Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 7/8)
TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS.
QUARTIER DU LUXEMBOURG.
Ce quartier est borné, à l'orient, par la rue du Faubourg-Saint-Jacques exclusivement; au septentrion, par les rues des Fossés-Saint-Michel ou Saint-Hyacinthe, des Francs-Bourgeois et des Fossés-Saint-Germain-des-Prés inclusivement; à l'occident, par les rues de Bussy, du Four et de Sèvre inclusivement; et au midi, par les extrémités des faubourgs et les barrières qui les terminent, depuis la rue de Sèvre jusqu'au faubourg Saint-Jacques.
On y comptoit, en 1789, soixante-deux rues, quatre culs-de-sac, une église paroissiale, trois séminaires et quatre communautés d'hommes, un collége, trois abbayes, six couvents et six communautés de filles, dix hôpitaux, un palais, etc.
PARIS SOUS LOUIS XIV.
Le règne de Louis XIV est, pour un grand nombre, la plus belle époque de nos annales; et, il le faut avouer, ce règne a jeté un éclat qui peut imposer. Il fut glorieux par les armes, et jusque dans les revers qui suivirent tant de victoires, il montra dans la France des ressources que n'avoient pas ses ennemis, forcés, même alors qu'ils se réunissoient pour l'accabler, de reconnoître en elle un ascendant auquel ils auroient voulu se soustraire, et qu'ils essayèrent vainement de détruire. Sous ce règne commencèrent à se perfectionner toutes les industries qui développent et régularisent cette partie matérielle de l'ordre social, à laquelle on a donné si improprement le nom de civilisation; mais sa plus grande gloire fut d'avoir vu fleurir autour de lui, simultanément et dans tous les genres de littérature, les plus beaux génies qui aient illustré les temps modernes. Telle est cette gloire qu'elle éblouit les yeux du vulgaire (et, sous beaucoup de rapports, le vulgaire abonde dans tous les rangs), et couvrant de ses rayons tout ce qui l'environne, les empêche de pénétrer plus avant et de découvrir, sous cette enveloppe brillante, la plaie profonde et toujours croissante de la société. Quant à nous à qui la révolution a appris ce que valent les lettres et les sciences humaines pour la durée et la prospérité des empires, nous ne nous arrêterons point à ces superficies; et, aidés de cette lumière que les ténèbres de notre âge ont rendue encore plus vive, plus pénétrante, pour ceux qui la cherchent «dans la simplicité du cœur et dans sa sincérité[1],» nous oserons juger à la fois et le grand siècle, ainsi qu'on l'appelle, et le grand roi qui y a présidé.
L'œuvre que Richelieu avoit commencée venoit d'être achevée par Mazarin, et dans la politique extérieure de la France et dans son gouvernement intérieur. À ces deux ministres avoit été réservée la gloire funeste de réduire en corps de doctrine les maximes machiavéliques qui, depuis plusieurs siècles et sans qu'elle osât se l'avouer à elle-même, étoient le code politique de l'Europe chrétienne; et ce code, amené à ce degré de perfection, le congrès de Munster l'avoit sanctionné. Là il avoit été solennellement déclaré que les intérêts de la terre étoient entièrement étrangers à ceux du ciel; qu'en fait de religion, tout ce qui étoit à la convenance des princes et des rois étoit vrai, juste et bon; qu'ils étoient par conséquent tout à fait indépendants de la loi de Dieu, c'est-à-dire de toute conscience et de toute équité. À la place de l'équilibre qui naissoit naturellement de la crainte ou de l'observance de cette loi suprême, on avoit établi un prétendu équilibre de population et de territoire, chef-d'œuvre de cette sagesse purement humaine; et par suite de ces nouveaux principes, les souverains, s'observant d'un œil inquiet et jaloux, avoient les uns pour les autres, politiquement parlant, l'estime et la confiance que se portent entre elles ces autres espèces de puissances qui exploitent les grands chemins.
Ils en eurent aussi bientôt les procédés; et la France, qui avoit eu la plus grande part à cette paix impie et scandaleuse, en donna le premier exemple. On sait que l'Espagne avoit protesté contre le traité de Westphalie, non qu'elle en détestât les maximes, mais uniquement parce qu'elle ne vouloit pas accéder à la cession de l'Alsace, qui étoit une des principales clauses de ce traité; et qu'en conséquence de cette protestation, la guerre avoit continué entre les deux puissances. Or il n'y avoit alors qu'un seul souverain dont l'alliance pût être utile à l'une comme à l'autre, et faire pencher la balance du côté où il lui plairoit de se ranger, et ce souverain étoit Cromwell. Aussitôt l'assassin d'un roi, l'usurpateur d'un trône, l'ennemi fanatique du catholicisme, devint un personnage considérable pour les deux plus grands monarques de la chrétienté; ils le recherchèrent, ils le courtisèrent, les flatteries même ne lui furent point épargnées. Ils le rendirent en quelque sorte l'arbitre de leurs destinées, lui donnant à choisir entre la ville de Calais et celle de Dunkerque, dont ils s'offroient à l'envi de l'aider à faire la conquête; enfin, par un événement que la France considéra comme heureux pour elle, l'île de la Jamaïque, qui appartenoit à l'Espagne, s'étant trouvée à la convenance de Cromwell, celui-ci s'en empara brusquement, et deux traités furent signés, l'un à Westminster, en 1655, l'autre à Paris, en 1657, par lesquels Louis XIV, traitant d'égal à égal avec un régicide, et lui donnant même le nom de frère dans ses lettres[2], prit l'engagement de chasser de France ses cousins-germains, Charles II, roi légitime d'Angleterre, et le duc d'York, son frère[3]. Ensuite les troupes du roi et celles du protecteur durent se réunir pour attaquer de concert les Espagnols dans les Pays-Bas, et s'y emparer de plusieurs villes, qui devoient être le prix de cette alliance, et devenir la propriété de l'Angleterre. Ce plan fut exécuté: Turenne triompha à la bataille des Dunes des Espagnols et du grand Condé, pour remettre aux Anglois Dunkerque et Mardyck, qui tombèrent après cette victoire décisive, et la paix entre les deux puissances suivit de près ce grand événement. Le mariage de Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse, qui devoit produire tant d'autres guerres si longues et tour à tour si brillantes et si désastreuses, fut le gage de cette paix fallacieuse et d'un traité qui, établissant d'une manière décisive la supériorité de la France sur l'Espagne, accrut encore la considération politique dont cette puissance jouissoit déjà en Europe. Ainsi la maison d'Autriche, déjà affoiblie en Allemagne par la paix de Munster, reçut un nouvel échec en Espagne par la paix des Pyrénées. Le cardinal-ministre mourut au milieu de cet éclat que répandoient sur lui tant d'obstacles surmontés, tant de si grands projets accomplis; et tel étoit le pouvoir absolu dont il jouissoit, et que le roi lui-même n'eût osé lui disputer, qu'il n'est point exagéré de dire que Louis XIV succéda à Mazarin, comme celui-ci avoit succédé à Richelieu.
Ces deux hommes, par des moyens différents, avoient amené le pouvoir au point où il étoit alors parvenu en France, ne cessant d'abattre autour d'eux tout ce qui pouvoit lui porter ombrage ou lui opposer la moindre résistance. On a pu voir où en étoient réduits les chefs de la noblesse et ce qu'étoit devenue leur influence, dans cette guerre de la Fronde, non moins pernicieuse au fond que toutes les guerres intestines qui l'avoient précédée, et qui n'eut quelquefois un aspect ridicule que parce que ces grands, devenus impuissants sans cesser d'être mutins, furent obligés de se réfugier derrière des gens de robe et leur cortége populacier, pour essayer, au moyen de ces étranges auxiliaires, de ressaisir par des mutineries nouvelles leur ancienne influence. N'y ayant point réussi, il est évident qu'ils devoient, par l'effet même d'une semblable tentative, descendre plus bas qu'ils n'avoient jamais été, et c'est ce qui arriva. On verra que, dès ce moment, la noblesse cessa d'être un corps politique dans l'État, et, sous ce rapport, tomba pour ne se plus relever. Quant au parlement, ce digne représentant du peuple et particulièrement de la populace de Paris, il ne fut politiquement ni plus ni moins que ce qu'il avoit été; c'est-à-dire qu'après s'être montré insolent et rebelle à l'égard du pouvoir, dès que celui-ci avoit donné quelques signes de foiblesse, le voyant redevenu fort il étoit redevenu lui-même souple et docile devant lui, et toutefois sans rien perdre de son esprit, sans rien changer de ses maximes, et recélant au contraire dans son sein des ferments nouveaux de révolte encore plus dangereux que par le passé. Telle se montroit alors l'opposition populaire, abattue plutôt qu'anéantie. Il en étoit de même des religionnaires dont on n'entend plus parler comme opposition armée, depuis les derniers coups que leur avoit portés Richelieu, mais qui n'en continuoient pas moins de miner sourdement, par leurs doctrines corruptrices et séditieuses, ce même pouvoir qu'il ne leur étoit plus possible d'attaquer à force ouverte. Les choses en étoient à ce point en France, lorsque Louis XIV parut après ces deux maîtres de l'État, héritier de toute leur puissance, et en mesure de l'accroître encore en vigueur, en sûreté et en solidité, de tout ce qu'y ajoutoient naturellement les droits de sa naissance et l'éclat de la majesté royale.
(1661 à 1667) L'éducation du nouveau roi avoit été fort négligée; et se souciant fort peu de ce qui pourroit en advenir après lui, Mazarin n'avoit visiblement voulu en faire qu'un prince ignorant, inappliqué, indolent, et qui, uniquement occupé de ses plaisirs, ne pensât point à le troubler dans la conduite des affaires. L'énergie de son caractère triompha des perfides calculs de son ministre: à peine celui-ci eut-il fermé les yeux, que Louis XIV, au grand étonnement de tout ce qui l'environnoit, parla en maître, et montra qu'il possédoit la première qualité d'un roi, qui est de savoir commander et se faire obéir. On le vit, dès ces premiers moments, embrasser, dans ses pensées, toutes les parties de l'administration, montrant la ferme résolution de ne confier à personne son autorité, et de n'avoir dans ses ministres que des exécuteurs de ses volontés.
Deux choses l'occupèrent d'abord par dessus toutes les autres, les finances et l'armée. L'armée étoit brave, mais mal disciplinée; le désordre des finances, que Mazarin n'avoit pas eu intérêt de réprimer, étoit à son comble: de sages réglements rétablirent parmi les troupes l'ancienne discipline, et par des réformes habilement concertées, le roi se rendit maître absolu de tous les emplois militaires[4]. En même temps il tiroit Colbert de l'obscurité où il étoit resté jusqu'alors, pour en faire son guide dans le dédale ténébreux de l'administration financière; et ce fut pour n'avoir pu se persuader qu'un prince, jusqu'alors uniquement livré aux frivolités, mettroit cette persévérance à s'enfoncer dans d'aussi arides travaux, que le surintendant Fouquet, qui pouvoit encore conjurer l'orage que ses dilapidations avoient amassé sur sa tête, le laissa grossir jusqu'au point d'éclater, et se perdit sans retour.
Dès ces commencements, se manifestèrent les principes d'après lesquels Louis XIV avoit résolu de régner, principes qu'il est d'autant plus important de faire connoître, qu'il ne s'en écarta pas un seul instant pendant la durée d'un si long règne, et qu'ils aideront à faire mieux comprendre encore ce qui a précédé ce règne, à entrevoir déjà ce qu'il devoit être, et ce qui l'a suivi.
Ce monarque avoit donc commencé par faire ce que font tous les princes qui veulent être maîtres absolus: il s'étoit emparé de son armée et avoit rétabli l'ordre dans ses finances. Dès lors ne rencontrant plus d'obstacle à ses volontés, il ne s'agissoit plus pour lui que de trouver un moyen de mettre à l'abri de toutes vicissitudes cette situation qu'il s'étoit créée, et qu'il jugeoit la seule digne d'un roi de France. Les traditions de sa famille et l'exemple des deux ministres, qui venoient de se succéder avec tant d'éclat et de bonheur, étoient trop près de lui pour pouvoir être oubliés; et les seules leçons de gouvernement que Mazarin lui eût jamais données[5] ajoutoient encore aux impressions qu'il en avoit reçues. Achever d'abattre la noblesse en lui ôtant tout caractère et toute action politique, en réduisant à la nullité la plus absolue et les grands du royaume et les princes de son sang qui en étoient les chefs naturels, telle fut la maxime fondamentale de son gouvernement; et la réduisant en système, il y persévéra jusqu'à la fin avec une suite et une opiniâtreté qui prouvent plus de force de volonté que d'étendue d'esprit: car enfin, et la suite le fera voir, ce système, poussé ainsi outre mesure, avoit de graves inconvénients. Tout ce qui pouvoit figurer à la cour y fut donc appelé pour y être nivelé, et confondu, sauf quelques frivoles distinctions de préséance, dans la foule des courtisans et des adorateurs du prince; les gouverneurs de province eux-mêmes, choisis ordinairement dans la plus haute noblesse, n'eurent plus le choix d'habiter leurs gouvernements où ils auroient inquiété[6]; ils ne tardèrent point à reconnoître que c'eût été déplaire au maître que de ne pas considérer cette cour si brillante comme le seul séjour qu'ils pussent habiter; et bientôt elle eut pour eux des séductions qui les y attachèrent sans retour. En même temps que Louis XIV traînoit ainsi à sa suite toute cette noblesse dont il avoit su dorer les chaînes et énerver le caractère, il affectoit de ne prendre ses ministres que dans des rangs inférieurs, et presque toujours dans la poussière de ses bureaux; et c'étoit là sans doute ce que son système despotique présentoit de plus adroitement et de plus profondément conçu. En élevant ainsi des hommes nouveaux au dessus de ce qu'il y avoit de plus grand, cette ancienne aristocratie, qu'il vouloit achever d'asservir, n'en étoit que plus abaissée; et cependant ces instruments vulgaires de sa puissance absolue, et à qui son intention étoit de la communiquer dans toute sa plénitude, ne pouvoient lui causer aucun ombrage, parce que, n'ayant rien en eux-mêmes de solide et qui pût leur laisser la moindre consistance après qu'il les auroit abattus, ils retomboient par leur propre poids, et dès qu'il lui plaisoit de les abattre, dans toute la profondeur de leur néant. Il en résultoit encore que cette situation, tout à la fois si brillante et si périlleuse, dans laquelle ils se trouvoient si brusquement transportés, le rendoit plus assuré de leur aveugle et entier dévouement. Tels furent en effet les ministres de Louis XIV, qui le trompèrent sans doute quand ils eurent intérêt à le tromper, et quelques-uns d'eux, autant qu'ils le voulurent, mais plus servilement qu'on ne l'avoit fait avant eux, et sans que jamais leurs manœuvres secrètes portassent la moindre atteinte à ce pouvoir sans bornes dont il étoit si jaloux, et dont, pour leur propre intérêt, ils n'étoient pas moins jaloux que lui. Les choisissant donc constamment dans la plus parfaite roture, pour nous servir de l'expression du duc de Saint-Simon, il se plut à les porter d'abord au faîte des grandeurs, et mit tout au dessous d'eux, jusqu'aux princes de son sang.
En ce genre, et d'après son système, ses premiers choix peuvent être considérés comme heureux: Colbert et Louvois furent de grands ministres[7], si ce nom peut être donné à d'habiles administrateurs, à des hommes actifs, vigilants, rompus à tous les détails du service dont ils avoient acquis une longue expérience dans des emplois subalternes, capables en même temps d'en saisir l'ensemble avec une grande perspicacité, et d'y apporter de nouveaux perfectionnements. Mais si, pour mériter une si haute renommée, ce n'est point assez de se courber vers ces soins matériels, et qu'il faille comprendre que les sociétés se composent d'hommes et non de choses, que leur véritable prospérité est dans l'ordre que l'on sait établir au milieu des intelligences; enfin, si gouverner est autre chose qu'administrer, nous ne craignons pas de le dire, jamais ministres ne se montrèrent plus étrangers que ces deux personnages, si étrangement célèbres, à la science du gouvernement; et les jugeant par des faits irrécusables, il nous sera facile de prouver que tous les deux furent funestes à la France, et lui firent un mal qui n'a point été réparé.
Colbert avoit paru le premier: c'est à lui, et nous l'avons déjà dit, que Louis XIV dut ce rétablissement des finances qui le rendit, en peu d'années, maître si tranquille et si absolu de son royaume; mais il n'est pas inutile d'observer, pour réduire à sa juste valeur ce qui, au premier coup d'œil, pourroit sembler un effort de génie, que cette restauration financière ne fut opérée que par un odieux abus de ce pouvoir qui déjà ne vouloit plus reconnoître de bornes, et qu'une banqueroute fut le moyen expéditif que le contrôleur-général imagina pour arriver au but qu'il vouloit atteindre. Elle fut opérée tout à la fois et sur les engagements de la cour, connus sous le nom de billets d'épargne[8], et sur les rentes de l'hôtel-de-ville, par des manœuvres qui ne peuvent étonner de la part d'un homme dont la conduite envers Fouquet n'offre qu'un tissu de bassesses, de fourberies et de cruautés[9], mais qui étoient assurément fort indignes de la probité d'un grand roi. Enfin, ce qui eût été difficile pour qui auroit voulu avant tout être juste se fit très facilement par l'injustice et par la violence. Ce fut en même temps une occasion d'apprendre au parlement ce qu'il alloit être sous la nouvelle administration: le roi se rendit au palais, portant lui-même ses édits; et sans laisser aux chambres le temps de les examiner, ordonna qu'à l'instant même ils fussent enregistrés, leur déclarant qu'à l'avenir il prétendoit qu'il en fût ainsi de tout ce qu'il lui plairoit d'envoyer à son parlement, sauf à écouter ensuite ses remontrances, s'il y avoit lieu.
Ainsi, tout étant abattu aux pieds de Louis XIV, on conçoit ce qu'il étoit possible de faire au milieu d'un vaste empire, si puissant par sa population, si riche par son territoire, et où, pour la première fois depuis l'origine de la monarchie, il n'y avoit plus qu'une seule action et une seule volonté. Aussi ce qu'opéra ce même Colbert dans l'espace de quelques années, en déployant sans obstacle ce qu'il avoit d'habileté et de vigilance, passa-t-il ce que l'imagination auroit osé concevoir, et à un tel point, que l'admiration et la faveur publique succédèrent à cette haine qu'il avoit d'abord justement méritée. La France n'avoit plus de marine: il en créa une comme par enchantement, et bientôt les flottes du roi couvrirent l'Océan d'où elles avoient depuis long-temps disparu; sous leur protection, le commerce extérieur, presque anéanti, se ranima, et des compagnies de négociants, instituées et favorisées par le ministre, lui donnèrent les accroissements les plus rapides, et le firent fleurir à l'Orient et à l'Occident. Alors fut commencée l'entreprise hardie d'un canal qui devoit joindre les deux mers[10]; des manufactures s'organisèrent de toutes parts dans l'intérieur, et ne tardèrent point à rendre l'étranger tributaire de nos arts industriels; les sciences et les beaux arts obtinrent des établissements durables et de magnifiques encouragements; l'Observatoire fut bâti; on commença la façade du Louvre; auprès de l'Académie françoise s'élevèrent et l'Académie des sciences et celle de peinture et de sculpture; et les libéralités du roi se répandant avec profusion sur les beaux génies dont les chefs-d'œuvre illustroient alors la France, et sur un grand nombres d'autres savants et gens de lettres, dont il vouloit récompenser les travaux et les efforts, alloient chercher, jusqu'au milieu des nations étrangères, le mérite souvent oublié dans son propre pays. En même temps il réprimoit par des édits rigoureux la fureur des duels; se montroit vigilant et sévère envers les protestants qui sembloient impatients du joug, en les renfermant du moins dans les bornes de l'édit de Nantes, que le malheur des temps avoit forcé de leur accorder; des magistrats travaillant, sous ses ordres, à la réformation des lois, recueilloient en un seul corps les ordonnances publiées à cet effet, en divers temps, par les rois de France; et sa politique, d'accord avec la justice, achevoit de détruire, dans les provinces, la tyrannie des seigneurs, souvent intolérable à l'égard de leurs vassaux[11]. Cependant Louvois, qu'il avoit placé à la tête du département de la guerre, et qui étoit doué d'un génie tout-à-fait propre à ce genre de travail, achevoit ce que le roi avoit commencé; et complétant, sous tous les rapports, l'organisation des armées, rendoit formidable au dehors cette France, que son rival avoit faite si prospère au dedans. Tous ces miracles s'opéroient au milieu des fêtes et des divertissements d'une cour la plus polie, la plus galante, et en même temps la plus majestueuse qui eût jamais été; et l'on peut dire que Louis XIV s'élevant encore au dessus de tout cet éclat qui l'environnoit, par mille dons extérieurs dont la nature s'étoit plu à l'orner, sembloit quelque chose de plus qu'un homme à ses peuples éblouis et enivrés.
Et pour son malheur et celui de ses peuples, il partagea lui-même cet enivrement. Jamais prince ne s'étoit vu entouré de plus de flatteries et de séductions: ce n'étoient pas des hommages qu'on lui rendoit, c'étoit un culte; et parmi les flatteurs et les adorateurs de ce dieu mortel, il n'en étoit point de plus dangereux pour lui que ces mêmes ministres, qui eurent bientôt reconnu combien il leur seroit facile d'en faire leur dupe. Ombrageux comme il l'étoit sur le pouvoir, et s'étant fait une loi d'en fermer tous les abords et de n'écouter qu'eux, il leur suffit de se prêter à son goût pour les détails du service, qu'il croyoit une des conditions essentielles de l'art de régner, et de l'en accabler au delà de ses forces, pour lui persuader, alors qu'ils lui faisoient faire ce qu'ils vouloient, qu'ils n'étoient que de simples exécuteurs de ses volontés[12]. Il leur fut plus facile encore de lui faire croire que ce pouvoir sans bornes qu'il exerçoit, et cette obéissance servile qu'il exigeoit de tous, et depuis le premier jusqu'au dernier, et au devant de laquelle tous sembloient courir, étoient en effet le seul principe de ce mouvement prodigieux qui s'opéroit autour de lui, de l'ordre, de la paix, de la prospérité dont jouissoit la France à l'intérieur, de l'étonnement mêlé d'une sorte de crainte qu'elle inspiroit aux étrangers. Il arriva donc que le monarque le plus absolu de l'Europe en devint aussi le plus orgueilleux. Son ambassadeur à Londres avoit été insulté par celui d'Espagne, à l'occasion du droit de préséance: il exigea, avec trop de hauteur peut-être et avec un sentiment trop vif de sa supériorité, une satisfaction proportionnée à l'offense[13]; toutefois on doit dire qu'il étoit en droit de l'exiger, même en lui reprochant d'avoir usé trop rigoureusement de son droit; mais sa conduite avec le pape, dans l'affaire du duc de Créqui, qui pourroit l'excuser? En fut-il jamais de plus dure, de plus injuste, de plus cruelle même, et d'un plus dangereux exemple? Quel triomphe pour le roi de France de se montrer plus puissant que le pape, comme prince temporel, et sous ce rapport, de ne mettre aucune différence entre lui et le dey d'Alger ou la république de Hollande; de refuser toutes les satisfactions convenables à sa dignité, que celui-ci s'empressoit de lui offrir à l'occasion d'un malheureux événement que les hauteurs de son ambassadeur avoient provoqué, et dont il lui avoit plu de faire une insulte[14]; de violer en lui tous les droits de la souveraineté en le citant devant une de ses cours de justice et en séquestrant une de ses provinces; de le forcer, par un tel abus de la force, à s'humilier devant lui par une ambassade extraordinaire[15], dont l'effet immanquable étoit d'affoiblir, au profit de son orgueil, la vénération que ses peuples devoient au père commun des fidèles, et dont son devoir à lui-même étoit de leur donner le premier exemple? Il le remporta ce déplorable triomphe; il lui étoit aisé de le remporter: et dès lors on put reconnoître que Louis XIV, prince assurément très catholique, et qui se montra jusqu'à la fin invariablement attaché à ses croyances religieuses, n'entendoit pas autrement la religion et les vrais rapports des princes chrétiens avec le chef de l'Église, que ne l'avoient fait ses prédécesseurs; et par cela même qu'il avoit su se faire plus puissant qu'aucun d'eux, poussoit peut-être plus loin encore ce système d'indépendance envers l'autorité spirituelle, dont il sembloit décidé que pas un seul des rois de France n'apercevroit jusqu'à la fin les funestes conséquences. Au milieu de ces tristes démêlés, commençoient déjà le scandale de ses amours adultères et tous les désordres de sa vie privée, qui pouvoient mettre en doute aux yeux de ses peuples la sincérité de sa foi, et ajouter encore au fâcheux effet des violences exercées contre le souverain pontife, et des humiliations dont le fils aîné de l'Église s'étoit plu à l'abreuver.
Au moment où ces choses se passoient, une hérésie, de toutes la plus perfide et la plus dangereuse, parce qu'elle est la seule qui cache l'esprit de révolte sous une apparence hypocrite de soumission, la seule qui, sachant faire des humbles sans exiger le sacrifice de l'orgueil, séduise et tranquillise les consciences que des erreurs plus tranchantes et une rébellion ouverte auroient pu effrayer, le jansénisme enfin, puisqu'il faut l'appeler par son nom, poursuivoit sourdement le cours de ses manœuvres séditieuses. Né de l'hérésie de Calvin, et établi, de même que le système de cet hérésiarque, sur un fatalisme atroce et désespérant, il avoit pénétré en France au temps de la guerre de la fronde; et ce caractère nouveau qu'il présentoit de révolte et d'hypocrisie, devoit lui faire, plus que partout ailleurs, des partisans dans un pays où, sur ce qui concernoit le gouvernement ecclésiastique, on s'épuisoit depuis long-temps en efforts et en inventions pour résoudre le problème, assez difficile sans doute, de concilier l'obéissance que l'on devoit au pape avec le mépris de son autorité. Les jansénistes apportoient, pour vaincre cette difficulté, le secours d'une foule de raisonnements sophistiques plus subtils qu'aucun de ceux que l'on avoit jusqu'alors employés, et une érudition à la fois catholique et protestante qui mettoit à l'aise les factieux, non seulement contre le pape, mais encore vis-à-vis de toute autre autorité. Ils eurent donc bientôt de nombreux partisans, surtout dans le parlement, où ce fut un vrai soulagement pour un grand nombre, de pouvoir combattre ce qu'ils appeloient la cour de Rome en toute sûreté de conscience. Mais ils attaquèrent en même temps la cour de France: car c'étoit ce parti des jansénistes parlementaires qui se rallioit au cardinal de Retz, et c'étoient encore les curés jansénistes de Paris qui lui avoient procuré l'influence qu'il exerça si long-temps sur la populace de Paris. Ce fut là ce qui rendit ces sectaires odieux et suspects au gouvernement; et cette aversion qu'ils avoient inspirée sous la régence, Louis XIV la conserva contre eux par cet instinct de royauté qui ne l'abandonna jamais, et surtout dans ce qui le touchoit particulièrement. Il poursuivit donc de nouveau le jansénisme, déjà démasqué et condamné à Rome comme en France, dès le moment de son apparition; et réconcilié avec le pape, ce monarque appela à son secours, et pour raffermir sa propre autorité, le souverain qu'il venoit d'outrager et dans son caractère et dans son autorité. C'étoit se montrer inconséquent; mais la suite fera voir en ce genre bien d'autres inconséquences. Quoi qu'il en soit, les nouveaux sectaires, malgré leurs distinctions, très ingénieuses sans doute, du droit et du fait[16], se virent poussés dans leurs derniers retranchements, et réduits, par le concours des deux puissances, à signer un formulaire par lequel il leur fallut reconnoître que les cinq propositions étoient non seulement hérétiques, mais extraites formellement du livre de Jansénius, et condamnables dans le sens propre de l'auteur. Abattus pour le moment, mais non soumis, nous les verrons bientôt reparoître plus opiniâtres que jamais, et grâce aux inconséquences fatales du prince qui les poursuivoit, plus forts qu'ils n'avoient jamais été.
Cependant Colbert continuoit ce qu'il avoit commencé: commerce, agriculture, marine, finances, tout en France devenoit de jour en jour plus prospère, plus florissant; et l'heureux et habile ministre étoit en quelque sorte associé à la gloire du monarque sous les auspices duquel il opéroit cette grande restauration de la France industrielle. Louvois en étoit jaloux, et pour contrebalancer les succès pacifiques de son rival, il épioit une occasion d'engager le roi dans quelque guerre où il pût faire briller à son tour ce qu'il avoit d'habileté.
Ce n'étoit pas une entreprise fort difficile avec un prince tel que Louis XIV: déjà il avoit fait preuve d'une grande susceptibilité sur ce qu'il croyoit toucher à l'honneur de sa couronne; l'empressement avec lequel il venoit d'accepter la donation injuste et bizarre que le duc de Lorraine, Charles IV, avoit imaginé de lui faire de ses États, au préjudice des droits légitimes de sa famille[17], le montroit assez disposé à saisir toute occasion qui se pourroit présenter d'accroître le nombre de ses provinces. En donnant des secours au Portugal contre l'Espagne, malgré les conditions expresses de la paix des Pyrénées[18], il avoit donné lieu de croire que, lorsque la raison d'état seroit mise en avant, on le trouveroit peu scrupuleux sur la foi que l'on doit aux traités. Enfin, tandis que ses flottes purgeoient les côtes de la Méditerranée des corsaires de Tunis et d'Alger dont elles étoient infestées, un petit corps de troupes auxiliaires, qu'il avoit envoyé à l'empereur, se signaloit dans la guerre que ce monarque soutenoit contre les Turcs, et décidoit par sa valeur du succès de cette guerre périlleuse et de la paix qui la suivit. Au sein de cette prospérité qui sembloit plus qu'humaine, il ne falloit donc qu'une occasion pour donner l'essor à l'ambition et à l'humeur belliqueuse d'un jeune prince qui, de quelque côté qu'il portât les regards, ne voyoit rien qui pût lui être comparé[19].
La mort du roi d'Espagne en offrit une que Louvois ne laissa point échapper. Il avoit su persuader au roi que, malgré les renonciations qu'avoit faites l'infante Marie-Thérèse, au moment où elle étoit devenue reine de France, à la succession du roi son père, elle avoit conservé, en vertu des coutumes particulières du Brabant, un droit sur la Franche-Comté et sur une grande partie des Pays-Bas, que ces renonciations n'avoient pu ni détruire ni infirmer[20]. Louis avoit déjà fait valoir près de Philippe IV ce droit, que le monarque déjà mourant n'avoit pas voulu reconnoître; après sa mort, le cabinet espagnol y parut encore moins disposé, et ainsi commença la guerre de Flandres, source de toutes celles dont ce règne si long fut à la fois illustré et désolé.
Si l'on examine l'état de l'Europe au moment où éclata cette guerre si féconde en résultats, on voit que tout commence à s'y compliquer, grâce à cette politique d'intérêts qui étoit devenue la seule conscience de l'antique chrétienté. Tandis que le Portugal, secrètement aidé par la France, défendoit son indépendance contre l'Espagne, des rivalités de commerce avoient fait naître une guerre acharnée entre les Anglois et les Hollandois; et Charles II, qui venoit de remonter sur le trône sanglant et ébranlé de son père, se rendoit agréable à sa nation en poussant cette guerre avec beaucoup de vigueur et de succès: car, en même temps qu'il leur livroit sur mer des batailles sinon décisives, du moins humiliantes pour eux, il leur suscitoit sur terre, dans le fougueux évêque de Munster, un ennemi formidable, et auquel ils étoient par eux-mêmes dans l'impuissance de résister. Attentif à ces mouvements, Louis XIV, que les Hollandois appeloient à leur secours en vertu des alliances qu'il avoit formées avec eux, se trouva bientôt dans l'alternative embarrassante ou de se brouiller avec le roi d'Angleterre, dont l'amitié étoit à ménager, ou de s'aliéner ces républicains qu'il lui importoit de ne pas avoir contre lui, lorsque le moment seroit venu de faire valoir ses prétentions héréditaires sur les Pays-Bas. Il essaya d'abord le rôle de médiateur entre les puissances belligérantes, rôle qui lui réussit si peu que les Anglois lui déclarèrent la guerre à lui-même, et continuèrent en même temps de la faire à ses alliés. Les choses en étoient là, lorsque, sur les derniers refus que fit le cabinet espagnol de lui céder les provinces qu'il réclamoit, se croyant sûr des Hollandois qu'il avoit délivrés des hostilités de l'évêque de Munster, et d'un autre côté ayant pris toutes ses mesures pour ne point trouver d'obstacle à l'entreprise qu'il méditoit[21], il commença brusquement la guerre; et marchant lui-même à la tête de ses troupes, entra vers le milieu de 1667 dans les Pays-Bas espagnols.
Jamais troupes plus braves et mieux disciplinées n'avoient été commandées par de plus habiles généraux, et n'avoient eu devant elles un ennemi plus foible, plus dénué de ressources et surtout plus effrayé: aussi fut-ce plutôt une promenade qu'une campagne militaire, et cette guerre de Flandre n'est pas moins fameuse par la rapidité des conquêtes[22] que par le luxe et la magnificence qu'y déploya le jeune roi. La reine et toute la cour l'avoient suivi à cette expédition guerrière comme à un spectacle; et c'étoit au milieu des fêtes et de l'étiquette accoutumée de Saint-Germain, que tomboient les villes assiégées, et que s'obtenoient tant de faciles succès. Vainqueur à l'instant même partout où il lui avoit plu de se présenter, Louis revint au milieu de ses peuples jouir de leurs acclamations et de cette moisson de lauriers acquise à si peu de frais, tandis que l'Europe épouvantée commençoit déjà à se coaliser contre l'ennemi trop redoutable qui sembloit menacer son indépendance. C'étoit pour la première fois qu'elle concevoit des alarmes sur cet équilibre, auquel la paix de Westphalie avoit attaché le repos du monde civilisé, et l'on peut dire que celui qui l'avoit rompu le premier, se réjouissoit et se glorifioit comme un enfant de ses triomphes sans en prévoir les conséquences. Cependant elles ne se firent point attendre; et ce fut au milieu des enchantements de Versailles qu'il avoit commencé à bâtir, et de ses nouvelles et si scandaleuses amours avec madame de Montespan, qu'il reçut l'avis trop certain de la triple alliance qui venoit d'être conclue entre les Hollandois, ses anciens alliés, la Suède et l'Angleterre, pour l'arrêter tout court dans ses projets ambitieux, et le forcer à faire sur-le-champ la paix avec l'Espagne.
(1668) Cette nouvelle lui parvint au moment où Louvois et le prince de Condé, tous les deux jaloux de Turenne, et chacun à sa manière[23], lui montroient la conquête de la Franche-Comté comme plus facile encore que celle de la Flandre; sur ce qu'ils lui en disoient, il comprit fort bien que ce n'étoit que par de nouveaux succès, plus décisifs encore que ceux qu'il avoit obtenus, qu'il pouvoit déjouer la ligue des trois puissances conjurées contre lui, et s'il étoit dans la nécessité de faire la paix, de ne la faire du moins que comme il convenoit à un vainqueur. On sait que la Franche-Comté fut conquise en moins d'un mois[24]. Cependant un congrès s'étoit ouvert à Aix-la-Chapelle, pour y traiter de la paix entre la France et l'Espagne. Le pape, qui la désiroit vivement, qui depuis long-temps la sollicitoit de toutes ses forces, en étoit en apparence le médiateur; mais les véritables arbitres de cette paix étoient ces mêmes Hollandois, qui, peu de mois auparavant, avoient imploré à genoux l'assistance du grand roi; et ce fut un affront qu'il lui fallut dévorer, au milieu de triomphes qui ressembloient à des prodiges, de voir un échevin d'Amsterdam dicter en quelque sorte les conditions d'un traité qui dépouilloit le conquérant d'une partie de ses conquêtes. L'Espagne, qui avoit eu à choisir entre la restitution de la partie des Pays-Bas qui lui avoit été enlevée ou de la Franche-Comté, préféra reprendre cette dernière province, et Louis XIV se trouva toucher ainsi aux frontières de la petite nation qui l'avoit humilié, et à laquelle il ne pardonnoit point son humiliation. Telle fut cette paix d'Aix-la-Chapelle qui ne fit que créer de plus grandes animosités, n'apaisa aucunes méfiances, aucunes jalousies, et amena bientôt, de plus grands événements et des guerres plus acharnées.
Louis XIV, pour soutenir un droit contestable et acquérir une petite portion de territoire qui, par sa position seule, devoit lui être nécessairement disputée, et dont la possession n'apportoit point un accroissement réel à sa puissance, avoit donc allumé un feu qui ne devoit point s'éteindre, et montré le premier ce qu'il falloit attendre de la paix de Westphalie, dès que la moindre atteinte lui seroit portée. Il convient de ne point interrompre la suite de ces récits; et bien qu'il n'en soit point de plus célèbres dans nos annales, et que le plan que nous nous sommes tracé ne nous permette d'en rassembler que les principaux traits, peut-être le point de vue sous lequel nous allons les considérer leur donnera-t-il l'attrait de la nouveauté.
(1670) L'espèce de triomphe que les Hollandois venoient de remporter sur un puissant monarque les avoit enivrés; leur prospérité commerciale et leurs richesses toujours croissantes ajoutoient encore à leur orgueil; et oubliant les circonstances qui leur avoient donné, dans la politique européenne, une importance à laquelle par eux-mêmes ils n'eussent pu prétendre sans folie, ils s'égaloient déjà aux plus grands souverains, se vantoient d'être les arbitres de la paix et de la guerre, et, à l'égard de Louis XIV, poussoient jusqu'à l'insulte la hauteur de leurs procédés[25]. Ainsi s'aigrissoient des ressentiments que ce prince renfermoit au fond de son cœur; et la connoissance qu'il eut d'un traité qu'ils avoient signé avec l'empereur et le roi d'Espagne, dont l'objet étoit de veiller à la conservation des Pays-Bas, acheva de l'exaspérer.
Il résolut de les châtier, et, emporté par un mouvement de dépit puéril et indigne de ce haut rang où il étoit placé parmi les rois, il ne vit point que, pour satisfaire son amour-propre blessé, il s'exposoit à la chance périlleuse d'alarmer de nouveau tous les intérêts de cette Europe, à qui il avoit appris que lui seul étoit à craindre, et qui, en effet, ne craignoit que lui seul. Le succès éphémère de ses négociations acheva de l'aveugler. Charles II écouta le premier les propositions qu'il lui fit d'une alliance entre la France et l'Angleterre; et dans cette alliance, ce fut moins l'intérêt de son pays qu'il consulta que son propre intérêt, et le désir qu'il avoit de sortir de la situation sans exemple où il se trouvoit à la tête d'une nation qui l'avoit rappelé, qui ne le haïssoit pas, mais qui, par cela seul qu'elle s'étoit faite protestante, sinon tout entière, du moins dans sa partie dominante, ne pouvoit plus supporter la domination d'un roi catholique dans le cœur, qui conservoit les anciennes traditions de la royauté, et pour qui elle devenoit à peu près impossible à gouverner. Maître encore par sa prérogative de faire la paix ou la guerre, Charles traita avec le roi de France, parce qu'il y vit un moyen de se procurer de l'argent que lui refusoit son parlement, avec cet argent de lever des troupes, et avec ces troupes d'abattre les factions que la licence politique, née de la licence religieuse, commençoit à élever autour de lui[26]. Du reste, une guerre avec la Hollande ne déplaisoit point alors à la nation angloise, jalouse des prospérités commerciales de cette république, et qui, balançant à peine sur mer les forces de sa rivale, n'étoit point fâchée de la voir humiliée sur terre, et de contribuer à ses humiliations; (1671) il fut encore plus facile à Louis XIV de détacher de la triple alliance la Suède, son ancienne alliée, et dont il sembloit que, depuis la paix de Westphalie, les intérêts ne devoient plus être séparés de ceux de la France. L'indépendance que cette paix de Westphalie donnoit aux princes de l'empire avoit fourni au roi les moyens d'en gagner plusieurs par des bienfaits ou des espérances, et de s'assurer ainsi les secours des uns et la neutralité des autres[27]. L'empereur lui-même, à qui les troubles de Hongrie donnoient alors trop d'occupation pour qu'il pût mettre obstacle à ses desseins, et qui d'ailleurs n'auroit pu compter, dans une telle entreprise, sur le concours du corps germanique, prit avec lui des engagements contre les Hollandois. Ainsi tout cédoit, dans cette circonstance, à l'intérêt du moment. L'Espagne, à la vérité, repoussa ses offres; mais, dans l'état de foiblesse où étoit cette puissance, ce n'étoit point assez pour l'arrêter dans ses projets d'ambition et de vengeance.
Il commença à les faire éclater par l'envahissement de la Lorraine, effrayant ainsi, dès ses premiers pas, tour le corps germanique, qu'il essaya toutefois de rassurer, en lui déclarant qu'il n'en agissoit ainsi que pour empêcher son vassal de brouiller, et prenant en même temps l'engagement de rendre à celui-ci, lors de la paix, les États qu'il lui avoit enlevés. Or, il est vrai de dire qu'en effet ce vassal, qu'inquiétoit avec juste raison un si redoutable suzerain, avoit cherché des appuis et des protecteurs auprès des souverains qui devoient avoir les mêmes craintes et les mêmes intérêts que lui[28]. C'étoit donc lui que Louis XIV avoit cru devoir châtier d'abord, et immédiatement après il se tourna contre les Hollandois. «(1672) Tout ce que les efforts de l'ambition et de la prudence humaine peuvent préparer pour détruire une nation, Louis XIV l'avoit fait. Il n'y a pas, chez les hommes, d'exemple d'une petite entreprise formée avec des préparatifs plus formidables. De tous les conquérants qui ont envahi une partie du monde, il n'y en a pas un qui ait commencé ses conquêtes avec autant de troupes réglées et autant d'argent que Louis XIV en employa pour subjuguer le petit État des Provinces-Unies[29].» L'armée françoise étoit de plus de cent douze mille hommes; l'évêque de Munster et l'archevêque de Cologne l'avoient augmentée de vingt mille soldats auxiliaires; Condé, Turenne, Luxembourg, commandoient sous le roi cette armée formidable, qui conduisoit avec elle une nombreuse artillerie; Vauban devoit diriger les siéges. Comment supposer qu'un petit peuple de marchands, qui n'avoit pour toute défense que vingt-cinq mille hommes de mauvaises troupes, commandées par un jeune prince sans expérience de la guerre[30], pourroit résister au plus puissant monarque de l'Europe, qui se faisoit maintenant des auxiliaires contre lui, ou des alliés qu'il lui avoit enlevés, ou des ennemis contre lesquels, quelques années auparavant, il l'avoit défendu? Les Hollandois se crurent perdus, et Louis XIV, qu'ils tentèrent vainement de fléchir par leurs soumissions, le crut de même. Il entra dans leur pays avec la rapidité d'un conquérant; dans leur extrême foiblesse, ils n'eurent pas même la pensée de l'arrêter; et le passage du Rhin, dont l'imagination d'un grand poète[31] a su faire une action héroïque, n'eût été, sans la témérité du jeune duc de Longueville[32], qu'une espèce de promenade sur l'eau pour le roi et pour son armée. Alors cette armée inonda les provinces hollandoises, et porta la terreur jusqu'aux portes d'Amsterdam. Consternés d'un si grand et si subit revers, ces républicains, naguère si hautains et si insolents, ne virent plus de ressources pour eux que dans la clémence du vainqueur; et dans son camp de Seyst, où leurs députés allèrent le trouver, et où il déploya devant eux toute la majesté d'un roi victorieux, ils demandèrent la paix en suppliants, lui offrant pour l'obtenir des conditions qui, même dans les extrémités auxquelles ils étoient réduits, pouvoient sembler suffisantes[33].
Cependant ils négocioient en même temps auprès du roi d'Angleterre; ils essayoient de l'effrayer sur des succès aussi prodigieux, et dont jusqu'alors il n'avoit tiré, ni pour son propre compte ni pour celui de sa nation, le moindre avantage[34]; et Charles, qui n'avoit pas besoin de leurs avis intéressés pour commencer à concevoir des inquiétudes, en reçut des impressions d'autant plus vives qu'il n'étoit point à s'apercevoir que les Anglois, charmés dans les premiers moments d'une guerre dont le but étoit d'abaisser ses rivaux, la voyoient d'un tout autre œil depuis qu'il étoit question de détruire ceux-ci au profit du roi de France. Le roi d'Angleterre envoya donc au camp de Seyst des ambassadeurs qui, sans doute, déterminèrent Louis XIV à traiter les Hollandois avec plus de modération qu'il n'étoit d'abord disposé à le faire; car ce fut avec ces envoyés de Charles II, et après avoir renouvelé son alliance avec leur maître, qu'il concerta la réponse qu'il fit aux vaincus, et les conditions auxquelles il leur accordoit cette paix tant désirée.
Elles étoient dures et humiliantes[35], et le vainqueur y usoit de tous les droits de sa victoire. Deux partis divisoient alors le gouvernement de La Haye: l'un, à la tête duquel étoit Jean de Witt, le grand pensionnaire, vouloit que l'on acceptât cette paix, qu'il soutenoit moins désastreuse encore que la guerre, dans de telles extrémités; l'autre, dirigé par le prince d'Orange, disoit hautement que tout étoit préférable à un semblable abaissement. Le chef audacieux de ce parti montra, dès ce moment, ce dont il étoit capable, par le coup hardi qu'il sut frapper, et qui fut décisif pour ses vastes et ambitieux desseins. Il fit répandre adroitement dans le peuple par ses émissaires, que le grand pensionnaire et son frère, Corneille de Witt, trahissoient leur pays et le livroient au roi de France, à qui ils étoient vendus, et eut l'art de rendre vraisemblables ces bruits calomnieux. Les deux frères, contre lesquels il nourrissoit d'ailleurs d'implacables et profonds ressentiments[36], furent assassinés dans une émeute qu'il avoit su également susciter; et c'est alors que l'on vit paroître au premier rang, sur ce grand théâtre de la politique européenne, cet homme extraordinaire, le plus dangereux ennemi de Louis XIV, et dont le génie supérieur comprit mieux cette politique que ceux qui étoient le plus intéressés à la bien comprendre, et lui imprima le seul mouvement qu'il étoit alors convenable de lui donner.
Ce fut donc un prince protestant, et ceci ne sauroit être trop remarqué, qui conçut le projet d'une ligue générale de l'Europe catholique et protestante contre le roi de France; qui, de lui-même, se mit à la tête de cette grande confédération, et, ce qui sans doute est admirable, sans troupes, sans états, ne jouissant que d'une autorité précaire dans une petite république presque entièrement envahie par ce terrible ennemi, changea la face des affaires, et remit en question tout ce que le vainqueur avoit cru décidé et sans retour. Le coup d'œil sûr et perçant de Guillaume reconnut d'abord que, tout intérêt commun de doctrine et de morale religieuse étant désormais banni de la société chrétienne, il suffisoit, pour en rallier les forces éparses, de lui offrir un point de réunion en l'appelant à la défense de ses intérêts matériels qu'un prince ambitieux et téméraire osoit menacer, et c'est ce qui ne manqua pas d'arriver. Cette résolution énergique, qu'il sut inspirer à ses compatriotes, de rejeter tout accommodement avec le roi de France, et de se préparer, sous la conduite d'un nouveau stathouder[37], à une défense désespérée, produisit, et peut-être au delà de ses espérances, la révolution européenne qu'il avoit voulu opérer. L'électeur de Brandebourg fut le premier qui s'ébranla pour porter secours aux Hollandois. L'empereur Léopold, qui vit la plupart des princes de l'empire alarmés de la rapidité des conquêtes de Louis XIV, comprit que l'occasion étoit favorable pour lui, et de satisfaire sa vieille haine contre la France, et, au moyen de ces dispositions du corps germanique, de reprendre sur lui l'ascendant que la paix de Munster lui avoit enlevé. Ses ministres employèrent donc à la diète de Ratisbonne tout ce qu'ils avoient d'adresse et d'éloquence pour accroître des frayeurs qui sembloient n'être que trop fondées, et y montrèrent la liberté de l'Empire menacée par un monarque qui joignoit à une puissance colossale une insatiable ambition. Léopold voyant ces princes ébranlés, les entraîna en publiant aussitôt un mandement impérial qui enjoignoit à tous les membres du corps germanique de se réunir pour la défense commune[38]; et sans déclarer ouvertement la guerre à la France, il signa, immédiatement après cette déclaration, un traité d'alliance offensive et défensive avec les États-Généraux. Louis XIV se repentit alors de n'avoir pas accepté les propositions des Hollandois; et il lui fallut se préparer à une guerre plus longue qu'il ne s'étoit proposé de la faire, guerre qui, de particulière qu'elle étoit, menaçoit de devenir générale, et de changer, sous tous les rapports, de chances et de caractère.
(1673) Ce fut alors seulement que l'Europe put apprendre combien étoit réellement puissante et redoutable la France, telle que Louis XIV, ses ministres et ses généraux l'avoient faite. Contre l'avis du prince de Condé et du maréchal de Turenne, et sur le conseil de Louvois, le roi avoit commis la faute irréparable de ne pas démolir les places fortes qu'il avoit enlevées aux Hollandois; et l'armée françoise, maintenant affoiblie par les garnisons, ne présentait plus qu'un petit corps de troupes fort inférieur en nombre aux troupes prêtes à se réunir, de Hollande, de Brandebourg et de l'empereur[39]. Mais Turenne étoit à la tête de cette petite armée, aussi brave que disciplinée, et recommença devant l'ennemi ses prodiges accoutumés. Ses marches savantes, qu'il poussa jusque dans le cœur de l'Allemagne, empêchèrent la jonction des Impériaux et des Brandebourgeois avec l'armée hollandoise. Après avoir mis à contribution l'électeur de Trèves, dont il apprit les liaisons secrètes avec l'empereur, il réduisit les électeurs Palatin et de Mayence à refuser passage aux Impériaux, qui, n'ayant plus d'autre ressource que de tenter de traverser le Rhin, y trouvèrent le prince de Condé pour les en empêcher. Ils s'en allèrent alors ravager les terres de l'évêque de Munster et de l'électeur de Cologne, espérant forcer ainsi ces deux princes à renoncer à l'alliance de la France; mais l'infatigable Turenne étoit déjà sur leurs pas, et ne se contentant pas de les chasser de la Westphalie, où ils avoient espéré prendre leurs quartiers d'hiver, il ne cessa de les poursuivre et de les harceler, jusqu'à ce qu'ils les eût réduits à la nécessité de se séparer. Montécuculli, qui commandoit les troupes impériales, se réfugia en Franconie, et l'électeur de Brandebourg regagna à grande peine la capitale de ses états.
Cependant, d'un autre côté, le duc de Luxembourg avoit battu le prince d'Orange, et par une manœuvre hardie, dont un événement au dessus de la puissance de l'homme avoit seul empêché le succès[40], s'étoit vu sur le point de s'emparer à la fois de la Haye, de Leyde et d'Amsterdam. Ce danger qu'ils venoient de courir, les désastres qu'avoient essuyés leurs alliés, surtout la paix que l'électeur de Brandebourg venoit de demander au roi et qui lui avoit été facilement accordée, répandirent de nouveau la consternation parmi les Hollandois; et il en arriva que le prince d'Orange ne put les empêcher d'accepter la médiation qu'offroit la Suède aux puissances belligérantes, médiation qu'avoient déjà acceptée le roi d'Angleterre et le roi de France: celui-ci par l'inquiétude que lui causoit cette guerre générale qu'il n'avoit pas prévue, et dont il étoit plus que jamais menacé, celui-là par des motifs plus graves encore, et que nous allons faire connoître. Toutefois une suspension d'armes proposée pendant la tenue du congrès, et à laquelle les deux rois auroient également consenti, fut rejetée par les États-Généraux, parce qu'elle ne convenoit pas à leurs alliés le roi d'Espagne et l'empereur, et que les voyant si bien disposés à les soutenir, ils avoient reconnu qu'il en résulteroit pour eux, ou de faire une paix plus avantageuse, ou, s'ils ne pouvoient empêcher la continuation de la guerre, d'accroître par cette puissante entremise le nombre de leurs alliés. On se prépara donc à une nouvelle campagne, tandis que les plénipotentiaires des puissances se réunissoient à Cologne, où se devoit tenir le congrès.
Nous avons dit que Charles II ne s'étoit allié à Louis XIV dans une guerre où l'Angleterre combattoit au profit de la France, que par le besoin qu'il avoit de ses subsides pour exécuter le dessein déjà conçu par lui de se soustraire à l'opposition tyrannique de son parlement, de réprimer l'esprit de révolte que la réforme développoit de plus en plus au milieu du peuple anglois, et au moyen d'une armée qui lui auroit été dévouée, de rétablir chez lui l'autorité monarchique, telle qu'elle y avoit été exercée par ses prédécesseurs. Quelques personnages des plus puissants et des plus habiles parmi les seigneurs de sa cour[41], étoient initiés à ses secrets, et l'aidoient à conduire une si grande entreprise à sa fin. Pour y parvenir, le premier moyen qu'il mit en usage, et de concert avec eux, fut de fortifier le parti catholique, le seul sur lequel il pût compter, en lui accordant la liberté de conscience; mais il eût fallu à ce prince plus d'activité et de force d'esprit qu'il n'en avoit pour se roidir contre les obstacles qu'il alloit éprouver dans l'exécution d'un tel projet, obstacles qu'il auroit dû prévoir, et n'en continuer pas moins de marcher vers le but qu'il s'étoit proposé d'atteindre. Ce n'étoit point là le caractère de Charles II. N'ayant pas obtenu de la France tous les secours d'argent qu'il en avoit espérés, et ses expéditions maritimes contre les Hollandois n'ayant pas eu tout le succès qu'il en avoit attendu, il se trouva de nouveau vis-à-vis de son parlement, impatient de cette guerre, mécontent de la liberté dont jouissoient les catholiques, et qui n'osant l'attaquer sur l'un et sur l'autre points, lui demandoit de lui abandonner du moins le second, résolu qu'il étoit de ne voter qu'à ce prix les subsides dont le premier étoit le prétexte ou l'objet. Ses conseillers et son frère le duc d'York vouloient qu'il tînt ferme, au risque de tout ce qui en pourroit arriver, le pire étant de céder dans une circonstance aussi décisive. Il hésita un moment, puis ensuite se laissa aller, à cause de cette pénurie extrême dans laquelle il se trouvoit, et la liberté de conscience fut révoquée. Aussitôt Shaftsbury, qui avoit été le plus ardent à lui donner ces conseils vigoureux qu'il venoit de rejeter, de son partisan qu'il étoit se déclara hautement son ennemi. Cet homme, d'un esprit vaste et du plus audacieux caractère, indifférent à toutes doctrines religieuses[42], et dont toute la foi politique étoit qu'il falloit avant tout que le pouvoir fût fort, abandonna brusquement un monarque qui sembloit ne pas même comprendre la position dans laquelle il se trouvoit; et jugeant fort bien qu'après s'être mis, par cette concession déplorable, dans l'impuissance de défendre ses ministres contre son parlement, Charles se verroit bientôt dans la nécessité de les lui sacrifier, il se plaça lui-même, avec une hardiesse sans exemple, à la tête de la faction qui étoit le plus opposée à ce foible prince, et lui montra bientôt le peu qu'étoit, dans un tel gouvernement, un roi qui, les partis étant en présence, se montroit assez insensé pour s'isoler de tous les partis; ce qu'il fit en découvrant lui-même impudemment au sein de cette assemblée les véritables motifs qui avoient porté Charles à faire la guerre aux Hollandois et à se liguer avec la France. Il ne lui suffit pas de lui avoir, par cette indigne trahison, attiré la haine de son parlement: il forma dès ce moment la résolution de travailler au renversement des Stuarts, dont la chute, d'après ce qui venoit de se passer, lui sembloit tôt ou tard inévitable; et sans s'attaquer au roi régnant, qu'il eût été difficile d'abattre, parce que la faction n'avoit point encore sous la main le chef qui l'auroit pu remplacer, ce fut contre son héritier présomptif, le duc d'York, que le traître dirigea toutes les manœuvres de sa profonde et cauteleuse politique. Ce prince venoit de se déclarer ouvertement catholique: Shaftsbury fit établir le serment du Test[43], sans que Charles II pût retrouver en lui-même un reste d'énergie pour s'opposer à une mesure qui étoit l'arrêt de proscription de sa race; et le duc d'York se trouva ainsi obligé de céder le commandement de la flotte, sans pouvoir désormais prétendre à remplir aucunes fonctions dans l'État. Alors commencèrent les liaisons intimes de ce dangereux personnage avec le prince d'Orange; et dès ce moment, tout marcha vers l'inévitable révolution que devoit amener la mort de Charles II. Ce fut à ce funeste prix que celui-ci obtint les subsides qu'il avoit demandés, et qu'il continua, dans cette guerre, à suivre la fortune de la France, sans pouvoir espérer désormais aucun fruit d'une alliance dont le secret étoit dévoilé, et sur laquelle tous les yeux étoient ouverts.
Ainsi les hostilités continuèrent; les flottes réunies des deux puissances attaquèrent sans succès décisif la flotte des Hollandois, et ceux-ci surent du moins se défendre sur mer, et si vigoureusement, qu'ils sauvèrent la Zélande, alors dégarnie de troupes, en faisant avorter le projet d'une descente qui devoit y être effectuée. Cette opération maritime avoit été combinée avec le mouvement de l'armée françoise: celle-ci s'avança d'abord dans les Pays-Bas; le gouverneur espagnol, qui avoit secouru secrètement les Hollandois, quoiqu'il n'y eût point encore de déclaration de guerre entre la France et l'Espagne, crut que le roi, instruit de cette violation des traités, menaçoit Bruxelles, et se hâta de rappeler ses troupes auxiliaires, alors renfermées dans Maëstricht. (1673) C'étoit là ce que vouloit le roi, qui alla mettre le siége devant cette ville, dès que ces troupes en furent retirées. Vauban en dirigea les travaux, et Maëstricht, l'une des places les plus fortes de l'Europe, se rendit après quinze jours de tranchée. Alors recommencèrent les alarmes des Hollandois; résolus une seconde fois de faire la paix à tout prix, et le congrès continuant toujours ses conférences, ils y firent des propositions si avantageuses, qu'il n'y avoit presque point de doute que le roi ne les acceptât. C'est alors que l'empereur et le roi d'Espagne reconnurent qu'il n'y avoit point de temps à perdre, et qu'il falloit ou laisser faire cette paix ou se liguer ouvertement avec eux. Ils prirent ce dernier parti, et le traité entre les deux puissances et les États-Généraux, dans lequel ils admirent le duc de Lorraine, fut signé à La Haye, le 30 août de cette même année.
Jamais confédérés ne s'étoient réunis avec plus de joie et de meilleures espérances: les Hollandois se voyoient sauvés, l'Espagne se promettoit de recouvrer ce qu'elle avoit perdu; l'empereur, dont la république soudoyoit les troupes, croyoit avoir enfin trouvé un sûr moyen de reprendre son ascendant sur le corps germanique; et ne doutant pas que le roi d'Angleterre ne fût bientôt forcé par son parlement de se déclarer contre Louis XIV, tous se flattoient de voir avant peu ce superbe ennemi sans alliés, et réduit à ses propres forces contre celles de toute l'Europe.
Les Hollandois trouvèrent facilement un prétexte pour retirer les propositions de paix qu'ils avoient faites, et les opérations militaires reprirent leur cours. Elles commencèrent avec quelque apparence de succès pour les alliés; le prince d'Orange trompa le maréchal de Luxembourg et s'empara de Naarden; Turenne, malgré toute l'habileté de ses manœuvres, ne put empêcher Montécuculli, qui commandoit l'armée impériale, de faire sa jonction avec les troupes hollandoises, et la ville de Bonn, que les deux armées assiégèrent aussitôt, fut obligée de leur ouvrir ses portes; les électeurs de Trèves et Palatin, jusqu'à ce moment dévoués à la France, ayant alors laissé entrevoir leurs dispositions hostiles contre leur ancienne alliée, Turenne espéra les effrayer et les ramener, en entrant dans leur pays et en les fatiguant par des marches militaires, et ce fut le contraire qui arriva. Ces deux princes portèrent leurs plaintes à l'empereur, et la diète retentit de nouveaux cris sur l'ambition effrénée de Louis XIV, sur le danger imminent qui menaçoit les libertés de l'empire, et ces cris retentirent dans tous les cabinets. Les villes libres d'Alsace, dont le traité de Westphalie l'avoit rendu simple protecteur, lui montroient également beaucoup de mauvaise volonté. Il avoit tout sujet de craindre que le roi d'Angleterre ne fût tôt ou tard forcé de se détacher de lui; enfin cet aspect d'une guerre générale, devenant de jour en jour plus menaçant, commençoit à jeter quelque trouble dans son esprit, et il étoit maintenant celui qui désiroit le plus cette paix, sur laquelle il s'étoit montré naguère si exigeant et si difficile. Les Hollandois, si humbles alors, avoient repris leur première insolence, et lui faisoient des demandes que sa dignité le forçoit de rejeter[44], qui n'avoient d'autre but que de rompre les conférences d'un congrès dont il n'y avoit presque plus rien à espérer, et pendant lequel l'empereur achevoit de lui enlever presque tous les alliés que lui avoient faits ses négociations et ses bienfaits.
(1674) Cette paix, que désiroit si vivement Louis XIV, étoit alors ce qu'appréhendoient le plus Léopold et l'Espagne; et cette appréhension s'accroissant de certaines propositions modérées que le prince Guillaume de Furstemberg, ministre de l'électeur de Cologne, vint présenter à la diète de la part du roi de France, propositions dont le but étoit de tranquilliser les princes de l'empire sur les craintes qu'ils avoient pu concevoir en ce qui touchoit leur propre sûreté, et de les détacher ainsi du chef de l'empire, dont ils ne se méfioient guère moins que de Louis XIV, Léopold conçut et exécuta le projet violent de faire enlever ce prince à Cologne même, où il assistoit comme membre du congrès, et d'où il fut conduit sous une garde nombreuse à Bonn, et renfermé dans la forteresse. Peu sensible à l'indignation générale qu'excitoit une pareille violation du droit des gens, il daigna à peine faire une réponse évasive à Louis XIV, qui lui en demandoit raison, et combla bientôt la mesure de ses violences envers lui en faisant insulter ses propres ambassadeurs. Alors le roi se vit dans la nécessité de les rappeler, et le congrès fut dissous à l'instant même. L'empereur, à la tête d'une armée qu'il continuoit de payer avec l'or des Hollandois, parla en maître au sein de la diète, et chassa l'ambassadeur françois de Ratisbonne; en même temps le parlement anglois força Charles II, sinon à déclarer la guerre à la France, du moins à faire la paix avec les États-Généraux; et Louis XIV, contre lequel se soulevoit presque toute l'Europe, se trouva sans alliés, ainsi que l'avoient prévu ses adversaires mieux avisés que lui.
Tant d'ennemis ligués contre la France se croyoient assurés de lui rendre les maux et les humiliations qu'elle leur avoit fait éprouver; les plus puissants d'entre eux se partageoient déjà ses provinces, et il fut décidé qu'on y pénétreroit par plusieurs points de ses frontières[45]. Ce fut alors que Louis XIV se montra véritablement grand, et supérieur par son courage à des événements qu'il n'avoit pas eu la prudence de prévoir ou d'arrêter. Ses troupes, les plus valeureuses et les mieux disciplinées de l'Europe, avoient encore à leur tête tous ces grands généraux qui, depuis tant d'années, avoient comme fixé la victoire sous leurs drapeaux, et ils semblèrent se surpasser eux-mêmes dans ces grandes circonstances, où il s'agissoit non pas seulement de l'honneur, mais encore du salut de la France.
Jamais plan d'attaque et de défense ne fut mieux concerté. Il étoit impossible de songer à se maintenir en Hollande: l'armée françoise en évacua les provinces, où le roi ne conserva que deux postes importants, Grave et Maëstricht. Il divisa ensuite ses troupes en trois corps d'armée, l'un destiné, sous les ordres du prince de Condé, à agir dans les Pays-Bas contre le prince d'Orange; le second, qu'il confia au maréchal de Turenne pour être opposé sur le Rhin aux impériaux; et se mettant lui-même à la tête du troisième, il marcha une seconde fois à la conquête de la Franche-Comté. Cette province fut envahie et soumise en moins de deux mois, et avant que le duc de Lorraine, qui avoit été chargé de la défendre, eût pu seulement en toucher les frontières. Alors les troupes qui avoient été employées à cette expédition allèrent renforcer le corps du prince de Condé, qui, même avec ce renfort, n'en demeura pas moins placé vis-à-vis d'une armée beaucoup plus nombreuse que la sienne. Mais, ainsi qu'il arrive assez ordinairement dans ces réunions de plusieurs contre un seul, la division s'étoit mise entre les généraux des alliés; une inaction complète en avoit été la suite, et, grâce à leur mésintelligence, le général françois avoit eu tout le temps de prendre ses mesures pour opérer contre eux avec avantage. Ses manœuvres savantes leur dressèrent à Senef un piége qu'ils ne surent point éviter, et où trois batailles qu'il leur livra dans le même jour lui procurèrent une triple victoire, qui, dans les deux dernières actions, lui fut toutefois vivement disputée par le prince d'Orange, dont la bravoure, les talents militaires et la mauvaise fortune furent remarquables dans cette circonstance comme dans tant d'autres. Contrarié de nouveau par les Espagnols au siége d'Oudenarde, qu'ils levèrent malgré lui à l'approche du prince de Condé, Guillaume alla seul avec ses Hollandois faire celui de Grave, qu'il prit enfin après une longue résistance; et ce fut le seul exploit qui put le consoler des mauvais succès d'une campagne dont il avoit tant espéré[46].
Elle étoit encore plus malheureuse sur le Rhin, où le vicomte de Turenne, réduit à manœuvrer avec un corps de dix mille hommes, ne s'étoit montré ni moins habile ni moins entreprenant que le prince de Condé. À la tête de cette petite armée, il avoit su prévenir la jonction des deux corps dont se devoit composer l'armée d'Allemagne; et, après avoir battu, à Seintzeim, le duc de Lorraine et le comte Caprara qui commandoient les Impériaux, il étoit entré dans le Palatinat qu'il avait saccagé, ruiné, incendié avec une barbarie qui, à la vérité, lui étoit commandée, mais dont il y a peu d'exemples chez les nations chrétiennes, exerçant ce châtiment terrible sur les peuples, pour punir les prétendues infidélités de leur souverain[47].
Cependant l'armée impériale, qui étoit demeurée entre Mayence et Francfort, sans oser faire un mouvement pour s'opposer à cette dévastation du Palatinat, se grossissant de jour en jour des troupes qui accouroient se joindre à elle de tous les cercles de l'empire, et, composée maintenant de soixante mille combattants, venoit de passer le Rhin à Mayence, et la consternation qu'elle avoit répandue sur les frontières avoit pénétré jusqu'à la cour de France, et à un tel point que Turenne, à qui l'on n'avoit pu envoyer que de foibles renforts, reçut ordre d'évacuer l'Alsace et de se retirer en Lorraine. Il refusa de le faire, et répondit des événements. L'armée ennemie entra donc en Alsace, commandée, à la vérité, par six généraux le plus souvent divisés entre eux, et dont le plus habile étoit le moins écouté[48]; mais telle qu'elle étoit et avec ces éléments de discorde intestine, si l'électeur de Brandebourg, qu'elle attendoit, venoit encore la grossir de ses troupes, il ne sembloit pas qu'il y eût aucun moyen de l'empêcher de pénétrer en Lorraine, de reprendre la Franche-Comté, et de mettre la Champagne au pillage. Ce péril étant donc le plus grand, l'habile général ne balança point et marcha droit à l'ennemi qu'il battit à Enzheim. Cependant, malgré cette victoire, la jonction s'effectua, et il ne paroissoit pas probable qu'avec un corps de troupes que ses renforts élevoient à peine à vingt mille hommes, il lui fût possible de se maintenir contre une armée trois fois plus forte que la sienne: il le fit cependant, et ces dernières opérations militaires de Turenne doivent être considérées comme le chef-d'œuvre de sa science et de son génie. Après avoir pourvu à la sûreté de Saverne et de Haguenau, qui fermoient aux Impériaux l'entrée de la Lorraine par la Basse-Alsace, il feignit de leur abandonner cette province, et sut les tromper si complètement sur ce point que, l'hiver approchant, ils se répandirent dans l'Alsace pour y prendre leurs quartiers d'hiver, remettant au printemps suivant la suite de leurs opérations militaires et l'invasion de la Lorraine. C'étoit là qu'il les attendoit. À peine s'y étoient-ils établis que l'infatigable capitaine, prenant avec lui un renfort de l'armée de Flandres qui lui avoit été envoyé, et dont, jusqu'à ce moment, il avait su prudemment se tenir séparé, rentre brusquement dans la province au milieu de l'hiver et par un froid rigoureux; atteint, à Mulhausen, un corps de troupes ennemies qu'il n'a pas la peine de combattre, une déroute complète ayant été le résultat de cette attaque si soudaine et si imprévue; marche sans perdre un moment à l'électeur de Brandebourg, auprès de qui toute l'armée des alliés étoit rassemblée; par une manœuvre la plus hardie et la plus savante dont les faits militaires offrent l'exemple, prend en flanc cette armée si supérieure à la sienne, et la met dans une position si périlleuse, qu'elle décampe la nuit, repasse le Rhin avec précipitation, lui abandonnant vivres, munitions, détachements, traîneurs, et de soixante-mille hommes dont elle avoit été composée, en pouvant à peine réunir vingt mille sous ses drapeaux, tout le reste ayant été ou tué, ou pris, ou dispersé.
Les alliés ne s'attendoient point, sans doute, à d'aussi fâcheux résultats, et en étoient fort déconcertés. L'Espagne surtout, qui, loin de regagner ce qu'elle avoit perdu, s'étoit vu enlever la Franche-Comté, conçut bientôt des alarmes plus vives lorsqu'elle apprit qu'une flotte françoise étoit arrivée devant Messine, apportant des secours à cette ville révoltée (car partout, dans ces guerres entre princes chrétiens, la révolte étoit encouragée, et les rois s'en faisoient complices pour peu qu'ils y trouvassent quelque profit), et qu'à l'aide des Messinois, les troupes françoises étoient entrées dans ses murs. Ainsi, la Sicile entière, où les esprits fermentoient, se trouvoit menacée. Un projet de descente en Normandie, que devoient effectuer les flottes alliées, n'avoit point réussi; et Ruyter, qui les commandoit, n'avoit pas été plus heureux dans une entreprise tentée sur nos colonies des Antilles. Cependant, malgré cet heureux succès de ses armes, le roi, toujours inquiet des suites de cette conjuration générale contre lui, craignant sans cesse de voir le roi d'Angleterre, neutre jusqu'à présent malgré son parlement, dans la nécessité de se déclarer enfin contre lui, se montroit aussi disposé que jamais à renouer les conférences pour la paix; et, afin d'y amener les confédérés, la Suède, d'accord avec lui, offroit sa médiation. Elle fut obstinément rejetée par l'empereur qui, sûr des dispositions actuelles de ses alliés, étoit résolu de tenter jusqu'au bout la fortune. Alors la Suède se déclara pour la France; elle envoya une armée en Poméranie, et de toutes parts les hostilités recommencèrent.
(1675) L'armée de Flandres continua d'être commandée par le prince de Condé, et Turenne retourna sur le Rhin, où il s'étoit déjà tant illustré, et où cette fois il trouva dans Montécuculli un rival plus digne de lui. Tous les regards se portèrent donc sur cette partie du théâtre de la guerre, où deux des plus grands capitaines du siècle, opposés l'un à l'autre, déployoient à l'envi toutes les ressources du savoir et de l'expérience: celui-ci pour pénétrer en France, celui-là pour l'en empêcher. Dans cette suite de manœuvres, considérées par les habiles comme le chef-d'œuvre de l'art militaire, la supériorité de Turenne sur son rival éclata de la manière la plus frappante, la plus incontestable. Montécuculli vouloit passer le Rhin: pour l'en empêcher, Turenne le passa lui-même avec une hardiesse dont l'Europe entière fut étonnée; et se plaçant alors entre le fleuve et son ennemi, le forçant d'abandonner l'un après l'autre tous les postes qui lui auroient ouvert des communications avec l'autre rive, en même temps qu'il couvroit et mettoit à l'abri de toute hostilité ceux qui assuroient les siennes, le harcelant sans cesse, lui coupant les vivres, lui enlevant ses détachements, il parvint à le chasser de position en position, jusqu'à ce qu'il l'eût réduit à s'aller poster dans un lieu où il ne pouvoit plus lui échapper. Ce fut au moment où il alloit lui livrer bataille, ou plutôt remporter la plus assurée des victoires, et recueillir le fruit de tant et de si nobles travaux, qu'un boulet de canon emporta ce grand homme, et avec lui, sur ce point, la fortune de la France. Aussitôt l'armée françoise repassa le Rhin; les magistrats de Strasbourg, délivrés de la terreur que leur inspiroit le grand capitaine, livrèrent passage à l'armée impériale; et Montécuculli, au lieu de la retraite honteuse et désespérée qu'il étoit sur le point d'opérer, entra en Alsace.
Ce fut le prince de Condé qui remplaça Turenne, et c'étoit sans doute le plus digne successeur qu'on pût lui donner. L'armée de Flandres fut confiée au duc de Luxembourg qui eut ordre de se tenir sur la défensive, et l'on crut encore que les grands coups alloient se porter sur le Rhin. Il en arriva autrement: Montécuculli, après avoir échoué aux siéges de Haguenau et de Saverne et n'avoir su qu'éviter la bataille que lui présentoit le général françois, fut obligé, sur les ordres qu'il reçut de sa cour, de repasser ce fleuve et d'aller protéger le Palatinat contre la garnison françoise de Philisbourg qui ne cessoit de le désoler; l'Alsace fut donc encore une fois évacuée par les impériaux.
La guerre se continuoit sur d'autres points avec diverses chances de succès. La valeur du maréchal de Créqui, trahie à la fois et par les événements et par la révolte de ses soldats, n'avoit pu sauver la ville de Trèves, assiégée par le duc de Lorraine; et réduit aux dernières extrémités, il s'étoit vu forcé de capituler. La situation des Espagnols en Sicile devenoit de jour en jour plus désespérée; et malgré la licence des François qui avoit exaspéré contre eux les habitants de Messine, un renfort qui leur étoit arrivé à propos les avoit rendus maîtres absolus de la ville dont tous les postes leur avoient été livrés[49]. Le maréchal de Schomberg battoit en même temps l'armée espagnole qui défendoit les Pyrénées, s'avançoit dans le pays en enlevant les places fortes qui se trouvoient sur son passage, et menaçoit la Catalogne; d'un autre côté l'électeur de Brandebourg rentroit à main armée dans ses états que ravageoient les Suédois, les forçoit d'en sortir après les avoir battus à plusieurs reprises, les chassoit encore du pays de Mecklenbourg; et le roi de Danemark, qui s'étoit uni aux confédérés du moment qu'il avoit vu la Suède prendre le parti de la France, attaquoit cette puissance sur son propre territoire et s'emparoit de la ville de Wismar.
Au milieu de ces alternatives de bons et de mauvais succès, ce qui frappoit davantage c'étoit ce désir de la paix dont Louis XIV sembloit être toujours possédé et qu'il se plaisoit à manifester chaque fois que l'occasion y étoit favorable, quoique le présent n'eût rien qui dût l'alarmer, mais comme si quelque pressentiment sur l'avenir eût troublé son esprit; tandis qu'au contraire les principales puissances, parmi les confédérés, montroient plus d'éloignement que jamais pour tout projet de pacification. Il est vrai que le roi de France, bien que fatigué et inquiet de la guerre, prétendoit conserver la plupart de ses conquêtes et prenoit pour base des traités qu'il offroit celui d'Aix-la-Chapelle, ce qui n'étoit nullement admissible, puisque en effet une semblable paix, ne donnant aux alliés aucune garantie pour les Pays-Bas espagnols, l'auroit laissé libre de recommencer la guerre au gré de son caprice ou de son ambition, et sans doute avec plus d'avantage que dans ce moment où l'Europe presque entière étoit liguée contre lui. Ainsi peuvent être appréciées à leur juste valeur tant de phrases oratoires, dont l'harmonie flattoit si agréablement ses oreilles, qui vantoient sa modération au sein de la victoire, et blâmoient la fureur aveugle d'ennemis de plus en plus obstinés à refuser la paix que leur offroit un vainqueur si généreux.
La guerre continua donc, et malgré la médiation que ne cessoit d'offrir le roi d'Angleterre, et quoique les Hollandois, las de soudoyer des alliés plus puissants qu'eux, se montrassent disposés à traiter à des conditions dont le roi eût pu être satisfait. Mais ni l'empereur, ni l'Espagne, ni le prince d'Orange, ne vouloient consentir à lui laisser ses conquêtes, et Louis XIV comprit que ce n'étoit qu'à force de succès qu'il pourroit parvenir à vaincre leur résistance. Ils furent grands encore dans cette campagne où il commanda lui-même son armée de Flandres, ayant sous lui cinq maréchaux de France[50]. Il y fut heureux surtout dans les siéges: Condé, Aire, Bouchain furent successivement emportés; mais on manqua l'occasion de battre le prince d'Orange près de Valenciennes; et Louis XIV y apprit que, pour livrer et gagner des batailles, il faut un seul général et non un conseil de généraux. Toutefois, pour avoir évité ce danger, Guillaume n'en finit pas moins la campagne de la manière la plus désastreuse, ayant été forcé, à l'approche du maréchal de Schomberg, de lever le siége de Maëstricht, avec perte de son artillerie, de ses munitions, de tous ses effets de siége. Sur le Rhin les alliés avoient pris Philisbourg; mais le duc de Luxembourg, qui venoit d'y remplacer le prince de Condé[51], ne les en força pas moins de repasser ce fleuve et d'aller chercher leurs quartiers d'hiver sur les terres de l'empire.
(1676) Les succès des armes françoises n'étoient pas moins brillants sur mer: les flottes du roi battoient sur les côtes de Sicile les flottes combinées d'Espagne et de Hollande; et dans une dernière affaire qui fut décisive, ces deux flottes avoient été entièrement détruites par Duquesne, et les Hollandois y avoient fait, dans leur célèbre amiral Ruyter, une perte plus grande que celle de leurs vaisseaux. Battus dans la Méditerranée, ils l'étoient encore sur les côtes d'Amérique où le duc d'Estrade reprit l'île de Cayenne qu'ils avoient enlevée à la France; et le succès que quelques uns de leurs vaisseaux, réunis à la flotte de Danemark, remportèrent dans la Baltique sur la flotte suédoise, ne fut pour eux qu'un foible dédommagement de désastres si grands et si multipliés. Cependant le duc de Lorraine venoit de mourir; et Louis XIV, qui sembloit désirer si vivement l'ouverture d'un congrès, donnoit à ses ennemis un prétexte plausible de le retarder en refusant de reconnoître son successeur, comme s'il eût eu l'intention de faire valoir le traité imprudent qui lui avoit concédé cette province. Ayant enfin cédé sur ce point, les conférences s'étoient ouvertes à Nimègue, mais sous des auspices peu favorables, tous ses ennemis, les Hollandois seuls exceptés, persistant plus que jamais dans leur éloignement pour une paix qu'ils n'auroient pas voulu faire avec la France victorieuse, et qui ne leur sembloit possible qu'avec la France affoiblie, humiliée; persuadés qu'ils étoient qu'il n'y avoit désormais de garantie pour eux que dans sa foiblesse et ses humiliations.
Alors le roi crut trouver dans cette disposition particulière des Hollandois à désirer la fin d'une guerre qui les épuisoit, un moyen de diviser ses ennemis et de parvenir ainsi plus aisément à son but qui étoit, ainsi que nous l'avons dit, de faire la paix sans céder ses conquêtes. Ses ambassadeurs traitèrent donc directement avec eux et furent écoutés. Ce fut vainement que les alliés, pour détourner ce coup dont ils étoient menacés, tentèrent de nouvelles manœuvres en Angleterre où le peuple et le parlement continuoient de vouloir la guerre contre la France, manœuvres dont le résultat devoit être de forcer Charles II à entrer dans leur confédération. Celui-ci, qui voyoit dans Louis XIV son seul appui, retrouva en lui-même ce qu'il falloit d'énergie pour rejeter tout ce qui l'auroit fait sortir du rôle de médiateur qu'il avoit adopté; et ce coup étant manqué, l'empereur et le roi d'Espagne ne purent s'empêcher d'envoyer leurs ambassadeurs à Nimègue où les conférences devinrent générales. Mais comme ils s'obstinoient à prendre pour base des négociations le traité de Westphalie, et que le roi, ne voulant pas même revenir à celui d'Aix-la-Chapelle, demandoit qu'à son égard toutes choses restassent dans l'état où le sort des armes les avoit placées, il ne sembloit pas possible qu'il pût résulter un accommodement quelconque de prétentions aussi opposées.
(1677-1678) De nouveaux succès pouvoient seuls trancher la question; et sans suspendre les négociations, ce fut dans la continuation de la guerre que Louis XIV chercha les moyens d'obtenir cette paix, et de l'avoir telle qu'il la vouloit. Il croyoit qu'il y alloit de sa gloire, et, en effet, pendant deux campagnes, il continua encore de combattre et de vaincre. Dans la première son armée de Flandres, que commandoit sous lui le duc de Luxembourg, prit Cambray, Valenciennes, Saint-Omer, et mit en déroute le prince d'Orange à la bataille de Montcassel. Sur le Rhin, le baron de Montelar et le maréchal de Créqui, opposés aux impériaux que commandoient le prince de Saxe-Eisenak et le nouveau duc de Lorraine, ne furent ni moins habiles ni moins heureux. Celui-ci, qui avoit cru l'occasion favorable pour prendre possession des états dont il venoit d'hériter, y étoit à peine entré qu'il se vit obligé d'en sortir; et sans cesse harcelé dans ses marches par le maréchal qui ne le perdit pas de vue un seul instant, forcé de renoncer à faire sa jonction avec le prince d'Orange qui, toujours malheureux dans ses siéges, levoit encore celui de Charleroi, ramené de nouveau en Alsace par son infatigable ennemi, qui y rentroit lui-même pour aider Montelar à achever la défaite de l'autre corps de l'armée impériale qu'il réduisit à repasser le Rhin par capitulation, ce prince ne reparut dans cette province que pour se faire battre par le maréchal à Cokerberg, et lui voir prendre au delà du Rhin, sans pouvoir la secourir, l'importante place de Fribourg. Le maréchal de Navailles soutenoit en même temps sur les frontières d'Espagne l'honneur des armes françoises, et s'y illustroit par une retraite non moins honorable que des victoires.
Ainsi s'accroissoit ce désir et ce besoin de la paix que les Hollandois ne cessoient de manifester, tandis que leurs puissants alliés, qui les voyoient sur le point de leur échapper, redoubloient d'instances auprès du roi d'Angleterre pour obtenir de lui qu'il entrât enfin dans cette ligue générale de l'Europe contre son seul ennemi. Le prince d'Orange, qui partageoit leurs alarmes, crut devoir aller intriguer à Londres même, contre le système adopté par Charles II. Celui-ci fit bien voir en cette occasion combien sa prévoyance de l'avenir étoit foible, et à quel point le dominoient les intérêts et les besoins du moment: pressé de toutes parts et par les instances presque menaçantes de son peuple et de son parlement, et par ce besoin qu'il avoit d'un appui que la France seule pouvoit lui offrir, et par la crainte même que lui inspiroit son neveu dont il n'ignoroit pas les liaisons avec la faction qui lui étoit opposée, il crut faire un acte de la plus profonde politique en lui faisant épouser la princesse Marie, fille de son frère, considérant ce mariage comme un moyen assuré de le détacher des factieux et de le rendre favorable à une paix générale qu'il ne désiroit pas moins que Louis XIV, et qui seule pouvoit le tirer de cette situation difficile et de ces singuliers embarras. Ainsi Guillaume fit un pas de plus vers ce trône qu'il devoit un jour usurper; et, le mariage fait, il n'en persista pas moins dans ses dispositions hostiles et dans sa haine implacable contre la France[52].
Toutefois ni ses intrigues ni ses violences ne purent empêcher les Hollandois de faire leur traité particulier. Ils y furent d'abord comme violemment entraînés par les succès encore plus prompts et plus décisifs de la nouvelle campagne que Louis XIV venoit de commencer. Dans le dessein où il étoit de les séparer à tout prix de leurs alliés, le monarque victorieux, affectant la modération au sein de la victoire, consentit à leur rendre tout ce qu'il avoit conquis sur eux. Alors ils ne résistèrent plus, et ce sacrifice politique le rendit maître des conditions de la paix avec les autres puissances. L'Espagne y fut la plus maltraitée: elle y perdit pour toujours la Franche-Comté et céda un grand nombre de places fortes dans les Pays-Bas; (1679) l'empereur, qui traita le dernier, fut obligé de le faire sur les bases du traité de Westphalie. Telle fut la paix de Nimègue où Louis XIV parla encore en maître au milieu de cette Europe qui s'étoit tant flattée d'abattre sa puissance et son orgueil; et dans laquelle, par le triste effet de leurs divisions, les Hollandois, l'Espagne et l'empereur se virent forcés d'abandonner les princes du Nord qui les avoient si efficacement servis, et qui ne retirèrent d'autres fruits de leurs services que de faire eux-mêmes séparément une paix humiliante en restituant à la Suède tout ce qu'ils avoient conquis sur elle, au prix du sang de leurs peuples et de leurs trésors. Le duc de Lorraine, bien qu'il eût épousé une sœur de l'empereur, y fut encore plus rigoureusement traité; et telles furent les conditions intolérables auxquelles ses états lui étoient rendus, qu'il aima mieux, et c'était noblement agir, vivre en simple particulier dans des cours étrangères, que de les reprendre à ce prix déshonorant. Enfin le pape protesta de nouveau et solennellement contre une paix où les princes chrétiens sembloient se plaire à sanctionner une seconde fois les outrages que leur indifférence avoit déjà faits à la religion, lors de la paix de Munster; et l'on ne fut pas plus ému cette fois-ci que l'autre de ses protestations.
(1680-1681) C'est alors que Louis XIV sembla être parvenu au comble des grandeurs humaines, et que, dans son orgueil, il put jouir pleinement de cette gloire qu'il avoit poursuivie avec tant d'ardeur, la possédant enfin telle qu'il l'avoit imaginée et telle que la concevoit ce peuple de flatteurs dont il était entouré; c'est alors surtout que l'admiration et le respect se changèrent pour lui en une espèce d'adoration. L'Europe, dont il avoit humilié presque tous les souverains, était pleine de sa renommée; ses sujets et ses ennemis eux-mêmes lui avoient décerné comme à l'envi le surnom de Grand[53]; au milieu de cette cour si brillante, et dont la splendeur sembloit s'accroître encore de l'éclat de tant de victoires, tout respiroit la grandeur, la magnificence et la joie; toutes les bouches sembloient ne s'ouvrir que pour chanter ses louanges; la poésie, l'histoire, l'éloquence, les publioient sous toutes les formes; le langage austère de la chaire évangélique sembloit même s'amollir pour lui, et il y étoit loué souvent plus qu'il ne convient de le faire pour un homme, après que l'on a parlé de Dieu. C'est alors que Louis XIV se montra comme enivré, et que se manifestèrent en lui, au plus haut degré, et cet orgueil qui ne voulut plus souffrir que rien s'égalât à lui, et ce despotisme qui s'indigna de la moindre résistance et n'admit plus d'autres règles que ses volontés; alors, comme s'il eût été au dessus de toutes les lois divines et humaines, il déchira lui-même les voiles qui, jusqu'à ce moment, n'avoient laissé qu'entrevoir ses amours illicites; et, aux yeux de toute la France, l'adultère fut mis en honneur près du trône dans Mme de Montespan.
Ce monarque étoit, sans doute, pour beaucoup dans tous ces grands événemens qui l'avoient élevé si haut; et sans cette volonté inflexible que nous avons déjà citée comme un des principaux traits de son caractère, il est probable que ces événements ne seroient point arrivés; mais aussi il est vrai de dire que jamais monarque, dans des circonstances aussi difficiles, n'avoit été plus heureusement secondé. Sous le ministère de Mazarin, et pendant les troubles de sa minorité, s'étoient formés les grands capitaines et les ministres habiles dont il étoit entouré. Accoutumés à combattre et ayant vaincu long-temps avant que Louis XIV eût commencé à régner, les Condé, les Turenne, avoient trouvé depuis dans Louvois un homme qui, par l'ordre tout nouveau et vraiment merveilleux qu'il sut établir dans le service des armées, leur avoit préparé des triomphes plus faciles, et fourni, en quelque sorte, le moyen d'enchaîner la victoire; de son côté Colbert, au milieu de cette longue suite de guerres, n'avoit pas cessé de maintenir dans les finances cet ordre, cette prospérité du moins apparente, qui avoient permis de tant entreprendre et de mener à leur fin de si grandes entreprises. Une paix si glorieuse fut une occasion pour lui de donner encore plus d'étendue à ses conceptions administratives, et il ne manqua point d'en profiter pour la gloire de son maître à laquelle la sienne étoit comme identifiée. L'établissement plus fastueux qu'utile des Invalides[54] fut fondé; le roi se déclara fondateur de l'Académie françoise, créa l'Académie d'architecture, rétablit l'école de droit fermée depuis cent ans; et l'on commença à naviguer sur le canal du Languedoc, achevé vers ce temps-là. Maître absolu dans sa famille comme il l'étoit dans l'État, en même temps qu'il rompoit avec éclat, et comme avilissant pour une race royale, le mariage de mademoiselle de Montpensier avec le duc de Lauzun, il forçoit le prince de Conti à épouser mademoiselle de Blois, l'une de ses filles naturelles; et mademoiselle d'Orléans, victime d'arrangements politiques, s'exiloit, à son grand regret, pour devenir reine d'Espagne, et échanger les agréments de la cour de France contre la contrainte et les ennuis de celle de Madrid. Le mariage du dauphin avec la princesse de Bavière fut célébré cette même année; et ce fut le prix de la neutralité que son père avoit gardée pendant la dernière guerre, prix convenu entre lui et le roi de France, et que celui-ci crut devoir acquitter même après la mort de ce prince. Au milieu des solennités et des fêtes qui célébroient tant de royales alliances, Louis savoit s'occuper de soins plus importants; et ne pouvant se dissimuler que la paix qu'il avoit imposée à ses ennemis étoit une paix forcée et qu'ils n'avoient acceptée que pour la rompre, dès qu'ils en trouveroient l'occasion favorable, il pensoit, au milieu de cette paix, à tout préparer pour la guerre; faisoit fortifier les frontières de Flandre et d'Allemagne; assuroit, par la construction d'une forteresse, celle des Pyrénées[55]; ordonnoit, dans ses places maritimes, des travaux propres à compléter la défense de ses côtes; faisoit bâtir un nouveau port[56]; augmentoit sa marine et en perfectionnoit l'organisation. Il exerçoit en même temps son armée de terre par tous les moyens qui pouvoient y entretenir l'activité et la discipline; enfin rien n'échappoit à sa vigilance ainsi qu'à celle de ses ministres dans l'ensemble et dans les détails de l'administration de ses vastes États. Heureux si, se renfermant dans ces soins dignes d'un foi, il n'eût, au sein d'un si glorieux loisir, commencé une guerre plus funeste au repos de la France que toutes celles qu'il venoit d'achever! Nous voici arrivés à cette époque à jamais honteuse et déplorable de la vie de Louis XIV.
C'étoit Colbert qui tenoit le premier rang dans ces jours brillants de la paix. Sous sa main habile, méthodique, et que soutenoit cette volonté si ferme et si redoutée de son maître, se perfectionnoit de jour en jour la science de l'administration centrale, s'étendoit et se fortifioit la dynastie héréditaire des commis et la toute-puissance des bureaux[57]. Sans rivaux dans cette science toute matérielle, ce ministre étoit hors d'état de porter sa vue au delà du cercle étroit qu'il s'étoit tracé: les maximes despotiques sur lesquelles un pareil système étoit fondé, composoient toute sa doctrine politique, et cette doctrine étoit aussi celle des autres ministres de Louis XIV. Tous se complaisoient uniquement dans le maître qui sembloit se complaire en eux, et ne voyoient rien de grand et d'utile pour l'État que ce qui pouvoit accroître encore cette puissance sans bornes dont il étoit si jaloux, et qui, de jour en jour, plus orgueilleuse et plus irritable, s'indignoit de la moindre résistance et ne pouvoit plus supporter le moindre obstacle. Tous les princes temporels de la chrétienté étoient abattus; la puissance spirituelle étoit la seule qui restât encore debout devant le grand roi: il étoit donc urgent qu'elle fût humiliée à son tour; et en effet, ce fut uniquement dans cette intention que ces ministres, les instruments de son despotisme et les flatteurs de son orgueil, suscitèrent l'affaire si malheureusement célèbre de la Régale[58]. La magistrature françoise, toujours empressée de s'unir au gouvernement, chaque fois qu'il s'agissoit de chagriner le chef de l'Église et d'empiéter sur ses droits, entra avec empressement dans cette nouvelle conspiration contre la puissance spirituelle; et une déclaration du mois de février de cette année étendit à tous les évêchés du royaume une concession volontaire et devenue abusive, que les papes avoient faite anciennement à nos rois à l'égard d'un certain nombre d'évêchés.
Les jurisconsultes du parlement ne manquèrent pas de raisonnements pour prouver, à leur manière, l'antiquité du privilége, l'inconvénient et l'abus des exceptions[59]. Innocent XI, à qui Voltaire rend ce témoignage remarquable, et dont il ne sentoit pas lui-même toute la force, qu'il étoit le seul pape de ce siècle qui ne sût pas s'accommoder au temps, vit dans cette affaire ce qui y étoit réellement, c'est-à-dire l'atteinte la plus grave qu'un prince, qui prétendoit ne se point séparer du Saint-Siége, eût portée à la juridiction de l'Église, depuis l'odieuse querelle des investitures; et deux évêques qui étoient malheureusement, dit encore Voltaire, les deux hommes les plus vertueux du royaume, ayant refusé de se soumettre à l'ordonnance, le pontife à qui ils portèrent leur appel déploya, en cette circonstance, tout ce que l'autorité de chef de l'Église avoit de force et de majesté. Dans divers brefs qu'il adressa au roi lui-même, tout en le félicitant de ce qu'il avoit fait pour le bien de la religion, il l'invitoit à prendre garde que sa main gauche ne détruisît pas ce que sa droite avoit édifié; il y appeloit la maladie du temps[60] cette disposition à empiéter sur le gouvernement du Saint-Siége; et certes l'expression étoit modérée. Cette maladie, arrivée alors à son paroxisme, datoit de loin en France; tous ses rois, depuis long-temps, en avoient été plus ou moins attaqués, ainsi que leurs ministres; l'opposition constante du clergé y avoit seule apporté quelques palliatifs; cette fois-ci il sembloit conspirer avec le prince pour accroître les progrès du mal.
Les remontrances du pape au roi, loin d'ébranler Louis XIV, ne firent qu'irriter son orgueil et accroître son obstination. L'affaire des religieuses de Charonne[61], qui n'étoit qu'une conséquence de cette usurpation du gouvernement de l'Église et un acte de suprématie non moins intolérable que tout ce qui avoit précédé; cette affaire, dans laquelle on osa appeler comme d'abus des décrets du pape sur une matière de haute discipline ecclésiastique, et que le pontife poussa avec la même vigueur que celle de la régale, acheva d'aigrir le superbe monarque. Il fut résolu (et nous apprenons de Bossuet lui-même que Colbert fut le premier moteur de cette résolution qui devoit avoir de si funestes conséquences), il fut résolu, selon l'expression d'un illustre écrivain[62], «de se venger sur le pape des injures qui lui avoient été faites.» Ministres et magistrats se réunirent donc de nouveau pour indiquer une assemblée du clergé, dans laquelle on discuteroit des droits du pape, et où des bornes fixes seroient posées à sa puissance. Ceci se passoit en 1681, dans le royaume très chrétien, où, après treize cents ans d'existence catholique, on commençoit à s'apercevoir que la puissance exercée jusqu'alors par le vicaire de Jésus-Christ n'avoit pas encore été bien comprise et avoit besoin d'être définie; c'étoient des chefs de bureaux (car les ministres de Louis XIV, que l'on s'extasie tant qu'on voudra sur le matérialisme de leur administration, ne méritent pas d'autre nom) et un corps de juges laïques, infectés de jansénisme et de démagogie, qui demandoient cette définition: et à qui la demandoient-ils? à des évêques de cour qu'ils avoient choisis eux-mêmes, à des courtisans en camail, dont les plus influents, selon Fleury[63], «avoient dessein de mortifier le pape et de satisfaire leurs propres ressentiments;» parmi lesquels, selon Bossuet, «il en étoit quelques uns que des ressentiments personnels avoient aigris contre la cour de Rome.» Tels furent les pères de cet étrange concile, et si étrangement convoqué.
Une première réunion eut lieu en l'année même de la convocation (1681). L'assemblée étoit composée de quarante évêques et archevêques. Ce fut l'archevêque de Reims qui fit le rapport, pièce célèbre et vraiment curieuse, dans laquelle, «tout en reconnoissant que le droit de la Régale pourroit bien n'être pas appuyé sur des fondements aussi solides qu'on le croyoit en France, il pensoit que ce droit ayant été autorisé pour certaines églises, par un décret du concile de Lyon, en considération de la piété et de la grande puissance de Philippe le Hardi, son sentiment étoit qu'on pouvoit l'étendre à toutes les églises de France, en considération des services plus éminents rendus à la religion et de la puissance plus grande encore du monarque régnant.» Il ne donna pas de moins bonnes raisons pour l'affaire des religieuses de Charonne, et conclut à la convocation d'un concile national.
Le roi, qui, malgré l'aveuglement où le jetoit sa passion, avoit plus de bon sens que l'archevêque de Reims, y trouva de la difficulté, et ne permit qu'une assemblée générale. Elle s'ouvrit le 9 novembre, et ce fut l'illustre Bossuet qui prononça le discours d'ouverture, monument non moins curieux des angoisses secrètes d'un génie supérieur aux prises avec la vérité, sa conscience, et la foiblesse de son caractère. L'assemblée, voulant agir avec modération à l'égard du pape, commença par demander au roi des adoucissements dans l'exercice du droit de la régale, avouant qu'il y avoit quelque chose à dire dans la manière dont il étoit exercé. Louis XIV ne voulut pas se montrer moins modéré que ses évêques, et il fut arrêté par un arrangement final «que le roi ne conféreroit plus les bénéfices en régale; mais qu'il présenteroit seulement des sujets qui ne pourroient être refusés.»
(1682) À peine cette déclaration eut-elle été vérifiée au parlement, que les prélats s'empressèrent de porter au pied du trône leurs humbles remerciements, reconnoissant que le roi leur donnoit par cet arrangement plus qu'il ne leur avoit ôté; tous signèrent sans difficulté l'extension de la régale si heureusement modifiée, et se réunirent pour écrire au pape une lettre dans laquelle, après avoir cité force passages des Pères pour lui démontrer combien il étoit nécessaire que la bonne intelligence ne fût point troublée entre l'empire et le sacerdoce, ils invitoient le père commun des fidèles à céder aux volontés du plus catholique des rois, lettre que les jansénistes eux-mêmes déclarèrent pitoyable, et à laquelle Innocent XI ne répondit que par un bref qui cassoit tout ce qui avoit été fait au sujet de la régale, reprochant en même temps à ces évêques cette foiblesse honteuse qui ne leur avoit pas permis de hasarder même les représentations les plus humbles sur un acte du prince temporel, si attentatoire à la discipline de l'église et aux droits de son chef. «Il espéroit, disoit-il, que, révoquant au plus tôt tout ce qu'ils venoient de faire, ils satisferoient enfin à leur conscience et à leur honneur.»
Ce bref n'étoit point encore arrivé, que déjà les évêques[64], et d'après l'ordre du roi, avoient mis en délibération la question de l'autorité du pape. Il n'y avoit point d'autre raison d'en traiter que cet ordre; et l'assemblée y obtempéra avec le même silence prudent et respectueux qu'elle avoit si bien gardé dans l'affaire de la régale. Bossuet, qui auroit voulu par dessus tout que cette question ne fût pas traitée, se tut comme les autres[65]; et de ces lâchetés à l'égard du roi de France et de cette rigueur à l'égard du Saint-Siége, résulta la fameuse déclaration en quatre articles, «déclaration faite, dit le préambule, dans la seule intention de maintenir les droits et libertés de l'Église de France, de maintenir l'unité, et d'ôter tout prétexte aux calvinistes de rendre odieuse la puissance pontificale.» Ce qui étoit sans doute fort édifiant.
Dès que ces quatre articles eurent été dressés, le roi, à la réquisition des évêques, fit publier un édit qui en ordonnoit l'enregistrement dans toutes les cours supérieures et inférieures, universités, facultés de théologie, etc., avec défense d'enseigner et soutenir aucune proposition contraire; il étoit également enjoint aux évêques de faire enseigner dans leurs diocèses cette déclaration qui, dès qu'elle fut connue, souleva le monde catholique[66]. En France, elle n'excita pas moins de rumeur; plusieurs universités la blâmèrent hautement; la Sorbonne elle-même refusa de l'enregistrer. Ce fut le Parlement qui, la forçant de lui apporter ses registres, y fit transcrire les quatre articles, s'exerçant ainsi aux leçons de théologie qu'il s'apprêtoit à donner au clergé de France et pendant long-temps; plusieurs de ceux qui ne rejetoient point la déclaration, avouoient eux-mêmes que les évêques étoient allés un peu trop loin, et que, si l'on en pesoit les conséquences, un schisme étoit difficile à éviter[67]. Cependant le pape indigné donnoit des signes non équivoques de cette indignation, en refusant des bulles à tous ceux qui étoient nommés par le roi aux évêchés vacants; et s'il n'alla pas plus loin, c'est qu'avec un caractère aussi indomptable que Louis XIV, le schisme, implicitement renfermé dans les quatre articles, ne pouvoit presque manquer d'éclater. Ainsi donc, pour éviter un plus grand mal, la prudence charitable du Saint-Siége crut devoir suivre sa marche accoutumée, et ne point se porter tout d'un coup aux dernières extrémités. Étoit-ce le bon parti à prendre dans une circonstance aussi grave? les conséquences de la déclaration, ainsi tolérée, n'ont-elles pas été plus funestes que n'auroient pu l'être une condamnation expresse et les suites qu'elle auroit entraînées? c'est ce que nous ne déciderons point; mais ce qui est évident pour nous, c'est que ces maximes, dites libertés de l'église gallicane, associées, dès leur origine, à toutes les doctrines philosophiques et révolutionnaires, cause et prétexte de tous les outrages, de toutes les spoliations qui, par degrés, ont réduit cette église à la situation misérable et précaire où elle est descendue aujourd'hui, situation que déplorent ceux mêmes qui se montrent encore entichés de ces libertés fallacieuses, sont une des plus grandes plaies qui aient jamais été faites à la religion. C'est le trait caractéristique du XVIIe siècle, où se préparoit, au sein du despotisme, l'anarchie du XVIIIe.
(De 1682 à 1688) Les choses restèrent en cet état pendant huit ans, et tant que le siége pontifical fut occupé par Innocent XI. Dans cet intervalle (en 1687), de nouveaux démêlés s'élevèrent entre le roi et le pape à l'occasion des franchises des ambassadeurs[68]. Jamais privilége, quelle que fût son origine, n'avoit été plus abusif, plus contraire à la sûreté publique, et nous ajouterons plus indigne de la majesté des souverains qui le possédoient, puisqu'ils devenoient ainsi, chez un autre souverain, les protecteurs des crimes et des désordres dont ils se faisoient justement les vengeurs dans leurs propres états. Le pape prit enfin la résolution d'abolir un usage dont les conséquences, de jour en jour plus fâcheuses, ne pouvoient plus se supporter. Tous les princes de l'Europe accédèrent à une demande aussi légitime: le seul Louis XIV se montra intraitable; et c'est alors qu'il prononça cette parole que l'on peut considérer comme l'expression la plus extraordinaire de l'orgueil en délire: «Je ne me suis jamais réglé sur l'exemple des autres; c'est à moi à servir d'exemple.» Le pape qui se croyoit le maître chez lui et que soutenoit ce consentement unanime des autres cours de la chrétienté, crut devoir passer outre; et le duc d'Estrées, ambassadeur de France, étant mort, il fut déclaré qu'il n'y aurait plus de franchises autour de son palais. À peine le roi en eut-il reçu la nouvelle, qu'il fit partir, pour le remplacer, le marquis de Lavardin, avec ordre exprès de maintenir les anciens usages. Le pape refusa de le recevoir; ce qui ne l'empêcha point de faire dans Rome une entrée insolente, au milieu d'un cortége qui ressembloit à une armée plutôt qu'à la suite d'un ambassadeur; et traversant ainsi, avec grand fracas, les principales rues de la ville, il alla prendre possession du palais Farnèse, comme il auroit pu faire dans une ville prise d'assaut, plaça autour de ses avenues une garde nombreuse, et rétablit de vive force les franchises abolies.
Il continua de braver ainsi, pendant plusieurs jours, le souverain Pontife, à qui il demanda, seulement pour la forme, une audience qui lui fut refusée. Le jour de Noël suivant, à l'occasion d'un nouvel incident où son arrogance ne pouvoit plus être supportée, un placard affiché dans Rome[69], et bientôt suivi d'une bulle du pape et d'une ordonnance du cardinal-vicaire, le déclara excommunié. Il méprisa l'excommunication, feignit de craindre pour sa propre sûreté et fit faire des rondes autour de son palais. Le roi montra une grande colère des outrages faits à son ambassadeur, et le parlement se hâta de partager ses ressentiments. Appel comme d'abus de la bulle du pape fut interjeté par le procureur-général Achille de Harlay; mais, ce qui étoit sans exemple jusqu'alors, ce ne fut pas du pape mal informé au pape mieux informé que se fit l'appel: ce fut du pape au premier concile œcuménique «seul tribunal de l'Église véritablement souverain, disoit ce magistrat; et auquel les papes sont soumis comme les autres fidèles[70].» Les protestants, dans le principe, n'avoient point parlé autrement, et tels furent les premiers fruits de la déclaration.
Toutefois ce qu'avoit dit Achille de Harlay peut être considéré comme modéré auprès du discours que prononça le lendemain l'avocat-général Talon, la grande chambre et la tournelle assemblées. Après avoir passé en revue et l'affaire de la régale, et la déclaration, et cette affaire plus récente des franchises, à l'occasion de laquelle il établit en principe que les rois de France et leurs gens dans l'exercice de leurs charges devoient s'inquiéter fort peu des censures ecclésiastiques et des anathèmes de la cour de Rome, il fut aussi de l'avis de convoquer un concile «comme le moyen le plus naturel de réprimer les abus que les ministres de l'Église (ce qui vouloit dire le souverain pontife, chef de l'Église et vicaire de Jésus-Christ) pouvoient faire de leur puissance. Et comme Innocent XI s'obstinoit, contre toute raison et toute justice, à refuser des bulles aux évêques nommés depuis la déclaration, ce qui ne laissoit pas que d'avoir d'assez graves inconvénients, il proposoit un moyen d'y remédier, moyen, selon lui, très facile et très efficace: c'étoit de se passer du pape, de rétablir les élections par le peuple et par les chapitres, pour ensuite, avec l'agrément du roi, être procédé par le métropolitain à l'ordination et à l'imposition des mains, sans avoir recours à aucune autre puissance.» Ce discours, qu'on auroit cru prononcé dans le Parlement de Henri VIII, par son vicaire-général Cromwell, fut terminé par les plus violentes invectives contre Innocent XI, que cet avocat-général n'eut pas honte de présenter comme fauteur d'hérétiques, protecteur des disciples de Jansénius, spectateur tranquille des progrès du Quiétisme; qu'il eut l'audace de peindre comme un vieillard dont l'âge et les infirmités avoient affoibli la tête, à qui on rendroit même service en se passant de ses bulles et en le déchargeant du fardeau trop pesant pour lui de gouverner les églises particulières[71].
Quelque aveuglé qu'il fût par la colère, le roi eut encore cette fois-ci plus de bon sens que ceux qui croyoient lui plaire en se livrant à de pareils excès. L'élection démocratique des évêques ne pouvoit être de son goût; et, en ce qui touchoit la personne du pape et son caractère de chef de l'église, il avoit un sentiment des convenances qui lui fit d'abord comprendre que les orateurs du parlement avoient passé toutes les bornes. Les discours qu'ils avoient tenus eurent donc un effet contraire à celui qu'ils en avoient espéré; et Louis XIV commença à faire quelques démarches auprès d'Innocent XI pour l'adoucir et lui faire oublier le passé. Un moyen sûr d'y réussir étoit sans doute de révoquer ce qu'il avoit fait; et c'est à quoi l'orgueilleux prince ne voulut pas se plier. Le pape, que de vaines paroles ne pouvoient satisfaire, suivit son système de garder le silence sur la déclaration, par cela même que, sur ce point, il auroit eu trop à dire, persistant dans son inflexibilité sur l'article des franchises et de la régale. Les choses continuèrent donc à rester sur le même pied qu'auparavant, pour s'aigrir encore davantage à l'occasion de la mort de l'archevêque de Cologne, et lorsqu'il s'agit de lui nommer un successeur.
Le roi y portoit le cardinal de Furstemberg; et l'on conçoit l'intérêt qu'il avoit à faire électeur de Cologne un prince qui lui étoit si entièrement dévoué[72]. Par un motif tout contraire, l'empereur mettoit en avant d'autres compétiteurs, et parmi eux, un prince de Bavière. Vu certaines circonstances qui se trouvoient dans la position de ces deux rivaux, la confirmation du pape devenoit nécessaire pour que l'élection de l'un ou de l'autre fût canonique: or, Innocent XI n'avait garde de donner la préférence au prince de Furstemberg, créature de Louis XIV, et qu'il considéroit comme le principal auteur des maux que la dernière guerre avoit causés à l'empire et à la chrétienté: le prince bavarois fut donc élu. En cette occasion, le souverain pontife usoit d'un droit que lui reconnoissoient tous les princes chrétiens: cependant qui le croiroit? le roi de France n'eut pas honte d'éclater contre lui en termes encore moins mesurés qu'il ne l'avoit fait jusqu'alors, et de l'accuser publiquement d'injustice et de partialité. Dans ses emportements, il sembloit résolu de pousser cette fois-ci les choses jusqu'à la dernière extrémité; et cependant ne pouvant s'empêcher de craindre ce même pouvoir qu'il affectoit de braver depuis si long-temps, et cherchant en quelque sorte à s'aguerrir contre l'effet de ces armes spirituelles dont Innocent XI l'avoit plus d'une fois menacé, le monarque furieux prit la précaution étrange de faire interjeter, dans le parlement, appel au futur concile, de tout ce que le pape pourroit entreprendre à l'avenir contre les droits de sa couronne. L'archevêque de Paris et la Sorbonne approuvèrent les conclusions du procureur du roi et se portèrent de même appelants sur ces futures entreprises du souverain pontife, ce qui parut inoui et ne se peut qualifier[73]; alors le schisme sembla inévitable et beaucoup de consciences s'alarmèrent: celle du roi ne fut pas la dernière à se troubler. Comme il étoit au fond sincèrement catholique, sa conduite, dans toutes ses malheureuses entreprises contre la cour de Rome, n'étoit qu'incertitudes et contradictions; emporté par ses premiers mouvements, il alloit d'abord au delà de toutes les bornes; puis, comme s'il eût été épouvanté de l'espace qu'il avoit parcouru, il revenoit sur ses pas et en quelque sorte malgré lui. Ainsi donc, quoiqu'il eût fait tout ce qu'auroit pu faire un prince dont le dessein bien arrêté eût été de se séparer de l'église romaine, il est hors de doute que l'idée d'un schisme ne lui étoit jamais entrée dans l'esprit; et l'on en doit dire, autant des évêques qui s'étoient faits ses flatteurs et ses complices. Dès que la voix publique lui eut appris qu'on commençoit à craindre une semblable séparation, il se hâta de rassurer ses peuples, et, de concert avec ces mêmes évêques, déclara hautement que jamais ni lui, ni le clergé de France n'avoient eu la pensée d'attenter à l'autorité spirituelle du vicaire de Jésus-Christ, et de se soustraire à son obéissance. Telles furent les inconséquences de Louis XIV et de son conseil de prélats; et c'est là comme une fatalité attachée à tous ceux qui ont la prétention de disputer avec l'autorité spirituelle, et de chercher la mesure plus ou moins grande de ses droits. Ceux qui lui refusent toute espèce de droits sont plus raisonnables et plus conséquents: nous verrons plus tard la suite et les effets de ces tristes démêlés.
Tandis qu'il en agissoit ainsi avec la cour de Rome, le roi s'occupoit avec un zèle très ardent de la conversion des calvinistes, et n'avoit pas moins à cœur de les ramener dans le giron de l'église romaine que de tenir le pape à juste distance de l'église gallicane. Une année avant la fameuse assemblée du clergé (en 1680), il avoit rendu une ordonnance dont l'objet étoit de les exclure de certains emplois publics et d'arrêter les effets du prosélytisme qu'ils continuoient d'exercer au milieu de ses sujets catholiques. Il fit fermer tous les temples élevés en contravention aux clauses de l'édit de Nantes; des missionnaires furent envoyés pour les prêcher, et l'on prit des précautions pour que ceux qui voudroient se convertir n'y trouvassent point d'obstacles dans le fanatisme de leurs coreligionnaires. (1685) Il n'y avait rien à dire à ces premières mesures; mais il arriva que, tandis que l'on obtenoit la soumission, ou sincère ou simulée, du plus grand nombre de ces sectaires, les églises du Vivarais, des Cévennes et du Dauphiné, levèrent l'étendard de la révolte, rouvrirent les temples fermés, et, malgré l'ordonnance royale, recommencèrent les pratiques de leur culte aux lieux où il avoit été interdit, et ne s'assemblèrent plus que les armes à la main. Il étoit juste encore de punir leur rébellion; et quelques compagnies de dragons, que l'on envoya dans ces provinces, arrêtèrent ce mouvement à peine commencé: les temples interdits furent rasés, et l'on força les religionnaires à loger chez eux les soldats qu'on venoit d'employer à les réduire.
Ce logement de gens de guerre et les vexations inévitables dont il étoit accompagné, produisirent quelques conversions. C'étoit sans doute une étrange manière de convertir; néanmoins elle plut au roi qui, la trouvant plus efficace que les autres moyens qu'il avoit d'abord employés, jugea à propos d'en étendre les avantages à tous les autres calvinistes de son royaume. Une grande partie de ses troupes fut donc répandue dans les provinces du midi, et aucun religionnaire ne fut exempt de loger des soldats. Bientôt les abjurations commencèrent et se multiplièrent à mesure que ce fardeau devint plus accablant; on se contenta d'abord d'une déclaration vague de catholicisme, ensuite on fit signer des formulaires, puis on força d'aller à la messe ceux dont la foi parut suspecte après qu'ils avoient signé. Cependant ces moyens, tout expéditifs qu'ils étoient, parurent encore trop lents à Louis XIV: il méditoit depuis long-temps de révoquer l'édit de Nantes, et d'extirper ainsi d'un seul coup le calvinisme de ses états. Louvois l'y poussoit de toutes ses forces par des motifs qui lui étoient purement personnels[74]; et dans le conseil ceux qui étoient de son avis donnoient pour raison que jamais occasion d'abattre ces sectaires n'avoit été plus favorable que celle où le roi, en paix avec l'Europe entière et redouté de tous ses ennemis, n'avoit à craindre du grand coup qu'il alloit frapper que des plaintes impuissantes et rien au delà. D'autres jugeoient que la violence n'étoit pas un bon moyen d'opérer des conversions; que la persécution, loin de ramener les esprits, pouvoit faire des fanatiques; que, si l'on poussoit les huguenots au désespoir, on se verroit entraîné soi-même fort au delà de ce qu'on avoit d'abord résolu, et forcé peut-être à des rigueurs que l'on n'avoit pas prévues; ils craignoient une émigration fatale à la France sous bien des rapports, et pensoient que des moyens plus doux auroient à la fois plus de justice et d'efficacité. Il est bon de remarquer que le père Lachaise, jésuite et confesseur du roi, s'étoit rangé à ce sentiment; il est indubitable que c'eût été celui du chef de l'église, s'il eût été appelé à une délibération qu'il lui appartenoit de diriger, et que, dans tout autre temps, on n'eût point osé conduire à sa fin sans être soutenu par ses avis. Mais la déclaration venoit d'être rendue: les évêques de France avoient remis le pape à sa place, et Louis XIV pouvoit maintenant, quand il lui semblerait bon, se faire pape lui-même dans ses états.
Le premier avis lui sembla le meilleur, et il devoit sans doute convenir davantage à ce caractère qu'irritoient les moindres obstacles et à qui rien ne devoit résister. La révocation de l'édit de Nantes fut donc signée. Certes, et personne ne le pourra contester, le roi de France avoit le droit politique et religieux d'arrêter, au milieu de ses sujets, la propagation d'erreurs aussi funestes pour le salut des âmes que dangereuses pour le maintien de l'ordre social. Comme chrétien et comme roi, il étoit le maître d'exclure les protestants des fonctions publiques; c'étoit son devoir de leur interdire l'exercice public de leur culte, trop long-temps toléré; mais c'est là qu'il devoit s'arrêter. Le reste il falloit l'abandonner au zèle des missionnaires qui, plus lentement peut-être, mais aussi plus sûrement, auroient opéré en France la destruction du calvinisme, qu'il falloit attaquer au fond des cœurs, et non dans la personne et les biens de ses sectateurs. Il est donc impossible de ne pas désapprouver un prince qui gâte ainsi par la violence ses inspirations même les meilleures; et il y a tout à la fois du bien et du mal dans la révocation de l'édit de Nantes, que la plupart de ceux qui en ont parlé n'ont su que louer ou blâmer sans restriction. Faire abattre les temples des protestants, défendre leurs assemblées, expulser leurs ministres, fermer leurs écoles, et les contenir ainsi par toutes les mesures de police jugées nécessaires, c'étoit aller au but qu'il vouloit atteindre. C'étoit le dépasser que de violenter ceux qu'on ne pouvoit ramener par la persuasion; d'enlever de force les enfants à leurs familles pour les faire élever dans la religion catholique; en même temps qu'on les persécutoit, de leur fermer, sous les peines les plus rigoureuses, les frontières de la France, pour les empêcher de se soustraire à la persécution; et confondant ainsi avec les plus vils malfaiteurs des hommes égarés, opiniâtres peut-être dans leur erreur, mais enfin dont l'égarement et l'opiniâtreté n'étoient pas des crimes qui méritassent des peines infamantes, de remplir les prisons et les galères de ceux dont on avoit pu se saisir, lorsqu'ils contrevenoient à cette loi inique et barbare. Un grand nombre échappa; et quoiqu'on ait fort exagéré le dommage qu'en éprouva la France dans son commerce et dans ses manufactures, il n'en est pas moins vrai de dire que ces réfugiés portèrent chez les étrangers qui les accueillirent beaucoup de procédés industriels qui, jusqu'alors, en avoient fait nos tributaires. Telle fut la révocation de l'édit de Nantes, légitime dans son principe, tyrannique dans son exécution[75].
Cependant, dès le commencement de cette paix de Nimégue à la fois si hostile contre le pape et contre les protestants, Louvois, jaloux de l'éclat que jetoient les travaux de Colbert, et dans son ambition effrénée, ainsi que nous l'avons déjà dit, ne croyant point avoir la faveur de son maître, si quelque autre en étoit favorisé, fomentoit des guerres nouvelles en poussant ce maître superbe à des actes arbitraires envers des souverains étrangers, ou, pour mieux dire, à des usurpations criantes, dont l'effet devoit être de les alarmer et de les exaspérer; telles furent les deux trop fameuses affaires des réunions et des dépendances: la première, qui attaquoit des droits acquis par de longues prescriptions, blessoit presque tous les princes de l'Europe, et plus particulièrement ceux de l'Empire; la seconde qui, regardant uniquement l'Espagne, n'étoit autre chose que l'abus du droit du plus fort, et nous ne craignons pas de le dire, dans toute sa brutalité[76]. Les intrigues de son ministre venoient en outre de lui acquérir la possession simultanée de deux des plus fortes places de l'Europe, Strasbourg sur le Rhin, et Cazal dans le Montferrat, et de lui ouvrir ainsi la libre entrée de l'Allemagne et de l'Italie. Par la violence avec laquelle l'affaire des réunions étoit poursuivie, quatre électeurs de l'empire se trouvèrent bientôt sous le joug de la France; et bien que les contestations, commencées avec l'Espagne, eussent été conduites d'abord avec une apparence de modération, Louis XIV, ennuyé des lenteurs des conférences, imagina d'en hâter la conclusion par un de ces moyens expéditifs qui lui étoient familiers, et fit faire, en pleine paix, le blocus de la ville de Luxembourg. Les princes crièrent à l'oppression et invoquèrent la protection de l'empereur; mais celui-ci, que pressoient d'un côté les Turcs qui se préparoient à lui faire la guerre, de l'autre les mécontents de Hongrie qu'il avoit peine à contenir, n'étoit pas en position de s'interposer pour eux d'une manière efficace, et se vit bientôt réduit à ces extrémités presque désespérées dont le tira la valeur brillante du roi de Pologne Sobieski. Il faut avouer ici que le roi de France eut du moins la pudeur de ne pas abuser de cette situation malheureuse du chef de l'empire; et si l'on considère quelle étoit dès lors la morale politique de l'Europe, il faut lui savoir gré de n'avoir pas fait, en cette circonstance, cause commune avec les Turcs contre un prince chrétien, et d'avoir été assez généreux pour ne pas conspirer avec les infidèles la ruine entière de la chrétienté. Ce fut même ce moment qu'il choisit pour châtier les Algériens dont il avoit à se plaindre, ce qu'il fit avec cet éclat et ce bonheur qui l'accompagnoient dans toutes ses entreprises; mais il n'en continuoit pas moins de se montrer intraitable dans ses disputes avec l'Espagne. Cette affaire et celle des réunions se poursuivoient de sa part avec la même ténacité; sa prétention étoit de vouloir ainsi s'établir jusque dans les entrailles de l'Empire, et l'on peut concevoir que ni l'empereur ni le roi d'Espagne n'étoient disposés à acheter à ce prix la continuation d'une paix pour eux déjà si onéreuse. Le roi prit donc la résolution d'y contraindre d'abord cette dernière puissance en faisant entrer brusquement ses troupes dans les Pays-Bas espagnols, où elles ne trouvèrent aucune résistance. Les États de Hollande, malgré les sollicitations pressantes du prince d'Orange, ne voulurent point se mêler de cette querelle, se rappelant ce qu'il leur en avoit déjà coûté pour avoir osé se commettre avec le grand roi; le roi d'Angleterre, entièrement sous l'influence de la France, refusa sa médiation; et l'Espagne, abandonnée à ses propres forces, ne trouva que les Génois qui, poussés par des ressentiments qu'excitoit trop souvent le ton de maître que Louis XIV avoit coutume de prendre avec les petits États, eurent l'imprudence de se liguer avec elle. Il étoit évident qu'avec un si foible auxiliaire, cette puissance, telle qu'elle se trouvoit alors, ne pouvoit résister à la France; et il falloit qu'elle se crût bien profondément insultée, pour courir les chances d'une lutte aussi inégale. Les résultats n'en furent pas long-temps indécis: rien ne résista dans les Pays-Bas espagnols, où l'armée françoise s'empara de Courtrai et de Dixmude, et assiégea de nouveau Luxembourg; une seconde armée battoit en même temps les Espagnols en Catalogne, et la flotte du roi bombardoit et réduisoit en cendres la ville de Gênes. La prise de Luxembourg ne tarda point à couronner cette suite non interrompue de succès; et le roi d'Espagne, réduit aux abois, se vit dans la nécessité de conclure avec Louis une trève de vingt ans, à laquelle l'empereur fut également obligé d'accéder, et qui valut provisoirement au vainqueur plus qu'il n'avoit d'abord demandé dans l'affaire des réunions et des dépendances[77]. Toutefois le ressentiment que produisit cet événement fut profond et ineffaçable: on peut dire que l'Europe entière partagea cette injure; il n'y eut pas un seul de ses souverains qui se crût désormais en sûreté, tant que la puissance orgueilleuse et colossale qui pesoit ainsi sur eux, ne seroit point abattue ou du moins humiliée. Nous allons voir bientôt ce qui en résulta.
De tous les ennemis que les entreprises de Louis XIV avoient conjurés contre lui, le plus implacable et sans doute le plus habile étoit le prince d'Orange. Nous avons déjà fait connoître ses projets ambitieux, ses liaisons avec Shaftsbury, et le mariage qui l'avoit si impolitiquement, rapproché du trône d'Angleterre. Sa haine contre le roi de France s'accroissoit encore de toute la violence de sa coupable ambition; car il n'y avoit point d'apparence que, soutenu d'un allié si puissant, Charles II pût jamais être renversé par la faction qui conspiroit dans l'ombre contre lui. Aidé du nouvel électeur palatin, qu'un démêlé récent avec la cour de France tenoit, à l'égard de Louis, dans de continuelles appréhensions[78], Guillaume intriguoit donc sans relâche dans les cabinets pour tâcher de les soulever tous à la fois contre le monarque qui menaçoit la liberté de tous, et trouvoit partout des esprits disposés à l'entendre et pénétrés de la nécessité pressante de prévenir un danger qui n'étoit que trop réel. Ainsi fut formée la ligue d'Ausbourg, la plus formidable qui se fût encore élevée contre celui que l'on considéroit alors comme l'ennemi commun de l'Europe.
Cependant de grands événements s'étoient passés en Angleterre depuis la paix de Nimègue: le dangereux génie de Shafstbury n'avoit cessé d'y remuer le parti protestant contre les catholiques, et d'ébranler ainsi le trône des Stuarts, dont ceux-ci étoient le principal appui. Il avoit le premier excité l'ambition du prince d'Orange, en lui faisant entrevoir que la route du trône n'étoit pas aussi difficile pour lui qu'il auroit pu le penser; et, d'un autre côté, il donnoit des espérances toutes semblables au duc de Montmouth, fils naturel du roi, que ses suggestions perfides conduisirent finalement à l'échafaud; car tout porte à croire qu'il les trompoit également l'un et l'autre, et que son véritable projet étoit d'établir en Angleterre un gouvernement républicain, qu'il jugeoit plus conforme aux doctrines protestantes de sa nation. Il mourut avant d'avoir mis fin à ces projets criminels. Charles le suivit de près; et son frère Jacques II lui succéda, sans opposition apparente, mais au milieu de tous ces ferments de discorde que ce fatal ennemi de sa famille avoit semés, et que son propre gendre continua de fomenter avec encore plus d'adresse et de succès. Il n'est point de notre sujet de rendre compte de la révolution nouvelle qui mit fin à la dynastie malheureuse des Stuarts; mais cette révolution ne tarda pas à arriver, secrètement favorisée par l'empereur et par le roi d'Espagne, qui ne voyoient que ce moyen d'enlever à la France, et sans retour, l'alliance de l'Angleterre. Telle étoit l'abjection profonde où les intérêts purement matériels de la politique moderne avoient plongé la chrétienté. Des rois catholiques poussoient un prince protestant à usurper le trône de son beau-père, catholique comme eux; tout prêts à sanctionner, à la face du monde, cette usurpation sacrilége, et se croyant en droit de le faire, afin de combattre plus efficacement leur commun ennemi, lequel étoit le roi très chrétien et le fils aîné de l'église. La circonstance étoit des plus favorables. L'empereur Léopold, vainqueur des Turcs, pacificateur de la Hongrie dont il venoit de rendre le trône héréditaire dans sa maison, régulateur suprême de l'empire qui, dans ces graves circonstances, avoit remis en quelque sorte ses destinées entre ses mains, se trouvoit au plus haut degré de puissance où il fût encore parvenu; et l'orage formé par la ligue d'Ausbourg contre Louis XIV étoit sur le point d'éclater. Alors ce monarque, instruit de tout ce qui se passoit, et jugeant qu'il étoit de la prudence de prévenir ses ennemis, déclara le premier la guerre à l'empereur en faisant brusquement irruption dans l'empire.
Cependant il parut alors que sa confiance en lui-même étoit un peu diminuée; car, même après avoir passé le Rhin dans un appareil formidable, que suivirent des succès qui sembloient décisifs[79], il fit des propositions de paix qui, à la vérité, n'étoient point acceptables, mais qui n'étoient pas telles cependant qu'il les avoit dictées, jusqu'alors à des vaincus. Elles furent rejetées; et, en effet, les nouvelles qui leur arrivoient d'Angleterre étoient de nature à consoler les confédérés des pertes que cette irruption soudaine leur avoit fait éprouver, et à leur donner pour la suite les plus solides espérances. La révolution y avoit été aussi complète que rapide; et pour opérer la défection de l'armée royaliste, le prince d'Orange n'avoit eu qu'à se montrer. Quoiqu'il semble peu probable qu'en aucun état de cause Jacques II eût pu se maintenir sur le trône jusqu'à la fin, sa fuite précipitée avoit cependant hâté la ruine de ses affaires; et ce roi dépouillé étoit venu chercher un asile en France au moment même où son puissant allié remportoit de si grands avantages sur leurs communs ennemis. Voyant ainsi leur ligue fortifiée de l'alliance désormais indissoluble de l'Angleterre, ceux-ci sentoient se ranimer leur haine et leur courage; tandis que Louis, au milieu même de ses triomphes, ne pouvoit s'empêcher de reconnoître que la chute du monarque anglais lui ôtoit tout ce qu'elle faisoit gagner aux confédérés.
L'embarras qu'il éprouvoit se fit voir dans les démarches par lesquelles il essaya de détacher l'Espagne de la ligue, et de l'intéresser à la cause de Jacques II. Loin d'y réussir, il ne put même obtenir d'elle la neutralité qu'il s'étoit borné ensuite à lui demander; les Hollandois eux-mêmes, que si long-temps son nom seul avoit fait trembler, le bravoient maintenant, et étoient entrés dans la confédération; enfin Louis XIV se trouva seul contre tous ses anciens ennemis, accrus de ceux qui avoient été autrefois ses alliés; sans qu'il y eût en Europe un seul prince qui voulût entrer dans sa querelle.
C'est ici qu'il faut admirer les ressources prodigieuses que le pouvoir absolu et la volonté forte du prince, le bel ordre que ses ministres avoient créé dans les diverses parties de l'administration, et surtout l'habileté de Louvois qui dirigeoit tout le matériel de la guerre, donnèrent à la France dans une situation critique, à laquelle aucune autre nation de l'Europe, même la plus puissante, n'auroit pu résister. Les frontières du royaume furent, avant toutes choses, mises à l'abri de toute invasion; l'Irlande devint le foyer d'une guerre active que Louis fit à l'usurpateur, et l'on peut dire qu'il y soutint avec le plus noble dévouement, et n'épargnant ni ses trésors ni ses soldats, une cause qui devoit être celle de tous les rois, qui l'eût été peut-être, si lui-même ne les en avoit invinciblement éloignés; en même temps il se prépara à résister aux armées nombreuses qui, de toutes parts, le menaçoient sur ses frontières.
(1688-1697.) Les détails de cette guerre, qui, commencée en 1688, ne finit qu'en 1697, sont immenses; et il ne peut entrer dans notre plan, non seulement d'en raconter, mais même d'en énumérer tous les événements. Elle commença par un nouvel incendie du Palatinat, non moins barbare que le premier, et dont Louvois fut également l'instigateur; et dans cette première campagne, les succès des alliés, quoique leurs armées fussent incomparablement plus nombreuses que celles de France, furent à peu près nuls sur les frontières du nord. Le maréchal d'Humières ayant été remplacé par le maréchal de Luxembourg à l'armée de Flandre, dès ce moment ils ne comptèrent plus que des défaites: la bataille de Fleurus, la prise de Mons, le combat de Leuze, celui de Steinkerque, la bataille de Nerwinde, et un grand nombre d'autres faits d'armes, illustrèrent plusieurs campagnes, qui furent les dernières et peut-être les plus brillantes de ce grand capitaine. Sur le Rhin, le maréchal de Lorges soutint aussi avec bonheur et habileté la gloire des armées françoises dans un grand nombre de siéges et d'actions militaires, où il conserva constamment une supériorité marquée sur les troupes qui lui étoient opposées. Catinat, à la fois négociateur et guerrier, n'ayant pu parvenir à gagner au roi le duc de Savoie, aussi possédé qu'aucun autre de cette animosité contre Louis XIV, qui étoit devenue la passion commune de tous les princes de l'Europe, s'étoit montré l'égal des plus renommés capitaines, dans une suite de campagnes où il déploya toutes les ressources de l'art: également habile dans les siéges, dans les surprises, dans les retraites, dans les batailles rangées; faisant avorter tous les plans d'un ennemi qui ne manquoit lui-même ni de courage ni d'habileté; et toujours occupé de l'amener de revers en revers à changer de parti, sans pouvoir parvenir à vaincre ses préventions et son opiniâtreté. En Catalogne, la guerre, moins animée que sur les frontières du nord, n'en étoit pas moins favorable à nos armes: le maréchal de Noailles, qui la dirigeoit, avait enlevé aux Espagnols une grande étendue de pays qu'il avoit dévastée, les avoit taillés en pièces à la bataille de Berges, et s'étoit successivement rendu maître de presque toutes les places fortes qui défendoient cette province. Même bonheur sur mer: l'amiral Tourville, dès le commencement des hostilités, avait gagné la célèbre bataille de Wight sur les flottes combinées d'Angleterre et de Hollande; de Pointis et Duguay-Trouin enlevoient les flottes marchandes de ces deux puissances, ou dévastoient leurs colonies; d'Estrées bloquoit les ports des Espagnols et désoloit leurs côtes; tandis que toutes les expéditions navales des confédérés, ou contre notre littoral, ou contre nos possessions lointaines, avoient complétement avorté. Enfin, dans cette longue guerre, et de part et d'autre si animée, les armes de France ne furent malheureuses qu'en Irlande, où la fortune de Guillaume finit par l'emporter sur les efforts de Louis pour rétablir le roi légitime: la bataille de la Boyne décida pour toujours la question en faveur de l'usurpateur.
Celui-ci, partout ailleurs le plus malheureux général qui ait jamais commandé des armées, et toujours battu, quoiqu'il ne fût dépourvu ni de courage personnel, ni de talents militaires, n'en étoit pas moins l'âme de cette ligue dont il avoit été en quelque sorte le créateur, et la soutenoit de toute la violence de sa haine contre Louis XIV. À plusieurs reprises la Suède, le Danemark, la Pologne, le pape surtout, que ces divisions du monde chrétien affligeoient profondément, avoient offert leur médiation pour mettre fin à cette guerre[80]: Guillaume avoit toujours été le premier à repousser toutes propositions d'accommodement, et son obstination soutenoit ses alliés au milieu de tant de revers qui se succédoient presque sans interruption; Louis, au contraire, malgré ses succès non interrompus, désiroit la paix; ses peuples étoient épuisés et mécontents; et il falloit une autorité aussi absolue que la sienne et aussi fortement établie, pour leur faire supporter ce fardeau toujours croissant d'impôts dont il étoit forcé de les accabler.
Ce fut de même l'épuisement de leurs peuples, et surtout la nécessité où l'empereur se trouva de partager ses forces afin de faire face aux Turcs, à qui l'occasion avoit paru favorable pour insulter de nouveau ses frontières, qui triompha enfin de la persévérance des alliés; et toutefois ce ne fut que lentement et pour ainsi dire aux dernières extrémités. Même après les premières ouvertures de paix qui furent faites, dans lesquelles le roi de France montra avec quelle ardeur il désiroit cette paix, en consentant d'abord à ce qui devoit le plus coûter à sa fierté et à toutes ses affections, c'est-à-dire à reconnoître Guillaume comme roi d'Angleterre, il se passa trois ans avant qu'elle fût conclue; et il sembla que l'empereur et le roi d'Espagne y missent une plus forte opposition, alors que le prince d'Orange commençoit à s'y montrer moins opposé. Il fallut de nouveaux revers pour les y forcer. Enfin la défection du duc de Savoie, que le roi, après tant d'efforts infructueux, parvint à gagner par la perspective éblouissante du mariage de sa fille avec le duc de Bourgogne, ébranla l'empereur; la prise de Barcelonne par le duc de Vendôme changea presque en même temps les dispositions du roi d'Espagne; on reprit publiquement à Riswick, entre toutes les puissances belligérantes, les conférences déjà secrètement commencées à Gand entre l'Angleterre, la Hollande et le roi de France; et chaque puissance fit avec lui son traité particulier. Si l'on en excepte la ville de Strasbourg, qui s'étoit donnée à lui et qui lui resta, il céda sur tout le reste sans exception; rendit à chaque souverain, grand ou petit, ce qu'il lui avoit enlevé, soit avant les hostilités, soit pendant le cours de la guerre; et après tant de sang versé et de trésors épuisés, se retrouva au même point où il étoit après le traité de Nimègue; et toutefois avec cette différence que plus tard il sentit bien amèrement, que la révolution d'Angleterre ayant été un des résultats de cette guerre si violemment et si imprudemment provoquée, l'alliance de cette puissance qui avoit si heureusement favorisé les triomphes de sa jeunesse, étoit à jamais perdue pour lui au déclin de ses jours. Jacques II se donna la triste et dernière satisfaction de protester contre tout ce qui s'étoit fait de préjudiciable à ses intérêts, à la paix de Riswick.
Louvois mourut pendant le cours de cette guerre[81] que son égoïsme cruel et sa basse jalousie avoient allumée; et sa mort prévint de quelques instants la disgrâce éclatante que lui préparoit son maître désabusé, et qui, trop long-temps la dupe de ses artifices, venoit enfin d'en découvrir les dernières et peut-être les plus coupables manœuvres[82]. On ne peut nier que ce ministre ne possédât à un très haut degré, et, ainsi que nous l'avons déjà dit, la sagacité et l'activité nécessaire pour saisir l'ensemble et les détails de la vaste administration qui lui avoit été confiée, et qu'il ne l'eût perfectionnée de manière à y produire ce qu'on n'auroit pas cru possible avant lui; mais sans parler ici des guerres injustes et impolitiques dans lesquelles il entraîna Louis XIV, guerres qui creusèrent pour la monarchie un abîme que rien n'a pu combler, et même en ne le considérant que comme ministre de la guerre, ce qui est son beau côté, il est important de remarquer que, sous ce rapport, il fut encore pernicieux à la France en voulant tout soumettre à ce mécanisme administratif qu'il avoit si singulièrement perfectionné. L'ordre du tableau dont il fut l'inventeur, et qui plut à un monarque absolu dont la politique étoit de tout niveler autour de lui, éteignit toute émulation, toute ardeur pour le service militaire, et détruisit l'école des grands capitaines. Le système de tracer les plans de campagne dans le cabinet, et de tenir ainsi les généraux en quelque sorte à la lisière, acheva ce que l'ordre du tableau avoit commencé; et cette servitude de ceux qui commandoient ses armées plut encore à l'orgueil de Louis XIV. Une foule d'autres réglements, basés sur le même principe de servilité, achevèrent de dégrader le service dans tous les rangs de la hiérarchie militaire; et Saint-Simon, qui en présente avec énergie et douleur le triste tableau[83], y voit, avec juste raison, la principale cause de la honte et des désastres qui marquèrent les dernières années d'un règne commencé avec tant de bonheur et de gloire.
Colbert avait précédé Louvois dans la tombe[84]: il entendoit les finances, le commerce, les manufactures, et toutes les branches de l'administration intérieure, aussi bien que Louvois entendoit la guerre; et pour les admirateurs exclusifs de cette science industrielle qu'il rendit florissante en France plus qu'elle ne l'avoit été jusqu'à lui, il n'y eut jamais de plus grand ministre que Colbert. Il faudroit sans doute le louer sans réserve, si, tout en administrant avec cette supériorité qu'on ne lui peut contester, son esprit se fût élevé au dessus du matériel de son administration, et si, non moins blâmable en ce point que son rival, il n'eût pas, comme lui, cherché à tout abattre sous le despotisme étroit dans lequel leurs basses flatteries avoient renfermé leur maître, et dont ils partageoient avec lui, et à l'ombre de son nom, les funestes prérogatives. Tout ce qui osoit résister à ce despotisme sans règles et sans bornes devoit être brisé. Ce n'étoit point assez que Louis XIV eût la plénitude du pouvoir temporel à un degré où aucun roi de France ne l'avoit possédé avant lui: il arriva, ainsi que nous l'avons vu, qu'un pape eut l'audace de ne pas se plier à toutes ses volontés; il convint d'apprendre au pouvoir spirituel à quelle distance il devoit se tenir du grand roi, et, comme nous l'apprend Bossuet lui-même[85], les quatre articles sortirent à cet effet des bureaux du surintendant. Cette circonstance lui donnera sans doute un mérite de plus aux yeux des amants passionnés de nos libertés gallicanes, et elles en possèdent encore quelques uns; mais pour quiconque voit, dans la trop célèbre déclaration, une des plus grandes calamités qui aient jamais désolé l'église de France, Colbert est jugé comme chrétien et comme homme d'état.
Nous avons un moment oublié ces discussions si malheureusement suscitées contre le roi de France et le chef de l'église: et cependant elles se trouvent encore mêlées aux événements de cette guerre, pendant lesquels elles furent même poussées jusqu'aux extrémités les plus fâcheuses pour finir ensuite tant bien que mal, et autant qu'il étoit alors possible d'en finir avec Louis XIV quand il avoit tort. Nous avons vu que l'affaire du cardinal de Furstemberg avoit jeté ce prince dans un emportement presque puéril contre Innocent XI: cet emportement redoubla lorsqu'il eut connoissance de la ligue d'Ausbourg; il se persuada, ce qu'on a peine à concevoir, que le pape étoit le principal auteur de cette guerre générale prête à éclater contre lui; et parmi les pièces curieuses de la diplomatie moderne, il n'en est point sans doute qui le soit davantage que la lettre qu'il écrivit au cardinal d'Estrées son ambassadeur à Rome[86], lettre que l'on peut considérer comme un manifeste, puisqu'il lui ordonna de la rendre publique. Il y présente, comme, de véritables griefs dont il avoit à se plaindre, tout ce qu'il avoit lui-même entrepris contre le pape depuis 1681; accuse Innocent XI de haine personnelle contre la France[87]; voit, dans ce qui s'est passé relativement à l'élection d'un évêque de Cologne, la cause immédiate des entreprises du prince d'Orange contre le roi d'Angleterre, et du triomphe du protestantisme dans ce royaume; et en raison de tant de justes sujets qu'il avoit de se plaindre du père commun des fidèles, déclare que, quel que puisse être son attachement et son respect filial pour le Saint-Siége, attachement dont il ne vouloit jamais se départir, il ne pouvoit s'empêcher, en cette circonstance, de séparer le prince temporel du prince spirituel, et de faire provisoirement entrer ses troupes dans la ville d'Avignon, jusqu'à ce que justice lui eût été rendue. Il parut une réponse accablante à ce manifeste[88]; mais Louis XIV étoit le plus fort: il avoit donc évidemment raison, et pour en donner une preuve irrésistible, il s'empara à main armée du Comtat.
Cependant le souverain pontife n'en avoit pas moins continué, pendant toute cette guerre, de jouer son rôle accoutumé de médiateur de la paix entre les princes chrétiens; et cette manière d'agir, bien qu'elle n'eût rien qui pût paroître extraordinaire et nouveau, avoit fort radouci le roi de France par la raison qu'il avoit besoin de cette paix, et qu'elle étoit, comme nous l'avons dit, l'objet de tous ses désirs. Innocent XI étant mort, il se trouva plus à son aise avec son successeur Alexandre VIII, et son orgueil eut moins à souffrir de faire auprès d'un nouveau pape quelques démarches pour arriver à une réconciliation. Elles n'eurent cependant pas un entier succès: Alexandre ne se montra pas moins inflexible qu'Innocent sur les deux points capitaux de la régale et de la déclaration; et sentant ses forces défaillir, ce fut au lit de la mort qu'il publia la constitution par laquelle il cassoit tout ce qui avoit été fait par le clergé de France dans l'assemblée de 1682[89]. Les négociations continuèrent sous Innocent XII, et se terminèrent enfin par la rétractation formelle que firent les évêques, aux pieds du souverain pontife, de tout ce qui s'étoit passé dans cette assemblée[90]. En conséquence de cette rétractation, le roi révoqua son édit, et la paix fut rétablie entre lui et le Saint-Siége; mais cette révocation, ainsi que l'a justement remarqué le comte de Maistre, fut faite par une simple lettre de cabinet: le superbe monarque auroit cru s'humilier en faisant à ce sujet une démarche solennelle; et la prudence accoutumée de la cour de Rome se contenta de cette concession imparfaite. Cette prudence fut trop timide en une si grave circonstance; la suite ne l'a que trop fait voir, et jusqu'à nos jours.
Dès 1683, et peu de temps après que ces brouilleries eurent commencé, il s'étoit fait un grand changement dans la vie privée de Louis XIV et dans les allures de sa cour, par la retraite de madame de Montespan, retraite qui mit fin aux scandales dont il avoit trop long-temps donné à ses peuples le spectacle dangereux. Madame de Maintenon la remplaça: un mariage publiquement connu, quoiqu'il ne fût pas publiquement avoué, parce qu'il auroit fait une reine de France de la veuve de Scarron[91], avoit légitimé ses intimités avec cette femme adroite et ambitieuse. Louvois étant mort, nous allons voir bientôt ce qu'il advint du système despotique de Louis XIV, entouré d'hommes médiocres et aidé des lumières de madame de Maintenon.
(1698) Une réforme considérable avoit été faite dans les troupes; la paix avoit amené la diminution des impôts; et il sembloit que les peuples alloient respirer, lorsque la santé chancelante de Charles II, roi d'Espagne, fit renaître tout à coup les ambitions, les alarmes et les espérances, dans les divers cabinets de l'Europe. Ce monarque étoit sans enfants: sa vaste succession sembloit être une proie que se disputeroient les maisons de France et d'Autriche; et l'on prévoyoit que sa mort deviendroit la source d'une guerre non moins violente que celle qui étoit à peine terminée.
Quelques uns ont prétendu que ce fut par amour pour la paix que Guillaume imagina le premier traité de partage, traité qui fut signé à La Haye en 1698, entre la France, la Hollande et l'Angleterre[92]; d'autres pensent, et avec plus d'apparence de raison, que, sous ce prétexte de chercher à raffermir la paix, son véritable but étoit d'allumer une guerre nouvelle en Europe, afin d'avoir un prétexte de conserver son armée que le parlement vouloit lui faire licencier, et avec elle sa prépondérance qui étoit sur le point de lui échapper. Car il est vrai de dire que les Anglois n'avoient changé de roi que par haine de la royauté, et qu'au degré de licence où ils étoient parvenus, la condition implicite qu'ils avoient mise pour leur nouveau monarque, à l'acceptation du trône, étoit de ne point régner; c'est ce que l'ambitieux Guillaume n'avoit point compris: de là les chagrins et les dégoûts qui empoisonnèrent si justement les dernières années de sa vie. Il est donc plus vraisemblable qu'il vouloit la guerre; et si l'on considère que l'équilibre du territoire étoit alors toute la politique de l'Europe, qui, depuis cinquante ans, déchiroit ses propres entrailles, soit pour le rompre, soit pour le rétablir, il est évident que le partage des états du roi d'Espagne ne pouvoit manquer, en faisant naître de nouvelles craintes, de ranimer les anciennes discordes. On a peine à comprendre que Louis XIV qui avoit besoin de la paix, qui désiroit sincèrement la conserver, ait pu donner dans ce piége de signer avec la Hollande et l'Angleterre un traité où il faisoit, de sa pleine autorité, sa part à l'empereur qui avoit sur la succession entière du roi d'Espagne des prétentions que rien ne sembloit pouvoir ébranler. Ce traité produisit donc l'effet qu'il devoit produire: il souleva toute l'Europe, et particulièrement le roi d'Espagne, qui s'indigna justement que, de son vivant, on osât faire ainsi le démembrement de ses états. Pour déjouer des projets dont il étoit profondément blessé, et dont la nation espagnole ne se sentoit pas moins offensée que lui, ce prince fit un testament par lequel il déclara le prince électoral de Bavière, encore enfant, héritier de tous ses royaumes.
(1699-1700) L'année suivante, ce jeune prince mourut; et Guillaume, dont la situation à l'égard de son parlement n'étoit point changée, reprit ses manœuvres et proposa au roi un second traité de partage, dont les dispositions sembloient plus propres à concilier les esprits, mais qui, par cela même qu'il donnoit un accroissement de territoire et de puissance à la France, devoit produire en Europe le même effet que le premier[93]. C'étoit là sans doute ce que vouloit ce perfide artisan de discordes; et il paroît certain qu'au moment même où il signoit ce traité dont une des clauses portoit que l'empereur devoit y accéder dans trois mois, s'il vouloit jouir de ses avantages de co-partageant, il le détournoit secrètement de le faire, lui offrant toutes les forces de la Hollande et de l'Angleterre, pour soutenir ses droits à la succession entière du roi d'Espagne.
Léopold n'avoit pas besoin d'être poussé à faire un tel refus: ses intrigues dans le cabinet de Madrid lui faisoient considérer cette succession comme devant immanquablement revenir à sa maison; mais la France intrigua plus heureusement que lui. D'ailleurs, touchant immédiatement aux frontières d'Espagne, elle avoit un avantage de position qui sembloit présenter plus de sécurité pour l'avenir; les droits du sang étoient en outre mieux établis dans la maison de Bourbon; enfin Charles II fut amené par plusieurs insinuations très adroites à faire son second testament, lequel institua le duc d'Anjou, second fils du Dauphin, héritier de la couronne d'Espagne et de tous ses autres états. Il mourut peu de temps après; Louis XIV accepta le testament, et la nation espagnole tout entière y donna son assentiment.
(1701) C'étoit se résoudre en même temps à accepter la guerre que l'Europe entière alloit inévitablement lui faire; mais lorsqu'on y réfléchit, on reconnoît que cette guerre étoit également inévitable, quelque parti qu'eût pris le roi de France; et en effet cette politique absurde de l'équilibre, chef-d'œuvre de la civilisation moderne, devoit la faire nécessairement éclater, soit que la maison d'Autriche s'accrût de cette succession, soit qu'elle vînt ajouter à la prépondérance de la maison de Bourbon. À l'instant même, tout fut donc en fermentation dans cette Europe à peine pacifiée. Louis essaya vainement de gagner les Hollandois dont Guillaume dirigeoit tous les conseils, et dont l'importance étoit telle alors, que, si ce prince habile ne leur eût persuadé qu'il y avoit pour eux plus de sûreté et d'avantages dans leur alliance avec l'empereur, ils pouvoient à eux seuls déconcerter tous les projets des ennemis de la France. Léopold fut moins heureux dans ses démarches pour engager les princes de l'empire dans sa querelle, et ils refusèrent d'abord d'y entrer, ne se souciant point de travailler eux-mêmes à l'accroissement de sa puissance: ce qui ne l'empêcha pas de protester contre le testament, et sans déclarer encore la guerre à la France, d'appuyer cette protestation d'une invasion à main armée dans le Milanois. Assuré du concours des Hollandois, Guillaume s'étoit aussitôt retourné vers son parlement, pour en obtenir de prendre part à une guerre qu'il lui présentoit comme nécessaire à la sécurité de toute l'Europe; et quoique repoussé et même abreuvé d'affronts par l'une et l'autre chambre, il n'en continuoit pas moins ses négociations avec l'empereur, l'assurant que son alliance suivroit de près celle que venoient de faire avec lui les États-Généraux.
Tandis que ces intrigues se tramoient, Louis, fidèle à cette marche expéditive que le succès avoit souvent justifiée, prit l'initiative de la guerre, entra avec une armée sur le territoire des Hollandois, et s'empara de leurs places fortes: action vigoureuse qui les déconcerta, et amena de leur part et de celle de Guillaume une reconnoissance hypocrite du nouveau roi d'Espagne, Philippe V. Cependant le roi négocioit en même temps avec le duc de Savoie, sur lequel il croyoit pouvoir compter, sa première fille étant mariée au duc de Bourgogne, héritier présomptif de la couronne de France, et le mariage de la seconde étant sur le point de se conclure avec son frère, le roi d'Espagne. Mais ni les liens du sang, ni les avantages immenses que lui offroit Louis XIV, ne purent balancer les terreurs que lui inspiroient un prince si ambitieux et un si redoutable voisinage; il préféra l'alliance de l'empereur, et il n'y auroit eu aucune raison de l'en blâmer, si, par une trahison indigne de tout honnête homme, il n'eût traité secrètement avec lui, en même temps qu'il signoit avec le roi de France et son petit-fils une alliance offensive et défensive; ainsi Louis XIV le crut et dut le croire au nombre de ses alliés.
Cependant rien n'éclatoit encore: tous les regards des intéressés dans ce grand débat étoient tournés vers l'Angleterre: c'étoit de là que devoit partir le signal des troubles du continent, et tout dépendoit du succès de la lutte de Guillaume avec son parlement. L'habile prince parvint à l'affoiblir en le divisant; et la chambre des lords s'étant enfin déclarée pour lui, il put payer un subside à l'empereur qui, sur-le-champ, commença les hostilités contre l'Espagne. C'étoit ce qu'attendoit Guillaume, sûr qu'une fois la querelle engagée les Anglois ne pourroient en rester spectateurs indifférents; et en effet, ayant immédiatement cassé le Parlement qui lui avoit été si long-temps contraire, les élections lui donnèrent une chambre des communes entièrement à sa dévotion. (1701) Dès lors il put faire tout ce qu'il voulut, en Hollande comme en Angleterre; et le traité, si fameux sous le nom de la Grande-Alliance, fut signé entre les trois puissances, la Hollande, l'Angleterre et l'empereur.
Cette guerre, la seule de ce règne que l'on ne puisse pas accuser Louis XIV d'avoir injustement provoquée[94], fut de toutes la plus malheureuse; et un de nos historiens se demande «par quelle fatalité?[95]» Il n'y a point là de fatalité: les grands généraux et les ministres habiles étoient morts, et des successeurs dignes d'eux ne s'étoient point encore présentés. Les flatteries de Louvois et de Colbert avoient persuadé à ce roi qu'ils dirigeoient à leur gré, que son génie seul faisoit tout; qu'il n'y avoit point de capacité comparable à la sienne, tant dans la politique extérieure que dans l'administration intérieure; qu'ils n'étoient entre ses mains que des instruments, et qu'ils n'avoient de prix que par la manière dont il savoit s'en servir. Il avoit cru fermement ce qu'ils lui avoient dit; et c'étoit en l'abusant de la sorte qu'ils l'avoient gouverné. Aussi ne fut-il nullement troublé de leur perte, bien persuadé qu'il ne s'agissoit pour lui que de remplacer les instruments qu'il avoit perdus, et qu'un Chamillart ou un Voisin étoient tout aussi propres à recevoir ses ordres et à les faire machinalement exécuter qu'un Colbert ou un Louvois. Plein de confiance en lui-même et en lui seul, il se mit donc à la tête des affaires; la chambre à coucher de Mme de Maintenon devint celle du conseil; suivant le fatal système inventé par Louvois, on y dressa les plans de campagne; on y fit marcher, s'arrêter, reculer à volonté les généraux; la plupart de ces généraux furent des hommes médiocres, quelques uns même très malhabiles, et dont le talent principal étoit d'être bons courtisans. La veuve de Scarron, devenue en réalité reine de France, et plus puissante auprès de son royal époux qu'aucune reine peut-être ne l'avoit jamais été, vouloit tout savoir, se mêloit de tout, sans avoir l'air de s'occuper jamais de rien, et gâtoit souvent les affaires en y faisant entrer ses petites passions et ses petits intérêts. C'est ainsi que fut gouvernée la France pendant les dernières années de Louis XIV.
Et cependant telle avoit été la vigueur imprimée par tant d'hommes supérieurs à toutes les parties, si bien liées entre elles, de ce grand et beau royaume, qu'il put long-temps encore soutenir les efforts de l'Europe conjurée contre lui, malgré toutes les fautes que l'on commit, et qui furent, en quelque sorte, accumulées les unes sur les autres. La première fut de se priver du seul bon général que l'on eût alors, pour n'avoir pas voulu ajouter foi aux avis qu'il donnoit, et dont l'expérience depuis ne prouva que trop la vérité. Catinat commandoit, dans le Milanois, les troupes auxiliaires de la France, à qui la guerre n'avoit point encore été déclarée, l'armée espagnole étant sous les ordres du prince de Vaudemont, et l'un et l'autre agissant sous ceux du duc de Savoie, nommé généralissime des armées combinées. Le prince Eugène, général de l'armée impériale, et qui commençoit alors sa carrière, depuis si brillante, étoit arrivé sur les bords de l'Adige, dont il força aussitôt le passage[96]; et la campagne, ainsi commencée, se composa, pour l'ennemi, d'une suite de succès si extraordinaires, si contraires à toutes les chances probables qui devoient résulter de la situation des deux armées, que Catinat, contrarié en tout ce qu'il faisoit et par le duc de Savoie et par le prince de Vaudemont, soupçonna leur intelligence avec les Impériaux, et en avertit le roi. Les petites intrigues commençoient à se mêler aux grandes affaires: Catinat fut rappelé, et le maréchal de Villeroi, favori de Louis XIV, et protégé de Mme de Maintenon, le remplaça. Le général disgracié n'avoit point encore quitté l'armée, que la bataille de Chiari, donnée contre son avis et gagnée par les Impériaux, montra ce que l'on devoit attendre de son successeur; et en effet, celui-ci crut à la bonne foi du duc de Savoie, par cela seul qu'on y croyoit à la cour, et se laissa jouer par lui et par le prince Vaudemont, autant qu'ils le trouvèrent bon. Tout resta dans une inaction calculée par ceux-ci et favorable à l'ennemi, inaction qu'eussent probablement suivie de grands revers, si Villeroi ne se fût laissé prendre dans une surprise que tentèrent les Impériaux sur Crémone, et que la présence d'esprit du chevalier d'Entragues et la bravoure des soldats françois firent seules avorter. Le duc de Vendôme vint prendre le commandement de l'armée; et les alliés ayant alors déclaré formellement la guerre à la France, les hostilités prirent un caractère plus décidé, et ce fut en Italie que se portèrent les premiers coups.
Nous ne tracerons de même ici qu'une esquisse rapide de cette guerre si variée dans ses événements, et qui présenta de bien autres vicissitudes que celles qui l'avoient précédée. Tandis que la trahison du duc de Savoie et l'impéritie de Villeroi réduisoient à la nullité la plus absolue l'armée du Milanois, le roi, de son côté, se montroit, dans les Pays-Bas, moins entreprenant qu'il ne l'avoit été autrefois, et manquoit une occasion qui ne se présenta plus, de forcer les Hollandois à se détacher de la grande alliance[97]. Guillaume et Léopold profitèrent de ces fautes et de cette trahison pour fortifier leur ligue, en lui suscitant de toutes parts de nouveaux ennemis. Sur les sollicitations du roi d'Angleterre, le Danemarck entra dans la grande alliance, et il obtint de Charles XII, alors occupé de ses expéditions aventureuses dans le nord de l'Allemagne, sinon la coopération de la Suède, jusqu'alors l'alliée de la France, du moins sa neutralité. L'empereur, ou par menaces ou par séductions, entraîna enfin les princes de l'Empire dans sa querelle, et, à l'exception de l'électeur de Cologne et de celui de Bavière, toute l'Allemagne se réunit à son chef, et déclara guerre de l'Empire la guerre que l'on alloit commencer contre Louis XIV; enfin, le duc de Savoie ne tarda point à lever le masque, et peu de temps après, le Portugal, qui d'abord s'étoit uni aux deux couronnes, les abandonna pour avoir été abandonné par elles[98], et entra aussi dans cette grande confédération. (1702) Ce vaste incendie de l'Europe étoit à peine allumé, que Guillaume mourut, uniquement occupé dans ses derniers moments de sa haine contre la France, et essayant de la léguer à la princesse de Danemark, qui étoit appelée à lui succéder[99]. Anne, quels que fussent ses sentiments secrets à cet égard, se vit forcée d'entrer dans les mêmes voies, et cette mort ne changea rien à la marche des événements.
(1702-1703) Les commencements de cette guerre, sans avoir rien de décisif, furent heureux pour les deux couronnes. Le duc de Vendôme rétablit en Italie la gloire des armes françoises. En Flandre, où le duc de Bourgogne fit alors sa première campagne sous le maréchal de Boufflers, et sur le Rhin, où commandèrent successivement Catinat et Villars, les confédérés furent presque toujours battus; et sans l'infidélité du duc de Savoie, qui éclata au moment où l'électeur de Bavière, qu'une manœuvre hardie avoit rendu maître de Ratisbonne et que Villars venoit de rejoindre avec son armée, s'avançoit sans obstacle à travers le Tyrol pour opérer sa jonction avec le duc de Vendôme, des coups décisifs eussent été portés. Mais la défection de ce prince fit manquer une manœuvre si bien conçue; et, bien que Vendôme eût battu les troupes que les alliés avoient envoyées au secours du duc de Savoie, l'électeur n'en fut pas moins forcé de rentrer en Allemagne, où son armée, retrouvant celle de Villars, gagna avec elle la première bataille de Hocstet. La prise d'Augsbourg et de Passaw fut le fruit de cette victoire; mais l'électeur eut malheureusement pour la France, et plus malheureusement encore pour lui, un démêlé avec Villars[100]. Le temps étoit passé où Louis XIV faisoit la loi à ses alliés; il subissoit maintenant la leur; d'ailleurs, le roi et ses ministres ne vouloient pas qu'un général, même victorieux, eût des volontés. Villars fut rappelé, et Marsin le remplaça.
De l'armée de Flandre, le duc de Bourgogne étoit passé à celle du Rhin; le maréchal de Tallard dirigeoit sous lui les opérations. La bataille de Spire, la prise de Brisac et de Landau signalèrent cette campagne; et de ce côté la fortune de la France ne se démentit point encore.
Celle des Pays-Bas fut moins favorable. Dès la campagne précédente, le général anglois Malborough, que les désastres de la France ont depuis rendu si célèbre, étoit venu prendre le commandement de l'armée confédérée, et avoit balancé, par la prise de l'importante ville de Liége, les succès du maréchal de Boufflers. Il fut plus heureux encore, cette année, contre Villeroi; à la vérité, il n'y eut point de bataille décisive, parce que les François, inférieurs en nombre, ne voulurent pas l'accepter; mais il s'empara de la ville de Bonn, sans qu'il fût en leur pouvoir de l'en empêcher.
(1704) Cependant les alliés, qui ne vouloient pas que la couronne d'Espagne et celle d'empereur d'Allemagne fussent réunies sur la même tête, avoient exigé que Léopold et son fils, le roi des Romains, cédassent leurs droits à l'archiduc; et celui-ci venoit d'être proclamé roi d'Espagne sous le nom de Charles III. Une flotte angloise le porta dans les eaux du Tage, et, au moment même où il débarquoit à Lisbonne, Philippe V déclara la guerre au roi de Portugal, fit invasion dans ses États avec une armée que commandoit le duc de Berwick, et par la rapidité de sa marche et de ses conquêtes, y répandit de toutes parts l'alarme et la consternation[101]. D'un autre côté, la Savoie tout entière avoit été envahie sans le moindre obstacle par le duc de La Feuillade; le duc de Vendôme battoit les armées de Victor-Amédée, et lui enlevoit ses dernières places fortes; et, cependant toujours obstiné à fermer l'oreille aux propositions que le roi ne cessoit de lui faire, ce prince, réduit aux dernières extrémités, tentoit vainement de faire irruption dans le Dauphiné, pour y chercher des auxiliaires parmi les protestants qui venoient de se révolter, et dont la révolte étoit entretenue au moyen de l'argent et des armes que leur fournissoient les alliés[102].
Jusque là tout alloit bien pour la France. De nouveaux troubles avoient éclaté en Hongrie; Louis XIV soutenoit cette rébellion qui donnoit de grands embarras à l'empereur, et l'électeur de Bavière demeuroit ferme dans l'alliance de la France. Une armée conduite par Tallard et Marsin, et soutenue d'une autre armée que commandoit Villeroi, fut envoyée pour l'aider dans ses opérations; et l'on pouvoit tout attendre de forces aussi imposantes réunies dans le cœur de l'Allemagne. Il ne s'agissoit que d'éviter de combattre; les alliés, dans l'impossibilité de tenir dans le pays, eussent été forcés de l'abandonner aux François et aux Bavarois, et l'empereur sembloit perdu sans ressources. L'électeur s'obstina à livrer une bataille que désiroient par dessus tout Eugène et Malborough; ceux-ci trompèrent Villeroi, et parvinrent à le tenir en échec, tandis qu'ils marchoient en toute hâte vers les plaines d'Hocstet, dans lesquelles les attendoit l'ennemi. Ce lieu, où l'on avoit vaincu l'année précédente, devint le théâtre d'une des défaites les plus désastreuses que la France eût jamais éprouvées. Les fautes y furent, pour ainsi dire, accumulées; les méprises n'y furent pas moins funestes que les fautes, et il s'en commit de plus grandes encore après la défaite. Une armée entière fut détruite ou prisonnière; on recula du Danube jusque sur les bords du Rhin: la Bavière demeura abandonnée aux dévastations des impériaux; et Landau fut assiégé et pris presque sous les yeux de nos troupes abattues et découragées. La consternation fut générale en France, et l'on peut juger de la douleur du roi qui, un moment auparavant, ayant tenu, pour ainsi dire, le sort de l'empereur entre ses mains, se trouvoit réduit maintenant à craindre pour ses propres frontières.
(1705) La victoire de Hocstet avoit fait de Malborough le héros de la ligue et l'âme de toutes ses délibérations. Il forma dès lors le projet de porter la guerre dans le cœur de la France; et toutes ses vues étant tournées vers cet objet, il refusa d'aller au secours du duc de Savoie que Vendôme ne cessoit de poursuivre à outrance. La bataille de Cassano, où le prince Eugène, qui s'étoit fait l'auxiliaire du duc, se vit forcé de reculer devant l'armée françoise, acheva de détruire les dernières espérances de celui-ci sans vaincre son obstination; et il supporta de voir son pays ravagé et toutes ses forteresses rasées, plutôt que d'accepter cette paix que Louis XIV, de son côté, s'obstinoit à lui offrir. Cependant Malborough n'avoit point exécuté le grand projet qu'il avoit conçu. Par une suite de manœuvres habiles, Villars l'avoit tenu en échec, et rien de décisif ne s'étoit passé sur ce point de nos frontières.
Il n'en alloit pas de même en Espagne: tout y tournoit malheureusement; le siége de Gibraltar n'avoit point réussi, et les armées des deux couronnes s'y étoient inutilement consumées. Les Portugais profitèrent de l'extrême foiblesse où ce siége les avoit réduites, pour faire, de concert avec les Anglois, une irruption dans l'Estramadure, où ils emportèrent plusieurs villes et dévastèrent le pays. Pendant ce temps, l'amirante de Castille, qui, dès le commencement, s'étoit déclaré pour le parti autrichien, fomentoit de toutes parts les divisions nationales que la rivalité des deux maisons avoit fait naître, rallioit les mécontents et préparoit une guerre intestine que les succès des Portugais firent bientôt éclater. Les royaumes de Valence, de Murcie, et la Catalogne arborèrent l'étendard de la révolte; l'archiduc investit Barcelonne, et s'en empara; Gironne lui ouvrit ses portes, et il se trouva ainsi établi en Espagne. (1706) L'année suivante lui fut plus favorable encore: le siége de Barcelonne avoit été résolu dans le conseil de Philippe; mais la lenteur habituelle des Espagnols fit manquer cette opération dont le résultat eût été de faire rentrer la Catalogne sous sa domination. Une armée angloise força celle des deux couronnes à lever ce siége si mal commencé, plus mal conduit, et où elles ne s'étoient pas moins épuisées que devant Gibraltar; la révolte de l'Arragon leur coupa, dans leur retraite, le chemin de la Castille, et les armées confédérées marchèrent sans obstacle sur Madrid.
Ces revers en amenèrent d'autres: Louis XIV se persuada qu'il n'y avoit qu'un coup décisif dans les Pays-Bas qui pût rétablir les affaires; peut-être ne se trompoit-il pas, mais ce n'étoit pas au plus malhabile et au plus malheureux de ses généraux qu'il falloit donner une semblable commission. Villeroi fut envoyé à l'armée de Flandre, avec ordre de chercher Malborough, de le combattre et sans doute de le vaincre. Le présomptueux courtisan fit tout ce qu'il falloit pour être battu; il ne voulut point attendre les renforts que lui amenoit Marsin, pour ne pas partager avec lui l'honneur de la victoire; choisit un terrain dès long-temps réprouvé par le maréchal de Luxembourg qui n'avoit jamais voulu y hasarder une bataille; et fit une disposition militaire pire encore que le choix de son terrain. Ainsi fut donnée et perdue la bataille de Ramilli, qu'on peut appeler une déroute plutôt qu'une bataille, puisque la France y perdit à peine quatre mille hommes, mais déroute la plus complète, la plus désastreuse, et dont les suites passèrent les espérances même des vainqueurs. Villeroi qui n'avoit pas su rallier ses troupes après les avoir fait battre, et le duc de Bavière qui commandoit avec lui à cette funeste bataille, se retirèrent sous le canon de Lille, abandonnant en un moment tous les Pays-Bas espagnols et même une partie des nôtres à l'ennemi.
C'étoit le plus grand désastre que la France eût encore éprouvé: le malencontreux Villeroi fut rappelé, et l'on arracha Vendôme à l'armée d'Italie pour venir en Flandre arrêter la marche victorieuse du général anglois. Il alloit pour réparer les fautes d'un autre, et en avoit commis lui-même de très grandes dont le prince Eugène avoit su profiter. Le siége de Turin étoit mal conduit par le duc de La Feuillade, et les intrigues de cour agravoient encore les fautes des généraux. Le jeune duc d'Orléans prit la place du duc de Vendôme, mais sous la tutelle de Marsin qui avoit les ordres secrets du roi. Ces ordres défendoient expressément de livrer bataille au prince Eugène: ce fut une nécessité de la recevoir comme il lui plut de la donner, et malgré tout ce que put dire le duc d'Orléans, qui seul, dans cette circonstance, se montra général et soldat, il fallut attendre l'ennemi dans les lignes, et s'abandonner en quelque sorte à sa merci. Une fois l'attaque commencée, il n'y eut plus que désordre et confusion; et de même qu'à Ramilli, l'épouvante et la consternation firent plus que l'épée du vainqueur. On perdit à peine deux mille hommes, et cependant l'armée débandée repassa la frontière, abandonnant à l'ennemi les bagages, les provisions, les munitions, la caisse militaire, et surtout le Milanois, le Mantouan et le Piémont, dont il fit en quelques heures la conquête. Ainsi la bataille de Ramilli venoit d'être perdue pour avoir été ordonnée, celle de Turin le fut pour avoir été défendue.
Quoique les affaires eussent repris une tournure plus favorable en Espagne où la nation presque entière s'étoit soulevée en faveur de Philippe, que ce prince fût rentré à Madrid dont les troupes de l'archiduc avoient un moment pris possession, et que les armées des deux couronnes, commandées par Berwick, eussent regagné presque tout ce que l'ennemi avoit envahi, cependant Louis XIV, qui, dès la bataille d'Hocstet, avoit inutilement employé la médiation du pape et des cantons pour négocier de la paix, consterné des deux catastrophes successives de Turin et de Ramilli, pour la première fois rabattit de sa fierté, et fit des démarches publiques afin d'obtenir de ses ennemis cette paix qu'il leur avoit si souvent dictée. On y mit pour première condition que son petit-fils renonceroit à la couronne d'Espagne; et il se résolut à continuer la guerre malgré les malheurs et l'épuisement de la France. Il faut l'admirer ici; car il fit, dans ces extrémités, tout ce qu'il étoit humainement possible de faire pour ne pas succomber. Il trouva le moyen d'avoir des armées pour la garde de toutes ses frontières, en Flandre, sur le Rhin, dans la Navarre, dans le Roussillon; un traité fut fait avec l'empereur pour l'évacuation des troupes qui occupoient encore la Lombardie, traité qui, sans doute, livra à celui-ci l'Italie entière et le royaume de Naples sans coup férir; mais par lequel le roi n'abandonnoit en effet que ce qu'il lui étoit impossible de conserver, et où il trouvoit l'immense avantage de pouvoir envoyer à l'armée de Castille un renfort dont elle avoit le plus grand besoin. Il est évident que l'on dut à ce traité et à cette manœuvre le gain de la bataille décisive d'Almanza, qui porta un coup mortel aux affaires de l'archiduc.
(1707-1709) Sur le Rhin, le maréchal de Villars avoit des succès qui rappeloient ceux des beaux jours de Louis XIV. Il avoit forcé les lignes de Stalofen, dissipé devant lui les troupes ennemies, mis les cercles de l'empire à contribution, et poussé l'armée impériale jusqu'aux bords du Danube; mais ces succès qui menaçoient déjà la capitale de l'empire, n'eurent point de résultat, parce que l'heureux et habile général se vit forcé de céder une partie de son armée pour aller défendre la Provence, où le prince Eugène et le duc de Savoie venoient de faire invasion. Ils échouèrent, à la vérité, dans l'entreprise du siége de Toulon, mais enfin la France vit ses ennemis au cœur de ses provinces. Cependant le successeur de Léopold[103], Joseph I, commandoit en maître dans toute l'Italie indignée, et par les plus injustes violences, forçoit le pape à reconnoître l'archiduc comme roi d'Espagne; en même temps les Anglois s'emparoient de la Sardaigne, des îles de Maïorque et Minorque, des ports que l'Espagne avoit sur les côtes d'Afrique, et lui enlevoient ainsi, pièce à pièce, tout ce qu'elle possédoit hors de la péninsule. Ce fut à cette même époque, et au milieu de tant de revers, que Louis XIV eut le courage de tenter, sur les côtes d'Angleterre, une diversion en faveur du fils de Jacques II, qu'il avoit reconnu pour roi d'Angleterre, au lit de mort de son père, avec moins de prudence sans doute que de générosité. Cette diversion, si elle eût réussi, auroit été utile sans doute en occupant chez eux les Anglois dont les armées étoient le principal soutien de la confédération; mais elle ne réussit point, et la France eut bientôt de nouveaux revers et plus grands encore à déplorer.
On faisoit passer les généraux d'un bout de la France à l'autre, et souvent au risque de tout perdre; une intrigue de cour, un simple caprice suffisoient pour provoquer de semblables déplacements. Le duc de Berwick, que nous venons de voir en Espagne, se trouvoit maintenant opposé au prince Eugène, sur les bords du Rhin[104]; et le duc d'Orléans commandoit en Espagne; quant à Vendôme, il continuoit à diriger l'armée de Flandre, mais il avoit au dessus de lui le duc de Bourgogne et ses courtisans. La division régnoit dans le conseil du prince; les ordres du cabinet de Versailles venoient en outre, et à chaque instant, entraver les opérations militaires, et le véritable général, non seulement n'étoit pas le maître de ses troupes, mais souvent même n'étoit pas écouté. Sur ces entrefaites, Eugène et Malborough, qui faisoient ce qu'ils vouloient, opérèrent leur jonction: ils ne commettoient pas de fautes, et savoient profiter de celles des autres. Les deux armées se rencontrèrent à Oudenarde; et là, ce fut encore plutôt une déroute qu'une bataille. L'armée françoise, débandée et découragée, se retira sous Gand, sous Ypres, sous Tournay, et les généraux des alliés, avec une armée moins nombreuse, purent faire tranquillement le siége de Lille. Jamais, dans toute autre circonstance, entreprise n'eût été plus téméraire: le désordre et le découragement de l'armée françoise la justifièrent; on ne fit rien pour empêcher ce siége, auquel on pouvoit apporter des obstacles insurmontables; et malgré la belle défense du maréchal de Boufflers, Lille fut pris, au grand étonnement de l'Europe, et peut-être même de ceux qui l'assiégeoient. Au lieu de combattre on continuoit à se disputer dans l'armée françoise: Vendôme accusoit les conseils du prince; ceux-ci récriminoient contre Vendôme; et cependant cette armée, qui auroit pu entourer l'ennemi, l'affamer, peut-être le détruire, sembloit frappée d'une sorte de stupeur, et diminuoit de jour en jour par les maladies et les désertions. Elle laissa enlever tous ses postes les uns après les autres, et la chute d'un des derniers boulevards du royaume, laissa aux vainqueurs le chemin ouvert jusqu'à Paris[105].
(1709-1711) La situation de la France étoit affreuse; l'hiver rigoureux de 1709 combla ses misères; et tandis qu'il eût été nécessaire de créer de nouveaux impôts pour défendre le royaume de l'invasion et peut-être de la conquête, il fallut penser à nourrir une population innombrable, sans travail et sans pain. Tout sembloit perdu, lorsque la Providence envoya un secours inattendu dans l'arrivée de la flotte marchande qui revenoit de la mer du sud. Elle apportoit en lingots trente millions qui furent prêtés au roi à des conditions supportables; et l'on put ainsi se préparer à soutenir une nouvelle campagne; mais en même temps de nouvelles démarches furent faites pour la paix, et les offres de Louis XIV, les humiliations dont ses ambassadeurs se laissèrent abreuver par les Hollandois, auxquels ils avoient été renvoyés pour recevoir les conditions des alliés, prouvèrent quel étoit l'excès du malheur où ce prince étoit parvenu. Ceux-ci, comblant la mesure de l'insolence à l'égard d'un grand monarque qui les avoit vus si long-temps ramper bassement à ses pieds, montrèrent bien, en cette circonstance, ce qu'étoit l'esprit d'une république de marchands parvenus; et cependant, quel que fût l'enivrement ridicule où les avoient jetés tant de victoires remportées en partie avec leur argent, les offres qui leur furent définitivement faites étoient si avantageuses, tellement au delà de toutes les espérances qu'ils eussent jamais osé concevoir, que probablement ils les auroient acceptées, si Eugène et Malborough, qui trouvoient leur compte, et chacun à sa manière, dans la continuation de la guerre, ne les eussent fait rejeter. Afin d'y parvenir, Malborough, qui étoit alors maître absolu en Hollande, et dont le parti dominoit en Angleterre, trouva le moyen de rendre les conditions de cette paix inacceptables, en exigeant, sans compter tout le reste, que le roi de France, qui consentoit à ne plus reconnoître son petit-fils pour roi d'Espagne, non seulement se réunît contre lui à ses ennemis, mais s'il refusoit de céder sa couronne, se chargeât seul du soin de le détrôner. Telles furent les dernières propositions qui furent faites à Louis XIV aux conférences de Gertruydemberg. L'âme de l'auguste vieillard se révolta contre l'avilissement auquel on vouloit le réduire; il se montra véritablement grand dans ces grandes extrémités, et la guerre fut continuée.
De nouveaux revers la signalèrent: Malborough continua d'assiéger et de prendre nos places fortes, sans éprouver le moindre obstacle. Douai, Aire, Tournay succombèrent: Villars, qui étoit alors à la tête des armées de Flandres, lui livra la bataille de Malplaquet pour l'empêcher d'assiéger Mons; et l'on regarda comme un bonheur pour la France, que cette bataille meurtrière n'eût point été décisive en faveur de l'ennemi. Le soldat françois y retrempa en quelque sorte son courage, et y retrouva une partie de la confiance qu'il avoit perdue. En même temps les impériaux, qui cherchoient à pénétrer en France par l'Alsace, furent battus et repoussés par une division de l'armée du maréchal d'Harcourt, commandée par le comte du Bourg.
Les affaires subissoient en Espagne de grandes vicissitudes: le duc d'Orléans venoit d'en être rappelé pour avoir eu la pensée de s'y faire un parti, et de se frayer le chemin d'un trône dont Philippe V sembloit disposé à descendre[106]. La bataille de Saragosse perdue, depuis son départ, avoit rouvert les portes de Madrid à l'archiduc; et pour la seconde fois, tout, de ce côté, sembloit encore désespéré, lorsque l'arrivée de Vendôme changea tout à coup la face des choses. Malheureux en Flandre et quelquefois même en Italie, un bonheur constant l'accompagna dans cette guerre d'Espagne qui fait presque toute sa gloire. Aidé de cette affection que la nation espagnole conservoit pour Philippe, il répara par son activité, par sa popularité, par sa générosité qui lui gagnoient les cœurs des soldats, toutes les fautes qui avoient été commises; ses manœuvres habiles empêchèrent la jonction de l'armée portugaise à celle des alliés; l'archiduc à peine entré à Madrid fut forcé d'en sortir et de regagner Barcelonne; enfin la bataille de Villa-Viciosa raffermit Philippe sur son trône chancelant; et depuis cette victoire décisive, ses affaires allèrent toujours prospérant.
(1712) Ces succès inespérés obtenus en Espagne; l'archiduc devenu empereur par la mort de son frère Joseph Ier, et forcé de renoncer ainsi à la couronne d'Espagne; les hauteurs et les malversations de Malborough qui, en Angleterre, avoient excité contre lui la haine d'un parti puissant, et plus que tout cela, les dispositions secrètes de la reine Anne en faveur du prétendant son frère, à qui elle vouloit laisser la succession d'un trône qu'elle n'avoit, pour ainsi dire, usurpé qu'à regret; cet abaissement même de la France, qui commença à faire craindre aux Anglois que, ce poids étant ôté de la balance de l'Europe, la maison d'Autriche n'y devint trop redoutable, tels furent les motifs et les événements qui préparèrent cette paix tant désirée, dans laquelle étoit le salut de Louis XIV et de son royaume. Le parti de Malborough fut abattu; et malgré les cris et les intrigues des alliés, des négociations s'ouvrirent entre les cabinets de Londres et de Versailles: Eugène accourut en Angleterre pour en arrêter les effets, et s'en retourna sans avoir rien obtenu; le général anglois lui-même, autrefois l'idole de sa nation, y reçut un accueil tel, qu'il se trouva heureux d'obtenir la permission de se retirer sur le continent, pour échapper aux accusations violentes qui s'élevoient contre lui; les Hollandois, avec qui, par l'effet de ces passions haineuses et cupides qui le poussoient à continuer la guerre, il avoit fait un traité peu honorable pour l'Angleterre et ruineux pour son commerce[107], achevèrent d'irriter la reine par l'insolence de leurs prétentions; elle ne fut pas moins mécontente de l'obstination que mirent les alliés à poursuivre leurs opérations militaires, malgré l'opposition qu'elle y avoit publiquement manifestée; et une suspension d'armes fut arrêtée entre les deux couronnes.
Cependant le prince Eugène, resté seul à la tête des confédérés, après avoir pris le Quesnoi, étoit sur le point de s'emparer de Landrecies, et tandis que les conférences pour la paix générale s'ouvroient à Utrecht, Louis XIV n'étoit pas en sûreté à Versailles, et l'on agitoit dans son conseil s'il ne se retireroit pas derrière la Loire: la bataille de Denain, gagnée par Villars, fut le salut de la France, et acheva ce que les dispositions favorables de la reine Anne avoient commencé. Les conférences continuèrent alors sous des auspices plus heureux; (1713) et la paix d'Utrecht, à laquelle les alliés n'accédèrent pas simultanément, mais qu'après quelques efforts malheureux il leur fallut enfin accepter les uns après les autres, ne fut pour Louis XIV, vu les circonstances extrêmes où il s'étoit trouvé, ni sans avantages, ni sans dignité.
Tandis que la société matérielle éprouvoit en France de si longues et si rudes traverses, celle des intelligences étoit loin d'être en paix; et une guerre intestine, bien plus dangereuse sans doute, la troubloit et l'ébranloit jusque dans ses fondements. Nous n'avons point parlé de l'affaire du Quiétisme, de la tendre et innocente visionnaire qui l'introduisit en France[108], des persécutions suscitées à Fénélon son protecteur, pour quelques erreurs, qu'on peut dire imperceptibles, qui s'étoient glissées dans son livre des Maximes des Saints; de l'animosité peu honorable pour son caractère que mit Bossuet à poursuivre, à l'égard de ce livre, une condamnation à laquelle répugnoit la modération indulgente du Saint-Siége; des petits motifs de vengeance personnelle qui poussèrent madame de Maintenon à s'unir aux persécuteurs de l'illustre prélat qu'elle avoit si long-temps aimé et protégé: et si nous n'en avons point parlé, c'est que cette affaire ne laissa aucune trace, ni dans le clergé, ni dans l'État. Fénélon, condamné, se soumit sans réserve aux décisions de l'autorité pontificale dont il comprenoit mieux que son fameux rival l'étendue sans bornes et l'infaillible caractère. Mais ce qui mérite d'être remarqué, c'est que ce furent les jansénistes qui, les premiers, sonnèrent l'alarme sur l'hérésie nouvelle, espérant ainsi opérer une diversion favorable à leurs propres doctrines; et qu'en effet, ceux qui poursuivirent si vivement Fénélon, furent en cette occasion les dupes de ces sectaires.
Leur hérésie, fondée sur l'esprit de révolte et d'orgueil, avoit des racines bien autrement profondes. Ainsi que nous l'avons déjà dit, il s'en falloit de beaucoup que, pour avoir été abattus par le concours des deux puissances, les jansénistes fussent en effet persuadés et soumis; et ils n'en avoient pas moins continué de protester dans l'ombre contre les décisions de l'autorité pontificale, et de subtiliser sur la distinction du fait et du droit[109]. Or il arriva que la Sorbonne (1704) ayant été consultée sur un cas de conscience dans lequel étoit comprise cette distinction, quarante docteurs donnèrent par écrit une décision favorable au sophisme janséniste, et que cette décision eut de la publicité: les jésuites furent les premiers qui la dénoncèrent, et l'on doit dire qu'elle souleva tout l'épiscopat françois. Le cardinal de Noailles, alors archevêque de Paris, exigea la rétractation des signataires, et la Sorbonne elle-même donna son avis doctrinal sur la décision du cas de conscience. Elle fut déclarée contraire aux constitutions apostoliques, téméraire, scandaleuse, injurieuse aux souverains pontifes, favorisant la pratique des équivoques, des restrictions mentales, du parjure, et renouvelant la doctrine réprouvée du jansénisme. D'autres facultés de théologie adhérèrent à ce jugement, et le pape adressa au roi un bref par lequel il condamnoit à la fois et cette décision et les docteurs qui l'avoient signée.
Alors le cas de conscience devint le signal d'une nouvelle insurrection des disciples de Jansénius. Une foule d'écrits sortirent en un instant du milieu de cette tourbe si long-temps silencieuse, dans lesquels on attaquoit et le jugement qui l'avoit condamné, et l'archevêque de Paris, qui avoit provoqué ce jugement, et les docteurs qui avoient eu la lâcheté de rétracter leur décision; et la doctrine du silence respectueux à l'égard du chef de l'Église, fut de nouveau présentée comme légitime et suffisante.
Alarmés d'une opposition si violente et si audacieuse, les évêques et le roi lui-même s'adressèrent au souverain pontife pour le prier de renouveler les constitutions de ses prédécesseurs contre cette doctrine pernicieuse du silence respectueux; et, en 1705, Clément XI publia sa constitution connue sous le nom de Vineam Domini Sabaoth, où furent condamnés de nouveau et les partisans de cette doctrine et ceux de l'hérésie de Jansénius. La bulle du pape, envoyée au roi, fut reçue par l'assemblée du clergé qui se tenoit alors à Paris, par la Sorbonne, par tous les évêques, et enregistrée au parlement. Il sembloit que tout dût être fini; mais un nouvel incident, dont les suites eurent une tout autre gravité, ne tarda point à faire voir que le parti janséniste étoit plus puissant qu'on n'avoit cru, et que, parmi ceux-là même qui le poursuivoient, plusieurs étoient, et sans le savoir, plutôt ses partisans que ses ennemis.
Et en effet, que faisoient les jansénistes qui ne fût complètement autorisé par les libertés gallicanes? «Les décisions des papes, disent ces libertés, ne sont sûres qu'après que l'Église les a acceptées.» Or, la majorité et même la totalité des évêques françois, en y joignant encore la Sorbonne, ne faisoient sans doute qu'une très petite portion de l'Église; il ne semble pas que le parlement dût être compté comme un supplément suffisant de l'épiscopat gallican; et les jansénistes qui combattoient et rejetoient une bulle du pape jusqu'à ce qu'elle eût été confirmée et acceptée par l'Église universelle, étoient très conséquents. Ils ne pouvoient, à la vérité, empêcher et les évêques françois et la Sorbonne, et même le parlement, de faire à cet égard ce qui leur sembloit bon; mais ils demandoient la même liberté, jusqu'à ce que la seule autorité compétente (l'Église universelle) eût prononcé; et en cela ils se montroient les seuls véritables défenseurs des libertés gallicanes; les autres n'y entendoient rien.
Or, voici ce qui arriva: un prêtre de l'Oratoire, nommé Quesnel, avoit publié, environ quarante ans auparavant, et sous l'approbation de son évêque (celui de Châlons), quelques réflexions morales sur l'Évangile. Son livre avoit eu du succès; les éditions s'en étoient multipliées, et, à chaque nouvelle réimpression, l'auteur y avoit ajouté des réflexions nouvelles, tellement que, vers la fin du siècle, il se composoit de quatre gros volumes, lesquels s'imprimoient avec privilége du roi. Lorsqu'il n'étoit encore qu'évêque de ce même diocèse de Châlons, le cardinal de Noailles en avoit accepté la dédicace, et il avoit en même temps confirmé l'approbation qu'y avoit donnée son prédécesseur. Cependant les Réflexions morales avoient déjà excité l'animadversion d'un grand nombre de personnes éclairées, qui y avoient retrouvé sur la grâce, sur la charité, sur la pénitence, sur la discipline de l'Église, toutes les doctrines de Jansénius. Plusieurs évêques l'avoient censuré; il avoit été ouvertement attaqué par les jésuites; enfin l'affaire fut portée en cour de Rome; et, après deux ans d'examen, le livre de Quesnel y fut réprouvé, comme contenant les doctrines déjà condamnées de Jansénius.
Quesnel et ses partisans firent de grands cris sur le décret du pape, déclarant qu'il étoit l'ouvrage de l'intrigue et de la passion, déclamant contre la corruption de la cour de Rome, demandant surtout qu'au lieu de condamner le livre en général, comme il l'avoit fait, il plût au saint Père de censurer en particulier chacune des propositions qui lui avoient semblé condamnables. Cependant, la plupart des évêques reçurent le décret du pape et proscrivirent, dans leurs diocèses, les Réflexions morales. On s'attendoit que le cardinal de Noailles, alors archevêque de Paris, ne tarderoit pas à révoquer l'approbation qu'il leur avoit donnée; et, quoiqu'il éprouvât en effet quelque chagrin de cette espèce de rétractation, il est probable qu'il eût fini par prendre ce parti, lorsqu'un misérable incident, que plusieurs assurent n'avoir point été prémédité, lui fit prendre tout à coup des résolutions entièrement opposées. Par l'imprudence d'un libraire, les instructions pastorales de deux évêques, et le mandement d'un troisième[110], portant condamnation du livre de Quesnel, furent affichés aux portes même de l'archevêché. Le cardinal crut y voir une insulte, et son amour-propre déjà froissé s'en exaspéra: il publia aussitôt une ordonnance contre ces mandements, où les deux évêques et leurs doctrines étoient fort maltraités[111]. Ceux-ci portèrent plainte directement au roi, dans une lettre où ce prélat étoit présenté comme fauteur d'hérétiques: les partisans du cardinal répondirent; les évêques répliquèrent, et la querelle s'échauffa dans une multitude d'écrits qui se succédèrent très rapidement.
Le roi fit examiner cette affaire, et la décision des arbitres fut que le cardinal condamneroit les Réflexions morales, révoqueroit en même temps la condamnation qu'il avoit portée contre les deux évêques, et que ceux-ci lui donneroient satisfaction au sujet de la lettre qu'ils avoient écrite contre lui. Le cardinal, par l'entêtement le plus blâmable, refusa d'accepter un arrangement qui mettoit fin si convenablement à cette malheureuse discussion. Alors on jugea nécessaire d'évoquer la cause au tribunal du souverain pontife; et le roi s'unit au corps des évêques pour supplier Sa Sainteté de vouloir bien condamner en détail les propositions qu'il jugeoit dignes d'être censurées. C'est ce qui donna naissance à la fameuse bulle Unigenitus Dei filius, dans laquelle le pape condamnoit cent et une propositions extraites du livre de Quesnel.
Cette bulle, donnée à Rome en 1713, ne fut apportée en France qu'au commencement de 1714. Elle fut acceptée dans une assemblée d'évêques que le roi avoit convoquée à Paris à cet effet; et pour arriver plus sûrement à son but, qui étoit de concilier les esprits, il avoit voulu que le cardinal de Noailles en fût le président. Toutefois cette acceptation fut vivement combattue, et le cardinal lui-même se mit à la tête de l'opposition. Sans oser défendre les Réflexions morales, qu'ils se déclarèrent même tout prêts à condamner, les opposants prétendirent que la bulle étoit obscure, et ne devoit être acceptée qu'après que le pape auroit donné, sur ces obscurités, les éclaircissements qu'ils proposoient de lui demander. On passa outre: quarante évêques acceptants écrivirent au pontife pour lui rendre leurs actions de grâces, et lui faire connoître leur acceptation; il fut ordonné au parlement d'enregistrer la bulle, et en cette occasion il fit bien connoître quel étoit son esprit: car, quoique ce fût Louis XIV qui donnât cet ordre, il n'enregistra néanmoins qu'avec les réserves des droits de la couronne, des libertés gallicanes, du pouvoir et de la juridiction des évêques, hasardant même de faire une censure indirecte de celle que le pape avoit faite lui-même de la cent et unième proposition[112]. Immédiatement après l'enregistrement, une lettre du roi, adressée à la faculté de Sorbonne, lui intima également l'ordre d'insérer la bulle sur ses registres.
C'étoit ainsi que Louis XIV entendoit les libertés gallicanes, quand il étoit de l'avis du pape. Le cardinal de Noailles les avoit entendues de la même manière, lorsqu'il avoit adopté la bulle Vineam Domini contre les jansénistes et le cas de conscience; maintenant il lui plaisoit de rejeter la bulle Unigenitus, et il les entendoit autrement. Il est évident que quarante prélats n'étoient pas plus l'Église universelle pour l'archevêque de Paris que pour les disciples de Jansénius: il persista donc dans sa résolution de demander au pape des explications, publia un mandement par lequel il défendoit, sous les peines canoniques, à tous ecclésiastiques d'exercer, dans son diocèse, aucune fonction et juridiction relativement à la bulle, et de la recevoir sans sa permission; et le jour même où l'enregistrement s'en fit à la Sorbonne, il eut la hardiesse de faire distribuer à chaque membre de l'assemblée un exemplaire de ce jugement.
On peut croire que les jansénistes surent profiter de cet incident: suivant leur coutume, ils prirent part à la querelle par un débordement d'écrits, tous, comme on le peut croire, injurieux pour le pape, favorables aux opposants, et surtout aux cent et une propositions condamnées, qu'ils appeloient hautement cent et une vérités.
Le roi se montra, dans toute la suite de cette affaire, ce que, de nos jours, on appelleroit un véritable ultramontain; et l'on attribuoit principalement au père Le Tellier, jésuite, et depuis quelque temps son confesseur, la force de volonté qu'il y mit, la marche ferme et régulière qu'il s'y traça, et les disgrâces qu'éprouva le parti des opposants. De là ce redoublement de haine contre la Compagnie de Jésus, que le parti janséniste répandit dans toutes les classes de la société, depuis les plus élevées où, sous des apparences hypocrites, la licence des opinions religieuses avoit fait de grands progrès, jusqu'aux plus obscures, où le respect pour le chef de l'Église étoit fort diminué par l'effet de tant d'outrages qu'il avoit reçus de ce même roi qui se faisoit alors son soutien et son défenseur; de là ce déchaînement presque général contre les vues ambitieuses de cette célèbre et sainte société, contre ses manœuvres ténébreuses, son esprit persécuteur, sa politique artificieuse, sa morale relâchée; de là surtout cette opinion inconcevable, adoptée alors sur parole par tant de gens passionnés et perpétuée jusqu'à nos jours (car il n'est point d'extravagance dont les passions ne puissent faire un article de foi), que la Compagnie de Jésus avoit, en théorie et en pratique, un plan secret de corruption des esprits, et de domination universelle à l'aide de cette corruption[113]. Le père Le Tellier fut dès lors représenté comme un caractère atroce, comme un monstre d'ambition et d'hypocrisie, parce que l'exil ou la prison punirent quelques boutefeux qui excitoient à la révolte contre les décrets du pape et contre les ordres du roi, c'est-à-dire contre tous les pouvoirs de la société[114]; et l'on supposa de même à tous ceux qui prirent parti contre le cardinal de Noailles les plus vils motifs de vengeance et d'intérêt personnel. Aujourd'hui que reste-t-il dans l'opinion des gens sensés de tant de cris et de déclamations furibondes? que les propositions extraites du livre de Quesnel, sans en excepter une seule, ont été justement condamnées[115]; qu'un cardinal qui se mettoit en révolte contre le pape étoit peut-être plus condamnable encore que Quesnel; que le jésuite, directeur de la conscience de Louis XIV, et qui exhortoit son royal pénitent à user de son pouvoir pour combattre l'hérésie et faire respecter dans ses États l'autorité du chef de la chrétienté, remplissoit son devoir, et s'il eût agi autrement, eût été coupable de prévarication.
Cependant telle étoit la profondeur du mal, que Louis XIV, qui ne perdoit pas de vue cette affaire, n'en put voir la fin. Les opposants, et le cardinal à leur tête, persistant dans leur rébellion, le pape, qui se fatiguoit d'un tel scandale, demanda au roi de consentir qu'il citât ce prélat à son tribunal, comme membre du sacré collége: on y trouva des difficultés, car, même alors que l'on marchoit d'accord avec lui, on pensoit qu'il y auroit du danger à le satisfaire sur un point important de haute discipline; et ce moyen décisif, qui finissoit sans retour cette affaire et dont le cardinal fut très effrayé, fut éludé par l'offre qui lui fut faite de convoquer un concile national, c'est-à-dire de donner son consentement à une assemblée où tout se seroit indubitablement traité selon les libertés gallicanes, et où se fût probablement accru le mal qu'il cherchoit à détruire. Clément XI refusa: alors on prit un terme moyen qui fut d'employer simultanément l'autorité du pape et le pouvoir du roi pour forcer enfin à la soumission le cardinal et ses adhérents. En conséquence il fut décidé que le monarque donneroit une déclaration par laquelle tout évêque qui n'auroit pas souscrit la bulle, seroit tenu de l'accepter purement et simplement, sous peine d'être poursuivi selon toute la rigueur des canons. La déclaration étoit faite; et comme il y avoit lieu de craindre, vu l'esprit qui régnoit dans le Parlement, que l'enregistrement n'éprouvât des difficultés, le roi fixa un jour pour le lit de justice où il se proposoit d'aller en personne procéder à cet enregistrement. La veille du jour désigné, il fut pris de la maladie dont il mourut.
Les désastres qui accablèrent la France pendant les dernières années de sa vie, ne furent pas les seules amertumes qui en empoisonnèrent le cours. Malheureux comme roi, Louis XIV ne le fut pas moins dans l'intérieur de sa famille. On sait quels ravages la mort exerça, dans un court espace de temps, au milieu de cette race royale: le duc et la duchesse de Bourgogne étoient morts, en 1712, dans un intervalle de quelques jours; un mois après, l'aîné de leurs fils les avoit suivis dans la tombe, et le duc de Berry, second fils du dauphin, au bout de deux ans. Il ne restoit plus, dans la ligne directe de la succession au trône, que le duc d'Anjou, dernier fils du duc de Bourgogne: ce fut alors que les intrigues de madame de Maintenon et son attachement aveugle pour le duc du Maine qu'elle avoit élevé, poussèrent Louis XIV à prendre une détermination qui rappela le scandale de ses jeunes années, et répandit quelque avilissement sur ses derniers jours. Comme si les rois avoient d'autres règles de mœurs que les simples particuliers, il légitima par un édit ses deux fils adultérins, le duc du Maine et le duc de Toulouse, les déclarant, à défaut de princes du sang, habiles, eux et leurs descendants, à succéder à la couronne de France, les faisant eux-mêmes, et de sa pleine autorité, princes du sang, immédiatement après ceux qui appartenoient aux branches légitimes. Ce fut sous la même influence qu'il fit son testament dont nous parlerons plus tard. Et ces choses s'étant passées en 1714, il mourut le 1er septembre 1715, âgé de soixante-dix-sept ans.
Nous avons vu, dès les premières pages de son histoire, quelles étoient les traditions monarchiques qu'il avoit reçues du disciple de Richelieu, et à quel point il les avoit perfectionnées. La suite de son règne nous a successivement offert les conséquences de ce système oriental, dans lequel tout fut abattu devant le monarque, où l'on ne voulut plus qu'un maître et des esclaves, où les ministres des volontés royales, courbés en apparence sous le même joug qui s'appesantissoit indistinctement sur tous, possédoient en effet par transmission, de même que dans tous les gouvernements despotiques, la plénitude du pouvoir dont il leur étoit donné d'abuser impunément envers les grands et envers les petits[116]. On a vu quel mouvement factice cette force et cette concentration de volonté avoit donné à la société, et le parti qu'en avoient su tirer deux hommes habiles, qui exploitèrent ainsi, au profit de leur propre ambition, l'orgueil et l'ambition de leur maître, le sang et la substance des peuples, le repos de la chrétienté, l'avenir de la France. Louvois avoit fait de Louis XIV le vainqueur et l'arbitre de l'Europe: Colbert, nous l'avons déjà dit, jugea que ce n'étoit point assez, et ne prétendit pas moins qu'à le soustraire entièrement à l'ascendant, de jour en jour moins sensible, que l'autorité spirituelle exerçoit encore sur les souverains. Il n'y réussit point entièrement, parce qu'il auroit fallu, pour obtenir un tel succès, que Louis XIV cessât d'être catholique; mais le mal qu'il fit pour l'avoir tenté fut grand et irréparable[117]. Sous une administration si active et si féconde en résultats brillants et positifs, il y eut pour le grand roi un long enivrement; et même, après qu'il fut passé, tout porte à croire que Louis XIV, nourri dès son enfance des doctrines de ce ministérialisme grossier, ne cessa point d'être dans la ferme conviction qu'il avoit enfin résolu le problème du gouvernement monarchique dans sa plus grande perfection. «L'État, c'est moi», disoit-il; et il se complaisoit dans cet égoïsme politique, qui ne prouvoit autre chose, sinon que, si sa volonté étoit forte, ses vues n'étoient pas très étendues, et qu'il ne comprenoit que très imparfaitement la société telle que l'a faite la religion catholique, à laquelle d'ailleurs il étoit si sincèrement attaché.
Les plus grands ennemis de cette religion de vérité ne peuvent disconvenir d'un fait aussi clair que la lumière du soleil: c'est qu'elle a développé les intelligences dans tous les rangs de la hiérarchie sociale, et à un degré dont aucune société de l'antiquité païenne ne nous offre d'exemple; d'où il est résulté que le peuple proprement dit a pu, chez les nations chrétiennes, devenir libre et entrer dans la société civile, parce que tout chrétien, quelque ignorant et grossier qu'on le suppose, a en lui-même, par sa foi et par la perpétuité de l'enseignement, une règle de mœurs et un principe d'ordre suffisant pour se maintenir dans cette société sans la troubler; tandis que la multitude païenne, à qui manquoit cette loi morale, ou qui, du moins, n'en avoit que des notions très incomplètes, a dû, pour que le monde social ne fût point bouleversé, rester esclave et ne point sortir de la société domestique, seule convenable à son éternelle enfance. Or cette puissance du christianisme, découlant de Dieu même, a, dans ce qui concerne ses rapports avec la société politique, deux principaux caractères, c'est d'être universelle et souverainement indépendante: car Dieu ne peut avoir deux lois, c'est-à-dire deux volontés, et il n'y a rien sans doute de plus libre que Dieu. C'est l'universalité de cette loi, son indépendance et son action continuelle sur les intelligences, qui constitue ce merveilleux ensemble social que l'on nomme la chrétienté. Régulateur universel, le christianisme a donc des préceptes également obligatoires pour ceux qui gouvernent et pour ceux qui sont gouvernés; rois et sujets vivent également sous sa dépendance et dans son unité; et ce seroit aller jusqu'au blasphème que de supposer qu'il peut y avoir, en ce monde, quelque chose qui soit indépendant de Dieu. Il est donc évident que, de la soumission d'un prince à cette loi divine, dérive la légitimité de son pouvoir sur une société chrétienne; et en effet, obéir à l'autorité du roi et obéir en même temps à une autorité que l'on juge supérieure à la sienne et contre laquelle il seroit en révolte, implique contradiction. S'il croit avoir le droit de s'y soustraire, tous auront le droit bien plus incontestable de lui résister en tout ce qui concerne cette loi, puisque c'est par cette loi même, et uniquement par elle, qu'il a le droit de leur commander; car, de prétendre que l'intelligence d'un homme, quel qu'il puisse être, ait le privilége d'imposer une règle tirée d'elle-même à d'autres intelligences, c'est imaginer, en fait de tyrannie, quelque chose de plus avilissant et de plus monstrueux que ce qui a jamais été établi en principe ou mis en pratique chez aucun peuple du monde[118]. Les gouvernements païens les plus violents n'avoient pas même cette prétention; et s'ils avoient réduit à l'esclavage le peuple proprement dit, c'est qu'ils l'avoient en quelque sorte exclu du rang des intelligences, n'exerçant leur action que sur ce qu'il y avoit de matériel dans l'homme à ce point dégradé.
Ainsi, tout étant intelligent, libre, agissant dans une société chrétienne, il est facile de concevoir quelle faute commit Louis XIV, après avoir entièrement isolé son pouvoir en achevant d'abattre tout ce qui étoit intermédiaire entre son peuple et lui, de chercher à se rendre encore indépendant de ce joug si léger que lui imposoit l'autorité religieuse. Il crut, et ses conseillers crurent avec lui, que cette indépendance fortifieroit ce pouvoir; et la vérité est que ce pouvoir en fut ébranlé jusque dans ses fondements, et que jamais coup plus fatal ne lui avoit encore été porté. S'étant ainsi placé seul en face de son peuple, c'est-à-dire d'une multitude d'intelligences à qui la lumière du catholicisme avoit imprimé un mouvement qu'il appartenoit au seul pouvoir catholique de diriger, qu'il n'étoit donné à personne d'arrêter, deux oppositions s'élevèrent à l'instant contre l'imprudent monarque: l'une, des vrais chrétiens, qui continuèrent de poser devant lui les limites de cette loi divine qu'il vouloit franchir; l'autre, de sectaires qui, adoptant avec empressement le principe de révolte qu'il avoit proclamé, en tirèrent sur le champ toutes les conséquences, et se soulevèrent à la fois contre l'une et l'autre puissances. Étrange contradiction! On a vu combien, dans les derniers temps de sa vie, il fut alarmé de cet esprit de rébellion, et au point d'aller en quelque sorte chercher contre lui un refuge auprès de l'autorité même qu'il avoit outragée; et cependant en même temps qu'il sembloit rendre au Saint-Siége la plénitude de ses droits, il traitoit d'opinions libres cette même déclaration, qui les sapoit jusque dans leurs fondements, et alloit jusqu'à ordonner qu'elle fût publiquement professée et défendue[119]! Les jansénistes et le parlement ne l'oublièrent pas, et réservèrent dès lors ces opinions libres pour de meilleurs temps.
Le principe du protestantisme se manifestoit clairement dans cette fermentation des esprits, et le prince qui l'avoit excitée y cédoit lui-même sans s'en douter. Mais en même temps que ce principe altéroit, par des degrés qui sembloient presque insensibles, les croyances catholiques du plus grand nombre, les dernières conséquences de ces doctrines, qui, de la négation de quelques dogmes du christianisme, conduisent rapidement tout esprit raisonneur jusqu'à l'athéisme qui est la négation de toutes vérités, avoient déjà produit leur effet sur plusieurs; et c'étoit surtout à la cour qu'elles avoient fait des incrédules et des athées. Ainsi ce n'étoit pas seulement pour son avilissement et son anéantissement politique que la noblesse françoise avoit quitté ses vieux donjons, et étoit venue peupler les antichambres, c'étoit encore pour se corrompre et tout entraîner dans sa corruption. Mais il falloit que Louis XIV passât, pour que le mal interne de la société pût librement éclater. Cette main, sous laquelle tout s'étoit façonné à la servitude, contenoit les sectaires par l'exil et les châtiments; faisoit trembler le parlement qui, jusqu'à la fin, demeura courbé sous elle et obéissant à son moindre signe; et la terreur qu'elle inspirait peupla la cour d'hypocrites. Ceux-ci purent se jouer impunément d'un prince religieux sans doute, mais dont la religion, suivant l'heureuse expression de Saint-Simon, étoit toute d'écorce, et dont nous avons déjà fait voir l'impuissance à bien saisir les hautes doctrines et la politique du christianisme, non moins salutaires aux hommes que ses dogmes et sa morale.
Les malheurs de ses guerres, et même ses victoires, avoient aggravé ce malaise du corps social, du désordre qu'y apporte inévitablement le dérangement des finances, autre source d'inquiétude pour les esprits, de haine ou de mépris contre l'autorité. Quoique Colbert eût opéré en ce genre des prodiges, il ne faut pas croire cependant qu'il eut le privilége de faire l'impossible, c'est-à-dire de subvenir à des dépenses qui dépassoient les revenus ordinaires de l'État sans l'endetter. Même au sein des prospérités de son maître, il commença donc cette dette publique que ses successeurs ne cessèrent d'accroître, malgré les impôts dont les peuples étoient écrasés. Création de rentes, billets d'État, altération des monnoies, charges nouvelles, opérations ruineuses avec les traitants, toutes ces ressources qui soulagent un moment et épuisent les nations pour des siècles, en ouvrant devant elles l'abîme des révolutions, furent employées pendant ce règne et jusqu'à la fin. «Que deviendra mon royaume, quand je ne serai plus?» s'écrioit, vers cette fin si malheureuse de son règne et dans l'amertume de ses pensées, ce monarque qu'épouvantoient tant de symptômes de destruction dont il étoit environné. C'étoit donc là qu'avoient abouti tant de triomphes et de gloire, des prodiges d'administration, cet éclat dont brilloient les sciences, les lettres et les arts, cette amélioration de l'agriculture et ces progrès du commerce, à attacher les destinées entières d'une nation à la vie d'un seul homme, qui avoit voulu tout tenir dans sa main, et qui maintenant ne voyoit pas à qui il pourroit sûrement remettre ce qui étoit sur le point de lui échapper! C'est ainsi que l'orgueil, l'ambition, les faux systèmes, les flatteurs, corrompirent les grandes et bonnes qualités de ce roi, que la postérité commence à juger sévèrement[120], parce qu'une leçon terrible lui a appris à mieux comprendre son règne qu'on ne l'avoit pu jusqu'à présent.
Sous ce règne, où le parlement se montra si docile, la tranquillité de Paris ne fut pas un seul instant troublée; sa police intérieure se perfectionna; les mœurs achevèrent d'y perdre ce qui leur restoit encore de leur ancienne rudesse, et prirent, par imitation, quelque chose de la politesse et de l'élégance de celles de la cour. Le goût que Louis XIV avoit pour la magnificence et pour les bâtiments s'exerça particulièrement et avec plus de complaisance sur la capitale de ses États; et, grâce à lui, cette ville s'accrut et s'embellit de manière à n'être plus reconnoissable. Son histoire, pendant ce siècle mémorable, se trouve tout entière dans la description de ses plus beaux monuments, dans le détail de ses plus utiles institutions, dans l'énumération de tant de productions des beaux arts qui en faisoient et qui en font encore aujourd'hui l'ornement, et l'on peut dire qu'elle se trouve ainsi répandue dans toutes les parties de cet ouvrage.
Afin de faire mieux comprendre quel étoit l'état de la France à la mort de Louis XIV, et les événements qui s'ensuivirent, lesquels sont réservés à la deuxième partie de ce volume, nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en leur donnant les détails suivants, empruntés aux Annales politiques de l'abbé de Saint-Pierre, sur les opérations de finances faites pendant le règne de ce monarque.
IMPÔTS, CRÉATIONS D'OFFICES, AUGMENTATIONS DE FINANCES ET EMPRUNTS.
«Les emprunts à rentes perpétuelles, les créations d'offices et de charges, les augmentations de finances sur le premier prix des offices et charges déjà créés, sont des impôts masqués qui tôt ou tard se convertissent en impôts découverts et directs.
»Quand le roi emprunte, quand il crée de nouveaux offices, quand il exige une addition de finances aux anciens, c'est pour un besoin, et l'argent qui provient de ce secours s'emploie tout de suite à satisfaire ce besoin.
»Mais quand les sommes ont disparu, emportées par le besoin présent, il n'en faut pas moins payer les intérêts de l'emprunt et les gages augmentés des charges qu'on tire alors du revenu foncier, que ces capitaux dissipés n'ont point augmenté.
»Ce qui augmente encore et précipite la ruine, c'est que, comme pour ces besoins présents il faut de l'argent comptant, et que les impôts et autres expédients n'en fournissent que lentement, on s'adresse aux traitants, qui avancent la somme moyennant de gros intérêts, et se remplissent ensuite de leur capital par la levée de l'impôt dont ils prennent la régie au grand détriment du peuple.
»Ainsi se forment des dettes énormes, telles qu'on en a vu à la fin du règne de Louis XIV, et dont le détail suivant fera connoître la progression.
»Le torrent des impôts commença, pendant la guerre contre la Hollande, à se répandre sur toute la France; et aucune possession, de quelque genre qu'elle fût, ne put se soustraire à son impétuosité.
1672.
»Création dans chaque bailliage et sénéchaussée d'un greffe pour l'enregistrement des titres portant hypothèque. Cet établissement, utile en lui-même, fut regardé comme un édit bursal, à cause des frais qu'exigeoit le dépôt, et ne passa pas sans résistance.
1674.
»Création de huit nouveaux maîtres des requêtes.
»Offices des jaugeurs.
»Taxes sur les officiers de judicature.
»Sur l'étain, la vaisselle d'or et d'argent, les contrats d'échange.
»Plus de trois cents petits offices sur les ports et aux barrières de Paris.
»Nouvelles charges de procureurs.
»Taxes sur le tabac;
»Sur les consignations;
»Sur les bois de Normandie;
»Sur le prétexte du tiers et du dixième denier.
»Un million de rentes sur la ville. Ce dernier expédient de création de rentes sur la ville parut dans la suite le plus facile et le moins onéreux.
1675.
»L'impôt du papier marqué, qui excita une révolte à Rennes et à Bordeaux.
»Taxes sur ceux qui avoient acquis des terres du clergé.
»Nouveau million de rentes sur l'hôtel de ville de Paris, au paiement desquelles est affecté le revenu des fermes.
»Création d'un million de gages annuels, qu'on force les officiers de justice d'acquérir malgré eux.
1677.
»Augmentation de la taxe du contrôle.
»Création d'un million de rentes sur la ville.
1679.
»Création de deux millions de rentes sur la ville. L'abbé de Saint-Pierre remarque que cet emprunt de quarante millions en capital étoit fait principalement pour bâtir Versailles, et il ajoute: «Pour juger si en cela le roi étoit juste envers ses sujets, il n'auroit eu qu'à se demander à lui-même: Si j'étois sujet, serois-je bien aise que le roi fît de grandes dépenses en bâtimens à mes dépens? est-il juste qu'il emploie mon bien à satisfaire des fantaisies si coûteuses?»
1680.
»Nouveau million sur la ville pour Versailles, et pour des fortifications.
1681.
»Deux nouveaux millions sur la ville et sur les gages des officiers, pour le même emploi.
1683.
»Taxes sur les petites îles que forment les rivières, édit fort onéreux à beaucoup de particuliers.
»Cinquante mille livres de rentes sur la ville. On ne fit plus d'établissements utiles; Colbert étoit mort.
1684.
Sous Pelletier.
»Cinq cent mille livres de rentes sur les charges, dont on augmenta les gages d'autant.
»Un million de rentes sur la ville. Douze cent mille livres sur les aides et gabelles.
»Capital de cinquante-quatre millions pour fortifications et bâtiments, qui grevoient l'État de deux millions cinq cent mille livres de rentes annuelles.
1688.
»Un million sur l'hôtel de ville.
1689.
Sous Ponchartrain.
»Dix-neuf édits bursaux sur le tabac, les consignations, les amortissements, les boissons, la monnoie, la vaisselle d'argent, les octrois, les cuirs.
»Création de rentes perpétuelles et viagères, nouveaux gages d'officiers, nouvelles charges de finances, de maîtres des requêtes, de greffiers et de procureurs.
1690.
»Vingt-deux édits bursaux.
1691.
»Plus de quatre-vingts édits bursaux, «dont plus de quatre-vingt mille familles furent affligées.»
1692.
»Cinquante-cinq édits.
1693.
»Plus de soixante édits, «dont les moins onéreux étoient des créations de rentes sur les fermes.»
1694.
»Soixante-dix déclarations pour différentes taxes. «Pontchartrain étoit plein d'expédients et d'inventions.»
1695.
»La capitation. «On craignoit que cette nouvelle taxe ne fût mal reçue du peuple; mais comme on en connoissoit la nécessité, je fus témoin qu'on la reçut avec joie,» dit l'abbé de Saint-Pierre. Elle monta à vingt-deux millions.
1696.
»Encore quelques édits bursaux, mais en petit nombre, parce que la capitation suppléoit.
1697.
»Quelques édits bursaux pour acquitter les dettes de la guerre.
1701.
Sous Chamillart.
»La capitation, qui avoit été supprimée en 1698, rétablie.
»Augmentation de gages, rentes sur les fermes, refonte de monnoies.
1702.
»Toutes les semaines, édits bursaux, rentes viagères, création de nobles, de chevaliers en Flandre, nouvelles rentes sur la ville au denier seize, nouveaux gages.
»Caisse d'emprunt.
»Vente des emplois de commissaires de marine au plus offrant.
1703.
»Création d'offices grands et petits.
1704.
»Création de huit inspecteurs généraux de marine, cent commissaires aux classes, huit commissaires aux vivres.
»Ordre de recevoir pour comptant les billets de monnoie qui perdoient douze et quinze pour cent.
1705.
»Révocation des priviléges d'exemption de taille. «La révocation étoit juste, mais il falloit rembourser ceux qui avoient acheté des priviléges, et n'en plus créer. Les priviléges sont autant de fentes par lesquelles s'écoulent les revenus de l'État. Il est de la nature des fentes de s'agrandir avec le temps; par là les priviléges deviennent des sources de fraudes.»
»Quantité d'édits et d'arrêts du conseil des finances, qui donnent lieu à des vexations.
1706.
»Beaucoup d'édits pour création d'offices.
1707.
Sous Desmarêts.
»Contrat avec le clergé. L'abbé de Saint-Pierre vouloit ou qu'on n'en fît pas avec le clergé, ou qu'on en fît de pareils avec la noblesse.
»Il se trouvoit des billets de monnoie pour cent soixante-treize millions. Ceux qui vouloient rembourser leurs dettes furent autorisés à le faire en donnant un tiers en billets, et les deux tiers en argent, qui perdoit un tiers par la hausse des espèces, de sorte que celui qui avoit prêté deux cent mille francs étoit remboursé par cent mille. Par là la perte tomboit sur les gens les plus économes.
«Desmarêts voulut se soutenir par les traitants en leur donnant plus à gagner que ses prédécesseurs, dans l'espérance de leur faire rendre un jour une partie de leurs brigandages. Colbert leur donnoit aussi à gagner, parce qu'il faut que les gens qui traitent avec le roi gagnent, mais modérément; aussi n'y eut-il pas de chambres de justice après sa mort.»
1708.
»Nouveaux offices. Augmentation de gages, créations de rentes.
1710.
»Le dixième. Il produisit d'abord dix millions.
1712.
»Création de cinq cent mille livres de rentes au denier douze, constituées sur les tailles, remboursables par annuités. «Bonne méthode, parce qu'ainsi, outre qu'on paie l'intérêt, on rembourse tous les ans une partie du capital.»
1714.
»Cinq cent mille livres de rentes constituées au denier seize, en mai, sur les contrôles.
»Autant au mois d'août, remboursables en dix-sept ans.
»Six-vingt mille livres de rentes au denier vingt, remboursables en vingt ans par les états de Bretagne.
»Quand on connoîtroit le produit de ces impôts, il seroit très difficile de le fixer relativement au produit actuel, parce qu'il faudroit suivre la valeur graduelle du marc d'argent, qui doit faire la base de ce calcul, et qui a varié sous Louis XIV depuis vingt-sept francs jusqu'à cinquante: de sorte qu'un impôt qui auroit produit, en 1660, un million, en a produit à peu près deux en 1715. Par la même raison, les revenus de l'État ont augmenté progressivement de près du double dans cette période.
»Malgré cela, selon le Mémoire présenté au régent, en 1716, par M. Desmarêts, lorsqu'il quitta le contrôle général, la dette en billets visés et reconnus montoit, le 1er septembre 1715, à quatre cent quatre-vingt-onze millions huit cent quatorze mille quatre cent quarante-deux livres. Il ne fait pas entrer dans son état les fonds des rentes constituées sur la ville, sur les charges et les offices, peut-être de forts arrérages, de grosses avances prises sur des assignations non échues, et, comme il arrive dans une grande administration, beaucoup d'articles dus et non encore arrêtés. D'où il s'ensuit que le capital de la dette, à la mort de Louis XIV, pouvoit bien approcher de la somme énoncée par Voltaire dans son Siècle de Louis XIV, chapitre des finances, somme effrayante de deux milliards six cent millions, à vingt-huit livres le marc.» (Anquetil, Louis XIV, sa cour et le régent.)