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Terres de soleil et de sommeil

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ÉPILOGUE

Depuis trois semaines, je suis à Paris. De ma fenêtre, rue Chaptal, je vois le petit jardin qui me rappelle toute mon enfance et mon adolescence d’hier. Il fait froid. Il semble que les lilas légers et le lierre âgé se crispent sous le givre, et des rafales, en efforts haletants, font rage parmi les hautes parois des maisons. Une lumière rare filtre du ciel qu’on ne voit plus. Le froid sent la misère, la grande débâcle, l’aigre misère, le trottoir. J’ai retrouvé mes livres, qui s’ouvrent encore à la page souvent lue, et mon fauteuil à la même place et cette belle rangée d’in-octavos qui préside au-dessus de mon lit à mon sommeil. J’ai retrouvé mon père et ma mère, toute ma famille penchée le soir sous la lampe heureuse, dans la chambre tiède, loin de la bise mauvaise et loin de la rue. J’ai retrouvé le vieux foyer, empli de pensées douces et graves.

Tous les jours, je vais dans la ville. Je marche longtemps parmi la ville dont tous les coins me sont familiers et connus… Grenelle, le pont de Grenelle et Javel, tous les quartiers tristes comme Popincourt, la rue de la Goutte-d’Or, le boulevard Exelmans et la Muette ; la Seine, l’insigne ruisseau, que strient les bateaux mouches et les remorqueurs de la « Société Générale de touage et de remorquage » et les chalands aux proues camuses, aux noms évocateurs de nos campagnes : « l’Oise », la « Marne », la « Brie », massifs et lourds de poutres ou de moellons, j’ai tout revu, et la rive gauche avec la rue de Verneuil, la rue Saint-Dominique, la rue de l’Université, élégantes et strictes.

Mais le soir, dans la vieille maison où les bruits de la rue n’arrivent pas, je savoure encore les splendeurs de l’Afrique et ses délices. De chez moi, de ma ville qui déjà m’a repris avec son vieux passé, son passé de tous les siècles, je vois mieux la terre libre de là-bas, où l’on marchait heureux sous le soleil de l’éternel été. Maintenant je ne vois pas d’emploi plus digne de la vie que de partir vers les pays lointains, et d’user ses chaussures sur des terres nouvelles, par delà nos mers et nos océans. De telles équipées nous rendent meilleurs et nous font mieux comprendre l’innombrable beauté.

Je partirai encore vers d’autres cieux. Toutes les patries sont belles pour un cœur chaleureux et pour des yeux aimants. Mais nulle ne me sera plus bienfaisante ni plus reposante que l’Afrique. Sur cette terre jeune, nous avons pendant deux ans emmagasiné de la jeunesse pour toute une vie ; nous avons bu à cette fontaine de Jouvence qui redonne l’énergie aux cœurs amollis et qui tend les êtres à leur plus haut diapason, au-dessus des petitesses de la vie et des humilités quotidiennes.

C’est une terre de vertu. Je l’aime pour les exploits qu’y ont accomplis mes maîtres et mes chefs, et qui lui font une belle couronne de gloire, de gloire française. Elle suscite les héros et leur procure, par les joies fortes et nobles qu’elle leur dispense, les récompenses attendues.

Je conçois les paysages africains sous une double catégorie, celle de l’action et celle du rêve. Mais l’action qui nous y est conseillée est si pure, si héroïque qu’elle entre déjà de plain-pied dans la catégorie du rêve. C’est là sans doute toute la métaphysique de l’Afrique. Dans telle forêt de la Sangha, j’entendais bruire dans des cycles de verdure l’appel lointain de Parsifal. Le jeune héros me semblait être ici dans un cadre digne de lui et de ses hautes pensées. Lisez les récits des voyageurs d’Afrique. Ce sont de nouveaux mystiques, pleins de la foi qui déplace les montagnes. Voyez les images de notre admirable Gentil : cette face austère et douce, ces yeux profonds qui ont tout vu, ce regard dur et clair qui semble toujours tendu vers quelque chose d’absolu, ce regard de volonté absolue, ignorante des obstacles et des contingences. Mais quelle joie profonde nous étreint quand nous lisons ce livre au titre sonore comme un appel de victoire, au titre évocateur des combats primitifs dans l’âpre brousse : « La chute de l’Empire de Rabah » !

Notre foi a ses textes sacrés et ses bibles. Mon chef, le commandant Lenfant, m’a souvent raconté l’enthousiasme qui le transportait, dans sa jeunesse, lorsqu’il lisait le livre de Stanley : Dans la plus ténébreuse Afrique. Arrivé au passage où le grand voyageur raconte que, découvrant enfin le Tanganika et dominant l’immense nappe d’eau du haut d’une falaise, il s’écria avec ferveur : « Tanganika ! Tanganika ! », le jeune homme voyait dans un rêve lointain se dérouler d’immenses horizons inconnus avec un monsieur en casque blanc, botté et ceinturé d’un revolver, qui s’avançait tout seul en plein mystère parmi de hautes herbes, vers des lointains éclatants.

Ces premières images nous accompagnent toute la vie ; les premiers rêves deviennent nos étoiles et nous suivent dans nos rudes pèlerinages. En France, nous sommes pris dans un engrenage social ; nous jouons sur la petite scène du monde un rôle préconnu, préfixé, conforme à notre richesse et au milieu où nous vivons. Mais là-bas notre cœur s’exalte vers les plus hautes pensées que l’on puisse avoir. Nous sommes transportés au-dessus de nous-mêmes. Je ne suis plus un jeune bourgeois français, occupé des travaux de mon état ; je suis un homme, en qui ne surnagent plus que des sentiments primitifs et frustes. Parmi les miens, je suis pénétré du désir de bien faire ; mais sur la terre d’Afrique, je ne pense pas à bien faire. Mon action s’y déroule naturellement comme une mélodie passionnée. Elle vaut pour elle-même, et non plus en ce qu’elle se rapporte à moi, à ma maison et à ma vie.

Le Centre-Afrique est un des derniers endroits du monde où l’on trouve la vie primitive, sans aucune des altérations qu’y apporte partout ailleurs notre civilisation envahissante. Là seulement on éprouve ce petit tressaillement du cœur à pénétrer dans des terrains vierges, parmi d’insoupçonnées barbaries. Sous les dernières latitudes inconnues, que de fois nous fûmes pris de ce léger vertige, assez voluptueux, parce que nous retrouvions la vie à sa source même, dans sa splendeur abolie. Là, nous avons surpris d’admirables gestes, et tout ce qui reste de beauté mâle et harmonieuse dans notre médiocre humanité.

Sur les rives brûlantes du Logone, de belles attitudes de victoire et de force, mêlées à de la grâce, ont revécu pour nous, que je croyais n’exister plus que sur les panses arrondies des vases antiques. J’ai été surpris de trouver ces hommes vénérables et de voir que leurs âmes allaient aussi en profondeur. J’y démêlais parfois d’obscurs frissons qui jusqu’alors ne me semblaient appartenir qu’à moi. Mais rien n’égale la joie de se sentir, parmi eux, le dominateur. Quelle belle solitude humaine qui réveille en nous les meilleures passions et les plus oubliées ! Jusqu’à la mélancolie des heures du soir, si nues et si simples, nous fait du bien et nous élève.

Aucune littérature ne s’y mêle ; à ces heures-là, comme ma maison me semblait lointaine et indistincte dans le passé !

Parfois alors, je concevais l’orgueil de vivre en beauté et je trouvais la vie divine et voluptueuse. Mais cela même était si confus en moi que je ne pouvais me l’exprimer précisément. Je pensais à ces grands oiseaux qui nagent dans l’or liquide d’un soir d’Orient. Une vie nouvelle s’ouvrait vers des jardins bizarres, aux fleurs inconnues.

Logone ! nom plaintif comme une source de l’Achaïe, plaines du Logone, ruisseaux de la Sangha et vos intimités d’amantes, croupes de Yadé qui recélez les hordes des fauves Bayas, croupes du Simbal et cols du Simbal, encombrés de sombres pierrailles, Penndé, estuaire de clarté sereine et franche, vous êtes les plus douces pages de ma vie. Parmi vous, quel cœur dolent et meurtri ne se guérirait pas, quel cœur ne s’égalerait aux dieux ? Votre calme silencieux suscite en nous des tumultes. Du fond des âges de la vieille planète, nous arrivent des splendeurs nouvelles. Chez vous, nous devenons les premiers hommes, étonnés et fervents, qui voyaient de l’horizon nébuleux monter de rouges soleils…

Bientôt j’irai en Bretagne. Je reverrai le petit hameau de Tréshugel dont le murmure très doux se mêle au murmure plus rude de la mer. Je reverrai le bois de pins qui monte près du rivage harmonieux, le sentier où, tout petit, je suivais des yeux le vieux Renan, lourd de pensées et de génie. J’irai à cheval pendant des heures dans les chemins creux où chaque ajonc me redira une heure de mon enfance, où chaque branche m’enverra un parfum du passé.

Mais je penserai encore à la vieille Afrique, à la vieille terre du sommeil qui repose là-bas, sous le soleil.

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