Théologie hindoue. Le Kama soutra.
The Project Gutenberg eBook of Théologie hindoue. Le Kama soutra.
Title: Théologie hindoue. Le Kama soutra.
Author: Vatsyayana
Translator: Lamairesse
Release date: January 5, 2005 [eBook #14609]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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THÉOLOGIE HINDOUE
LE KAMA SOUTRA
RÈGLES DE L'AMOUR DE VATSYAYANA (MORALE DES BRAHMANES)
TRADUIT PAR E. LAMAIRESSE
ANCIEN INGÉNIEUR EN CHEF
DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS DANS L'INDE
Traducteur de la Morale du Divin Pariah
INTRODUCTION
Les principes sur le juste et l'injuste sont les mêmes en tout temps et en tout lieu, ils constituent la morale absolue; mais les principes sur les moeurs varient avec les âges et les pays. Depuis la promiscuité sans limites des tribus sauvages jusqu'à la prohibition absolue de l'oeuvre de chair en dehors du mariage, que de degrés divers dans la liberté accordée aux rapports sexuels par l'opinion publique et par la loi sociale et religieuse! A l'exception des Iraniens et des Juifs, toute l'antiquité a considéré l'acte charnel comme permis, toutes les fois qu'il ne blesse pas le droit d'autrui, comme par exemple le commerce avec une veuve ou toute autre femme complètement maîtresse de sa personne. Toutefois la Chine, la Grèce et Rome ont honoré les vierges, et l'Inde les ascètes voués à la continence à titre de sacrifice.
Au point de vue de la raison seule et d'une conscience égoïste, la tolérance des Indiens et des païens parait naturelle et la règle sévère des Iraniens semble dictée par l'intérêt social ou politique; aussi cette règle n'a-t-elle été imposée qu'au nom d'une révélation par Zoroastre et par Moïse.
De là deux grandes divisions entre les peuples sous le rapport des moeurs; chez les uns la monogamie est obligatoire, chez les autres la polygamie est permise sous toutes les formes qu'elle peut revêtir, y compris le concubinage et la fornication passagère. Dans l'antiquité on doit, entre les peuples qui n'admettent pas de révélation, distinguer sous le rapport des moeurs: d'une part, les Ariahs de l'Inde chez lesquels la religion et la superstition se mêlent intimement et activement à tout ce qui concerne les moeurs, dans un intérêt politique, avec absence de génie artistique; et d'autre part, les Ariahs d'Occident, c'est-à-dire les Grecs et les Romains chez lesquels ce culte a été seulement la manifestation extérieure des moeurs, sans direction ni action marquée sur elles, et où le génie artistique a tout idéalisé et tout dominé.
Ainsi le naturalisme des Brahmes, l'antiquité payenne et les principes de l'Iran ou d'Israël, dont a hérité le Christianisme, forment trois sujets d'études de moeurs à rapprocher et à faire ressortir par leurs contrastes. La matière se trouve: pour le premier sujet, dans les scholiastes et les poètes du brahmanisme; pour le second, dans la littérature classique, principalement dans les poètes latins sous les douze Césars; pour le troisième, dans les auteurs modernes sur les moeurs, savants et théologiens. Ces auteurs sont universellement connus et il suffira d'en citer quelques extraits. Mais il est nécessaire de donner, dans cette introduction, d'abord des renseignements sommaires sur les Iraniens, puis des détails plus complets sur les Brahmes.
LES IRANIENS.—Il paraît établi que le Mazdéisme est postérieur au XIXe siècle avant Jésus-Christ, époque où commence l'ère védique, et antérieure au VIIIe siècle avant Jésus-Christ; d'où l'on conclut que l'auteur de l'Avesta a précédé la loi de Manou et n'a pu être contemporain de Pythagore comme l'affirment quelques historiens grecs. Peut-être d'ailleurs Zoroastre est-il un nom générique (comme l'ont été probablement ceux de Manou et de Bouddha) qui désigne une série de législateurs dont le dernier serait celui que Pythagore aurait connu à Babylone et à Balk où il tenait école.
L'antique Iran était à l'est du grand désert salé de Khaver, autrefois mer intérieure; son centre était Merv et Balk. Tout près était, sinon le berceau de la race Aryenne, au moins sa dernière station, avant la séparation de ses deux branches asiatiques.
On s'accorde à reconnaître dans Zoroastre un réformateur qui voulut relever son pays succombant à l'exploitation des Mages (magiciens) et à l'inertie, et le régénérer par le travail, surtout agricole, et par le développement de la population fondé sur le mariage, les bonnes moeurs et les idées de pureté. Voici ses deux préceptes essentiels que nous retrouvons dans la loi de Moïse:
Eviter et purifier les souillures physiques et morales; avoir des moeurs pures pour augmenter la population. Zoroastre recommande l'art de guérir et proscrit la magie, son code n'est qu'une thérapeutique morale et physique.
Il peut, ainsi que quelques-uns le prétendent de Moïse, avoir emprunté à l'Égypte une grande partie de ses préceptes sur les souillures et les purifications.
Ce qui domine dans la morale de Zoroastre, c'est l'horreur du mensonge; ce trait ne se trouve dans aucune des religions de l'Orient ni dans le caractère d'aucune de ses races, sauf les Iraniens et les Bod (anciens Scythes).
Comme principe, il paraît dériver de la quasi-adoration de la lumière, qui fait le fond du Mazdéisme. On doit certainement aussi en faire honneur à la droiture et à l'élévation de caractère de son fondateur.
Les aspirations morales du Mazdéen, sa conception de la vie, du devoir et de la destinée humaine, sont exprimées dans la prière suivante:
«Je vous demanderai, ô Ozmuzd, les plaisirs, la pureté, la sainteté. Accordez-moi une vie longue et bien remplie. Donnez aux hommes des plaisirs purs et saints, qu'ils soient toujours engendrant, toujours dans les plaisirs.»
«Défendez le sincère et le véridique contre le menteur et versez la lumière.»
Après le mensonge, le plus grand des crimes, aux yeux de Zoroastre, est le libertinage, tant sous la forme d'onanisme ou d'amour stérile que sous celle d'amour illégitime et désordonné.
La perte des germes fécondants est la plus grande faute aux yeux de la société et de Dieu.
L'Iranien sans femme est dit «au dessous de tout.»
Le père dispose de sa fille et le frère de sa soeur.
La jeune fille doit être vierge. Le prêtre dit au père: «Vous donnez cette vierge pour la réjouissance de la terre et du ciel, pour être maîtresse de maison et gouverner un lieu.»
L'acte conjugal doit être sanctifié par une prière: «Je vous confie cette semence, ô Sapondamad» (la fille d'Ozmuzd).
Chaque matin, le mari doit invoquer Oschen (qui donne abondamment les germes).
Si l'amant se dérobe, la femme qu'il a rendue mère a le droit de le tuer.
L'infanticide et le concubinage sont punis de mort, mais la loi n'édicte rien contre les femmes «publiquement amoureuses, gaies et contentes, qui se tiennent par les chemins et se nourrissent au hasard de ce qu'on leur donne.» Cette tolérance est une sorte de soupape ouverte aux passions pour empêcher le concubinage et l'adultère.
Zoroastre recommande aussi l'accouplement des bestiaux.
Il prescrit de traiter les chiens presque aussi bien que les hommes; sera damné celui qui frappera une chienne mère. Dans tout l'Orient on ne retrouve qu'au Thibet ce soin presque pieux pour les chiens. Outre les préceptes sur le mariage et les souillures, il y a beaucoup d'autres points de ressemblance entre l'Avesta et la Bible. M. Renan en a conclu qu'il y a eu certainement un croisement entre le développement iranien et le développement juif. M. de Bunsen a publié un livre pour démontrer que le Christianisme n'est autre chose que la doctrine de Zoroastre, transmise par un certain nombre d'intermédiaires jusqu'à saint Jean dont l'évangile est, selon quelques uns, l'expression de la doctrine secrète de Jésus, de sa métaphysique. Il soutient que la formule «je crois au père, au fils et à l'esprit» à laquelle se réduisait, d'après M. Michel Nicolas, le Credo des premiers chrétiens, n'est pas juive, mais qu'elle vient de Zoroastre.
Il n'est point surprenant qu'un homme d'imagination identifie ainsi deux doctrines qui se rapprochent beaucoup par leur pureté.
M. Emile Burnouf, de son côté, pense que ce Credo était aussi celui des Ariahs dans l'Ariavarta, ce qui peut se concilier avec la thèse de Mr de Bunsen.
Le même auteur fait dériver la symbolique chrétienne du culte primitif des Ariahs.
Ce sont là de brillants aperçus plutôt que des faits rigoureusement acquis à la science. Ce qui n'est point contesté, c'est l'identité presque parfaite des règles sur les moeurs chez les Iraniens et chez les juifs, et par suite chez les chrétiens. Pour qu'on en soit frappé, il suffit de rappeler:
1° Les préceptes du Décalogue: VIe «Tu ne forniqueras point»; «IXe Tu ne désireras pas la femme de ton prochain»; ou bien le 6e commandement de Dieu: «L'oeuvre de chair tu ne feras, qu'en mariage seulement», et le 9e «Luxurieux point ne seras, de corps ni de consentement.»
2° La doctrine de l'Eglise sur l'Onanisme (Père Gury, théologie morale).
«La pollution consiste à répandre sa semence sans avoir commerce avec un autre; la pollution directe parfaitement volontaire est toujours un péché mortel.»
«Toute effusion de semence, faite de propos délibéré, si faible qu'elle soit, est une pollution et par suite un péché mortel.»
«DE L'ONANISME EN PARTICULIER»
«L'onanisme tire son nom d'Onam, second fils du patriarche Juda, qui après la mort de son frère Her, fut forcé, selon la coutume, d'épouser sa soeur Thamar pour donner une postérité à son frère. Mais, s'approchant de l'épouse de son frère, il répandait sa semence à terre pour que des enfants ne naquissent pas sous le nom de son frère. Aussi le Seigneur le frappa parce qu'il faisait une chose abominable (Genèse XXXVIII, 9 et 10).
«922.—L'onanisme volontaire est toujours un péché mortel en tant que contraire à la nature; aussi il ne peut jamais être permis aux époux, parce que:
1° Il est contraire à la fin principale du mariage et tend en principe à l'extinction de la société et par conséquent renverse l'ordre naturel;
2° Parce qu'il a été défendu strictement par le législateur suprême et créateur, comme il résulte du texte précité de la Genèse.»
L'INDE.—Dans l'Inde la morale se confond avec la religion, et la religion avec les Brahmes. Ce sont trois termes qu'on ne peut séparer dans un exposé. Nous nous étendrons donc quelque peu sur les Brahmes.
Les moeurs des Ariahs paraissent avoir été pures dans l'Aria-Varta, berceau commun des Ariahs asiatiques, et dans le Septa Sindou leur première conquête dans l'Inde, entre la vallée délicieuse de Caboul et la Serasvati.
L'épouse était une compagne aussi respectée que dévouée.
Le culte était privé, le père de famille pouvait, même sans le poète ou barde de la tribu, consommer le sacrifice; mais bientôt le poète imposa sa présence et il devint prêtre.
Dans le principe rien ne distinguait les prêtres du corps des Ariahs ou Vishas, pasteurs; ils étaient, comme les autres membres de la tribu, pasteurs, agriculteurs, guerriers, souvent les trois à la fois.
A la fin de la seconde période védique (la seconde série des hymnes), le sacerdoce s'établit avec le culte public.
On adore Indra soleil, qu'on agrandit pour en faire Vichnou soleil.
Des hymnes font de Roudra un dieu en deux personnes.
C'est le souffle impur lorsqu'il vient des marais sub-himmalayens, le dieu purificateur quand il chasse l'air empesté des bas-fonds et des jungles.
Quand la conquête embrasse tout le pays entre la Sérasvati et la Jumma, l'aristocratie guerrière se forme en même temps que la caste sacerdotale.
Les Ariahs ont à combattre les Daysous noirs habitants des montagnes et les Daysous jaunes (sans doute de la race mongole) qui occupent les plaines; ces derniers sont avancés dans la civilisation, combattent sur des chars, ont des villes avec enceintes. Quand ils sont assujettis, les Brahmes leur empruntent le culte des génies qui était leur religion.
Dans la vallée du Gange, les Ariahs se civilisent et se corrompent; les Brahmes favorisent l'établissement de petites monarchies pour tenir en bride les guerriers (Kchattrias) et parmi les compétiteurs ils appuient ceux qui les soutiennent.
Quelques-uns sont guerriers et rois.
Ils se font les gourous (directeurs de Conscience) et les pourohitas (officiants) des rajahs.
Pour acquérir un grand prestige, ils établissent le noviciat des jeunes
Brahmes et l'ascétisme des vieillards.
Jouissant de la paix par la protection des Radjas (princes guerriers), les Brahmes se divisent en deux camps; les uns n'admettent comme efficaces pour le salut que la foi et la prière (la backti), les autres proclament la souveraineté de la boddhi ([Grec: sorich] des Grecs, la connaissance).
A la période védique succède la période héroïque, l'Inde des Kchattrias, qui dure plusieurs siècles pendant lesquels les Ariahs s'emparent: d'abord du cours inférieur du Gange, puis du reste de la péninsule.
Pendant que les guerriers achèvent la conquête, les trois classes se distinguent et se séparent de plus en plus, les Brahmes s'emparent de tous les pouvoirs civils et judiciaires.
Les Brahmes et les Kchattrias se disputent le pouvoir; les premiers, pour flatter la foule, adoptent ses superstitions et ses dieux, ils font appel aux races non-aryennes et principalement aux peuplades guerrières à peine soumises; avec leur aide et celle de quelques rois qui se déclarent pour eux, ils exterminent les Kchattrias dans le sud et ne leur laissent ailleurs qu'un rôle subordonné.
Ils composent alors une série d'ouvrages théologiques qui change la religion et qui leur donne la possession exclusive de tout ce qui touche au culte. Le couronnement de l'oeuvre est la loi de Manou qui consacre leur suprématie sur tous et en toute chose et achève l'abaissement physique et moral des classes serviles vouées, même à leurs propres yeux, par la doctrine de la métempsycose, à une déchéance irrémédiable.
C'est ainsi que les Pariahs se croient eux-mêmes inférieurs à beaucoup d'animaux. Par la peur, par la corruption, par le dogme de l'obéissance aveugle à la coutume immuable, l'institution de Manou a vécu plus qu'aucune autre et on ne saurait en prévoir la fin. Jamais et nulle part on n'a poussé aussi loin que les Brahmes l'habileté théocratique pour l'asservissement.
Ce qui était resté des Kchattrias et la caste entière des Vessiahs (Vishas) supportaient avec impatience l'arrogance et les privilèges exorbitants des Brahmes.
Les théosophes et les ascètes, en dehors de leur caste, les combattaient dans le champ de la spéculation.
Tous ces adversaires se réunirent dans le Bouddhisme; il eut une telle faveur que tout ce qui avait une certaine valeur morale entrait dans les couvents bouddhiques: les Brahmes délaissés et réduits à leurs propres ressources vécurent de leurs biens et des métiers que Manou leur permet en temps de détresse. Mais ils n'abandonnèrent point la partie. Tandis que le célibat bouddhique dévorait les hautes castes qui leur étaient opposées et ne laissait rien pour le recrutement du corps religieux, les brahmes se maintenaient par l'esprit de famille, et à force de persévérance, de talents, d'habileté et d'astuce, ils parvenaient à supprimer le bouddhisme.
Par une série de transformations, les Brahmes ont fait de la divinisation de la vie et de la génération, l'essence même de la religion. Aujourd'hui les Hindous se divisent en deux grandes sectes:—les adorateurs de Siva, autrefois Roudra, qui portent au bras gauche un anneau dans lequel est renfermé le lingam-yoni, sorte d'amulette figurant l'accouplement des organes des deux sexes, (verenda utriusque sexus in actu copulationis),—et ceux de Vishnou qui portent au front le Nahman. C'est une sorte de trident tracé à partir de l'origine du nez. La ligne verticale du milieu est rouge et représente le flux menstruel; les lignes droites latérales sont d'un gris cendré et figurent la semence virile.
En introduisant la sensualité dans tout ce qui touche à la religion, les
Brahmes avaient eu deux objectifs.
Arracher au Bouddhisme et captiver par des images de leur goût grossier les Hindous, surtout ceux de la caste servile incapables d'atteindre aux délicatesses du sentiment et de l'idéal. C'était avec la représentation sculpturale des scènes mythologiques qui avait un certain mérite, non de forme, mais de mouvement, le moyen le plus facile et peut-être unique de plaire aux yeux; c'était aussi une concession aux cultes locaux antérieurs à la conquête, qui purent ainsi se continuer dans le sein du Panthéisme.
Le second objectif des Brahmes, celui-là fondamental et non point seulement une arme et un expédient de circonstance, nous est indiqué par la prescription de Manou: «chacun doit acquitter la dette des ancêtres» (avoir au moins un fils pour lui fermer les yeux).
Le but était d'empêcher la diminution numérique et par suite l'effacement de la race des Ariahs, aujourd'hui représentée uniquement par les Brahmes, et aussi de développer la population servile dont le travail était la source principale de la richesse publique. Le législateur pensait sans doute qu'il fallait exciter les passions chez un peuple physiquement assez faible, d'un tempérament lymphatique, disposé à l'anémie par l'insuffisance d'une alimentation exclusivement végétale et par l'accablement du climat.
La religion naturaliste ou érotique de l'Inde a commencé par l'adoration de Siva, confondu d'abord avec le fétiche du membre viril, le linga. Le linga, qu'on rencontre partout dans l'Inde, sur les routes, aux carrefours et places-publiques, dans les champs n'est point ce qu'était dans l'antiquité payenne le phallus, une image obscène et quelquefois un objet d'art. Si on n'était point averti, on le prendrait pour une borne presque cylindrique, c'est-à-dire un peu plus large à la base qu'au sommet, laquelle se termine par une calotte sphérique fort aplatie et ne présentant aucune saillie sur le fût. Celui que j'ai rapporté de l'Inde avait une hauteur d'un mètre, un diamètre moyen de 0,25 à 0,30 m. et reposait sur une base également en granit d'un mètre et demi de côté, clans laquelle était creusée au pied du fût une sorte de rainure circulaire représentant le pli du yoni (partie sexuelle de la femme) figuré par la base, ainsi que cela a lieu généralement.
Ainsi, même aujourd'hui, après trente siècles peut-être, le linga et l'yoni ne sont point des images qui parlent aux sens, ce sont des corps géométriques servant de symboles, des fétiches.
Comme il ne s'est trouvé aucune trace de fétichisme chez les Ariahs de l'époque védique, ni aucun autre fétiche dans le culte brahmanique postérieur, il faut penser que le linga est le fétiche probablement très ancien d'une race assujettie, peut-être les Daysous noirs, et que les Brahmes, pour s'attacher cette race, adoptèrent Siva et le linga, en confondant à dessein Siva avec Roudra, le dieu védique qui s'en rapprochait le plus par ses attributs: Siva était sans doute le dieu national d'une partie notable de l'Inde avant la conquête Aryenne; car, dès le commencement, il a reçu la qualification d'Issouara, l'être suprême.
Le linga n'avait point pénétré dans la religion védique, où il n'y a point de culte du phallus. Stevenson et Lassen lui attribuent, avec beaucoup de preuves à l'appui de leur opinion, une origine dravidienne (la langue dravinienne, aujourd'hui le tamoul, est en usage dans tout le sud de la péninsule).
Le linga apparaît dans la religion des Brahmes en même temps que le Sivaïsme, et celui-ci s'y montre immédiatement après la période des hymnes; quelques morceaux du yagur-véda (véda du cérémonial) supposent un état déjà avancé de la religion sivaïste.
Le temple d'Issouara (Siva, être suprême) à Benarès paraît avoir été très ancien; il était dans toute sa splendeur lors de la visite du pèlerin chinois Fa-Hien.
Encore aujourd'hui, c'est le sivaïsme qui domine à Benarès, la ville sainte et savante par excellence.
Plusieurs passages du Mahabarata ont trait au culte de Siva et du linga; les Épopées, bien que Vichnouistes, supposent une prépondérance antérieure du culte de Mahadèva (le grand dieu, Siva, l'être existant par lui-même).
Dans les premières légendes bouddhistes, le Lalita-Vistara, par exemple, Siva vient immédiatement après Brahma et Çakra (Indra). On sait qu'il y a toujours eu grande sympathie et nombreux rapprochements entre le bouddhisme et le sivaïsme, sans doute parce que ce dernier était très rationnaliste et presque monothéiste, tandis que le vishnouvisme représentait le panthéisme et l'idolâtrie. Le sivaïsme est resté longtemps la religion professionnelle des Brahmes lettrés.
Il y a maintenant dans le sud de l'Inde une secte spiritualiste qui prétend professer le sivaïsme primitif. Elle a eu pour interprète Senathi Radja dans son livre: «le sivaïsme dans l'Inde méridionale.»
Le sivaïsme, dit l'auteur, paraît être la plus ancienne des religions; l'ancienne littérature dravidienne est entièrement sivaïste. Agastia est le premier sage qui a enseigné le monothéisme sivaïste, bien avant les six systèmes de philosophie hindoue, en le fondant à la fois sur les Vedas et sur les Agamas, écrits qui n'ont jamais été traduits dans aucune langue européenne. Voici le résumé de la doctrine monothéiste:
«Tout est compris dans les trois termes: Dieu, l'âme, la matière.
Issouara ou Siva ou Dieu est la cause efficiente de l'univers, son créateur et sa providence.
Siva est immuable, omnipotent, omniscient et miséricordieux, il remplit l'univers et pourtant il en diffère.
Il est en union intime avec l'âme humaine immortelle, mais il se distingue des âmes individuelles qui sont inférieures d'un degré à son essence. Son union avec une âme devient manifeste quand celle-ci s'affranchit du joug des sens, ce qu'elle ne peut faire sans la grâce dont Siva est le dispensateur.
La matière est éternelle et passive, c'est Siva qui la meut; il est l'époux de la nature entière qu'il féconde par son action universelle.
Il n'y a qu'un dieu, ceux qui disent qu'il y a plusieurs dieux seront voués au feu infernal.
La révélation de Dieu est une, la destinée finale est une, la voie morale pour l'humanité tout entière est une.»
De là vient sans doute le renseignement suivant, donné par l'abbé
Dubois: chaque Brahmane dirait à son fils au moment de l'initiation:
«Souviens-toi qu'il n'y a qu'un seul Dieu; mais c'est un dogme qu'il ne
faut point révéler parce qu'il ne serait point compris.»
Siva est le dieu de l'Inde qui a le plus de sanctuaires et le linga est le symbole le plus répandu. On le trouve à profusion au Cambodge où, tous les ans, à la fête du renouveau, on promène dans les rues en procession un immense linga creux dans lequel se tient un jeune garçon qui en forme la tête épanouie.
Chose curieuse! Le linga est la matière d'un ex-voto très commun pour les ascètes au Cambodge. Voici, un peu abrégée, la dédicace d'un linga par l'un d'eux (Journal de la Société asiatique).
Om, adoration à Siva.
1°.—2°.—3°.—Formules préliminaires d'adoration à Siva.
4°. Le linga érigé par l'ascète Djana-Priga dans le temps de l'ère Çaka exprimée par le chiffre 6, les nuages 7 et les ouvertures du corps 9, soit le nombre 976; respectez-le, habitants des cavernes (ermites ascètes) voués à la méditation de Siva qui a résidé en lui.
5°. Réfugié auprès de tous ceux qui ont pour occupation la science du maître des maîtres du monde (Siva), il l'a donné (le linga) à tous pour protéger le sattra (le soma offert en sacrifice comme symbole de la semence divine de Siva) de ces ascètes aux mérites excellents, l'ayant tiré des entrailles de son corps.
6°. C'est le Seigneur en personne (le linga est Siva lui-même), se disaient tous ceux qui ont des mérites excellents (les ascètes). Aussi vouèrent-ils une affection éternelle à ce yoghi aspirant à la délivrance (celui qui avait donné le linga).
7°. Pour lui, abattus par des haches telles que celles de Maïtri, et précipités dans cet océan qu'on appelle la qualité de bonté (la qualité de bonté embrassait tout ce qui est excellent et saint), les arbres qu'on appelle les six ennemis (les six sens) ne porteront plus aucun fruit.
8°. Sorti d'une race pure, il a accompli les oeuvres viriles qu'il avait à accomplir. Et maintenant, son âme purifiée a en partage la béatitude suprême (même avant la mort dans sa retraite, etc.).
9°. On voit par cette dédicace que le voeu ou la consécration d'un linga était un acte d'austérité et que le linga, comme Siva, avait un culte plutôt sévère qu'aimable.
Le culte de Priape, en Grèce, paraît avoir eu à peu près le même caractère. C'était une divinité rurale dont le délicieux roman de Daphnis et Chloé nous donne une idée respectable et sympathique, nullement licencieuse. Ce caractère paraît avoir changé à Rome par l'effet du progrès de l'érotisme dans toutes les religions de l'Inde. D'après Richard Payne, auteur du Culte de Priape, Priape y avait un temple, des prêtres, des oies sacrées. On lui amenait pour victimes de belles filles qui venaient de perdre leur virginité.
La haute antiquité du culte du linga dans l'Inde et la certitude aujourd'hui acquise d'une expansion ou éruption de l'hindouisme vers l'Occident, antérieur aux sept sages de la Grèce, rendent très probable l'opinion que c'est de l'Inde qu'est venu le culte phallique; d'abord associé sans doute à celui des divinités assyriennes et phéniciennes dont l'une a pu représenter Siva, il s'établit ensuite avec éclat dans l'île de Chypre qui lui fut consacrée tout entière. Il passa de là dans l'Asie Mineure, en Grèce et en Italie.
Rien de surprenant que, dans ces contrées où l'art était tout, le linga, encore fétiche à Paphos, se soit transformé en une image que les idées des anciens sur les nudités, absolument différentes des nôtres, ne faisaient point considérer comme obscène et que la sculpture s'efforçât de rendre aussi belle et aussi gracieuse qu'aucune autre partie du corps humain. C'est ce que l'on voit dans la statue de l'Hercule phallophore qui porte une corne d'abondance remplie de phallus, et dans un grand nombre de camées antiques. Sans doute on mit beaucoup de lingas ou priapes pour servir de délimitation ou de repère dans les champs et les jardins. De là l'origine du dieu champêtre Priape. C'est la prédominance primitive de l'énergie mâle qui se continua dans la Grèce, tandis que, peu à peu, dans l'Inde, l'énergie femelle prenait le dessus. Chez les poètes anciens jusqu'à Lucrèce, Vénus est la déesse de la beauté, de la volupté, des amours faciles, des jeux et des ris plutôt que de la fécondité. Junon avait pour les épouses ce dernier caractère plus peut-être que Vénus; et une autre déesse, Lucine, présidait aux accouchements. Ce fut probablement par l'effet de la pénétration des idées indiennes transformées, au sujet des énergies femelles, et peut-être aussi par un progrès naturel, que les poètes philosophes tels que Lucrèce célébrèrent Vénus comme la mère universelle: Venus omnium parens.
Le culte de Vénus dans l'île de Chypre réunit beaucoup de traits du culte naturaliste de l'Inde à la prostitution sacrée des religions assyriennes et phéniciennes, le tout relevé par l'arc grec.
Le temple de Paphos dessinait un rectangle (forme des temples indiens et grecs) de dix-huit mètres de longueur sur neuf mètres de largeur. Sous le péristyle, un phallus d'un mètre de hauteur, érigé sur un piédestal, annonçait l'objet du culte. Au milieu du temple se dressait un cône d'un mètre de hauteur (forme du linga), symbole de l'organe générateur.
Tout autour du cône étaient rangées de nombreuses déesses dans des poses appropriées au culte du temple (comme les gopies autour du dieu Krishna).
La statue de la déesse placée dans le sanctuaire a l'index de la main droite dirigé vers le pubis (Latchoumy, la déesse de la fécondité, figure dans les bas-reliefs des pagodes avec un doigt placé immédiatement au-dessous du pubis).
Le bras gauche s'arrondit à la hauteur de la poitrine et l'index de la main gauche est dirigé vers le mamelon du sein droit; on se demande si c'est un appel à la volupté ou l'indication de l'allaitement.
Cette statue, oeuvre admirable de Praxitèle, est surtout gracieuse et délicate; c'est la volupté idéalisée (voir à ce sujet le chapitre des amours de Lucien).
L'aphrodite phénicienne est au contraire un type réaliste; elle a les formes massives, les flancs larges et robustes, la poitrine rebondie, les hanches et le bassin largement développés; tout en elle respire la luxure.
A l'entrée de tous les temples naturalistes de Chypre, de la Phénicie, se dressent des colonnes de formes diverses, symboles de l'organe mâle. Il y avait toujours deux de ces symboles, colonnes ou obélisques, devant les temples construits par les Phéniciens, y compris celui de Jérusalem.
Des érudits attribuent cette origine, comme emprunt fait au temple de Jérusalem, aux deux tours ou flèches de nos cathédrales gothiques; l'auteur du Génie du christianisme ne s'en doutait guère! Et cependant les menhirs de la Basse-Bretagne, tout à fait semblables à ceux d'une grande région du Décan, paraissent avoir appartenu au même culte naturaliste[1].
Remarquons que les Sivaïstes et les Phéniciens, ceux-ci comme Sémites, avaient, outre les mêmes symboles, les mêmes croyances monothéistes.
Ce qu'on adorait à Paphos et dans les autres temples naturalistes, c'était la volupté souveraine par l'union des sexes, l'amour universel dans le monde, la force productrice chez les êtres animés.
[Note 1: Mgr Laouénan.—Les monuments celtiques sont très communs dans l'Inde; dans les plaines rocheuses qui s'étendent parmi les massifs des gates orientales jusqu'à la Nerbudda et aux monts Vindhyas, on rencontre à chaque pas pour ainsi dire des constructions identiques à celles qui existent au nord et à l'ouest de l'Europe. D'après la tradition locale ou l'opinion des habitants intelligents, les menhirs représentent le linga. Les étymologies appuient cette opinion.]
Dans les fêtes d'Adonis dont la légende est un mythe solaire, on célébrait le retour du soleil et de l'amour universel par des transports de joie, des chants et des danses orgiaques (comme dans le culte de Krishna, incarnation de Vishnou-Soleil).
Alors avaient lieu les prostitutions sacrées considérées comme des sacrifices (elles ont de l'analogie avec les Sakty pudja, sacrifices de la Sackty, que nous verrons plus loin s'établir dans le Sivaïsme).
«Sous de légers berceaux de myrthe et de laurier, sous des tentes enguirlandées de fleurs, se tenaient les Hériodules, prêtresses de la déesse, jeunes et belles esclaves grecques ou syriennes; elles étaient couvertes de bijoux, vêtues de riches étoffes, coiffées d'une mitre enrichie de pierreries, de laquelle s'échappaient les longues tresses de leurs noires chevelures entremêlées de guirlandes de fleurs dans lesquelles se jouait une écharpe écarlate. Sur leurs poitrines aux seins fermes et arrondis, que protégeait une gaze légère, pendaient des colliers d'or, d'ambre et de perles ou de verre chatoyant, comme insignes de leur office religieux; elles tenaient à la main un rameau de myrthe et la colombe, l'oiseau de Vénus.»
Ainsi parées, elles attendaient souriantes et toujours prêtes à célébrer le doux sacrifice en l'honneur de la déesse avec tous ceux qui les en priaient.
Partout où domine le culte du Linga ou de ses équivalents, on est obligé de voir une émanation du Sivaïsme primitif, divinisation du pouvoir rénovateur, avec un rôle secondaire pour la déesse de la beauté (dans l'Inde, Parvati, la femme de Siva).
Dans cette période reculée, Siva est la cause efficiente qui, par son énergie ou sa sakti comme instrument, produit ou détruit le monde qui a pour matrice la prakrite ou la matière universelle (voir, pour la définition de la prakriti, le sankya commenté par M. Barthélemy de Saint-Hilaire). La sakty d'un dieu forme avec lui un seul être à double face. Peu à peu, par la prédominance de la sakty, le rôle de l'élément mâle diminua, puis s'effaça, mais ce fut assez tard. La prédominance de la sakty de Siva ne s'affirme que dans les derniers Pouranas et dans la littérature des Tantras qui commence au IVe siècle de notre ère.
Le culte des saktis, tel qu'il est décrit dans les Tantras, forme une religion à part, celle des Saktas, qui se divise en plusieurs branches et qui a sa mythologie spéciale. La divinité dominante est Mahadeva (Siva). Selon le Vayou Pourana, non-seulement Siva avait une double nature mâle et femelle, mais sa nature femelle se divisa en deux moitiés, l'une blanche et l'autre noire, cette dernière sans doute imaginée pour la satisfaction des castes des Soudras (noirs). A la nature blanche, ou qualité de bonté, on rattacha les Saktys ou déesses bienfaisantes, telles que Latchoumy, Seravasti, épouses de Vischnou et de Brahma; à la nature noire Dourga, Candi, Cananda, toutes les saktys ou déesses redoutées. Mahadévi ou la sakty de Siva, qu'on suppose une transformation de Maya, le principe féminin des Vedas, se développa dans une infinité de manifestations ou de personnifications de toutes les forces physiques, physiologiques, morales et intellectuelles, qui eurent chacune leurs dévots et leur culte. Comme plusieurs de ces déesses sont notoirement des divinités aborigènes, il est vraisemblable que l'ensemble fut constitué par le groupement des divinités femelles des cultes aborigènes pour former une sorte de polythéisme féminin que les Brahmes acceptèrent comme une religion populaire en y introduisant au dernier degré les femmes mortelles, depuis les Brahmines.
Pour creuser une séparation plus profonde entre le Bouddhisme et la religion populaire, les Brahmes avaient développé jusqu'à la fausser la Bakti, l'ancienne doctrine du salut par la foi et la dévotion ou la grâce, opposée à celle du salut par la boddhi (la connaissance), doctrine de l'ancienne thésophie, du sankia, du bouddhisme et de l'orthodoxie brahmanique moderne formulée par Cançara, le résurrecteur du Brahmanisme presque tué par le Bouddhisme. La backti s'adresse, dans chaque secte, à la manifestation du dieu la plus rapprochée, par exemple, chez les Vichnouvistes, non à Vishnou, mais à Krishna, le dieu fait homme; il y répond par sa grâce. La dévotion au dieu de la secte suppléait à tout, à la morale, aux oeuvres, à l'ascétisme, à la contemplation. Cette doctrine est pleinement développée dans le chant du Bien Heureux et systématisée par Sandilya dans ses Sutras de la Bakti, d'où Nagardjuna les a introduits dans le grand véhicule bouddhiste. Par elle la religion, jusque-là dérobée aux masses dans son essence, devient un fait de sentiment que le sensualisme hindou change bien vite en un fait de passion.
En resserrant la dévotion sectaire sur une divinité très précise, la bakti a poussé à l'idolâtrie; elle a confondu d'abord le dieu avec son image, puis distingué entre les sanctuaires d'un même dieu. De là une subdivision à l'infini des sectes et des cultes.
La Bakti embrasse tout le vichnouvisme et une partie seulement du sivaïsme.
Les bakta ou sectateurs de la Bakti se divisèrent en: main droite, qui s'en tient aux Pouranas et à la dévotion pour leurs dieux et déesses mythologiques (les Pouranas sont la mythologie populaire recueillie officiellement par les Brahmes), et main gauche, qui fait du Kaulo Upanishad et des Tantras une sorte de veda particulier, adressant de préférence sa dévotion aux énergies et divinités femelles et principalement à l'union des sexes et aux pouvoirs magiques. Les Tantras sont des livres d'érotisme et de magie.
Les rites de la main gauche unissent les deux sexes en supprimant toute distinction de caste. Dans des réunions qui ne sont point publiques, les affiliés, gorgés de viandes et de spiritueux, adorent la sakti sous la forme d'une femme, le plus souvent celle de l'un d'eux; elle est placée toute nue sur une sorte de piédestal et un initié consomme le sacrifice par l'acte charnel. La cérémonie se termine par l'accouplement général de tous, chaque couple représentant Siva et sa Sakty et devenant identique avec eux. C'est absorbé dans la pensée de la divinité et sans chercher la satisfaction des sens que le fidèle doit accomplir ces actes. Les catéchismes qui enseignent ces pratiques sont remplis de hautes théories morales et même d'ascétisme, mais en réalité, les membres de ces réunions ne sont que des libertins hypocrites. On prétend que beaucoup de brahmes en font secrètement partie bien que publiquement ils affectent de les blâmer, parce que toutes ces pratiques sont contraires aux règles sur les castes et les souillures.
Ce fait n'est qu'une application particulière de la politique générale des Brahmes qui partout ont flatté les passions et semé la corruption, pour détacher du bouddhisme les populations qu'il avait d'abord conquises.
C'est dans cette même pensée qu'ils ont constitué la grande secte essentiellement panthéiste de Vichnou, et principalement le culte de Krichna. Bien mieux encore que le Sivaïsme, le Vischnouvisme, par sa théorie des incarnations et de l'action continue de Vischnou pour la conversion du monde et par la divination de la vie dans toutes ses manifestations, se prêtait à l'adoption de toutes les divinités, de tous les cultes, de toutes les superstitions aborigènes. Actuellement l'Inde compte plus de 20,000 dieux, la plupart anciennes divinités locales qui sont adorées par les vishnouvistes, en même temps que Vichnou dans ses principales incarnations de Rama et de Krischna et dans ses attributs essentiels de dieu soleil, tel que le conçoivent une grande partie des Hindous, surtout les plus instruits.
Krishna fut un prince, ou chef indigène (le mot krishna veut dire noir), guerrier habile et heureux, qui rendit aux Brahmes des services signalés dans le cours de leurs luttes contre les Kchattrias, et dont les premiers, en récompense, firent une incarnation de Vichnou. Son culte et ses légendes, notamment celles de ses amours avec Radha, furent, dès l'origine, très licencieux, et Krishna fut sans doute tout d'abord le dieu du plaisir. Le Lalita-Vistara (vie poétique de Bouddha) confond Krishna avec Marah, le tentateur, le dieu de la concupiscence. Pour les besoins de leur lutte contre le bouddhisme, les Brahmes relevèrent le culte de Krishna, fort goûté du sensualisme hindou; ils lui laissèrent probablement toute la licence de ses pratiques pour le bas peuple, mais en même temps ils s'efforcèrent de l'entourer aux yeux des classes élevées d'une auréole de mysticisme. Krishna s'élève à une grande hauteur de philosophie religieuse dans le chant du Bien Heureux; soit rencontre fortuite, soit emprunt du philosophe grec, la théorie des divinités secondaires, ministres du dieu principal, est la même dans Platon et dans le poète hindou. On a commenté les amours de Krishna avec Rhada, comme une allégorie figurant le commerce de l'âme avec Dieu. Mais, de même que nous l'avons vu tout à l'heure pour les Tantras et les catéchismes de la Sakty, il faut penser que ce prétendu amour divin n'existait que pour des ascètes, et que, au fond, c'était pour les Brahmes une manière de couvrir d'une apparence de piété l'érotisme du culte.
A mesure que la Bakti s'accentue dans le vichnouvisme et que les mérites de la dévotion sont de plus en plus considérés comme dispensant de tous les autres, la religion de Krishna plonge de plus en plus dans l'érotisme et fait parler davantage à l'amour divin le langage de la passion. Cette tendance se montre avec un éclat incomparable dans le Baghavata pourana et avec plus d'intensité encore dans les remaniements populaires de cet ouvrage répandus dans toute l'Inde, notamment dans le Premsagar Indi (l'Océan d'amour).
Le Baghavata Pourana donne des descriptions très lascives des amours de
Krishna avec les gopies (bergères).
Le poëme lyrique de Gita Govinda (le Chant du pâtre, Krishna) rappelle le Cantique des Cantiques et Lassen ne l'a traduit qu'en latin. Il n'a été dépassé en verve érotique que par l'ode à Priape de Piron. L'érotisme a infecté tous le vichnouvisme; M. Théodore Pavie a vu à Ceylan des scènes répugnantes jusqu'au dégoût. Dans la province de Bombay et au Bengale, les dévots de Krishna, surtout dans les campagnes, ont des réunions de nuit où, en imitation des jeux de Krishna et des Gopies, ils s'exaltent en commun jusqu'à un paroxysme frénétique et une licence sans bornes.
Krishna est le véritable dieu de l'amour pour les Hindous. Quant au dieu Kama, le Cupidon indien, c'est évidemment un emprunt fait aux Grecs. Le mot Kama signifie le plaisir charnel et il est employé dans ce sens par les plus anciens auteurs, en même temps que le Darma (devoir religieux) et I'Artha (la science de la richesse). Ces trois mots forment la trilogie hindoue des mobiles de nos actions. Comme les Hindous sont fort imitateurs, ils ont adopté le Cupidon des Grecs, après l'établissement de ceux-ci dans une partie du Punjab, et lui ont donné le nom déjà bien ancien de Kama. Il figure seulement dans une légende sans doute relativement récente des Pouranas[2].
[Note 2: Le baron d'Ekstein dit: «Les Ariabs ont emprunté aux Cephenès, leurs prédécesseurs dans l'Inde, le dieu Kama, pareil à l'Eros des Grecs; ils l'ont embelli, _bien qu'il n'appartienne pas dans son principe à leur pensée cosmologique et ils l'ont postérieurement reproduit dans le Véda comme il est décrit par Hosunt.]
Les bayadères ne sont pas, comme on pourrait le croire, consacrées au dieu Kama; elles sont les épouses de Soubramaniar, le dieu de la guerre.
Après avoir reçu du paganisme Cupidon, sous le nom de Kama, l'Inde, à son tour, semble lui avoir donné, comme imitation ou importation de ses pratiques de plus en plus corrompues, surtout de celles des saktis de la main gauche, le culte de plus en plus corrompu de Priape, dont le chevalier Richard Payne nous a donné une histoire. En voici quelques traits essentiels.
Avant la célébration d'un mariage, on plaçait la fiancée sur la statue du dieu, le phallus, pour qu'elle fût rendue féconde par le principe divin. Dans un poème ancien sur Priape (Priapi Carmen) on voit une dame présentant au dieu les peintures d'Éléphantis et lui demandant gravement de jouir des plaisirs auxquels il préside, dans toutes les attitudes décrites par ce traité.
Lorsqu'une femme avait rempli le rôle de victime dans le sacrifice à Priape, elle exprimait sa gratitude par des présents déposés sur l'autel, des phallus en nombre égal à celui des officiants du sacrifice. Quelquefois ce nombre était grand et prouvait que la victime n'avait pas été négligée.
Ces sacrifices se faisaient dans des fêtes de nuit, aussi bien que tous ceux offerts aux divinités qui présidaient à la génération. Les dévots à ces divinités s'enfermaient dans les temples et y vivaient dans la promiscuité. Il y avait aussi des initiées dont Pétrone a peint les moeurs dans quelques pages que nous avons résumées.
A Corinthe et à Ereix, ville de Sicile, il y avait des temples consacrés à la prostitution.
Selon l'érudit Larcher, Vénus était la déesse qui possédait le plus grand nombre de temples dans les deux Grèces; on en comptait une centaine. Plusieurs villes de la Grèce, mais surtout Athènes et Corinthe, célébraient ses fêtes avec un nombre de belles femmes qu'on ne pourrait réunir aujourd'hui. Elle était encore plus en honneur à Rome dont elle était considérée comme la mère. Jamais peuple ne porta la sensualité plus loin que les Romains; hommes et femmes de toute condition et de tout rang se livraient avec fureur à tous les débordements.
LITTÉRATURE ÉROTIQUE DE L'INDE.—SON RÔLE RELIGIEUX ET POLITIQUE.—LE KAMA-SOUTRA OU L'ART D'AIMER DE VATSYAYANA.—PLAN DE CET OUVRAGE.
Nous avons vu les Brahmes introduire l'érotisme le plus réaliste dans le culte, dans la religion et dans les livres qui en font partie intégrante, comme les Pouranas, les Tantras, les catéchismes des Saktis, etc. Ils s'en étaient servi, bien avant la venue de Bouddha, pour captiver les populations sujettes et les rallier à leur cause dans leurs luttes contre les Kchattrias. Le bouddhisme conquit l'Inde si complètement que les Brahmes presque partout furent délaissés; la plupart durent, pour vivre, recourir à tous les métiers que Manou leur permet dans les temps de détresse. Mais ils avaient la persistance et l'habileté des aristocraties héréditaires. Gens essentiellement pratiques et aptes aux affaires, juristes, financiers, administrateurs, diplomates, au besoin soldats et généraux, dialecticiens vigoureux, subtils, polémistes sans scrupules, poètes élégants, ingénieux et quelquefois pleins d'éclat et de génie, ils se rendirent indispensables aux princes et aux grands par les services qu'eux seuls savaient leur rendre, et gagnèrent leur faveur par l'agrément de leur esprit et de leurs talents et par la souplesse de leur caractère. En même temps qu'ils développaient dans les masses le vichnouvisme ou plutôt la religion de Krishna que le Bouddha avait condamnée, ils produisaient beaucoup d'oeuvres remarquables. Ils ennoblissaient par de grandes épopées et popularisaient par des légendes écrites les dieux et les héros. Restés les seuls héritiers du genre Aryen dans l'Inde et possédant dans la langue sanscrite un admirable instrument pour la poésie et la philosophie[3], ils renouvelèrent tout: hymnes, poèmes épiques, systèmes théosophiques, codes de lois. Ce fut une véritable renaissance. Des rois, amis de l'ancienne littérature, tinrent à leur cour des Académies de poètes aimables et de beaux esprits qu'ils payaient fort cher. On y improvisait des vers et jusqu'à des madrigaux et des épigrammes. Parmi ces poètes, on cite Kalidaça, l'auteur du drame si admiré de Çakountala. Commencé avant l'ère chrétienne, ce mouvement littéraire se continua jusqu'à la conquête musulmane. Cette littérature des Brahmes plaisait beaucoup plus que la soporifique et nuageuse métaphysique des Bouddhistes. La faveur des princes les aidait à écraser leurs adversaires. Ils achevèrent de se la concilier en ayant pour leur usage et pour celui de ce qu'on appellerait aujourd'hui la haute société et la bonne compagnie et pour eux-mêmes, en ce qui concerne les plaisirs charnels, une morale des plus faciles. Les règles ont été tracées par Vatsyayana dans le Kama-Soutra ou traité de l'amour (art d'aimer), qui est considéré comme le chef-d'oeuvre et le code sur la Matière.
[Note 3: Ce mouvement extraordinaire suivit de près l'invention et l'adoption de l'écriture sanscrite qui servirent à la fois au Bouddhisme et à la renaissance brahmanique, de même que la découverte de l'imprimerie favorisa le développement de le Réforme et de la Renaissance.]
Ce livre doit être rattaché à la renaissance brahmanique; il a été écrit pendant la lutte entre les brahmes et les bouddhistes, puisqu'il défend aux épouses de fréquenter les mendiantes bouddhistes (on sait que les religieuses bouddhistes étaient mendiantes).
L'Inde a plusieurs autres livres érotiques fort répandus, la plupart postérieurs au Kama-Soutra. On se procure facilement les suivants, écrits en sanscrit:
1° Le Ratira hasya, ou les Secrets de l'Amour, par le poète Koka. Il a été traduit dans tous les dialectes de l'Inde et est fort répandu sous le nom de Koka-Shastra; il se compose de 800 vers, formant dix chapitres appelés Pachivédas. Il paraît postérieur au Kama-Soutra et contient la définition des quatre classes de femmes: Padmini, Chitrini, Hastini et Sankini (voir l'appendice du chapitre II du titre I).
Il indique les jours et les heures auxquels chacun de ces types féminins est plus particulièrement porté à l'amour. L'auteur cite des écrits qu'il a consultés et qui ne sont point parvenus jusqu'à nous.
2° Les Cinq flèches de l'Amour, par Djyotiricha, grand poète et grand musicien; 600 vers, formant cinq chapitres dont chacun porte le nom d'une fleur qui forme la flèche.
3° Le Flambeau de l'Amour, par le fameux poète Djayadéva, qui se vante d'avoir écrit sur tout.
4° La Poupée de l'Amour, par le poète Thamoudatta, brahmane; trois chapitres.
5° L'Anourga Rounga, ou le Théâtre de l'Amour, appelé encore: Le Navire sur l'Océan de l'Amour, composé par le poète Koullianmoull, vers la fin du XVe siècle. Il traite trente-trois sujets différents et donne 130 recettes ou prescriptions ad hoc. Voici les principales:
1re Recette pour hâter le spasme de la femme;
2e Pour retarder celui de l'homme;
3e Les aphrodisiaques;
4e Moyens pour rétrécir le yoni, pour le parfumer;
7e L'art d'épiler le corps et les parties sexuelles;
8e Recette pour faciliter l'écoulement mensuel de la femme;
9e Pour empêcher les hémorragies;
10e Pour purifier et assainir la matrice;
11e Pour assurer l'enfantement et protéger la grossesse;
12e Pour prévenir les avortements;
13e Pour rendre l'accouchement facile et la délivrance prompte;
14e Pour limiter le nombre des enfants;
21e Pour faire grossir les seins;
22e Pour les affermir et les relever;
23e, 24e, 25e Pour parfumer le corps; faire disparaître l'odeur forte de la transpiration; oindre le corps après le bain;
26e Parfumer l'haleine, en faire disparaître la mauvaise odeur;
27e Pour provoquer, charmer, fasciner, subjuguer les femmes et les hommes;
28e Moyens pour gagner et conserver le coeur de son mari;
29e Collyre magique pour assurer l'amour et l'amitié;
30e Moyen pour triompher d'un rival;
31e Filtres et autres moyens de captiver;
32e Encens pour fasciner, fumigations excitant la génésique;
33e Vers magiques qui fascinent.
Etc. etc.
Il est évident que ce livre fourmille d'erreurs; selon toute probabilité, il ne dit rien qui ne soit acquis à la science moderne.
L'Art d'Aimer, de Vatsyayana, se distingue de tous ces écrits par son caractère et sa forme exclusivement didactiques. Chacune de ses parties forme un catéchisme: catéchisme des rapports sexuels sous toutes les formes et du fleurtage pour les deux sexes; catéchisme des épouses et du harem; de la séduction et du courtage d'amour; et enfin catéchisme des courtisanes. C'est un document historique précieux, car il nous initie de la manière la plus intime aux moeurs de la haute société hindoue de l'époque (il y a environ 2,000 ans) et aux conseils de plaisir et de duplicité des Brahmes.
La curiosité qu'éveille le fonds ne suffirait peut être pas à faire supporter la sécheresse de la forme, si le lecteur était strictement limité aux leçons de Vatsyayana; pour éviter cet écueil on a mis à la suite de chacune d'elles, dans un appendice au chapitre qui la contient, les équivalents ou les correspondants de la morale payenne qui se trouvent dans les poètes, les seuls docteurs ès-moeurs de l'antiquité payenne; on a cité aussi quelques poètes hindous et deux morceaux concernant les Chinois. On a complété chaque appendice par la morale Iranienne, soit la morale chrétienne empruntée à la Théologie morale du père Gury, en se bornant à un petit nombre d'articles accompagnés quelquefois de renseignements physiologiques.
Ce rapprochement des textes divers se rapportant respectivement à chaque sujet, permet au lecteur de se faire une idée relative très exacte des trois morales sur chaque point traité.
Celle que notre raison préfère est évidemment la morale Iranienne socialement le plus recommandable, source des plaisirs les plus purs et, par cela même, peut-être les plus grands, parce que le coeur y entre pour une forte part.
La morale du Paganisme nous séduit par sa facilité, par l'art et la poésie qui l'accompagnent; mais, à la réflexion, nous sommes frappés d'une supériorité de l'Art d'Aimer de Vatsyayana sur celui des poètes latins. Ceux-ci ne chantent que la volupté, le plaisir égoïste, et souvent le libertinage grossier d'une jeunesse habituée à la brutalité des camps. Vatsyayana donne pour but aux efforts de l'homme la satisfaction de la femme. C'est déjà, indépendamment même de la procréation, un point de vue altruiste par comparaison avec celui auquel se plaçaient les rudes enfants de Romulus, tels que nous les ont dépeints Catulle, Tibulle et Juvénal. On sait que ce dernier commence sa satyre sur les femmes de son temps par le conseil de prendre un mignon plutôt qu'une épouse pour laquelle il faudrait se fatiguer les flancs. La philopédie ([Grec: philopaidia]) était plus en honneur à Rome que le mariage; elle était inconnue à l'Inde brahmanique; Vatsyayana n'en fait même pas mention.
Un autre avantage des Indiens sur les Romains, c'était la décence extérieure dans les rapports entre les deux sexes. Les bonnes castes de l'Inde n'ont jamais rien connu qui ressemble à l'orgie romaine sous les Césars et au cynisme de Caligula.
Dans l'antiquité, une intrigue amoureuse n'était point une affaire de coeur. Pas plus chez les Indiens que chez les Romains, on ne trouve dans l'amour ce que nous appelons la tendresse; c'est là un sentiment tout moderne et qui prête à nos poètes élégiaques, tels que Parny, André Chénier, etc., un charme que n'ont point les Latins. Properce est le seul qui approche de la délicatesse moderne.
Mais la dureté romaine se retrouvait jusque dans la galanterie. Les jeunes Romains maltraitaient leurs maîtresses. Au cirque, on représentait des scènes mythologiques où le meurtre, non point simulé, mais bien réel, se mêlait à l'amour quelquefois bestial, et où souvent ont figuré Tibère et Néron.
Au contraire, l'Inde obéit à ce précepte: «Ne frappez point une femme, même avec une fleur.»
Nous rappellerons enfin que, dans l'Inde, l'amour est au service de la religion, tandis qu'à Rome la religion (le culte de Vénus par exemple) était au service de l'amour comme de la politique.
L'érotisme joue un grand rôle dans toutes les fêtes religieuses des
Hindous, il en est pour eux le principal attrait.
Tels sont les contrastes que notre travail fait ressortir et ils ne sont pas sans intérêt pour la science des religions.
L'ART D'AIMER
TITRE I GÉNÉRALITÉS
CHAPITRE I
Invocation.
Au commencement, le Seigneur des créatures[4] donna aux hommes et aux femmes, dans cent mille chapitres, les règles à suivre pour leur existence, en ce qui concerne:
Le Dharma ou devoir religieux[5];
L'Artha ou la richesse;
Le Kama ou l'amour.
La durée de la vie humaine, quand elle n'est point abrégée par des accidents, est d'un siècle.
On doit la partager entre le Dharma, l'Artha et le Kama, de telle sorte qu'ils n'empiètent point l'un sur l'autre; l'enfance doit être consacrée à l'étude; la jeunesse et l'âge mûr, à l'Artha et au Kama; la vieillesse, au Dharma qui procure à l'homme la délivrance finale, c'est-à-dire la fin des transmigrations.
[Note 4: Le Seigneur des créatures est une qualification souvent donnée à Siva. Vatsyayana était donc Sivaïste comme tous les brahmes de son temps.]
[Note 5: Pour les Brahmes, le Dharma est le rite religieux, le sacrifice, l'offrande, le culte, l'obéissance à la coutume. Pour les Bouddhistes, c'est la règle morale, le devoir philosophique.]
Le Dharma est l'accomplissement de certains actes, comme les sacrifices qu'on omet parce qu'on n'en aperçoit pas le résultat dans ce monde, et l'abstention de certains autres, comme de manger de la viande, que l'on accomplit parce qu'on en éprouve un bon effet.
L'Artha comprend l'industrie, l'agriculture, le commerce, les relations sociales et de famille; c'est l'économie politique que doivent apprendre les fonctionnaires et les négociants.
Le Kama est la jouissance, au moyen des cinq sens; il est enseigné par le Kama Soutra et la pratique.
Quand le Dharma, l'Artha et le Kama se présentent en concurrence, le Dharma est généralement préféré à l'Artha et l'Artha au Kama. Mais pour le roi, l'Artha occupe le premier rang, parce qu'il assure les moyens de subsistance.
Toute une école, très nombreuse, fait passer l'Artha avant tout, parce que, avant tout, il faut assurer les besoins de la vie.
En pratique, toutes les classes qui vivent de leur travail, et tous les hommes qui convoitent la richesse, suivent le sentiment de cette école.
Les Lokayatikas prétendent qu'il n'y a pas lieu d'observer le Dharma, parce qu'il n'a en vue que la vie future dans laquelle on ignore s'il portera ou non son fruit.
Selon eux, c'est sottise que de remettre en d'autres mains ce que l'on tient. En outre, il vaut mieux avoir un pigeon aujourd'hui qu'un coq de paon demain, et une pièce de cuivre que l'on donne vaut mieux qu'une pièce d'or que l'on promet.»
Réponse à l'objection:
«1° Le livre saint qui prescrit les pratiques du Dharma ne laisse place à aucun doute.
2° Nous voyons par expérience que les sacrifices offerts pour obtenir la destruction de nos ennemis ou la chute de la pluie portent leur fruit.
3° Le soleil, la lune, les étoiles et les autres corps célestes paraissent travailler avec intérêt pour le bien du monde.
4° Le monde ne se maintient que par l'observance des règles concernant les quatre castes et les quatre périodes de la vie.
5° On sème dans l'espérance de récolter.»
On ne doit point sacrifier le Kama à l'Artha parce que le plaisir est aussi nécessaire que la nourriture. Modéré et prudent, il s'associe au Dharma et à l'Artha. Celui qui pratique les trois est heureux dans cette vie et dans la vie future. Tout acte qui se lie à la fois aux trois ou seulement à deux ou même à un seul des trois peut être accompli. Tout acte qui, pour satisfaire l'un des trois, sacrifie les deux autres, doit être évité (par exemple, un homme qui se ruine par la dévotion ou le libertinage est insensé et coupable)[6].
[Note 6: Au temps de Vatsyayana, la philosophie Sankia et le Bouddhisme avaient complètement discrédité, au moins dans les hautes castes, les pratiques du Dharma brahmanique; ce n'était plus guère qu'une superstition populaire. On s'en aperçoit à la pauvreté des arguments que Vatsyayana oppose aux Lokayatikas.
On voit que le Dharma, I'Artha et le Kama avaient chacun des partisans exclusifs dont les préférences dépendaient de leur situation: quelques-uns choisissaient seulement deux de ces trois termes. Barthriari dit (Amour, stance 53): «Les hommes ont à choisir ici-bas entre deux cultes: celui des belles qui n'aspirent qu'à jeux et plaisirs toujours renouvelés, ou celui qu'on rend dans la forêt à l'Etre absolu.»]
Une partie des cent mille commandements, particulièrement ceux qui se rapportent au Dharma, forment la loi de Svayambha. Ceux relatifs à l'Artha ont été compilés par Brihaspati, et ceux qui concernent le Kama ou l'amour ont été exposés dans mille chapitres par Nandi, de la secte de Mahadéva ou Civa[7].
[Note 7: Vatsyayana, on le voit par les mots en italique, prétend qu'il se borne à reproduire des préceptes édictés par la divinité depuis l'origine des choses et par conséquent obligatoires.]
Les Kama Shastras (codes de l'amour) de Nandi furent successivement abrégés par divers auteurs, puis répartis entre six traités composés par des auteurs différents, dont l'un, Dattaka, écrivit le sien à la requête des femmes publiques de Patalipoutra; c'est le Shastra ou Catéchisme des courtisanes[8].
[Note 8: De même que le Shastra des courtisanes de l'Inde a été écrit à leur requête, le 3e livre de l'Art d'aimer a été composé par Ovide, à la demande des femmes galantes de Rome: «Voici que les jeunes beautés, à leur tour, me prient de leur donner des leçons. Je vais apprendre aux femmes comment elles se feront aimer. L'homme trompe souvent, la femme est bien moins trompeuse. La déesse de Cythère m'a apparu et m'a dit: «Qu'ont donc fait les malheureuses femmes pour être livrées sans défense comme de faibles troupeaux à des hommes bien armés. Deux chants de tes poésies ont rendu ceux-ci habiles aux combats de l'amour. Il faut aussi que tu donnes des leçons à l'autre sexe. Tes belles écolières, comme leurs jeunes amants, inscriront sur leurs trophées: «Ovide fut notre maître.»]
Après avoir lu et médité les écrits de Babhravya et d'autres auteurs anciens, et avoir étudié les motifs des règles qu'ils ont tracées, Vatsyayana, pendant qu'il était étudiant en religion (comme en Europe étudiant en théologie), entièrement livré à la contemplation de la divinité, a composé le Kama-Sutra, résumé des six Shastra susdits, conformément aux préceptes du saint Livre, pour le bien du monde. Cet écrit n'est point destiné uniquement à servir nos désirs charnels. Celui qui possède les principes de la science du Kama et qui, en même temps, observe le Dharma et l'Artha, est sûr de maîtriser ses sens.
APPENDICE AU CHAPITRE I
Si, au lieu d'être simplement un casuiste, Vatsyayana avait eu le génie lyrique, il aurait commencé par un hymne au dieu Kama, tel que celui ci-après (traduction de M. Chezy).
HYMNE A KAMA
Quelle est cette divinité puissante qui, des bocages situés à l'Orient d'Agra, s'élance dans les airs où se répand la lumière la plus pure, tandis que de toute part les tiges languissantes des fleurs, ranimées aux premiers rayons du soleil, s'entrelacent en berceaux, doux asiles de l'harmonie, et que les zéphirs légers leur dérobent, en se jouant, les plus ravissants parfums?
Salut, puissance inconnue!… Car au seul signe de ta tête gracieuse, les vallées et les bois s'empressent de parer leurs seins odorants, et chaque fleur épanouie suspend, en souriant, à ses tresses de musc, les perles éclatantes de la rosée.
Je sens, oui, je sens ton feu divin pénétrer mon coeur, je t'adore et je baise, avec transport, tes autels.
Et pourrais-tu me méconnaître?
Non, fils de Mayâ, non, je connais tes flèches armées de fleurs, la canne redoutable qui compose ton arc, ton étendard où brillent les écailles nacrées, tes armes mystérieuses.
J'ai ressenti toutes tes peines, j'ai savouré tous tes plaisirs.
Tout-puissant Kâmâ, ou, si tu le préfères, éclatant Smara, Ananya majestueux!
Quel que soit le siège de la gloire, sous tel nom que l'on t'invoque, les mers, la terre et l'air proclament ta puissance; tous t'apportent leur tribut, tous reconnaissent en toi le roi de l'Univers.
Ta jeune compagne, la Volupté, sourit à ton côté. Elle est à peine voilée de sa robe éclatante.
A sa suite, douze jeunes filles, à la taille charmante, élancée, s'avancent avec grâce; leurs doigts délicats se promènent avec légèreté sur des cordes d'or, et leurs bras arrondis s'entrelacent dans une danse voluptueuse.
Sur leurs cous élégants, elles disposent des perles plus brillantes que les pleurs de l'aurore.
Ton étendard de pourpre, ondoyant devant elles, fait étinceler dans la voûte azurée des cieux des astres nouveaux[9].
[Note 9: Allusion aux écailles brillantes du poisson qui couronne l'étendard de l'amour indien.]
Dieu aux flèches fleuries, à l'arc plein de douceur, délices de la terre et des cieux! Ton compagnon inséparable, nommé Vasanta chez les Dieux, aimable printemps sur la terre, étend sous tes pieds délicats un doux et tendre tapis de verdure, élève sur ta tête enfantine des arceaux impénétrables aux feux brûlants du midi. C'est lui qui, pour te rafraîchir, fait descendre des nuages une rosée de parfums, qui remplit de flèches nouvelles ton carquois rendu plus redoutable, présent bien cher d'un ami plus cher encore.
A son ordre, doux et caressant, mille oiseaux amoureux, par le charme ravissant de leurs tendres modulations, arrachent à ses liens la fleur encore captive.
Sa main amicale courbe avec adresse la canne savoureuse, y dispose, pour corde, une guirlande d'abeilles dont le miel parfumé est si doux, mais dont l'aiguillon, hélas! cause de si vives douleurs.
C'est encore lui qui arme la pointe acérée de tes traits qui jamais ne reposent et blessent par tous les sens le coeur et y portent le délire de cinq fleurs:
Le Tchampaca pénétrant, semblable à l'or parfumé;
Le chaud Amra rempli d'une ambroisie céleste;
Le desséchant Késsara au feuillage argenté;
Le brûlant Kétaça qui jette le trouble dans les sens;
L'éclatant Bilva qui verse dans les veines une ardeur dévorante.
Quel mortel, Dieu puissant, pourrait résister à ton pouvoir, lorsque Krischna lui-même est ton esclave? Krischna qui, sans cesse enivré de délices dans les plaines fortunées du Malhoura, fait résonner sous ses doigts divins la flûte pastorale, et aux accords mélodieux d'une céleste harmonie, forme avec le choeur des Gopis éprises de ses charmes, des danses voluptueuses à la douce clarté de Lunus, le mystérieux flambeau des nuits.
O toi, Dieu charmant! dont la naissance a précédé la création et dont la jeunesse est éternelle! Que le chant de ton brahmane asservi à tes lois puisse, à jamais, retentir sur les bords sacrés du Gange! Et à l'heure où ton oiseau favori, déployant ses ailes d'émeraude, te fait franchir l'espace dans son vol rapide; lorsqu'au milieu de la nuit silencieuse, les rayons tremblants de Ma (la lune) glissent sur la retraite mystérieuse des amants favorisés ou malheureux, que la plus douce influence soit le partage de ton chantre dévoué, et que, sans le consumer, ton feu divin échauffe voluptueusement son coeur!
Il est intéressant de rapprocher de cette invocation celle de Lucrèce à
Vénus.
INVOCATION
Douce et sainte Vénus, mère de nos Romains,
Suprême volupté des Dieux et des humains
Qui, sous la voûte immense où dorment les étoiles,
Peuples les champs féconds, l'onde où courent les voiles,
Par toi tout vit, respire, éclos sous ton amour
Et monte, heureux de naître, aux rivages du jour.
Aussi, devant tes pas, le vent fuit; les nuages,
A ta divine approche, emportent les orages;
Pour toi, la terre épand ses parfums et ses fleurs;
Le ciel s'épanouit et se fond en lumière.
Car sitôt qu'il revêt sa splendeur printanière,
Et que, par les hivers, le zéphir arrêté
Reprend enfin sa course et sa fécondité,
Les oiseaux, les premiers frappés par ta puissance,
O charmante Déesse, annoncent ta présence;
Le lourd troupeau bondit dans les prés renaissants,
Et, plein de toi, se jette à travers les torrents:
Sensibles à tes feux, séduites par tes grâces
Ainsi des animaux les innombrables races,
Dans le transport errant des amoureux ébats,
Où tu veux les mener s'élancent sur tes pas.
Enfin, au fond des mers, sur les rudes montagnes,
Dans les fleuves fougueux, dans les jeunes campagnes,
Dans les nids des oiseaux et leurs asiles verts,
Soumis à ton pouvoir, tous les êtres divers,
Le coeur blessé d'amour, frissonnants de caresses,
Brûlent de propager leur race et leurs espèces.
L'invocation qui nous paraît avoir le plus de charme est celle de l'Art d'aimer d'Ovide.
Romains, s'il est quelqu'un parmi vous à qui l'art d'aimer soit inconnu, qu'il lise mes vers, qu'il s'instruise et qu'il aime! N'est-ce pas l'art qui fait voguer les vaisseaux rapides à l'aide de la voile et de la rame? qui guide dans la course les chars légers? L'art doit aussi gouverner l'amour.
Loin d'ici, bandelettes légères, ornement de la pudeur et vous longues robes qui descendez jusqu'aux pieds! Je chanterai les ruses et les larcins innocents d'un amour qui ne craint rien, et mes vers n'offriront rien de répréhensible.
L'auteur de la Callipèdie, poème latin du moyen âge, s'est inspiré d'Ovide dans l'invocation qui suit:
O vous, Grâces, modèles divins, et toi, Vénus, mère des amours et de tout ce qui nous charme, toi que Pâris, sur le mont Ida, a justement proclamée la plus belle, inspirez moi des chants dignes des sanctuaires d'Idalie, afin que ma muse ne dépare point un si beau sujet et apprenne à tout le genre humain un art sans prix.
CHAPITRE II
De la possession des soixante-quatre arts libéraux
Il y a soixante-quatre arts libéraux qu'il convient d'apprendre en même temps que ceux enseignés dans le Kama Soutra.
Leur liste comprend, outre les talents d'agrément, les arts utiles tels que l'architecture, les armes, la stratégie, la cuisine, le moyen de s'approprier le bien d'autrui par des mantras (prières) et des incantations, etc.; en un mot, tous les arts libéraux de l'époque.
Une courtisane qui a en partage l'esprit, la beauté et les autres attraits et qui, en outre, connaît les soixante-quatre arts libéraux, obtient le titre de Ganika ou courtisane de haut rang, et occupe une place d'honneur dans les réunions d'hommes. Les respects du roi et les louanges des savants lui sont acquis; tous recherchent sa faveur et lui rendent des hommages.
Si la fille d'un roi ou d'un ministre possède ces talents, elle est toujours la favorite, la première épouse, quand bien même son mari aurait des milliers d'autres femmes[10].
[Note 10: On voit par ce qui précède que les courtisanes et les filles des grands étaient les seules femmes auxquelles il fut permis d'acquérir des talents.]
Une femme séparée de son mari ou tombée dans le dénûment, peut vivre de ces talents, même en pays étranger.
Leur possession seule donne beaucoup d'attraits à une femme, lors même que les circonstances ne lui permettent point de les appliquer. Un homme qui en est muni et qui en même temps est éloquent et galant, fait de rapides conquêtes. En voici la nomenclature:
1. Le chant.
2. La musique instrumentale.
3. La danse.
4. L'union des trois arts précédents.
5. L'écriture et le dessin.
6. Le tatouement.
7. L'art d'habiller une idole et de l'orner avec du riz et des fleurs.
8. Étendre et arranger des lits ou couches de fleurs ou bien répandre des fleurs sur le sol.
9. Application de couleurs aux dents, aux habits, aux cheveux, aux ongles et au corps, c'est-à-dire y faire des mouchetures et des dessins, les teindre et les peindre.
10. Fixer les verres coloriés dans un parquet.
11. La confection des lits, des tapis et des coussins de repos.
12. Faire une musique avec des verres remplis d'eau.
13. Amasser de l'eau dans des aqueducs, des citernes et des réservoirs.
14. La peinture, l'ornementation et la décoration des coffres et des coffrets.
15. La confection des chapelets, des colliers, des guirlandes et des tresses.
16. L'arrangement des turbans, des couronnes, des aigrettes et des tresses de fleurs au sommet de la tête.
17. Les représentations théâtrales, le jeu scénique.
18. L'art de faire des ornements d'oreilles.
19. La préparation des odeurs et des parfums.
20. L'art de placer les bijoux et les ornements dans l'habillement.
21. La magie et la sorcellerie.
22. L'adresse des mains.
23. La cuisine.
24. La préparation des boissons acidulées, parfumées, des limonades, des sorbets et des extraits liquoreux et spiritueux agréables au goût et à la vue.
25. La couture et la taille des vêtements.
26. La tapisserie, la broderie en laine ou en fil, des perroquets, des fleurs; faire des aigrettes, des glands, des panaches, des bouquets, des boutons, des broderies en relief.
27. Résoudre des énigmes, des phrases à double sens, des jeux de mots et des charades.
28. Le jeu des vers; ainsi, une personne dit des vers, la suivante les continue par d'autres, qui doivent commencer par la dernière lettre du dernier vers récité; si la personne qui donne la réplique ne réussit pas, elle paie une amende ou donne un gage.
29. La mimique ou l'imitation.
30. La déclamation et la récitation.
31. La prononciation des phrases difficiles; c'est un jeu entre femmes ou enfants; quand les phrases sont répétées vite, il y a souvent des mots tronqués, transposés, mal commencés, qui prêtent à l'équivoque et au rire.
32. L'escrime aux armes, au bâton; l'exercice de l'arc en lançant des flèches sur un but mobile et immobile.
33. La dialectique.
34. L'architecture.
35. La charpente.
36. La connaissance des titres de l'or et de l'argent, des marques sur les bijoux et les pierres précieuses.
37. La chimie et la minéralogie.
38. La coloration des bijoux, des pierres précieuses et des perles.
39. L'exploitation des mines et des carrières.
40. Le jardinage, le traitement des maladies des arbres et des plantes, leur entretien et la détermination de leur âge.
41. Les combats de coqs, de cailles et de pigeons.
42. L'art d'apprendre à parler aux perroquets et aux sansonnets.
43. L'art de parfumer le corps et les cheveux, de tresser et arranger ceux-ci.
44. L'art de déchiffrer les écritures où les mots sont disposés d'une certaine manière particulière.
43. L'art de parler en changeant la forme des mots; les uns changent le commencement et la fin des mots; d'autres introduisent des lettres particulières entre les syllabes, etc.
46. Connaissance des langues et des patois.
47. L'art de faire des voitures avec des fleurs.
48. La composition des diagrammes mystiques, des sorts et des charmes, l'art d'attacher des anneaux.
49. Jeux d'esprit: comme compléter des vers et des stances inachevées ou remplir par des vers des intervalles laissés entre d'autres vers qui ne sont liés par aucun sens, de manière à donner un sens à l'ensemble; ou bien arranger les lettres d'un mot qu'on a mal écrit à dessein, en séparant les voyelles des consonnes, ou mettant ensemble toutes les voyelles; mettre en vers ou en prose des stances représentées par des lignes ou des symboles (logogriphes); et autres jeux semblables.
50. La composition des poèmes[11].
51. La composition des dictionnaires, lexiques, vocabulaires.
52. L'art de se déguiser et de déguiser les autres.
53. L'art de changer les apparences des objets, par exemple donner au carton l'apparence de la soie, faire paraître belles et précieuses des choses communes et grossières.
54. Les jeux d'argent.
55. L'art de s'emparer du bien d'autrui par des mantras et des incantations, l'insensibilisation et l'enchantement.
56. L'habileté dans les jeux et exercices d'adresse (pour les jeunes gens).
57. La connaissance du monde, des respects, égards et compliments dus à chacun selon son rang, son âge.
58. L'art de la guerre, la stratégie, le maniement des armes.
59. La gymnastique du corps.
60. L'art de reconnaître le caractère des personnes à l'inspection de leur physionomie.
61. La versification.
62. L'arithmétique et la résolution des problèmes.
63. L'art de faire des fleurs artificielles.
64. L'art de faire avec de l'argile des figures en relief, des statues (céramique).
[Note 11: A cette époque la poésie était fort en honneur à la cour des rois indiens. On payait des sommes considérables un sonnet ou épigramme qui avait plu.
(Théodore Pavie, la Renaissance du Brahmanisme. R. des Deux-Mondes).
Ces épigrammes devaient surtout être fines, telle que celle adressée à
Baour de Lormiau, par un académicien qu'il avait raillé lourdement sur
sa florissante santé:
De gloire Baour se nourrit
Aussi voyez comme il maigrit!
(Baour était toujours sifflé au théâtre).]
APPENDICE AU CHAPITRE II
N° 1.—Liste des talents exigés d'un homme d'après le Lalita-Vistara.
Telle est la liste officielle des soixante-quatre arts libéraux que devait posséder toute personne éminente dans la civilisation brahmanique. Ils sont mentionnés dans beaucoup de livres religieux de l'Inde, comme obligatoires pour les grands, les Gourous et pour tous les savants, notamment les Brahmanes de distinction. C'est pourquoi nous avons dû en reproduire la liste, un peu fastidieuse à cause de sa longueur, mais certainement intéressante comme document historique.
Le Lalita-Vistara donne, à l'occasion des épreuves et examens subis par le Bouddha-Gautama, pour épouser la belle Gopa, une liste semblable mais non identique.
En réunissant ces deux listes, on a une nomenclature complète de tous les arts et métiers de cette époque; chacun d'eux était l'objet de traités spéciaux.
Inutile d'ajouter que personne ne possédait sérieusement toutes ces connaissances, bien qu'elles fussent considérées comme obligatoires.
Liste d'après la traduction de M. Foucault.
Le saut, la science de l'écriture, des sceaux, du calcul, de l'arithmétique, de la lutte, de l'arc, de la course, la natation, l'art de lancer les flèches, de conduire un éléphant en montant sur son cou, l'équitation, l'art de conduire les chars; la fermeté, la force, le courage, l'effort des bras dans la conduite de l'éléphant avec le crochet, avec le lien; dans l'action de se lever, de sortir, de descendre; dans la ligature des poings, des pieds, des mèches de cheveux; dans l'action de couper, de fendre, de traverser, de secouer, de percer ce qui n'est pas entamé, de percer le joint, de percer ce qui résonne, dans l'action de frapper fortement.
L'habileté au jeu de dés, dans la poésie, la grammaire, la composition des livres, la peinture, le drame, l'action dramatique, la lecture attentive, l'entretien du feu sacré, l'art de jouer de la Vinâ, la musique instrumentale, la danse, le chant, la lecture, la déclamation, l'écriture, la plaisanterie, l'union de la danse et de la musique, la danse théâtrale, la mimique, la disposition des guirlandes, dans l'action de rafraîchir avec l'éventail, dans la teinture des pierres précieuses, la teinture des vêtements, dans l'oeuvre de la magie, l'explication des songes, celle du langage des oiseaux; l'art de connaître les signes des femmes, les signes des éléphants, des chevaux, des taureaux, des chèvres, des béliers, des chiens.
La composition des vocabulaires, l'écriture sainte, les Pouranas, les Ilihâsas, le Véda, la grammaire, le Niroukta, l'art de prononcer la poésie, les rites du sacrifice.
Dans l'astronomie, le yoga, les cérémonies religieuses, la méthode des Vaïcéchikas, la connaissance des richesses, la morale, l'état de précepteur, l'état Asoura, le langage des oiseaux et des animaux.
La science des causes, l'arrangement des filets, les ouvrages de cire, la couture, la ciselure, la découpure des feuilles, le mélange des parfums. Dans ces arts et tous ceux qui sont pratiqués dans ce monde, le Bouddha excellait.
N° 2—Quatre classes de femmes, qualités qui leur sont propres.
On peut considérer comme rentrant, mieux que les arts libéraux, dans le sujet traité par Vatsyayana, la description des qualités qui distinguent les femmes entre elles.
En général, les auteurs indiens divisent les femmes en quatre classes d'après leurs caractères physiques et moraux.
Le type parfait est la Padmini, ou la femme Lotus; il n'est sorte d'avantages qu'on ne lui attribue. En voici le résumé.
Elle est belle comme un bouton de Lotus, comme Rathi (la volupté). Sa taille svelte contraste heureusement avec l'amplitude de ses flancs; elle a le port du cygne, elle marche doucement et avec grâce.
Son corps souple et élégant a le parfum du sandal; il est naturellement droit et élancé comme l'arbre de Ciricha, lustré comme la tige du Mirobolam.
Sa peau lisse, tendre, est douce au toucher comme la trompe d'un jeune éléphant. Elle a la couleur de l'or et elle étincelle comme l'éclair.
Sa voix est le chant du Kokila mâle captivant sa femelle; sa parole est de l'ambroisie.
Sa sueur a l'odeur du musc. Elle exhale naturellement plus de parfums qu'aucune autre femme; l'abeille la suit comme une fleur au doux parfum de miel.
Ses cheveux soyeux, longs et bouclés, odorants par eux-mêmes, noirs comme les abeilles, encadrent délicieusement son visage semblable au disque de la pleine lune et retombent en torsades de jais sur ses riches épaules.
Son front est pur: ses sourcils bien arqués sont deux croissants; légèrement agités par l'émotion, ils l'emportent sur l'arc de Kama.
Ses yeux bien fendus sont brillants, doux et timides comme ceux de la gazelle et rouges aux coins. Aussi noirs que la nuit au fond de leurs orbites, leurs prunelles étincellent comme des étoiles dans un ciel sombre. Ses cils longs et soyeux donnent à son regard une douceur qui fascine.
Son nez pareil au bouton du sezame est droit, puis s'arrondit comme un bec de perroquet.
Ses lèvres voluptueuses sont roses comme un bouton de fleur qui s'épanouit ou rouges comme les fruits du bimba et le corail.
Ses dents blanches comme le jasmin d'Arabie ont l'éclat poli de l'ivoire; quand elle sourit, elles se montrent comme un chapelet de perles montées sur corail.
Son cou rond et poli ressemble à une tour d'or pur. Ses épaules s'y joignent par de fines attaches, ainsi qu'à ses bras bien modelés, semblables à la tige du manguier et qui se terminent par deux mains délicates pareilles chacune à un rameau de l'arbre Açoka.
Ses seins amples et fermes ressemblent aux fruits du Vilva; ils se dressent comme deux coupes d'or renversées et surmontées du bouton de la fleur du grenadier.
Ses reins bien cambrés ont la souplesse du serpent; ils se fondent harmonieusement avec ses fesses et ses larges hanches qui ressemblent au corsage de la colombe verte.
Sonjadgana, pur et délicatement arrondi, laisse apercevoir un ombilic profond et luisant comme une baie mure. Trois plis gracieux s'accusent à sa taille comme une ceinture au-dessus de ses hanches.
Ses fesses sont merveilleuses; c'est une Nitambini (Callipige,
Sakountala était une Nitambini).
Comme le Lotus épanoui à l'ombre d'une tendre motte d'herbe Kusha (herbe sacrée par excellence), son yoni petit s'ouvre mystérieusement sous le pubis ombragé par un voile velu large de six pouces.
Sa semence d'amour est parfumée comme le lys qui vient d'éclore, ses cuisses rondes, fermes, potelées, ressemblent à la tige polie d'un jeune bananier.
Ses pieds petits et mignons se joignent finement à ses jambes, on dirait deux Lotus.
Quand elle se baigne dans un étang sacré, par toutes sortes de jeux elle réveille l'amour, les dieux se troubleraient à la voir se jouer dans l'eau.
Des perles tremblent à ses oreilles; sur son sein repose un collier de pierres précieuses; elle a, mais en petit nombre, des ornements aux bras et au bas des jambes.
Elle aime les vêtements blancs, les blanches fleurs, les beaux bijoux et les riches costumes. Elle porte un triple vêtement de mousseline rayée.
Délicate comme la feuille du béthel, elle aime les aliments doux, purs, légers; elle mange peu et dort d'un sommeil léger.
Elle connaît bien les trente-deux modes musicaux de Radha; aussi bien que l'amante de Krishna, elle chante harmonieusement en s'accompagnant de la vina qu'elle touche avec grâce de ses doigts effilés et agiles.
Quand elle danse, ses bras aux mouvements souples et harmonieux s'arrondissent en courbes gracieuses et semblent parfois vouloir dérober aux regards ses merveilleux appâts, car sa pudeur est extrême (dans I'Inde une femme danse toujours seule).
Elle a une conversation agréable, son sourire répand la béatitude; elle est espiègle et folâtre, pleine d'enjouement dans les plaisirs.
Elle excelle dans les oeuvres qui lui sont propres.
Elle fuit la société des malhonnêtes gens et accomplit scrupuleusement ses devoirs; le mensonge lui est inconnu.
Incessamment, elle vénère et adore les brahmanes, son père et les dieux; elle recherche la société et la conversation des brahmanes; elle est libérale envers eux et charitable aux pauvres. Pour ceux-ci elle épuiserait le trésor de son mari.
Elle se plaît avec son époux et sait exciter ses désirs par des caresses.
Le dieu d'amour trouverait un superbe plaisir à reposer près d'elle.
Son affection pour son époux est extrême et elle n'aura peur aucun autre une pareille tendresse. Elle est affectueuse dans toutes ses paroles et absolument dévouée à son mari. Elle est parfaite en tout point.
Ajoutez à ce portrait déjà si flatteur une foule d'exclamations que les poëtes poussent en l'honneur de la Padmini.
Trésor d'amour! tendresse sans bornes! femme qui aime et qui n'éprouve aucun désir! femme dont le bonheur est manifeste; femme pareille à Rathi (la volupté), épouse d'Ananya (l'amour), qui plies sous le poids de tes seins fermes et arrondis! femme dont l'amour enivre!
Après la Padmini, vient la Chitrini ou la femme habile.
La Chitrini a l'esprit mobile, l'humeur légère et essentiellement folâtre! son oeil ressemble au Lotus, sa gorge est ferme: ses cheveux tressés en une seule natte retombent sur ses riches épaules comme de noirs serpents; sa voix a la douceur de l'ambroisie; ses hanches sont minces, ses cuisses douces et polies ont la rondeur de la tige du bananier; sa démarche est celle d'un éléphant en gaité; elle aime le plaisir, sait le faire naître et le varier.
La Hastini (nom de la femelle de l'éléphant) occupe le troisième rang.
La Hastini a une abondante chevelure qui brille et se déroule en longues boucles soyeuses, son regard troublerait le dieu d'amour et ferait rougir les bergeronnettes. Le corps de cette femme gracieuse ressemble à une liane d'or, ses pendants d'oreilles sont garnis de pierreries et ses vêtements sont chargés de fleurs. Ses seins fermes et rebondis ressemblent à un couple de vases d'or.
Le dernier type est la Sankhini (la truie).
Ses cheveux sont nattés et roulés sur sa tête; sa face qui exprime la passion est difforme; son corps ressemble à celui d'un porc. On la dirait toujours en colère, toujours elle gronde et grogne.
Ses seins et son ventre exhalent l'odeur du poisson.
Elle est malpropre de sa personne; elle mange de tout et dort à l'excès.
Ses yeux ternes sont toujours chassieux.
On a mis en regard les traits distinctifs des quatre classes dans le tableau suivant:
———————————————————————————————————
DÉSIGNATION | Padmini | Chitrini | Hastini | Sankhini
| | | |
FIGURE | comme la | parfaite | de lotus | d'oie
| lune | | |
| | | |
ODEUR | du lotus | des fleurs | du vin | du poisson
| | | |
CHEVELURE | fine et | longue et | bouclant | comme des
| soyeuse | flottante | naturellement | soies de
| | | | sanglier
| | | |
VOIX | harmonieuse | du kokila | bramement de | croassement
| comme un | | l'éléphant | du corbeau
| luth | | |
| | | |
GOÛT | le béthel | les dons | les plaisirs | les querelles
DOMINANT | | | variés |
———————————————————————————————————
Quatre sortes d'hommes correspondent comme amants ou époux à ces quatre sortes de femmes.
A la Padmini, l'homme lièvre, c'est-à-dire actif, vif et éveillé.
A la Chitrini, l'homme cerf, celui qui recherche l'affection dans le commerce amoureux.
A la Hastini, l'homme taureau, c'est-à-dire qui a la force et le tempérament de cet animal.
A la Sankhini, l'homme cheval, celui qui a la vigueur et la fougue de l'étalon.
Il existe, disent les poëtes, une Padmini sur dix millions de femmes, une Chitrini sur dix mille, une Hastini sur mille; la Sankhini se trouve partout.
Cette proportion n'est point flatteuse pour le beau sexe dans l'Inde; heureusement, elle n'est point exacte. En général les Hindous, hommes et femmes, même dans les castes serviles, ont de très grands soins de propreté. La femme malpropre, la Sankhini, ne se trouve que dans la classe infime et hors caste, et chez les Pariahs des campagnes.
CHAPITRE III
De la possession des soixante-quatre talents ou arts de volupté enseignés par le Kama Soutra.
L'homme doit étudier le Kama Soutra après le Dharma et l'Artha, et la jeune fille elle-même doit en apprendre les pratiques; d'abord avant son mariage, et, ensuite, après, avec la permission de son mari[12].
[Note 12: Dans les pays musulmans, les femmes sont éduquées en vue d'exciter les sens par la danse et la mimique, etc.]
On objecte à cela que les femmes, n'ayant point à étudier les sciences, ne doivent point non plus étudier le Kama Soutra.
A cela, Vatsyayana répond: Que les femmes peuvent, sans étudier le traité et ses explications, en connaître la pratique, puisqu'elle est tirée du Kama-Schastra (ou les Règles de l'Amour) qu'on apprend expérimentalement, soit par soi-même, soit par des intimes. C'est ainsi que le Kama-Schastra est familier à un certain nombre de femmes, telles que les filles des princes et de leurs ministres.
Il convient donc qu'une jaune fille soit initiée aux principes du Kama Soutra par une femme mariée, par exemple sa soeur de lait, ou bien une amie de la maison éprouvée sous tous les rapports, où une tante, une vieille servante, ou une mendiante qui a vécu autrefois dans la famille, ou une soeur (voir Appendice, n° 1 et 2).
Ces pratiques du Kama-Soutra sont empruntées à la partie du Kama-Shastra qui a rapport à l'union sexuelle, et que Babhravia intitule aussi les soixante-quatre arts, comme les soixante-quatre arts libéraux dont la nomenclature a été donnée ci-dessus.
Pour arriver à ce nombre de (soixante-quatre), on a divisé ce qui a rapport au rapprochement des sexes, c'est-à-dire le Kama-Shastra, en huit parties ou sujets; et dans chaque partie on a fait huit subdivisions principales. Il en a été de même dans le Kama-Soutra[13].
[Note 13: Évidemment, pour les divisions, le chiffre de soixante-quatre est cher aux écrivains de l'époque; selon les anciens commentateurs, il est consacré par les Védas.]
L'homme auquel sont familiers les (soixante-quatre) moyens de plaisir indiqués par Babhravya, atteint le but de son désir, et possède la femme la plus enviable.
Celui qui parle bien sur les autres sujets, mais ne connaît pas les (soixante-quatre) voluptés du Kama-Soutra, n'est point écouté avec faveur dans une réunion de savants.
Celui qui, au contraire, les possède toutes, quoique n'ayant pas d'autre science, prend la tête de la conversation dans toutes les sociétés d'hommes et de femmes.
En raison de leur prestige et de leur charme, les Acharyas, ou auteurs anciens, les plus recommandables, qualifient de chers aux femmes les soixante-quatre talents voluptueux.
L'homme, en effet, qui y est exercé, gagne le coeur de sa propre femme et celui des femmes des autres hommes et des courtisanes.
APPENDICE AU CHAPITRE III
N° 1.—Il y a dans le Kama-Soutra mille choses qui peuvent dépraver une jeune fille, et que, conséquemment, elle doit ignorer, lors même qu'elle est mariée aussitôt qu'elle a atteint l'âge de puberté, comme il est d'usage dans l'Inde.
Dans cette contrée, tout est fait pour provoquer les désirs charnels, même chez les jeunes enfants des deux sexes.
Les chars sacrés sur lesquels on promène les images des Dieux, dans les grandes fêtes publiques, sont chargés de peintures et de sculptures d'une obscénité indescriptible, publiquement exposées à tous les regards, sans que personne songe à en éloigner les enfants.
A la jeune fille indienne s'appliquent pleinement les vers d'Horace:
«…….Incestos amores
A tenere meditatur ungui.»
Dès la plus tendre enfance, elle rêve d'impudiques amours.
N° 2.—Sauf quelques sculptures d'un naturalisme naïf dans des cathédrales du moyen âge et quelques pratiques équivoques, restes du paganisme qui lui ont survécu, on ne trouve rien de pareil chez les chrétiens d'aucune confession.
On lit dans le P. Gury (traduction P. Bert):
«417.—Les regards jetés sans raison sur des choses honteuses constituent des péchés graves ou légers, suivant l'intention de la personne, le degré de turpitude et le danger de consentement à la débauche.
«En pratique, on excuserait difficilement d'un péché mortel un homme qui regarderait les parties honteuses d'une femme peinte, parce qu'il ne pourrait guère éviter d'y prendre un plaisir.
«420.—1° C'est un péché grave, en général, de parler, même par légèreté, de l'acte conjugal, de ce qui est permis ou défendu entre époux, des moyens d'empêcher la conception, de procurer la pollution; surtout, si c'est entre jeunes gens de sexes différents.
«2° Il y a grave péché à dire des choses honteuses par le seul plaisir qu'on trouve à y penser.
«Le confesseur ne recommande à de jeunes époux que l'abstention de ce qui pourrait aller contre le but du mariage, la procréation.»
Ainsi, la morale chrétienne est très sévère pour tout ce qui concerne la pureté.
N° 3.—L'éducation des belles par Ovide.
Les listes des (soixante-quatre) arts libéraux et des (soixante-quatre) talents de voluptés, avec les portraits de la Padmini et de la Citrini, nous donnent l'idée de l'éducation féminine dans l'Inde à l'époque de Vatsyayana; il est très intéressant de la rapprocher de celle qu'Ovide trace pour les Romaines dans son Art d'aimer, livre III.
«O femmes! ne négligez aucun soin de votre personne!
«La figure s'embellit si on la soigne; sans soins, le plus beau visage perd sa fraîcheur, fût-il comparable à celui de la déesse du mont Ida.
«Ne chargez point vos oreilles de perles de grand prix, et votre corps de vêtements tout pesants d'or. Une élégante propreté nous charme bien davantage. Choisissez la manière d'arranger votre chevelure qui vous sied le mieux. Un visage un peu allongé demande de simples bandeaux; une figure arrondie un noeud léger sur le sommet de la tête et qui laisse les oreilles découvertes.
«Celle-ci laissera flotter ses cheveux sur ses deux épaules; celle-là les relèvera à la manière de Diane chasseresse.
«Tandis que vous travaillez à votre toilette, laissez croire que vous êtes encore au lit; vous paraîtrez avec plus d'avantages quand vous y aurez mis la dernière main. Vous pouvez toutefois faire peigner vos cheveux devant nous.
«Apprenez à rire avec grâce. Ouvrez modérément la bouche; formez sur l'une et l'autre joue deux petites fossettes et couvrez avec la lèvre inférieure l'extrémité des dents supérieures. Ne vous fatiguez point les flancs par des éclats continuels, que votre rire ait quelque chose de doux et d'agréable à l'oreille.
«Les femmes apprennent aussi à pleurer d'une manière à la fois gracieuse et intéressante; elles pleurent quand elles veulent.
«Apprenez également à marcher, la démarche séduit ou fait fuir un homme qui ne vous connaît pas.
«Il est des femmes qui, par un mouvement de hanches étudié, font flotter leur robe au gré des vents; elles s'avancent fièrement d'un pas majestueux. D'autres marchent à grands pas et d'un air effronté. Évitez que la première de ces démarches soit prétentieuse et que la dernière soit rustique. Cependant, laissez à découvert l'avant-bras depuis le coude jusqu'au poignet, si vous avez la peau d'une blancheur sans tache. Combien de fois j'ai été tenté de baiser un bras d'albâtre!
«Que les jeunes filles apprennent à chanter. Plusieurs ont trouvé dans leur voix un dédommagement à leur figure.
«La femme qui veut plaire doit s'appliquer à manier l'archet de la main droite et à pincer de la harpe de la main gauche.
«Apprenez par coeur Sapho; rien de plus voluptueux que ses vers; lisez les poésies du tendre Properce et celles de mon cher Tibulle, l'Eneïde et même mes Amours.
«Je voudrais encore qu'une belle sût danser (on ne dansait à Rome qu'au théâtre), qu'elle fut habile aussi aux jeux des osselets, des dés et des échecs. Apprenez mille jeux; souvent, à la faveur du jeu, l'amour se glisse dans les coeurs.
Qu'une belle s'occupe de tout ce qui peut augmenter ses charmes; qu'elle se donne en spectacle à la foule; que partout elle soit empressée de plaire; qu'elle ait toujours l'hameçon prêt; dans l'endroit qu'elle soupçonne le moins, elle trouvera du poisson qui viendra y mordre.
«Les funérailles d'un époux sont souvent une occasion d'en trouver un autre. Il convient alors de paraître échevelée et de donner un libre cours à vos pleurs.
«Pour garder la pureté de vos traits, évitez la colère, partage farouche des bêtes féroces; elle enfle le visage et fait noircir les veines où le sang s'accumule.
«Évitez aussi un air de fierté. Un regard doux et gracieux captive l'amour. Nous haïssons aussi la tristesse; c'est la gaieté qui nous charme dans une femme.
«Ne venez aux festins que tard, lorsque les flambeaux sont allumés, vous paraîtrez toujours belle aux yeux troublés par le vin et la nuit voilera vos imperfections.
«Prenez les mets du bout des doigts (les Romains d'alors, comme aujourd'hui encore les Indiens, mangeaient avec les doigts); n'allez pas porter à votre bouche une main mal assurée; ne vous gorgez pas de mets pour les vomir chez vous (usage des Romains), et mangez un peu moins que votre appétit. Il sied mieux qu'une jeune belle se permette quelques excès dans le boire. Toutefois ne vous laissez point à table aller à l'ivresse ou au sommeil, qui vous livreraient sans défense à toutes les entreprises des pires débauchés.»
TITRE II
LA VIE ÉLÉGANTE.—DIVERSES SORTES D'UNIONS SEXUELLES
L'AMOUR PERMIS ET L'AMOUR DÉFENDU
CHAPITRE I
La vie élégante ou d'un homme fortuné.
SECTION 1.—INTÉRIEUR (at home).
L'habitation doit être bien située, au bord d'une eau pure, dans une ville ou une bourgade, ou un lieu de plaisir.
Les appartements intérieurs sont sur les derrières, ceux de réception sur le devant, tous sont meublés confortablement et ornés avec goût.
SOINS D'HYGIÈNE.—Chaque jour le bain et le frottement du corps avec de l'huile; tous les trois jours, application de laque à tout le corps; tous les quatre jours, raser la tête entière; et tous les cinq ou dix jours, tout le corps.
EMPLOI DU TEMPS.—Trois repas par jour, le matin, à midi et la nuit; le bain, la sieste; des vêtements blancs et élégants; des fleurs, une volière; le matin, quelques jeux et divertissements avec des parasites, et après midi avec des amis.
Après le déjeuner, leçon pour parler donnée aux perroquets et autres oiseaux, puis combats de coqs, de cailles et de pigeons.
Dans la soirée, le chant; ensuite le maître de maison, avec ses amis, attend, dans la salle de réception bien ornée et parfumée d'essences, l'arrivée de sa maîtresse; celle-ci, quand elle se présente, est reçue avec les compliments d'usage; elle tient avec tous une conversation aimable et tendre.
Lorsqu'elle doit passer toute la nuit chez son amant, elle y vient baignée, parfumée et parée; son amant lui offre des rafraîchissements; il la fait asseoir à sa gauche, lui prend les cheveux entre ses mains, touche aussi le bout et le noeud de son vêtement du bas et l'entoure doucement de son bras droit. Alors s'engage une conversation légère et variée; on tient des propos lestes et joyeux; on traite des sujets graveleux ou galants. Puis on chante avec ou sans gestes; on fait de la musique, on boit en s'excitant à boire.
Enfin, quand la femme, échauffée par ces provocations à l'amour, trahit ses désirs, le maître congédie tous ceux qui sont près de lui en leur donnant des fleurs, des bouquets et des feuilles de béthel[14].
[Note 14: Dans les usages de l'Inde, c'est le maître de maison, celui auquel on fait visite, qui donne le signal du départ au visiteur.]
Les deux amants restent seuls. Après avoir goûté le plaisir à leur gré, ils se lèvent pudiquement et, sans se regarder, s'en vont, séparément, au cabinet de toilette qui est, dans l'Inde, la salle du bain.
Ils reviennent ensuite s'asseoir l'un près de l'autre et mâchent quelques feuilles de béthel. Puis l'homme, de sa propre main, frotte le corps de la femme avec un onguent de pur bois de sandal, ou une autre essence odorante; ensuite il l'enlace dans son bras gauche, et tout en lui tenant de doux propos, il lui fait boire, dans une coupe qu'il tient de la main droite, une boisson excitante et parfumée; ils mangent ensemble des gâteaux et des sucreries, prennent des consommés et de la soupe de gruau, boivent du lait de coco frais, des sorbets, du jus de mangues et de citron sucré; enfin, ils savourent ainsi, dans l'intimité, tout ce que le pays produit d'agréable, de doux et de pur.
Souvent aussi, les deux amants montent sur la terrasse de la maison pour jouir du clair de lune et causer agréablement. A ce moment, pendant que la femme est sur ses genoux la face tournée vers la lune, l'amant lui désigne de la main les diverses planètes, l'étoile du matin, l'étoile polaire, les constellations[15].
[Note 15: Les magnifiques nuits de l'Inde donnent à ce passe temps un grand charme.]
APPENDICE
A LA PREMIÈRE SECTION DU CHAPITRE I
Complétons par des emprunts aux poètes les indications trop sommaires de
Vatsyayana.
N° 1.—Barthriari a décrit l'amour selon les saisons (trad. Regnaud).
(St. 39).—Bouquets odorants, couronnes dont l'aspect réjouit le coeur, zéphir qu'agité l'éventail, rayon de la lune, parfum des fleurs, lac frais, poudre de sandal, vin clair, terrasse bien blanche, vêtements très légers, femmes aux yeux de lotus, tels sont les agréments que les heureux ont ici en partage, l'été.
En hiver, les heureux reposent voluptueusement dans une chambre, couverts de vêlements rouges, enlaçant dans leurs bras leurs bien-aimées aux seins opulents, mâchant à pleine bouche des feuilles et des noix de béthel.
(St. 44).—Les éclairs serpentent dans le Ciel pareils à des lianes, le tonnerre éclate au sein des nuages amoncelés; on entend les cris confus des paons qui se livrent à leurs jeux; les averses tombent comme des torrents; la belle, aux yeux allongés, qui tremble d'effroi, se serre étroitement dans les bras du bien-aimé dont elle ne peut quitter la maison; puis s'élèvent des vents chargés de pluie glaciale qui renouvellent la vigueur des amants.
(St. 49 et 50.)—Ils embrassent les fossettes de leurs joues; ils font entrechoquer bruyamment leurs lèvres en jouant dans les boucles qui encadrent leur visage; ils mettent en désordre leur chevelure et leur font cligner les yeux; ils chiffonnent avec violence leurs vêtements, arrachent de leur poitrine leur corset et bouleversent leurs seins; ils font grelotter leurs cuisses et détachent le pagne qui ceint leurs larges hanches.
On connaît le distique de Catulle:
«Quam juvat immites ventos audire cubantem
Et dominant tenero delinuisse sinu»
Quel plaisir d'entendre, de sa couche, rugir la tempête, en pressant sa maîtresse sur son sein.
N° 2.—Visite de Corine à Ovide.
Il est intéressant de rapprocher la visite d'une maîtresse indienne à son amant de celle de Corine à Ovide (Les Amours, liv. 1er, élégie 5).
«Vers midi, lorsque j'étais sur mon lit pour me reposer dans un demi-jour mystérieux, Corine entra dans ma chambre, la tunique relevée, les cheveux tombant sur sa gorge nue, plus blanche que la neige, semblable à la charmante Laïs quand elle recevait ses amants.
«Je lui ôtai d'abord sa tunique dont le tissu transparent était à peine un obstacle. Elle faisait quelque résistance à paraître nue; mais on voyait bien qu'elle ne voulait pas vaincre.
«Quand elle fut devant moi sans vêtement, je ne vis pas une tache sur tout son corps. O quelles épaules, ô quels bras j'eus le plaisir de voir et de toucher! Que sa gorge était faite à souhait! Quelle peau douce et unie! Quelle taille superbe et quelles cuisses fermes!
«Mais pourquoi entrer dans ces détails? Je n'ai vu que des choses parfaites, et il n'y avait point de voile entre ce beau corps et le mien!
«Le reste est facile à deviner. Enfin, après une fatigue mutuelle, nous reposâmes tous deux.»
Ce petit morceau nous charme autant, mais d'une autre manière que les poètes Hindous.
Ce qu'Ovide laisse à deviner, Properce le dit dans l'Élégie v du livre
II.
Une nuit de Cynthée donnée à Properce.
«O nuit fortunée! Que de mots échangés à la clarté de la lampe! Et la lumière éteinte, quels ébats!
«Tantôt elle lutte contre moi, le sein découvert; tantôt à mon ardeur elle opposait sa tunique. Puis, quand le soleil eut vaincu mes paupières, c'est elle qui me réveilla en les pressant de ses lèvres.
«Est-ce donc ainsi, me dit-elle, que tu dors nonchalamment?
«Comme nos bras s'enlaçaient en mille noeuds divers!
«Mais l'obscurité nuit aux jeux de l'amour.
«Les yeux sont les guides de nos transports.
«Endymion, par sa nudité, charme la chaste Diane qui vient, nue, reposer près d'un mortel.
«Cesse de voiler tes attraits sur ta couche ou bien je déchirerai ce lin odieux; et même, si la colère m'emporte, ta mère en verra les traces sur tes bras.
«Livre-moi ces globes charmants qui se soutiennent d'eux-mêmes; que mes yeux se rassasient tandis que les destins le permettent. Vivant ou mort, c'est à toi que j'appartiens pour toujours.
«Si tu m'accordes encore de semblables nuits, une année sera pour moi plus qu'une vie.
«Prodigue-les-moi, ces nuits, et je deviens immortel dans tes bras.
«Une seule nuit de toi peut, du dernier des hommes, faire un dieu.»
SECTION II.—L'EXTÉRIEUR.
§ I.—Fêtes religieuses.
A certains jours propices (fastes) une société d'amateurs s'assemble dans le temple de la déesse Sarasvati (déesse des beaux-arts).
Là, on essaie les chanteurs récemment arrivés dans la localité. Le lendemain on leur donne quelque gratification et l'on retient ceux qui ont plu.
Les membres de cette société agissent ainsi dans les temps de détresse comme dans ceux qui sont prospères.
Ils exercent l'hospitalité envers les étrangers qui sont venus à la réunion.
Ils agissent de même lors des autres fêtes en l'honneur de quelque divinité.
§ 2.—Promenades aux jardins et aux bains publics.
Les hommes s'y rendent élégamment vêtus en compagnie de courtisanes et avec une suite nombreuse de serviteurs.
Trois sortes d'hommes, dans ces circonstances, prêtent leurs bons offices aux personnes riches et aux courtisanes, ce sont:
1° Le Pithamarda, qui ne possède rien que son talent à tout faire et à tout montrer (magister).
2° Le Vita est celui qui, ayant perdu sa fortune, est, à cause de cela, de son ancienne éducation et de ses anciennes relations d'amitié dans la localité, admis chez les riches et les courtisanes et vit de ce qu'il en peut tirer.
C'est le parasite officieux.
3° Le Vidashka est une sorte de bouffon, d'utilité, toujours un brahmane, que tout le monde accueille pour sa bonne humeur et ses spirituelles saillies[16].
[Note 16: C'est le fou du moyen âge dont Walter Scott nous a donné le type dans le personnage de Wamba (roman d'Ivanhoé).]
Ces trois sortes de personnages sont ordinairement employées pour opérer les réconciliations entre les hommes riches et les courtisanes.
On emploie également les femmes mendiantes, celles qui ont la tête rasée (les veuves) et les anciennes courtisanes qui possèdent des talents appropriés.
SECTION III
§ 3.—Réunions de sociétés.
Des hommes de même âge, de mêmes goûts, de même éducation, se réunissent en société, soit chez des courtisanes en renom et en leur compagnie, soit dans la demeure de l'un d'eux, pour converser, composer des vers et se les Communiquer. Dans ce dernier cas, les femmes distinguées par leur beauté, et qui ont des goûts et des talents semblables, peuvent être admises et recevoir des hommages.
Souvent les conversations étaient une joute d'improvisations poétiques et de citations opposées de divers poètes.
Pour en donner une idée, nous avons arrangé le dialogue suivant avec des citations de poètes:
UN BRAHMANE SAVANT.—Par qui a été fabriqué ce dédale d'incertitude, ce temple d'immodesties, ce réceptacle de fautes, ce champ semé de mille fourberies, cette barrière de la porte du Ciel, cette bouche de la cité infernale, cette corbeille remplie de tous les artifices, ce poison qui ressemble à l'ambroisie, cette corde qui attache les mortels au monde d'ici-bas, la femme en un mot?
UNE COURTISANE.—Le faux sage qui médit des femmes trompe lui-même et les autres; car le fruit de la pénitence est le Ciel et le Ciel offre les Apsaras à ceux qui l'obtiennent.
LE BRAHMANE.—Les femmes ont du miel dans leurs paroles et du poison dans le coeur, aussi leur suce-t-on les lèvres, tandis qu'on leur frappe la poitrine avec le revers de la main[17].
[Note 17: Pétrone a dit:
«Toute femme, en soi, cache un venin corrupteur,
Le miel est sur sa lèvre, et le fiel dans son coeur.»]
LA COURTISANE.—Les fous qui fuient les femmes n'obtiennent que des fruits amers; leur sottise et le dieu d'amour les châtient cruellement. Le jour où des hommes honorables parviendront à maîtriser leurs sens, les monts Vindhyas traverseront l'Océan à la nage.
LE BRAHMANE.—Il n'est ici-bas qu'un jardin rempli de fleurs pernicieuses, c'est la jeunesse; elle est le foyer de la passion, la cause de peines plus cuisantes que n'en feraient endurer cent enfers, le germe de la folie, le rideau de nuages qui couvre la lumière de la science, la seule arme du Dieu de l'amour, la chaîne de fautes de toute nature.
LA COURTISANE.—Un vieux chien borgne, boiteux, galeux, n'ayant que la peau et les os et dont la gueule est déchirée par les tessons qu'il ronge, poursuit encore les chiennes; le Dieu de l'amour tourmente jusqu'aux mourants. Quand l'arbre Açoka est touché du pied d'une belle, ses fleurs s'épanouissent de suite[18].
[Note 18: Jolie légende indienne.]
Les femmes voluptueuses enflamment tous les coeurs de leurs grâces lascives; elles babillent avec l'un, envoient à un autre des oeillades provocatrices, un troisième occupe leur coeur.
LE BRAHMANE.—Celui qui, maîtrisant ses sens, a confondu son intelligence dans l'âme-suprême, qu'a-t-il à faire des causeries des bien-aimées, du miel de leurs lèvres, de la lune de leur visage, des jeux d'amour accompagnés de soupirs dans lesquels on presse leurs seins arrondis?
LA COURTISANE.—Les Docteurs ayant sans cesse à la bouche les saints écrits, sont les seuls qui parlent, et seulement du bout des lèvres, de renoncer à l'amour.
Qui pourrait fuir les hanches des belles jeunes filles ornées de ceintures bruyantes, auxquelles pendent des perles rouges?
Ce que femme entreprend dans sa passion, Brahma lui-même n'a pas le courage d'y mettre obstacle[19].
[Note 19: Nous disons dans le même sens: Ce que femme veut, Dieu le veut.]
UN HOMME MUR.—L'homme n'est sûr de son honneur, de sa vertu, de sa sagesse, que quand son coeur et ses fermes résolutions ont résisté victorieusement à la corruption par les femmes.
Combien ont succombé par elles, que tout l'or du monde n'aurait pu acheter!
UN JEUNE HOMME.—Quel est le plus beau des spectacles? Le visage respirant l'amour d'une fille. Quel est le plus suave des parfums? Son haleine douce. Quel est le plus agréable des sons? la voix de la bien-aimée.
Quelle est la plus exquise des saveurs? La rosée qui humecte ses lèvres.
Quel est le plus doux des contacts?
Celui de son corps.
Quelle est l'image la plus agréable sur laquelle la pensée puisse s'arrêter? Ses charmes.
Tout dans la jeune fille aimée est plein d'attraits.
UN JEUNE POÈTE.—La jeune vierge est semblable au tendre bouton de la rose non encore épanouie; dans toute sa pureté, elle croît en paix à l'ombre du bosquet tutélaire, à l'abri de tout outrage; mais lorsque son sein dévoilé s'est prêté aux baisers du rossignol séducteur, bientôt séparée de sa tige maternelle et indignement associée à l'herbe que foule un pied vulgaire, on l'expose aux passants sur la place publique, et flétrie alors par mille baisers impurs on chercherait en vain sa fraîcheur virginale (voir l'Appendice).
AUTRE JEUNE HOMME.—Léger sourire sur les lèvres, regards à la fois hardis et timides, babil enjoué, fuite, retour précipité, amusements folâtres et continuels, tout n'est-il pas ravissant chez les jeunes femmes aux yeux de gazelle?
Quand elles sont absentes, nous aspirons à les voir.
Quand nous les voyons nous n'avons qu'un désir, jouir de leur étreinte.
Quand nous sommes dans leurs bras, nous ne pouvons plus nous en arracher.
LE JEUNE POÈTE.—A quel mortel est destinée cette beauté ravissante semblable dans sa fraîcheur à une fleur dont on n'a pas encore respiré le parfum, touché le fin duvet; à un tendre bourgeon qu'un ongle profane n'a point osé séparer de sa tige, à une perle encore pure au sein de la nacre protectrice où elle a pris naissance?
APPENDICE
A LA IIIe SECTION DU CHAPITRE I.
Le poète Catulle a exprimé la même pensée que le jeune poète indien dans les beaux vers que nous traduisons:
«La fleur que la haie d'un jardin protège contre les troupeaux et le tranchant du soc, croît mystérieusement caressée par le zéphyr, colorée par le soleil, nourrie par la pluie, recherchée des jeunes beautés et des amants; mais sitôt qu'un ongle léger l'a cueillie, elle n'inspire plus que le dédain. De même une vierge reste chère à tous tant qu'elle reste pure; mais si elle perd sa fleur d'innocence, les jeunes gens lui retirent leur amour et les jeunes filles leur amitié.»
L'Arioste a presque traduit Catulle dans la plainte de Sacripant contre
Angélique (Rolland furieux).
«La Verginella è simile alla rosa;
Che in bel jardin sulla uativa spina
Mentre sola et sicura si reposa,
Ne grege ne pastor de le avvicina;
L'aura suave e l'alba rugiadosa
L'Aqua, la terra al suo amor s'inchina,
Giovani vaghi e donne innamorate
Amano averne i seni e le tempie ornate.
Ma non si tosto dal materno stelo
Rimossa viene dal suo ceppo verde,
Che quanto avea dagli uomini e dal cielo
Favor grazia e bellezza, tutto perde.
La vergine che il fior di che piu zelo
Che degli occhi et della vita aver dei
Lascia altrui corre, il pregio che aveva innanzi
Perde nel cor di tutti gli altri amanti.»
La vierge est comme la rose sur sa tige naissante dans un beau jardin; tant qu'elle reste dans la solitude et la paix, elle n'a rien à craindre du troupeau ni du berger.
Le doux zéphir, l'aube humide de rosée, la terre et l'onde lui prodiguent leurs caresses et leurs trésors; les jeunes gens qui soupirent et les belles énamourées se plaisent à orner de ses boutons leurs cheveux et leurs seins.
A peine séparée de la branche maternelle, de ses vertes épines, elle perd et la faveur des hommes et les dons du ciel, la grâce et la beauté.
Ainsi quand une jeune fille a laissé cueillir la fleur qu'elle devait défendre plus que ses yeux et que sa vie, elle est avilie aux yeux de tous les autres amants.
Nos naïvetés gauloises sont plus brèves et presque aussi expressives:
La pucelle est comme la rose
Dans sa primeur à peine éclose;
Chacun s'empresse à les cueillir.
Vienne la rose à se flétrir,
Vienne la fille à se donner,
Plus un ne veut les ramasser.
CHAPITRE II
Différentes sortes d'unions sexuelles.
Il y a sept sortes d'unions:
L'UNION SPONTANÉE.—Deux personnes s'aiment et s'unissent par sympathie et par goût mutuel. Cette union a lieu entre deux amants de même naissance.
Les jeux d'amour avec une femme de bonne naissance, dit Barthriari, sont remplis de charme. D'abord, l'amante dit: non, non! et semble dédaigner les caresses; puis les désirs naissent, sans que la pudeur disparaisse; ensuite, la résistance se relâche et la fermeté est abandonnée; enfin, elle ressent vivement le secret plaisir des ardeurs amoureuses; laissant alors de côté toute retenue, elle goûte un bonheur inexprimable qui lui fait crisper les membres.
L'UNION DE L'AMOUR ARDENT.—L'homme et la femme s'aiment depuis quelque temps, et ont eu beaucoup de peine à se réunir; ou bien, l'un d'eux revient de voyage, ou bien, deux amants se réconcilient après s'être querellés.
Dans ces cas, les deux amants brûlent de s'unir et se donnent mutuellement une complète satisfaction.
L'UNION POUR L'AMOUR A VENIR—Entre deux personnes dont l'amour n'est encore qu'en germe.
L'UNION DE L'AMOUR ARTIFICIEL.—L'homme n'opère la connexion qu'en s'excitant par les moyens accessoires qu'indique le Kama Soutra, les baisers, les embrassements, ou bien l'homme et la femme s'unissent sans amour, le coeur de chacun d'eux étant ailleurs. Dans ce cas, il faut qu'ils emploient tous les moyens d'excitation enseignés par le Kama Shastra (Appendice, n° 1).
L'UNION DE L'AMOUR TRANSMIS.—L'un des deux acteurs, pendant toute la durée de la connexion, s'imagine qu'il est dans les bras d'une autre personne qu'il aime réellement (Appendice, n° 2).
L'UNION DITE DES EUNUQUES.—La femme est une porteuse d'eau [20] ou une domestique de caste inférieure à celle de l'homme; la conjonction dure seulement le temps nécessaire pour éteindre le désir de l'homme. Dans ce cas, il n'y a point d'actes accessoires ou préliminaires.
[Note 20: La porteuse d'eau est ordinairement attachée à une maison et y fait le service de propreté.]
L'UNION TROMPEUSE.—Entre une courtisane et un paysan, ou entre un homme de bonne éducation et une paysanne; elle se borne à un acte brutal, à moins que la femme ne soit très belle.
APPENDICE AU CHAPITRE II
N° 1.—L'Union artificielle est blâmée par les poètes.
Bhartrihari (stance 29 l'Amour) dit: En ce monde, l'amour a pour effet d'unir deux coeurs en une même pensée.
Quand les sentiments des amants ne sont pas confondus, c'est comme l'union de deux cadavres.
Le mariage sans l'amour est un corps sans âme, dit Tirouvallouvao (le divin Pariah).
N° 2.—Le Père Gury, Théologie morale (908). L'usage du mariage est gravement illicite s'il a lieu dans un esprit d'adultère, de telle sorte qu'en approchant de son épouse, on se figure que c'est une autre femme.
Cet avis est évidemment celui de tous les théologiens.
G. Sand, dans _Mademoiselle de la Quintinie, _décrit une union de ce genre.
CHAPITRE III
Des cas ou le Kama est permis ou défendu
Le Kama, quand il est pratiqué dans le mariage contracté selon les règles tracées par Manou, entre personnes de même caste, donne une progéniture légitime et la considération générale.
Il est défendu avec des femmes de caste supérieure ou bien de même caste, mais ayant déjà appartenu à d'autres.
Le Kama n'est ni ordonné ni défendu avec des femmes, de castes inférieures ou déchues de leur caste, avec les courtisanes et avec les femmes divorcées.
Avec toutes ces femmes, la pratique du Kama n'a pas d'autre but que le plaisir.
On appelle Nayikas les femmes auxquelles on peut s'unir sans péché; telles sont les filles qui ne dépendent de personne, les courtisanes et les femmes qui ont été mariées deux fois (N° 1 Appendice).
Vatsyayana rattache à ces trois catégories les veuves, les filles des courtisanes, les servantes qui sont encore vierges, et même toute femme de caste qui a dépassé l'âge de puberté, sans se marier.
Ganikapati pense qu'il existe des circonstances ou des considérations particulières qui autorisent la connexion avec les femmes des autres. Par exemple, on peut se faire, selon les cas, les raisonnements suivants;
—Cette femme veut se donner à moi, et déjà s'est livrée à beaucoup d'autres auparavant; quoi qu'elle soit d'une caste supérieure, elle est dans la circulation comme une courtisane; je puis donc m'unir à elle sans pécher.
—Cette femme exerce un grand empire sur son mari qui est un homme puissant et ami de mon ennemi. En devenant son amant, j'enlèverai à mon ennemi l'appui de son mari.
—J'ai un ennemi qui peut me nuire beaucoup; si sa femme devient ma maîtresse, elle changera ses dispositions malveillantes à mon égard.
—Avec l'aide de telle femme, si je suis son amant, j'assurerai le triomphe de mon ami ou la ruine de mon ennemi, ou la réussite de quelqu'autre entreprise fort difficile.
—En m'unissant à telle femme, je pourrai tuer son mari et m'approprier ses biens.
—Je suis sans ressources et sans moyens d'en acquérir, l'union avec telle femme me procurera la richesse sans me faire courir aucun danger.
—Telle femme m'aime ardemment et connaît tous mes secrets, toutes mes faiblesses et, à cause de cela, peut me nuire infiniment, si je ne suis point son amant.
—Un mari a séduit ma femme, je dois le payer de retour (peine du talion).
—Devenu l'amant de telle femme, je tuerai un ennemi du roi, proscrit par celui-ci et auquel elle a donné asile.
—J'aime une femme placée sous la surveillance d'une autre; par celle-ci j'arriverai à posséder celle que j'aime.
—C'est par cette femme seulement que je puis épouser une jeune fille riche et belle que je recherche; si je deviens son amant, elle me fera atteindre mon but.
Pour ces motifs et d'autres semblables, il est permis d'avoir des rapports avec des femmes mariées; mais il est bien entendu que c'est seulement dans un but particulier, et jamais en vue du seul plaisir, autrement il y aurait faute et péché [21].
[Note 21: Il est à peine besoin de faire remarquer que cette morale n'est admise que par les brahmanes; on n'en trouve trace nulle part ailleurs que dans leurs écrits, quelle qu'ait pu être la subtilité des casuistes.]
L'école de Babhravya professe qu'il est permis de jouir de toute femme qui a eu cinq amants; mais Ganakipoutra pense que, même dans ce cas, il doit y avoir des exceptions pour les femmes d'un parent, d'un brahmane savant et du roi. Vatsyayana dit que peu de femmes résistent à un homme bien secondé (N° 2, Appendice).
Il est défendu de s'unir aux femmes énumérées ci-après:
Lépreuses, lunatiques, rejetées de la caste, ne sachant pas garder les secrets, exprimant publiquement leur désir charnel, (N° 3, Appendice), atteintes d'albinisme (elles sont impures), et celles dont la peau, d'un noir intense, a mauvaise odeur.
Femmes amies [22], Femmes de la parenté (N° 4, Appendice); femmes ascètes avec lesquelles l'union sexuelle est interdite.
[Note 22: Ce respect pour les amies dont la liste est assez longue ainsi que celle de leurs qualités, honore les Hindous. Nous ne retrouvons pas ce scrupule louable au même degré en Europe où beaucoup de gens ont peine à croire à une amitié platonique entre personnes de sexes différents.]
Sont réputées femmes amies avec lesquelles l'union sexuelle est interdite:
Celles avec lesquelles nous avons joué dans la poussière (amies d'enfance), auxquelles nous sommes liés d'obligation pour services rendus.
Celles qui ont nos goûts et notre humeur.
Celles qui ont été nos compagnes d'études.
Celles qui connaissent nos secrets et nos défauts comme nous connaissons les leurs.
Nos soeurs de lait et les jeunes filles élevées avec nous; les amies héréditaires, c'est-à-dire appartenant à des familles unies par une amitié héréditaire.
Ces amies doivent posséder les qualités suivantes: la sincérité, la constance, le dévouement, la fermeté, l'exemption de convoitise, l'incorruptibilité, une fidélité à toute épreuve pour garder nos secrets.
APPENDICE AU CHAPITRE III
N° 1.—Sans doute les femmes mariées qui ont un amant, celles qui sont séparées de leur mari et les veuves. Celles-ci, en grand nombre dans l'Inde, et dans la force de l'âge, sont obligées d'avoir recours à l'avortement pour cacher les conséquences de leur inconduite qui, si elle était connue, serait punie par l'exclusion de la caste.
Toutes connaissent les drogues qui font avorter.
Quand la potion n'a pas produit l'effet voulu, quelques-unes ont recours à des moyens mécaniques qui, souvent, mettent leurs jours en danger.
Ce fait nous a été révélé par des médecins européens qui, dans des cas pareils, avaient été appelés par des femmes indigènes.
Lorsqu'aucun des moyens n'a réussi, les veuves enceintes prétextent un voyage ou un pèlerinage et s'en vont au loin faire leurs couches.
L'avortement était une pratique usuelle chez les femmes galantes de
Rome, au temps d'Ovide. Ce poète consacre la 14e Élégie du Livre II des
Amours à reprocher ce crime à sa maîtresse, Corine.
«Quoi, dit-il, de peur que les rides de ton ventre ne t'accusent, il faudra porter le ravage sur le triste champ où tu livras le combat! Femmes, pourquoi portez-vous dans vos entrailles des engins homicides? Les tigresses ne sont pas si cruelles dans les antres de l'Hircanie, et jamais la lionne n'osa se faire avorter; et ce sont de faibles et tendres beautés qui commettent ce crime, non pas toutefois impunément. Souvent celle qui étouffe son enfant dans son sein périt elle-même; et, quand on emporte son cadavre encore tout échevelé, les spectateurs s'écrient: Elle a bien mérité son sort.»
N° 2.—_Art d'aimer, _Livre I. Ne doutez point que vous ne puissiez triompher de toutes les jeunes beautés; à peine sur mille en trouverez vous une qui vous résistera. Celle qui se rend aisément, comme celle qui se défend, aiment également à être priées.
Si vous échouez, qu'avez-vous à craindre? Mais pourquoi échoueriez-vous? On se laisse prendre aux attraits d'un plaisir nouveau, et le bien d'autrui nous paraît toujours préférable au nôtre.
Vous verrez plutôt les oiseaux se taire au printemps, et les cigales en été, qu'une femme résister aux tendres sollicitations d'un jeune homme caressant. Celle même qui paraît insensible brûle de secrets désirs.
Si les hommes s'entendaient pour ne pas faire les premières avances, les femmes se jetteraient dans leurs bras toutes pâmées.
Entendez dans les molles prairies la génisse qui mugit d'amour pour le taureau, et la jument qui hennit à l'aspect de l'étalon vigoureux.
N° 3.—Dans l'Inde, la décence extérieure est toujours observée entre les deux sexes, au point qu'il ne vient à la pensée de personne d'y manquer.
Quand on chemine en troupe, les hommes marchent en avant des femmes, et les attendent aux passages des gués, pour leur tendre la main par derrière. Les femmes se troussent alors jusqu'aux dessus des hanches, et jamais un homme ne se retourne pour regarder (abbé Dubois).
Toute provocation en public d'un sexe à l'autre, et même toute galanterie, sont absolument inconnues.
Une femme se croirait insultée par un homme qui lui témoignerait, au dehors, des attentions particulières.
On verra plus loin que, quand un homme veut courtiser une femme, il procède toujours par des voies indirectes, par des insinuations détournées, des propos à double sens qui semblent s'adresser à une autre personne.
Mais, dans le particulier, les femmes indiennes, habituées à se considérer comme uniquement faites pour le plaisir de l'homme, ne savent rien refuser aux sollicitations dont elles sont l'objet, lors même qu'elles manquent de tempérament et d'imagination, ce qui est le cas le plus ordinaire dans les pays Dravidiens (Sud de l'Inde).
N° 4.—Empêchement à l'union, doctrine de l'Eglise.
La Père Gury (Traduction P. Bert.)
Les casuistes hindous, on le voit, vont beaucoup plus loin que les chrétiens dans les incompatibilités pour l'acte sexuel; ils l'interdisent entre personnes dont les familles sont liées par une amitié héréditaire et à fortiori entre tous les parents à tous les degrés.
Dans sa théologie morale, le P. Gury défend l'inceste, l'union sexuelle avec des parents ou des alliés à des degrés prohibés par l'Eglise; au sujet de l'empêchement du mariage par l'alliance, il s'exprime ainsi:
810.—L'alliance est un lien qui s'établit avec les parents de la personne avec laquelle on a un commerce charnel; ou encore, un lien provenant d'un commerce charnel entre l'un et les parents de l'autre. Il y a donc alliance entre le mari et les cousins de la femme, et réciproquement.
L'alliance vient soit d'un commerce licite ou conjugal, soit d'un commerce illicite, fornication, adultère, inceste.
811.—L'alliance venant d'un commerce licite empêche le mariage jusqu'au 4° degré inclusivement; venant d'un commerce illicite, seulement jusqu'au 2° degré.
(On sait que l'autorité ecclésiastique accorde beaucoup de dispenses à cet empêchement).
Une alliance n'est contractée que par un acte sexuel accompli et consommé, de telle sorte que la génération puisse en résulter.
812.—Celui qui a péché avec les deux soeurs ou les deux cousines germaines, ou la mère ou la fille, ne peut épouser aucune des deux.
L'homme qui a péché avec la soeur, la cousine ou la tante de son épouse, est tenu de rendre, mais ne peut demander le devoir conjugal: parce que, comme il s'agit d'une loi purement prohibitive, l'innocent ne peut souffrir de la faute du coupable.
On n'est pas privé du droit de demander le devoir conjugal, pour avoir péché avec ses propres cousines, parce qu'on ne contracte par là aucune alliance avec son épouse.
(Mais c'est seulement quand ce péché a été commis avant le mariage, car l'adultère prive le coupable de son droit).
L'amitié, surtout héréditaire, la parenté et le rejet de la caste sont pour le brahmane les seuls empêchements rigoureux à l'acte sexuel; nous venons de voir qu'ils autorisent toujours la fornication et qu'ils excusent presque toujours l'adultère. Le Décalogue les interdit absolument et, à cet égard, le P. Gury n'est que l'interprète de la morale chrétienne dans les textes suivants:
411.—La luxure est un appétit déréglé dans l'amour et consiste dans un plaisir charnel (delectatio venerea) goûté volontairement en dehors du mariage. Or ce plaisir vient de l'excitation des esprits destinés à la génération et ne doit pas être confondu avec un plaisir purement sensuel qui provient de l'action d'un objet sensible sur quelque sens, par exemple d'un objet visible sur la vue. Autre est donc l'objet de la luxure, autre l'objet de la sensualité. Un plaisir sensuel, ou n'est pas coupable, ou n'excède pas la plupart du temps, en principe, un péché véniel.
412.—La luxure dans tous ses genres, dans toutes ses espèces, est, en principe, un péché grave. La luxure directement volontaire n'admet jamais matière légère.
_IX° Commandement de Dieu: _Luxurieux tu ne seras de fait ni de consentement.
C'est, avec un peu plus de rigueur, la morale de Zoroastre et des
Iraniens.
Le Bouddha ne l'a adopté que pour ses religieux.
Il a permis aux laïques tout ce qui n'est pas compris dans la prohibition: «Le bien d'autrui ne prendras», en considérant comme _bien d'autrui _toute femme qui dépend d'un mari, ou de ses parents et tuteurs ou d'un maître.
TITRE III
DES CARESSES ET MIGNARDISES QUI PRÉCÈDENT OU ACCOMPAGNENT L'ACTE SEXUEL
CHAPITRE I
Des baisers.
On conseille de ne point, dans les premiers rendez-vous, multiplier les baisers, les étreintes et autres accessoires de l'union sexuelle; mais on pourra en être prodigue dans les rencontres qui suivront (Ap. N° 1).
On baise le front, les yeux, les joues, la gorge, la poitrine, les seins, les lèvres et l'intérieur de la bouche (Ap. N° 2).
Les habitants de l'Est baisent aussi la femme aux jointures des cuisses, sur les bras et le nombril.
Avec une jeune fille, il y a trois sortes de baisers:
Le nominal, le mouvant et le touchant.
Le nominal est le simple baiser sur la bouche, par l'apposition des lèvres des deux amants.
Dans le baiser mouvant, la jeune fille presse entre ses lèvres la lèvre inférieure de son amant; elle l'introduit dans sa bouche en lui imprimant un mouvement de succion.
Dans le baiser touchant, elle touche avec sa langue la lèvre de son amant, en fermant les yeux, et place ses deux mains dans les siennes.
Les auteurs distinguent encore quatre sortes de baisers:
Le droit, le penché, le tourné, le pressé.
Dans le baiser droit, les deux lèvres s'appliquent directement, celles de l'amant sur celles de l'amante.
Dans le baiser penché, les deux amants, la tête penchée, tendent leurs lèvres l'un vers l'autre.
Dans le baiser tourné, l'un des amants tourne vers lui, avec la main, la tête de l'autre, et, de l'autre main, lui prend le menton.
Le baiser est dit pressé lorsque l'un des deux amants presse fortement avec ses lèvres la lèvre inférieure de l'autre. Il est très pressé, lorsqu'après avoir pris la lèvre entre deux doigts on la touche avec la langue et la presse fortement avec une lèvre.
Entre amants, on parie à qui saisira le premier, avec ses lèvres, la lèvre inférieure de l'autre. Si la femme perd, elle doit crier, repousser son amant en battant des mains, le quereller et exiger un autre pari. Si elle perd une seconde fois, elle doit montrer encore plus de dépit, et saisir le moment où son amant n'est pas sur ses gardes, ou bien dort, pour prendre entre les dents sa lèvre inférieure, et la serrer assez fort pour qu'il ne puisse la dégager; cela fait, elle se met à rire, fait beaucoup de bruit et se moque de son amant; elle danse et s'agite devant lui, et lui dit, en plaisantant, tout ce qui lui passe par l'esprit; elle fronce ses sourcils en lui roulant de gros yeux.
Tels sont les jeux et les paris de deux amants à l'occasion des baisers.
Les amants très passionnés en usent de même pour les autres mignardises que nous verrons plus loin.
Quand l'homme baise la lèvre supérieure de la femme pendant que celle-ci, en retour, lui baise la lèvre inférieure, c'est là le baiser de la lèvre supérieure.
Quand l'un des amants prend avec ses lèvres les lèvres de l'autre, c'est là le baiser agrafe.
Quand, dans ce baiser, il touche avec la langue les dents et le palais de l'autre, c'est là le combat de la langue.
Le baiser doit être modéré, serré, pressé ou doux, selon la partie du corps à laquelle il est appliqué.
On peut encore ranger parmi les baisers la succion du bouton ou du mamelon des seins qui, dans les chants des Bayadères du Sud de l'Inde, est mentionnée comme un des préliminaires naturels de la connexion[23].
[Note 23: D'après le docteur Jules Guyot (Bréviaire de l'amour expérimental), cette succion doit être forte pour produire l'effet voulu (v. App.)]
Quand une femme baise au visage son amant endormi, cet appel est le baiser qui allume l'amour.
Quand une femme baise son amant qui est distrait ou affairé, ou bien le querelle, c'est le baiser qui détourne.
Quand l'amant attardé trouve l'amante couchée, et la baise dans son sommeil pour lui manifester son désir, c'est le baiser d'éveil. En pareil cas, la femme peut faire semblant de dormir à l'arrivée de son amant pour provoquer ce baiser.
Quand on baise l'image d'une personne réfléchie dans un miroir ou dans l'eau, ou bien son ombre portée sur un mur, c'est le baiser de déclaration.
Quand on baise un enfant que l'on tient sur ses genoux, ou une image, ou une statue, en présence de la personne aimée, c'est le baiser que l'on transmet.
Quand la nuit, au théâtre ou dans une assemblée d'hommes de caste, un homme s'approche d'une femme et lui baise un doigt de la main, si elle se tient debout, ou un doigt de pied, si elle est assise; ou bien quand une femme, en massant le corps de son amant, pose la figure sur sa cuisse, comme si elle voulait s'en faire un coussin pour dormir de manière à allumer son désir et lui baise la cuisse ou le gros doigt du pied, c'est le baiser de provocation.
Au sujet de ces baisers on cite les vers suivants:
«Quelque chose que l'un des amants fasse à l'autre, celui-ci doit lui rendre la pareille: baiser pour baiser, caresse pour caresse, coup pour coup.»
APPENDICE AU CHAPITRE I
N° 1.—Bharlrihari (l'Amour, stance 26). «Heureux ceux qui baisent le miel des lèvres des jeunes filles couchées dans leurs bras, la chevelure dénouée, les yeux langoureux et à demi-clos, et les joues mouillées de la sueur qu'a provoquée la fatigue des plaisirs d'amour.»
N° 2.—Les caresses et mignardises précédemment décrites sont considérées par les Hindous, par les poètes latins et par beaucoup d'auteurs modernes, comme les excitants les plus efficaces à l'amour charnel.
Le docteur Gauthier pense, au contraire, que l'homme doit agir sur le coeur et sur l'imagination bien plutôt que sur les sens pour préparer la femme à l'union ou augmenter son amour. Il a sans doute raison quand il s'agit de la généralité des femmes honnêtes; en tout cas, il est bon de ne recourir aux moyens physiques qu'après avoir épuisé tous ceux qui ménagent la pudeur et la délicatesse.
N° 3.—De tous les théologiens catholiques, les Jésuites sont, on le sait, les plus indulgents; il suffit donc de citer le P. Gury pour comparer, sur les sujets semblables, les casuistes brahmaniques et catholiques.
Théologie morale, 413.—«Les baisers et les attouchements sur les parties honnêtes ou peu honnêtes constituent des péchés mortels, si on y cherche le plaisir charnel; véniels, s'il n'y a que de la légèreté, de la plaisanterie, de la curiosité, etc.»
«Ils ne sont pas coupables, si c'est la coutume ou si l'on agit par politesse ou par bienveillance.»
415. no 4.—«Mais doivent être considérés comme péchés mortels les baisers et attouchements sur les autres parties du corps que la décence et la pudeur prescrivent de voiler; tels, par exemple, que les baisers sur les seins, surtout entre personnes de sexes différents et aussi les baisers prolongés sur la bouche, notamment si on y introduit la langue.»
416.—«Les attouchements sur les parties honteuses ou qui y confinent, même lorsqu'ils ont lieu pardessus le vêtement, constituent, en général, un péché grave, à moins qu'on ne le fasse par pétulance, par plaisanterie, par légèreté ou en passant.»
«A plus forte raison, en dehors du cas de force majeure, il y a péché mortel toutes les fois qu'on touche pour le plaisir les parties honteuses de sexes différents.»
418.—«Regarder les parties honteuses ou les parties avoisinantes d'une personne d'un autre sexe constitue un péché mortel, à moins que ce ne soit de loin ou pendant fort peu de temps.»
918 P. Gury. Théologie morale.—«Tout ce qui est nécessaire pour accomplir l'acte conjugal ou pour le rendre plus facile, plus prompt ou plus parfait, est absolument permis aux époux, parce que si l'on permet la chose principale on perme aussi la chose accessoire ou le moyen qui y conduit.
«Tout ce qui est pour la génération est permis, tout ce qui est contre est péché mortel. Tout ce qui est en dehors est péché véniel, ou bien est permis.»
919.—«Il n'y a pas faute dans les baisers honnêtes, dans les attouchements sur les parties honnêtes ou moins honnêtes destinées à montrer l'affection conjugale ou à entretenir l'amour; parce que toute marque honnête d'amour, même tendre, est permise à ceux qui, d'après le lien du mariage, ne doivent faire qu'un seul coeur, une seule chair.
«Il n'y a pas faute en principe dans les attouchements et les regards peu honnêtes s'ils visent immédiatement à l'acte sexuel.
«Il en est de même s'ils sont simplement déshonnêtes, mais nécessaires ou utiles pour exciter la nature; car alors ils sont comme une préparation à l'acte, comme des préliminaires.
«Il y a péché véniel dans les attouchements, les regards et les propos honteux qui ne visent pas immédiatement l'acte conjugal et n'ont pas pour but d'entretenir l'amour légitime d'une manière modérée et raisonnable.»
CHAPITRE II
Des embrassements ou étreintes.
Les embrassements pour se témoigner un amour réciproque, sont de quatre sortes: par le toucher, par la pénétration, par le frottement ou la friction, par la pression.
Le premier a lieu lorsqu'un homme, sous un prétexte quelconque, se place à côté ou en face d'une femme, de telle sorte que les deux corps se touchent.
L'embrassement par pénétration se produit lorsque, dans un lieu solitaire, une femme se penche pour prendre quelque objet, et pénètre, pour ainsi dire, de ses seins l'homme qui, à son tour, la saisit et la presse[24].
[Note 24: Ce passage fait supposer qu'à l'époque où écrivait Vatsyayana les femmes allaient le sein nu, comme cela a lieu encore aujourd'hui dans quelques basses castes et pour les Pariahs. Dans certaines peintures ou sculptures très anciennes, on voit les femmes, même celle du roi, avec la gorge découverte.]
Ces deux premières sortes d'embrassement se font entre personnes qui ne peuvent se voir et se parler librement.
Le troisième embrassement a lieu quand deux personnes qui se promènent lentement, dans l'obscurité, ou dans un lieu solitaire, frottent leurs corps l'un contre l'autre.
Lorsque, dans les mêmes circonstances, l'un des amants presse fortement le corps de l'autre contre un mur ou un pilier, c'est de l'embrassement par pression.
Ces deux derniers contacts se font d'un accord commun.
Dans un rendez-vous, on se livre aux embrassements partiels, visage contre visage, sein contre sein, Jadgana contre Jadgana (partie du corps comprise entre le nombril et les cuisses), cuisses contre cuisses, et aux étreintes de tout le corps, avec toutes sortes de mignardises, la femme laissant flotter ses cheveux épars.
Ces étreintes portent les noms suivants: 1° celle du lierre; 2° celle du grimpeur à l'arbre; 3° le mélange du sésame avec le riz; 4° celui du lait et de l'eau.
Dans les deux premières, l'homme se tient debout; les deux dernières font partie de la connection.
1° La femme enserre l'homme comme le lierre l'arbre; elle penche la tête sur la sienne pour le baiser en poussant de petits cris: sut, sut; elle l'enlace et le regarde amoureusement.
2° La femme met un pied sur le pied de l'homme et l'autre sur sa cuisse, elle passe un de ses bras autour de son dos et l'autre sur ses épaules, elle chante et roucoule doucement, et semble vouloir grimper pour cueillir un baiser.
3° Contact: l'homme et la femme sont couchés et s'étreignent si étroitement que les cuisses et les bras s'entrelacent comme deux lianes et se frottent pour ainsi dire.
4° L'homme et la femme oublient tout dans leur transport; ils ne craignent et ne sentent ni douleur, ni blessures; se pénétrant mutuellement, ils ne forment plus qu'un seul corps, une seule chair, soit que l'homme tienne la femme assise sur ses genoux, ou de côté, ou en face, ou bien sur un lit.
Un poëte a formulé cet aphorisme sur le sujet:
«Il est bon de s'instruire et de converser sur les embrassements, car c'est un moyen de faire naître le désir; mais, dans la connexion, il faut se livrer même à ceux que le Kama Shastra ne mentionne pas, s'ils accroissent l'amour et la passion.»
On observe les règles du Shastra tant que la passion est modérée; mais quand une fois la roue de l'amour tourne, il n'y a plus ni Shastra ni ordre à suivre.
CHAPITRE III
Des pressions et frictions (App 1), égratignures, marques faites avec les ongles.
Généralement, les marques avec les ongles s'impriment sur les aisselles, la gorge, les seins, les lèvres, le Djadgana ou milieu du corps, et les cuisses.
Ce sont, aussi bien que les morsures, des témoignages d'amour singuliers, souvent affectés, entre amants très passionnés; ils se les donnent au premier rendez-vous, au départ pour un voyage, au retour, lors d'une réconciliation, enfin quand la femme est dans une ivresse quelconque.
On fait avec les ongles huit marques, par égratignures ou pressions: la sonore, la demi-lune, le cercle, le trait de l'ongle ou la griffe du tigre, la patte de paon, le saut du lièvre, la feuille de lotus bleu.
La sonore se fait en pressant le menton, les seins, la lèvre inférieure ou le Djadgana, assez doucement pour ne faire aucune marque ou égratignure, et seulement pour que les poils se hérissent au contact des ongles dont on entend le grattement.
Un amant en use ainsi avec une jeune fille, lorsqu'il la masse ou lui égratigne légèrement la tête et s'amuse à la troubler en l'effrayant.
La demi-lune: la courbe d'un seul ongle que l'on imprime sur le cou ou les seins.
Le cercle: l'ensemble de deux demi-lunes opposées. Cette marque se fait ordinairement sur le nombril, dans les petits creux qui se forment autour des fesses dans la station droite, aux aînes.
Le trait: un petit trait d'ongle que l'on imprime sur une partie quelconque du corps.
La griffe de tigre: ligne courbe tracée sur le sein.
La patte de paon: courbe semblablement tracée sur le sein avec les cinq ongles; celui qui la réussit est considéré comme un artiste.
Le saut du lièvre: la marque des cinq ongles est faite près d'un bouton du sein.
La feuille de lotus bleu: marques faites sur les seins ou les hanches en forme de feuilles de lotus.
Il existe encore d'autres marques et même en nombre illimité; car, dit un auteur ancien: «l'art d'imprimer les marques d'amour est familier à tous.» (App. n°2).
Vatsyayana ajoute: «De même que la variété est nécessaire dans l'amour, la variété, à son tour, engendre l'amour.
C'est pourquoi les courtisanes, qui n'ignorent rien de ce qui concerne l'amour, sont si désirables.
On ne fait point de marques avec les ongles sur les femmes mariées; mais on peut faire des marques particulières sur les parties cachées de leur corps, comme souvenir et pour accroître l'amour.
Les marques des ongles même anciennes et presque effacées rappellent à une femme et réveillent son amour qui, sans cela, pourrait se perdre tout à fait.
Une jeune femme sur les seins de laquelle apparaissent ces empreintes impressionne même un étranger qui les aperçoit à distance.
Un homme qui porte des marques d'ongles et de dents réussit auprès des femmes, même celles qui sont rebelles à l'amour.
APPENDICE AU CHAPITRE III
N° 1. Ovide, Art d'aimer, liv. II.—«Au lit, les amants ne garderont pas leurs mains immobiles; leurs doigts sauront s'exercer dans le mystérieux asile où l'amour aime à pénétrer en secret.
«Quand vous aurez trouvé ces endroits qu'une femme aime à sentir toucher, qu'une sotte pudeur ne vous empêche pas d'y porter la main.
«Vous verrez briller dans ses yeux une mobile clarté, comme les rayons du soleil se réfléchissent dans l'onde limpide.
«Elle fera entendre des plaintes, d'agréables paroles, des soupirs d'amour, de tendres gémissements.»
N° 2.—«Les égratignures avec les ongles sont choses malsaines, surtout dans les pays très chauds, comme l'Inde, où les plaies se guérissent difficilement. On sait que l'acide unguique contenu dans la corne de l'ongle est un poison des plus violents. Il suffit de râper l'ongle à forte dose, dans une boisson, pour qu'elle devienne mortelle. Selon quelques auteurs, ce fut ainsi que Thémistocle exilé se donna la mort.
CHAPITRE IV
Des morsures.
On peut mordre toutes les parties du corps que l'on baise, excepté la lèvre inférieure, l'intérieur de la bouche et les yeux.
Les qualités des dents sont: l'éclat, l'égalité entre elles, les proportions convenables, l'acuité aux extrémités.
Leurs défauts sont d'être rudes, molles, grandes et branlantes.
On distingue plusieurs sortes de morsures: celles non apparentes, ne laissant sur la peau qu'une rougeur momentanée;
La morsure gonflée: la peau a été saisie et tirée comme avec une tenaille;
Le point: une très petite portion de peau a été saisie par deux dents seulement;
Corail et joyau: la peau est pressée à la fois par les dents (les bijoux) et les lèvres (le corail);
La ligne de joyaux: la morsure est faite avec toutes les dents;
Le nuage brisé: ligne brisée formée de points sortant et rentrant par rapport à un arc de courbe, à cause de l'intervalle entre les dents;
La morsure du verrat: sur les seins et les épaules, deux lignes de dents marquées les unes au-dessus des autres, avec un intervalle rouge.
Les trois premières morsures se font sur la lèvre inférieure; la ligne de points et celle des joyaux, sur la gorge, la fossette du cou et aux aînes.
La ligne de points seule s'imprime sur le front et les cuisses.
La morsure gonflée, et celle dite corail et joyau, se font toujours sur la joue gauche dont les traces d'ongles et de dents sont considérées comme les ornements.
On témoigne à une femme qu'on la désire en faisant, avec les ongles et les dents, des marques sur les objets suivants qu'elle porte ou qui lui appartiennent: un ornement du front ou des oreilles, un bouquet de fleurs, une feuille de béthel ou de tamala.
Voici à ce sujet quelques vers:
«Quand un amant mord bien fort sa maîtresse, celle-ci doit, d'une feinte colère, le mordre deux fois plus fort.»
Ainsi, pour un point, elle rendra une ligne de points; pour une ligne de points, un nuage brisé.
Si elle est très exaltée, et si, dans l'exaltation de ses transports passionnés, elle engage une sorte de combat, alors elle prend son amant par les cheveux, attire à elle sa tête, lui baise la lèvre inférieure; puis, dans son délire, elle le mord par tout le corps, en fermant les yeux.
Et même le jour et en public, quand son amant lui montre quelque marque qu'elle lui a faite, elle doit sourire à cette vue, tourner la tête de son côté comme si elle voulait le gronder, lui montre à son tour, d'un air irrité, les marques que lui-même lui a faites.
Quand deux amants en usent ainsi, leur passion dure des siècles sans diminuer.
APPENDICE AU CHAPITRE IV
Ovide ne parle guère des mignardises que dans la XIVe Élégie du livre
III, Des Amours.
«Non, je ne te défends pas quelques faiblesses, puisque tu es belle.
«Il est un lieu fait pour la débauche; là, ne rougis point de te dépouiller de la tunique légère qui voile tes charmes et de soutenir sur ta cuisse celle de ton amant; là, qu'il glisse entre tes lèvres de rose, sa langue jusqu'au fond de ta bouche, et que l'amour varie en mille manières les jeux de Vénus. Là, n'épargne ni les douces paroles, ni les caresses provocantes, et fais trembler ta couche par des mouvements lascifs. Mais fais au moins que je l'ignore; que je ne voie pas tes cheveux en désordre et la trace d'une dent marquée sur ton cou.
«Si je venais à te surprendre nue dans les bras d'un autre, j'en croirais plutôt la bouche que mes yeux.»
Properce, livre III, Élégie VIII.
Morsures entre amants.
«Quelle douce querelle tu me fis hier aux flambeaux!
Avec quel plaisir j'ai vu tes éclats, entendu tes malédictions!
«Échauffée par le vin, tu repousses ta table et tu me lances, d'une main égarée, des coupes encore pleines. Eh bien, poursuis, saisis mes cheveux, déchire ma figure, menace mes yeux, arrache mes vêtements et mets à nu ma poitrine, voilà des marques certaines de tendresse.
«Jamais de colère furieuse chez une femme sans un violent amour.
«Quand une belle s'emporte aux amours, qu'elle parcourt les rues comme une bacchante, que de vains songes l'épouvantent souvent ou qu'elle s'émeut à la vue d'une jeune fille, ces marques trahissent un amour réel; pour croire à la fidélité, il faut qu'elle se montre par des injures.
«Dieu de Cythère, donne à mes ennemis une amante insensible.
«Que mes rivaux comptent sur mon sein les dents de ma maîtresse.
«Que des traces bleuâtres montrent à tous que je l'aime près de moi.
«Je veux me plaindre d'elle ou entendre ses plaintes.
«Je serai, ô Cynthie, toujours en guerre avec toi ou pour toi avec mes rivaux.
«Je t'aime trop pour vouloir quelque trêve; jouis du plaisir de n'avoir point d'égale en beauté.
CHAPITRE V
Des diverses manières de frapper et des petits cris qui leur répondent.
Les coups sont une sorte de mignardise.
On assimile l'union sexuelle à une dispute, à cause des mille contrariétés qui surgissent entre amants et de leur disposition à se quereller.
Les parties du corps que l'on frappe par passion sont: les épaules, la tête, la poitrine entre les seins, le dos, le Jadgana, les hanches et les flancs.
On frappe avec le dos de la main, avec les doigts réunis en tampon, avec la paume de la main, le poing.
Lorsque la femme reçoit un coup, elle fait entendre divers sifflements et huit sortes de petits cris:
Phra! Phat! Sout et Plat; le cri tonnant, le roucoulant, le pleureur.
Le son Phat imite le son du bambou que l'on fend.
Le son Phut, celui que fait un objet qui tombe dans l'eau.
Les femmes prononcent aussi certains mots, tels que:
Mère, Père, etc.
Quelquefois ce sont des cris ou des paroles qui expriment la défense, le désir de la séparation, la douleur ou l'approbation.
On peut ajouter à ces exclamations diverses l'imitation du bourdonnement des abeilles, le roucoulement de la colombe et du coucou, le cri du perroquet, le piaillement du moineau, le sifflement du canard, la cascadette de la caille et le gloussement du paon.
Les coups de poing se donnent sur le dos de la femme pendant qu'elle est assise sur les genoux de l'homme; elle doit riposter en feignant d'être fâchée et en poussant le cri roucoulant et le pleureur.
Pendant la connexion, on donne entre les deux seins, avec le revers de la main, des petits coups qui vont en se multipliant et s'accélérant à mesure que l'excitation augmente, jusqu'à la fin de l'union; à ce moment on prononce le son Hin répété, ou d'autres alternativement, ou ceux que l'on préfère dans ce cas.
Quand l'homme frappe la tête de la femme avec le bout de ses doigts réunis, il prononce le son Phat et la femme le son roucoulant, et ceux Phat et Phut.
Quand on commence les baisers et autres mignardises, la femme doit toujours siffler.
Pendant l'excitation, quand la femme n'est pas habituée aux coups, elle prononce continuellement les mots: assez, assez, finissez et aussi ceux de père, mère, mêlés de cris et de gémissements, les sons tonnants et pleureurs.
Vers la fin de l'union, on presse fortement avec la paume des mains les seins, le Jadgana ou les flancs de la femme et celle-ci fait entendre alors le sifflement de l'oie, ou la cascadette de la caille.
On peut compter parmi les modes de frapper l'usage de quelques instruments particuliers à certaines contrées de l'Inde, principalement à celles du sud:
Le coin entre les seins, les ciseaux pour la tête, les perçoirs des joues (sans doute des aiguilles très fines). Vatsyayana condamne cet usage comme barbare et dangereux, et il cite des accidents graves et même mortels qu'il a occasionnés.
APPENDICE AU CHAPITRE V
N° 1. Contenance des femmes pendant l'union.
Toutes ces pratiques et mignardises sont plutôt de convention que naturelles, comme tout ce que font les Hindous.
Une Bayadère égarée dans Paris et qui en voudrait faire usage, serait une curiosité si extraordinaire qu'elle aurait certainement un succès de vogue pour rire.
La contenance que les femmes d'Europe ont naturellement, ou prennent pendant l'union, est très variable; les trois types les plus saillants sont: celles qui gardent le silence et ferment les yeux;
Celles qui font beaucoup d'exclamations et de démonstrations;
Enfin, celles qui, comme prises d'attaques de nerfs, se pâment ou s'évanouissent.
N° 2.—A Rome, les coups entre amants n'étaient pas seulement des mignardises, bien qu'ils pussent être du goût des belles, comme ils l'étaient de celui de la ménagère de Colin, chantée par Béranger, et de la fille de faubourgs de Jules Barbier, qui voulait un amant:
«Qui la batte et la fouaille depuis le soir jusqu'au matin.»
Tous les poètes élégiaques latins se reprochent d'avoir battu et maltraité leurs maîtresses, ou se louent d'avoir été frappés par elles.
Ovide, _Les Amours, _livre I, Elégie VII.
«Ma maîtresse pleure des coups que je lui ai donnés dans mon délire. N'était-ce point assez de l'intimider par mes cris, par mes menaces, de lui arracher ses vêtements jusqu'à la ceinture! J'ai eu la cruauté de la traîner par les cheveux et de lui sillonner les joues de mes ongles.
«Puis, honteux de ma stupide barbarie, j'ai imploré son pardon. Ne crains pas, lui disais-je, d'imprimer tes ongles sur mon visage, n'épargne ni mes yeux ni ma chevelure, que la colère aide tes faibles mains.»
Tibulle, livre I, Élégie X.
«La guerre s'allume entre les amants; la jeune fille accable de reproches le cruel qui a enfoncé sa porte et lui a arraché les cheveux. Ses joues meurtries sont baignées de larmes; mais le vainqueur pleure à son tour de ce que son bras a trop bien servi sa colère.
«Il faut être de pierre ou d'acier pour frapper la beauté qu'on aime.
«C'est assez de déchirer sa tunique légère, de briser les liens qui retiennent ses cheveux, de faire couler ses larmes.
«Heureux celui qui, dans sa colère, peut voir pleurer une jeune fille; mais celui qui frappe n'est bon qu'à porter le bouclier et le pieu; qu'il s'éloigne de la douce Vénus.»
Les jeux des filles de Sparte.
Les jeux des filles de Sparte qui avaient un but sérieux au temps de l'indépendance de cette République, n'étaient plus, après son asservissement, qu'un spectacle licencieux que Properce a décrit dans l'Élégie XIV du livre III.
«Heureuse Lacédémone, nous admirons les jeux où se forment les jeunes filles. Sans honte, elles paraissent nues au milieu des lutteurs. Tour à tour, on les voit, couvertes de poussière, attendre l'heure de la lice et recevoir les rudes coups du pancrace.
«Elles attachent le ceste à leurs bras, lancent le disque, ou bien elles font décrire un cercle à un coursier rapide, ceignent d'un glaive leurs flancs d'albâtre et couvrent d'un casque leur tête virginale.
«D'autres fois, les cheveux couverts de frimas, elles pressent sur les longs sommets du Taygète le chien de Laconie.»
La loi de Sparte défend le mystère aux amants et on peut se montrer partout en public aux côtés de la femme qu'on aime. On n'a point à redouter la vengeance d'un mari, on n'emploie pas d'intermédiaire pour déclarer ses feux, et si l'on est repoussé, on n'a point à subir de longs délais. Le regard errant à l'aventure n'est point trompé par la pourpre de Tyr, ou intercepté par un nombreux cortège d'esclaves.
La description que, dans son chapitre XLII, Lucien donne de la lutte amoureuse entre Lucius et Palestra lui a peut-être été suggérée par les jeux de Sparte:
«Nue et droite Palestra commande:
«Frotte-toi d'huile, embrasse ton adversaire, renverse-le d'un croc en jambe, tiens-le sous toi, glisse; un écart, qu'on se fende, serre bien; prépare ton arme en avant; frappe, blesse, pénètre jusqu'à ce que tu sois las. De la force dans les reins! allonge maintenant ton arme, pousse-là par en bas; de la vigueur; vise au mur, frappe; dès que tu sens mollir, vite un dégagement et une étreinte; tiens ferme, pas tant de précipitation; un temps d'arrêt! Allons! au but! Te voilà quitte.
«Une pose, maintenant, dit Palestra, la lutte à genoux! et elle tombe-sur ses genoux au milieu du lit. Te voilà au milieu, beau lutteur! serre ton adversaire comme un noeud; penche-le ensuite et fonds sur lui avec ton trait acéré, saisis-le de près et ne laisse aucun intervalle entre vous. S'il commence à lâcher prise, enlève-le sans perdre un instant, tiens-le en l'air, frappe-le en dessous et ne recule pas sans en avoir reçu l'ordre; fais-le coucher, contiens-le, donne-lui de nouveau un croc-en-jambe afin qu'il ne t'échappe pas; tiens-le bien et presse ton mouvement; lâche-le, le voilà terrassé, il est tout en nage.»
CHAPITRE VI
Querelles entre amants.
On peut considérer les querelles entre amants comme une sorte de mignardise ou de moyen d'excitation.
Une femme qui aime beaucoup un homme ne souffre pas qu'il parle devant elle d'une rivale, ni que, par mégarde, il l'appelle du nom d'une autre femme. Quand cela arrive, il en résulte une grosse querelle; la femme se fâche, crie, dénoue ses cheveux et les laisse tomber en désordre, se jette à bas de son lit ou de son siège, lance loin d'elle ses guirlandes, ses ornements et se roule à terre.
L'amant s'efforce alors de l'apaiser par de bonnes paroles; il la relève et la replace avec précaution sur son lit ou siège; mais elle, sans rien répondre, se fâche plus fort encore et le repousse; le tirant par les cheveux, elle lui abaisse la tête, puis elle lui donne des coups de pied dans les jambes, dans la poitrine et dans le dos; elle se dirige vers la porte de la chambre comme pour sortir, mais elle ne sort pas; elle s'arrête près de la porte et fond en larmes.
Au bout de quelques moments, quand elle juge que son amant a fait par ses paroles et ses actes tout ce qu'il pouvait pour se réconcilier, elle doit se montrer satisfaite en le serrant dans ses bras et en lui témoignant son désir de s'unir à lui pour tout oublier; alors la réconciliation est parfaite.
Quand la femme a sa demeure séparée et que les deux amants se sont quittés en querelle, la femme signifie à son amant que tout est rompu entre eux; alors celui-ci envoie successivement vers elle, pour l'apaiser: le Pitkamarda, le Vita et le Vidashaka.
Elle se rend enfin, elle revient chez son amant et passe la nuit avec lui.
Voici deux aphorismes au sujet des mignardises qui accompagnent l'union.
Lorsque la connexion est commencée, la passion détermine seule tous les actes des deux amants.
Toutefois l'homme doit s'étudier, pour reconnaître la manière de procéder qui lui donne le plus de ressources dans la connection.
Il doit aussi étudier la femme avec laquelle il a des rapports suivis pour se comporter avec elle de la façon qui lui procure le plus de plaisir.
La femme doit aussi faire sur elle-même et sur son amant les mêmes observations, afin de pouvoir seconder son bon vouloir dans la connection.
Le propre de l'homme est la rudesse et l'impétuosité, celui de la femme, la délicatesse, la tendresse, l'impressionnabilité, la répugnance pour les choses naturellement déplaisantes.
L'excitation et l'habitude peuvent produire des effets contraires à la nature de chaque sexe; mais ils ne sont que passagers, et celle-ci revient toujours.
APPENDICE AU CHAPITRE VI
Art d'aimer (Ovide, livre II).
«Je ne vous condamne pas à la fidélité, mais tenez secrets vos larcins d'amour.
Ne faites point à une femme de présents qui puissent être reconnus par un autre [25].
[Note 25: Le général Lecourbe s'amusa à faire cadeau du même costume pour la fête patronale à une douzaine de paysannes qu'il avait pour maîtresses dans le bourg qu'il habitait dans le département de l'Ain; ce n'est pas là le plus beau de ses exploits.]
«Si votre maîtresse découvre une infidélité, ne craignez pas de nier; n'en soyez ni plus soumis, ni plus caressant que de coutume; ce serait vous avouer coupable, mais prouvez lui par votre vigueur que vous êtes tout à elle.
«Mais si votre, amante se refroidit, laissez-lui croire à une infidélité. Heureux celui dont la maîtresse offensée s'évanouit, à qui elle arrache les cheveux, meurtrit le visage de ses ongles, qu'elle ne voit qu'en versant des larmes, et sans lequel elle voudrait, mais ne peut vivre.
«Hâtez-vous toutefois de mettre fin à sa désolation, sa colère pourrait s'aigrir en se prolongeant.
«Signez la paix dans son lit: c'est là que naquirent ces deux jumeaux, le pardon et la réconciliation.
«Voyez ces colombes qui viennent de se battre, elles se béquètent tendrement, elles se caressent et s'expriment leur amour par de doux roucoulements.
L'Infidélité (Properce, livre IV, Élégie VIII).
La querelle de Properce avec Cynthie est le modèle du genre.
«Un élégant attelage avait conduit à Lavinium ma Cynthie pour y faire à
Vénus quelques sacrifices.
«Irrité de ses infidélités, je voulus changer de couche. J'invite une certaine Phillis peu séduisante à jeun, mais en qui tout plaît quand elle est ivre; et, avec elle Théia, femme aimable, mais à qui, dans le vin, un seul homme ne suffit pas.
«Je voulais passer la nuit avec elles, pour oublier mes chagrins et réveiller mes sens par la nouveauté.
«Un seul lit fut dressé pour nous trois, sur un gazon à l'écart.
«J'étais entre Théia et Phillis, Lydgamus nous versait à boire un vin grec de Métymne le plus exquis.
«Un égyptien jouait de la flûte, Phillis des castagnettes, et la rose pleuvait au hasard sur nos têtes, tandis qu'un nain ramassé dans sa courte grosseur agitait ses petits bras au son des instruments.
«Cependant nos lampes épuisées ne donnaient qu'une faible lueur. La table s'était renversée; les dés ne m'apportaient que des coups du plus triste augure.
«En vain Théia et Phillis chantaient et se découvraient le sein; j'étais sourd et aveugle, ou plutôt j'étais tout seul aux portes de Lanuvium.
«Soudain, ma porte crie sur ses gonds et j'entends à l'entrée un léger bruit.
«Bientôt, Cynthie rejette le battant avec violence; son regard nous foudroie; c'est toute la fureur d'une femme; c'est le spectacle d'une ville prise d'assaut.
«Dans son courroux, Cynthie jette ses ongles au visage de Phillis; et Théia, saisie d'effroi, appelle au feu le voisinage qui s'éveille, et les lumières brillent; dans la rue, s'élève un affreux tumulte; les deux femmes, les cheveux épars, se réfugient dans la première taverne qui s'ouvre.
«Cynthie, toute fière de sa victoire, revient alors près de moi, me frappe, au visage sans pitié, imprime ses ongles dans ma poitrine, me mord et veut m'aveugler.
«Lasse enfin de me frapper, elle saisit Lygdamus, caché dans la ruelle du lit et qui implore à genoux ma protection.
«Enfin, moi-même j'implore mon pardon à ses pieds; si tu veux, dit-elle, que j'oublie ta faute, jamais à l'avenir n'étale une vaine parure, ni au portique de Pompée, ni aux yeux licencieux du Forum; tu ne t'arrêteras jamais devant une litière entr'ouverte.
«J'accuse surtout Lygdamus de mes chagrins; qu'il soit vendu, et qu'il traîne à ses pieds une double chaîne.
«Ensuite, elle purifie la place que Phillis et Théia avaient touchée; elle me fait changer complètement de vêtements; et trois fois elle promène au bord de ma tête le souffle enflammé; après qu'on eut échangé le lin de ma couche, nous cimentâmes la paix par d'ardentes caresses.
CHAPITRE VII
Des goûts sexuels des femmes des diverses régions de l'Inde.
L'auteur donne sur les femmes des différentes contrées de l'Inde des renseignements qu'il destine aux hommes pour qu'au besoin ils sachent en faire usage.
Les femmes du centre, entre le Gange et la Jumma, ont des sentiments élevés et ne se laissent point faire de marques avec les ongles ni avec les dents.
Les femmes d'Avantika ont le goût des plaisirs bas et des manières grossières.
Les femmes du Maharashtra aiment les soixante-quatre sortes de voluptés.
Elles se plaisent aux propos obscènes et sont ardentes au plaisir.
Les femmes de Patalipoutra (aujourd'hui Pathna) ont les mêmes ardeurs que les précédentes, mais ne les manifestent point publiquement.
Les femmes Dravidiennes, malgré les caresses de toutes sortes, s'échauffent difficilement et n'arrivent que lentement au spasme génésique.
Les femmes de Vanavasi sont assez froides et peu sensibles aux caresses et aux attouchements et ne souffrent point de propos obscènes.
Les femmes d'Avanti aiment l'union sous toutes ses formes, mais à l'exclusion des caresses accessoires.
Les femmes de Malva aiment les baisers, les embrassements et surtout les coups, mais non les égratignures et les morsures.
Les femmes de Punjab sont folles de l'auparishtaka (caresses avec la langue, plaisir lesbien)[26].
[Note 26: Plaisir lesbien ou saphisme, titillation ou succion du clitoris ou de la vulve ou de tous les deux avec la langue. Aujourd'hui le saphisme a remplacé généralement la tribadie.]
Les femmes d'Aparatika et de Lat sont très passionnées et poussent doucement le cri: Sit!
Les femmes de l'Oude ont les désirs les plus impétueux, leur semence coule avec abondance et elles y aident par des médicaments.
Les femmes du pays d'Audhra ont des membres délicats et sont très voluptueuses.
Les femmes de Ganda sont douces de corps et de langage.
APPENDICE AU CHAPITRE VII
Note I.—Les femmes du centre et du nord-ouest de l'Inde sont grandes et fortes, mais beaucoup moins délicates que celles du sud.
Ces dernières, d'une taille plutôt au-dessous qu'au-dessus de la moyenne, ont les membres très délicats et les attaches très fines. Elles ont toutes de belles dents, de beaux yeux et de beaux cheveux très noirs et très lisses, qu'elles ont soin d'oindre fréquemment d'huile; elles les roulent par derrière, en un chignon fixé à côté de l'oreille droite; elles les ornent de fleurs jaunes, et, quand elles le peuvent, elles y ajoutent des bijoux d'or placés au sommet de la tête ou à l'extrémité du chignon.
Les indiennes recherchées dans leur toilette se jaunissent, avec du safran, toutes les parties du corps qui se laissent voir, et se noircissent, avec une solution d'antimoine, le bord des paupières.
Selon leurs moyens, elles se parent de bracelets d'or, d'argent ou de cuivre. Celles qui sont riches se couvrent de bijoux.
La parure d'argent se porte aux jambes et aux pieds, quelquefois aux bras.
Chaque doigt de pied a son anneau particulier.
Enfin, elles portent au nez un anneau en or très mince, d'un décimètre de diamètre, de la même manière que nos femmes portent des boucles d'oreilles.
Les bijoux étant les seuls ornements des femmes indiennes, elles les gardent constamment, même lorsqu'elles vaquent aux soins domestiques dont aucune n'est dispensée, pas même les brahmines. Dans l'Inde, toutes les femmes se font épiler tout le corps.
Les femmes de l'Inde sont naturellement d'une très grande douceur.
Note 2.—Goûts sexuels des dames romaines sous les Césars.
Citons comme toujours les poètes:
Juvénal, Satire VI, Les femmes.
«Quelle femme peux-tu épouser sans crainte? à voir l'acteur Bathyle danse mollement la Léda, Tuccia se pâme; Appulla, comme aux bras d'un amant, roucoule de petits cris. Telle est folle d'un comédien qui la ruine; telle a tué la voix d'un ténor. Hispulla adore un tragédien.
Épouse donc et tes enfants naîtront d'une lyre, d'une flûte, d'Echion, de Glaphyre, d'Embroise.
Hippia, femme d'un sénateur, suit en Égypte un gladiateur.
Agrippine quitte la couche de Claude et court au lupanar chaud d'une vapeur fétide, où l'attend sa loge vide; nue, une résille d'or sur les seins, sous le nom de Lycisca, elle montre à qui veut s'en repaître les flancs qui ont porté Britannicus.
Elle attire ceux qui entrent, perçoit l'argent, assouvit la passion d'un grand nombre d'hommes qui se succèdent sans relâche. Quand le patron renvoie ses nymphes, elle sort, mais la dernière et malgré elle. Dévorée d'ardents prurits, les sens et les organes en feu, palpitante, rompue par les assauts soutenus, mais non rassasiée, elle porte au chevet des Césars l'âcre parfum du lupanar.»
Le lupanar où se rendait Messaline ne gardait, on le voit, les femmes que la nuit; c'était sans doute le cas général.
Le lupanar de Pompéï se compose de petites cellules disposées autour d'une cour rectangulaire. Sur la clef de voûte en relief de la porte d'entrée sur la rue, et comme pour servir d'enseigne, sont sculptés des organes virils de dimensions colossales.
Juvénal, Mystères de la bonne déesse.
Les membres rougis de vin, elles luttent aux joutes de Vénus. La tribade Lanfulla défie les filles des lupanars. Insatiable et infatigable, elle les force à demander merci sous ses caresses. Puis elle se livre elle-même à la tribade Mesulline qu'elle adore et qui s'attache à ses flancs.
De toutes les parties de l'antre s'élève un même cri:
«Des hommes! des hommes!» c'est le moment. Chaque matrone fait courir après son amant. S'il est au lit, qu'il se couvre seulement d'un manteau et qu'il vole!
Si les amants sont absents, qu'on prenne pour les suppléer les esclaves de la maison. Si ceux-ci ont fui, redoutant les mystères, qu'on loue à tout prix des porteurs d'eau. Faute d'homme, la femme non pourvue accepte un âne.
On sait que les dames romaines se rendaient, sous un déguisement, aux lieux où les gladiateurs s'exerçaient nus par des combats préparatoires. Cachées dans une loge, elles assistaient à leurs luttes, faisaient leur choix et ensuite se faisaient amener ceux qui pouvaient le mieux les satisfaire.
Juvénal, Sat. VI.—«Il est des femmes qui aiment les timides eunuques, leurs baisers sans fougue, leurs figures imberbes. Avec eux, elles n'auront pas besoin de recourir à l'avortement, et malgré cela elles jouiront à souhait. Car elles prendront soin que leur futur gardien ne soit fait eunuque qu'après le développement complet de sa virilité. Pour les dimensions, son pieu ferait envie à Priape. Il est remarqué et universellement connu dans les bains publics. Qu'il dorme donc près de la femme de son maître; mais, ô Posthume, garde-toi de lui donner ton mignon à raser ou à épiler.»
N° 3.—Cruauté des dames Romaines, comparée à la douceur des Indiennes.
Ovide, Art d'aimer, livre III.
«J'aime à assister à votre toilette, à voir vos cheveux dénoués sur vos blanches épaules. Mais je ne puis souffrir que vous déchiriez avec vos ongles le visage de votre femme de chambre ou que vous lui meurtrissiez le bras[27], et qu'elle mouille votre chevelure de ses pleurs et de son sang.»
[Note 27: On voit dans les musées d'antiquités une sorte de pinces qui servaient aux dames Romaines pour stimuler ou punir leurs esclaves; très acérées, elles déchiraient la chair et faisaient venir le sang.]
Martial, dans son épigramme 46, maudit Lalegée qui a maltraité cruellement sa femme de chambre pour une maladresse en la coiffant. Mais rien n'égale les traits de Juvénal, toujours dans la Satyre VI.
«Si la nuit le mari a tourné le dos à sa moitié, l'intendante est perdue; on dépouille nue la coiffeuse. Si le liburnien s'est fait attendre, on le punira du sommeil de son maître.
«Les férules éclatent par la violence des coups, le sang jaillit sous les fouets et les verges.
«On a des bourreaux à l'année. Ils frappent; l'illustre épouse se farde le visage. Ils frappent; elle tient cercle avec ses amies, elle admire les dessins d'une robe brochée d'or. Ils continuent; elle parcourt les longues colonnes d'un journal. Enfin, las de frapper, les bourreaux demandent trêve.—Sortez, crie-t-elle alors, justice est faite.
«—En croix l'esclave!—Mais quel crime a-t-il commis? demande le mari, où sont le délateur et les témoins? Qu'on entende la cause! Il n'est jamais trop tard pour faire mourir un homme.
«—Imbécile! un esclave est-il un homme? Coupable ou non, il mourra, je le veux.»
Lorsqu'un gladiateur vaincu dans l'arène attendait son sort de la décision des spectateurs, on sait que les femmes étaient toujours les plus impitoyables.
N° 4.—Ce qui, en Europe, plaît aux femmes selon leur nationalité.
En Europe, la conduite à tenir avec les femmes pour leur plaire dépend de leur caractère.
On admet généralement qu'il faut, pour les Françaises, la jovialité; avec les Anglaises, l'originalité; avec les Allemandes, le sentiment ou la sentimentalité; avec les Italiennes, la tendresse; avec les Espagnoles, la passion.
On cite les Viennoises pour leur amabilité. L'aventure de deux grandes dames de la cour, une princesse polonaise et la femme du ministre de la guerre, a couru toute l'Allemagne, il y a un demi-siècle.
Dans un pari, comme deux déesses, elles se disputèrent le prix de la beauté et prirent pour juge le public.
Fut reconnue la plus belle celle qui, dans un nombre d'heures déterminé, se fit suivre dans un lieu intime, par le plus grand nombre de jeunes gens racollés sur le trottoir du boulevard.
Lord Byron et avec lui tous les voyageurs ne tarissent pas d'admiration pour la jeune fille de Cadix. Martial dit d'elle, livre XIV, 203: «Elle a des mouvements si brusques, elle est si lascive et si voluptueuse qu'elle eût fait se masturber Hippolyte lui-même.»