← Retour

Terres de soleil et de sommeil

16px
100%

L’ADIEU AUX BARBARES

Je ne veux pas quitter le pays baya sans jeter un dernier regard au fond de moi-même.

Du haut des collines de la Mambéré, d’où l’œil dominait un horizon infini de désolation, il m’arrivait souvent de penser plus à la France lointaine, qu’à la terre d’Afrique où nous marchions. Je contemplais ce pays vierge, non comme la patrie des Bayas, mais comme une patrie française, où des Français nous avaient envoyés, et j’essayais de comprendre la conscience de ma race, aussi obscure, aussi complexe que celle des peuples noirs que nous croisions sur notre route.

A ces moments, comme j’étais fier de garder en moi cette petite lampe de l’héroïsme, si vacillante aujourd’hui, et de retrouver, dans la partie la plus repliée de mon âme, un peu de l’antique passion des dominateurs et des conquérants !… Nous venons ici pour faire un peu de bien à ces terres maudites. Mais nous venons aussi pour nous faire du bien à nous-mêmes. Nous voulons que la grande aventure serve à notre santé morale, à notre perfectionnement. L’Afrique est un des derniers refuges de l’énergie nationale, un des derniers endroits où nos meilleurs sentiments peuvent encore s’affirmer, où les dernières consciences fortes ont l’espoir de trouver un champ à leur activité tendue.

Nous voulons la saluer, comme une colonne unique, en un temple mutilé… Bien peu, sans doute, viendront vers elle. Notre sagesse et notre vertu s’éloigneront de son splendide et solitaire excès, et nous ne voudrons plus, maintenant que nous sommes bons, de ces pinceaux de lumière rouge qu’elle projetait vers le monde, malade de langueur. Ah ! oui, elle sera délaissée — maintenant que nous savons tout et que nous n’aimons plus — la vieille colonne, dressée toute seule, parmi les ruines de nous-mêmes…

Mais tant qu’il y aura des hommes de lutte et de douleur, tant qu’il y aura des tristes et des forts, on ira mourir là-bas, avec une adorable joie, comme vont mourir des vagues sur une plage déserte.


Leur âme, à ces chevaliers de la mort, n’est point pareille à celle des autres. Ils sont, ceux-là, les voyageurs et les soldats. Ils sont ceux qui marchent, ceux qui n’en peuvent plus de marcher et qui veulent mourir de leur idée. Comment ressembleraient-ils aux autres, à ceux qui restent en place, enclos dans leur monotone et inféconde songerie ?

Nos idées morales sont le reflet même de notre vie tout entière. La qualité de notre âme est faite aussi bien de ce qu’il y a de plus intime et de plus inné en nous que du genre de vie que nous menons, des impressions qui viennent effleurer le miroir uni de notre conscience et, pour tout dire, des parties les plus superficielles de cette conscience. Comment s’étonner que Napoléon ait fait entrevoir un idéal d’humanité différent de celui qu’avait proposé l’auteur de l’Imitation ? Les horizons qui limitent notre vue nous remuent profondément et les aspects divers que nous entrevoyons sont susceptibles de modifier nos cœurs autant que les plus solitaires méditations. C’est le grand idéal des soldats qui surgit sur les routes, à chacun de nos pas, et chacun de ces pas nous conduit un peu vers notre ciel !

Hélas, toute notre histoire humaine n’est que celle des défaites et des victoires de cette sombre foi, souffle de sépulcre que peu d’êtres ont eu la force de sentir, foi profonde des errants dans une vallée de joie. Mais ici, sur la terre des Barbares, je reprends de l’espoir ; je crois encore en la bonté de l’action, et qu’elle saura dominer la paresse des faibles. C’est le dernier bienfait de l’Afrique, de m’aider à me reconnaître, parmi toutes les misères de notre époque.

Maintenant, ma vie est toute brillante et tissée de fils éclatants. Loin des miens, je sais entendre en moi et retrouver cette résonance lointaine, infiniment lointaine, qui retentit depuis des siècles, à travers les consciences de mes ancêtres, jusqu’à étouffer toutes les chansons du monde, tous les murmures humains. Cette voix-là me recommande le courage et m’annonce les prochaines victoires.


Je sais que je dois me croire supérieur aux pauvres Bayas de la Mambéré. Je sais que je dois avoir l’orgueil de mon sang. Lorsqu’un homme supérieur cesse de se croire supérieur, il cesse effectivement d’être supérieur. Avec son orgueil, un peu de lui-même disparaît, un peu de la meilleure partie de lui-même. Lorsqu’une race supérieure cesse de se croire une race élue, elle cesse effectivement d’être une race élue. Lorsqu’une race forte cesse de croire à sa force, elle cesse effectivement d’être forte. La supériorité d’une race sur une autre race est peut-être une illusion… Qu’importe ? C’est l’illusion de se croire supérieur aux autres qui fait accomplir les belles actions. Et si toutes les illusions disparaissent les unes après les autres, celle-là, nous devons la maintenir, l’entretenir en nous comme une plante précieuse.

L’illusion de la force, c’est la dernière colonne des vieux temples, celle qu’il nous faut le plus jalousement garder. Se croire fort, c’est déjà une manière d’être fort, et l’on peut même dire que la force d’un peuple se mesure à la conscience qu’il a de cette force. Tout se pénètre ici et s’enchevêtre. Un peuple fort est celui en lequel l’orgueil de la race ne s’est pas affaibli. C’est parce que l’Empire romain était grand et fort, que le citoyen de Rome pouvait dire avec orgueil : Civis romanus sum. Mais c’est bien un peu aussi parce qu’il disait cela, parce qu’il le criait, parce qu’il emplissait le monde du bruit de ces trois mots glorieux, c’est bien un peu pour cela que l’empire était grand et fort.

Jamais, plus qu’aux belles heures de marche sous le soleil du Tropique, je n’ai éprouvé de joie à me répéter à moi-même cette phrase si simple et si bienfaisante : « Je suis soldat français ». Ces mots-là, c’était comme le refrain forcé, la prosodie de toute l’Afrique. Chaque objet me les suggérait et semblait les approuver. Comment s’étonner que cette lumière qui me venait tout à coup, m’intéressât plus que les paysages de ma route et les rencontres de mon voyage ?


On croirait presque, aujourd’hui, que l’héroïsme est une chose morte. On croirait presque, ma foi, qu’ils sont morts, les divins amants de la Force, de l’Amour, de la Poésie, et tous ceux qui avaient soif et faim de l’absolu. Ils sont là, pourtant, parmi nous, tout prêts à nous aider et à nous secourir…

« Opinions du peuple saines », disait Pascal. Nous reviendrons à l’opinion du peuple qui est la guerre. De l’extrême barbarie, nous sommes passés à une extrême civilisation. Et ce qui nous manque, en effet, ce sont des barbares. Maintenant, il nous faut venir prendre conseil chez des sauvages. Mais qui sait si, par un retour fréquent dans l’histoire humaine, nous ne reviendrons pas au point dont nous sommes partis ? Il est un moment où l’esprit trop guerrier s’affine et s’adoucit ; la violence révolte comme une injustice ; la bonté féconde remplace la haine stérile. Progrès normal et légitime, mais qui n’est pas le terme de notre évolution. Il vient une heure où la violence n’est plus de l’injustice, mais le jeu naturel d’une âme forte et trempée comme un acier. Il vient une heure où la bonté même cesse d’être féconde et devient amollissante et lâche. Alors la guerre n’est plus qu’un indicible poème de sang et de beauté. C’est la grande vendange de la Force, où une sorte de grâce inexprimable nous précipite et nous ravit. Là nous trouvons l’emploi le plus normal, le plus noble, en même temps, de ces ressources infinies d’énergie, de ces formidables ampères, de ces hectowatts d’énergie qui circulent en nous incessamment. Plus que la lutte de deux intérêts, comme dans la période barbare de l’humanité, la guerre est l’inévitable choc de deux puissances de vie qui s’interrogent et interrogent en même temps la destinée. Admirable mystère que celui de ce devoir héroïque, qui nous mène à la plus périlleuse des spéculations, par les chemins les plus étranges du rêve !

Voilà ce que j’ai pu lire dans le ciel des Bayas. Voilà l’adorable vision que m’envoyait la terre conquise, toute sombre de deuils et de tristesses, la dernière parole de l’Afrique, avant que j’aille rejoindre les seuils clairs de la France.

Dans ma patrie, on aime la guerre, et secrètement on la désire. Nous avons toujours fait la guerre. Non pour conquérir une province. Non pour exterminer une nation. Non pour régler un conflit d’intérêts. Ces causes existaient assurément, mais elles étaient peu de choses. Elles étaient secondaires et adventices. En vérité, nous faisions la guerre pour faire la guerre. Sans nulle autre idée. Pour l’amour de l’art. La guerre pour la guerre. Nous faisions la guerre, par un naturel besoin de nous dépenser et de nous imposer, parce que c’était notre loi, notre raison secrète, notre foi.

Quelle plus belle preuve en donnerai-je que la vie même de Napoléon ? Bien souvent, ses campagnes furent absurdes dans leurs principes, désastreuses dans leurs conséquences. Mais toujours le peuple les exalta, et comment en eût-il été autrement, puisque cet homme était la volonté même et l’histoire même de ce peuple ? Le plus beau, le plus inutile en même temps, le plus fou, le plus absurde de ces drames merveilleux de la destinée française, la campagne de Russie, en 1812, est précisément la plus populaire des guerres de l’Empire, la plus chantée par l’imagination enthousiaste de la foule.

Pas un de nos rois qui n’ait été guerrier. Pas un qui n’ait conquis sa gloire par la guerre. Et le seul qui ait été vraiment un ami de la paix, Louis-Philippe, comme nous l’avons maltraité et bafoué, pour son parapluie de paisible bourgeois ! Avais-je donc tort de conseiller l’action, de rechercher en moi le meilleur héritage des ancêtres ?


Mais pour justifier cette action, il nous suffit de dépasser, par une sorte d’hypostase, le domaine de nos impressions extérieures pour atteindre le substratum des énergies latentes, des forces vives qui dorment en nous. Alors, par derrière les civilisations séculaires, les éducations complexes, les enseignements de la société où nous vivons, par derrière tout ce que cette civilisation, cette éducation, cet enseignement ont déposé en nous de limon fertile, nous pouvons découvrir la partie vraiment primitive de notre être. Dans cette mystérieuse région, il y a des tumultes et des ouragans. Des passions fortes, montées de quelles profondeurs, s’apprêtent à vivre à la lumière d’un surnaturel soleil. Quelle richesse dans cette merveilleuse ascension ! Quels insoupçonnés trésors !

Parfois, en pleine action, nous sommes comme en extase. C’est un état plein de félicité où notre être atteint des sommets qu’il ignorait dans la trame quotidienne de la vie. Impossible alors de démêler l’écheveau complexe de nos sensations, de distinguer et de formuler les états de l’âme qui se précipitent dans un absolu désordre.

Mais ce que nous savons bien, c’est que notre humanité est alors développée jusqu’à son point le plus avancé. Nous sentons en nous un maximum d’existence. Transfigurés, il faut que nous allions vers des dangers. Et touchés par la vénéneuse odeur de la mort, nous sentons sourdre en nous d’immenses fleuves de vie et de beauté.

Ainsi, ce noble pays d’Afrique sait-il nous avertir du sens de l’action que nous y déroulons.

Avant de quitter les rives de la Sangha, j’ai la prétention inouïe d’avoir conquis une croyance et d’avoir pu hausser mon rêve au-dessus des doutes et des relativités. Ce que j’ai trouvé de plus beau dans ces domaines, c’est le souvenir des hommes qui sont venus jadis de la terre natale pour y mourir obscurément. De tels passants suffisent à fixer en beauté noble et héroïque le plus fluide des univers. Loin de la vie mondaine et sentimentale, je suis ramené par eux à la vie même, à la source même de la vie.

J’agitais exactement ces pensées, au moment de prendre le chemin du retour, avec mon chef aimé et vénéré, le commandant Lenfant. De Bania, qui avait été le début et le terme de notre exploration, jusqu’à Ouesso, il faut trois grandes journées de pirogue. De Ouesso, un bateau à vapeur conduit à Brazzaville par la Sangha et le Congo. C’est alors la fin de la barbarie. On sent, de bien loin, pourtant, comme un vague parfum d’Europe, auquel il faut enfin s’habituer de nouveau.

Les 5, 7, 8 et 9 septembre 1907, nous descendîmes la Sangha dans une de ces frêles barques que les N’Goundis de Nola taillent dans les troncs d’arbres de la forêt. Ce furent nos derniers beaux jours d’Afrique, les derniers parmi la vie la plus simple et la plus primitive qui soit au monde. Dures et monotones heures, à glisser sur l’eau calme de la rivière, tout illuminée de soleil ! On longe les berges, encombrées de lianes, sans un murmure humain, sans un souffle animal. On n’entend que l’éternelle chanson des N’Goundis criant debout à l’arrière de la pirogue, leur éternel : « si gi ti yo, yo, yo… si gi ti yo, yo, yo… » qui scande le mouvement régulier des pagaies. On croit baigner dans un paradis dévasté où les pensées ne seraient plus que de claires et joyeuses fulgurations…

Couché pendant des heures, dans cette auge de bois où les mouvements trop brusques sont interdits, j’aurais pu dénombrer toutes les richesses de l’âme française et retirer quelque bien de ce travail. J’ai préféré, par une rêverie appropriée, me préparer à revoir les miens et j’ai laissé courir vers moi ce grand souffle de la patrie qui venait m’effleurer mystiquement.

Le 9 septembre, à dix heures du matin, nous arrivâmes à Ouesso, après une belle nuit de marche, toute irradiée de lune. Je dis alors adieu à la terre des sauvages, de ceux du moins que notre civilisation n’a pas encore pu toucher, mais ma pensée allait surtout vers les morts que nous avons laissés sur cette terre, promise aux héros.

Chargement de la publicité...