Terres de soleil et de sommeil
LA BATAILLE DE MARATHON
I
J’éprouve à séjourner plusieurs jours dans un poste après de longues routes chez les Barbares, une indicible tristesse et un morne accablement. A la mince satisfaction de revoir des hommes de ma race, je préfère encore les mystères insoupçonnés de la brousse, ses splendeurs et ses misères. Le repos complet, succédant trop vite à une activité tendue, me semble une petite mort ; il m’inflige cette pénible certitude qu’un peu de ma vie est périmé et qu’un peu de moi est aboli ; que quelque chose est fini qui ne recommencera plus. Dans l’écoulement harmonieux des heures, c’est une solution de continuité qui me blesse et me contraint brutalement de m’entretenir avec moi-même.
A Léré, les ressouvenirs de cette campagne me hantaient. La pensée de Sama ne m’avait pas encore quitté et je m’en gourmandais sans pouvoir me guérir, ni oublier. Le sentimentalisme vain dont j’étais victime m’irritait. N’étais-je pas la brute, le traîneur de sabre, le soudard ? Mais non ! Ces deux grands yeux où j’avais voulu lire un jour, fermés maintenant à tout jamais, ne voulaient plus me quitter…
Le lendemain de mon arrivée à Léré, je fis seller un cheval et je partis pour Binder. Binder ! Ce nom chantait doucement à ma mémoire, comme une chanson exotique que l’on apprend. Dès mon départ, je sentis presque un avertissement que je l’aimerais. Je me la figurais immense, toute blanche et orientale, avec des odeurs éparses de sérail, une vie intime et violente. En 1903, le Commandant Lenfant, allant au Tchad, était passé par là. Je me rappelais sa belle description : « Bindéré-Foulbé est une ville de six à huit mille habitants, longue de deux kilomètres et large d’un. Les villages suburbains s’étendent à vingt kilomètres vers le Sud, à quatre lieues au Nord ; il y en a beaucoup dans l’Est et dans l’Ouest, en sorte que la population totale doit être d’environ quarante mille âmes… — La maison du Roi n’est pas très luxueuse ; c’est un caravansérail recouvert de terrasses, mais propre et bien tenu. Une grande place, ornée d’arbres séculaires, sépare le palais de la mosquée… Il est difficile de trouver en Afrique des territoires plus riches que celui où nous sommes. De beaux champs de mil, des rizières, du maïs, du tabac, des légumes, des lougans d’arachides à perte de vue, voilà ce qu’il faut traverser pour arriver à Bindéré-Foulbé. Le bétail abonde et pullule, des troupeaux magnifiques paissent en septembre l’herbe des déclivités, tandis qu’en janvier le pâturage n’existe que près des mares seulement… La ville laisse émerger de ses toitures les cimes des papaiers, des citronniers et des dattiers, tandis qu’autour des cases, on voit de beaux jardins où le coton, le chanvre, les girofles et les oignons poussent à l’envi[9] ».
[9] Commandant Lenfant, La grande route du Tchad, Paris, 1905, pages 125 et 126.
A vrai dire, ce que j’allais surtout chercher à Binder, c’était le reflet d’un passé mort, l’émotion, jusqu’ici inéprouvée, de voir non plus seulement des maisons et des paysages, mais dans ces maisons et dans ces paysages, une histoire, une âme ancienne et perpétuelle, la joie de se sentir, dans le présent même, rattaché à des temps antérieurs, même mystérieux et voilés d’obscurité. Et j’espérais aussi deviner quelque chose de cette grande aventure des Foulbés, de leurs fabuleux voyages à travers l’Afrique, de leurs longs exodes de pasteurs et de nomades.
Je mis deux jours pour franchir les soixante kilomètres qui séparent Léré de Binder.
J’aurais voulu m’attarder davantage encore dans cette campagne triste et monotone, toute emplie du frêle et sensuel parfum des mimosas épineux, mais si pareille toujours, semblable à la mort elle-même et léthargique. Elle me mit dans un état d’âme approprié et me prépara à voir la ville sacrée des Foulbés. Dès les premiers villages, Ellboré, Momboré, on croit respirer comme un parfum d’Islam. C’est une émotion étrange et délicieuse. Il semble que toutes les sévérités, toutes les aspérités de nos âmes chrétiennes disparaissent devant la grande, la définitive paix de l’Islam. C’est un engourdissement de tout l’être, un peu morbide, avec de la décomposition et de la pourriture, et un sensualisme, non point aigu, mais délicat et envahissant. Près d’un gommier en fleurs, j’ai vu, sur la route, un crâne et des ossements qui tombaient presque en poussière. La vue de ces débris et les douces odeurs qui flottaient sur toutes choses, me plurent également, comme des témoignages attendus. Je voulus voir, dans cet infime détail que j’ose à peine rapporter, un symbole de cette âme musulmane, la même toujours depuis l’hégire, la même partout, jusqu’aux confins de la Marmara, mais ici atténuée, adoucie, merveilleusement adaptée à ces êtres doux, point guerriers ni combatifs, aux goût simples et familiaux. De molles odeurs sont aussi dans cette âme, aussi subtiles que celles qui traînent parmi les branches épineuses des mimosas de Binder, si fluides qu’elles semblent descendre du ciel. Et pourtant on y sent la vieille lassitude, l’accablement de la foi, qui laisse au cœur qu’elle a touché cette mortelle impression des ossuaires bretons, cachés dans les cryptes des chapelles, où l’on renifle le glacial et délétère parfum de la mort.