Théologie hindoue. Le Kama soutra.
TITRE VII
DEVOIRS DES ÉPOUSES
CHAPITRE I
Devoirs d'une femme quand elle est la seule épouse.
Une femme vertueuse se conforme aux désirs de son mari comme s'il était un dieu. Elle s'assied toujours après lui et se lève avant lui (App. 1).
Elle prend sa charge de la famille et de la maison. Elle tient tout dans le plus grand état de propreté (App. 2).
Elle entoure la maison d'un petit jardin où elle apporte tout ce qu'il faut pour les sacrifices du matin, de midi et du soir, aux dieux domestiques.
Elle révère elle-même le sanctuaire des dieux du foyer car, ainsi que le dit Gonardiya, rien ne gagne le coeur d'un mari, d'un maître de maison, comme l'observation des rites domestiques.
Elle aura tous les égards possibles pour son beau-père et sa belle-mère, et pour tous les membres de la famille de son mari.
Elle évite la société des mendiantes, des religieuses bouddhistes mendiantes[47], des femmes perdues, des voleuses, des diseuses de bonne aventure et des sorciers.
[Note 47: Les mots en italique prouvent qu'à l'époque où écrivait
Vatsyayana le bouddhisme était encore en vigueur dans l'Inde.]
Elle ne fait rien avant d'en avoir obtenu le consentement de son mari
(App. 3).
Quand elle va trouver son mari en particulier, elle doit être parée de ses ornements et de fleurs diverses et porter une robe de plusieurs couleurs. Mais son habillement ordinaire de tous les jours sera léger et collant.
Au cas où il aurait quelques torts de conduite à son égard, elle ne lui en fera pas de reproches, malgré son déplaisir.
Elle soigne sa tenue de manière à toujours plaire à son mari.
Elle garde ses secrets, lui prête toute l'aide possible dans ses affaires lorsqu'il est obligé de s'absenter pour quelque voyage.
Elle ne porte que des ornements de bon augure et observe les fêtes en l'honneur des dieux. Elle ne sort que pour les deuils et les fêtes de famille. Elle prend soin des intérêts de son mari.
Quand il arrive de voyage, elle le reçoit dans sa tenue ordinaire, pour qu'il voie comment elle a vécu pendant son absence. Elle lui apporte quelque présent et des objets qui peuvent être offerts pour le culte de la divinité.
C'est ainsi, conclut l'auteur, qu'une femme d'une bonne conduite, épouse ou vierge remariée, ou concubine, doit vivre purement, toujours dévouée à l'homme auquel elle est unie, faisant tout pour son bien et pour lui plaire.
Les femmes qui tiennent cette conduite possèdent le Dharma, l'Artha et le Kama, obtiennent une haute considération et, généralement, conservent tout l'amour de leur mari (App. 4).
APPENDICE AU CHAPITRE I
Respect des femmes hindoues pour leur mari.
N° 1.—Les dames indiennes sont très respectueuses envers leur mari. Elles ne l'appellent que mon maître, mon seigneur, et, quelquefois même, mon dieu, tandis que celui-ci, au contraire, ne leur parle que d'un ton de supériorité. Si un mari en prenait un autre, en public surtout, sa femme s'en offenserait comme d'une inconvenance.
Une femme indienne prépare le repas de son mari et le sert; mais elle ne mange jamais qu'après lui, et que ses restes.
Elle ne l'accompagne jamais à la promenade; en voyage, elle marche derrière lui à une certaine distance, sans pouvoir lui adresser la parole.
N° 2.—Manou, livre IV. «Renfermées sous la garde d'hommes fidèles et dévoués, les femmes ne sont point en sûreté; celles-là seulement sont bien en sûreté, qui se gardent elles-mêmes de leur propre volonté.»
«On ne parvient point à tenir les femmes dans le devoir par des moyens violents. Mais un mari y réussit en assignant pour fonctions à sa femme le compte des recettes et des dépenses, la purification des objets et du corps, l'accomplissement de son devoir, la préparation de la nourriture et l'entretien des ustensiles de ménage. Mettre au monde des enfants, les élever et s'occuper chaque jour des soins du ménage et de l'entretien du feu consacré, tels sont les devoirs des femmes mariées dans l'Inde; nulle n'en est affranchie.»
N° 3.—Même livre. «Jour et nuit les femmes doivent être tenues dans la dépendance par leurs protecteurs: une femme est sous la tutelle de son père pendant son enfance; de son mari, pendant sa jeunesse; de son fils, pendant sa vieillesse; elle ne doit jamais se conduire à sa fantaisie.»
«Si les femmes n'étaient pas surveillées, elles feraient le malheur des deux familles.» Manou a donné en partage aux femmes l'amour de leur lit, de leur siège et de la parure, la concupiscence, la colère et la perversité.»
«Aucun sacrement n'est pour les femmes accompagné de prières.»
Il n'en était point ainsi chez les Ariahs védiques. Il est impossible de pousser plus loin le mépris de la femme.
L'idée de son infériorité a été générale dans l'antiquité; nous la trouvons aux premiers temps de la Grèce, dans le Mythe de Pandore, raconté si malicieusement par Hésiode (400 ans avant Homère) dans sa Théogonie.
Pour se venger des humains dans la demeure desquels brillait le feu dérobé par Prométhée, Zeus (Jupiter) leur prépare un fléau. Par son ordre, Vulcain façonne, avec de l'argile, la pudique image d'une vierge. Athéna (Minerve) la revêt d'une blanche tunique, lui attache sa ceinture, lui jette sur la tête un voile d'un merveilleux travail, orne ses cheveux de fleurs et place sur sa tête, une couronne d'or, chef-d'oeuvre de l'illustre boîteux.
«Lorsqu'il a préparé ce présent fatal, le dieu amène la jeune fille dans l'Assemblée des dieux et des hommes. Ils admirent ce piège cruel à l'appât duquel la race des mortels n'échappera pas.
«C'est d'elle que nous vient la race des femmes; c'est d'elle que viennent ces funestes compagnes de l'homme qui s'associent à sa prospérité et non à sa misère, comme les frelons méchants et parasites que les abeilles nourrissent à l'abri de leurs ruches. Bien des maux nous viennent de ce cruel présent. Si nous fuyons l'hymen et le commerce inquiet des femmes, nous n'avons aux jours de la triste vieillesse personne qui nous soutienne et nous console, et des parents éloignés se partagent entre eux notre héritage.»
«Le sort nous a-t-il uni à une épouse vertueuse et chérie, le mal se mêle encore au bien dans toute notre vie. Mais s'il nous fait rencontrer quelque femme d'une race perverse, alors nous vivons dans l'amertume, portant au fond de notre coeur un éternel ennui, un chagrin que rien ne peut guérir.»
On lit dans les Travaux et les Jours:
«Garde qu'une femme impudique ne te séduise le coeur par de douces paroles et ne s'introduise dans ta maison. Se fier à la femme, c'est se fier aux voleurs.»
«N'aie qu'un fils pour soutenir la maison paternelle. C'est ainsi que les maisons prospèrent.»
On ne s'attendait guère, sans doute, à trouver dans Hésiode ce conseil de Malthus si fort suivi de nos jours.
Hésiode fait dire à Télémaque recevant des hôtes qui le louent d'être le fils d'Ulysse: «On n'est jamais sûr d'être le fils que de sa mère.»
Nous trouvons, même dans quelques docteurs chrétiens, le préjugé contre les femmes: «Foemina infirmius, le sexe est faible,» a dit saint Augustin; mais à cause de ses autres qualités, le bouddhisme et le christianisme ont mis le sexe faible au niveau du sexe fort.
Dans l'Inde, la condamnation prononcée par Manou a ôté à la femme le respect des autres et d'elle-même.
Aux reproches les plus graves la femme hindoue répond: «Après tout, je ne suis qu'une femme.»
La femme occupe cependant une bien meilleure place chez les Hindous que chez les Musulmans dans la famille où elle est beaucoup plus utile, plus libre et plus respectable. Toutefois, comme elle n'a ni instruction, ni valeur morale, on n'a pour elle d'autres sentiments que ceux qu'on a en France pour une bonne domestique. Souvent ses fils l'injurient. Manou ne prescrit aucuns égards envers la mère, tandis que le Bouddha a fait à son sujet mille recommandations qui sont pieusement suivies encore de nos jours.
N° 4. Manou, livre IX:
«La femme qui ne trahit point son mari, dont les pensées, les paroles et le corps sont purs, parvient, après la mort, au même séjour que son époux» (cette perspective serait peu encourageante pour beaucoup de françaises).
«Les femmes mariées doivent être comblées d'égards et de présents par les père et mère, et les frères de leurs maris, lorsque ceux-ci désirent une grande postérité.»
«Partout où les femmes sont honorées, les divinités sont satisfaites; lorsqu'on ne les honore pas, les actes pieux sont sans fruits.»
«Lorsqu'une femme brille par sa parure, toute la famille resplendit également; mais si elle ne brille pas, la famille ne jette aucun éclat.»
Tous ces préceptes commandent aux maris la fidélité, la douceur et la bonté matérielles, mais ne consacrent aucun droit pour la femme, et n'assurent point sa dignité et sa considération, ainsi qu'on le voit dans plusieurs passages du Kama Soutra, qui permettent aux maris toute licence.
Devoir conjugal.
N° 5.—L'auteur ne dit rien du devoir conjugal. Sans doute il le considère comme compris dans la généralité des rapports sexuels au sujet desquels il dit, au titre IV, que l'homme doit faire tout pour le plaisir de la femme.
C'est là un principe altruiste dont il faut, sans doute, faire honneur à l'influence du bouddhisme (religion absolument altruiste) sur les idées de l'époque. Son application qui tend à augmenter l'amour conjugal, fin honnête, et même à entretenir la santé, fin légitime, peut être justifiée presque toujours. L'église, qui interdit le mariage pour cause d'impuissance, ne le défend pas aux personnes stériles et aux vieillards.
Le père Gury dit, à l'article 378 de la Th. morale:
«Les époux se doivent: 1° une affection mutuelle; 2° la société conjugale et la cohabitation; 3° les aliments et ce qui est nécessaire pour une position honorable; 4° le devoir conjugal quand il est sérieusement demandé et lorsqu'il n'y a pas de raison pour le refuser.»
Vatsyayana ne prévoit même pas comme possible dans l'Inde le refus de la femme. Ce cas se présente en Europe et il est réglé en théologie. Le père Gury dit:
915, I. «Il y a une obligation de justice, grave en principe, de rendre le devoir conjugal à l'autre époux qui le demande sérieusement et raisonnablement, parce que d'après la nature du contrat conjugal, les époux se doivent mutuellement la puissance sur leur corps pour l'amour conjugal.»
II. «Il peut y avoir obligation de demander le devoir conjugal par charité ou à cause d'une autre vertu, surtout de la part de l'homme, si la demande est nécessaire pour entretenir ou ranimer l'amour conjugal.»
«L'obligation de le rendre cesse pour l'un des époux quand cesse pour l'autre le droit de l'exiger, ce qui arrive: 1° si l'un des époux a commis un adultère.» (Le droit est égal pour les deux époux, contrairement à ce qui a lieu dans l'Inde où une femme ne doit même pas reprocher à son mari l'adultère; on verra plus loin l'épouse indienne servir d'entremetteuse à son mari).
«2° . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«3° Si celui qui le rend peut craindre raisonnablement un préjudice ou un danger pour sa santé.»
916. «Les époux sont tenus d'habiter ensemble et l'un d'eux ne peut s'absenter longtemps sans le consentement de l'autre ou sans nécessité; car cette obligation découle de celle de rendre le devoir conjugal. Or les causes légitimes de s'absenter pour longtemps sont: l'intérêt public, la subsistance ou le salut de la famille, un mal à éviter de la part de ses ennemis. Mais le mari qui va habiter longtemps ailleurs doit emmener son épouse pour qu'elle habite avec lui.»
«Un époux qui refuse le devoir conjugal pèche gravement, s'il y a danger d'incontinence ou d'un grave ennui pour l'autre. Il ne pèche pas en le repoussant lorsque l'autre époux le demande avec excès.»
«Un époux n'est pas dispensé de le rendre parce qu'il craint d'avoir trop d'enfants, car la procréation des enfants est la fin principale du mariage et n'est pas un inconvénient intrinsèque de ce même mariage.»
CHAPITRE II
Devoirs de l'épouse la plus âgée envers les épouses plus jeunes de son mari.
L'homme peut pendant la vie de sa première épouse en prendre d'autres pour les motifs suivants:
Folie ou mauvais caractère de la femme, aversion du mari[48], stérilité, absence de progéniture mâle, incontinence de la femme.
[Note 48: Manou, livre IX. «La femme acariâtre doit être remplacée de suite; la femme stérile, après huit ans; celle qui ne donne que des filles, après onze ans.]
Quand la femme est stérile ou n'a pas de fils, elle doit elle-même engager son mari à prendre une autre femme, donner à celle-ci une position supérieure à la sienne, la considérer comme une soeur, lui prodiguer les bons conseils, traiter ses enfants comme s'ils étaient les siens propres et en agir de même à l'égard de ses serviteurs, de ses amis et parents.
Quand il y aura plusieurs femmes, la plus âgée fera alliance avec celle qui la suit immédiatement en âge et en rang et tâchera de brouiller avec la favorite actuelle la femme que la favorite a remplacée auprès du maître; puis, ayant ligué toutes les femmes contre la favorite, elle prendra alors le parti de celle délaissée et, sans se compromettre d'aucune façon, elle fera dénoncer la favorite comme méchante et querelleuse.
Si la favorite se querelle avec l'époux, la première femme feint pour elle de la sympathie, l'excite et aggrave autant qu'il est en elle le dissentiment. Mais si, en dépit de tous ses efforts, l'époux continue à aimer la favorite, elle changera de tactique et s'emploiera à les concilier afin de ne point tomber elle-même en disgrâce[49].
[Note 49: Dans ces conseils se retrouve toute la duplicité brahmanique.]
CHAPITRE III
Devoirs de la plus jeune épouse.
La femme la plus jeune regardera la plus âgée comme sa mère et ne fera, à son insu, de don à personne, pas même à ses propres parents. Elle lui dira tout, et n'approchera son mari qu'avec sa permission. Quoi que celle-ci lui confie, elle ne le divulguera point, et elle prendra soin de ses enfants comme des siens propres.
Quand elle sera seule avec son époux, elle lui complaira en tout, mais elle ne lui parlera jamais du chagrin qu'elle peut éprouver à cause d'une rivale.
Elle se contentera d'obtenir secrètement des marques particulières de son affection, de l'assurer qu'elle ne vit que pour lui, et par l'amour qu'il lui témoigne.
Avec les autres épouses de son mari elle ne parlera jamais, soit par orgueil, soit par colère, de son amour pour son mari ni de l'amour que celui-ci a pour elle; car un mari n'aime point les indiscrétions sur des détails intimes.
Elle dissimulera, autant que possible, à la vue de la première épouse les efforts qu'elle fait pour captiver son époux. Si cette première épouse a été prise en aversion par le mari, ou si elle n'a pas d'enfants, elle s'intéressera à sa situation, et engagera le mari à avoir pour elle de bons procédés; mais elle-même s'efforcera de la surpasser par sa bonne conduite.
CHAPITRE IV
Devoirs d'une veuve vierge remariée.
Comme la veuve vierge remariée a eu, avant son second mariage, une existence plus libre et une connaissance plus grande des choses du mariage qu'une jeune fille, elle apportera chez son nouvel époux plus d'expérience des plaisirs et des goûts plus mondains. Si, plus tard, il y a séparation entre eux, elle ne gardera pas les présents qu'elle a reçus de son mari, sauf ceux qui ont fait l'objet d'un mutuel échange entre eux, à moins qu'elle n'ait été renvoyée par lui (alors elle ne restitue rien).
Elle prendra dans la maison conjugale la même situation que les femmes de la famille de son mari; mais elle devra se montrer supérieure à elles pour les soixante-quatre talents voluptueux.
Elle ne se liera pas avec les autres épouses, mais plutôt avec les amis et les serviteurs de la maison.
Elle se montrera également supérieure aux autres épouses pour les soixante-quatre voluptés.
Elle accompagnera son mari aux fêtes, réunions, parties de plaisir; elle engagera son mari à donner lui-même de ces sortes de fêtes ou parties de plaisir.
Elle mettra en train toutes sortes de jeux et amusements.
APPENDICE AU CHAPITRE IV
Souvent, dans l'Inde, on marie des filles presque dans l'enfance à des vieillards veufs qui prennent une épouse parce que sa présence est obligatoire dans les sacrifices aux mânes. De là le grand nombre des veuves vierges. On voit par ce qui précède qu'elles se remariaient du temps de Vatsyayana.
C'est d'après un préjugé religieux que les femmes veuves ne peuvent se remarier; les Hindous sont convaincus qu'elles portent malheur. C'est peut-être un calcul du législateur pour qu'une femme ait tout intérêt à prolonger les jours de son mari.
Plusieurs tentatives ont été faites pour faire disparaître ce préjugé, mais on n'a pu y parvenir.
Dans le sud de l'Inde, toutes les veuves, sans exception, ne se remarient point. Mais à Calcutta, elles le font aujourd'hui généralement; à l'instigation du vice roi, les brahmanes ont eux mêmes donné l'exemple, et cet exemple a été suivi.
A Pondichéry, M. de Verninac, alors qu'il y était gouverneur, avait fait, dans ce sens, de généreux efforts qui ont été bien près d'aboutir.
Dans l'Alharva-Véda, on voit que les veuves pouvaient, à certaines conditions, se remarier. Ce livre a précédé celui de Manou qui est fort dur pour les veuves.
Devoirs de la veuve
Aussitôt qu'un indien vient d'expirer, l'usage exige que sa veuve se pare magnifiquement, qu'elle se précipite sur le cadavre de son mari et le tienne embrassé en poussant de grands cris jusqu'à ce que les parents l'en arrachent.
Quelques jours après, en présence de ses parents et de ses amis qui cherchent à la consoler, on lui rase la tête et on lui enlève le tally que son mari, le jour de son mariage, lui avait attaché au cou. A partir de ce moment, et jusqu'au jour de sa mort, elle porte le deuil de son époux. Le deuil consiste à se faire raser la tête une fois par mois, à ne point faire usage de bijoux ni de bétel, à ne se vêtir que de toile blanche, à ne tracer sur son front aucun des signes de sectes religieuses, et enfin à n'assister jamais aux fêtes de famille ou publiques où sa présence porterait malheur.
Les suttys ou sacrifices des veuves
Les suttys sont aujourd'hui interdits dans l'Inde anglaise, mais ils n'ont complètement cessé que depuis un petit nombre d'années.
Cette coutume barbare paraît avoir été en honneur d'abord chez les anciens rajahs du pays et dans la caste des Kshatryas, car il n'est fait mention dans les anciens auteurs que des suttys des ranies ou reines.
Le sacrifice n'était pas toujours volontaire; c'était de force, bien souvent, qu'on y traînait la victime.
Les suttys dans le Mahabarata
Parmi les héroïnes du dévouement dont parle le Mahabarata, il ne cite qu'incidemment le sacrifice de Madri, la deuxième épouse du roi Pandou, père putatif des cinq héros célébrés dans ce vaste poème encyclopédique.
Voici, en raccourci, la légende de la mort du roi Pandou, et du sacrifice de Madri son épouse.
Le roi Pandou, étant à la chasse, aperçut deux gazelles accouplées; aussitôt, il leur décoche une flèche et tue le mâle. Celui-ci était un brahmane qui avait eu la fantaisie de prendre cette forme de gazelle pour s'unir à son épouse.
Au moment d'expirer, il dit au roi Pandou: Puisque, cruel Kshatrya, tu m'as ravi l'existence, avant que j'eusse parfait mon désir, tu subiras la peine du talion; car, toi aussi, tu mourras dans les bras de ton épouse avant d'avoir joui complètement, et de plus tu seras frappé d'impuissance. Pandou, en effet, épousa deux femmes et n'eut point d'enfants; mais cependant, il en obtint cinq par l'opération miraculeuse des Dieux Indra, Yama et les deux Advins.
Un jour que le roi Pandou se promenait dans la forêt avec Madri, sa deuxième épouse, excité par la vue de ses charmes, il voulut s'unir avec elle malgré qu'elle s'y refusât, redoutant pour lui le fatal moment; Pandou, aveuglé par sa passion, l'y contraignit; il s'unit donc à elle, mais il fut frappé de mort dans ses bras.
Après ce fatal événement, Madri, l'âme troublée et s'accusant d'être la cause de la mort du roi, dit à Kounti, la première épouse: Maintenant que ce monarque est mort dans mes bras, je le demande en grâce, illustre Kounti, de me laisser monter sur son lit funéraire; car il est juste que je suive ce monarque chez les mânes, puisque c'est dans mes bras qu'il a trouvé le chemin de la mort. La noble Kounti reprocha à Madri sa faiblesse pour ce prince, puisqu'elle connaissait son impuissance et la malédiction qui pesait sur lui: tu n'aurais pas dû lui laisser accomplir cette fantaisie érotique, que je lui ai toujours refusée. Pourtant, fille de Balkan, tu es heureuse, car il t'a été donné de voir une fois le visage enflammé par le désir, et le membre dressé de ce vertueux monarque, ce qui ne m'est jamais arrivé à moi.
Ne m'en veux pas de cela, noble dame, repartit Madri et veuille me laisser suivre notre époux dans la mort; accorde-moi cette grâce, vertueuse Kounti; adopte mes deux enfants, et veuille avoir pour eux les mêmes soins maternels que pour les tiens.
Kounti, comme première épouse, aurait souhaité d'accompagner le roi dans l'autre monde; c'était son devoir comme son droit; mais, cédant aux instances de Madri, elle consentit à la laisser monter sur le bûcher, à sa place (à cause des enfants, la plus jeune des épouses devait survivre à l'époux).
Après cet accord, les deux nobles épouses, aidées de leurs cinq fils, s'empressèrent de dresser le bûcher; lorsqu'il fut terminé, elles y placèrent le corps de Pandou, et Madri s'étendit à son côté. Elle dit alors à Kounti: «La flamme de ce bûcher me purifiera de mon péché, et, pure de toute souillure, je suivrai notre époux au Swarga; veuillez donc, noble dame, y mettre le feu.» Kounti y porta aussitôt la flamme et le funèbre sacrifice s'accomplit.
Il n'est question des suttys ni dans les Védas, ni dans les Pouranas, ni dans le Ramayaua, ni dans les lois de Manou, ni dans le Kama Soutra.
Les grecs d'Alexandre les trouvèrent en usage chez un peuple au moins du Punjab. D'abord propre aux Rajahs, cette coutume paraît s'être étendue sous l'empire des religions sectaires. Elle était assez répandue et très connue du temps de Properce, sous Tibère.
Properce, Livre III, Elégie XIII, en faisant la critique des femmes de son temps, fait l'éloge du dévouement des femmes indiennes qui accompagnent leurs maris dans la mort.
L'Inde, dit-il, nous envoie l'or de ses mines; la mer rouge, ses précieux coquillages; Tyr, sa pourpre; l'arabe nomade, le cinname; voilà les armes qui triomphent de la plus fière vertu.
Vois s'avancer, magnifiquement parée, cette femme chargée du patrimoine de toute une famille; elle étale à nos yeux les dépouilles de ses amants.
On demande sans pudeur, on donne de même.
Heureuse cette loi des nations lointaines de l'Orient!
Fortunés époux! Quand la dernière torche a été lancée sur le lit funéraire, les femmes du mort, les cheveux épars, se disputent l'honneur de quitter la vie pour le suivre. Honte à celle qui n'obtient pas la faveur de mourir. La rivale préférée s'élance triomphante sur le bûcher, et va, au milieu des flammes qui la consument, placer sa bouche sur celle de son époux.
Chez nous, l'hymen est perfidie; on n'y connaît ni le dévouement d'Evadné, ni la fidélité de Pénélope.
CHAPITRE V
Devoirs d'une femme qui ne compte plus pour son mari.
Une femme prise en aversion par son mari et qui est tourmentée par les autres femmes, fera alliance avec la favorite et prendra soin, comme une mère, des enfants de son mari; elle se rendra favorables ses amis et lui fera connaître par eux son dévouement pour lui.
Quand il est couché, elle n'ira vers lui que dans un moment où cela lui plaira, et ne lui résistera jamais, ni ne s'entêtera à rien.
Quand il arrivera à son mari de se quereller avec l'une de ses femmes, elle les réconciliera; et, si celui-ci désire voir quelque femme en secret, elle facilitera leur rencontre. En même temps, elle étudiera les côtés faibles de son mari, mais n'en fera part à personne; enfin, elle fera tout ce qu'il faut pour qu'il la regarde comme une femme bonne et dévouée.
CHAPITRE VI
L'homme qui a plusieurs épouses.
Un homme qui a plusieurs épouses doit être galant pour toutes.
Il doit veiller sur leur conduite et ne jamais révéler à l'une d'elles ce qui se passe dans l'intimité avec une autre.
Il ne doit point leur permettre de lui parler de leurs rivales, ni de se dénigrer mutuellement.
Il plaira à l'une d'elles par sa confiance secrète; à l'autre, par des égards particuliers; à une troisième, par des compliments; à toutes, par des promenades aux jardins publics, par des divertissements, des présents, des honneurs rendus à leurs parents, des marques de confiance, et, enfin, par des témoignages d'amour qu'il donnera à chacune.
Une jeune femme qui a bon caractère et une conduite conforme aux préceptes du saint livre, s'attache son mari et triomphe de ses rivales.
Bhabravya enseigne qu'un mari doit se lier avec une jeune femme qui lui dira les secrets des autres femmes, et le renseignera sur la conduite des siennes propres.
Mais Vatsyayana est d'avis qu'un mari ne doit point exposer sa jeune épouse à être corrompue dans la société d'une intrigante de cette espèce, qui prendrait sur elle l'ascendant que les mauvaises femmes savent toujours conquérir sur l'esprit des autres.
APPENDICE AU CHAPITRE VI
Chez les musulmans, où la polygamie est la règle, le Koran formule le même précepte que le 1er alinéa du 6e chapitre.
«Chaque épouse a droit à la part de Dieu ou minimum de galanterie périodiquement obligatoire.»
Un chef arabe auquel je demandais des nouvelles de sa santé, se lamenta de ne plus pouvoir servir qu'une fois par nuit chacune de ses quatre épouses (il avait passé la cinquantaine).
Dans l'Inde, les femmes sont toujours traitées avec douceur.
Les maris renvoient leurs femmes, mais ne les battent pas.
En Europe, c'est généralement le contraire qui a lieu, au moins dans le peuple.
Il est même des femmes du peuple qui aiment les maris énergiques. On connaît la chanson de Béranger: «Collin bat sa ménagère…» et les vers de Jules Barbier sur la fille des faubourgs qui veut «un amant qui la fouaille, depuis le soir jusqu'au matin».
Le Père Gury dit, Théologie morale, 379: Le mari est tenu de punir son épouse lorsqu'elle commet une faute, dès que c'est nécessaire pour la corriger et prévenir tout scandale.
381. Il doit ordinairement user, en commençant, des paroles bienveillantes, et, si cela ne suffit pas, avoir recours à une punition sévère (c'est là, évidemment, un reliquat du moyen âge).
«Le confesseur ne doit pas ajouter foi tout de suite aux paroles d'une femme qui se plaint de son époux, parce que les femmes sont d'habitude portées à mentir.»
On remarquera que ni le P. Gury, ni le cathéchisme, ne parlent d'obéissance due par la femme au mari, tandis que le code civil la prescrit. Napoléon a même insisté sur ce point au Conseil d'État.
Condition des femmes dans l'Inde
Les travaux des femmes, dans l'Inde, sont toujours très doux.
Les soins très simples du ménage remplis, leur seule occupation est de filer. Tous les autres ouvrages sédentaires qui, en Europe, sont confiés aux femmes, sont, dans l'Inde, exécutés par les hommes.
Il est vrai que les femmes des basses classes travaillent avec les maçons, les terrassiers, les cultivateurs; mais elles sont toujours très ménagées, et ne remplissent que des tâches faciles.
Autrefois, les deux sexes allaient nus, jusqu'à la ceinture, dans tout le sud de la presqu'île. Cet usage existe encore sur la côte du Malabar et dans tous les pays circonvoisins.
Le morceau de toile qui compose l'habillement des femmes des Soudras ne couvre juste que ce que la pudeur empêche de laisser à découvert.
Les femmes riches se chargent de bijoux et ne s'en dépouillent jamais.
Les femmes Hindoues sortent librement pour leurs dévotions, leurs affaires et les besoins de leur maison; par exemple, pour quérir de l'eau aux fontaines publiques; et, bien que toute intimité avec les hommes leur soit interdite, elles peuvent, néanmoins, sans se compromettre, converser avec ceux qui viennent dans leur maison comme connaissances et amis.
TITRE IX
RAPPORTS AVEC LES FEMMES DES AUTRES
CHAPITRE I
Obstacles aux rapports avec une femme mariée.
Il est permis de séduire la femme d'un autre, si l'on court le danger de mourir d'amour pour elle_[50].
L'intensité de cet amour a dix degrés marqués par les effets suivants:
1° Amour des yeux; 2° attachement d'esprit; 3° idée fixe; 4° perte du sommeil; 5° amaigrissement; 6° aversion pour les divertissements; 7° oubli de la décence; 8° la folie; 9° évanouissement ou affaissement; 10° enfin la mort (App. I).
D'après Vatsyayana, on reconnaît qu'une jeune femme est ou non passionnée: à sa conduite, à sa conversation et aux mouvements de son corps.
[Note 50: Ce principe, largement interprété par les intéressés, autorise toutes les entreprises; il peut s'accommoder à tout en théorie et s'accommode à tout réellement en pratique dans l'Inde. Il est fondé sur la croyance que les âmes des hommes qui meurent d'un désir non satisfait errent pendant un certain temps à l'état de mânes avant de transmigrer.]
En règle générale, dit Gonikapoutra, la beauté d'un homme impressionne toujours une femme, et celle d'une femme toujours un homme; mais le plus souvent, diverses considérations les empêchent de donner une suite à cette impression.
En amour, voici ce qui est particulièrement propre à la femme. Elle aime sans s'inquiéter de ce qui est bien ou mal (App. 2). Elle ne cherche point à faire la conquête d'un homme par intérêt. Quand un homme la courtise, son premier mouvement est de le repousser, alors même qu'elle le désire; mais elle cède à des instances réitérées (App. 3).
Au contraire, l'homme épris d'une femme maîtrise sa passion par scrupule ou par raison, et bien qu'il ne puisse détourner ses pensées de cette femme, il résiste même lorsqu'elle s'efforce de l'entraîner.
Quelquefois il fait une tentative auprès d'elle et renonce à elle s'il échoue.
Quand il a réussi, il arrive souvent qu'il devient ensuite indifférent.
Une femme peut repousser les avances d'un homme pour les motifs suivants.
Attachement à son mari; crainte d'avoir des enfants illégitimes; manque d'occasion favorable; offense pour déclaration trop brusque; différence de rang; incertitude au sujet d'absences de l'homme pour voyages; crainte que l'homme en aime un autre; pensée que ses amis sont tout pour lui; crainte d'indiscrétion; timidité à l'égard d'un homme illustre ou trop puissant ou trop habile; crainte de la fougue de sa passion si elle est une femme gazelle (yoni n° 1); pensée qu'autrefois elle a été liée d'amitié avec lui (App. 4); mépris pour son manque d'usage du monde; défiance de sa mauvaise réputation; dépit de ce qu'il ne comprend pas l'amour qu'elle ressent pour lui.
Si elle est une femme éléphant, la pensée qu'il est un homme lièvre ou froid; la crainte qu'il lui arrive quelque chose à cause de sa passion pour elle; défiance de ses propres charmes; crainte d'être découverte; désillusion à la vue de ses cheveux blancs, de son apparence chétive; crainte qu'il soit l'affidé de son mari pour éprouver sa fidélité; pensée qu'il est d'une vertu trop sévère.
APPENDICE AU CHAPITRE 1
Maladies provenant de l'érotisme
Nº 1.—Les principales affections qui mettent en jeu et surexcitent le système génital, sont:
L'érotomanie ou délire érotique, qui a son siège exclusivement dans la tête; les quatre autres affections ont leur siège dans le cervelet et le système génital.
L'érotomanie (qui affecte l'un et l'autre sexe) est chaste dans sa manifestation; l'activité vitale, toute dans le cerveau, se communique rarement aux parties génitales. On comprend, d'après cela, comment on a pu accuser les Jésuites de tendances érotomanes sans accuser leurs moeurs. En rapprochant ce fait des deux causes d'anaphrodisie signalées à l'appendice du chapitre II, titre V, et de l'anaphrodisie résultant de la chasteté habituelle, on s'explique la continence des prêtres.
L'hystérie, nommée aussi maladie vaporeuse ou prurit ou attaque de nerfs, a son siège dans la matrice, et, de là, s'irradie au cerveau. Elle n'a lieu qu'entre l'âge de la puberté et celui du retour. Elle est toujours accompagnée de désordres dans le système génital. Elle affecte mille formes, depuis la plus légère attaque de nerfs, jusqu'aux accès épileptiques.
Les nombreuses causes d'hystérie se rencontrent dans le tempérament même de la femme, et dans les agents intérieurs ou extérieurs propres à augmenter la vitalité de l'utérus.
La pudeur donne à la majeure partie des femmes hystériques la force de dissimuler, pendant l'accès même, leurs sensations génitales.
Le satyriasis, la nymphomanie ou fureurs utérines, dépendent: le premier, du cervelet d'où il s'irradie aux parties génitales; la seconde, du cervelet et de l'exaltation des organes génitaux.
Les symptômes sont la tristesse, l'isolement, la turgescence et le prurit des organes génitaux.
La nymphomane s'efforce, mais en vain, de résister au désir, et elle s'isole pour le satisfaire. Devant un homme, elle ne peut contenir ses gestes, elle perd toute décence dans sa tenue et son langage. Alors, ses parties se gonflent, s'enflamment, et laissent couler une humeur fétide. Ordinairement, les fourmillements qu'éprouve la partie, et la constriction du vagin, provoquent l'éjaculation d'une humeur laiteuse fournie par les cryptes muqueuses et les glandes vulvo-vaginales.
C'est parmi les filles dont les désirs sont longtemps et violemment comprimés que se trouvent les nymphomanes.
(On sait que c'est la même cause qui occasionne la rage chez les animaux, l'espèce canine notamment).
Le priapisme est une érection violente et permanente du membre viril, le plus souvent sans désir vénérien. Le malade, loin d'éprouver du plaisir dans le coït, n'en ressent, le plus souvent, que fatigue et douleur; et, quelquefois, de graves hémorragies uréthrales s'en suivent. Lorsque le priapisme n'est pas le symptôme d'une maladie du cervelet, il provient, soit d'une irritation directe de la partie, soit de l'usage d'aphrodisiaques dangereux tels que les cantharides et le phosphore.
N° 2.—«On peut tout supposer et tout attendre d'une femme amoureuse»
(Balzac). Cette idée a été développée dans plusieurs romans
remarquables, notamment dans celui de M. de Camors, par Octave
Feuillet.
Les auteurs l'ont empruntée au coeur humain et à la satyre VI de
Juvénal.
«Si, pour remplir un devoir, il faut courir un danger, le courage manque aux femmes; pour le mal rien ne les arrête. Faut-il accompagner en mer un époux, la sentine est infecte et le ciel tourne; on vomit sur le mari. Pour suivre un amant, l'estomac est de fer; ou partage le repas grossier des matelots; on se promène de la proue à la poupe, le coeur ne se soulève jamais; on s'amuse à manier le câble, etc.»
N° 3.—Ovide, Art d'Aimer, livre I.—La séduction.
«Si la pudeur empêche la femme de faire des avances ou de se rendre à la première demande, elle n'en aime pas moins céder. C'est à l'homme d'employer les prières. Voulez-vous obtenir, sollicitez, soyez pressant, que la femme connaisse votre amour, votre passion. Cependant, si vous voyez que vos prières irritent, arrêtez-vous, revenez sur vos pas, simulez le renoncement à vos désirs. Combien de femmes regrettent ce qui leur échappe et détestent ce qu'on leur offre avec instance! En cessant d'être moins pressant, vous cesserez d'être importun. Quelquefois aussi, vous devrez ne point manifester l'espoir d'un prochain triomphe, et, quelquefois, vous vous ferez désirer.»
Quelquefois, l'amour doit s'introduire sous le voile de l'amitié; plus d'une vertu a été prise à ce piège, et l'ami est devenu bientôt un amant (dans plusieurs romans c'est ainsi que la femme entraîne un homme arrêté par des scrupules de délicatesse).
Vous trouverez mille femmes d'humeur différente; prenez mille moyens pour les gagner. Vous devez aussi les faire varier, selon l'âge. Une vieille biche flaire de loin le piège. Si vous vous montrez trop savant avec une novice, trop entreprenant avec une prude, vous éveillerez leur méfiance, et elles se mettront sur leurs gardes. C'est ainsi que, souvent, celle qui a craint un homme honnête s'abandonne à un habile vaurien.
N° 4.—On a vu, au chapitre des empêchements au mariage, que l'amitié doit exclure l'amour. C'est là, certainement, un sentiment qui à sa délicatesse et qui indique le haut prix que, dans l'Inde, à cette époque, on attachait à l'amitié. En France, on a peine à croire à des rapports de pure amitié entre un homme et une femme, tous deux jeunes, quoique beaucoup d'hommes y soient réellement portés, surtout dans la première jeunesse, pour des femmes un peu moins jeunes. Ces amours platoniques sont généralement plus durables et plus dévoués que les amours charnels.
CHAPITRE II
Hommes heureux auprès des femmes.
Les hommes qui ont des succès auprès des femmes sont: Ceux qui possèdent la science de l'amour; les conteurs agréables; ceux qui, dès leur enfance, ont vécu dans la compagnie des femmes; ceux qui savent gagner leur confiance; ceux qui leur envoient des présents; les beaux parleurs; ceux qui savent complaire à leurs désirs; ceux qui n'ont pas encore aimé d'autre femme; les courtiers d'amour; ceux qui connaissent leurs côtés faibles; ceux qui sont désirés par les femmes honnêtes, ont bon air, bonne mine; ceux qui ont été élevés avec elles; leurs voisins; les hommes qui se donnent tout entiers aux plaisirs charnels, fussent-ils même leurs propres serviteurs; les amants des soeurs de lait; les hommes qui étaient mariés il y a peu de temps (et devenus veufs); ceux qui aiment le monde et les parties de plaisir; les hommes généreux; ceux renommés pour leur force (hommes taureaux); les hommes braves et entreprenants; les hommes supérieurs à leur mari en connaissance, en belle prestance, en bonnes qualités, en générosité; les hommes qui s'habillent et vivent magnifiquement[51].
[Note 51: Sur cette longue liste les dames hindoues n'ont que l'embarras du choix; l'occasion d'empêcher un homme de mourir d'amour ne leur manque jamais.]
Quand on tient à sa réputation, on ne cherche jamais à séduire une jeune femme craintive, timide, à laquelle on peut se fier, qui est bien gardée ou qui a un beau-frère ou une belle-mère (l'abstention est donnée ici comme règle de prudence, mais non de morale ou de religion).
Quand une femme s'offense et repousse d'une manière blessante l'homme qui la courtise, il doit y renoncer de suite. Quand, au contraire, en le grondant, elle continue à se montrer gracieuse et affectueuse pour lui, elle ne doit rien négliger pour continuer à s'en faire aimer.
CHAPITRE III
Femmes qui se donnent facilement.
Voici maintenant la liste des femmes faciles:
Celles qui se tiennent toujours sur la porte de leur maison ou regardent constamment dans la rue; celles qui vont toujours causer chez leurs voisins; celles qui regardent les hommes fixement ou de côté[52]; les courtières d'amour; celles dont on ne connaît pas bien la caste et la famille; celle qui aime trop le monde; la femme d'un acteur; une veuve; une femme pauvre; la femme avide de plaisir; la femme orgueilleuse de ses talents; celle dédaignée par ses égales en beauté et en rang; la femme vaine et frivole; celle qui fréquente les femmes galantes; celle dont le mari est souvent absent, en voyage, ou vivant à l'étranger. La femme dont le mari a pris une seconde épouse sans raison légitime; celle qui n'a pas eu d'enfant de son mari et qui a perdu tout espoir d'en avoir de lui; celle qui, étant mariée, reste abandonnée à elle-même, dont personne ne s'occupe; celle qui affiche un amour excessif pour son mari; celle dont le mari a plusieurs jeunes frères[53]. La femme qui a pour époux un homme qui lui est inférieur par le rang et les capacités; celle dont l'esprit est troublé par la sottise et les mauvais procédés de son mari; celle qui a été mariée enfant à un homme riche, et qui, devenue grande, ne l'aime point, et veut un amant possédant les qualités qui la captivent; celle dont le mari est quinteux, jaloux, débauché. La femme d'un joaillier; une femme jalouse, ambitieuse, galante. La femme avide, peureuse, boiteuse, naïve, difforme, triviale, de mauvaise odeur, maladive, vieille[54].
[Note 52: Cela revient à dire qu'une honnête femme ne doit pas du tout regarder les hommes.]
[Note 53: On sait que, dans l'Inde, les jeunes frères vivent en communauté avec leur aîné, de là un désordre si fréquent que la femme de l'aîné est toujours supposée de moeurs faciles. C'est de là sans doute qu'est née la polyandrie. Dans le Mahabarata, les cinq fils de Pandou ont la même femme légitime. La polyandrie existe légalement sur une large base au Thibet et dans les provinces de l'Inde limitrophes de cette contrée.]
[Note 54: Les catégories des femmes faciles sont si nombreuses qu'elles doivent comprendre presque toutes les personnes du sexe. Aussi un ministre protestant écrivait-il au milieu de notre siècle qu'il n'existait presque point de femmes vertueuses dans l'Inde.]
Dans toute l'Inde, le chef du village, le préposé du roi et le glaneur de blé[55] obtiennent les faveurs des femmes du village rien qu'en les demandant, c'est pourquoi on donne à cette classe de femmes le nom de femmes galantes ou catins.
[Note 55: C'est une sorte de valet public entretenu par tous les habitants du village, et qui travaille pour eux tous; il fait les besognes communes et celles de propreté et d'hygiène publiques. Il semble qu'alors cet emploi n'était pas méprisé. Aujourd'hui, dans le sud de l'Inde, le valet du village est un pariah (hors caste), avec lequel aucune femme de caste, même inférieure, ne voudrait avoir de rapports.]
Les trois hommes sus-désignés ont commerce avec elles à l'occasion du travail commun, de la rentrée des blés en magasin, du nettoyage des habitations, du travail dans les champs, des divers achats, ventes et échanges.
De même les contrôleurs des étables jouissent des femmes dans les étables; les employés chargés de la surveillance des veuves, des femmes sans soutien et de celles qui ont quitté leurs maris, ont commerce avec ces femmes[56].
[Note 56: D'après ces détails, dans ce temps-là, une femme de la campagne se donnait toutes les fois qu'elle en avait l'occasion; cela a lieu généralement encore aujourd'hui; le dévot auteur du Kama-Soutra trouve cela tout naturel et n'a de blâme ni pour les employés qui tiraient un tel parti de leur situation, ni pour les pères et les frères qui avaient commerce avec leurs belles-filles et leurs belles-soeurs; il leur conseille seulement le secret dans certains cas. En Russie, du temps de l'esclavage, cette promiscuité a existé chez les Mougicks (Leroy Beaulieu).]
Ceux qui sont avisés rôdent la nuit dans le village à cette fin, pendant que les villageois s'unissent à leurs belles filles restées seules en l'absence de leurs fils. Enfin les contrôleurs des marchés ont continuellement commerce avec elles au moment où elles viennent faire leurs achats au marché.
APPENDICE AU CHAPITRE III
Les latins: Ovide, Catulle, Martial, Juvénal et Pétrone.
A en croire les poètes et Suétone, il n'y avait guère plus de moeurs à Rome sous les douze Césars que dans l'Inde, où la décence était du moins toujours observée. Citons les auteurs.
Ovide, _les Amours, _livre II. «Conseils aux maris.»
«Cruel mari, tu as donné un gardien à ta tendre épouse: peine inutile! Une femme se garde elle-même et celle-là seule est chaste qui ne l'est point par crainte.
(Pensée exprimée par Manou dans les mêmes termes).
«C'est sottise de s'offenser de l'infidélité d'une épouse; c'est bien mal connaître les moeurs d'une ville fondée par les deux jumeaux fils de Mars et de Vénus.
«Pourquoi prendre une femme belle si on la veut vertueuse?
«Sois un mari complaisant, ton épouse te donnera beaucoup d'amis. Cultive-les et tu auras un grand crédit; tu seras de toutes les parties fines et galantes et mille objets précieux orneront ta maison sans te rien coûter.»
La Lesbie de Catulle était une femme mariée et cependant, par libertinage ou par cupidité, «elle se livrait», dit le poète, «au coin des rues aux amoureux caprices des enfants de Romulus.» Il est vrai que Catulle, comme tous les jeunes romains de son temps, avait toujours un mignon en même temps qu'une maîtresse.
Martial, livre XII. A Milon.
«Tu vends de l'encens, du porc et des bijoux, et la denrée suit l'acheteur; mais ta meilleure marchandise est ta femme, car vendue et revendue, on ne l'emporte jamais.»
Un mari qui ne fut pas complaisant ce fut Jean de Laval, sire de
Châteaubriant.
Françoise de Foix, son épouse, fut attirée par ruse à la cour de François Ier, malgré son mari qui l'aurait tuée pour la soustraire aux poursuites du roi, si celui-ci ne l'avait éloigné.
Prise de force par le roi, elle consentit ensuite à être sa maîtresse en titre; elle le fut durant neuf années pendant lesquelles, à l'occasion, elle eut encore quelques autres amants. Délaissée ensuite par le roi, elle retourna chez son mari qui lui fit ouvrir les quatre veines.
Catulle (84), sur le mari de Lesbie, sa maîtresse.
«En présence de son mari, Lesbie me dit mille injures. Le sot est au comble de la joie. Butor, tu ne te doutes de rien. Si elle ne pensait pas à moi, elle se tairait, et ton honneur serait sauf.»
Le même (85), sur Gellius.
«Gellius est mince comme une feuille: qui pourrait s'en étonner? Il a une mère si bonne, si vaillante, une soeur si jolie, un oncle si complaisant; il compte dans sa famille tant d'aimables cousines! Comment pourrait-il engraisser? Aussi, en ne comptant que ses exploits incestueux, on devine la cause de sa maigreur.
Martial, livre XII, 20. A Fabullus.
«Vous demandez, Fabullus, pourquoi Timon n'a pas de femme? Il a une soeur.»
Le même. A Chloé.
«Tu t'offres au premier venu. Que tu es populaire! Tu mérites le nom de
Demophyle (amante du peuple).»
Properce, X. A sa maîtresse.
«Tes amants sont plus nombreux que ceux de Laïs et de Phryné. Il n'est rien que l'amour ne se permette dans Rome. A quoi sert d'avoir élevé des autels à la pudeur, si l'épouse peut rejeter à son gré toute contrainte. Bien coupable fut la main qui peignit la première des objets obscènes et souilla par de honteuses images la chasteté de nos demeures; elle corrompit l'innocence en flattant les yeux.»
Juvénal, dans la Satyre X, parle des nombreux maris qui, impuissants ou odieux à leurs femmes, recouraient à des esclaves pour leur faire des enfants, afin de s'assurer leur fortune.
«Sans moi, dit un esclave, ta femme fût restée vierge; elle voulait fuir vers un autre hymen, mais je l'ai retenue pâmée sous mes caresses, pendant qu'à la porte de ta chambre nuptiale, tu pleurais en entendant les cris de plaisir poussés par ta femme et les craquements du lit.»
«Dans combien de maisons l'adultère a maintenu le lien conjugal presque détaché!
Pétrone. C'est dans le Satyricon de Pétrone qu'on voit le mieux jusqu'où allaient les débordements des femmes; nous en détacherons comme renfermant les traits les plus saillants la peinture des moeurs d'une des initiées aux mystères de Priape. Elle complète ce que nous disons dans l'Introduction sur le culte de ce dieu. Nous engageons le lecteur à se reporter au texte de Pétrone dont l'enjouement ne peut être reproduit dans l'abrégé auquel nous devons nous borner.
«Vers le soir, dans un lieu solitaire, passent près de nous deux femmes d'assez bonne tournure, nous les suivons et entrons après elles dans une chapelle où nous distinguons grand nombre de femmes armées d'énormes phallus; à notre vue celles-ci poussent un cri immense; nous nous échappons avant qu'elles puissent nous saisir.
«A peine sommes-nous dans notre logis que nos deux femmes y pénètrent; l'une, Quintilla, voilée, l'autre, Psyché, sa suivante, tenait par la main Panychis, jolie petite fille d'environ sept ans. Quintilla me fait promettre de ne point divulguer les mystères de Priape, puis se jetant sur ma couche, elle demande un calmant pour la fièvre qui la consume. Je me mets en devoir tandis qu'Aschyte tient tête à Psyché et que Giton s'amuse avec Panychis; mais glacés par la surprise nous restons impuissants. Quintilla sort furieuse, puis revient avec des inconnus qui nous saisissent et nous transportent dans un palais somptueux. Là, Psyché nous garotte avec des rubans, m'abreuve de Satyrion et en inonde le corps d'Aschyte, tandis que la petite fille, pendue au cou de Giton, lui donne mille baisers.
«Pour notre châtiment, un baladin, vêtu d'une robe couleur de myrthe, retroussée jusqu'à la ceinture, tantôt nous éreinte de ses violents assauts, tantôt nous souille de ses baisers immondes, jusqu'à ce que Quintilla, qui présidait une baguette à la main et la robe également relevée, ordonne qu'il nous laisse aux mains d'une troupe de lutteurs qui nous frottent d'huile et nous raniment. Nous mettons des habits de table et prenons à un banquet excellent arrosé de vieux Falerne une part assez belle pour qu'à la fin le sommeil nous gagne.—«Eh quoi! s'écrie Quintilla, vous dormez alors que cette nuit appartient tout entière à Priape».
«Après une trêve à l'orgie, la bruyante musique d'une joueuse de cymbales nous réveille tous. Le feslin recommence avec une gaieté toute bachique. Le baladin me crache sur la face un baiser infect, se campe sur mon lit, relève, malgré nous, nos tuniques et me broie à plusieurs reprises, chaque fois longtemps, mais toujours au-dessus de son but. Sur son front baigné de sueur, des ruisseaux de fard coulaient dans les rides creusées dans son masque de craie. Sa face ressemblait à un vieux mur décrépit que sillonne la pluie.
Ascytte, à son tour, subit le même supplice. Comme Giton se tordait de rire, Quintilla le remarque, et ayant appris qu'il est mon favori, elle lui colle un baiser, puis elle passe la main sous sa tunique et le tâte.—Tu seras bon, dit-elle, demain pour mes prémisses; aujourd'hui j'ai été trop largement servie pour goûter un aussi mince besogneur. Mais toi, je vais te pourvoir à ta convenance.
«Elle appelle près d'elle Panychis. Je fais des objections à cause de l'âge.—Bah! répond Quintilla, j'ai commencé plus tôt et je ne sais plus quand. A son âge j'ai trouvé un pied à chausser..
«A la demande et aux applaudissements de tous, l'adolescent et la fillette se prennent pour époux. Précédée du baladin qui porte un flambeau, Panychis marche vers l'hyménée, la tête haute et couverte du flammeum, entre deux files de femmes ivres qui battent des mains. Quintilla saisit lubriquement Giton et l'entraîne vers la chambre à coucher. Les voilà clos et dans le même lit-, tout le monde au seuil de la porte. Quintilla regarde leur jeu par une ouverture habilement dissimulée et elle m'attire pour regarder avec elle. Comme nos deux visages se touchent, elle becquette mes lèvres par intervalles.
Tout à coup se précipite dans la salle avec fracas et l'épée haute un soldat de la garde nocturne suivi d'une troupe de jeunes gens. Il apostrophe Quintilla: Coquine! tu donnes à un autre la nuit que tu m'avais promise! Eh bien, vous allez voir tous deux que je suis un homme.»
«Il me fait attacher étroitement sur Quintilla étendue à terre, bouche contre bouche, membres contre membres. Puis, sur son ordre, le baladin assouvit sur moi pleinement son immonde passion.
«On entend un cri: c'est Panychis qui, sous les efforts de Giton, est devenue femme. Ému par cette découverte, le soldat s'élance brusquement vers eux et enlace de ses bras nerveux, tantôt l'épouse, tantôt l'époux, tantôt tous deux à la fois. La petite crie de douleur et implore merci; mais le bourreau s'acharne jusqu'à ce qu'une vieille dévouée à Quintilla se précipite dans la salle en criant: «Aux voleurs! la garde, la garde, on dévalise le voisin!» Alors le soldat détale avec ses compagnons, et nous fuyons ce lieu de tortures.
CHAPITRE IV
Manière de faire la connaissance d'une femme que l'on désire.
Voici comment on se lie avec la femme que l'on aime.
1° On s'arrange de manière à être vu d'elle, soit en allant chez elle ou la recevant chez soi; soit en faisant sa rencontre chez un ami, un membre de la même caste, un médecin ou un ministre, ou bien aussi, à des mariages, des sacrifices, des fêtes, des funérailles, des parties aux jardins publics (Appendice N° 1).
2° Dans chaque rencontre, on la regarde, de manière à lui faire connaître ce qu'on éprouve pour elle; on se tire la moustache, on se mord la lèvre inférieure, on fait du bruit avec les ongles ou avec les ornements que l'on porte, et d'autres signes de même sorte. Lorsqu'elle vous regarde, on parle d'elle, par comparaison avec d'autres femmes, à ses amis, et l'on fait montre de générosité et d'amour du plaisir. Quand, sous ses yeux, on est assis à côté d'une autre femme, on affecte l'ennui, la distraction, la fatigue, l'indifférence à ce que dit cette amie; on tient, avec un enfant, ou avec quelqu'autre, une conversation à double entente, ayant trait en réalité à celle que l'on aime, bien qu'il paraisse être question d'une autre, et, de cette manière indirecte, on lui manifeste son amour, tout en n'ayant point l'air de s'adresser à elle.
On trace sur le sol, avec les ongles ou un stylet, des figures qui se rapportent à elle. En sa présence, on embrasse un enfant, on lui donne avec la langue un mélange de feuilles et de noix de bétel et on lui caresse le menton avec la main. Tout cela doit être fait en temps et lieu opportuns (tout cela est plus bizarre que malin; Chauvin en sait aussi long et va plus vite en besogne).
3° On dorlote un enfant assis sur elle, et on lui donne un jouet que l'on reprend pour lui parler; puis on le lui rend et ainsi on entre en connaissance avec elle et dans les bonnes grâces de ses parents. On prend prétexte de ce commencement pour venir souvent à la maison; et, dans ces occasions, on parle d'amour quand elle n'est pas dans la même pièce, mais assez rapprochée pour entendre.
On devra la charger d'un dépôt ou d'un gage, en reprendre de temps à autre une partie; on lui donne à garder pour soi quelques parfums ou des noix de bétel. Ensuite le soupirant amènera une liaison entre elle et sa propre femme, de telle sorte qu'elles aient entre elles des conversations confidentielles et des à parte (joli rôle pour sa moitié); afin de multiplier les occasions de se voir, il s'arrangera pour que les deux familles aient le même forgeron, le même joaillier, le même vannier, le même terrassier, le même blanchisseur. Il pourra alors lui rendre ouvertement de longues visites sous prétexte d'affaires, en faisant sortir une affaire d'une autre.
Toutes les fois qu'elle a besoin de quelque chose, ou d'argent, ou d'apprendre un des soixante-quatre arts, lui faire voir qu'il veut et peut faire ce qu'elle désire et lui montrer tout ce qui peut lui plaire. De même, l'entretenir en compagnie des faits et gestes des gens et de divers sujets, tels que les bijoux, les pierres précieuses. Dans ce cas, lui montrer certains objets dont elle ne connaît point les prix et, si elle conteste les évaluations, ne point la contredire et se montrer d'accord avec elle en tout point (App. 2).
Telle est la manière d'entrer dans l'intimité d'une femme.
APPENDICE AU CHAPITRE VI
Ovide, _Art d'aimer,_livre I.
N° 1.—«Au cirque, asseyez-vous auprès de votre maîtresse, approchez-vous d'elle le plus possible, pressez-la de voire corps en prétextant le peu d'espace. Entrez en conversation en lui parlant d'abord de choses générales.
«S'il tombe un peu de poussière sur son sein, enlevez-la d'un doigt léger. S'il n'y a rien, ôtez-le quand même.
«Relevez avec empressement ses vêtements, s'ils tombent à terre, et empêchez que rien ne les salisse.
«Veillez à ce que ceux qui sont assis derrière elle n'appuient pas leurs genoux contre ses blanches épaules. Les coeurs légers se prennent par de petits soins. Que d'amants ont été largement payés d'avoir éventé une beauté, d'avoir à propos arrangé pour elle un coussin ou placé un banc sous ses pieds!»
N° 2.—«Lorsque, autour de la table du festin, vous serez assis près d'une belle sur le même lit, vous pourrez dire, à mots couverts, mille choses que la belle sentira s'adresser à elle, lui faire lire votre amour dans des emblèmes. Que votre regard décèle votre flamme, que votre visage muet exprime votre passion. Saisissez le vase qu'elle vient de porter à sa bouche et buvez du même côté (en Allemagne les époux, pendant toute leur vie, boivent à table dans le même verre). Prenez des mets qu'elle aura touchés, et qu'alors votre main rencontre la sienne.
«Gagnez l'amitié de son époux. Si l'on boit à la ronde, laissez-le boire avant vous. Mettez sur sa tête votre couronne; lors même qu'il serait d'un rang inférieur au vôtre, faites qu'il soit servi toujours le premier; soyez toujours de son avis.
«Simulez une légère ivresse et, à la faveur de cette feinte, tenez à votre belle des propos galants. Souhaitez-lui d'heureuses nuits, des nuits de bonheur partagé. Au moment où l'on se lève de table, profitez du mouvement qui se fait alors pour vous approcher de votre belle, lui serrer la taille et, de votre pied, toucher le sien.
«Alors commencez hardiment l'attaque; dites et faites croire que vous êtes mortellement blessé. En jouant l'amour vous éprendrez réellement.
«Soyez prodigues de promesses; ce sont elles qui entraînent les femmes.
Prenez tous les dieux à témoin de vos engagements. Pour tromper Junon,
Jupiter jurait par le Styx; il livre en riant aux enfants d'Éole les
parjures des amants.
«Croyons, car cela est nécessaire [57], qu'il y a des dieux qui ne sont pas inertes [58] et qui nous voient; vivons dans l'innocence, la bonne foi et le respect religieux des serments, et ne nous jouons que des belles. C'est le seul cas où nous ne devons pas avoir honte de la fraude. Trompons le sexe trompeur. Les femmes ont le privilège de la perfidie; qu'elles tombent dans les pièges qu'elles-mêmes ont dressés.
[Note 57: Les mots en italiques prouvent qu'Ovide était sceptique, au moins en ce qui concerne les dieux, comme, du reste, tous les gens instruits de son temps.]
[Note 58: Allusion aux écoles philosophiques qui admettaient un dieu ou des dieux inertes, c'est-à-dire qui niaient la providence.]
CHAPITRE V
Comment on reconnaît les sentiments et les dispositions d'une femme.
Quand on s'efforce de séduire une femme, il faut reconnaître ses dispositions et agir comme il suit.
Si elle écoute les doux propos, mais sans manifester en aucune manière ses intentions, il faut recourir à une entremetteuse.
Si, après une entrevue, elle se rend à une seconde mieux parée qu'à la première, ou si elle vient trouver le poursuivant dans un lieu solitaire, celui-ci peut être certain qu'elle ne lui opposera qu'une faible résistance.
Une femme qui encourage un homme et ne se donne pas est une tricheuse en amour; mais, à cause de l'inconstance de l'esprit féminin, elle peut finir par céder, si on reste toujours en liaison intime avec elle (App. 1).
Quand une femme fuit les attentions d'un homme et, par respect pour lui et pour elle-même, évite de se trouver avec lui ou de s'approcher de lui, il peut la séduire, mais avec beaucoup de difficulté, soit en s'efforçant de se mettre avec elle dans des termes de familiarité, soit en se servant d'une entremetteuse très habile.
Lorsqu'une femme se rencontre seule avec un homme et lui touche le pied, et puis par crainte ou indécision prétend qu'elle l'a fait par mégarde, on peut en venir à bout par la patience et par des efforts continuels comme les suivants.
Quand il lui arrive d'aller dormir dans son voisinage, l'homme passera autour d'elle son bras gauche, et verra si, au réveil, elle le repousse sérieusement ou de manière à laisser deviner qu'elle désire qu'il recommence. Dans ce dernier cas, il l'embrassera plus étroitement. Si alors elle se dégage et se lève, mais sans rien changer à sa manière d'être habituelle avec lui, il en conclura qu'elle ne demande pas mieux que de se rendre. Si, au contraire, elle ne revient pas, il lui enverra une entremetteuse. Si elle reparaît ensuite, il pourra la croire consentante.
Quand une femme offre à un homme l'occasion de lui manifester son amour, il doit en jouir de suite.
Voici les signes par lesquels elle fait connaître son amour.
Elle se rend chez l'homme qui lui a plu sans en avoir été priée.
Elle se fait voir à lui dans des lieux secrets.
Elle lui parle en tremblant et sans articuler les mots.
Elle a les doigts des pieds et des mains humides de sueur; le sang lui monte au visage par l'effet du plaisir qu'elle éprouve quand elle le voit.
Elle se complaît à lui masser[59] le corps et à lui presser la tête.
[Note 59: Le mot en italiques doit, dans certains cas, être remplacé par pincer avec les doigts, ce qui, de la part de quelques personnes, est une caresse.]
Quand elle le masse, elle n'y emploie qu'une main et, avec l'autre, elle touche et embrasse des parties de son corps.
Elle laisse ses deux mains posées sur son corps sans mouvement comme par l'effet d'une surprise ou de la fatigue.
Elle place une de ses mains au repos sur son corps, et quand il serre cette main entre deux de ses membres, elle la laisse ainsi longtemps sans la retirer.
Enfin, quand elle a résisté un jour jusqu'au bout aux efforts de l'homme pour la posséder, elle retourne le lendemain pour le masser comme auparavant.
Quand une femme, sans encourager ni éviter un homme, se cache et s'isole, il faut recourir à une servante qui l'approche (App. 2).
Si, malgré cela, elle continue à s'isoler, on ne peut la séduire qu'à l'aide d'une entremetteuse habile. Mais si elle ne fait rien répondre par celle-ci, il faut réfléchir avant de faire de nouvelles tentatives.
APPENDICE AU CHAPITRE V
Ovide, Art d'aimer, livre I.
N° 1.—«Sondez d'abord le terrain par un billet doux qui fasse votre première déclaration, qu'il exprime votre tendresse et renferme, quelque soit votre rang, de vives prières.
«Promettez, promettez beaucoup, cela coûte si peu. C'est là une richesse que tout le monde possède. Quand vous aurez donné, on vous quittera, car on sera payé d'avance. L'important et le difficile, c'est d'obtenir une première faveur avant d'avoir rien donné; pour ne pas en perdre le prix, on vous en accordéra toujours de nouvelles.
«Si on vous renvoie votre billet sans le lire, ne vous rebutez pas de ce refus et insistez. Si, après avoir lu votre lettre, on la laisse sans réponse, continuez vos écrits, on finira par vous écrire. Peut-être vous priera-t-on de cesser vos poursuites! Continuez-les, on désire ce qu'on repousse; vous verrez bientôt vos voeux accomplis.
«Si vous rencontrez votre maîtresse couchée dans sa litière, abordez-la, mais comme par hasard. Prenez garde qu'un rival ne vous entende et exprimez-vous par des phrases à double sens.»
N° 2.—«N'épargnez rien pour gagner la femme de chambre, si elle est la confidente de sa maîtresse. Saisissez le moment où celle-ci se plaindra de l'infidélité de son époux et de l'offense d'une rivale. Que, le matin, la soubrette, en peignant ses cheveux, attise son courroux; qu'elle lui dise à demi-voix:—Non, je ne pense pas, vous ne pouvez lui rendre la pareille. Qu'ensuite elle parle adroitement de vous; qu'elle jure que vous êtes fou d'amour, que vous en mourrez, surtout qu'elle se hâte de peur que l'orage ne se dissipe. La colère d'une belle est comme le nuage qui lance l'éclair, mais se fond vite.
«Attachez-vous les valets eux-mêmes. Vous pouvez, sans vous dégrader, les saluer chacun par son nom et leur prendre la main. Ajoutez à cela quelques petits cadeaux s'ils vous en demandent; mettez dans vos intérêts tout ce monde, y compris le portier et l'esclave qui veille à la porte de la chambre à coucher.»
CHAPITRE VI
CONCLUSION DU TITRE IX
La connaissance d'une femme une fois faite, si elle trahit son amour par divers signes extérieurs et par les mouvements de son corps, l'homme ira jusqu'au bout; toutefois, avec une vierge, il usera de délicatesse et de précaution.
Quand il a triomphé de sa timidité, il fait avec elle un échange de présents, habits, anneaux, fleurs; ces présents doivent être beaux et de prix. Il lui demandera de porter dans ses cheveux ou à la main les fleurs qu'il lui aura données. Puis il l'emmènera à l'écart, la baisera et l'enlacera. Enfin, au moment où il échangera avec elle du béthel et des fleurs, il lui touchera et lui pressera l'yoni, et, après l'avoir excitée, il arrivera à ses fins.
Quand on courtise une femme, il ne faut pas, dans le même temps, chercher à en séduire une autre. Mais quand on a réussi auprès de la première et joui d'elle assez longtemps, on peut conserver son affection en lui faisant des présents qui peuvent la satisfaire et ensuite entreprendre une autre conquête (App. 1).
Quand on voit le mari se rendre à quelque endroit voisin de la maison, il ne faut rien faire à la femme, lors même qu'il est facile d'obtenir son consentement[60].
[Note 60: Il faut sans doute attribuer à quelque superstition ce scrupule fort surprenant après une absence si complète de scrupules dans tout ce qui précède.]
En résumé, l'homme se fait introduire près de la femme et engage une conversation avec elle. Il lui fait connaître son amour par des insinuations et, si elle l'encourage, commence sans hésiter un siège en règle.
Une femme qui, à la première entrevue, manifeste son amour par des signes extérieurs, s'obtient très facilement. De même, une femme qui, aux premiers propos d'amour qu'on lui adresse, exprime ouvertement de la satisfaction, peut être de suite considérée comme prise. En règle générale, quand une femme, qu'elle soit sage, naïve ou confiante, ne déguise point son amour, elle a déjà capitulé.
Voici quelques aphorismes en vers à ce sujet.
«Le désir qui naît de la nature et est augmenté par l'art, et dont la prudence écarte tout danger, acquiert force et sécurité. Un homme habile et de ressources observe avec soin les pensées et les sentiments des femmes et évite tout ce qui peut les blesser ou leur déplaire; de cette manière, il réussit généralement auprès d'elles.
Un homme habile qui a appris par les Shastras les moyens de faire la conquête des femmes des autres, n'est jamais un mari trompé.
Il ne faut pas, cependant, se servir de ces moyens pour séduire les femmes mariées, parce qu'ils ne réussissent pas toujours, qu'ils exposent à de cruelles mésaventures et à la perte du Darma (mérite religieux) et de l'Artha (la richesse).
L'art de la séduction a été décrit ici pour le bien de tous et pour apprendre aux maris à garder leurs femmes: on ne doit pas s'en servir uniquement pour prendre les femmes des autres[61].
[Note 61: Voir l'observation en tête de l'Appendice.]
APPENDICE AU CHAPITRE VI
L'hypocrisie de cette justification finale est manifeste. Ce qu'il faut blâmer surtout dans notre auteur, c'est d'autoriser la séduction faite de propos délibéré.
On voit, dans des romans remarquables et dans la vie réelle, des amants qui ne se sont donnés l'un à l'autre qu'après avoir résisté sincèrement à leur passion et à qui leur honorabilité sur tous les autres points a fait presque pardonner l'irrégularité de leur union tenue plus ou moins secrète. Telle paraît avoir été la liaison de Properce avec Cynthie qui était mariée et à laquelle le poète adressa des éloges et des regrets éloquents qu'il faut citer.
N°1.—Élégie XIX. «Sa danse est plus gracieuse que celle d'Ariadne conduisant les choeurs. Sa lyre le dispute à celle des Muses. Ses écrits surpassent ceux de l'antique Corine et ses poésies celles de la célèbre Érinne.
«La couche du maître des dieux la recevra un jour, car la terre n'a pas vu depuis Hélène une beauté si accomplie.»
L. II, Élégie XV. «Que de fois j'ai partagé ta couche, et cependant mes présents ne m'ont point acheté une de ces nuits fortunées; qu'on me serre les bras avec une chaîne d'airain, pour voler vers toi, ô mon amie! je saurai briser l'airain le plus dur. Oui, Cynthie, je serai à toi jusqu'à ma dernière heure; fidèles au même serment, le même jour nous emportera tous deux.»
«Je ne crains point, ô ma Cynthie, le séjour des ombres, mais seulement que ton amour fasse défaut à ma tombe, car le mien m'a pénétré si profondément que ma cendre ne pourra s'en séparer.»
  «Non ego nunc tristes vereor, mea Cynthia, manes
  Sed ne forte tuo careat mini funus amore.»
Properce, plus jeune que Cynthie, lui survécut sans l'oublier; de sa tombe, elle lui inspira encore de beaux vers.
L. IV, Élégie VII. L'ombre de Cynthie.
«Je la vis s'incliner sur ma couche. Elle avait les mêmes yeux, la même chevelure que sur le lit funèbre; mais ses vêtements étaient à demi-brûlés.»
«Perfide, me dit-elle, faut-il que le sommeil ferme déjà tes yeux; as-tu déjà oublié nos amoureux larcins et cette fenêtre à laquelle je me suspendais tour à tour de chaque main pour me jeter dans tes bras. Souvent les rues furent les témoins de nos caresses, la voie fut échauffée de nos vêtements et par nos poitrines serrées l'une contre l'autre. Où sont tes muets serments? Personne ne m'a fermé les yeux à mon dernier instant. Ingrat! pourquoi n'as-tu pas apporté toi-même la flamme sur mon bûcher.»
«J'en jure par le Destin, et que Cerbère épargne mon ombre si ma parole est vraie, je ne te fus jamais infidèle; si je mens, que le serpent siffle sur mon tombeau et repose sur mes tristes restes; pour moi, je me tais sur tes nombreuses perfidies.
«Aujourd'hui, si les enchantements de Doris ne t'ont rendu ma mémoire indifférente, écoute ma prière:
«Que ma nourrice Parthénie ne manque de rien dans sa tremblante vieillesse, elle qui a toujours favorisé ton amour sans recevoir de présents. Brûle les vers que tu fis pour moi; arrache de mon tombeau le lierre qui brise mes os; sur les bords fleuris de l'Anio, élève à ma cendre une colonne où tu graveras une épitaphe digne de Cynthie.
«Ne dédaigne point un songe qui vient par la porte pieuse; la nuit permet aux ombres d'errer à leur gré, mais le matin nous rappelle aux rives du Léthé. Adieu, sois maintenant à d'autres; bientôt je te possèderai seule et mes ossements se presseront contre les tiens.»
TITRE X
DU COURTAGE D'AMOUR
CHAPITRE I
Des auxiliaires pour les intrigues amoureuses.
Charayana dit qu'on peut se lier, pour être assisté par eux dans des affaires de coeur, avec des gens de condition inférieure: des buandiers, des barbiers, des vachers, des fleuristes, des droguistes, des aubergistes, des mendiants, des marchands de bétel, de pithamardas (magisters), des vitas (parasites) et des vidashka (bouffons).
On peut aussi avoir pour amies officieuses les femmes de ces gens.
Les auxiliaires nécessaires dans les intrigues amoureuses doivent posséder les qualités suivantes: adresse, hardiesse, pénétration, absence de scrupule et de honte, observation et appréciation exacte de tout ce qui se dit et se fait et de l'intention.
Bonnes manières, connaissance des temps et des lieux favorables pour chaque chose, initiative, intelligence vive, jugement rapide, esprit de ressources pour parer à tout sur le champ.
On distingue plusieurs sortes d'entremetteuses ou messagères d'amour[62]:
1° L'entremetteuse qui fait tout est celle qui, ayant remarqué l'amour mutuel de deux personnes, s'emploie spontanément à les réunir l'une à l'autre[63].
2° L'entremetteuse pour son propre compte, c'est la femme qui va trouver un homme dont elle veut être la maîtresse, ou bien celle qui, chargée d'une intrigue, travaille pour elle-même (App. 1).
3° La femme mariée qui sert d'intermédiaire à son époux[64].
4° L'entremetteuse qui porte seulement une lettre; elle apporte la réponse, le plus souvent orale[65].
5° Quand le billet doux est caché dans un bouquet de fleurs et la réponse de même, on dit que la messagère est muette.
6° L'entremetteuse qui fait l'office du vent est celle qui porte un message à deux sens dont le véritable ne peut être compris que par la personne à laquelle on s'adresse; la réponse peut se rendre de même.
Une femme astrologue ou diseuse de bonne aventure, la soubrette, la mendiante, l'ouvrière, sont d'habiles entremetteuses qui gagnent vite la confiance des femmes.
Elles savent brouiller les gens entre eux quand il le faut, vanter les charmes d'une femme et ses talents dans l'art des voluptés.
[Note 62: Dans cette énumération que nous abrégeons, on reconnaît encore l'amour des écrivains de l'Inde pour les catégories et les divisions qui dépasse même la manie casuistique.]
[Note 63: C'est l'entremetteuse que, par un jeu d'esprit, Socrate loue beaucoup à la fin du Banquet, disant que le métier le plus beau est celui qui rapproche les coeurs en éveillant la sympathie mutuelle.]
[Note 64: Dans ce passage et dans un autre concernant les intrigues du roi (titre VIII, chap. II), on voit que la susceptibilité légitime des épouses était peu ménagée. Probablement celles qui consentaient à cette complaisance le faisaient par un calcul personnel, comme Livie pour Auguste et Mme de Pompadour pour le parc aux Cerfs de Louis XV.]
[Note 65: D'après le père Gury, un serviteur ne peut, sans péché mortel, à moins d'une raison grave (par exemple la crainte de perdre un moyen d'existence qu'il ne retrouvera pas), accompagner son maître chez une concubine, ni porter des messages à une courtisane.]
Elles savent aussi parler hardiment de l'amour d'un homme, de son habileté dans les plaisirs sexuels et des femmes, même plus belles que celle qu'il poursuit, qui seraient heureuses de l'avoir pour amant; elle explique les entraves que sa situation de famille met à ses démarches.
Enfin, une entremetteuse peut, par des propos adroits, donner à un homme une femme qui ne pensait même pas à lui ou à laquelle il n'aurait pas osé aspirer.
Elle sait aussi ramener une femme à l'homme qu'elle a quitté pour un motif quelconque et réciproquement.
APPENDICE AU CHAPITRE I
La femme de chambre qu'Ovide conseille de gagner est souvent une entremetteuse qui travaille pour elle-même; le poète indique la conduite à tenir avec elle.
N° 1.—Livre I. «Vous me demandez s'il est avantageux de coucher avec la confidente? Il est telle suivante que, par là, vous mettrez mieux dans vos intérêts; telle autre qui vous servira moins bien, car elle voudra vous garder pour elle-même le plus possible. D'ailleurs ce jeu, s'il était découvert, vous ferait éconduire avec quelque ridicule. Si cependant celle que vous avez prise pour mercure-galant vous plait beaucoup par sa beauté, hâtez-vous de jouir de sa maîtresse et que la soubrette ait ensuite son tour.
«Quand vous aurez commencé l'attaque de la confidente, pressez-la vivement et remportez vite la victoire, car c'est alors seulement que vous serez à l'abri de toute trahison de sa part. Si vous êtes vous même discret, vous aurez en elle une complice d'un dévouement à toute épreuve.»
N° 2.—L. III. «Je me suis plaint, il m'en souvient, de la défiance qu'il fallait avoir de ses amis; ce reproche ne s'applique pas seulement aux hommes. Si vous êtes trop confiantes, jeunes beautés, d'autres chasseront sur vos brisées et vous aurez fait lever le lièvre pour une autre.
Cette amie complaisante qui vous prête sa chambre et son lit, plus d'une fois je me suis trouvé en tête-à-tête avec elle. Si vous voulez que la réponse ne s'attarde pas, évitez d'employer une messagère trop jolie.
CHAPITRE II
Rôle de l'entremetteuse
L'entremetteuse gagne la confiance de la femme en se conformant à son humeur et à ses volontés; ensuite elle s'efforce de lui faire prendre son mari en haine ou en mépris. Elle commence par des conversations artificieuses, par exemple en lui indiquant des recettes pour avoir des enfants, en causant avec elle de tout le monde, en lui racontant beaucoup d'histoires, surtout sur les autres femmes mariées, en exaltant sa beauté, sa sagesse, sa générosité, son bon naturel[66].
[Note 66: L'entremetteuse faisait l'office du Roman moderne qui, dans tous les cas, donne tort au mari. Elle jouait le rôle qu'Ovide prête à la femme de chambre gagnée par l'amour. Ce rôle de dénigrement est loin de justifier l'éloge humoristique que Socrate faisait du métier d'entremetteuse.]
Puis elle lui dira: Quel malheur qu'une femme comme vous soit affligée d'un tel mari! Belle dame, il n'est même pas digne d'être votre valet.
Elle lui parlera ensuite de sa froideur, de sa jalousie, de sa malhonnêteté, de son ingratitude, de son aversion pour les plaisirs, de sa sottise, de sa ladrerie et de tous les autres défauts qu'il peut avoir et qu'elle peut connaître.
Si le mari est un homme lièvre (n° 1) et la femme une femme cavale (n° 2), ou éléphant (n°3), elle fera ressortir ce genre d'infériorité relative du mari[67].
[Note 67: L'auteur ne dit rien du cas de l'union supérieure ou très supérieure. Donc les dames indiennes le trouvent toujours bon; ailleurs, les goûts sont partagés; quelques belles pensent que tout dépend de l'habileté du jeu.]
Une fois le terrain déblayé du mari, l'entremetteuse parle de la soumission et de l'amour du soupirant. Quand elle a fait quelque progrès dans la confiance de la femme, elle lui dit: «Belle dame, ce jeune homme, après vous avoir vu, a perdu la raison; l'infortuné qui a le coeur très tendre n'a jamais souffert aussi cruellement, très probablement il succombera.
Si la jeune femme l'écoute avec faveur, le lendemain l'entremetteuse, après avoir reconnu ses bonnes dispositions sur son visage, dans ses yeux et dans son langage, reprendra avec elle son entretien sur l'amoureux, lui contera au long les amours d'Indra avec Ahalya[68] et ceux de Dushyanti avec Sakountala[79] et d'autres semblables.
[Note 68: Ahalya, la femme du sage Gautama, séduite par Indra.]
[Note 69: Sujet du poème tant admiré de Goethe.]
Elle vantera alors la force du jeune homme, ses talents et son habileté dans les soixante-quatre sortes de voluptés; elle dira aussi les bontés qu'a eues pour lui quelque femme remarquée, quand bien même cela ne serait pas vrai.
En outre l'entremetteuse observera avec beaucoup d'attention la manière d'être de la femme; si celle-ci est favorable, son accueil sera empressé, affectueux.
Elle aura avec l'entremetteuse des à parte où elle lui contera ses peines; elle sera pensive, poussera de gros soupirs, lui fera des présents, lui rappellera les occasions de fêtes, lui exprimera toujours en la congédiant[70] le désir de la revoir et lui dira plaisamment: Ah! belle langue, pourquoi me dites-vous ces vilaines choses? Elle discourera sur le péché qu'elle commettrait, ne dira rien des entrevues et entretiens qu'elle aura eus avec l'amant, mais se fera interroger à ce sujet; elle finira par rire du désir du soupirant, mais sans montrer aucun mécontentement.
[Note 70: Dans l'Inde, c'est toujours la personne qui reçoit une visite qui indique le moment de la séparation.]
Quand la femme a ainsi laissé voir ses sentiments, l'entremetteuse lui apporte des témoignages d'amour, comme des feuilles et des noix de bétel, des parfums, des fleurs, des bagues, des anneaux, tous portant les marques des ongles et des dents de l'homme et d'autres signes. Sur un habillement qu'il enverra seront imprimées avec du safran ses deux mains jointes ensemble comme dans un transport d'amour.
L'entremetteuse montrera aussi des figures d'ornement de différentes sortes découpées sur des feuilles, des pendants d'oreilles et des guirlandes de fleurs contenant des billets doux et des déclarations d'amour. Elle décidera la femme à lui envoyer en retour des présents affectueux. Après que les deux amants ont échangé des présents, l'entremetteuse arrangera une rencontre entre eux.
Babhravya est d'avis que, pour ne point être remarqués, ils doivent choisir le moment où le public est occupé par des fêtes civiles ou religieuses, par le bain ou par quelque calamité publique.
Gonikaputra, au contraire, pense que ces rendez-vous doivent se donner dans la demeure d'une amie, d'un mendiant, d'un astrologue ou d'un ascète[71].
Vatsyayana décide qu'il faut simplement choisir un lieu qui a une entrée et une sortie faciles et disposé de façon que ceux qui s'y trouvent puissent s'en aller librement et en évitant toute rencontre fâcheuse.
[Note 71: On voit que, à cette époque, les Ascètes se prêtaient à plus d'un rôle.]
TITRE XI
CATÉCHISME DES COURTISANES
CHAPITRE I
Des différentes classes de courtisanes.
Les hommes sont avides de plaisir et une certaine classe de femmes d'argent; on a du consacrer la dernière partie du Kama-Soutra aux moyens que celles-ci emploient pour se faire donner de l'argent ou, en d'autres termes, à l'art des courtisanes (App. 1).
On peut ranger parmi les courtisanes diverses classes de femmes:
L'impudique;—la servante ou soubrette;—la femme galante ou catin (femme de la campagne);—l'ouvrière libre[72];—la bayadère;—la femme qui a quitté sa famille;—celle qui vit de sa beauté;—enfin celle qui exerce régulièrement le métier ou la la profession de courtisane[73].
[Note 72: On voit par cette énumération combien était servile et dégradée la situation de la domestique, de la femme de la campagne et de l'ouvrière, c'est-à-dire des quatre cinquièmes des femmes. Il est vrai que les Indiens n'attachaient à l'acte charnel aucune idée de faute, mais seulement celle de complaisance, et le plus souvent d'obéissance.]
[Note 73: On a vu que les courtisanes de premier rang avaient tous les talents et toutes les connaissances que réclame une profession libérale. Aujourd'hui la profession n'existe plus que pour les bayadères.]
Ces différentes sortes de courtisanes ont des rapports avec différentes sortes d'hommes. Tout ce qui va être dit sur les courtisanes s'applique à ces rapports.
APPENDICE AU CHAPITRE I
N° 1.—Bartiahari, stance 90. «Les courtisanes sont les feux du dieu de l'amour, elles l'alimentent avec leur beauté, et les libertins viennent y sacrifier jeunesse et richesse.
«Qui pourrait se prendre à ces esclaves vénales, jouet immonde des espions, des soldats, des voleurs, des esclaves, des comédiens et des débauchés?»
N° 2.—Properce, dans une boutade, préfère à une maîtresse des filles publiques:
«Moi qui fuyais la route battue par un grossier vulgaire, je trouve douce aujourd'hui l'eau fangeuse d'un marais.
«Malheur à qui aime à frapper à une porte fermée! Combien je préfère cette femme qui s'avance le voile relevé, libre de tout gardien. Souvent, il est vrai, elle foule les boues de la voie Sacrée (le boulevard de Rome), mais pour l'aborder, point d'obstacle. Elle ne promène pas un amant, elle ne demande pas ce qu'un père verra dissiper avec chagrin; jamais elle ne s'écrie: Que je suis inquiète! Pars vite, je t'en conjure, mon mari revient aujourd'hui de la campagne. Filles de l'Euphrate et de l'Oronte (leurs vallées fournissaient Rome de belles Syriennes), je suis à vous désormais; je ne veux pas des larcins d'une chaste couche, puisqu'il n'est point de liberté pour les amants.»
N° 3.—La Tour des Regrets. Les Chinois usent beaucoup des courtisanes et leur consacrent des chants populaires; l'un de ces chants décrit leur punition dans la vie future (à laquelle la plupart des Chinois ne croient guère).
Louis Arène, la Chine familière et galante, la Tour des regrets.
«Le juge des morts, Yen Wanzi: Pourquoi comparais-tu prématurément devant ce tribunal? Tu as donc dans le séjour des vivants beaucoup péché. Avoue toutes tes fautes, si tu veux éviter les derniers supplices.
«La courtisane.—Je ne suis pas une fille de bonne famille. On m'avait mise dans une maison de prostitution[74]; dans un pareil lieu, je ne pouvais échapper à ma destinée. Mon bras plié a servi d'oreiller à mille individus. Ils aimaient en moi mon corps et ma chair blanche comme on aime une pierre précieuse; je les aimais parce qu'ils avaient beaucoup d'argent dans la ceinture. Je me suis amusée beaucoup sans prévoir que ce bonheur serait Anéanti.
[Note 74: En Chine et au Japon, le gouvernement fait entrer d'office dans les maisons de prostitution les femmes qui ne peuvent pas acquitter la taxe personnelle.]
«Puis, je suis tombée malade. Misérable vieux, misérable vieille! Ils m'ont chassée. Je me suis réfugiée dans un lieu d'aisances pour y passer mes jours.
«Mes jeunes amants d'autrefois ne sont plus revenus. Mes vêtements, mes ornements de tête, j'ai tout vendu; pas de combustible, pas de riz. Ma vie était amère comme la gentiane. Je vous en prie, monsieur Yen, soyez indulgent, épargnez une jeune femme tendre comme la fleur et faites-moi renaître honnête femme.
«Yen Wang, frappant du poing sur son tribunal: Tu as commis force mauvaises actions et tu voudrais transmigrer dans le sein d'une honnête femme! Tu as brouillé le père et le fils, fait battre le frère contre le frère et occasionné leur séparation.
«A cause de toi, combien d'hommes ont vendu leur maison, leur patrimoine! Tu as semé la discorde entre le mari et la femme; à cause de toi, combien de gens se sont rasé la tête et se sont faits bonzes[75]; pour toi, amis d'un jour, vieux amis, se sont détestés. Petits diables, entraînez cette prostituée à la Tour des Regrets!
[Note 75: Le peuple les appelle des ânes pelés; le bouddhisme a donc bien peu de faveur. Les Chinois ont leurs contes sur les bonzes et les bonzesses, comme le moyen âge en avait sur les nones et les moines (voir Louis Arène).]
«La petite femme dans la tour: On m'a enveloppée dans une grossière natte de roseaux; des cordes serrent ma poitrine. Ah que je souffre. Noirs corbeaux, cessez de m'arracher les yeux; chien jaune, cesse de me déchirer le coeur, le foie, les entrailles.
Les riches négociants, autrefois mes amis, ne m'ont même pas acheté un cercueil, j'espère en vain renaître[76]. On trouverait plutôt sur une même fleur dix couleurs différentes.
[Note 76: De même qu'autrefois les Grecs et les Romains et encore aujourd'hui, les Indiens, les Chinois croient que les mânes des morts privés de sépulture (les larves) errent indéfiniment.]
CHAPITRE II
Des mobiles qui doivent diriger les courtisanes.
Quand une courtisane aime l'homme auquel elle se donne, ses actes sont naturels; quand, au contraire, elle n'a en vue que l'argent, ils sont artificiels ou contraints. Dans ce cas, elle doit cependant se conduire comme si elle aimait véritablement, car les hommes ont confiance dans les femmes qui paraissent les aimer (App. 1). En affirmant son amour, elle doit paraître désintéressée, et, pour ne point compromettre son crédit, elle doit s'abstenir de s'approprier de l'argent par des moyens illégitimes[77].
[Note 77: Ovide, Art d'aimer, livre III. «Femmes, usez d'abord de dissimulation et dès le premier abord ne montrez pas votre cupidité; à la vue du piège qu'on lui tend, un nouvel amant s'échappe et s'enfuit.»
Ainsi qu'on le voit plus loin, il n'y a, aux yeux de Vatsyayana, d'autre moyen illégitime d'acquérir de l'argent que le vol direct.]
Une courtisane doit se tenir bien parée à la porte de sa maison, et, sans se montrer trop, regarder dans la rue de manière à être vue comme un objet sur un étalage. Elle doit lier amitié avec les personnes qui peuvent l'aider à enlever des hommes à d'autres femmes et à s'enrichir, ou bien la protéger contre les insultes ou les vexations; tels sont les gardes de ville ou de police, les agents et satellites des tribunaux, les astrologues, les hommes puissants ou les prêteurs d'argent, les savants, les maîtres des soixante-quatre arts libéraux, les bouffons, les bateleurs, les marchands de fleurs, les parfumeurs, les débitants, les laveurs, les barbiers et les mendiants; et toutes autres personnes qui peuvent lui servir pour un but quelconque.
Les hommes qu'elle peut prendre uniquement pour leur argent sont ceux qui sont en possession légale de leur héritage; les jeunes gens; les hommes qui sont libres de tout lien; les fonctionnaires publics; ceux qui ont des revenus ou des moyens d'existence assurés; les bellâtres, les vantards, les eunuques qui dissimulent leur état; les hommes qui détestent leurs égaux; ceux qui sont naturellement généreux; ceux qui ont du crédit auprès du roi et des ministres; les hommes toujours heureux dans leurs entreprises; ceux qui s'enorgueillissent de leurs richesses, les frères qui désobéissent à leurs aînés, les hommes sur lesquels les membres de leur caste tiennent l'oeil ouvert; les fils uniques de pères riches, les ascètes tourmentés par les aiguillons de la chair[78], les hommes braves, le médecin du roi, les anciennes connaissances.
[Note 78: On voit que les ascètes brahmaniques succombaient souvent à la tentation, puisque Vatsyayana recommande aux courtisanes de les tenter.]
La courtisane peut avoir des rapports avec des hommes doués d'excellentes qualités, uniquement par amour ou par amour-propre, tels sont:
Les hommes de haute naissance (App. 2), les savants, les hommes de bonne compagnie et de bonne tenue, les poètes (App. 3), les conteurs agréables; les hommes éloquents ou énergiques ou habiles dans des arts variés; les devins, les grands esprits; les hommes d'une grande persévérance, ceux d'une ferme dévotion; ceux qui ne se fâchent jamais; ceux qui sont généreux, affectionnés à leurs parents, qui aiment tous les amusements de société; ceux qui sont exercés à terminer les vers commencés par d'autres et à d'autres jeux d'esprit; ceux qui ont une très belle santé ou un corps parfait ou une très grande force; ceux qui ne boivent jamais avec intempérance, ceux qui sont puissants, sociables, aimant le sexe et gagnant les coeurs, sans se laisser complètement dominer; ceux qui ignorent l'envie ou les soupçons jaloux (App. 4).
Quant à la courtisane, elle doit être belle et aimable et avoir sur le corps des signes de bon augure. Elle doit aimer les bonnes qualités chez les hommes, tout en poursuivant la richesse. Elle doit se complaire aux unions sexuelles résultant de l'amour et être pour ces unions de la même caste que les hommes auxquels elle se livre. Elle doit chercher sans cesse à augmenter son expérience et ses talents, se montrer toujours libérale et aimer les plaisirs et les arts[79].
L'auteur énumère ensuite les qualités que doivent posséder toutes les femmes. Ce sont celles qu'on peut leur demander en tout pays, et, en outre, la connaissance du Kama-Soutra et des soixante-quatre talents qu'il enseigne[80].
[Note 79: Ce sont les qualités que l'on trouve généralement en Europe chez les femmes de théâtre.]
[Note 80: A cette longue et sèche énumération nous substituerons les leçons qu'Ovide donne aux belles sur les qualités et les manières qu'elles doivent avoir; se reporter au n° 3 de l'Appendice du chapitre III du titre I.]
Vient ensuite la liste des hommes que les courtisanes doivent éviter. Ce sont les mêmes qu'en tout pays et en outre: les sorciers, les hommes qui se laissent acheter, même par leurs propres ennemis, enfin les hommes timides à l'excès (App. 5).
D'après l'avis de quelques anciens casuistes, ajoute l'auteur, les courtisanes peuvent se donner par amour, crainte, vengeance, chagrin ou dépit, curiosité, et pour l'argent, le plaisir ou l'assiduité et la constance des rapports, pour se faire un ami ou se débarrasser d'un amour importun; à cause du dharma (mérite religieux), de la célébrité et de la ressemblance avec une personne aimée, de la constance ou de la pauvreté d'un homme, ou de sa cohabitation dans le même endroit, ou parce qu'il est du même numéro qu'elle pour l'union sexuelle, ou enfin dans l'espoir de faire quelque coup de fortune.
Mais Vatsyayana décide que les seuls mobiles d'une courtisane doivent être: l'amour, le désir d'échapper à la misère et celui d'acquérir la richesse.
L'argent doit être son objectif principal et elle ne doit point le sacrifier à l'amour. Mais, en cas de crainte ou de difficultés à surmonter, elle peut prendre en considération la force ou d'autres qualités.
En outre, quand un homme, quel qu'il soit, la prie de s'unir à lui, elle doit, afin de se faire valoir, ne pas consentir de suite et se renseigner sur lui par des affidés adroits et sûrs (App. 6). Quand elle a la certitude que, dans celui qui la recherche, tout est à son gré, elle emploie le Vita et d'autres intermédiaires pour se l'attacher.
L'un d'eux l'amène chez elle ou la conduit chez lui, sous quelque prétexte. Elle le reçoit de son mieux, lui fait quelque présent qui éveille sa curiosité et son amour; par exemple, un don affectueux, en lui disant qu'il lui était destiné: elle l'amuse longtemps par une conversation et des récits agréables et en faisant ce qu'il aime, comme de la musique, du chant. Quand il est rentré chez lui, elle lui envoie fréquemment une suivante exercée aux propos plaisants et qui lui remet un petit présent.
Elle lui rend elle-même, sous prétexte d'affaires, quelques visites en se faisant accompagner du Pithamarda.
Il y a quelques vers à ce sujet:
«Quand son amant vient la voir, la courtisane lui donne un mélange de feuilles et de noix de béthel, des guirlandes de fleurs et des onguents parfumés.»
«Après avoir montré son habileté dans les arts libéraux (le chant, la danse, etc.), elle l'amuse longtemps avec sa conversation.»
«Elle lui fait aussi quelques présents d'amour, et fait avec lui un échange d'objets à l'usage de chacun d'eux; en même temps elle lui montre son habileté dans les soixante-quatre voluptés.»
«Quand une courtisane est dans ces termes avec son amant, elle doit le captiver par des présents affectueux, par sa conversation et par les plaisirs tendres qu'elle lui fait goûter.»
APPENDICE AU CHAPITRE II
N°1.—Pour stimuler l'amour.
Ovide, _Art d'aimer, _livre III.
«Femmes, faites en sorte que nous nous croyions aimés; ce n'est pas une chose si difficile; nous nous persuadons aisément ce que nous désirons. Qu'une femme jette sur un jeune homme un regard amoureux; qu'elle pousse quelques soupirs; qu'elle lui reproche de venir si tard; qu'elle ajoute les larmes et le dépit d'une fausse jalousie, comme si elle redoutait une rivale; qu'elle lui meurtrisse le visage avec ses ongles, il sera bientôt persuadé, et d'un ton compatissant: «elle est éprise, «dira-t-il;«elle brûle pour moi». Qu'avec cela il ait bonne mine, qu'il s'admire dans son miroir et il croira pouvoir toucher le coeur même d'une déesse.»
N° 2.—Déjazet.
Ce cas fut, une fois du moins, celui de l'actrice Déjazet.
Le duc d'Orléans (fils du roi Louis-Philippe), tout jeune encore, lui avait adressé un billet ainsi conçu:»Où? quand? et combien?»
Elle répondit: «Où vous voudrez,—quand vous voudrez,—pour rien.»
On sait que Déjazet était bonne, comme le veut Tibulle, livre II, élégie 4. «O toi qui fermes ta porte à l'amant qui n'a point assez d'or, puissent tes richesses être dévorées par le feu et que personne ne verse de l'eau sur la flamme. Que nul ne donne une larme à ta mort; que nul n'accompagne ta cendre! Celle, au contraire, qui se sera montrée bonne et point avare, on la pleurera au pied du bûcher enflammé, eût-elle vécu cent ans. Quelque vieillard fidèle à l'objet de ses anciennes amours viendra, chaque année, porter des couronnes au tombeau qu'il lui aura élevé.»
Entre mille traits, on cite de Déjazet celui-ci particulièrement:
«C'est toujours la même chose et cela fait toujours plaisir.»
Elle écoutait aussi très volontiers cet autre conseil de Tibulle qui, parmi les amants qui n'ont point assez d'or, recommande particulièrement l'adolescent.
«Et toi Chloé, épargne un jouvenceau épris de ta beauté. Ne lui sois point cruelle; ne lui demande point de présents. C'est le vieillard qui doit te donner de l'or pour que tu réchauffes sa glace. Mieux vaut cent fois que l'or l'adolescent dont la barbe sans rudesse ne déchire point le visage qu'il embrasse, dont un doux, éclat colore les joues. Enlace au-dessous de ses épaules les bras d'ivoire et méprise les trésors des rois. Vénus te verra le presser sur ton sein haletant, confondu tendrement avec toi; elle te verra attacher sur sa bouche frémissante de ces humides baisers où les langues s'entrechoquent et lui imprimer sur le cou avec la dent des marques d'amour.»
N° 3.—Les Poètes.
Ovide, Art d'aimer, livre III. «Jeunes beautés, montrez vous faciles aux poètes; un dieu les anime et les muses les favorisent. Mieux que tous les autres, ils savent aimer, célébrer la beauté qui les a séduits et faire retentir son nom au loin. Quel crime d'attendre un salaire des doctes poètes! Mais, hélas! c'est un crime dont une belle ne craint pas de se rendre coupable!»
N° 4.—Ne soyez pas jaloux.
Ovide, livre II. «Ne cherchez point à surprendre votre maîtresse. Qu'elle croie que ses infidélités vous sont inconnues. Ne remarquez point les signes qu'elle fait à votre rival, ni ses tablettes, si elle lui écrit. Laissez-la vous cacher ses larcins amoureux. Combien est habile celui qui permet à d'autres de fréquenter sa maîtresse et qui veut tout ignorer! Que de maris ont cette complaisance pour leurs épouses légitimes!»
N° 5.—Hommes à éviter.
Art d'aimer, livre III.
«Femmes, fuyez ces hommes vains de leur parure et de leur beauté, qui portent toujours les cheveux retroussés. Les douceurs qu'ils vous content, ils les répètent à mille autres. Leur amour ne se fixe nulle part.
«Il en est qui s'insinuent près des femmes sous les dehors d'un amour mensonger, empruntant cette voie pour en tirer un bénéfice honteux. Leur chevelure parfumée d'essence, leur robe de l'étoffe la plus fine, les bagues qui surchargent leurs doigts ne doivent pas vous en imposer. Le mieux paré n'est souvent qu'un escroc. Rendez-moi mes bijoux, s'écrient souvent, devant les juges, les belles qu'on a ainsi trompées. Femmes, tenez votre porte fermée à tout suborneur.»
N° 6.—Ovide, livre III. «Quand un amant vous aura sondée par quelques mots tracés sur des tablettes qu'une adroite suivante vous aura remises, méditez-les, pesez-en les termes et tâchez de deviner par le style et les expressions si cet amour est un artifice. S'il est véritable, ne vous pressez pas de répondre. Un peu de dédain, s'il n'est pas trop prolongé, aiguillonne la passion.
«Cependant ne repoussez pas avec dureté un amant, laissez-le flotter entre la crainte et l'espérance.
«Si vos amants vous font de belles promesses, amusez-les aussi par de belles paroles; s'ils donnent, accordez leur les faveurs convenues. Je la crois capable des crimes les plus noirs celle qui, après avoir reçu des présents d'un amant, se refuse à ses désirs passionnés.»
CHAPITRE III
Différentes sortes de gains des courtisanes.
Si une courtisane peut gagner chaque jour beaucoup d'argent avec plusieurs hommes, elle ne se bornera pas à un seulement; dans ce cas, elle fixera un prix par nuit, suivant le lieu, la saison et les gens, et par comparaison avec les prix des autres courtisanes, en se rendant compte de ses propres avantages (App. 2).
Elle informera ses amants, ses amis et connaissances de ses tarifs variés ou successifs (App. 3).
Les anciens sages sont d'avis que quand une courtisane décidée à vivre avec un seul homme a des chances égales de gain avec deux amants qui se présentent, elle doit prendre celui des deux qui lui donnera l'espèce d'objets qu'elle préfère.
Mais Vatsyayana déclare qu'elle doit choisir celui qui lui donnera de l'or, parce que l'or ne peut être repris et qu'avec lui on se procure tout ce que l'on veut.
Si tout est égal pour les dons à recevoir des deux poursuivants, la courtisane doit se décider d'après l'avis d'un ami ou d'après les qualités personnelles et les signes heureux ou malheureux de chacun d'eux.
Quand, de deux amants, l'un n'est que généreux, tandis que l'autre a de l'attachement, les sages (anciens casuistes) donnent la préférence au premier et Vatsyayana au second, parce que celui-ci ne rappellera dans aucune occasion l'argent donné, tandis que l'autre invoquera, pour donner moins, le souvenir des largesses faites. Là encore, il faut considérer le plus grand profit probable.
Quand une courtisane est sollicitée à la fois par un ami et par un homme libéral, Vatsyayana dit qu'elle doit les contenter tous deux en obtenant de l'un un ajournement à la satisfaction de ses désirs.
Lorsqu'elle a à choisir entre un gain à réaliser et un danger à éviter, Vatsyayana, contrairement aux sages (anciens casuistes), est d'avis qu'il faut avant tout conjurer le mal. Il faut d'ailleurs bien peser les chances et l'importance du gain et du mal probables.
Une courtisane ne demandera que peu et d'une manière tout à fait amicale à un homme dans les cas suivants:
—Elle veut l'empêcher de s'attacher à une autre femme, ou bien l'en détacher, ou bien faire perdre à cette femme le profit qu'elle en tire;
—Elle pense qu'il élèvera sa situation ou que, par lui, elle obtiendra quelque grand avantage, ou sera mise en relief vis-à-vis des autres hommes;
—Elle a besoin de lui pour écarter quelque malheur;
—Elle lui est réellement attachée et elle l'aime;
—Elle désire son aide pour se venger;
—Elle veut reconnaître quelque ancien service;
—Enfin elle éprouve simplement pour lui un caprice charnel.
Une courtisane doit s'efforcer de tirer d'un amant, au plus vite, tout l'argent qu'elle peut:—quand elle est décidée à le congédier;
—Quand elle a lieu de penser qu'il veut la quitter;
—Quand, étant complètement à sec, il va être emmené par son tuteur, son gourou ou son père;
—Quand il est sur le point de perdre sa position, ou simplement quand il est volage.
Elle doit, au contraire, se lier à un homme pour vivre avec lui quand elle sait: qu'il va hériter ou recevoir de riches présents, ou obtenir un emploi élevé de l'État; qu'il possède de grands magasins de blé et autres denrées;—qu'il reconnaît généreusement tout ce qu'on fait pour lui; qu'il tient toujours ses promesses.
Voici deux aphorismes en vers sur le sujet:
«En considérant ses gains présents et futurs, une courtisane évitera les hommes qui ont gagné péniblement leur fortune et ceux que la faveur des rois a rendus égoïstes et durs de coeur.»
«Elle doit s'unir avec les gens fortunés et bienfaisants et avec ceux qu'il est dangereux de repousser ou de blesser en quoi que ce soit. Qu'elle ne recule pas même devant quelques sacrifices pour s'attacher des hommes énergiques et généreux qui lui feront de grandes largesses, en retour de quelques services ou légers présents.»
Les courtisanes les plus riches et du premier rang doivent employer leurs gains:
A bâtir des temples et faire exécuter des étangs et des jardins publics, à donner mille vaches aux brahmes; à faire des sacrifices et des offrandes aux dieux et à célébrer des fêtes en leur honneur, et enfin à accomplir les voeux qu'il leur est possible de faire (App. 1).
Les autres courtisanes doivent, avec les ressources qu'elles ont pu se créer: avoir chaque jour des vêtements blancs et différents de ceux de la veille; boire et manger suivant leur besoin; consommer chaque jour un tamboula parfumé, c'est-à-dire un mélange de noix et de feuilles de bétel, et porter des ornements dorés [81].
[Note 81: La ceinture des bayadères est formée par une épaisse lame d'or pur repliée, d'un très bel effet et d'un grand prix.]
APPENDICE AU CHAPITRE III
N° 1.—Dons des courtisanes aux brahmes.
Sauf les jardins et étangs publics qui sont oeuvres d'utilité à la fois publique et religieuse, tous les gains des courtisanes ont, d'après la prescription de Vatsyayana, une destination religieuse qui les met aux mains des brahmes, soit directement comme don personnel, soit indirectement comme offrande aux dieux.
Cette conclusion dernière du traité des courtisanes ne laisse aucun doute sur son caractère religieux et obligatoire; c'est un véritable catéchisme.
Les étangs et jardins publics sont souvent placés à proximité des pagodes et concourent à leur richesse et à leur salubrité, car alors ils servent exclusivement pour le bain. Il y a aussi un grand nombre d'étangs situés au milieu des campagnes; ce sont les plus grands. Ils servent uniquement à l'agriculture. Beaucoup ont été creusés par des personnes pieuses. Les brahmes, possédant une grande partie des terres, étaient eux-mêmes intéressés directement à la prospérité de l'agriculture.
L'étang de Moutrapaléon, dont les sources alimentent d'une eau excellente la ville de Pondichéry, a été établi par une courtisane célèbre; ce fait est rappelé sur les bas-reliefs de la fontaine publique qui est surmontée de la statue de Dupleix, au milieu de la place Dupleix, la grande place de Pondichéry.
La prostitution sacrée (Maspero) a existé en Assyrie, en Syrie, en Phénicie et dans l'Asie-Mineure, mais c'était une sorte d'hospitalité offerte aux étrangers de passage; il ne parait pas qu'une caste sacerdotale en ait tiré profit comme les brahmes l'ont fait de la prostitution publique dans l'Inde.
N° 2.—L'avidité.
D'après l'auteur indien, la courtisane ne doit se préoccuper que du gain. C'est le langage qu'Ovide prête à une proxénète corrompant sa maîtresse: les Amours, livre I.
«La pudeur pour être utile doit être feinte. Habile à tenir les yeux modestement baissés, ne les porte sur un homme qu'à proportion des offrandes qu'il te fera.
«Amusez-vous, jeunes beautés; il n'est de chaste que celle qu'aucun amant ne sollicite et si elle n'est point trop novice, elle provoque la première. La beauté se fane quand on ne l'entretient pas par la jouissance. Et ce n'est pas assez d'un ou deux amants; avec plusieurs le profit est plus sûr, la recette plus abondante. Que celui qui donne soit plus grand à tes yeux que le grand Homère. On a de l'esprit quand on donne. Ne dédaigne point l'affranchi ni celui qui a les pieds poudreux. Ne te laisse point éblouir par une naissance illustre. Allez trouver vos aïeux nobles vous qui n'êtes pas riche! Cet autre, parce qu'il est beau garçon, te demande une de les nuits sans la payer, qu'il aille chercher de l'or chez celui dont il est le mignon.»
Dans l'élégie 10 du livre I des Amours, Ovide répond lui-même à cette proxénète:
«Pourquoi vouloir que l'enfant de Vénus nous fasse payer ses faveurs. Il n'a point de robe pour en serrer le prix.»
«Une prostituée se vend à tel prix au premier venu; mais elle abhorre le despotisme d'un avare corrupteur et elle ne fait qu'à regrets ce qu'une amie fait de plein gré.
«Gardez-vous, jeunes beautés, de mettre à prix la faveur d'une nuit. Il n'est pas défendu d'exiger d'un riche quelques présents. Il est en état de les faire. Services, soins, fidélité, voilà la monnaie du pauvre. Je ne refuse pas de donner, mais je m'indigne qu'on me demande. Sourd à tes sollicitations, si tu cesses d'exiger, je donnerai.»
A Rome, les courtisanes de tout ordre étaient très avides et beaucoup d'hommes se ruinaient pour elles; de ce nombre fut Tibulle.
Il avoue avoir eu à la fois quatre maîtresses, Délie, Sulpice, Néera et Némesis, toutes quatre courtisanes, sans doute de premier ordre, sans compter beaucoup de distractions.
La prostitution publique généralement volontaire forme, en Afrique, le principal revenu de quelques roitelets nègres. En Chine et au Japon, le gouvernement met d'office aux bateaux fleuris les femmes et même les filles vierges qui ne peuvent payer l'impôt de capitation. Cela est sans conséquence pour leur futur mariage; des personnages de distinction viennent souvent prendre femme dans ces lieux de plaisir.
CHAPITRE IV
De la courtisane qui vit avec un homme comme une épouse.
Quand une courtisane vit avec son amant, elle doit avoir la conduite d'une femme honnête et tout faire pour lui plaire. En deux mots, il faut qu'elle lui donne le plaisir sans s'attacher à lui, tout en paraissant lui être attachée.
Voici comment elle s'y prendra pour arriver à ses fins.
Elle aura à sa charge sa mère qu'elle dépeindra comme violente et avide; au cas où elle n'aurait pas de mère, une nourrice pourrait jouer ce rôle. La mère ou la nourrice témoignera de l'aversion pour l'amant et le désir que la courtisane se sépare de lui. Celle-ci simulera toujours du chagrin, de la tristesse, de la crainte, de la honte à ce sujet, mais en déclarant qu'elle ne saurait désobéir à sa mère.
Elle dira encore qu'elle a persuadé à sa mère qu'il est malade et qu'elle a pris ce prétexte pour le venir voir.
Pour le captiver, elle enverra sa suivante chercher les fleurs qu'il a portées la veille pour les porter à son tour à titre de marque d'affection; elle demandera aussi les restes du mélange de noix et de feuilles de bétel qu'il a laissé sans le manger; elle admirera son habileté dans les rapports sexuels et les moyens variés qu'il emploie pour procurer la jouissance; elle apprendra de lui les soixante-quatre espèces de plaisir décrits par Babravya; elle appliquera continuellement les leçons reçues, en se conformant à son goût.
Elle gardera ses secrets, lui dira elle-même ses propres secrets et désirs; elle lui cachera sa mauvaise humeur. Dans le lit, elle se montrera toujours bien disposée. Quand il se tournera de son côté, elle touchera toutes les parties de son corps à son souhait; elle le baisera et l'embrassera pendant son sommeil; elle le regardera avec une inquiétude apparente quand il sera absorbé dans ses pensées ou quand il s'occupera d'autre chose que d'elle; quand elle le rencontre ou bien quand, de la rue, il la regarde se tenant sur la terrasse de sa maison, elle n'aura ni une absence complète de honte, ni un excès de timidité; elle partagera ses amitiés et ses haines, ses goûts, sa gaieté ou sa tristesse; elle témoignera la curiosité de voir son épouse, ne le boudera jamais longtemps; elle simulera de la jalousie au sujet des marques qu'elle-même lui a faites avec les ongles et les dents, lui parlera peu de son amour, mais le lui témoignera par des faits, des signes et des insinuations; elle gardera le silence quand il sera endormi, ivre ou malade; elle prêtera beaucoup d'attention au récit de ses bonnes actions et les contera ensuite elle-même pour son honneur et ses intérêts; s'il lui est assez attaché, elle lui fera des réparties spirituelles, écoutera tout de lui, excepté ce qui concerne ses rivales; se montrera triste, chagrine, quand il soupire, baille ou s'affaisse; prononcera les mots: «Longue vie», quand il éternue; se dira malade ou désireuse de grossesse quand elle éprouvera de l'abattement, ne louera aucun homme que son amant et s'abstiendra de blâmer chez d'autres les défauts qu'il a; portera tout ce qu'il lui aura donné; ne se parera ni ne mangera quand il est chagrin, malade, abattu; dans sa mauvaise fortune, se lamentera avec lui, feindra le désir de l'accompagner quand il quitte le pays volontairement ou banni par le roi; elle exprimera le souhait de cesser de vivre s'il est éloigné, dira qu'elle ne vit que pour être unie avec lui; elle offrira à la divinité[82] des sacrifices en accomplissement des voeux qu'elle aura faits, pour les cas où il acquiert de la richesse ou réussit dans ses desseins, ou lorsqu'il a recouvré la santé; elle se parera tous les jours; elle ne sera pas trop familière avec lui; dans ses chants elle introduira son nom et celui de la famille; elle lui prendra la main et la placera sur ses reins, son sein et son front, et se pâmera de plaisir à son attouchement; elle s'assoiera sur ses genoux et s'y endormira; elle voudra avoir un enfant de lui, ne pas lui survivre; elle le dissuadera de faire des voeux et des jeûnes, en lui disant: «Que tout le péché tombe sur moi!» Quand elle n'aura pu l'en empêcher, elle accomplira ces voeux avec lui; elle lui dira qu'il est difficile, même pour elle, d'observer les voeux et les jeûnes, si elle a quelque discussion avec lui à ce sujet; elle confondra ses biens avec les siens; elle n'ira point sans lui dans les réunions et l'y accompagnera quand il le voudra; elle prendra plaisir à se servir des choses dont il s'est déjà servi, à achever ce qu'il a commencé de manger; elle vénérera sa famille, ses dons naturels, ses talents, sa science, sa caste, sa couleur, son pays natal, ses amis, ses bonnes qualités, son âge et son bon caractère; elle le priera de chanter s'il le sait, et d'autres choses semblables.
[Note 82: Il n'est question ici que de la divinité et non des dieux; comme cela est général dans l'ouvrage, on peut en conclure que Vatsyayana et les brahmes de son époque étaient des monothéistes sivaïstes.]
Pour se rendre près de lui, elle ne craindra ni la chaleur, ni le froid, ni la pluie, ni le danger. Elle voudra rester son amante jusque dans une autre vie; elle conformera son humeur, ses goûts et ses actions à son inclination; elle s'abstiendra de sorcellerie (magie)[83]; elle se querellera constamment avec sa propre mère pour le venir trouver, et quand celle-ci voudra la forcer d'aller ailleurs, elle essaiera de s'empoisonner, de se laisser mourir de faim, de se poignarder, de se pendre; enfin elle lui fera certifier sa fidélité et son amour par des intermédiaires dévoués et en recevant elle-même l'argent et en évitant de se disputer avec sa mère pour la question pécuniaire devant lui.
[Note 83: Cette prescription est remarquable; elle prouve que le boudhisme avait profondément modifié les idées de l'Inde sur la magie qui était si fort en faveur avant lui; on y croyait encore, mais comme à une science de maléfices.]
Lorsque son amant part pour un voyage, elle le fera jurer de revenir promptement et, pendant son absence, elle n'accomplira pas de voeux en l'honneur de la divinité et ne se parera pas de ses ornements, à l'exception de ceux qui portent bonheur. Si son absence se prolonge au delà de l'époque fixée, elle s'efforcera de déterminer le moment de son retour par des présages, par les nouvelles et les bruits qui courent, par la position des planètes, de la lune et des étoiles.
Lorsqu'elle aura de la gaieté et des songes propices, elle s'écriera: «Sans doute je vais bientôt être réunie avec lui.» Si, au contraire, elle tombe dans la tristesse et voit de fâcheux présages, elle accomplira quelques-uns des rites qui apaisent les dieux.
Lorsqu'enfin le retour aura lieu, elle adorera le dieu Kama et fera des offrandes aux autres divinités; puis elle fera apporter par des amies un pot d'eau et fera des libations d'adoration à la corneille qui se nourrit des offrandes faites aux mânes des ancêtres[84]. Après la première visite, elle priera, elle aussi, son amant d'accomplir certains rites, ce qu'il fera s'il a pour elle un attachement suffisant, lequel consiste dans un amour désintéressé, dans la communauté d'objectif (par exemple, le goût des mêmes plaisirs), dans l'absence de tout soupçon jaloux et dans une libéralité sans limite pour tout ce qui concerne la maîtresse.
Telle est la conduite que doit tenir une courtisane qui vit avec un homme comme sa femme; ces leçons ont été tracées d'après les règles de Dattaka. Pour tout ce qui n'est point prévu ici, la courtisane se conformera à la coutume et à la nature particulière de son amant.[85]
[Note 84: Les Hindous croient que les corneilles sont chargées des péchés des morts.]
[Note 85: Comme tous les hommes lisent ces leçons, il doivent penser que les courtisanes ne s'attachent jamais et que, toujours, elles répètent un rôle appris.]
Il y a deux aphorismes en vers sur le sujet.
«A cause de la duplicité, de l'avidité et de l'esprit naturels au sexe, on ne connaît jamais le degré d'amour d'une femme, même quand on est son amant.»
«Il est toujours difficile de savoir les vrais sentiments d'une femme, soit qu'elle aime ou reste indifférente, soit qu'elle fasse le bonheur d'un homme ou l'abandonne ou le ruine».
APPENDICE AU CHAPITRE IV
Périclès et Aspasie.
La longueur de ce chapitre dénote la fréquence des unions du genre dont il est question.
Les courtisanes de premier ordre étaient à peu près sur le même pied dans l'Inde et dans la Grèce. On voit le Bouddha témoigner les plus grands égards à la courtisane Apalika, mère de son médecin, accepter d'elle pour sa communauté (l'église Bouddhique) d'immenses richesses et donner à son invitation le pas sur l'invitation des princes du pays.
Périclès et Aspasie nous offrent le modèle des ménages entre un homme éminent et une courtisane de renom.
Aspasie de Millet était, à Athènes, propriétaire d'un établissement de courtisanes de premier ordre, à la fois lieu de plaisir et cercle réunissant l'élite des citoyens.
Une fois séparé de sa femme, qui se remaria, Périclès la reçut dans sa maison comme une épouse.
C'était une nature élevée, sans artifice, admirablement douée. Sentant vivement le beau sous toutes ses formes, elle captivait par son esprit aimable et sa haute raison; elle possédait toutes les connaissances et tous les talents.
Elle parlait si bien de la politique, de la philosophie et des arts, que les plus grands personnages d'Athènes recherchaient son entretien, Socrate tout le premier.
Liée avec tous les hommes éminents, à Athènes et hors d'Athènes, elle seconda puissamment la politique de Périclès.
Comme étrangère, elle ne put l'épouser, mais ils vécurent toujours dans une union parfaite que la calomnie, si puissante alors à Athènes, ne put jamais atteindre et que la mort seule put rompre.
CHAPITRE V
Manière de se faire donner beaucoup d'argent par l'amant.
Les courtisanes se font donner par leur amant de l'argent, soit par les moyens naturels, soit par des artifices. Les anciens casuistes sont d'avis que, quand l'amant donne à la courtisane tout l'argent dont elle a besoin, elle doit s'en contenter. Mais Vatsyayana pense qu'en usant d'artifices, elle tirera de lui deux fois autant et que, en conséquence, elle doit le faire, afin d'avoir de lui finalement le plus possible, quoi qu'il arrive.
Voici, selon lui, les artifices dont elle doit user.
Lui demander de l'argent pour diverses emplètes: ornements, aliments, fleurs, parfums, habits; ne point faire ces achats ou en exagérer les prix;
Le louer en face de son intelligence;
Prétexter l'obligation de faire des dons dans les fêtes des arbres, des jardins, des temples, ou votives;
Dire que, pendant qu'elle se rendait chez lui, ses bijoux lui ont été pris, soit par les gardes du roi, soit par des voleurs[86]; qu'elle a perdu les ornements de son amant en même temps que les siens propres, que sa propriété a été détruite par un accident quelconque;
[Note 86: On voit que, à cette époque, les gardes du roi agissaient comme les voleurs; dans les États asiatiques, la police est généralement de connivence avec eux.]
Lui faire parler par des intermédiaires des dépenses qu'elle fait pour le venir voir, contracter des dettes à cause de lui;
Se quereller avec sa mère au sujet de quelque dépense faite par elle pour l'amant et blâmée par sa mère;
S'abstenir de paraître aux fêtes données par des amis qui lui ont fait de beaux présents, faute de pouvoir les rendre;
Ne point accomplir, faute d'argent, certains rites religieux obligatoires;
Engager des artistes à faire quelque chose pour l'amant;
Donner de l'argent à des médecins ou des ministres dans le même but[87];
[Note 87: On voit que là, comme dans tout l'Orient, les ministres n'étaient point désintéressés.]
Assister des amis ou d'anciens bienfaiteurs, soit dans la détresse, soit pour des fêtes obligatoires;
Accomplir des rites domestiques;
Avoir à payer les dépenses du mariage du fils d'une amie;
Avoir des envies de femme enceinte;
Charger les frais du traitement de maladies réelles ou simulées;
Avoir à tirer un ami d'embarras;
Avoir vendu une partie de ses ornements pour faire présent à l'amant;
Prétendre qu'elle a vendu des parures, des meubles, de la batterie de cuisine à un marchand qui sert de compère pour l'occasion;
Nécessité d'avoir de la vaisselle plus belle que celle du commun, pour qu'on ne puisse pas la changer;
Rappeler à son amant, soit directement, soit par des intermédiaires, sa libéralité passée;
L'entretenir des grandes largesses qui sont faites à d'autres courtisanes; vanter à celles-ci, en présence de son amant, sa générosité comme supérieure à celle de leurs amis, quand même cela ne serait pas;
Résister avec éclat à sa mère qui lui persuade de reprendre un ancien amant plus généreux;
Enfin, faire remarquer à son amant la libéralité de ses rivaux.
Une courtisane doit toujours reconnaître les sentiments et dispositions de son amant: à son humeur, à ses manières, dans ses yeux, à l'expression de ses traits, aux impressions de son visage. Voici la manière d'agir d'un amant qui se détache.
Il donne à la femme moins ou autre chose que ce qu'elle a demandé; il la leurre de promesses; il dit qu'il fera une chose et en fait une autre; il ne satisfait point ses désirs; il parle en secret à ses propres serviteurs; il découche fréquemment sous prétexte de service à rendre à un ami; enfin, il est dans l'intimité des serviteurs d'une ancienne maîtresse.
Quand une courtisane s'aperçoit du refroidissement de son amant, elle doit mettre en sûreté tout ce qu'elle possède de précieux, en le faisant saisir par un créancier supposé. Cela fait, si son amant est riche et s'est toujours bien comporté avec elle, elle continuera à le traiter avec respect; mais s'il est pauvre et sans ressources, elle s'en débarassera comme si elle n'avait jamais eu aucuns rapports avec lui.
APPENDICE AU CHAPITRE V
Ovide, sur le même sujet, Martial, Lucien.
Pour la matière de ce chapitre, il y a une grande ressemblance entre
Vatsyayana et Ovide:
Ovide, les Amours, livre I. Conseils d'une proxénète à une belle.
«Ne sois pas trop exigeante pendant que tu tiens tes filets tendus; ta proie t'échapperait. Est-elle prise, fais la loi, pressure. Prends à ton service un garçon et une fille habiles qui sachent faire connaître à propos ce qu'il conviendrait de t'acheter. Quelque peu qu'ils demandent, en demandant à plusieurs, ils t'auront bientôt acquis un trésor. Que ta soeur, que ta mère, que ta nourrice attaquent la bourse de ton amant. Le butin est bientôt enlevé quand plusieurs mains y travaillent. Manques-tu de prétextes pour demander un cadeau, montre par un gâteau qu'on fête ta naissance.
Stimule par la jalousie la libéralité de ton amant. Qu'il voie sur la couche les traces d'un rival et sur ton cou bleui les marques de ses caresses; qu'il voie surtout les dons que tu en as reçus. Si ses mains sont vides, mets la conversation sur les objets que l'on vend dans la voie sacrée. Quand tu auras tiré de lui beaucoup de présents, dis-lui que tu ne veux pas le dépouiller tout à fait; prie-le seulement de te prêter de l'argent que tu ne lui rendras jamais. Amuse-le de belles paroles pour cacher tes projets; caresse et tue en même temps.»
Art d'aimer, livre I. «Tu auras beau te défendre, ta maîtresse t'arrachera toujours ce qu'elle désire. Un marchand bien fourni viendra chez elle, étalera ses marchandises en ta présence; elle te dira de les examiner pour avoir ton goût, puis, elle te donnera des baisers, te priera d'acheter, jurant de se contenter de cette emplète pour une année. «Elle en a besoin aujourd'hui, tu ne saurais jamais lui être agréable plus à propos.» Si tu prétends n'avoir pas d'argent, elle te demandera un billet. Que sera-ce lorsqu'elle sollicitera des présents, te dira tous les jours qu'elle a besoin de quelque chose, s'affligera d'une perte supposée, feignant qu'un diamant est tombé de son oreille, te demandera quantité de choses qu'elle promettra de re rendre.—Non, quand j'aurais cent bouches, je ne saurais raconter toutes les ruses perfides des belles.»
Martial, livre XI, 50. Sur Phyllis.
«Il n'est pas de jour, Phyllis, où tu ne me dépouilles. Tantôt, c'est ta soubrette qui s'en vient pleurer la perte de ton miroir, de ta bague ou de ta boucle d'oreille; tantôt ce sont des soies de contrebande qu'on peut acheter à vil prix; tantôt des parfums dont il me faut remplir ta cassolette. Puis c'est une amphore de Falerne vieux et un mulet de deux livres pour le souper que tu donnes à une opulente amie. Je ne te refuse rien, Phyllis, ne me refuse pas davantage.»
Lucien fait parler des courtisanes dans un grand nombre de ses dialogues, et il semble qu'il a presque tout emprunté à Vatsyayana. De son temps, l'Inde était fort connue à Rome. J'engage fort le lecteur à se reporter à ces dialogues et à les comparer successivement avec les divers chapitres du présent catéchisme.
CHAPITRE VI
Moyens de se débarrasser d'un amant.
Blâmer et railler ses habitudes et ses défauts en lui riant au nez et en frappant du pied;
Parler de sujets qui lui sont étrangers, rabaisser ses connaissances, l'humilier dans son amour-propre, rechercher la société d'hommes auxquels il est inférieur en science et en intelligence;
Lui témoigner du dédain en toute occasion, faire la critique des hommes qui ont ses défauts;
Se montrer non satisfaite des moyens qu'il emploie pour la jouissance; ne pas lui donner sa bouche à baiser, lui refuser l'accès de son jadgana; montrer du mépris pour les morsures et les égratignures qu'il lui a faites, ne point le serrer quand il l'embrasse de quelque manière; ne faire aucun mouvement pendant la connexion;
Lui demander l'union sexuelle quand il est fatigué;
Se moquer de son attachement pour elle;
Ne pas lui rendre ses embrassements, s'en détourner quand il les commence;
Avoir envie de dormir ou bien de sortir pour quelque visite ou quelque réunion quand il désire la posséder pendant le jour;
Parodier ses paroles et ses gestes;
Rire sans qu'il plaisante ou, quand il plaisante, rire de quelque autre chose;
Jeter à ses propres serviteurs des regards de côté et se tordre les mains chaque fois qu'il ouvre la bouche;
L'interrompre au milieu de ses récits et en commencer d'autres elle-même;
Énumérer ses travers et ses vices en les déclarant incurables;
Dire devant lui à ses suivantes des paroles destinées à le mordre au vif;
Affecter de ne point le regarder quand il vient à elle;
Lui demander ce qu'il ne peut donner ou accorder;
Et finalement le congédier[88].
Il y a un aphorisme en vers sur la conduite à tenir pour une courtisane.
Le devoir professionnel d'une courtisane est de se lier après examen complet et mûre réflexion à un homme pourvu de ce qu'elle doit désirer; puis de s'attacher l'homme avec lequel elle vit, de se faire donner par lui tout ce qu'elle peut et, quand elle lui a tout pris, de le congédier. Une courtisane qui vit de la sorte comme une femme mariée devient riche sans être fatiguée par le nombre de ses amants[89].
[Note 88: Vatsyayana ne dit rien de la manière de se débarrasser d'une amante. Dans l'Inde, cela ne souffre aucune difficulté. En France il en est souvent autrement, témoin celles qui se vengent avec le vitriol. Un vieux beau du premier empire (de France) nous disait: «Avec les femmes, le difficile, ce n'est point de se lier, mais de se délier. Au quartier Latin d'autrefois, on s'en tirait en écrivant: Malheureuse, j'ai tout appris!»]
[Note 89: Voir à l'Appendice Properce, livre IV, élégie V: «La corruptrice Achantis.»]
APPENDICE AU CHAPITRE VI
La corruptrice Achantis.
L'aphorisme qui termine le chapitre VI semble résumer les conseils de la corruptrice Achantis, Properce, livre IV, élégie V:
«Qu'Achantis ait mêlé dans une fosse les herbes des tombeaux et soudain un torrent ravagerait la campagne. Par son art elle dévie la lune et rôde pendant la nuit sous la forme d'un loup. Par ses intrigues elle pourrait aveugler le plus vigilant des époux.
Par ses insinuations perfides, elle enflammait un jeune coeur et frayait à l'innocence la route du vice. «Dorania, disait-elle, si tu veux les trésors de l'Orient, si tu désires les tissus de Cos ou les raretés célèbres de Thèbes aux cent portes, ou les vases magnifiques que prépare le Parthe, dédaigne la constance, méprise les dieux, cultive le mensonge et brave les lois importunes de la pudeur. Faire croire à un mari te fera rechercher davantage. Diffère sous mille prétextes la nuit qu'on sollicite, et l'amour n'en sera que plus empressé.»
«Si un amant a dérangé ta chevelure dans sa colère, fais-lui acheter la paix à force de présents.»
«Quand ton amant est à tes genoux, écris un rien sur ta toilette; s'il tremble, il est ta proie. Que ton cou lui offre toujours la trace récente de quelque morsure.»
«Surtout n'imite point Médée enchaînée à son amant; prends pour modèle
Thaïs qui trompe, dans Ménandre, jusqu'aux valets les plus fripons.»
«Adopte les moeurs de ton amant. Partage son ivresse; s'il chante, marie ta voix à la sienne.»
«Que ton portier ne t'éveille que pour les prodigues, qu'il soit sourd pour celui qui frappe les mains vides. Ne rejette ni le soldat grossier, ni le matelot aux mains caleuses, s'ils t'apportent de l'or, ni l'esclave étranger qu'on a vu dans le Forum courir les pieds blanchis avec de la craie. Ne regarde jamais la main qui donne l'or. Ferme l'oreille aux chants d'un poète qui ne t'offre que ses vers.»
«Profite de ta jeunesse, de la fraîcheur, de tes belles années et crains toujours le lendemain. J'ai vu la rose de Pestum se flétrir en une matinée, lorsqu'elle promettait encore de longs parfums.»
J'ai vu s'exhaler l'âme d'Achantis, de cette chienne trop vigilante pour mon malheur quand j'essayais de soulever furtivement un odieux verrou. Vous qui aimez, n'épargnez pas les pierres à sa tombe et les malédictions à ses cendres.
CHAPITRE VII
De l'opportunité de reprendre un ancien amant.
Quand une femme se sépare d'un amant qu'elle a ruiné, elle peut songer à reprendre un ancien amant qui sera resté riche ou qui le sera redevenu.
Vatsyayana indique le parti qu'une courtisane doit prendre à cet égard dans chacun des cas qui peuvent se présenter et qu'il détaille longuement. Parmi les motifs déterminants, il mentionne le désir de se venger d'une rivale.
Les Acharias (anciens sages) conseillent à une courtisane de renouer, si elle peut, avec un ancien amant parce que son caractère lui est connu. Vatsyayana opine qu'elle fait mieux d'en prendre un nouveau, il sera toujours plus riche et plus libéral, car l'ancien est appauvri, ou bien il a appris par son expérience à ne pas se laisser dépouiller. Toutefois cet auteur ne pose là qu'une règle, générale sujette à beaucoup d'exceptions motivées par les circonstances.
Voici quelques aphorismes en vers sur ce sujet délicat:
«Une courtisane peut manifester son intention de reprendre un ancien amant, soit pour le brouiller avec la femme avec laquelle il vit dans le moment, soit pour produire un effet voulu sur l'amant qu'elle-même a actuellement».
«L'homme enchaîné à une femme a grand peur qu'elle ne s'attache à un autre; il souffre tout d'elle et la comble de largesses».
«Si, pendant qu'une courtisane vit avec un amant, un messager d'amour vient la trouver de la part d'un autre homme, elle doit ou le renvoyer sans l'écouter, ou bien fixer une heure pour recevoir la visite de celui qui la recherche, mais elle ne doit jamais abandonner l'amant qui lui est attaché[90].
Une femme prudente ne renoue avec un ancien amant que si elle a toute chance de trouver, clans ce retour, sort heureux, profit, amour et amitié[91].
[Note 90: Tibulle, livre I, élégie VI. «Celle qui n'a été fidèle à aucun amant, réduite à l'indigence dans ses vieux jours, n'a d'autre ressource que de tourner un fuseau d'une main tremblante, de noircir les fils d'une trame pour un infime salaire et de peigner une blanche toison; les jeunes gens se rient de sa misère et se disent qu'elle a mérité son triste sort.»]
[Note 91: Voir l'appendice.]
APPENDICE AU CHAPITRE VII.
Conseils d'Ovide.
Ovide donne dans le livre III de _l'Art d'aimer _quelques conseils qui complètent le chapitre VII.
«Vous ne suivrez pas la même voie pour séduire un jeune coeur et un homme mûr.
«Le novice qui vient, innocente proie, se prendre dans vos filets, ne doit connaître que vous. C'est une plante qu'il faut entourer de hautes palissades. Craignez une rivale, vous ne serez sûre de votre conquête qu'autant que vous régnerez seule. Cueillez promptement ce fruit éphémère.
«L'amour de l'homme mûr sera plus durable et plus tolérant. Il supportera, sans rompre ses liens, les plus cruelles blessures.
«Pour stimuler votre amant, entremêlez vos faveurs de quelques refus.
«Qu'un amant nouvellement pris se flatte d'abord de partager seul votre couche, mais que, bientôt après, il craigne un rival, qu'il le croie aussi heureux que lui.
«Que la surveillance d'un gardien supposé pique son amour; qu'il redoute la jalousie d'un mari sévère. Le danger aiguillonnera le plaisir.
«Feignez d'être dans les alarmes; faites, sans nécessité, entrer votre amant par la fenêtre. Qu'au milieu de vos ébats, votre suivante, bien stylée, s'élance vers la porte en s'écriant: Nous sommes perdues.
«Cachez alors le jeune homme tremblant. Puis, au milieu de ses émotions, doublez la douceur de vos caresses; qu'il ne les trouve pas chèrement achetées.»
CHAPITRE VIII
Profits et pertes des courtisanes.
Quelquefois nos efforts pour réaliser un gain aboutissent à une perte ou un dommage; cela peut provenir du manque d'intelligence et de jugement, de l'orgueil, de l'excès de l'amour, de la naïveté, de la confiance, de l'entêtement, de l'emportement, de la négligence, de l'influence des mauvais génies, du hasard.
Ces causes peuvent occasionner des dépenses stériles; la perte de gains réalisés ou sur le point de l'être et de chances de fortune pour l'avenir; l'altération du caractère, une mauvaise humeur insupportable, la maladie, la perte des cheveux et autres accidents.
Il y a trois sortes de profits et trois sortes de pertes.
Quand une courtisane vit avec un grand et acquiert ainsi, outre la richesse présente, des chances de fortune pour l'avenir au moyen des relations qu'elle se crée, on dit qu'elle fait un gain accompagné d'autres avantages.
Quand elle reçoit de l'argent de mains autres que celles de son amant, elle court le risque d'une brouille: on dit que cet argent est un profit avec chances de perte.
Le gain simple est celui qui se fait sans chances d'avantages ou de désavantages.
Quand une courtisane, sans rien recevoir, vit avec un grand ou un ministre avare pour conjurer quelque malheur, cela s'appelle perdre pour gagner.
Quand, sans en tirer aucun profit, une courtisane se donne à un ladre, à un bellâtre ou à un homme à bonnes fortunes, c'est une perte sèche.
Quand ces sortes d'amants sont en même temps favoris du roi, puissants, cruels et capables de la chasser au premier instant, on dit que la courtisane perd pour perdre encore.
De ses rapports avec les hommes qui lui plaisent une courtisane doit tirer à la fois profit et plaisir. A certaines époques, par exemple aux fêtes du printemps, sa mère annoncera à différents hommes qu'un certain jour désigné la courtisane restera avec l'homme qui satisfera tel ou tel de ses désirs; quand des jeunes gens sont épris d'elle, elle doit s'efforcer de tirer parti d'eux pour ses intérêts.
DOUTE SUR LE MÉRITE RELIGIEUX[92].
Le doute sur le mérite religieux se produit quand une courtisane hésite à congédier un amant qu'elle a ruiné, ou bien à se montrer tout à fait cruelle à un homme qui l'aime et dont les refus feront le malheur dans ce monde et dans un autre[93].
[Note 92: Ce que nous appellerions un scrupule ou cas de conscience.]
[Note 93: La Théologie morale a un doute semblable:
Une courtisane est poussée par un ami ou par la compassion à avoir des rapports charnels avec un brahme savant, un étudiant en religion, un sacrificateur, un dévot ou un ascète qui est en danger de mourir d'amour pour elle; elle se demande si en y consentant elle acquerra ou perdra du mérite religieux. Dans ce cas, on dit que son doute est double parce qu'il porte à la fois sur le gain et sur le mérite religieux.
_Conclusion du chapitre. _Une courtisane doit peser sur tout ce qui est à son avantage ou à son détriment, à la fois en ce qui concerne l'argent, le mérite religieux et le plaisir.
«La femme enlevée peut-elle tuer son ravisseur?»
Quelques théologiens le nient, disant que la pudicité est un moindre bien que la vie temporelle et la vie éternelle que l'agresseur perdrait, s'il était tué.
L'opinion la plus probable est l'affirmative pour le cas où la femme ne peut autrement empêcher l'attentat de se perpétrer.]
CHAPITRE IX
De l'établissement d'une fille de courtisane.
Quand la fille d'une courtisane atteint l'âge de puberté, sa mère doit réunir un certain nombre de jeunes gens ayant, à quelques années près, même âge qu'elle, même caractère et même éducation, et leur faire part de son intention de la donner pour un mariage d'un an à celui qui lui fera des présents qu'elle indiquera.
Ensuite, pour enflammer leurs désirs par la difficulté et l'inconnu, elle tiendra sa fille en charte privée jusqu'à ce qu'il se présente un preneur aux conditions spécifiées.
Si le plus offrant reste au-dessous de ses demandes, elle fait elle-même l'appoint, en secret, de telle sorte que le fiancé paraisse avoir donné tout ce qui était demandé.
Ou bien elle peut laisser sa fille se marier elle-même dans le privé et comme à son insu et dire ensuite que, l'ayant appris après coup, elle n'a pu consentir.
La fille doit aussi attirer à elle les fils des habitants riches qui ne sont point de la connaissance de sa mère; elle se rencontrera avec eux aux cours de chant, aux concerts et chez des particuliers; puis elle fera demander à sa mère par une amie ou une suivante l'autorisation de s'unir à l'homme qu'elle préfère.
Quand la fille d'une courtisane est ainsi donnée à un homme, elle reste avec lui une année au bout de laquelle le mariage cesse et la femme devient libre.
Mais si, dans la suite, quand elle est engagée avec d'autres hommes, son premier mari la prie de temps en temps de le venir voir, elle doit, sans avoir égard au gain qu'autrement elle ferait dans le moment, aller passer la nuit avec lui.
Ce qui précède s'applique également aux filles des bayadères; leur mère doit leur donner pour premier mari un homme qui pourra lui être utile de plusieurs manières[94].
Quand une jeune fille attachée depuis l'enfance au service d'une maison devient pubère[95], son maître doit la tenir renfermée loin de tous les yeux, et quand des hommes qui l'ont connue auparavant s'enflammeront de désirs pour elle à cause de la difficulté de la voir, il l'accordera en mariage à l'un d'eux qui pourra lui donner bonheur et richesse.
[Note 94: Il est d'usage dans l'Orient que les courtisanes donnent ou plutôt vendent ainsi leur filles pour un mariage temporaire au moment où elles deviennent nubiles. Sur la côte de Coromandel, dans les villes anglaises et françaises, les femmes des pariahs vendent ainsi leurs filles au moment de la puberté, le prix varie de 50 à 100 francs; l'acheteur les garde aussi longtemps qu'il le veut. Le plus souvent c'est un capitaine au long cours qui fait un court séjour; quelquefois c'est un célibataire fixé dans le pays et auquel la femme donne des enfants et s'attache.]
[Note 95: Sans doute la fille d'un domestique indigène, née dans la maison et adoptée. En général, en Orient, le mariage affranchit une jeune fille; en Chine, le maître a l'obligation de la marier quand le moment est venu.]
CONCLUSION
I.—ÉROTISME SACRÉ CHEZ LES HINDOUS, LES GRECS ET LES SÉMITES
La connaissance de l'oeuvre de Vatsyayana permettra de classer sûrement les poèmes hindous que les uns considèrent comme mystiques et les autres comme purement érotiques. Le modèle le plus parfait de ces écrits est le Gita Govinda ou le Chant du Berger, par Jahadéva. Chose remarquable, on y retrouve l'application des règles tracées par notre auteur. La confidente de Radha déploie les qualités exigées des intermédiaires et des messagers d'amour, et agit suivant les principes du titre X, rôle de l'Entremetteuse. De même Radha se comporte comme il est dit au sujet des disputes entre amants et des raccommodements au chapitre VI du titre III, et au chapitre III du titre XI. Il n'y a pas jusqu'aux points tracés par les dents (chapitre III du titre III) qui ne se voient dans le poème. Cette remarque historique et l'abondance des images naturalistes dans le Gita Govinda, à l'exclusion des comparaisons empruntées à la nature morale qui se lisent fréquemment dans le Ramayana, ne peuvent laisser aucun doute sur son caractère exclusivement érotique; c'est, plutôt que du mysticisme, un érotisme sacré destiné à faire du dieu le favori, l'idole d'un peuple sensualiste; c'est évidemment le caractère de toute la poésie krishnaïste; et comme, dans l'Inde, la poésie se confond avec la doctrine et avec le culte, on peut déjà en tirer une conséquence essentielle sur la nature du krishnaïsme: celle-ci est évidemment tout l'opposé du bouddhisme, son frère ennemi, et plus encore du christianisme qui sous le rapport des moeurs, a gardé la tradition sémitique conforme à la sévérité mazdéenne. Cette considération conduit à une autre conséquence, c'est qu'il est presque superflu de discuter sur la priorité des deux religions krishnaïque et chrétienne, comme l'ont fait Jacolliot et Mgr Laouénan, puisque ces deux religions différent radicalement pour le fond de la doctrine, pour les moeurs de leurs adeptes et pour la vie et les exemples de leurs fondateurs. C'est là un point de la plus haute importance et qui nous conduit à donner comme complément obligé de notre travail une traduction des chants de Jahadéva. Pour continuer notre comparaison de la morale des Brahmes avec celle des Payens et des Mazdéens ou Sémites, nous y ajouterons un parallèle du chant du Gita Govinda avec le récit poétique de la Mort d'Adonis et avec le Cantique des Cantiques. Indiquer les contrastes entre les poésies sacrées correspondantes des trois races est le meilleur moyen de faire ressortir les différences entre leurs génies, leurs tempéraments et leurs tendances.
Ce qui domine dans le Gita Govinda, c'est le naturalisme, la grâce et la grandeur, voire même l'exubérance des images; c'est le reflet d'un climat et d'une contrée où les règnes végétal et animal sont tout puissants. C'est l'absence presque complète de spiritualisme et même d'idéalisme. Sous ce dernier rapport la poésie du Gita Govinda est inférieure à celle des Védas. On y sent l'abaissement du génie aryen déjà alourdi par l'action séculaire du climat torride de l'Inde et abatardi par les compromissions matérialistes et idolâtriques des brahmes aryens avec les indigènes de civilisations inférieures. La grande physiolâtrie des Védas est altérée au point d'être méconnaissable. Le rôle honorable de la femme dans la famille aryenne primitive s'est perdu, elle n'est plus que l'instrument du plaisir. C'est le rôle de Radha clans ses rapports avec Govinda; celui-ci est en réalité le seul héros du poème; tout s'y rapporte à lui, à son plaisir, à sa glorification.
C'est jusqu'à un certain point l'inverse dans l'érotisme sacré des Grecs. Les mythes de Psyché et d'Adonis exaltent plutôt les déesses, reines de la beauté. Le culte d'Adonis n'est qu'une partie, un épisode de celui de Vénus. Il devait être double en raison de sa provenance syrienne, car les Assyriens confondaient dans leur adoration les énergies mâle et femelle et quelquefois donnaient la prééminence à la dernière. De là l'union de Vénus et d'Adonis dans des hymnes mythologiques où les Grecs ont apporté leur idéal de grâce et de légèreté. Ces qualités du génie aryen sont le charme du petit poème de Bion, comme en général de toute la littérature grecque.
La littérature sémitique a un caractère tout différent. Ce qui y domine, c'est la beauté morale et la conception sévère. Sans doute elle emprunte de fortes images à la grande nature, aux montagnes, aux fleuves, à la mer, au ciel; mais son idéal est plutôt la justice, la bienfaisance, la sagesse, Dieu; ce qui, malgré un patriotisme exclusif et même haineux, fait la supériorité de sa poésie, même sur les Védas. Ses principales qualités sont la sobriété, la vigueur et la passion. Elles se trouvent jusque dans le Cantique des Cantiques, le seul poème érotique des Sémites. Contrairement à ce qui a lieu pour le Gita Govinda et l'Hymne à Adonis, ce poème est l'exaltation d'une femme. Et, bien que par ses termes elle ne se lie en rien à la religion et qu'elle soit plus réellement passionnée que le poème indien et le poème grec, cette composition est tellement chaste par l'expression qu'on a pu, sans parti pris, la prendre pour un entretien mystique de Salomon avec la sagesse, ou du Christ avec l'Église.
A la suite de ces appréciations nous donnons les traductions du Gita Govinda, de l'Hymne à Adonis et du Cantique des Cantiques. Après les avoir lus, on pourra se reporter à ces réflexions préliminaires pour en vérifier la justesse et peut-être même pour en étendre la portée.
II.—GITA GOVINDA (LE CHANT DU BERGER), POÈME DE DJAYADÉVA
«Des nuages obscurcissent le ciel, les noirs Tamalas assombrissent les bois; le jeune homme perdu dans la forêt doit prendre peur des ténèbres de la nuit. Va, ma fille, amène sous notre toit hospitalier le voyageur qui peut s'égarer.»
Tel fut l'ordre de Nanda, le pasteur riche en troupeaux; c'est ainsi que naquit l'amour de Radha et de Ma'dhava[96] qui tantôt folâtrait sur les rives de la Yamuna[97], tantôt se retirait sous le berceau mystérieux de verdure, son asile favori.
Si ton âme est charmée par l'aimable souvenir d'Heri[98], ou sensible aux ravissements de l'amour, écoute la voix de Jayadéva dont les accents sont pleins à la fois de douceur et d'éclat.
O toi qui reposes sur le sein de Camala[99], dont les oreilles étincellent des feux des pierres précieuses, dont les cheveux sont bouclés avec des fleurs sylvestres; toi à qui l'astre du jour emprunte son éclat, qui as échappé au souffle empoisonné de Caliga[100], qui as rayonné comme le soleil sur la tribu de Yadu florissante comme le lotus[101], qui as traversé les airs porté sur le plumage resplendissant de Garuda[102], dont la victoire sur les démons combla de joie l'assemblée des immortels; toi pour qui la fille de Janaka se para magnifiquement; qui triomphas de Dushana; dont l'oeil brille comme le lys aquatique; qui as donné l'existence aux trois mondes; qui as sucé le nectar des lèvres radieuses de Pedma, comme le Chacora qui se balance boit les rayons de la lune; victoire à toi, ô Heri, seigneur de la conquête!
[Note 96: Un des noms de Krischna qui signifie le Grand Dieu.]
[Note 97: La Yamuna, aujourd'hui la Jumma, affluent sacré du Gange, qui longtemps a fait la limite de la patrie Aryenne dans l'Inde.]
[Note 98: Nom de Vichnou dont Krischna est une incarnation. Krischna, proscrit, fut, tout enfant, porté secrètement à Nanda, qui l'éleva dans sa cabane.]
[Note 99: Déesse d'amour.]
[Note 100: Serpent, sorte d'Hydre de Lerne que Krischna châtia.]
[Note 101: Tous les frères et cousins de Krischna.]
[Note 102: Garuda, oiseau céleste, messager des dieux.]
Radha le cherchait en vain depuis longtemps, hors d'elle-même, en proie à la fièvre du désir; pendant la matinée printanière, elle errait entre les Vasantis entrelacés et fleuris, quand sa confidente lui parla ainsi avec la gaieté du jeune âge:
«Le vent qui se jouait entre les beaux girofliers souffle maintenant des Himalayas; les voûtes de la forêt retentissent des chants du cocila et du bourdonnement des essaims d'abeilles. C'est le moment où les jeunes filles dont les amants sont en voyage ont le coeur percé de douleur, tandis que les fleurs du bacul s'épanouissent dans les touffes pleines d'abeilles. Le tamala, avec ses feuilles noires et odorantes, prélève un tribut sur le porte-musk qu'il écrase, et les fleurs en grappe du palasa ressemblent aux ongles de Kama qui déchirent les jeunes coeurs. Le césara pleinement épanoui resplendit comme le sceptre de l'Amour roi du monde; et le thyrse à pointe acérée du cétaka rappelle les traits qui blessent les amants. Regardez les touffes de fleur de patali couvertes d'abeilles et semblables au carquois de Smara[103] plein de dards, tandis que la tendre fleur du caruna sourit de voir tout l'univers dépouillant la honte (s'abandonnant ouvertement à l'amour). Le modhavi qui embellit de ses fleurs odorantes au loin les arbres qu'il enlace, et les riches parfums de la fraîche mallika énamourent jusqu'aux coeurs des ermites. Les gaies lianes du grimpeur Atimuckta enserrent l'arbre d'Amra aux tresses flamboyantes et la Yamuna aux flots bleus entoure de ses circuits les bosquets fleuris de Vrindavans. Dans cette saison enivrante qui rend la séparation si cruelle aux amants, le jeune Heri folâtre et danse avec une troupe de jouvencelles. Une brise pareille au souffle de l'amour venant des fleurs odorantes du cétaka enflamme tous les coeurs en parsemant les bois de la poussière féconde qu'elle arrache aux boutons demi-ouverts de Malika; et le cocila redouble les accords de sa voix, lorsqu'il voit les fleurs briller sur l'aimable Rasala[104].
[Note 103: Dieu d'amour.]
[Note 104: Pour cette entrée en scène, le poète a emprunté son tableau à l'action de la nature végétale sur nos sens, action très puissante dans l'Inde à cause de l'éclat des couleurs et de l'énergie des odeurs et des parfums. La même idée a été appliquée par plusieurs poètes et romanciers et tout particulièrement par Emile Zola dans: La faute de l'abbé Gérard.]
Radha, piquée de jalousie, resta muette.
Peu après, son officieuse amie, apercevant l'ennemi de Mura[105] dans le bois, enflammé par les caresses et les baisers que lui prodiguaient les filles des bergers avec lesquelles il dansait, s'adressa de nouveau à l'amante qu'il oubliait.
[Note 105: Krischna triompha de Mura, gigantesque Assoura.]
Avec une guirlande de fleurs sylvestres descendant jusqu'au manteau jaune qui couvre ses membres azurés, le sourire aux lèvres, les joues brillantes, les oreilles étincelantes de l'éclat de leurs pendants agités, Héry est transporté de joie au milieu de ces filles.
L'une le presse contre ses seins dressés, en chantant d'une voix exquise; l'autre, fascinée par un seul de ses regards, reste immobile en contemplation devant le lotus de sa face. Une troisième, sous prétexte de lui dire un secret à l'oreille, touche ses tempes et les baise avec ardeur. Une autre le tire par son manteau et l'entraîne vers un berceau d'élégants vanjulas qui étendent leurs bras au-dessus des eaux de la Yamuna. Il en applaudit une qui danse au milieu du cercle folâtre, en faisant résonner ses bracelets et battant la mesure avec ses mains. Tantôt il distribue en même temps des caresses à une jeune fille, des baisers à une autre et de gracieux sourires à une troisième; tantôt il s'attache passionnément à une seule dont la beauté l'a entièrement subjugué. Ainsi le folâtre Héry s'ébat, dans la saison des fleurs et des parfums, avec les filles de Vraja qui se précipitent avides de ses embrassements, comme s'il était le plaisir lui-même sous une forme humaine. Et l'une d'elles, sous prétexte de chanter ses divines perfections, lui murmure à l'oreille: «Tes lèvres, ô mon bien aimé, sont du nectar.»
Radha reste dans la forêt; mais irritée de ce que Krischna cède ainsi à toutes les séductions et oublie sa beauté naguère pour lui sans rivale, elle se retire sous une voûte de plantes entrelacées, animée par la musique des essaims dérobant leur doux butin; là elle tombe défaillante et adresse cette plainte à sa compagne:
Bien que loin de moi il s'égare en caprices divers et qu'il sourie à toutes les belles, mon âme est pleine de lui; lui dont le chalumeau enchanteur module des accords qu'adoucit encore le nectar de ses lèvres tremblantes, tandis qu'à ses oreilles pendent des pierres précieuses du plus bel éclat et que son oeil lance la flamme amoureuse; lui dont la chevelure porte entre ses tresses des plumes de paon qui resplendissent de lunes multicolores; dont le manteau resplendit comme un nuage d'un bleu sombre illuminé par l'arc-en-ciel; lui dont le gracieux sourire donne une rougeur plus vive à ses lèvres brillantes et douces comme la feuille humide de rosée, tendres et vermeilles comme la fleur du Bandhujiva[106]; qui tressaille sous les ardents baisers des jeunes bergères; lui qui éclaire les ténèbres par les rayons que dardent les bijoux qui ornent sa poitrine, ses poignets et ses chevilles; au front duquel brille un petit cercle de bois de sandal qui éclipse même la lune perçant entre les nuages irradiés; lui dont les pendants d'oreilles sont formés chacun d'une seule pierre précieuse présentant la forme qu'a le poisson Macar sur l'étendard de l'amour[107]; lui, le dieu à la robe jaune, auquel font cortège les chefs des dieux, des hommes saints et des esprits (démons); lui qui repose étendu à l'ombre d'un beau adamba; qui naguère me ravissait par la cadence harmonieuse de sa danse gracieuse alors que toute son âme rayonnait dans ses yeux. Mon faible esprit énumère ainsi ses qualités et, quoique offensé, s'efforce d'oublier son injure. Comment ferait-il autrement? Il ne peut se détacher de sa passion pour Krischna dont d'autres jeunes filles provoquent l'amour et qui s'ébat avec elles en l'absence de Radha. O mon amie! amène ce vainqueur du démon Cési, pour se divertir avec moi; je ne pense qu'au berceau de verdure, notre asile secret; je regarde anxieuse de tous les côtés et mon imagination amoureuse est toute pleine de sa divine transfiguration; lui qui naguère m'adressait les paroles les plus tendres, amène-le ici pour converser avec moi qui, timide et rougissante, lui parle avec un sourire doux comme, le miel. Lui qui naguère était sur mon sein, amène-le pour reposer sur un frais lit de feuilles vertes où, l'enlaçant de mes bras, je boirai la rosée de ses lèvres; lui qui a une habileté consommée dans l'art de l'amour, qui avait coutume de presser de sa main ces appas fermes et délicats, amène-le pour partager les jeux de son amante dont la voix rivalise avec celle du cocila et dont les tresses de cheveux sont liées avec des fleurs qui ondulent; lui qui autrefois entourait autour de son bras les tresses de mes cheveux pour m'étreindre plus étroitement, amène-le vers moi dont les pieds, dans leurs mouvements, retentissent harmonieusement du son de leurs anneaux, dont la ceinture résonne quand elle s'élève et s'abaisse tour à tour, dont les membres sont délicats et souples comme des lianes. Ce dieu dont les joues sont embellies par le nectar de ses sourires, dont le tendre chalumeau distille le miel, je l'ai vu dans le bosquet, entouré des filles de Vraja qui le guignaient du coin de l'oeil, et en faisaient leurs délices; malgré mon dépit, sa vue me charmait. Doux est le zéphir qui près de lui ride cet étang pur, et fait éclore les fleurs tremblantes de l'Asoka tournant. Il est doux aussi pour moi quoiqu'il m'apporte aussi le chagrin de l'absence de l'ennemi de Madhu. Délicieuses sont les fleurs de l'arbre Amra au sommet d'un mamelon alors que les abeilles poursuivent avec un doux murmure leur tâche voluptueuse; elles sont délicieuses aussi pour moi quoiqu'elles m'apportent le chagrin, ô mon amie, en l'absence du jeune Césara[108].
[Note 106: Bandhujiva, l'ère mystique du monde actuel.]
[Note 107: L'étendard de l'amour porte ce poisson.]
[Note 108: Césara, nom de Krischna.]
A ce moment, l'exterminateur de Cansa[109], ayant rappelé à son souvenir l'aimable Radha, oublia les belles filles de Vraja; il la rechercha dans toutes les parties de la forêt; l'ancienne blessure que lui avait faite la flèche de l'amour se rouvrit; il se repentit de sa légèreté et, assis dans un bosquet sur le bord de la Yamuna, la fille bleue du soleil, il y exprima ainsi ses regrets:
«Elle est partie;—sans doute elle m'a vu entouré des folâtres bergères; maintenant, pénétré de ma faute, je n'ose pas m'opposer à sa fuite. Blessée de l'affront reçu, elle est partie en colère. Vers quel lieu a-t-elle dirigé ses pas? Quel cours donnera-t-elle à son ressentiment d'une aussi longue séparation. A quoi me servent les richesses? Que me fait une armée de serviteurs? De quel prix sont pour moi tous les plaisirs de ce monde? Quelle joie peut me donner ma demeure céleste?
[Note 109: Cansa (ou Coucha ou Lança), oncle de Krischna, couvert de crimes.]
Je crois la voir les sourcils contractés par un juste courroux. Son visage ressemble à un frais lotus sur lequel s'agitent deux noires abeilles. Son image est si vive dans mon esprit que maintenant même je la caresse avec ardeur.»
«Pourquoi la chercher dans ce bois? Pourquoi proférer des plaintes stériles? O fille svelte, la douleur, je le sais, a détourné de moi ton tendre sein; mais j'ignore où tu as fui. Comment t'inviter au retour? Tu m'apparais dans une vision; tu sembles venir à moi. Mais pourquoi ne te jettes-tu pas, comme autrefois, dans mes bras?
«Pardonne-moi; je ne te ferai plus jamais pareille injure. Accorde-moi seulement un soupir, ô aimable Rhadica; car je succombe à mon tourment. Ne vois pas en moi le terrible Mahésa [110]. Une guirlande de lys aquatiques orne mes épaules de ses tours délicats; les bleues pétales de lotus des champs brillent sur mon cou; ce n'est point la tache bleue d'un poison [111]. Mes membres sont frottés de poudre de sandal et non de cendres funéraires.
«O dieu de l'amour, ne me prends pas pour Mahadéva [112]. Ne me fais pas une nouvelle blessure; ne viens pas vers moi irrité. Je n'aime déjà qu'avec trop de passion, et cependant j'ai perdu ma bien-aimée!
[Note 110: Mahésa, nom de Siva, que l'Amour prenait pour but de ses flèches.]
[Note 111: Allusion au poison qu'avait avalé Siva.]
[Note 112: _Grand dieu, _nom de Siva, qui était frotté de cendres funéraires.]
«Ne prends pas dans ta main cette flèche empennée avec une fleur de l'arbre Amra! Ne bande pas ton arc vainqueur du monde. Mon coeur est déjà percé de traits que décochent les yeux de Radha noirs et fendus comme ceux de l'Antilope. Cependant je ne jouis point de sa présence. Ses yeux sont des carquois pleins de dards, ses sourcils des arcs et les pointes de ses oreilles des cordes de soie (pour lier). Ainsi armée par Ananga, le dieu du désir, elle marche, déesse elle-même, à la conquête de l'univers [113]. Tout entier à elle, je ne rêve qu'à sa délicieuse étreinte, à l'éclair éblouissant de ses yeux, à l'odorant lotus de sa bouche, au nectar de son doux parler, à ses lèvres rouges comme les baies du Bimba; cet ensemble de merveilles qui remplit mon esprit, loin de calmer ma douleur de son absence, la rend plus vive.
[Note 113: Incessu patuit dea (Virgile).]
«La messagère de Radha trouva le dieu désolé, sous des vaniras qui ombrageaient la rive de la Yamuna. Se présentant à lui avec grâce, elle lui décrivit en ces termes l'affliction de sa bien-aimée:
«Elle rejette loin d'elle l'essence du bois de sandal; jour et nuit, et même pendant le clair de lune, gisant morne et immobile, elle couve son noir chagrin; elle dit que le zéphyr de l'Himalaya est empesté et que les bois de sandal sur lesquels il a passé sont le repaire des serpents venimeux.
«Ainsi, ô Mahadéva, en ton absence, elle ne peut supporter la cuisante douleur de la blessure que lui a faite le trait de l'amour. Son âme est fixée sur toi. Le désir la transperce sans cesse de nouvelles flèches; entrelaçant des feuilles de lotus, elle compose une armure pour son coeur dont tu devrais être la seule cuirasse. Elle forme sa couche des fragments des flèches décochées contre elle par Kama; ils ont remplacé les douces fleurs sur lesquelles elle aimait à reposer entre tes bras. Son visage est comme un lys aquatique voilé par une rosée de larmes, et ses yeux paraissent comme les lunes qui laissent tomber leurs flots de nectar quand, dans l'éclipse, elles se débattent sous la dent du dragon furieux.
«Avec du musc elle te peint avec les attributs du dieu aux cinq flèches qui vient de vaincre le Makar, ou bien sous la forme du requin armé d'une corne aiguë et d'une flèche ayant pour pointe une fleur d'Amra; quand elle a tracé ainsi ton image, elle l'adore.
«O Madhéva, s'écrie-t elle, je suis gisante à tes pieds, et en ton absence, la lune même, quoiqu'elle soit un vase plein de nectar, embrase mes membres.» Alors, par la force de l'imagination, elle te voit devant elle, toi qu'il est si difficile de posséder. Tour à tour, elle soupire, sourit, se désole, pleure, marche successivement de tous les côtés, passe de la joie aux larmes, et des larmes à la joie. Elle a pour abri la forêt; pour filets de défense, le cordon de ses suivantes; ses soupirs sont la flamme d'un fourré auquel on a mis le feu; elle-même, hélas! par l'effet de ton absence, est devenue un timide faon (femelle du chevreuil), et l'amour est un tigre qui bondit sur elle comme Yama, le dieu de la mort. Son beau corps est si affaibli que, même la légère guirlande qui ondule sur sa gorge est pour elle un fardeau. Tel est, ô dieu à la brillante chevelure, l'état auquel ton absence a réduit Radha. Quand on répand sur son sein la plus fine poudre de sandal mouillée, elle tressaille comme si un poison la déchirait. Ses soupirs sans trêve forment un souffle ininterrompu et la brûlent comme la flamme qui réduisit en cendres Candarpa. Elle jette tout autour d'elle les regards de ses yeux pareils à des lys d'eau bleus aux tiges brisées qui épanchent des rayons de lumière. Même son lit frais de tendres feuilles est pour elle un brasier. La paume de sa main soutient sa tempe brûlante et sans battement comme le croissant qui se lève à la chute du jour. «Heri, Heri», ton nom seul interrompt le silence dans lequel elle est plongée, comme si son destin était accompli, comme si elle mourait avec bonheur de ton absence. Elle dénoue les tresses de ses cheveux; son coeur palpite avec violence; elle profère des plaintes inarticulées; elle tremble, elle languit, elle rêve; elle ne peut rester en place; elle ferme les yeux, elle tombe, elle se relève, elle s'évanouit dans sa fièvre d'amour; elle peut vivre, ô céleste médecin, si tu appliques le remède; mais si tu es cruel, elle succombera à son mal. Ainsi, divin guérisseur, le nectar de ton amour rendra la vie à Radha. Tu ne peux le refuser à moins que tu ne sois plus dur que la pierre de la foudre. Son âme a longtemps souffert; le bois de sandal, le clair de lune [114] et le lys aquatique qui rafraîchissent tous les autres, ont été pour elle comme des charbons ardents. Cependant elle médite [115] patiemment et en secret sur toi qui seul peux la soulager. Si lu es inconstant, comment pourra-t-elle, maintenant qu'elle n'est plus qu'une ombre, prolonger sa vie, même d'un seul moment? elle que je viens de voir ne pouvant supporter ton absence, même pour un instant, comment ne sera-t-elle pas brisée par ses soupirs, aujourd'hui que de ses yeux déjà presque fermés, elle regarde les branches empourprées du Kasala qui lui rappellent le printemps, cette saison qui a couronné ton amour pour elle.
[Note 114: Le froid produit par la réverbération des rayons de la lune pendant les nuits claires était un fait d'expérience déjà acquis à l'époque où écrivait Jahadéva. Arago en a donné le premier la théorie ou explication scientifique.]
[Note 115: Nous employons le mot méditer ici et ailleurs dans un sens différent de celui qu'il a généralement en français, parce nous ne pourrions sans périphrase rendre autrement le sens du mot indien qui veut dire: être en extase, ou en contemplation devant un objet qu'on voit ou qu'on se représente par la pensée. Les Indiens méditent (sont en extase), par exemple, sur le nombril de Vichnou qu'ils se figurent par l'imagination.]
«C'est ici que j'ai fixé ma demeure; va promptement vers Radha; apaise-la par mon tendre message et amène-la vers moi.»
Telle fut la réponse de l'ennemi de Madhu à la confidente qui attendait anxieusement; elle s'empressa de retourner vers Radha et lui dit:
«Pendant que le tiède zéphyr souffle de l'Himalaya, portant sur ses ailes le jeune dieu du désir; pendant que de nombreuses fleurs inclinent leurs pétales épanouies pour pénétrer le sein des amants séparés, le Dieu couronné de fleurs sylvestres, ô mon amie, se désespère de ton absence.
«Même les rayons de la lune, qui font naître la rosée, le brûlent; et à mesure que le dard de l'amour s'enfonce dans son sein, il pousse des gémissements inarticulés, sa douleur ne connaît plus de bornes. Il ferme les oreilles au doux murmure des abeilles; son coeur est noyé de chagrin et chaque retour de la nuit double son tourment. Il abandonne son palais radieux pour la sauvage forêt où il a pour couche la terre humide, et balbutie continuellement ton nom sous le lointain berceau de verdure, but des pèlerins de l'amour. Il médite sur ta beauté, dans un profond silence qu'il n'interrompt que pour répéter quelque délicieuse parole qui autrefois coula de tes lèvres, source unique du nectar dont il est altéré. N'hésite pas, ô la plus aimable des femmes; suis le seigneur de ton coeur. Vois-le avec les magnifiques ornements de l'amour, assoiffé d'un regard favorable de tes yeux, chercher l'asile ombreux désigné. Les cheveux noués avec des fleurs sylvestres, il se hâte vers le bosquet caressé par un doux zéphir sur la rive de la Yamuna; là, prononçant ton nom, il joue de son divin chalumeau. Oh! avec quel ravissement il regarde la poussière dorée qu'arraché aux fleurs épanouies le zéphir qui a baisé tes joues! L'esprit abattu comme une aile qu'on traîne et faible comme une feuille qui tremble, il attend sans doute ton arrivée, les yeux anxieusement fixés sur le sentier que tu dois fouler. Quitte, ô mon amie, les anneaux qui résonnent à tes chevilles délicates dans ta danse légère; jette rapidement sur tes épaules ton manteau azuré et cours au sombre berceau de verdure.
«Pour prix de ton empressement, ô toi qui luis comme l'éclair, tu brilleras sur la poitrine bleue de Murari semblable à un nuage printanier orné d'un cordon de perles pareilles à une volée de cygnes blancs fendant l'air. Belle aux yeux de lotus, ne trompe pas l'espoir du vainqueur de Madhu; satisfais son désir; mais va promptement. La nuit déjà venue passera elle-même rapidement. Il soupire sans cesse; il tourne de tous les côtés ses regards impatients; il rentre dans le bocage; il peut à peine articuler ton doux nom; il arrange de nouveau sa couche de fleurs; il a l'oeil hagard; il délire; ton bien-aimé va mourir du désir. Le dieu aux rayons éclatants disparaît dans l'Occident; ta douleur de la séparation doit disparaître également. Les ténèbres de la nuit ont encore assombri les tristes pensées où se perd l'imagination passionnée de Govinda [116].
[Note 116: Govinda; le pasteur, Krischna.]
«Le discours que je t'ai adressé égale en longueur et en douceur le chant du Cocita. Si tu diffères, tu sentiras une souffrance insupportable. Saisis le moment pour goûter le plaisir délicieux en répondant à l'appel du fils de Devaci qui est descendu du ciel pour délivrer l'univers de ses maux; c'est une pierre précieuse bleue brillant au front des trois mondes. Il est avide de sucer comme une abeille, le miel du lotus odorant de ta joue.
Alors la jeune amie attentive voyant que, trahie pas ses forces, Radha ne peut quitter le bouquet d'arbres enlacé de lianes fleuries, retourne vers Govinda qu'elle trouve affolé par l'amour et lui peint ainsi l'état dans lequel elle a laissé Radha:
«Elle se désespère, ô souverain du monde, dans son asile verdoyant; elle regarde avidement de tous côtés dans l'espoir de ton arrivée; alors empruntant de la force à la douce idée de la réunion promise, elle avance de quelques pas, puis tombe défaillante à terre. Quand elle s'est relevée, elle fait des bracelets avec des feuilles fraîches qu'elle entrelace; elle revêt un habillement et des ornements pareils à ceux du bien-aimé, puis elle se regarde en riant et s'écrie: Voilà le vainqueur de Madhu! Alors elle répète sans se lasser le nom de Heriet, avisant un sombre nuage bleu, elle lui tend les bras en disant: C'est le bien-aimé qui approche.
Ainsi, pendant que tu diffères, elle s'éteint dans l'attente, désolée, pleurant, mettant ses plus beaux ornements pour recevoir son seigneur, refoulant clans son sein ses violents soupirs; puis, à force d'avoir l'esprit fixé sur toi, elle se noie dans une mer de décevantes chimères. Le froissement d'une feuille lui paraît le bruit de ton arrivée. Elle arrange sa couche, imaginant dans son esprit mille modes de plaisir; si tu ne te rends pas près d'elle, elle mourra cette nuit de désespoir.
A ce moment la lune versait un filet argenté sur les bosquets de Vrindavan et paraissait une goutte de sandal liquide sur la face du ciel qui souriait comme une jeune beauté; les nombreuses taches qui noircissent sa surface semblaient accuser ses remords d'avoir aidé les jeunes filles amoureuses à perdre l'honneur de leurs familles. Avec l'image d'un faon noir couché sur son disque, elle avançait dans sa course nocturne; mais Mahadéva n'avait point encore dirigé ses pas vers la retraite de Radha; éplorée, elle exhala cette plainte:
«Le moment assigné est venu et Heri, hélas! ne se rend point au bosquet. Le printemps de ma jeunesse, à peine commencé, doit donc se passer ainsi dans l'abandon! Où me réfugier, trompée comme je le suis par l'artifice de ma messagère? Le dieu aux cinq flèches a blessé mon coeur et je suis délaissée par l'ami pour qui j'ai cherché, la nuit, les réduits les plus mystérieux de la forêt. Depuis que mes meilleurs amis m'ont trompée, je n'aspire plus qu'à mourir; mes sens sont bouleversés et mon sein en feu; pourquoi, dès lors, rester en ce monde? Le froid de la nuit printanière m'endolorit au lieu de me rafraîchir et de me soulager; des jeunes filles plus heureuses que moi jouissent de mon bien-aimé, et moi, hélas! je regarde tristement les pierres précieuses de mes bracelets noircis par la flamme de ma passion. Mon cou, plus délicat que la fleur la plus tendre, est meurtri par la guirlande qui l'entoure, car les fleurs sont les flèches de l'amour et il se fait un jeu cruel de les décocher. J'ai pris ce bois pour ma demeure, malgré la rudesse des arbres Vetas; mais le destructeur de Madhu a perdu mon souvenir! Pourquoi ne vient-il point au berceau des flamboyants Vanjulas désigné pour notre rendez-vous? Sans doute, quelque ardente rivale l'enlace dans ses bras, ou bien des amis le retiennent par de joyeux divertissements. Sinon, pourquoi ne se glisse-t-il pas dans le bosquet à la faveur des ténèbres de la froide nuit? Peut-être, à cause de la blessure reçue au coeur, est-il trop faible pour faire même un seul pas!»
A ces mots, levant les yeux, elle voit sa messagère revenir silencieuse et triste, sans Madhava; la crainte l'affolle, elle se le représente au bras d'une rivale et elle décrit ainsi la vision qui l'obsède:
«Vois, en déshabillé galant, les tresses de ses cheveux flottants comme des bannières de fleurs, une beauté plus attrayante que Radha, qui jouit du vainqueur de Madhu. Son corps est transfiguré par le contact de son divin amant; sa guirlande s'agite sur sa gorge palpitante. Sa figure, semblable à la lune, est sillonnée par les nuages de sa noire chevelure et tremble de plaisir pendant qu'elle suce le nectar de ses lèvres; ses pendants d'oreille étincelants dansent sur ses joues qu'ils illuminent, et les clochettes de sa ceinture tintent dans ses mouvements. D'abord pudiquement timide, elle sourit bientôt au dieu qui l'entoure de ses bras et la volupté lui arrache des sons inarticulés, pendant qu'elle nage sur les flots du désir, fermant ses yeux éblouis par la flamme de Kama qui la consume. Et voici que cette héroïne des combats amoureux tombe épuisée et réduite à merci par l'irrésistible Mahadéva. Mais, hélas! le feu de la jalousie me dévore et la lune lointaine qui dissipe les chagrins des autres mortels double le mien.
«Vois encore là-bas l'ennemi de Mura, tout entier au plaisir dans le bosquet que baigne la Yamuna! Vois-le baiser la lèvre de ma rivale et coller à son front un ornement de musc pur, noir comme la jeune Antilope qui se dessine sur le disque de la lune. Maintenant, comme l'époux de Reti, il entremêle à sa chevelure des fleurs blanches qui brillent entre les tresses comme les éclairs entre les nuages ondulés. Sur les globes de ses appas, il place un cordon de pierres précieuses qui y brillent comme de radieuses constellations sur deux firmaments. A ses bras arrondis et gracieux comme les tiges du lys aquatique et ornées de mains luisantes comme les pétales de sa fleur, il met un bracelet de saphyrs semblable à une grappe d'abeilles. Ah! vois comme il attache autour de sa taille une riche ceinture illuminée par des clochettes d'or qui, lorsqu'elles résonnent, semblent se rire de l'éclat bien inférieur des guirlandes de feuilles que les amants suspendent aux berceaux mystérieux pour se rendre propice le dieu du désir. Couché à son côté, il place le pied de cette belle sur sa poitrine brûlante et la teint de la rouge couleur du Yavaca. Vois-le, mon amie! Et moi, qu'ai-je fait pour passer ainsi mes nuits sans joie dans la forêt impénétrable, pendant que l'infidèle frère de Haladhera étreint ma rivale?
«Pourtant, ô ma compagne, ne va pas te désoler de la perfidie de mon jeune infidèle! Est-ce ta faute s'il se livre à l'amour avec une troupe de jeunes filles plus heureuses que moi? Vois comme mon âme, subjuguée par ses charmes irrésistibles, brise son enveloppe mortelle et se précipite pour s'unir au bien-aimé! Celle dont jouit le dieu couronné de fleurs s'abandonne sur un lit de fleurs à lui, dont les yeux folâtres ressemblent aux lys d'eau agités par la brise. Près de lui, dont les paroles sont plus douces que l'eau de la source de vie, elle ne ressent point la chaleur du vent brûlant de l'Himalaya. Elle ne souffre point des blessures faites par Kama quand elle est près de lui, dont les lèvres sont des lotus d'un rouge éblouissant. Elle est rafraîchie par la rosée des rayons de la lune lorsqu'elle est couchée avec lui, dont les mains et les pieds brillent comme des fleurs printanières. Aucune rivale ne la trompe, pendant qu'elle joute avec lui, dont les ornements étincellent comme l'or le plus éprouvé. Elle ne s'évanouit pas par l'excès du plaisir en caressant ce jeune dieu qui surpasse en beauté les habitants de tous les mondes. O zéphir, qui viens des régions du sud saturé de poussière de sandal souffler l'amour, sois-moi, propice, ne fût-ce qu'un instant; apporte-moi sur tes ailes mon bien-aimé et ensuite prends ma vie. L'amour me perce de nouveau des traits de ses yeux pareils aux bleus lys d'eau et me tue; et en même temps que la trahison de mon bien-aimé me déchire le coeur, mon amie devient l'ennemi (pour m'avoir trompée); le frais zéphir qui rafraîchit me brûle comme du feu et la lune qui distille le nectar me verse le poison. Apporte-moi la peste et la mort, ô vent de l'Himalaya! Prends ma vie avec tes cinq flèches! ne m'épargne point; je ne veux plus habiter sous le toit paternel. Reçois-moi dans tes flots d'azur, ô soeur de Yama (la Yamuna), pour éteindre l'incendie de mon coeur.»
Transpercée des flèches de l'amour, elle passa la nuit dans l'agonie du désespoir. A l'aube matinale, quand elle vit son amant à ses pieds implorant son pardon, elle le repoussa par ces reproches:
«Hélas! hélas! va-t'en Madhava! éloigne-toi, ô Cesara; ne tiens point un langage menteur! retourne vers celle qui te captive, ô dieu à l'oeil de lotus! Te voilà, les yeux abattus, rouges de la veillée prolongée sans repos pendant toute une nuit de plaisir et souriant encore de ton amour pour ma rivale. Tes dents, ô jeune dieu aux membres azurés, sont devenus bleues comme ton corps dans les baisers que tu as imprimés sur les yeux de ta favorite teints d'un lustre de bleu sombre, et tes membres, dans le combat amoureux, ont été marqués de points dont l'ensemble forme une lettre de conquête écrite sur des saphirs polis avec de l'or liquide[117]. Ta puissante poitrine, sur laquelle est imprimé le large lotus de son pied, revêt de ses parois intérieures, comme d'une enveloppe de feuilles rouges, l'arbre agité de ton coeur. La pression de ses lèvres sur les tiennes me déchire jusqu'au fond de l'âme. Ah! comment peux-tu dire que nous ne faisons qu'un, quand nos coeurs diffèrent si étrangement. Ton âme, ô dieu à la couleur sombre, trahit au dehors sa noirceur. Comment as-tu pu tromper une jeune fille qui, en se fiant à toi, brûlait de la fièvre de l'amour. Tu erres dans les forêts comme les fauves et les femmes sont ta proie. Quoi d'étonnant! Dès l'enfance tu fus méchant et tu donnas la mort à la nourrice qui t'avait allaité. Puisque ta tendresse pour moi, dont ces forêts même s'entretenaient, s'est maintenant évanouie, et puisque ta poitrine marquée de lignes rouges est embrasée par ton ardente passion pour elle et menace d'éclater, ta vue, ô trompeur, me fait, dois-je l'avouer, rougir de ma tendresse pour toi.»
[Note 117: Ce monologue rappelle les règles de Vatsyayana sur les pressions, les marques des dents, etc.]
Après avoir ainsi invectivé son amant, elle s'était assise, noyée de larmes, et, silencieusement, elle méditait sur ses attraits divins; alors sa compagne la reprit doucement:
«Il est parti! l'air léger l'a emporté. Quelle satisfaction, ô mon amie, goûteras-tu maintenant dans ta demeure? Cesse, femme rancuneuse, ton courroux contre le beau Ma'dhava. Pourquoi porter tes mains égarées sur ces beaux vases ronds, amples et murs comme le doux fruit de l'arbre Ta'a? Que de fois, jusqu'à ce dernier instant, ne t'ai-je pas répété: «N'oublie pas Heri au teint resplendissant!» Pourquoi te désoler ainsi? Pourquoi pleurer affolée, alors que tu es entourée de jeunes filles qui rient joyeusement. Tu as composé ta couche de tendres fleurs de lotus; que ton amant vienne charmer ta vue en s'y reposant! Que ton âme ne s'abîme point dans la douleur; écoute mes conseils qui ne cachent aucune tromperie. Laisse Cesara venir près de toi. Parle-lui avec une douceur délicieuse et oublie tous tes griefs. Si tu réponds par des duretés à sa tendresse; si tu opposes un orgueilleux silence à ses supplications quand il s'efforce de conjurer ta colère par les plus humbles prostrations; si tu lui témoignes de la haine alors qu'il t'exprime un amour passionné; si, quand il est à genoux devant toi, tu détournes de lui avec mépris ton visage, les causes cesseront de produire leurs effets ordinaires; la poussière de sandal dont tu te saupoudres sera pour toi un poison; la lune aux frais rayons, un soleil brûlant; l'humide rosée, un feu qui consume; et les transports de l'amour, les spasmes de l'agonie.
L'absence de Ma'dhava fut courte; il retourna vers sa bien-aimée dont les joues étaient enflammées par le souffle brûlant de ses soupirs; sa colère avait diminué sans cesser entièrement; elle éprouva toutefois une joie secrète de son retour. Les premières ombres de la nuit cachant sa confusion, elle tenait les yeux pudiquement fixés sur ses compagnes pendant qu'il implorait son pardon avec les accents du repentir:
«Dis seulement un mot de bonté et les éclairs de tes dents étincelantes dissiperont la nuit de mes craintes. Mes lèvres tremblantes sont, comme le Chacora altéré, avides de boire les rayons de lune de tes joues. O ma bien-aimée, naturellement si bonne, renonce à ton injuste ressentiment. A ce moment le feu du désir me consume. Oh! accorde-moi de sucer avec ardeur le miel du lotus de ta bouche. Ou, si tu es inexorable, donne-moi la mort en me perçant des dards de tes yeux effilés; enchaîne-moi de tes bras et assouvis sur moi ta vengeance. Tu es ma vie, ma parure, la perle de l'océan de ma naissance mortelle. Oh! rends-moi ton amour et ma reconnaissance sera éternelle. Tes yeux que la nature a faits semblables aux bleus lys d'eau sont devenus dans ta colère pareils aux pétales du lotus écarlate; teins de leur rougeur qui disparaîtra ainsi, mes membres sombres afin qu'ils reluisent comme les flèches de Kama qui ont pour pointe une fleur. Pose ton pied sur mon coeur comme une large feuille qui l'ombrage contre le soleil de ma passion dont je ne puis supporter les rayons de feu.
«Étends un cordon de pierres précieuses sur tes tendres appas; fais retentir les clochettes d'or de ta ceinture pour proclamer (comme le tambour qui bat pour une annonce) le doux édit de l'amour. Invite-moi par d'aimables paroles, ô jeune fille, à teindre en rose avec le jus de l'Alakbaka ces beaux pieds qui doivent faire rougir de honte jalouse l'éblouissant lotus des champs. Ne doute plus de mon coeur qui, tout tremblant, ne bat plus que pour t'être éternellement attaché. Ton visage est brillant comme la lune quoiqu'il distille le poison du désir qui affole; que tes lèvres de nectar soient le charmeur qui seul peut endormir le serpent ou fournir un antidote contre son venin. Ton silence m'afflige; oh! fais-moi entendre la musique de ta voix et étanche mon ardeur par ses doux accents.
«Renonce à ta colère, mais non à un amant qui surpasse en beauté les fils des hommes et qui est à tes pieds.
«O toi, souverainement belle entre toutes les femmes, tes lèvres sont une fleur du bandhujiva; la pourpre du madhura flamboyant rayonne sur ta joue; ton oeil éclipse le lotus bleu; ton nez est un bouton de tila. L'ivoire de tes dents surpasse en blancheur la fleur du chanda. C'est à toi que le dieu aux flèches de fleurs emprunte les pointes de ses traits pour subjuguer l'univers. Assurément tu es descendue du ciel, ô beauté idéale, avec une suite de jeunes déesses dont tu réunis dans ta personne tous les charmes divers.»
Quand il eut parlé ainsi, la voyant apaisée par ses hommages soumis, il se rendit à la hâte dans un galant costume au vert berceau. La nuit couvrait de son voile tous les objets et l'amie de Radha, en la parant de ses ornements radieux, l'encourageait ainsi:
«Obéis, aimable Radha, obéis à l'appel de l'ennemi de Madhu; son discours était élégamment composé de douces phrases; il s'est prosterné à tes pieds, et maintenant il se hâte vers sa couche délicieuse sous la voûte des vanjulas entrelacés. Attache à tes chevilles tes anneaux étincelants et va-t'en d'un pas léger comme Marala qui se nourrit de perles. Enivre ton oreille ravie des doux accents de Heri, fête l'amour pendant que les tendres cocilas, chantant harmonieusement, obéissent aux douces lois du dieu aux flèches de fleurs. Ne diffère plus; vois toutes les tribus de plantes élancées qui inclinent du côté du mystérieux berceau leurs doigts formés de feuilles nouvelles agitées par le vent; elles te donnent le signal du départ. Interroge ces deux mamelons qui palpitent mouillés par les pures gouttes coulant de la guirlande de ton cou et les boutons qui, sur leur sommet, se dressent à la pensée du bien-aimé; ils te disent que ton âme s'élance aux combats de l'amour; marche, ardent guerrier, marche vaillamment au son des clochettes de ta parure qui retentissent comme une musique belliqueuse. Emmène avec toi ta suivante favorite, croise avec sa main tes doigts longs et doux comme les flèches de l'amour; hâte tes pas et, parle bruit de tes bracelets, annonce ton arrivée à ce jeune dieu, ton esclave, qui s'écrie:
«Elle vient; elle va s'élancer vers moi avec transport, prononcer les accents entrecoupés du bonheur, me serrer étroitement dans ses bras, se fondre d'amour.»
«Telles sont ses pensées en ce moment, et dans ces pensées, il regarde jusqu'à l'extrémité de la longue avenue; il tremble, il se réjouit, il brûle, il va et vient fiévreusement; il est pris de défaillance quand il voit que tu ne viens pas et tombe à terre sous son berceau ténébreux. Voici maintenant que la nuit revêt d'atours faits pour l'amoureux mystère les nombreuses jouvencelles qui se hâtent vers le rendez-vous; elle met du noir à leurs beaux yeux; elle fixe les feuilles du noir tamala derrière leurs oreilles; elle entremêle à l'ébène de leurs cheveux l'azur foncé du lys d'eau et saupoudre de musc leurs seins palpitants. Le ciel de la nuit, noir comme la pierre de touche, éprouve maintenant l'or de leur amour et est sillonné de lignes lumineuses par les éclairs de leur beauté qui surpassent ceux de la beauté des cachemiriennes les plus éblouissantes [118]. Ainsi excitée, Radha perça à travers l'épaisse forêt, mais elle défaillit d'émotion et de honte quand, à la lumière de l'éclat des innombrables pierres précieuses qui étincelaient aux bras, aux pieds et au cou de son bien-aimé, elle le vit sur le seuil de sa demeure fleurie; alors sa compagne l'encouragea de nouveau et l'entraîna par ces paroles passionnées:
«Entre, ô tendre Radha, sous le berceau de verdure de Heri; goûte le bonheur, ô toi dont les appas rient de l'avant-goût de la félicité. Pénètre, ô Radha, dans ce'berceau tapissé d'une fraîche couche de feuilles d'Asola qu'égaient des fleurs radieuses. Sois heureuse, ô toi dont la guirlande s'agite joyeusement sur ta gorge palpitante. Savoure la volupté, ô toi dont les membres surpassent beaucoup en douceur les gaies fleurs du berceau. Entre, ô Radha, dans le vert asile rafraîchi et parfumé par les vents qui soufflent des forêts de l'Himalaya.
[Note 118: Les femmes du Cachemire, blanches comme des Européennes et d'une remarquable beauté, étaient très recherchées pour les sérails des princes de l'Inde.]
«Puises-y le plaisir, ô toi dont les accents amoureux sont plus doux que les zéphyrs.—Entre, ô Radha, sous le berceau que constellent les vertes feuilles des lianes grimpantes, et qui résonnent du doux bourdonnement des abeilles butinant le miel. Sois heureuse, ô toi dont l'étreinte donne la jouissance la plus exquise. Repose, ô Radha, sous ce berceau où t'appellent les accords harmonieux des cocilas; trouves-y les délices, ô toi dont les lèvres plus rouges que les grains de la grenade, font ressortir la blancheur de tes dents d'ivoire. Son coeur où il t'a si longtemps portée palpite jusqu'à se briser par la violence du désir; la soif du nectar de tes lèvres le brûle. Daigne accorder la vie à ton captif qui s'agenouille devant le lotus de ton pied; imprime ce pied sur sa poitrine étincelante, car ton esclave se reconnaît lui-même payé au-dessus de son prix par la faveur d'un seul de tes regards, d'un seul ploiement encourageant de tes fiers sourcils.
Elle finit, et Radha, avec une joie timide, dardant ses yeux sur Govinda, pendant qu'harmonieusement retentissaient les anneaux de ses chevilles et les clochettes de sa ceinture, entra sous le berceau mystique du bien-aimé qui pour elle était l'univers. Alors elle contempla Madhava qui mettait en elle seule tout son bonheur, qui avait si longtemps soupiré pour son étreinte et dont la figure rayonnait alors d'un ravissement infini. Le coeur du dieu était enlevé par sa vue, comme les flots de la mer le sont par le disque lunaire. Sa poitrine azurée étincelait de l'éclat de perles sans taches, comme la surface de la Yamuna gonflée étincelle des traînées de blanche écume qui couronnent ses ondes bleues. De sa taille svelte tombaient les plis de sa robe d'un jaune pâle qui semblait la poussière dorée parsemant les pétales bleues du lys d'eau. Sa passion était allumée par l'éclair des prunelles de Radha qui jouaient comme un couple de cygnes au plumage azuré, s'ébattant près d'un lotus en fleur sur un étang dans la saison des pluies. Des pendants d'oreille étincelants comme deux soleils faisaient éclater le plein épanouissement de ses joues et de ses lèvres qui brillaient de l'humide rayonnement de ses sourires. Les tresses de sa chevelure entremêlées de fleurs étaient comme un nuage resplendissant la nuit des couleurs de l'arc-en-ciel lunaire. A son front, un cercle d'huile odorante extraite du sandal de l'Himalaya brillait comme la lune qui vient de se lever sur l'horizon. Tout son corps, illuminé par l'éclat d'innombrables pierres précieuses, resplendissait comme une flamme. La honte qui, naguère, avait pris pour demeure les larges pupilles de Radha avait eu honte elle-même et avait fui. Cette beauté à l'oeil de faon, contemplait avec ravissement la face resplendissante de Krischna; elle passait tendrement sur le côté de sa couche et l'essaim des nymphes ses suivantes s'éloignait à petits pas du vert berceau en s'éventant pour cacher ses sourires.
Govinda, voyant sa bien-aimée gaie et sereine, le sourire aux lèvres et les flammes du désir dans les yeux, lui dit avec transport pendant qu'elle reposait sur le lit de feuilles entremêlées de tendres fleurs:
«Mets le lotus de ton pied sur mon sein azuré[119] et que cette couche soit mon triomphe sur tous ceux qui sont rebelles à l'amour. Accorde un moment de transport passionné, ô douce Radha, à ton Narayana[120], ton adorateur. Je te rends hommage. Je presse de mes mains potelées tes pieds fatigués d'une longue marche. Oh! que ne suis-je l'anneau d'or qui joue autour de ta cheville! Dis un seul mot d'amour; fais couler le nectar de l'éclatante lune de ta bouche. Puisque ta douleur de l'absence s'est enfin dissipée, laisse-moi écarter le voile jaloux qui me dérobe tes charmes. C'est pour mon bonheur suprême que ces deux pics pénètrent mon sein et qu'ils étouffent ma flamme. Oh! laisse-moi boire d'ar-dents baisers à tes lèvres humides. Avec leur eau vivifiante ressuscite ton esclave consumé par l'incendie de la séparation. Longtemps les chants du cocila au lieu de charmer ses oreilles ont fait son tourment; réjouis-les maintenant par le tintement des clochettes suspendues autour de ta taille, musique qui égale presque la mélodie de ta voix. Pourquoi tes yeux sont-ils demi-clos? rougissent-ils à la vue d'un jeune amant qu'a désespéré ton cruel ressentiment? Oh! trêve au chagrin et que nos transports en chassent jusqu'au souvenir.»
[Note 119: Cela rappelle les Athéniennes qui levaient les jambes pour leurs maris (Aristophane, Lysistrata).]
[Note 120: Nom de Vichnou sur la mer de lait.]
Le matin, elle se leva tout en désordre, ses yeux trahissant une nuit sans sommeil; alors le dieu à la robe jaune, considérant ses charmes, se disait dans son esprit divin:
«Les boucles de ses cheveux sont éparses au hasard, l'éclat de ses lèvres est terni, sa guirlande et sa ceinture ont quitté leurs sièges charmants qu'elle regarde dans un pudique silence, et cependant dans cet état sa vue me ravit.»
Mais Radha, avant de réparer son désordre qu'elle voulait dérober au cortège de ses suivantes, adressa à son amant qui s'empressait près d'elle ces tendres paroles:
«Mets, ô fils de Yadu, mets avec tes doigts plus frais que le bois de sandal, un petit cercle de musc sur ma gorge qui ressemble à un vase d'eau consacrée (bénitier hindou en forme d'une valve allongée) couronné de feuilles fraîches et placé à demeure près d'un bouquet d'arbres printaniers pour rendre propice le dieu de l'amour. Frotte, ô mon bien-aimé, avec la poudre noire dont le lustre ferait envie aux plus noires abeilles, ces yeux dont les traits sont plus perçants que les flèches lancées par l'époux de Reti.
«Attache à mes oreilles, ô dieu d'une beauté merveilleuse, ces deux pierres précieuses empruntées à la chaîne de l'amour pour que les antilopes de tes yeux puissent se précipiter vers elles et y jouer à plaisir. Mets maintenant un frais rond de musc, noir comme les taches lunaires, sur la lune de mon front et entremêle aux tresses de mes cheveux de gaies fleurs avec des plumes de paon adroitement arrangées pour qu'elles flottent gracieusement comme la bannière de Kama. Maintenant, ô mon tendre coeur, rajuste mes ornements qui ont glissé et rattache les clochettes d'or à ma ceinture pour qu'elles reposent sur leur siège semblable aux collines où le dieu à cinq flèches qui vainquit Sampar[121] garde son éléphant pour le combat[122].»
[Note 121: Kama qui triompha de Sampar.]
[Note 122: Cet alinéa rappelle les soins que l'amant doit donner à sa maîtresse qui va le quitter, chapitre I du livre II, «la Vie élégante», de Vatsyayana.]
Yadava exultait dans son coeur en écoutant sa maîtresse. Il s'empresse d'accomplir ses désirs folâtres; il place les disques de musc sur ses appas et sur son front, teint ses tempes de couleurs éclatantes; donne à ses yeux un nouveau lustre en les encadrant d'un noir plus foncé; orne les torsades de sa chevelure et son cou de guirlandes fraîches, resserre à ses poignets ses bracelets relâchés, à ses chevilles ses bracelets étincelants et autour de sa taille les clochettes de sa ceinture au son harmonieux.
Tout ce qu'il y a de délicieux dans les accords de la musique, tout ce qu'il y a de divin dans les méditations de Vichnou, tout ce qu'il y a d'exquis dans le doux art de l'amour, tout ce qu'il y a de gracieux dans les rythmes de la poésie, puissent les heureux et les sages le puiser aux chants de Jayadéva dont l'âme est unie au pied de Vichnou.
Puissiez-vous avoir pour soutien Hery qui se partagea en une infinité de formes brillantes, quand, avide de contempler avec des myriades d'yeux la fille de l'Océan, il déploya sa nature de divinité pénétrant tout, pour refléter sa personne séparément sur chacune des innombrables pierres précieuses qui constellent les têtes nombreuses du roi des serpents[123] choisi pour son siège; ce Heri qui, écartant de la gorge de Petma ses voiles transparents pour contempler les délicieux boutons qui la couronnent, l'a subjuguée en lui déclarant que quand elle l'a choisi pour son fiancé sur la mer de lait, l'époux de Parvati (Siva) a, de désespoir, avalé le poison qui a noirci son cou azuré.
[Note 123: Le serpent Capelle aux têtes multiples forme comme un capuchon sur la tête de Vichnou.]
III LA MORT D'ADONIS
Enceinte par un inceste, Myrrha a été changée en un arbre dont le tronc s'entr'ouvre par le travail de Lucine. Il en sort un enfant dans la gracieuse nudité que le pinceau prête aux amours. C'est Adonis, le plus beau des enfants. Il parvient à l'adolescence et, jeune homme, est plus beau que jamais. Il plaît même à Vénus et venge ainsi les infortunes de sa mère. Éprise d'un mortel, la déesse de la beauté oublie Cythère et ses rivages sacrés, elle abandonne le ciel lui-même. Le ciel ne vaut pas Adonis. Elle s'attache à ses pas, elle est sa compagne assidue. Elle dédaigne les soins de sa beauté et les frais ombrages; les monts, les bois, les roches buissonneuses la voient errer la jambe nue, la robe relevée à la manière de Diane; elle anime les chiens, mais contre de douces et innocentes proies.