissements de bienfaisance, de bons règlements administratifs en Pensylvanie, est son ouvrage; et il ne lui manque que d’introduire dans son plan d’éducation plus de connaissances physiques, pour mériter d’être l’église de tous les hommes raisonnables. Comment des dévôts peuvent-ils appeler profane l’étude des ouvrages de Dieu?

[177] Tel est le capitaine Carver, voyageur en 1768, dont nous avons une bonne traduction en 1784, un vol. in-8º. L’auteur paraît avoir été un peu crédule et très-vaniteux; mais malgré son penchant pour les sauvages, qui avaient flatté sa vanité, on voit dans ses récits de la droiture et de la bonne foi. Les aveux qu’il fait de son peu d’instruction, et de son incapacité à rédiger une grammaire et un dictionnaire sauvage, me font beaucoup douter qu’il soit le rédacteur de son ouvrage, et je pense que ce service lui a été rendu par son éditeur, comme il est arrivé chez nous à un autre voyageur connu.

Un second voyageur est Jean Long, Anglais, commis et facteur pendant vingt ans dans la traite des pelleteries du Canada: il a publié ses voyages in-4º en 1791: ils ont été traduits et publiés in-8º en 1793. Il est fâcheux que le traducteur se soit permis de supprimer les vocabulaires pour quelque économie de librairie. Cet ouvrage mérite réimpression avec corrections, car il est le plus fidèle tableau que je connaisse de la vie et des mœurs des sauvages et des trafiquants canadiens.

Un troisième est Bernard Romans, dont j’ai assez parlé.

Un quatrième est Umfreville que j’ai fait connaître. Je ne parle point du livre d’Adair sur les Creeks et les Chérokis, parce que, à quelques faits vrais, il a mêlé une foule de faits altérés ou faux, dans l’intention de prouver que les sauvages descendent des juifs. Cette extravagante idée, qui d’ailleurs, lui est commune avec plusieurs missionnaires, ne l’a conduit qu’à faire envisager sous un faux jour tout ce qui appartient aux sauvages. Ce n’est qu’avec de saines notions sur la nature de l’entendement humain, sur sa marche, et sur tous les principes qui gouvernent et modifient l’homme de la nature, que l’on peut bien étudier et suivre l’histoire des nations.

[178] Le nègre aussi; mais il noircit dans les 24 heures.

[179] C’est ce que dit Oldmixon, tom. I, pag. 286.

[180] Chaque jour de nouveaux faits, en apparence bizarres, viennent fournir de nouveaux moyens de solution; l’un des plus remarquables est le cas du Nègre virginien, appelé Henry Moss originaire du Congo, troisième génération; lequel, dans l’espace de six à sept ans, est devenu homme blanc, à cheveux longs, lisses et châtains, comme un Européen: c’est lui dont Liancourt parle tome V, page 124. J’ai vu un procès verbal authentique de sa transmutation de peau.

[181] Le k est jota; et le th a la valeur anglaise.

[182] C’est ainsi qu’ils désignent les missionnaires.

[183] Aussi percent-elles si facilement aux enfants, qu’ils n’éprouvent jamais de maux de dents.

[184] Pendant treize mois que j’ai passés en Corse, j’eus la note certaine de cent onze assassinats de guet-apens par effet de ces vindettes, ou vengeances de talion: sous le gouvernement génois, il y en a eu jusqu’à neuf cents par an. Quel gouvernement! et quel peuple!

[185] Il est curieux d’observer que ces vieillards raisonnent précisément comme le coryphée des politiques italiens. (Machiavelli), qui, dans ses Commentaires sur les décades de Tite-Live, lib. 3, chap. 1er, prescrit également pour restaurer les états, de ramener leurs institutions civiles et religieuses à leur origine. Le paradoxe est palpable dans le cas présent. Aujourd’hui, que je relis cet écrivain, je trouve que la plupart de ses principes, s’ils étaient bien analysés, le laisseraient beaucoup au-dessous de sa réputation de savoir et d’habileté.

[186] Voyez le Discours sur l’origine de l’inégalité des conditions.

[187] Ce que j’avance ici se fonde sur des petits faits très-intéressants dans l’histoire des grandes choses; je les tiens de deux témoins dignes de confiance, feu M. le baron d’Holbach et M. Naigeon, membre actuel de l’Institut. Dans le temps où l’académie de Dijon proposa son prix trop célèbre, Diderot était détenu au château de Vincennes pour sa lettre sur les Aveugles. Rousseau allait le voir quelquefois: dans l’une de ses visites, il lui montre l’annonce du prix. «Ce sujet, dit-il, est piquant, j’ai envie de concourir.—Fort bien, reprit Diderot; mais dans quel sens prendrez-vous la question? Dans son sens, reprit Rousseau; est-ce qu’elle peut en avoir deux? Les sciences et les arts peuvent-ils avoir d’autre effet que de concourir à la prospérité des états?—Eh bien! reprit Diderot, vous serez un enfonceur de portes ouvertes. (Ce furent ses propres termes). Il serait bien plus piquant de soutenir l’inverse.» Rousseau part frappé de cette idée, compose dans ce sens, et est couronné par l’académie de province. Quelque temps après d’Holbach et Diderot se promenant au Cours-la-Reine, rencontrent Rousseau, l’abordent, le complimentent sur son tour de force, et Rousseau plaisante avec eux du succès de son paradoxe et de la bonhomie des académiciens. Les critiques et les contradictions survinrent: Rousseau en fut irrité: d’Holbach et Diderot, compagnons habituels de promenade, le rencontrent encore aux Tuileries: la question revient sur le tapis, et ils sont étonnés de trouver Rousseau tellement aigri et changé d’opinion, qu’il soutient sérieusement avec la véhémence de son caractère, comme vérité, ce qu’il avait d’abord traité lui-même de plaisanterie. D’Holbach en fut frappé, et dit à Diderot: Mon ami, cet homme, dans son premier ouvrage, fera marcher l’homme à quatre pattes; et la prophétie ne fut que trop vraie.—Ainsi voilà le point de départ du système de l’homme qui a affiché pour devise: Vitam impendere vero; et cet homme aujourd’hui trouve des sectateurs tellement voisins du fanatisme, qu’ils enverraient volontiers à Vincennes ceux qui n’admirent pas les Confessions.

[188]

Ceci nous mène à évaluer d’une manière probable la population de tout ce continent. Les États-Unis sont connus pour une quotité de

5,215,000

Les Espagnols admettent le Mexique pour une population totale de

3,000,000

Le Canada, en 1798, comptait 197,000, supposons

200,000

La Louisiane haute et basse ne peut s’admettre pour plus de

40,000

Les deux Florides, à peu près même nombre, ci

40,000

Les Creeks, Chactas, Chicasaws, qui ont 8,000 guerriers, total

24,000

Tous les sauvages de la Wabash et de Michigan, au plus

15,000

La masse de tous les autres sauvages de tout le continent jusqu’à la mer glaciale et à la mer de Nouthka-Sund

600,000

Total

9,134,000

Ainsi l’Amérique-nord n’excède que très-peu neuf millions, et l’on peut compter que le dernier article des sauvages est forcé peut-être de moitié.

L’Amérique-sud ne paraît pas atteindre même ce nombre. Les Espagnols instruits n’évaluent toutes leurs possessions dans cette partie, savoir: Pérou, Chili, Paraguay, Plata, même Caracas, qu’à une population de quatre millions d’ames

4,000,000

Les Indiens non soumis n’y sont pas compris. Le Brésil compte 500,000 Portugais et 600,000 Nègres

1,100,000

Total

5,100,000

Les Indiens non soumis ne peuvent guère s’évaluer avec précision; mais à raison de leur territoire, ils ne sauraient égaler la moitié des blancs; je ne les compte que pour

1,000,000

Les colonies des Antilles et de l’isthme de Panama, ne passent pas

1,800,000

La Guyanne hollandaise et française ne comportent pas plus de

75,000

Total

7,975,000

Voilà environ 8,000,000: supposons-en 10, il n’en est pas moins vrai que les deux Amériques réunies ne sauraient arriver à plus de 20,000,000.

Ce calcul diffère beaucoup de ceux de mon honorable confrère de l’Institut M. Lalande, astronome, qui, dans l’annuaire des années VIII et IX, comptait 180,000,000 d’habitants dans le nouveau monde: il est vrai que dans les années IX et X il s’est subitement réduit à 90,000,000, c’est-à-dire à la moitié. Enfin, cette année (XII) je le trouve rangé à l’évaluation que j’établis, et que lui ont communiquée des amis intermédiaires, membres du bureau des longitudes. Il devra faire une opération semblable sur les 580,000,000 qu’il donne à l’Asie: sans doute il compte la Chine pour deux ou trois cents millions, comme on nous l’a dit depuis quelques années. Mais dans le dénombrement que publièrent les Anglais l’an dernier, la population des campagnes ne s’élève qu’à 55 millions. En supposant que celle des villes soit égale, ce qui est beaucoup supposer, ce serait 110 millions, et par comparaison à l’Europe, cet empire ne saurait excéder 120,000,000

 

têtes.

La Perse, selon Olivier, n’a que

3,000,000

En détaillant toute la Turquie d’Asie, je ne puis trouver plus de

11,000,000

Et je ne crois pas que l’Asie entière en contienne plus de

240,000,000

L’Europe est bien connue pour 140 à 142 millions, ci

142,000,000

L’Afrique, y compris l’Egypte, ne peut guère excéder l’Amérique; mais supposons

30,000,000

Enfin pour les îles de la mer du Sud, la Nouvelle-Guinée, etc., admettons (et c’est trop)

5,000,000

Nous avons pour tout le globe un total de 437,000,000 et l’on ne saurait arriver à 500,000,000.

Il n’est pas étonnant que l’on se trompe beaucoup en calculs de population dans les pays non civilisés, puisque chez nous-mêmes, nous avons des exemples d’erreurs inconcevables; par exemple: jusqu’en 1792 la Corse ne comptait que 158,000 habitants, comme je l’ai vu porté sur les états du directoire à Corté: aujourd’hui la Corse figure dans tous nos tableaux officiels pour 230,000. On demandera comment cela se trouve possible; le voici: en 1793, des Patriotes corses trouvèrent utile d’avoir deux départements au lieu d’un, afin d’avoir doubles salaires de toute espèce, le tout payé par la France. L’on donna au département de Golo l’ancien nombre total de 158,000; et l’on ajouta au département de Liamôné les 72,000 têtes qu’il pouvait avoir, quoique déja comprises dans le nombre premier; et la Corse, en un matin, acquit un tiers de plus d’habitants, quoique bien certainement ils soient diminués depuis 1790; et voilà pourtant un compte officiel sans réclamation.

[190] C’est à la même cause qu’il faut attribuer la pauvreté et la grossièreté du peuple de nos landes de Bretagne. En Angleterre et en Écosse, M. le chevalier Sinclair en a si bien développé les nombreux inconvénients, qu’il me suffit d’indiquer au lecteur ses Mémoires sur les biens communaux; mais j’ajouterai, quant aux Corses, que de cette même source dérive chez eux la fréquence des assassinats de guet-apens, attendu que les campagnes étant désertes, les assassins sont encouragés par l’absence de tout témoin.—En méditant sur les moyens de civiliser cette île et les autres pays de la Méditerranée, qui sont dans un cas analogue ou semblable, je me suis convaincu que la première loi doit être partout l’abolition de ces communaux. Une seconde loi non moins indispensable, quoique moins évidente, devrait être une loi, qui, pour empêcher la concentration des terres dans quelques familles, fixerait, comme à Sparte, un nombre d’héritages indivisibles et non cumulables dans une même main; en sorte qu’il y aurait autant de propriétaires, cultivateurs aisés, qu’il y aurait de ces héritages. Les petits pays ne peuvent pas se gouverner comme les grands; l’équilibre y est trop variable. Notre coutume de Bretagne avait un usement semblable dans les domaines congéables des pays de Cornouailles et de Rohan; ces domaines passaient toujours au plus jeune des fils; les enfants aînés recevaient seulement quelque légitime, comme étant plus en état de se faire un autre établissement; et les cantons où cette loi avait lieu ont été les mieux cultivés. La Corse pourrait nourrir 30,000 semblables familles, aisées et industrieuses; elle n’en a pas davantage qui sont presque toutes pauvres et indolentes. Or, sans aisance, point de lumières, point d’agriculture, point d’industrie, point de caractère individuel ni national.—Peut-être est-ce pour tout cela que Pascal Paoli, à l’imitation des Génois, n’a jamais rien changé aux anciens usages.

[191] Dès 1790 ayant pressenti les conséquences qu’auraient sur nos colonies les principes et surtout la conduite de quelques amis des noirs, je conçus que ce pourrait être une entreprise d’un grand avantage public et privé d’établir dans la Méditerranée la culture des productions du Tropique; et parce que plusieurs plages de Corse sont assez chaudes pour nourrir en pleine terre des orangers de 20 pieds de hauteur, des bananiers, des dattiers; et que des échantillons de coton, de canne à sucre et de café, y avaient déja réussi, je conçus le projet d’y cultiver ces denrées, et de susciter par mon exemple ce genre d’industrie. Pour cet effet, j’achetai en 1792 un local très-favorable, appelé le domaine de la Confina, près d’Ajaccio. Je comptais que Pascal Paoli, traité avec tant de confiance et de générosité, n’emploierait sa vieillesse qu’à maintenir la paix du pays et à le garantir des secousses du reste de la France. Malheureusement les hommes sont des machines d’habitude, qui, dans leur vieillesse, répètent comme des automates les premiers mouvements qui les ont animées. Paoli revint à tous ses anciens projets de domination personnelle, de principauté de famille, et à sa manie de s’asseoir dans un trône qu’il avait fait dresser dès 1768, et dont on m’a montré à Corté des restes de crépines attachés à des embrasures de plancher. D’après ce système, chassant les Français par les Anglais, pour chasser ensuite les Anglais par les Corses, puis soumettre les Corses par son parti et sa parenté, il me mit dans la nécessité de tout quitter; et par cette amitié (d’homme d’état), dont il m’avait tant de fois donné l’assurance, il mit à l’encan le domaine de mes Petites-Indes.... Mais le sort a été plus juste: à son tour, ce grand politique italien se trouva déçu et chassé comme un crédule Français, et son exemple a confirmé l’axiome de ces moralistes, aujourd’hui vainement décriés, qui disent que les machiavélistes, à force de tromper les autres, se trompent eux-mêmes, et qu’il ne manque aux fripons que de vieillir pour être toujours dupes de leur friponnerie. J’ai, depuis, revendu mon domaine avec peu de perte (il est aux mains du cardinal Fesch), et je doute fort que Paoli trouvât aucun homme d’honneur en France ou en Angleterre qui voulût acheter pour aucun prix le seul bien qui lui reste, après la pension du roi d’Angleterre, la place de son nom dans l’histoire.

[192] Voyez Carver, chap. IX; Jean Long, fin du chap. VIII et chap. IX; Lahontan, Adair, etc.

[193] Les médecins et les chirurgiens des hôpitaux militaires ont souvent occasion d’observer que des patients qui, dans un état calme d’esprit et de sens, auraient jeté des cris de douleur dans les amputations et autres opérations, montrent au contraire de la fermeté s’ils sont préparés d’une certaine manière: cette manière consiste à les piquer, comme l’on dit, d’amour-propre et d’honneur; à prétendre d’abord avec ménagement, puis avec contradiction irritante, qu’ils ne sont pas en état de supporter l’opération sans crier: il arrive presque toujours que cette irritation morale et physique établit un état d’orgasme par lequel ils supportent la douleur avec une fermeté qui autrement leur eût manqué. Dire ce qui se passe alors dans le système nerveux et dans la circulation sanguine, est un des éléments du problème.

[194] Tous ceux qui mènent la vie des bois finissent par n’aimer que la graisse des viandes.—La partie maigre passe trop vite dans l’estomac: par cette raison, les traitants canadiens l’appellent viande-pain. J’ai moi-même fait l’expérience de ce goût, et comme eux j’en étais au point de préférer un morceau d’ours à une aile de dinde.

[195] Voyez dans le bel ouvrage de M. Denon le haut degré de goût, de luxe, de perfection, où étaient parvenus les arts de cette Thèbes, déja ensevelie dans la nuit de l’histoire quand il n’était pas encore question de la Grèce ni de l’Italie.

[196] Voyez les Ruines. Généalogie des idées religieuses: les missionnaires chrétiens, catholiques, protestants, moraves, se sont donné beaucoup de soins pour convertir les sauvages: la société des Jésuites, par ses manières insinuantes, avait mieux réussi à les soumettre à des pratiques extérieures; mais le bon sens grossier de ces hommes n’a jamais pu se plier ou s’ouvrir à la croyance des dogmes incompréhensibles; ils allaient à office et disaient le chapelet uniquement afin d’avoir le verre d’eau-de-vie et le pain qu’on leur distribuait, et dont le don favorisait leur paresse. Je n’ai jamais ouï citer aux États-Unis l’exemple d’un seul sauvage réellement chrétien; aussi lorsque chez nous un auteur préconisé a fondé l’intérêt d’un roman récent sur la dévotion presque monacale d’une Sqwa ou fille sauvagesse, il a manqué à la règle des vraisemblances, de laquelle naît cet intérêt: mais s’il n’a eu en vue que de plaire à un parti et d’arriver à un but, il a parfaitement réussi; et c’est particulièrement le cas de dire: Tout chemin mène à Rome.

[197] Voyage en Syrie.

[198] Première Partie, in-8º, 76 pages, Philadelphie, 1787 Voyez la page 30.

[199] Voyez New Views on the origin of the tribes and nations of America, 1 vol. in-8º, Philadelphia, 1798.

[200] Ce travail, dont l’idée vraiment philosophique a pour but d’éclaircir et de diminuer la confusion Babelique des langues, a été imprimé en caractères russes: me serait-il permis d’observer que ce moyen d’exécution est contradictoire à l’intention? Les caractères russes sont bornés à une nation peu riche en livres, peu avancée en science: les caractères dit Romains, sont devenus ceux de toute l’Europe; ils sont prêts à devenir les seuls en Allemagne, et le seront dans toute l’Amérique; les Russes ne prétendent sûrement pas les supplanter. N’eût-il pas été, ne serait-il pas encore plus convenable aujourd’hui que les Russes les adoptassent, et se réunissent à la grande masse, en faisant pour les prononciations qui leur sont particulières, une opération semblable à celle que le gouvernement français vient de faire pour les alphabets arabe, turk et persan; c’est-à-dire, en leur adaptant des lettres également particulières? ils s’épargneraient bien des frais et des difficultés.

[201] ê vaut notre éé, c’est-à-dire, e long.

[202] En Delaware, Lenno.

En Chipèwâ, Lenuis.

En Chaoni, Linni.

Pourquoi les anciens sauvages de la Grèce s’appelaient-ils Hellènes? et une tribu tartare Alani?

[203] Il n’appartient qu’à des habitants du Nord de classer dans une même famille les idées de sommeil, mort et froid.

[204] Le p commence en général tous les mots qui désignent beau et bon, l’m au contraire, tous les mots qui désignent mauvais et laid.

[205] Ils appellent l’abeille, la mouche qui fait le doux; ils disent qu’elle est étrangère, et qu’elle a précédé d’un an les colons.... Amohouia se dit de tout le genre; Houzâoué-amohouia, mouche jaune, veut dire un frelon.


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