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Thermidor: d'après les sources originales et les documents authentiques

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The Project Gutenberg eBook of Thermidor: d'après les sources originales et les documents authentiques

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Title: Thermidor: d'après les sources originales et les documents authentiques

Author: Ernest Hamel

Release date: August 1, 2005 [eBook #8739]
Most recently updated: May 31, 2013

Language: French

Credits: Produced by Distributed Proofreaders

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK THERMIDOR: D'APRÈS LES SOURCES ORIGINALES ET LES DOCUMENTS AUTHENTIQUES ***

Produced by Distributed Proofreaders

ERNEST HAMEL

THERMIDOR

D'APRÈS LES SOURCES ORIGINALES

ET LES DOCUMENTS AUTHENTIQUES
AVEC UN PORTRAIT DE ROBESPIERRE

gravé sur acier.

DEUXIÈME ÉDITION

PRÉFACE

Scribitur ad narrandum ET PROBANDUM.

La pièce, récemment représentée au Théâtre-Français sous le titre de Thermidor, a réveillé l'attention publique sur un des événements les plus controversés de la Révolution française: la chute de Maximilien Robespierre.

Des innombrables discussions auxquelles a donné lieu la pièce de M. Sardou, il est résulté pour moi cette conviction, à savoir que presque personne, parmi ceux qui ont la prétention de bien connaître la Révolution, ne sait le premier mot de la basse intrigue qui a amené la catastrophe du 9 thermidor.

Pour un certain nombre de républicains de nos jours, peu d'accord avec la grande école républicaine de 1830, avec les Armand Carrel, les Godefroy Cavaignac, les Garnier-Pagès, les Buchez, les Raspail, les Armand Barbès et tant d'autres, Robespierre est resté l'incarnation de la Terreur. On a beau leur rappeler le mot que prononçait Barère, au nom du comité de Salut public, dans la séance du 10 thermidor, mot qui donna à la tragédie de ce jour sa véritable signification: «Robespierre a péri pour avoir voulu arrêter le cours terrible, majestueux de la Révolution», rien n'y fait. Il n'y a pires sourds que ceux qui ne veulent entendre.

Comme le disait si bien Henry Maret, il y a quelques mois, avec son bon sens gaulois: «C'est le vieux préjugé, la vieille légende persistante, qui fait de Robespierre un bouc émissaire, chargé de tous les méfaits de la Terreur».

Songez donc, c'est si commode! Chacun s'est débarrassé de sa part de responsabilité en rejetant tout sur les vaincus qui, muets dans leur tombe, n'étaient plus là pour répondre. Et malheur à qui eût osé élever la voix pour les défendre; on lui aurait fait voir que le règne de la guillotine n'était point passé. Aussi la légende a-t-elle pu s'établir avec une facilité merveilleuse. Il y a même de graves docteurs qui vous disent qu'il n'y a point d'intérêt à la détruire; que chacun a le droit d'édifier sur elle tous les contes en l'air que peut enfanter une imagination maladive ou perverse, comme si la vérité n'était pas d'un intérêt supérieur à tout.

S'il faut en croire certains publicistes qui présentent plaisamment M. de Robespierre comme «le plus noir scélérat des temps modernes», les choses sans lui se seraient passées le plus doucement du monde. Otez Robespierre de la Révolution, et les principes de 1789, qu'il n'avait pas peu contribué à faire proclamer, se seraient défendus tout seuls. Pas d'émigration, pas de manifeste de Brunswick; Louis XVI et Marie-Antoinette se seraient agenouillés devant la Révolution; la Vendée ne se serait pas soulevée; soixante départements ne se seraient pas insurgés contre la Convention; l'armée de Condé n'aurait pas bivouaqué sur nos frontières dès les premiers mois de 1792; toute l'Europe ne se serait pas levée en armes contre nous; les millions de l'Angleterre n'auraient pas servi à alimenter la coalition; Danton enfin ne se serait pas cru obligé de réclamer l'établissement du tribunal révolutionnaire et de faire mettre la terreur à l'ordre du jour. Non, mais vraisemblablement il y aurait eu soixante-treize Girondins de plus exécutés sur la place de la Révolution.

Nul n'ignore aujourd'hui la réponse de Cambacérès à Napoléon lui demandant ce qu'il pensait du 9 thermidor: «C'est un procès jugé, mais non plaidé». Cambacérès avait été le collègue et l'ami de Robespierre; il s'était bien gardé de tremper dans le 9 thermidor; personne n'était donc mieux placé que lui pour faire la lumière complète sur cette journée lugubre. Mais l'archichancelier avait alors d'autres soucis en tête que celui de blanchir la mémoire de son ancien collègue, ce qui l'eût obligé de dresser un acte d'accusation formidable contre l'ex-mitrailleur Fouché, devenu l'un des hauts dignitaires de l'Empire.

Ce procès, je l'ai plaidé, preuves en mains, d'après d'irréfutables documents, en des circonstances et dans un temps où il y avait peut-être quelque courage à le faire. Mon Histoire de Saint-Just avait été saisie, poursuivie et détruite en 1859. Je ne m'étais pas découragé. Les recherches qu'avait nécessitées cette première étude sur les vaincus de Thermidor m'avaient fait découvrir les documents les plus précieux sur la principale victime de cette journée. A quelques années de là paraissait le premier volume de l'Histoire de Robespierre et du coup d'État de Thermidor. Seulement les éditeurs, aux yeux desquels le mot de coup d'État flamboyait comme un épouvantail avaient, par prudence, supprimé la seconde partie du titre[1].

[Note 1: Le titre a été rétabli in extenso dans l'édition illustrée publiée en 1878.]

Cette précaution n'empêcha pas l'Histoire de Robespierre d'être l'objet des menaces du parquet de l'époque. «Nous l'attendons au second volume», s'était écrié un jour le procureur impérial en terminant son réquisitoire dans un procès retentissant. Cette menace produisit son effet. Les éditeurs Lacroix et Verboekoven, effrayés, refusèrent de continuer la publication du livre, il me fallut employer les voies judiciaires pour les y contraindre. Un jugement, fortement motivé, les condamna à s'exécuter, et ce fut grâce aux juges de l'Empire que l'oeuvre, interrompue pendant dix-huit mois, put enfin paraître entièrement.

Ni l'auteur, ni l'éditeur, ne furent inquiétés. Et pourquoi l'auraient-ils été? La situation s'était un peu détendue depuis la saisie de mon Histoire de Saint-Just. Et puis, le livre n'était pas une oeuvre de parti: c'était l'histoire dans toute sa sérénité, dans toute sa vérité, dans toute son impartialité.

«En sondant d'une main pieuse, comme celle d'un fils, disais-je alors, les annales de notre Révolution, je n'ai fait qu'obéir à un sentiment de mon coeur. Car, au milieu de mes tâtonnements, de mes incertitudes et de mes hésitations avant de me former un idéal d'organisation politique et sociale, s'il est une chose sur laquelle je n'aie jamais varié, et que j'aie toujours entourée d'un amour et d'une vénération sans bornes, c'est bien toi, ô Révolution, mère du monde moderne, alma parens. Et quand nous parlons de la Révolution, nous entendons tous les bienfaits décrétés par elle, et dont sans elle nous n'aurions jamais joui: la liberté, l'égalité, en un mot ce qu'on appelle les principes de 1789, et non point les excès et les erreurs auxquels elle a pu se laisser entraîner. Prétendre le contraire, comme le font certains publicistes libéraux, c'est ergoter ou manquer de franchise. Jamais, ô Révolution, un mot de blasphème n'est tombé de ma bouche sur tes défenseurs consciencieux et dévoués, qu'ils appartinssent d'ailleurs à la Gironde ou à la Montagne. Si, en racontant leurs divisions fatales, j'ai dû rétablir, sur bien des points, la vérité altérée ou méconnue, j'ai, du moins, reconcilié dans la tombe ces glorieux patriotes qui tous ont voulu la patrie honorée, heureuse, libre et forte. Adversaire décidé, plus que personne peut-être, de tous les moyens de rigueur, je me suis dit que ce n'était pas à nous, fils des hommes de la Révolution, héritiers des moissons arrosées de leur sang, à apprécier trop sévèrement les mesures terribles que, dans leur bonne foi farouche, ils ont jugées indispensables pour sauver des entreprises de tant d'ennemis la jeune Révolution assaillie de toutes parts. Il est assurément fort commode, à plus d'un demi-siècle des événements, la plume à la main, et assis dans un bon fauteuil, de se couvrir majestueusement la face d'un masque d'indulgence, de se signer au seul mot de Terreur; mais quand on n'a pas traversé la tourmente, quand on n'a pas été mêlé aux enivrements de la lutte, quand on n'a pas respiré l'odeur de la poudre, peut-on répondre de ce que l'on aurait été soi-même, si l'on s'était trouvé au milieu de la fournaise ardente, si l'on avait figuré dans la bataille? Il faut donc se montrer au moins d'une excessive réserve en jugeant les acteurs de ce drame formidable; c'est ce que comprennent et admettent tous les hommes de bonne foi et d'intelligence, quelles que soient d'ailleurs leurs opinions.»

Il y a vingt-sept ans que j'écrivais ces lignes, et elles sont aujourd'hui plus vraies que jamais.

Sans doute il y a eu dans la Révolution des sévérités inouïes et de déplorables excès. Mais que sont ces sévérités et ces excès, surtout si l'on considère les circonstances effroyables au milieu desquelles ils se sont produits, comparés aux horreurs commises au temps de la monarchie? Que sont, sans compter les massacres de la Saint-Barthélémy, les exécutions de 1793 et de 1794 auprès des cruautés sans nom qui ont déshonoré le règne de Louis XIV avant et après la révocation de l'édit de Nantes? Et nous-mêmes, avons-nous donc été si tendres, pour nous montrer d'une telle rigueur dans nos jugements sur les grands lutteurs de la Révolution? N'avons-nous pas vu fusiller de nos jours, après le combat, froidement, indistinctement, au hasard, des milliers et des milliers de malheureux? Un peu plus de réserve conviendrait donc, surtout de la part de gens chez qui ces immolations impitoyables n'ont pas soulevé beaucoup d'indignation.

Ah! combien M. Guizot appréciait plus sainement les choses, quand il écrivait à propos de la Révolution d'Angleterre et de la nôtre: «Qu'on cesse donc de les peindre comme des apparitions monstrueuses dans l'histoire de l'Europe; qu'on ne nous parle plus de leurs prétentions inouïes, de leurs infernales inventions, elles ont poussé la civilisation dans la route qu'elle suit depuis quatorze siècles….

«Je ne pense pas qu'on s'obstine longtemps à les condamner absolument parce qu'elles sont chargées d'erreurs, de malheurs et de crimes: il faut en ceci tout accorder à leurs adversaires, les surpasser même en sévérité, ne regarder à leurs accusations que pour y ajouter, s'ils en oublient, et puis les sommer de dresser à leur tour le compte des erreurs, des crimes et des maux de ces temps et de ces pouvoirs qu'ils ont pris sous leur garde. Je doute qu'ils acceptent le marché.»

Il ne s'agit donc pas d'écheniller la Révolution. Il faut, dans une certaine mesure, la prendre en bloc, comme on l'a dit si justement. Mais cela n'empêche de rendre à chacun des acteurs du drame immense la justice qui lui est due, et surtout de réduire à leur juste valeur les anathèmes, faits de mensonges et de calomnies, dont on s'est efforcé d'accabler la mémoire de quelques-uns des plus méritants. C'est ce que j'ai fait pour ma part, avec la sérénité d'un homme qui n'a jamais demandé ses inspirations qu'à sa conscience. Les fanatiques de la légende ont hurlé, mais tous les amis de la vérité m'ont tendu la main. «Vous êtes le laborieux reconstructeur du vrai, m'écrivait Victor Hugo en 1865. Cette passion de la vérité est la première qualité de l'historien.» Elle n'a fait que grandir en moi devant la persistance de l'erreur et de la calomnie.

Dans les polémiques soulevées par la pièce de Thermidor, et auxquelles je ne me suis point mêlé, j'ai été plusieurs fois pris à partie. Celui-ci, qui n'a jamais lu mes livres, s'imagine que je ne jure que par Saint-Just et par Robespierre; celui-là insinue que je n'ai dégagé la responsabilité de ce dernier qu'en la rejetant sur Pierre, Jacques et Paul. Ce brave homme ne s'aperçoit pas qu'il a fait, dans un sens contraire, ce qu'il me reproche si légèrement.

Je demande, moi, que les responsabilités, si responsabilités il y a, soient partagées. Je ne réclame pour Robespierre que la justice, mais toute la justice, comme pour les autres. Que fait-il, lui? Il ramasse tous les excès, toutes les erreurs, toutes les sévérités de la Révolution, et il les rejette bravement sur Robespierre, sans avoir l'air de se douter du colossal et impuissant effort de ce dernier pour réprimer tous ces excès, «arrêter le cours terrible de la Révolution» et substituer la justice à la terreur.

Voilà bien la méthode de M. Sardou. Il prétend connaître la Révolution.
Oui, il la connaît, à l'envers, par le rapport de Courtois et les plus
impurs libelles que la calomnie ait jamais enfantés. C'est ainsi que
Robespierre lui apparaît comme un tyran, comme un dictateur, comme un
Cromwell. Un exemple nous permettra de préciser.

M. Sardou met à la charge de Robespierre toutes les horreurs de la Révolution; en revanche, il en exonère complètement celui-ci ou celui-là, Carnot par exemple. Cependant M. Sardou, qui connaît si bien son histoire de la Révolution, même par les libelles où il a puisé ses inspirations, ne doit pas ignorer que du 29 prairial au 8 thermidor, c'est-à-dire dans les quarante jours où la Terreur a atteint son maximum d'intensité, Robespierre est resté à peu près étranger à l'action du gouvernement, qu'il n'est pour rien, en conséquence, dans les actes de rigueur qui ont signalé cette période de six semaines, et qu'il s'est volontairement dessaisi de sa part de dictature, alors que tel autre, absous par lui, est resté jusqu'au bout inébranlable et immuable dans la Terreur.

Est-ce Robespierre, oui ou non, qui, en dehors de l'action gouvernementale, s'est usé à faire une guerre acharnée à certains représentants en mission, comme Fouché et Carrier, et à leur demander compte «du sang versé par le crime»?

Est-ce Robespierre, oui ou non, qui s'est efforcé d'empêcher qu'on n'érigeât en crime ou des préjugés incurables ou des choses indifférentes?

Est-ce Robespierre, oui ou non, qui s'est plaint si amèrement que l'on persécutât les nobles uniquement parce qu'ils étaient nobles, et les prêtres uniquement parce qu'ils étaient prêtres?

Est-ce Robespierre, oui ou non, qui demandait que l'on substituât la
Justice à la Terreur?

Est-ce enfin Robespierre qui est mort dans la journée du 10 thermidor, pour avoir voulu, suivant l'expression de Barère, parlant au nom des survivants du Comité de Salut public, «arrêter le cours terrible, majestueux de la Révolution?»

Eh bien! l'histoire inflexible répond que c'est Robespierre.

Mais M. Sardou se soucie bien de la vérité historique. Aux gémonies les vaincus de Thermidor! et vive Carnot! dont le petit-fils occupe aujourd'hui, si correctement d'ailleurs, la première magistrature de la République.

Ah! les vainqueurs de Thermidor! Écoutez ce que l'on en pensait, non pas sous la République, mais en pleine Restauration. Voici ce qu'écrivait Charles Nodier, en 1829, dans la Revue de Paris: «La nouvelle du 9 thermidor, parvenue dans les départements de l'Est, développa un vague sentiment d'inquiétude parmi les républicains exaltés, qui ne comprenaient pas le secret de ces événements, et qui craignaient de voir tomber ce grand oeuvre de la Révolution avec la renommée prestigieuse de son héros, car derrière cette réputation d'incorruptible vertu qu'un fanatisme incroyable lui avait faite, il ne restait plus un seul élément de popularité universelle auquel les doctrines flottantes de l'époque pussent se rattacher. Hélas! se disait-on à mi-voix, qu'allons-nous devenir? Nos malheurs ne sont pas finis puisqu'il nous reste encore des amis et des parents et que MM. Robespierre sont morts! Et cette crainte n'était pas sans motifs, car le parti de Robespierre venait d'être immolé par le parti de la Terreur.»

Il faut croire que Charles Nodier, qui avait traversé la Révolution, était mieux à même que M. Sardou de juger sainement les choses.

Je sais bien que les suppôts de la Terreur n'ont pas tardé à être dupés; que l'arme sanglante a passé de gauche à droite, et que la Terreur blanche s'est promptement substituée à la Terreur révolutionnaire. Mais la moralité du 9 thermidor n'en reste pas moins la même. Quiconque garde au coeur le culte de la Révolution, ne saurait avoir assez de mépris «pour cet exécrable parti des Thermidoriens, qui, suivant l'expression du même Charles Nodier, n'arrachait la France à Robespierre que pour la donner au bourreau, et qui, trompé dans ses sanguinaires espérances, a fini par la jeter à la tête d'un officier téméraire; pour cette faction à jamais odieuse devant l'histoire qui a tué la République au coeur dans la personne de ses derniers défenseurs, pour se saisir sans partage du droit de décimer le peuple, et qui n'a même pas eu la force de profiter de ses crimes». Les républicains de nos jours, qui font chorus avec «cet exécrable parti des Thermidoriens», feraient peut-être bien de méditer ces paroles du royaliste auteur des Souvenirs de la Révolution et de l'Empire.

Eh bien! ce qu'il importe de rétablir à cette heure, c'est la vérité toute nue sur le sanglant épisode de Thermidor.

C'est ce que je me suis efforcé de faire en remettant sous les yeux du lecteur l'histoire des faits dégagée de tout esprit de parti, l'histoire impartiale et sereine, qui ne se préoccupe que de rendre à tous et à chacun une exacte justice distributive.

Je ne saurais donc mieux terminer cette courte préface qu'en rappelant ces lignes que je traçais en 1859 à la fin du préambule de mon Histoire de Saint-Just, et dont je me suis inspiré dans mon Précis de l'Histoire de la Révolution:

«Quant à l'écrivain qui s'imposera la tâche d'écrire sincèrement la vie d'un de ces grands acteurs, il ne devra jamais perdre de vue que tous les hommes de la Révolution qu'a dirigés un patriotisme sans arrière-pensée, ont un droit égal à son respect. Son affection et son penchant pour les uns ne devra diminuer en rien l'équité qu'il doit aux autres. S'il considère comme un devoir de se montrer sévère envers ceux qui n'ont vu dans la Révolution qu'un moyen de satisfaire des passions perverses, une ambition sordide, et qui ont élevé leur fortune sur les ruines de la liberté, il bénira sans réserve, tous ceux qui, par conviction, se sont dévoués à la Révolution, qu'ils s'appellent d'ailleurs Mirabeau ou Danton, Robespierre ou Camille Desmoulins, Carnot ou Saint-Just, Romme ou Couthon, Le Bas ou Merlin (de Thionville), Vergniaud ou Cambon. Il se rappellera que la plupart ont scellé de leur sang la fidélité à des principes qui eussent assuré dans l'avenir la grandeur et la liberté de la France, et qu'il n'a pas tenu à eux de faire triompher; il réconciliera devant l'histoire ceux que de déplorables malentendus ont divisés, mais qui tous ont voulu rendre la patrie heureuse, libre et prospère: son oeuvre enfin devra être une oeuvre de conciliation générale, parce que là est la justice, là est la vérité, là est le salut de la démocratie.»

ERNEST HAMEL

Mars 1891.

CHAPITRE PREMIER

Enfance et jeunesse de Robespierre.—Ses succès au barreau.—Son goût pour les lettres.—La société des Rosati.—Discours sur les peines infamantes.—L'éloge de Gresset.—Robespierre est nommé député aux États-généraux.—Le suffrage universel.—Juifs et comédiens.— Popularité de Robespierre.—La pétition Laclos.—Robespierre chez Duplay.—Triomphe de Robespierre.—Discussions sur la guerre.— Dumouriez aux Jacobins.—Le bonnet rouge.—Le 10 août.—Les massacres de septembre.—L'accusation de dictature.—Lutte entre la Gironde et la Montagne.—Le tribunal révolutionnaire.—Les 31 mai et 2 juin.—Les 73 girondins sauvés par Robespierre.—Voix d'outre tombe.—Le colossal effort de la France.—Lutte en faveur de la tolérance religieuse. —Maladie de Robespierre.—Fin de l'hébertisme.—Les Dantonistes sacrifiés.—Effet de la mort des Dantonistes.—Hoche et Robespierre.— Reconnaissance de l'Être suprême.

I.

Avant de mettre sous les yeux du public le drame complet de Thermidor, d'en exposer, à l'aide d'irréfutables documents, les causes déterminantes, et d'en faire pressentir les conséquences, il importe, pour l'intelligence des faits, d'esquisser rapidement la vie de l'homme qui en a été la principale victime et qui est tombé, entraînant dans sa chute d'incomparables patriotes et aussi, hélas! les destinées de la République.

Maximilien-Marie-Isidore de Robespierre naquit à Arras le 6 mai 1758[2]. Sa famille était l'une des plus anciennes de l'Artois. Son père et son grand-père avaient exercé, l'un et l'autre, la profession d'avocat au conseil provincial d'Artois. Sa mère, femme d'une grâce et d'un esprit charmants, mourut toute jeune encore, laissant quatre enfants en bas âge, deux fils et deux filles. Le père, désespéré, prit en dégoût ses affaires; il voyagea pour essayer de faire diversion à sa douleur, et, peu de temps après, il mourut à Munich, dévoré par le chagrin.

[Note 2: Nous empruntons, en partie, cette esquisse de la vie de Robespierre à la Biographie universelle de Michaud (nouvelle édition), pour laquelle nous avons écrit, il y a une trentaine d'années, les articles Robespierre aîné, Robespierre jeune, Charlotte Robespierre, etc.]

Maximilien avait un peu plus de neuf ans; c'était l'aîné de la famille. D'étourdi et de turbulent qu'il était, il devint étonnamment sérieux et réfléchi, comme s'il eût compris qu'il était appelé à devenir le soutien de ses deux soeurs et de son jeune frère.

On le mit d'abord au collège d'Arras; puis bientôt, par la protection de M. de Conzié, évêque de la ville, il obtint une bourse au collège Louis-le-Grand. Il y fut le plus laborieux des élèves, le plus soumis des écoliers, et, chaque année, son nom retentissait glorieusement dans les concours universitaires. Il y avait en lui comme une intuition des vertus républicaines. Son professeur de rhétorique, le doux et savant M. Hérivaux, l'avait surnommé le Romain.

Ses études classiques terminées, il fit son droit, toujours sous le patronage du collège Louis-le-Grand, dont l'administration, dès qu'il eut conquis tous ses grades, voulant lui donner une marque publique de l'estime et de l'intérêt qu'elle lui portait, décida, par une délibération en date du 19 juillet 1781 que, «sur le compte rendu par M. le principal, des talents éminents du sieur de Robespierre, boursier du collège d'Arras, de sa bonne conduite pendant douze années et de ses succès dans le cours de ses classes, tant aux distributions de l'Université qu'aux examens de philosophie et de droit», il lui serait alloué une gratification de six cents livres.

Après s'être fait recevoir avocat au parlement, il retourna dans sa ville natale, où une cause célèbre ne tarda pas à le mettre en pleine lumière. Il s'agissait d'un paratonnerre que M. de Bois-Valé avait fait élever sur sa maison et dont les échevins de Saint-Omer avaient ordonné la destruction comme menaçant pour la sûreté publique. Robespierre, dans une fort belle plaidoirie, n'eut pas de peine à démontrer le ridicule d'une sentence «digne des juges grossiers du quinzième siècle», et il gagna son procès sur tous les points.

Nommé juge au tribunal criminel d'Arras par M. de Conzié, il donna bientôt sa démission, de chagrin d'avoir été obligé de prononcer une condamnation à mort, et il se consacra entièrement au barreau et aux lettres.

Ces dernières étaient son délassement favori. Il entra dans une société littéraire, connue sous le nom de Société des Rosati, dont faisait partie Carnot, alors en garnison à Arras, et avec lequel il noua des relations d'amitié, comme le prouve cette strophe d'une pièce de vers qu'il composa pour une des réunions de la société:

  Amis, de ce discours usé,
  Concluons qu'il faut boire;
  Avec le bon ami Ruzé
  Qui n'aimerait à boire?
  A l'ami Carnot,
  A l'aimable Cot,
  A l'instant, je veux boire….

Peu de temps avant la Révolution, il était président de l'académie d'Arras. En 1784, la Société royale des arts et des sciences de Metz couronna un discours de lui sur les peines infamantes et l'opprobre qui en rejaillissait sur les familles des condamnés. L'année suivante, il écrivit un éloge de Gresset, où se trouvent quelques pages qui semblent le programme du romantisme et que l'on croirait détachées de la célèbre préface de Cromwell, s'il n'était pas antérieur de plus de trente ans au manifeste de Victor Hugo.

Cependant, on entendait retentir comme le bruit avant-coureur de la Révolution. A la nouvelle de la convocation des États-généraux, Robespierre publia une adresse au peuple artésien, qui n'était autre chose qu'un acte d'accusation en bonne forme contre l'ancienne société française. Aussi, sa candidature fût-elle vivement combattue par les privilégiés qui, dans le camp du tiers-état, disposaient de beaucoup d'électeurs. Il n'en fut pas moins élu député aux États-généraux le 26 avril 1789, et, presque tout de suite, il partit pour Paris où l'attendait une carrière si glorieuse et si tragique.

II.

Ses débuts à l'Assemblée constituante furent modestes; mais il allait bientôt s'y faire une situation prépondérante. Assis à l'extrême gauche de l'Assemblée, il était de ceux qui voulaient imprimer à la Révolution un caractère entièrement démocratique, et il s'associa à toutes les mesures par lesquelles le tiers-état signala son avènement. Toutes les libertés eurent en lui le plus intrépide défenseur. Répondant à ceux qui s'efforçaient d'opposer des restrictions à l'expansion de la pensée, il disait: «La liberté de la presse est une partie inséparable de celle de communiquer ses pensées; vous ne devez donc pas balancer à la déclarer franchement.» Lorsque l'Assemblée discuta une motion de Target, tendant à faire proclamer que le gouvernement était monarchique, il demanda que chacun pût discuter librement la nature du gouvernement qu'il convenait de donner à la France.

Accueilli par les cris: A l'ordre! à l'ordre! il n'en insista pas moins, vainement d'ailleurs, pour la prise en considération de sa motion. Ses tendances démocratiques se trouvaient donc nettement dessinées dès cette époque, et la cour le considérait comme son plus terrible adversaire, d'autant plus redoutable qu'elle le savait inaccessible à toute espèce de corruption.

Sa renommée allait grandissant de jour en jour. Ses efforts désespérés et vains pour faire pénétrer dans la Constitution nouvelle le suffrage universel, achevèrent de porter au comble sa popularité.

Mais il n'y avait pas que les prolétaires qui fussent privés du droit de participer aux affaires publiques. Deux classes d'hommes, sous l'ancien régime, étaient complètement en dehors du droit commun, c'étaient les juifs et les comédiens. L'abbé Maury, ayant proposé de maintenir leur exclusion de la vie civile, Robespierre s'élança à la tribune: «Il était bon, dit-il, en parlant des comédiens, qu'un membre de cette Assemblée vînt réclamer en faveur d'une classe trop longtemps opprimée….» Et, à propos des juifs: «On vous a dit sur les juifs des choses infiniment exagérées et souvent contraires à l'histoire. Je pense qu'on ne peut priver aucun des individus de ces classes des droits sacrés que leur donne le titre d'hommes. Cette cause est la cause générale….» Plus heureux cette fois, il finit par triompher, grâce au puissant concours de Mirabeau.

«Cet homme, ira loin, disait ce dernier, il croit tout ce qu'il dit.» Il n'était pas de question importante où il n'intervînt dans le sens le plus large et le plus démocratique. Dans les discussions relatives aux affaires religieuses, il se montra, ce qu'il devait rester toujours, le partisan de la tolérance la plus absolue et le défenseur résolu de la liberté des cultes, n'hésitant pas d'ailleurs à appuyer de sa parole, même contre le sentiment populaire, ce qui lui paraissait conforme à la justice et à l'équité.

Ce fut à sa voix que l'Assemblée constituante décida qu'aucun de ses membres ne pourrait être promu au ministère pendant les quatre années qui suivraient la session, ni élu à la législature suivante, double motion qui dérangea bien des calculs ambitieux, et qui témoignait de son profond désintéressement. Il jouissait alors d'un ascendant considérable sur ses collègues. Les journaux de l'époque célébraient à l'envi ses vertus, ses talents, son courage, son éloquence. Déjà, le peuple l'avait salué du nom d'Incorruptible, qui lui restera dans l'histoire.

En revanche, il était en butte à la haine profonde de la réaction. Mais cela le touchait peu. «Je trouve un dédommagement suffisant de la haine aristocratique qui s'est attachée à moi dans les témoignages de bienveillance dont m'honorent tous les bons citoyens», écrivait-il à un de ses amis, le 1er avril 1790. Il venait d'être nommé président de la Société des Amis de la Constitution, dont il avait été l'un des fondateurs.

Au mois de juin de l'année suivante, il était nommé accusateur public par les électeurs de Versailles et de Paris. Il accepta, non sans quelque hésitation, la place d'accusateur près le tribunal criminel de Paris. «Quelque honorable que soit un pareil choix», écrivait-il à l'un de ses amis à Arras, «je n'envisage qu'avec frayeur les travaux pénibles auxquels cette place va me condamner … mais, ajoute-t-il avec une sorte de tristesse et un étrange pressentiment, je suis appelé à une destinée orageuse; il faut en suivre le cours jusqu'à ce que j'aie fait le dernier sacrifice que je pourrai offrir à ma patrie.» Il venait à peine d'être appelé à ces fonctions que le roi et la reine quittaient les Tuileries et Paris.

On connaît les tristes péripéties de l'arrestation de Varennes. Robespierre fut de ceux qui alors proposèrent la mise en accusation du roi pour avoir déserté son poste. Toutefois, il se montra opposé, comme s'il eût prévu un piège, à la pétition fameuse, rédigée par Laclos, au sujet de la déchéance, pétition que l'on devait colporter au Champ-de-Mars dans la journée du 17 juillet, et qui devait être arrosée de tant de sang français.

Le soir même de cette journée, un grand changement se fit dans la vie de Robespierre. Jusque-là, il avait demeuré, isolé, dans un petit appartement de la rue de Saintonge, au Marais, depuis le retour de l'Assemblée à Paris. Dans la soirée du 17, comme on craignait que la cour et les ministres ne se portassent à quelque extrémité sur les meilleurs patriotes, M. et Mme. Roland l'engagèrent à venir habiter avec eux, mais il préféra l'hospitalité qui lui fut offerte par le menuisier Duplay, son admirateur passionné, qui allait devenir son ami le plus cher, et dont, jusqu'à sa mort, il ne devait plus quitter la maison, située rue Saint-Honoré, à quelques pas de l'ancien couvent des Jacobins.

Jusqu'à la fin de la Constituante, il ne cessa de lutter avec une intrépidité stoïque contre l'esprit de réaction qui l'avait envahie. Lorsque le dernier jour du mois de septembre 1791, le président Thouret eut proclamé que l'Assemblée avait terminé sa mission, une scène étrange se passa à la porte de la salle. Là, le peuple attendait, des couronnes de chêne à la main. Quand il aperçut Robespierre et Pétion, il les leur mit sur la tête. Les deux députés essayèrent de se dérober à ce triomphe en montant dans une voiture de place, mais aussitôt les chevaux en furent dételés et quelques citoyens s'attelèrent au fiacre, tenant à honneur de le traîner eux-mêmes. Mais déjà Robespierre était descendu de la voiture; il rappela le peuple au respect de sa propre dignité, et, accompagné de Pétion, il regagna à pied la demeure de son hôte, salués l'un et l'autre, sur leur passage, de ces cris d'amour: «Voilà les véritables amis, les défenseurs des droits du peuple.» Ici finit la période la plus heureuse et la moins connue de la vie de Robespierre.

III

Après être allé passer quelques semaines dans son pays natal, qu'il n'avait pas revu depuis deux ans, et où il fut également l'objet d'une véritable ovation, il revint à Paris qu'il trouva en proie à une véritable fièvre belliqueuse. Les Girondins, maîtres de l'Assemblée législative, y avaient prêché la guerre à outrance, et leurs discours avaient porté au suprême degré l'exaltation des esprits.

Au risque de compromettre sa popularité, Robespierre essaya de calmer l'effervescence publique et de signaler les dangers d'une guerre intempestive. La guerre, dirigée par une cour évidemment hostile aux principes de la Révolution, lui semblait la chose la plus dangereuse du monde. Ce serait, dit-il, la guerre de tous les ennemis de la Constitution française contre la Révolution, ceux du dedans et ceux du dehors. «Peut-on, raisonnablement, ajouta-t-il, compter au nombre des ennemis du dedans la cour et les agents du pouvoir exécutif? Je ne puis résoudre cette question, mais je remarque que les ennemis du dehors, les rebelles français et ceux qui passent pour vouloir les soutenir, prétendent qu'ils ne sont les défenseurs que de la cour de France et de la noblesse française.» Il parvint à ramener à son opinion la plus grande partie des esprits; les Girondins ne le lui pardonnèrent pas, et ce fut là le point de départ de leur acharnement contre lui.

La guerre se fit néanmoins. Mais ses débuts, peu heureux, prouvèrent combien Maximilien avait eu raison de conseiller à la France d'attendre qu'elle fût attaquée avant de tirer elle-même l'épée du fourreau.

On vit alors Robespierre donner sa démission d'accusateur public, aimant mieux servir la Révolution comme simple citoyen que comme fonctionnaire. Il fonda, sous le titre de Défenseur de la Constitution, un journal pour défendre cette Constitution, non pas contre les idées de progrès, dont il avait été à la Constituante l'ardent propagateur, mais contre les entreprises possibles de la cour, convaincu, dit-il, que le salut public ordonnait à tous les bons citoyens de se réfugier à l'abri de la Constitution pour repousser les attaques de l'ambition et du despotisme. Il mettait donc au service de la Révolution son journal et la tribune des Jacobins, dont il était un des principaux orateurs, se gardant bien, du reste, d'être le flagorneur du peuple et n'hésitant jamais à lui dire la vérité.

Cela se vit bien aux Jacobins, le 19 mars 1792, quand le ministre girondin Dumouriez vint, coiffé du bonnet rouge, promettre à la société de se conduire en bon patriote. Au moment où, la tête nue et les cheveux poudrés, Robespierre se dirigeait vers la tribune pour lui répondre, un sans-culotte lui mit un bonnet rouge sur la tête. Aussitôt il arracha le bonnet sacré et le jeta dédaigneusement à terre, témoignant, par là, combien peu il était disposé à flatter bassement la multitude.

Dès le mois de juillet, il posa nettement, dans son journal et à la tribune des Jacobins, la question de la déchéance et de la convocation d'une Convention nationale. «Est-ce bien Louis XVI qui règne? écrivit-il. Non, ce sont tous les intrigants qui s'emparent de lui tour à tour. Dépouillé de la confiance publique, qui seule fait la force des rois, il n'est plus rien par lui-même.»

«… Au-dessus de toutes les intrigues et de toutes les factions, la nation ne doit consulter que les principes et ses droits. La puissance de la cour une fois abattue, la représention nationale régénérée, et surtout la nation assemblée, le salut public est assuré.»

Le 10 août, le peuple fit violemment ce que Robespierre aurait voulu voir exécuter par la puissance législative. Il le félicita de son heureuse initiative et complimenta l'Assemblée d'avoir enfin effacé, au bruit du canon qui détruisait la vieille monarchie, l'injurieuse distinction établie, malgré lui, par la Constituante entre les citoyens actifs et les citoyens non actifs.

Dans la soirée même, sa section, celle de la place Vendôme, le nomma membre du nouveau conseil général de la commune. Élu président du tribunal institué pour juger les conspirateurs, il donna immédiatement sa démission en disant qu'il ne pouvait être juge de ceux qu'il avait dénoncés, et qui, «s'ils étaient les ennemis de la patrie, s'étaient aussi déclarés les siens».[3]

[Note 3: Lettre insérée dans le Moniteur du 28 août 1792.]

Nommé également membre de l'assemblée électorale chargée de choisir les députés à la Convention nationale, Il prit peu de part aux délibérations de la Commune. Le bruit des affreux massacres de septembre vint tardivement le frapper au milieu de ses fonctions d'électeur. A cette nouvelle, il se rendit au conseil général où, avec Deltroy et Manuel, il reçut la mission d'aller protéger la prison du Temple qui fut, en effet, épargnée par les assassins.[4]

[Note 4: Procès-verbaux du conseil général de la commune de Paris. Archives de la ville, v. 22, carton 0.70.]

Jusqu'ici, rien de sanglant n'apparaît ni dans ses actes ni dans ses paroles. Maintenant, jusqu'où doit aller, devant l'histoire, sa part de responsabilité dans les mesures sévères, terribles que, pour sauver la Révolution et la patrie, la Convention allait bientôt prendre ou ratifier? C'est ce dont le lecteur jugera d'après ce récit, écrit d'après les seules sources officielles, authentiques et originales.

IV

Élu membre de la Convention nationale par les électeurs de Paris, Robespierre fut, dès les premières séances, l'objet d'une violente accusation de la part des hommes de la Gironde. Déjà Guadet, aux Jacobins, lui avait reproché amèrement d'être l'idole du peuple, et l'avait exhorté naïvement à se soustraire par l'ostracisme à cette idolâtrie. Lasource l'accusa d'aspirer à la dictature. A l'accusation dirigée contre lui, il opposa toute sa vie passée. «La meilleure réponse à de vagues accusations est de prouver qu'on a toujours fait des actes contraires. Loin d'être ambitieux, j'ai toujours combattu les ambitieux. Ah! si j'avais été l'homme de l'un de ces partis qui, plus d'une fois, tentèrent de me séduire, si j'avais transigé avec ma conscience et trahi la cause du peuple, je serais à l'abri des persécutions….»

Barbaroux et Louvet vinrent à la rescousse. Le frivole auteur de Faublas, devançant les Thermidoriens, voulait absolument que la Convention frappât d'un acte d'accusation l'adversaire de son parti, parce qu'on l'avait proclamé l'homme le plus vertueux de France et que l'idolâtrie dont un citoyen était l'objet pouvait être mortelle à la patrie, parce qu'on l'entendait vanter constamment la souveraineté du peuple, et qu'il avait abdiqué le poste périlleux d'accusateur public. Malgré le vide et le ridicule de ces accusations, une partie de la Convention applaudit à la robespierride de Louvet, que le ministre Roland fit répandre dans les provinces à quinze mille exemplaires.

Écrasante fut la réponse de Robespierre. Il n'eut pas de peine à prouver qu'à l'époque où l'on prétendait qu'il exerçait la dictature, toute la puissance était entre les mains de ses adversaires. Après avoir reproché à ceux-ci de ne parler de dictature que pour l'exercer eux-mêmes sans frein, il termina par un appel à la conciliation, ne demandant d'autre vengeance contre ses calomniateurs «que le retour de la paix et le triomphe de la liberté».

Mais sourds à cet appel à la conciliation, les imprudents Girondins ne firent que redoubler d'invectives et d'animosité à l'égard de Robespierre et de Danton. La lutte entre la Gironde et la Montagne s'envenimait chaque jour et ne devait se terminer que par l'extermination d'un des deux partis. Mais d'où vinrent les attaques passionnées et les premiers traits empoisonnés? La justice nous commande bien de le dire, elles vinrent des Girondins.

Le jugement du roi, dans lequel Girondins et Montagnards votèrent en grande majorité pour la mort, fut à peine une halte au milieu de cette lutte sans trêve ni merci.

Le jour même où Louis XVI était décapité, Robespierre prenait la parole pour faire l'éloge de son ami Lepeletier de Saint-Fargeau, qui venait de tomber sous le poignard d'un assassin. Lorsque, dans la même séance, Bazire proposa que la peine de mort fût décrétée contre quiconque cacherait le meurtrier ou favoriserait sa fuite, il attaqua avec force cette motion comme contraire aux principes. «Quoi! s'écria-t-il, au moment où vous allez effacer de votre code pénal la peine de mort, vous la décréteriez pour un cas particulier! Les principes d'éternelle justice s'y opposent.» Et, sur sa proposition, l'Assemblée passa à l'ordre du jour.

Déjà, du temps de la Constituante, il avait éloquemment, mais en vain, réclamé l'abolition de la peine de mort. Que ne fût-il écouté alors! Peut-être, comme il le dit lui-même un jour, l'histoire n'aurait-elle pas eu à enregistrer les actes sanglants qui jettent une teinte si sombre sur la Révolution. Mais on approchait de l'heure des sévérités implacables.

La Convention, croyant reconnaître la main de l'étranger et celle des éternels adversaires de la Révolution dans les agitations qui marquèrent le mois de mars 1793, commença à prendre des mesures terribles contre les ennemis du dedans et du dehors. Le 10 mars, sur la proposition de Danton, elle adopta un projet de tribunal révolutionnaire, projet rédigé par le girondin Isnard, décrétant virtuellement ainsi le régime de la Terreur.

Dans les discussions auxquelles donna lieu l'organisation de ce tribunal, Robespierre se borna à demander qu'il fût chargé de réprimer les écrits soudoyés tendant à pousser à l'assassinat des défenseurs de la liberté, et surtout que l'on définît bien ce que l'on entendait par conspirateurs. «Autrement, dit-il, les meilleurs citoyens risqueraient d'être victimes d'un tribunal institué pour les protéger contre les entreprises des contre-révolutionnaires.»

Nommé membre du comité de Défense nationale, dit Commission de Salut public, dont faisaient également partie Isnard, Vergniaud, Guadet et quelques autres Girondins, il donna presque aussitôt sa démission, ne voulant pas s'y trouver, dit-il, avec Brissot, qu'il regardait comme un complice de Dumouriez. Il refusa également d'entrer dans le grand comité de Salut public qui succéda à celui de défense nationale.

Les débats sur la Constitution firent à peine trêve aux querelles intestines qui divisaient la Convention. C'est au moment où les Girondins ressassaient contre Robespierre et Danton leur éternelle accusation de dictature que le premier, après avoir exposé, aux applaudissements de l'Assemblée, son mémorable projet de Déclaration des droits de l'homme, prononçait ces paroles, toujours dignes d'être méditées: «Fuyez la manière ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit point à autrui; laissez aux communes le droit de régler elles-mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient point essentiellement à l'administration générale de la République; rendez à la liberté individuelle tout ce qui n'appartient pas naturellement à l'autorité publique, et vous aurez laissé d'autant moins de prise à l'ambition et à l'arbitraire.» Sages paroles, dont il serait bien temps de s'inspirer.

Mais, à chaque instant, de nouvelles explosions interrompaient ces pacifiques discussions. Lorsque les Girondins avaient proposé la mise en accusation de Marat pour ses écrits violents, Danton s'était écrié: «N'entamez pas la Convention», et Robespierre avait également essayé de s'opposer à l'adoption d'un décret qui devait être suivi, hélas! de bien d'autres décrets analogues. Les Girondins ne firent que ménager à l'Ami du peuple un triomphe éclatant.

On sait comment ils finirent par sombrer dans les journées du 31 mai et du 2 juin, sous l'irrésistible impulsion du peuple de Paris, qu'ils avaient exaspéré. Depuis huit mois qu'ils étaient en possession du pouvoir, ils n'avaient su que troubler le pays et l'Assemblée par leurs haines implacables et leurs rancunes immortelles. «Encore quelques mois d'un pareil gouvernement, a écrit leur chantre inspiré, et la France, à demi conquise par l'étranger, reconquise par la contre-révolution, dévorée par l'anarchie, déchirée de ses propres mains, aurait cessé d'exister et comme république et comme nation. Tout périssait entre les mains de ces hommes de paroles. Il fallait ou se résigner à périr avec eux ou fortifier le gouvernement[5].

[Note 5: Les Girondins, par M. de Lamartine. T. VI, p. 155.]

Les journées des 31 mai et 2 juin, que trois mois après le 9 thermidor, Robert Lindet qualifiait encore de «grandes, heureuses, utiles et nécessaires», ne coûtèrent pas une goutte de sang au pays, et vraisemblablement les Girondins n'auraient pas été immolés, s'ils n'avaient point commis le crime de soulever une partie de la France contre la Convention.

V

«La liberté ne sera point terrible envers ceux qu'elle a désarmés, s'était écrié Saint-Just, dans la séance du 8 juillet 1793, en terminant son rapport sur les Girondins décrétés d'accusation à la suite du 31 mai. Proscrivez ceux qui ont fui pour prendre les armes … non pour ce qu'ils ont dit, mais pour ce qu'ils ont fait; jugez les autres et pardonnez au plus grand nombre, l'erreur ne doit pas être confondue avec le crime, et vous n'aimez point à être sévères.»

Mais le décret, rendu à la suite de ce rapport, ne proscrivait que neuf représentants, qui s'étaient mis en état de rébellion dans les départements de l'Eure, du Calvados et de Rhône-et-Loire, et ne frappait d'accusation que les députés Gensonné, Guadet, Vergniaud, Gardien et Mollevault. Cela parut infiniment trop modéré aux ardents de la Montagne, aux futurs Thermidoriens.

Le 3 octobre, Amar parut à la tribune pour donner lecture d'un nouveau rapport contre les Girondins, au nom du comité de Sûreté générale. Quarante-six députés, cette fois, étaient impliqués dans l'affaire et renvoyés devant le tribunal révolutionnaire. Mais ce n'était pas tout. Amar termina son rapport par la lecture d'une protestation, restée secrète jusque-là, contre les événements des 31 mai et 2 juin, et portant les signatures de soixante-treize membres de l'Assemblée, dont il réclama l'arrestation immédiate.

Cette mesure parut insuffisante à quelques membres qui, appuyés par le rapporteur, proposèrent, aux applaudissements d'une partie de l'Assemblée, de décréter également d'accusation les soixante-treize signataires de la protestation. C'était le glaive suspendu sur les têtes de ces malheureux. Où donc étaient alors ceux qui, depuis, se sont donnés comme ayant voulu les sauver? L'Assemblée allait les livrer au bourreau quand Robespierre, devenu, depuis le mois de juillet, membre du comité de Salut public, s'élança à la tribune. En quelques paroles énergiques, il montra combien il serait injuste et impolitique de livrer au bourreau les signataires dont on venait de voter l'arrestation, et dont la plupart étaient des hommes de bonne foi, qui n'avaient été qu'égarés.

L'Assemblée, ramenée à de tout autres sentiments, ne resta pas sourde à ce langage généreux, et, au milieu des applaudissements décernés au courageux orateur, elle se rangea à son avis. Les soixante-treize étaient sauvés.

Les témoignages de reconnaissance n'ont pas manqué à Robespierre, témoignages que les Thermidoriens avaient eu grand soin de dissimuler. Fort heureusement nous avons pu les faire revenir au jour. Je me contenterai d'en citer quelques-uns.

«Citoyen notre collègue, lui écrivaient, au nom de leurs compagnons d'infortune, le 29 nivôse an II, les députés Hecquet, Queinec, Arnault, Saint-Prix, Blad et Vincent, nous avons emporté, du sein de la Convention et dans notre captivité, un sentiment profond de reconnaissance, excité par l'opposition généreuse que tu formas le 3 octobre, à l'accusation proposée contre nous. La mort aura flétri notre coeur avant que cet acte de bienfaisance en soit effacé.»

Écoutez Garilhe, député de l'Ardèche à la Convention: «La loyauté, la justice et l'énergie que vous avez développées le 3 octobre, en faveur des signataires de la déclaration du 6 juin, m'ont prouvé que, de même que vous savez, sans autre passion que celle du bien public, employer vos talents à démasquer les traîtres, de même vous savez élever votre voix avec courage en faveur de l'innocent trompé. Cette conduite généreuse m'inspire la confiance de m'adresser à vous….»

Lisez enfin ces quelques lignes écrites de la Force à la date du 3 messidor an II (21 juin 1794), c'est-à-dire un peu plus d'un mois avant le 9 thermidor, et signées de trente et un Girondins: «Citoyen, tes collègues détenus à la Force t'invitent à prendre connaissance de la lettre dont ils t'envoient copie. Ils espèrent que, conséquemment à tes principes, tu l'appuieras. Quoique nous te devions beaucoup, nous ne te parlerons point de notre reconnaissance, il suffit de demander justice à un républicain tel que toi.»

Combien y en a-t-il qui, après Thermidor, se souviendront de ce cri de reconnaissance? C'est triste à dire, mais beaucoup, comme Boissy-d'Anglas, qui comparait alors Robespierre à Orphée, feront chorus avec les calomniateurs de celui qui les avait arrachés à la mort.

VI

C'était le temps où, suivant l'expression du général Foy, la France accomplissait son colossal effort. Sans doute, on peut maudire les sévérités de 1793, mais il est impossible de ne pas les comprendre. Croit-on que c'est avec des ménagements que la République serait parvenue à rejeter l'Europe coalisée et les émigrés en armes au delà du Rhin, à écraser la Vendée, à faire rentrer sous terre l'armée des conspirateurs? Comme tous ses collègues du comité de Salut public et de la Convention, Robespierre s'associa à toutes les mesures inflexibles que commandait la situation.

Mais, plus que ses collègues du comité, il eut le courage de combattre les excès inutiles, ce qu'il appelait «l'exagération systématique des faux patriotes» et les fureurs anarchiques si propres à déconsidérer la Révolution française. «La sagesse seule peut fonder une République, disait-il, le 27 brumaire (17 novembre 1793), à la Convention. Soyez dignes du peuple que vous représentez; le peuple hait tous les excès.»

Avec Danton, il s'éleva courageusement contre les saturnales de la déprêtrisation et l'intolérance de quelques sectaires qui transformaient la dévotion en crime d'État. «De quel droit, s'écriait-il, le 1er frimaire, aux Jacobins, des hommes inconnus jusqu'ici dans la carrière de la Révolution viendraient-ils troubler la liberté des cultes au nom de la liberté? De quel droit feraient-ils dégénérer les hommages rendus à la vérité pure en des farces éternelles et ridicules? Pourquoi leur permettrait-on de se jouer ainsi de la dignité du peuple et d'attacher les grelots de la folie au sceptre même de la philosophie? La Convention ne permettra pas qu'on persécute les ministres paisibles du culte. On a dénoncé des prêtres pour avoir dit la messe. Celui qui veut les empêcher est plus fanatique que celui qui dit la messe.» Il faut avouer que si c'était là de la religiosité, il y avait quelque courage à en faire parade, au moment où l'on emprisonnait comme suspects ceux qui allaient aux vêpres, et où, malgré son immense influence morale et sa qualité de membre du comité de Salut public, il lui fut impossible, à lui Robespierre, de réprimer ces odieux excès.

Quelques jours après, Danton disait à la Convention: «Si nous n'avons pas honoré le prêtre de l'erreur et du fanatisme, nous ne voulons pas plus honorer le prêtre de l'incrédulité. Nous voulons servir le peuple. Je demande qu'il n'y ait plus de mascarade antireligieuse.»

Le 15 frimaire, Robespierre, revenant encore sur le même sujet, demandait instamment à la Convention qu'on empêchât les autorités particulières de servir les ennemis de la République par des mesures irréfléchies et qu'il fût sévèrement interdit à toute force armée de s'immiscer dans ce qui appartenait aux opinions religieuses.

Écoutons-le encore, le 18 pluviôse, stigmatisant les exagérés de sa mordante ironie: «Faut-il reprendre nos forteresses? ils veulent prendre d'assaut les églises et escalader le ciel; ils oublient les Autrichiens pour faire la guerre aux dévotes. Faut-il appuyer notre cause de la fidélité de nos alliés? ils déclameront contre tous les gouvernements, et vous proposeront de mettre en état d'accusation le Grand Mogol lui-même…. Vous ne pourriez jamais vous imaginer certains excès commis par des contre-révolutionnaires hypocrites pour flétrir la cause de la Révolution.»

Épuisé par ces luttes continuelles, il tomba malade à cette époque, et, pendant trois semaines (du 30 pluviôse au 23 ventôse), il fut obligé de garder la chambre. Quand il reparut, l'hébertisme, foudroyé par le Vieux Cordelier de Camille Desmoulins et par un virulent rapport de Saint-Just à la Convention, était terrassé, et ses plus ardents sectaires, accusés d'avoir conspiré le renversement de la Convention, étaient livrés au tribunal révolutionnaire.

Mais ce coup porté aux exagérés eut cela de funeste qu'il engagea certains membres des comités de Salut public et de Sûreté générale à poursuivre ceux qui s'étaient le plus violemment déchaînés contre les hébertistes et qu'on appelait les Indulgents. Depuis quelque temps déjà, Danton et Camille Desmoulins, considérés comme les chefs de ce parti, après avoir tant poussé eux-mêmes aux mesures extrêmes, avaient été l'objet des plus amères dénonciations. A diverses reprises, Robespierre défendit, avec une énergie suprême, à la Convention et aux Jacobins, ses deux amis et compagnons d'armes dans la carrière de la Révolution. Pourquoi aurait-il attaqué Camille? Est-ce que le Vieux Cordelier n'est pas d'un bout à l'autre un véritable dithyrambe en son honneur[6]. Le jour où, au sein du comité de Salut public, Billaud- Varenne proposa la mise en accusation de Danton, Robespierre se leva comme un furieux en s'écriant que l'on voulait perdre les meilleurs patriotes[7].

[Note 6: Un journal a récemment publié certains extraits du numéro 7 du Vieux Cordelier, défavorables à Robespierre. Mais ce numéro 7, arrangé ou non après coup, n'a paru que six mois après la mort de Camille Desmoulins, un mois après celle de Robespierre; celui-ci n'avait donc pu s'en montrer froissé.]

[Note 7: Déclaration de Billaud-Varenne dans la séance du 9 thermidor.]

Robespierre ne consentit à abandonner Danton que lorsqu'on fut parvenu à faire pénétrer dans son esprit la conviction que Danton s'était laissé corrompre, conviction partagée par l'intègre Cambon. Dans son procès, Danton a parlé, sans les nommer, des deux plats coquins qui l'avaient perdu dans l'esprit de Robespierre. Quoiqu'il en soit, le sacrifice de Danton et de ses amis fut un grand malheur. «Soixante-quatre ans se sont écoulés depuis le jour où la Convention nationale a immolé Danton, ai-je écrit dans mon Histoire de Saint-Just, et, depuis cette époque, les historiens n'ont cessé d'agiter les discussions autour de ce fatal holocauste. Les uns ont cherché à le justifier; les autres se sont efforcés d'en rejeter tout l'odieux sur Robespierre; les uns et les autres sont, je crois, hors de la vérité. La mort de Danton a été une irréprochable faute; mais elle n'a pas été le fait particulier de celui-ci ou de celui-là, elle a été le fait de la Convention entière; ça été le crime, je me trompe, ça été la folie de tous[8].» La mort de Danton fut un coup de bascule, une sorte de revanche de celle des hébertistes; mais ce n'en fut pas moins une proie nouvelle jetée à la réaction[9].

[Note 8: Histoire de Saint-Just, édition princeps, p. 444.]

[Note 9: J'ai sous les yeux le mandat d'arrêt rendu contre les dantonistes par les comités de Salut public et de Sûreté générale. Il est écrit ou plutôt griffonné entièrement de la main de Barère tout en haut d'une grande feuille de papier bleuté, ne porte aucune date, et est ainsi conçu: «Les comités de Salut public et de Sûreté générale arrêtent que Danton, Lacroix (du département d'Eure-et-Loir), Camille Desmoulins et Philippeaux, tous membres de la Convention nationale, seront arrêtés et conduits dans la maison du Luxembourg pour y être gardés séparément et au secret….»

La première signature est celle de Billaud-Varenne; il était naturel que le principal instigateur de la mesure signât le premier. Puis ont signé, dans l'ordre suivant: Vadier, Carnot, Le Bas, Louis (du Bas-Rhin) Collot-d'Herbois, Barère, Saint-Just, Jagot, C.-A. Prieur, Couthon, Dubarran, Voulland, Moïse Bayle, Amar, Élie Lacoste, Robespierre, Lavicomterie…. Un seul parmi les membres du comité de Salut public ne donna pas sa signature, ce fut Robert Lindet.

Carnot, qui a signé le troisième, s'est excusé plus tard en disant que, fidèle à sa doctrine de solidarité dans le gouvernement collectif, il n'avait pas voulu refuser sa signature à la majorité qu'il venait de combattre (Mémoires sur Carnot, t. 1er, page 369). Mauvaise excuse. Qui l'empêchait de faire comme Robert Lindet en cette occasion, ou comme fit Robespierre, en maintes autres circonstances, de s'abstenir? Mieux valait avouer que, comme Robespierre, il avait fini par céder aux obsessions de Billaud-Varenne.]

VII

Toutefois, il faut bien le dire, l'effet immédiat de cette sanglante tragédie, fut de faire rentrer sous terre la contre-révolution. L'idée républicaine, loin de s'affaiblir, éclata plus rayonnante que jamais, et se manifesta sous toutes les formes.

Au lendemain de la chute des dantonistes, la Convention, sur un rapport de Carnot, supprimait l'institution des ministères et la remplaçait par l'établissement de douze commissions, comprenant les diverses attributions des anciens ministères. Il y avait la commission de l'instruction publique, si négligée jadis, et qui, pour la première fois, figurait au rang des premiers besoins du pays.

Presque en même temps, dans un accès de sombre enthousiasme, l'Assemblée décrétait que tout individu qui usurperait la souveraineté du peuple serait mis à mort sur-le-champ, et que, dans le délai d'un mois, chacun de ses membres rendrait compte de sa conduite politique et de l'état de sa fortune. C'était là sans doute un décret très austère et personne moins que Robespierre ne pouvait en redouter les effets; il le critiqua néanmoins, parce qu'il craignit que les malveillants ne s'en fissent une arme contre les riches et ne portassent dans les familles une inquisition intolérable. Il était en cela fidèle au système de modération et de bon sens qui, quelques jours auparavant, l'avait engagé à défendre les signataires des fameuses pétitions des huit mille et des vingt mille, que certains énergumènes voulaient ranger en bloc dans la catégorie des suspects.

Jusqu'au dernier jour, il ne se départit pas du système qu'il avait adopté: guerre implacable, sans trêve ni merci, à tous les ennemis actifs de la République, à tous ceux qui conspiraient la destruction de l'ordre de choses résultant des principes posés en 1789; mais tolérance absolue à l'égard de ceux qui n'étaient qu'égarés. Il ne cessa de demander que l'on ne confondît pas l'erreur avec le crime et que l'on ne punît pas de simples opinions ou des préjugés incurables. Il voulait, en un mot, que l'on ne cherchât pas partout des coupables.

Nous le voyons, à la fin de germinal, refuser sa signature à la proscription du général Hoche, qui avait été arrêté à l'armée des Alpes sur un ordre écrit de Carnot et signé par ce dernier et Collot-d'Herbois. Le 22 germinal (11 avril 1794), le comité de Salut public eut à statuer sur le sort du général. Neuf de ses membres étaient présents: Barère, Carnot, Couthon, Collot-d'Herbois, C.-A. Prieur, Billaud-Varenne, Robespierre, Saint-Just et Robert Lindet. Deux étaient en mission aux armées, Jean-Bon Saint-André et Prieur (de la Marne), le douzième, Hérault-Séchelles, venait d'être guillotiné.

Le résultat des débats de cette séance du 22 germinal fut l'arrêté suivant: «Le comité de Salut public arrête que le général Hoche sera mis en état d'arrestation et conduit dans la maison d'arrêt dite des Carmes, pour y être détenu jusqu'à nouvel ordre.» Tous signèrent, tous excepté Robespierre qui, n'approuvant pas la mesure, ne voulut pas l'appuyer de l'autorité de son nom[10].

[Note 10: Ont signé, dans l'ordre suivant: Saint-Just, Collot-d'Herbois, Barère, C.-A. Prieur, Carnot, Couthon, Robert Lindet et Billaud-Varenne.—M. Hippolyte Carnot, dans ses Mémoires sur Carnot, fait figurer Robespierre au nombre des signataires de cet arrêté. C'est une grave erreur. Nous avons relevé nous-même cet arrêté sur les catalogues de M. Laverdet. Nous avons fait mieux, nous avons été consulter—ce que chacun peut faire comme nous—l'ordre d'écrou du général aux archives de la préfecture de police, et nous l'avons trouvé parfaitement conforme au texte de l'arrêté publié dans le catalogue Laverdet.]

Hoche n'ignora point qu'il avait eu Robespierre pour défenseur au Comité de Salut public, et, le 1er prairial, il lui écrivit la lettre suivante que nous avons révélée à l'histoire: «L. Hoche à Robespierre. Le soldat qui a mille fois bravé la mort dans les combats ne la craint pas sur l'échafaud. Son seul regret est de ne plus servir son pays et de perdre en un moment l'estime du citoyen qu'il regarda de tout temps comme son génie tutélaire. Tu connais, Robespierre, la haute opinion que j'ai conçue de tes talents et de tes vertus; les lettres que je t'écrivis de Dunkerque[11] et mes professions de foi sur ton compte, adressées à Bouchotte et à Audoin, en sont l'expression fidèle; mais mon respect pour toi n'est pas un mérite, c'est un acte de justice, et s'il est un rapport sous lequel je puisse véritablement t'intéresser, c'est celui sous lequel j'ai pu utilement servir la chose publique. Tu le sais, Robespierre, né soldat, soldat toute ma vie, il n'est pas une seule goutte de mon sang que je n'ai (sic) consacré (sic) à la cause que tu as illustrée. Si la vie, que je n'aime que pour ma patrie, m'est conservée, je croirai avec raison que je la tiens de ton amour pour les patriotes. Si, au contraire, la rage de mes ennemis m'entraîne au tombeau, j'y descendrai en bénissant la République et Robespierre. L. HOCHE.» Cette lettre ne parvint pas à son adresse[12]. Hoche était certainement de ceux auxquels Robespierre faisait allusion lorsque, dans son discours du 8 thermidor, il reprochait aux comités de persécuter les généraux patriotes[13].

[Note 11: Ces lettres ont disparu. C'est encore là un vol fait à l'histoire par les Thermidoriens.]

[Note 12: Cette lettre de Hoche à Robespierre a été trouvée dans le dossier de Fouquier-Tinville, accompagnée de celle-ci: «Je compte assez, citoyen, sur ton attachement aux intérêts de la patrie pour être persuadé que tu voudras bien remettre la lettre ci-jointe à son adresse. L. Hoche.»—Fouquier garda la lettre. On voit avec quel sans façon le fougueux accusateur public agissait à l'égard de Robespierre. (Archives, carton W 136, 2e dossier, cotes 90 et 91).]

[Note 13: On lit dans les Mémoires sur Carnot, par son fils, t. I, p. 450: «J'avais sauvé la vie à Hoche avec beaucoup de peine, du temps de Robespierre, et je l'avais fait mettre en liberté immédiatement après Thermidor.» C'est là une allégation démentie par tous les faits. Hoche ne recouvra sa liberté ni le 11, ni le 12, ni le 13 thermidor, c'est-à-dire au moment où une foule de gens notoirement ennemis de la Révolution trouvaient moyen de sortir des prisons où ils avaient été enfermés.

Hoche n'obtint sa liberté, à grand peine, que le 17. Voici l'arrêté, qui est de la main de Thuriot: «Le 17 Thermidor de l'an II…. Le comité de Salut public arrête que Hoche, ci-devant général de l'armée de la Moselle, sera sur-le-champ mis en liberté, et les scellés, apposés sur ses papiers, levés…. Signé Thuriot, Collot-d'Herbois, Tallien, P.-A. Lalloy, C.-A. Prieur, Treilhard, Carnot. (Archives, A. T. II, 60.)]

Ce fut surtout dans son rapport du 18 floréal, sur les fêtes décadaires, que Robespierre s'efforça d'assurer le triomphe de la modération et de la tolérance religieuse, sans rien diminuer de l'énergie révolutionnaire qui lui paraissait nécessaire encore pour assurer le triomphe de la République.

C'était Danton qui, le premier, avait réclamé, à la Convention, le culte de l'Être suprême. «Si la Grèce eut ses jeux Olympiques, disait-il, dans la séance du 6 frimaire an II (26 novembre 1793), la France solennisera aussi ses jours sans-culottides. Le peuple aura des fêtes dans lesquelles il offrira de l'encens à l'Être suprême, le maître de la nature; car nous n'avons pas voulu anéantir la superstition pour établir le règne de l'athéïsme.»

On voit combien, sur ce point, il marchait d'accord avec Robespierre, et l'on ne peut que déplorer qu'il n'ait plus été là pour soutenir avec lui les saines notions de la sagesse et de la raison.

Dans la reconnaissance de l'Être suprême, qui fut avant tout un acte politique, Robespierre vit surtout le moyen de rassurer les âmes faibles et de ramener le triomphe de la raison «qu'on ne cessait d'outrager, dit-il, par des violences absurdes, par des extravagances concertées pour la rendre ridicule, et qu'on ne semblait reléguer, dans les temples, que pour la bannir de la République».

Mais, en même temps, il maintenait strictement la liberté des cultes, maintes fois déjà défendue par lui, et qui ne sombra tout à fait qu'après le 9 thermidor. «Que la liberté des cultes, ajoutait-il, soit respectée pour le triomphe même de la raison.» Et l'article XI du décret rendu à la suite de ce rapport, et par lequel la Convention instituait des fêtes décadaires pour rappeler l'homme à la pensée de la Divinité et à la dignité de son être portait: «La liberté des cultes est maintenue, conformément au décret du 18 frimaire.»

Il fut décidé, en outre, qu'une fête en l'honneur de l'Être suprême serait célébrée le 2 prairial, fête qui fut remise au 20, et à laquelle Robespierre dut présider, comme président de la Convention.

C'étaient donc la liberté de conscience et la tolérance religieuse qui triomphaient, et c'est ce qui explique pourquoi le rapport du 18 floréal souleva, dans la France entière, des acclamations presque unanimes.

CHAPITRE DEUXIÈME

Le lendemain de la Fête de l'Être suprême.—Projet d'arrêter la Terreur.—La commission d'Orange.—Les commissions populaires.—La loi de prairial.—Dénégations mensongères.—Séance du 22 prairial à la Convention.—Protestation de Bourdon (de l'Oise).—Fausses interprétations.—Bourdon apostrophé.—Tallien pris en flagrant délit de mensonge.—Mensonge historique.—Deux lettres de Tallien.—Sa mission à Bordeaux.—Thérézia Cabarrus et Tallien.—Fouché, le futur duc d'Otrante.—Robespierre lui demande compte du sang versé par le crime.—Séance du 23 prairial aux Jacobins.—Les conjurés de Thermidor.—Prétendues listes de proscrits.

I

Nous sommes au lendemain de la fête de l'Être suprême, à laquelle Robespierre, comme on l'a vu, avait présidé en sa qualité de président de quinzaine de la Convention, et où il était apparu comme un modérateur.

Si le décret relatif à l'Être suprême et à l'immortalité de l'âme avait été reçu par l'immense majorité des Français comme un rayon d'espérance et le gage d'une pacification prochaine à l'intérieur, il avait indisposé un certain nombre d'hébertistes de la Convention; mais, au fond, les ennemis de Robespierre, les Fouché, les Tallien, les Bourdon, les Courtois, se souciaient fort peu de Dieu ou de la déesse Raison; ils faisaient de l'irréligion un trafic, comme plus tard quelques-uns d'entre eux mettront leurs intérêts sous la sauvegarde de la religion restaurée. Ce qui les irrita le plus dans cette cérémonie imposante, ce fut le triomphe éclatant de celui dont déjà ils conspiraient la perte. Aux marques de sympathie de la foule pour le président de l'Assemblée, aux acclamations enthousiastes et affectueuses du peuple, ils répandirent par des cris de haine et de fureur. «Voyez-vous comme on l'applaudit»! disaient les uns en allant de rang en rang pour semer le soupçon contre lui dans le coeur de ses collègues[14]. Il n'y a qu'un pas du Capitole à la roche Tarpéienne, s'écriait celui-ci, parodiant un mot de Mirabeau; et celui-là, irrité des applaudissements qui marquaient sa présence, Je te méprise autant que je t'abhorre[15]. Bourdon (de l'Oise) fut celui qui se fit remarquer le plus par ses grossiers sarcasmes et ses déclamations indécentes[16].

[Note 14: Discours de Robespierre à la séance du 8 thermidor.]

[Note 15: Lecointre a revendiqué l'honneur de cette insulte; il faut le lui laisser tout entier. Ainsi, aux yeux de ce maniaque, le grand crime de Robespierre, c'était «les applaudissements qui marquaient sa présence». (Conjuration formée dès le 5 prairial, p. 3.)]

[Note 16: Notes de Robespierre sur certains députés. Papiers inédits, t. II, p. 19.]

Aux injures vomies par l'envie, Robespierre se contenta d'opposer le mépris et le dédain. N'avait-il pas d'ailleurs une compensation suffisante dans l'ovation dont il était l'objet, et les cris d'amour poussés à ses côtés n'étaient-ils pas assez puissants pour étouffer les discordantes clameurs de la haine? Aucune altération ne parut sur son visage, où se reflétait dans un sourire la joie universelle dont il était témoin. Les chants patriotiques entonnés sur la montagne symbolique élevée au milieu du champ de la Réunion, l'hymne de Chénier à l'Être suprême, qui semblait une paraphrase versifiée de ses discours, et auquel Gossec avait adapté une mélodie savante, tempérèrent, et au delà, pour le moment, l'amertume qu'on s'était efforcé de déposer dans son coeur. Mais quand, à la fin du jour, les derniers échos de l'allégresse populaire se furent évanouis, quand tout fut rentré dans le calme et dans le silence, il ne put se défendre d'un vague sentiment de tristesse en songeant à l'injustice et à la méchanceté des hommes. Revenu au milieu de ses hôtes, qui, mêlés au cortège, avaient eux-mêmes joui du triomphe de leur ami, il leur raconta comment ce triomphe avait été flétri par quelques-uns de ses collègues, et d'un accent pénétré, il leur dit: «Vous ne me verrez plus longtemps[17].» Lui, du reste, sans se préoccuper des dangers auxquels il savait sa personne exposée, ne se montra que plus résolu à combattre le crime sous toutes ses formes, et à demander compte à quelques représentants impurs du sang inutilement versé et des rapines exercées par eux.

[Note 17: Je ne trouve nulle trace de cette confidence dans le manuscrit de Mme Le Bas. Je la mentionne d'après M.A. Esquiros, qui la tenait de Mme Le Bas elle-même.]

II

Du propre aveu de Robespierre, le jour de la fête à l'Être suprême laissa dans le pays une impression de calme, de bonheur, de sagesse et de bonté[18]. On s'est souvent demandé pourquoi lui, le véritable héros de cette fête, lui sur qui étaient dirigés en ce moment les regards de la France et de l'Europe, n'avait pas profité de la dictature morale qu'il parut exercer en ce jour pour mettre fin aux rigueurs du gouvernement révolutionnaire? «Qu'il seroit beau, Robespierre», lui avait écrit, la veille même de la fête à l'Être suprême, le député Faure, un des soixante-treize Girondins sauvés par lui «(si la politique le permettoit) dans le moment d'un hommage aussi solennel, d'annoncer une amnistie générale en faveur de tous ceux qui ont résidé en France depuis le temps voulu par la loi, et dont seroient seulement exceptés les homicides et les fauteurs d'homicide[19].» Nul doute que Maximilien n'ait eu, dès cette époque, la pensée bien arrêtée de faire cesser les rigueurs inutiles et de prévenir désormais l'effusion du sang «versé par le crime». N'est-ce pas là le sens clair et net de son discours du 7 prairial, où il supplie la République de rappeler parmi les mortels la liberté et la justice exilées? Cette pensée, le sentiment général la lui prêtait, témoin cette phrase d'un pamphlétaire royaliste: «La fête de l'Être suprême produisit au dehors un effet extraordinaire; on crut véritablement que Robespierre allait fermer l'abîme de la Révolution, et peut-être cette faveur naïve de l'Europe acheva-t-elle la ruine de celui qui en était l'objet[20].» Rien de plus vrai. S'imagine-t-on, par exemple, que ceux qui avaient inutilement désolé une partie du Midi, ou mitraillé indistinctement à Lyon, ou infligé à Nantes le régime des noyades, ou mis Bordeaux à sac et à pillage, comme Barras et Fréron, Fouché, Carrier, Tallien, aient été disposés à se laisser, sans résistance, demander compte des crimes commis par eux? Or, avant de songer à supprimer la Terreur aveugle, sanglante, pour y substituer la justice impartiale, dès longtemps réclamée par Maximilien, il fallait réprimer les terroristes eux-mêmes, les révolutionnaires dans le sens du crime, comme les avait baptisés Saint-Just. Mais est-ce que Billaud-Varenne, est-ce que Collot-d'Herbois, entraînant avec eux Carnot, Barère et Prieur (de la Côte-d'Or), étaient hommes à laisser de sitôt tomber de leurs mains l'arme de la Terreur? Non, car s'ils abandonnèrent Robespierre, ce fut, ne cessons pas de le répéter avec Barère, l'aveu est trop précieux, ce fut parce qu'il voulut arrêter le cours terrible de la Révolution[21].

[Note 18: Discours du 8 thermidor.]

[Note 19: Lettre inédite de Faure, en date du 19 prairial.]

[Note 20: Mallet-Dupan. Mémoires, t. II, p. 99.]

[Note 21: Paroles de Barère à la séance du 10 thermidor.]

Il ne se décida pas moins à entrer résolument en lutte contre les scélérats «gorgés de sang et de rapines», suivant sa propre expression. Un de ces scélérats, de sinistre mémoire, venait d'être tout récemment condamné à mort par le tribunal révolutionnaire, pour s'être procuré des biens nationaux à vil prix en abusant de son autorité dans le district d'Avignon, où il commandait en qualité de chef d'escadron d'artillerie. C'était Jourdan Coupe-Tête, qui avait eu pour complice des vols et des dilapidations ayant motivé sa condamnation le représentant du peuple Rovère, un des plus horribles coquins dont la présence ait souillé la Convention nationale, et un de ceux dont Robespierre poursuivit en vain le châtiment [22]. Jourdan Coupe-Tête avait été dénoncé par Maignet.

[Note 22: Dénoncé aux Jacobins le 21 nivôse de l'an II (10 janvier 1794) comme persécutant les patriotes du Vaucluse, Rovère avait trouvé dans son ami Jourdan Coupe-Tête un défenseur chaleureux. (Moniteur du 1er pluviôse (20 janvier 1794.)) Il n'y a pas à demander s'il fut du nombre des Thermidoriens les plus acharnés. Un tel homme ne pouvait être que l'ennemi de Robespierre. Connu sous le nom de marquis de Fonvielle avant la Révolution, Rovère devint, après Thermidor, un des plus fougueux séides de la réaction. Déporté au 18 fructidor comme complice de machinations royalistes, il mourut un an après dans les déserts de Sinnamari.]

C'était ce même député, Maignet (du Puy-de-Dôme), qui s'était si vivement plaint, auprès du comité de Salut public, des excès commis à Marseille par Barras et Fréron; et, grâce à lui, la vieille cité phocéenne avait pu conserver son nom, dont l'avaient dépouillée ces coryphées de la faction thermidorienne. Placé au centre d'un département où tous les partis étaient en lutte et fomentaient des désordres chaque jour renaissants, Maignet avait fort à faire pour sauvegarder, d'une part les institutions républicaines dans le pays où il était en mission, et, de l'autre, pour éviter dans la répression les excès commis par les Fouché et les Fréron. Regardant comme impossible d'envoyer à Paris tous les prévenus de conspiration dans son département, comme le voulait le décret du 26 germinal, il demanda à être autorisé à former sur les lieux mêmes un tribunal extraordinaire.

Patriote intègre, à la fois énergique et modéré, connu et apprécié de Robespierre, Maignet n'avait pas à redouter un refus. Une commission composée de cinq membres, chargée de juger les ennemis de la Révolution dans les départements du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône, fut en effet établie à Orange par arrêté du comité de Salut public en date du 21 floréal. L'établissement de cette commission fut l'oeuvre collective du comité de Salut public, et, longtemps après Thermidor, Billaud-Varenne put dire, sans être démenti, que la Convention n'avait point désapprouvé cette mesure de son comité[23].

[Note 23: Les diverses pièces relatives à la commission d'Orange sont signées par Collot-d'Herbois, Barère, Robespierre, Robert Lindet, Carnot, Billaud-Varenne et Couthon. Ces trois derniers ont même signé seuls les pièces les plus importantes. Voyez à ce sujet le rapport de Saladin, p. 50.]

Pareil accord présida à la formation des commissions populaires établies à Paris en vertu du décret du 23 ventôse. Ces commissions étaient chargées de dresser le recensement de tous les gens suspects à déporter aux termes de la loi des 8 et 13 ventôse, de prendre des renseignements exacts sur les individus détenus dans les prisons de Paris, et de désigner aux comités de Salut public et de Sûreté générale les patriotes qui se trouveraient en état d'arrestation. De semblables commissions pouvaient rendre les plus grands services; tout dépendait du patriotisme et de la probité de leurs membres. Aussi, leur fut-il recommandé de tenir une conduite digne du ministère imposant qu'ils avaient à remplir, de n'écouter jamais que la voix de leur conscience, d'être inaccessibles à toutes les sollicitations, de fuir enfin toutes les relations capables d'influencer leurs jugements. Ces commissions furent d'ailleurs composées d'hommes d'une probité rigoureuse et d'un patriotisme éprouvé[24]. En même temps, le comité de Salut public arrêta qu'au commencement de chaque décade l'accusateur public près le tribunal révolutionnaire lui remettrait les listes des affaires qu'il se proposait de porter au tribunal dans le courant de la décade[25]. Ce sont ces listes auxquelles nous verrons bientôt Robespierre refuser sa signature.

[Note 24: Séance du comité de Salut public des 24 et 25 floréal (13 et 14 mai 1794). Étaient présents: Barère, Carnot, Collot-d'Herbois, Couthon, Billaud-Varenne, Robespierre, C.-A. Prieur, Robert Lindet. (Registre des arrêtés et délibérations du comité de Salut public. Archives, 436 a a 73.)]

[Note 25: Séance du 29 floréal (14 mai 1794).]

III

Eh bien! il y eut, on peut l'affirmer, au sein du comité de Salut public, pour l'adoption du projet de loi connu sous le nom de loi du 22 prairial, une entente égale à celle qui avait présidé à l'établissement de la commission d'Orange et à la formation des commissions populaires.

Ancien magistrat, Couthon fut chargé, par ses collègues du comité, de rédiger le projet et de le soutenir devant la Convention. Un des articles, le seul peut-être qui devait susciter une violente opposition dans l'Assemblée, était celui qui donnait aux comités la faculté de traduire au tribunal révolutionnaire les représentants du peuple.

En voulant réagir contre les terroristes par la Terreur, en voulant armer les comités d'une loi qui leur permît de frapper avec la rapidité de la foudre les Tallien, les Fouché, les Rovère, ces hommes «gorgés de sang et de rapines», qui, forts déjà de leurs partisans et de leurs complices, trouvaient encore une sorte d'appui dans les formes de la procédure criminelle, les auteurs de la loi de prairial commirent une faute immense; mais ce ne fut pas la seule. Parce qu'ils avaient vu certains grands coupables échapper à la rigueur des lois, qui n'épargnait point les petits, ils crurent qu'il suffisait de la conscience des juges et des jurés pour juger les prévenus de conspiration contre la sûreté de la République; et parce que certains défenseurs rançonnaient indignement les accusés, parce que les malheureux étaient obligés de s'en passer, ils s'imaginèrent qu'il était plus simple de supprimer la défense; ce fut un tort, un tort irréparable, et que Robespierre a, Dieu merci! cruellement expié pour sa part, puisque cette loi de prairial est restée sur sa mémoire comme une tache indélébile. Jusqu'alors il n'avait coopéré en rien à aucune des lois de la Terreur, dont les législateurs principaux avaient été Cambacérès, Merlin (de Douai) et Oudot. Otez de la vie de Robespierre cette participation à la loi du 22 prairial, et ses ennemis seront bien embarrassés pour produire contre lui un grief légitime.

Ce qu'il y a de certain et d'incontestable, malgré les dénégations ultérieures des collègues de Maximilien, c'est que le projet de loi ne rencontra aucune espèce d'opposition de la part des membres du comité de Salut public, lequel avait été invité par décret, dès le 5 nivôse précédent, à réformer le tribunal révolutionnaire[26]. Tous les membres du Comité jugèrent bon le projet préparé par Couthon, puisqu'il ne donna lieu à aucune objection de leur part. Un jour, paraît-il, l'accusateur public, informé par le président Dumas qu'on préparait une loi nouvelle par laquelle étaient supprimés la procédure écrite et les défenseurs des accusés, se présenta au comité de Salut public, où il trouva Collot-d'Herbois, Billaud-Varenne, Carnot, Barère et C.-A. Prieur, auxquels il témoigna ses inquiétudes de ce qu'on abrogeait les interrogatoires et la défense des accusés. Fouquier-Tinville pris d'un tendre intérêt pour les prévenus! c'est à n'y pas croire. Ces membres du comité se bornèrent à lui répondre que «cet objet regardait Robespierre, chargé du travail[27]».

[Note 26: Article 1er du décret: «Le comité de Salut public fera dans le plus court délai son rapport sur les moyens de perfectionner l'organisation du tribunal révolutionnaire.» Moniteur du 7 nivôse (27 décembre 1793.)]

[Note 27: Mémoire pour Antoine Quentin-Fouquier…, cité dans l'Histoire parlementaire, t. XXXIV, p. 247.]

Or, s'ils avaient soulevé la moindre objection contre le projet de loi confié aux soins de Couthon, Fouquier-Tinville n'eût pas manqué de le rappeler, car ils étaient debout et puissants encore, et l'ex-accusateur public avait tout intérêt à s'attirer leurs bonnes grâces.

Plus tard, il est vrai, certains d'entre eux, devenus à leur tour l'objet de graves accusations, essayèrent de rejeter sur Robespierre et sur Couthon seuls la responsabilité de cette loi; ils poussèrent le mépris de la vérité jusqu'à prétendre qu'elle avait été présentée à la Convention sans que les comités eussent été même avertis, et ils inventèrent cette fameuse scène qui aurait eu lieu au comité, le matin même du 23 prairial, dans laquelle Billaud-Varenne, apostrophant Robespierre, lui aurait reproché d'avoir porté seul «le décret abominable qui faisait l'effroi des patriotes». A quoi Maximilien aurait répondu en accusant Billaud de défendre ses ennemis et en reprochant aux membres du comité de conspirer contre lui. «Tu veux guillotiner la Convention»! aurait répliqué Billaud.—Nous sommes en l'an III, ne l'oublions pas, et Billaud-Varenne avait grand intérêt à se poser comme un des défenseurs de l'Assemblée.—Alors Robespierre, avec agitation: «Vous êtes tous témoins que je ne dis pas que je veuille faire guillotiner la Convention nationale.» Je te connais maintenant, aurait-il ajouté, en s'adressant à Billaud; et ce dernier lui aurait répondu: «Et moi aussi je te connais comme un contre- révolutionnaire[28].» Tout cela doit être sorti de l'imagination féconde de Barère, car dans sa réponse particulière à Lecointre, Billaud fait à peine allusion à cette scène[29]. Homme probe et rigide au fond, Billaud eût hésité à appuyer sa justification sur des mensonges dont sa conscience avait horreur. Il faut être, en vérité, d'une insigne mauvaise foi ou d'une bien grande naïveté, pour accepter bénévolement les explications des membres des anciens comités. La Convention ne s'y laissa pas prendre, et elle eut raison; il lui suffit de se rappeler avec quelle ardeur Barère et même Billaud-Varenne défendirent, comme on le verra tout à l'heure, cette néfaste loi du 22 prairial. Saladin, arraché au bourreau par Robespierre, se chargea de répondre au nom des vaincus de Thermidor, muets dans leurs tombes[30].

[Note 28: Voy. la Réponse des anciens membres des comités aux imputations de Lecointre, p. 38, 39, et la note de la page 108.]

[Note 29: Réponse de J.-N. Billaud à Lecointre, p. 56.]

[Note 30: Rapport de Saladin, p. 55. «On vous a dit, s'écriait Clauzel, dans la séance du 12 vendémiaire de l'an III (3 octobre 1794), que c'était pendant les quatres décades que Robespierre s'était éloigné du comité, que nos armées avaient remporté tant de victoires; eh bien! tous les massacres du tribunal révolutionnaire ne se sont-ils pas commis pendant ces quatre décades?» (Moniteur, du 14 vendémiaire, an III).]

La scission qui n'allait pas tarder à éclater entre Robespierre et quelques-uns de ses collègues du comité de Salut public n'eut donc point pour cause cette loi du 22 prairial, mais bien l'application désastreuse qu'on en fit, et surtout la merveilleuse et criminelle habileté avec laquelle certains Conventionnels menacés, aussi habiles à manier l'intrigue que prompts à verser le sang, semèrent le soupçon contre lui dans l'âme de quelques patriotes ardents. Au reste, transportons nous au milieu de la Convention nationale, et nous verrons si les discussions auxquelles donna lieu la loi du 22 prairial ne sont pas la démonstration la plus péremptoire de notre thèse.

IV

Robespierre présidait. Le commencement de la séance avait été rempli par un discours de Barère sur le succès de nos armes dans le Midi; Barère était, comme on sait, le narrateur officiel des victoires de la République. Les membres des comités de Sûreté générale et de Salut public étaient à peu près au complet, lorsque Couthon, après avoir rendu compte lui-même de quelques prises maritimes, présenta, au nom du comité de Salut public, son rapport sur le tribunal révolutionnaire et les modifications demandées par la Convention.

Ce qu'il y avait surtout d'effrayant dans la nouvelle organisation de ce tribunal révolutionnaire institué pour punir les ennemis du peuple, et qui désormais ne devait plus appliquer qu'une seule peine, la mort, c'était la nomenclature des signes auxquels se pouvaient reconnaître les ennemis du peuple. Ainsi étaient réputés tels ceux qui auraient provoqué le rétablissement de la royauté ou la dissolution de la Convention nationale, ceux qui auraient trahi la République dans le commandement des places ou des armées, les fauteurs de disette, ceux qui auraient abusé des lois révolutionnaires pour vexer les citoyens, etc. C'était là des définitions bien vagues, des questions laissées à l'appréciation du juge.

Ah! certes, si la conscience humaine était infaillible, si les passions pouvaient ne pas s'approcher du coeur de l'homme investi de la redoutable mission de juger ses semblables, on comprendrait cette large part laissée à l'interprétation des jurés, dont la conviction devait se former sur toute espèce de preuve morale ou matérielle, verbale ou écrite; mais, en politique surtout, ne faut-il pas toujours compter avec les passions en jeu? Si honnêtes, si probes qu'aient été la plupart des jurés de la Révolution, ils étaient hommes, et partant sujets à l'erreur. Pour n'avoir point pris garde à cela, les auteurs de la loi de prairial se trouvèrent plus tard en proie aux anathèmes d'une foule de gens appelés, eux, à inonder la France de tribunaux d'exception, de cours prévôtales, de chambres étoilées, de commissions militaires jugeant sans l'assistance de jurés, et qui, pour de moins nobles causes, se montrèrent plus impitoyables que le tribunal révolutionnaire.

Il y avait, du reste, dans cette loi de prairial, dont on parle trop souvent sans la bien connaître, certains articles auxquels on ne doit pas se dispenser d'applaudir. Comment, par exemple, ne pas approuver la suppression de l'interrogatoire secret, celle du résumé du président, qui est resté si longtemps le complément inutile de nos débats criminels, où le magistrat le plus impartial a beaucoup de peine à maintenir égale la balance entre l'accusation et la défense? Enfin, par un sentiment de défiance trop justifié, en prévision du cas où des citoyens se trouveraient peut-être un peu légèrement livrés au tribunal par des sociétés populaires ou des comités révolutionnaires égarés, il était spécifié que les autorités constituées n'auraient le droit de traduire personne au tribunal révolutionnaire sans en référer au préalable aux comités de Salut public et de Sûreté générale. C'était encore une excellente mesure que celle par laquelle il était enjoint à l'accusateur public de faire appeler les témoins qui pourraient aider la justice, sans distinction de témoins à charge et à décharge[31]. Quant à la suppression des défenseurs officieux, ce fut une faute grave et, ajoutons-le, une faute inutile, car les défenseurs ne s'acquittaient pas de leur mission d'une manière compromettante pour la Révolution, tant s'en faut[32]! Ce fut très probablement parce qu'ils s'étaient convaincus de l'inefficacité de leur ministère, que les rédacteurs de la loi de prairial prirent le parti de le supprimer; mais, en agissant ainsi, ils violèrent un principe sacré, celui du droit de la défense, et ils ont donné aux malédictions hypocrites de leurs ennemis un semblant de raison.

[Note 31: Voyez le rapport de Couthon et le décret portant réorganisation du tribunal, dans le Moniteur du 24 prairial (12 juin 1794.)]

[Note 32: Voici ce que, le 20 germinal de l'an II (9 avril 1794), écrivait «aux citoïens composant le tribunal révolutionnaire» le plus célèbre des défenseurs officieux, celui auquel la réaction a tressé le plus de couronnes, Chauveau-Lagarde: «Avant même que le tribunal eût arrêté de demander aux défenseurs officieux des certificats de civisme, j'ai prouvé par ma conduite combien cette mesure est dans mes principes: j'avois déjà obtenu de l'assemblée générale de ma section l'inscription préliminaire; j'aurois même depuis longtemps mon certificat si la distribution n'en avoit été suspendue par l'ordre de la commune, et je ne doute pas que, lorsque je le demanderai, l'on ne me l'accorde sans difficulté, si l'on ne consulte que les preuves de patriotisme que j'ai données avant et depuis la Révolution.

«Mais j'ai le malheureux honneur d'être défenseur au tribunal révolutionnaire, et cette qualité seule suffit pour inspirer de l'ombrage aux patriotes qui ne savent pas de quelle manière j'ai exercé ces fonctions.

«D'ailleurs, parmi tous ceux qui suivent aujourd'hui la même carrière, il n'en est pas à qui ce titre puisse nuire autant qu'à moi; si l'on sait bien que j'ai défendu la Capet et la Cordai, l'on ignore que le tribunal m'avoit nommé d'office leur défenseur, et cette erreur est encore propre à m'aliéner l'esprit de ceux de mes concitoïens qui seroient, du reste, les plus disposés à me rendre justice.

«Cependant, citoïens, votre intention, en exigeant de nous un certificat de civisme, n'est pas qu'un titre honnorable et votre confiance, plus honnorable encore, me tachent d'incivisme.

«Je demande que le tribunal veuille bien m'accorder, s'il croit que je ne l'ai pas démérité, un témoignage ostensible de sa bienveillance, en déclarant dans les termes et dans la forme qu'il jugera convenables, de quelle manière je remplis comme citoïen mes devoirs de défenseur, et jusqu'à quel point je suis digne, sous ce rapport de son estime.—Chauveau.

«Ce 20 germinal, l'an deux de la République, une et indivisible.»

La suscription porte: Au citoïen Dumas, président du tribunal révolutionnaire.»

L'original de cette lettre est aux Archives.]

Couthon avait à peine terminé la lecture du décret, qu'un patriote connu, le député Ruamps, en réclamait l'ajournement. Lecointre (de Versailles) appuya la proposition. Alors Barère demanda s'il s'agissait d'un ajournement indéfini. «Non, non», s'écrièrent plusieurs voix. «Lorsqu'on propose une loi tout en faveur des patriotes», reprit Barère, «et qui assure la punition prompte des conspirateurs, les législateurs ne peuvent avoir qu'un voeu unanime»; et il demanda que l'ajournement ne dépassât pas trois jours.—«Deux seulement», répliqua Lecointre.

On voit avec quelle impudence mentirent les membres du comité quand, après Thermidor, ils prétendirent que le décret avait été présenté pour ainsi dire à leur insu. Robespierre quitta le fauteuil pour combattre toute espèce d'ajournement, et l'on put connaître par ses paroles que les tentatives d'assassinat dont certains représentants avaient été l'objet n'étaient pas étrangères aux dispositions rigoureuses de la loi. Le nouveau décret augmentait, dans une proportion assez notable, le nombre des jurés. Or, chaque jour, le tribunal passait quelques heures sans pouvoir remplir ses fonctions, parce que les jurés n'étaient pas au complet. Robespierre insista surtout sur cette considération. Depuis deux mois l'Assemblée n'avait-elle pas réclamé du comité une loi plus étendue encore que celle qu'on présentait aujourd'hui? Pourquoi donc un ajournement? La loi n'était-elle pas entièrement en faveur des patriotes et des amis de la liberté? Était-il naturel de venir élever une sorte de barrière entre des hommes également épris de l'amour de la République?—Dans la résistance au décret, Maximilien avait bien aperçu la main des ennemis du comité de Salut public; ce n'étaient pas encore les siens seulement.—Aussi se plaignit-il de voir une coalition se former contre un gouvernement qui se dévouait au salut de la patrie. «Citoyens, on veut vous diviser».—Non, non, s'écria-t-on de toutes parts, on ne nous divisera pas.—«Citoyens, reprit Robespierre, on veut vous épouvanter.» Il rappela alors que c'était lui qui avait sauvé une partie de la Convention des poignards aiguisés contre elle par des hommes animés d'un faux zèle. «Nous nous exposons aux assassins particuliers pour poursuivre les assassins publics», ajouta-t-il. «Nous voulons bien mourir, mais que la Convention et la patrie soient sauvées!»

Bourdon (de l'Oise) protesta que ni lui ni ses amis ne voulaient entraver la marche de la justice nationale—ce qui était parfaitement vrai—à la condition qu'elle ne les atteignît pas.—Il proposa donc à l'Assemblée de voter, dès à présent, l'article relatif aux jurés, et d'ajourner quant au reste. Robespierre insista pour que le projet de loi fût voté article par article et séance tenante, ce qui fut aussitôt décrété. Cela, certes, témoigne de l'influence de Maximilien sur la Convention à cette époque; mais cette influence, toute morale, ne lui donnait pas un atome de plus de pouvoir réel, et nous le verrons bientôt se dépouiller volontairement, en quelque sorte, de ses fonctions de membre du comité de Salut public, quand il se trouvera dans l'impuissance d'empêcher les maux auxquels il aurait voulu remédier. Les articles du projet de loi furent successivement adoptés, après une courte discussion et sans changements notables.

Ce jour-là même expiraient les pouvoirs du comité de Salut public; Couthon en prévint l'Assemblée, le comité ne pouvant continuer de les exercer sans l'assentiment de la Convention nationale, laquelle, du reste, s'empressa, suivant sa coutume, d'en voter le renouvellement. La Convention votait-elle ici sous une pression quelconque? Oui, sous l'impérieuse nécessité du salut public, qui lui commandait de ne pas rompre en ce moment l'unité du gouvernement. Mais était-elle terrorisée, comme l'ont prétendu tant d'écrivains? En aucune façon, car le comité de Salut public n'avait pas un soldat pour la forcer à voter, et il était aussi facile à l'Assemblée de briser l'homogénéité du comité au 22 prairial qu'au 9 thermidor. Soutenir le contraire, en se prévalant de quelques lâches déclarations, c'est gratuitement jeter l'insulte à une Assemblée à la majorité de laquelle on ne saurait refuser une grande âme et un grand coeur.

V

Aucun membre de la droite ou du centre, ne se leva pour protester contre la loi nouvelle. Seuls, quelques membres, qui se croyaient menacés, virent dans certains articles du décret une atteinte aux droits de l'Assemblée. Mais ils ne se demandèrent pas si dans ce décret de prairial certaines règles de la justice éternelle n'étaient point violées; ils ne se demandèrent pas si l'on avait laissé intactes toutes les garanties dont doit être entouré l'accusé; non, ils songèrent à eux, uniquement à eux. De l'humanité, ils avaient bien souci!

Dès le lendemain, profitant de l'absence du comité de Salut public,—Voulland occupait le fauteuil—ils jetèrent les hauts cris presque au début de la séance conventionnelle. En vain Robespierre avait-il affirmé que le comité n'avait jamais entendu rien innover en ce qui concernait les représentants du peuple[33], il leur fallait un décret pour être rassurés. Bourdon (de l'Oise) manifesta hautement ses craintes et demanda que les représentants du peuple arrêtés ne pussent être traduits au tribunal révolutionnaire sans un décret préalable d'accusation rendu contre eux par l'Assemblée. Aussitôt, le député Delbrel protesta contre les appréhensions chimériques de Bourdon, auquel il dénia le droit de se défier des intentions des comités[34]. Bourdon insista et trouva un appui dans un autre ennemi de Maximilien, dans Bernard (de Saintes), celui dont Augustin Robespierre avait dénoncé les excès dans le Doubs, après y avoir porté remède par tous les moyens en son pouvoir. On était sur le point d'aller aux voix sur la proposition de Bourdon, quand le jurisconsulte Merlin (de Douai) réclama fortement la question préalable en se fondant sur ce que le droit de l'Assemblée de décréter elle-même ses membres d'accusation et de les faire mettre en jugement était un droit inaliénable. L'Assemblée se rendit à cette observation, et, adoptant le considérant rédigé par Merlin, décréta qu'il n'y avait lieu à délibérer [35].

[Note 33: Discours du 8 thermidor, p. 10 et 12.]

[Note 34: Député du Lot à la Convention, Delbrel fut un des membres du conseil des Cinq-Cents qui résistèrent avec le plus d'énergie au coup d'État de Bonaparte, et on l'entendit s'écrier au 19 brumaire que les baïonnettes ne l'effrayaient pas. Voy. le Moniteur du 20 brumaire an VIII (10 novembre).]

[Note 35: Moniteur du 24 prairial (12 juin 1794) et Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 620.]

La proposition de Bourdon parut au comité une grave injure. A la séance du 24 prairial (12 juin 1794), au moment où Duhem, après Charlier, venait de prendre la défense du décret, de comparer le tribunal révolutionnaire à Brutus, assis sur sa chaise curule, condamnant ses fils conspirateurs, et de le montrer couvrant de son égide tous les amis de la liberté, Couthon monta à la tribune. Dans un discours dont la sincérité n'est pas douteuse, et où il laissa en quelque sorte son coeur se fondre devant la Convention, il repoussa comme la plus atroce des calomnies lancées contre le comité de Salut public les inductions tirées du décret par Bourdon (de l'Oise) et Bernard (de Saintes), et il demanda le rapport du considérant voté la veille comme un mezzo termine.

Les applaudissements prodigués par l'Assemblée à l'inflexible mercuriale de Couthon donnèrent à réfléchir à Bourdon (de l'Oise). Il vint, poussé par la peur, balbutier de plates excuses, protester de son estime pour le comité de Salut public et son rapporteur, pour l'inébranlable Montagne qui avait sauvé la liberté. Robespierre ne fut dupe ni de cette fausse bonhomie ni de cette reculade. N'était-ce pas ce même Bourdon qui, depuis si longtemps, harcelait le gouvernement et cherchait à le perdre dans l'esprit de la Convention? Robespierre ne lui ménagea pas la vérité brutale. Déjà, d'ailleurs, le comité était instruit des manoeuvres ténébreuses de certains députés, sur qui il avait l'oeil. Après avoir repoussé dédaigneusement les rétratactions de Bourdon, Maximilien lui reprocha de chercher à jeter la division entre le comité et la Montagne. «La Convention, la Montagne, le comité», dit-il, «c'est la même chose.» Et l'Assemblée d'applaudir à outrance. «Tout représentant du peuple qui aime sincèrement la liberté», continua-t-il, «tout représentant du peuple qui est déterminé à mourir pour la patrie, est de la Montagne.» Ici de nouvelles acclamations éclatèrent, et toute la Convention se leva en signe d'adhésion et de dévouement.

«La Montagne», poursuivit-il, «n'est autre chose que les hauteurs du patriotisme; un montagnard n'est autre chose qu'un patriote pur, raisonnable et sublime. Ce serait outrager la patrie, ce serait assassiner le peuple, que de souffrir que quelques intrigants, plus misérables que les autres parce qu'ils sont plus hypocrites, s'efforçassent d'entraîner une partie de cette Montagne et de s'y faire les chefs d'un parti.» A ces mots, Bourdon (de l'Oise) interrompant: «Jamais il n'est entré dans mon intention de me faire le chef d'un parti.»—«Ce serait, reprit Robespierre sans prendre garde à l'interrupteur, ce serait l'excès de l'opprobre que quelques-uns de nos collègues, égarés par la calomnie sur nos intentions et sur le but de nos travaux….—«Je demande, s'écria Bourdon (de l'Oise), qu'on prouve ce qu'on avance; on vient de dire assez clairement que j'étais un scélérat.» Alors Robespierre d'une voix plus forte: «Je demande, au nom de la patrie, que la parole me soit conservée. Je n'ai pas nommé Bourdon; malheur à qui se nomme lui-même.» Bourdon (de l'Oise) reprit: «Je défie Robespierre de prouver….» Et celui-ci de continuer: «Mais s'il veut se reconnaître au portrait général que le devoir m'a forcé de tracer, il n'est pas en mon pouvoir de l'en empêcher. Oui, la Montagne est pure, elle est sublime; et les intrigants ne sont pas de la Montagne»!—«Nommez-les, s'écria une voix».—«Je les nommerai quand il le faudra», répondit-il. Là fut son tort. En laissant la Convention dans le doute, il permit aux quatre ou cinq scélérats qu'il aurait dû démasquer tout de suite, aux Tallien, aux Fouché, aux Rovère, de semer partout l'alarme et d'effrayer une foule de représentants à qui lui et le comité ne songeaient guère. Il se contenta de tracer le tableau, trop vrai, hélas! des menées auxquelles se livraient les intrigants qui se rétractaient lâchement quand leurs tentatives n'avaient pas réussi.

Bourdon (de l'Oise), atterré, garda le silence[36]. Maximilien cita, à propos des manoeuvres auxquelles il avait fait allusion, un fait qui s'était passé l'avant-veille au soir. En sortant de la Convention, trois députés, parmi lesquels Tallien, fort inquiets du décret de prairial, dont ils craignaient qu'on ne fit l'application sur eux-mêmes, manifestaient tout haut leur mécontentement. Ayant rencontré deux agents du gouvernement, ils se jetèrent sur eux et les frappèrent en les traitant de coquins, de mouchards du comité de Salut public, et en accusant les comités d'entretenir vingt mille espions à leur solde. Après avoir raconté ce fait, sans nommer personne, Robespierre protesta encore une fois du respect des comités pour la Convention en général, et, de ses paroles, il résulte incontestablement qu'à cette heure il n'y avait de parti pris contre aucun des membres de l'Assemblée. Il adjura seulement ses collègues de ne pas souffrir que de ténébreuses intrigues troublassent la tranquillité publique. «Veillez sur la patrie», dit-il en terminant, «et ne souffrez pas qu'on porte atteinte à vos principes. Venez à notre secours, ne permettez pas que l'on nous sépare de vous, puisque nous ne sommes qu'une partie de vous-mêmes et que nous ne sommes rien sans vous. Donnez-nous la force de porter le fardeau immense, et presque au-dessus des efforts humains, que vous nous avez imposé. Soyons toujours justes et unis en dépit de nos ennemis communs, et nous sauverons la République.»

[Note 36: Devenu après Thermidor un des plus violents séides de la réaction, Bourdon (de l'Oise) paya de la déportation, au 18 fructidor, ses manoeuvres contre-révolutionnaires. Il mourut à Sinnamari.]

Cette énergique et rapide improvisation souleva un tonnerre d'applaudissements. Merlin (de Douai), craignant qu'on n'eût mal interprété le sentiment auquel il avait obéi en s'interposant la veille, voulut s'excuser; mais Robespierre, qui avait une profonde estime pour l'éminent jurisconsulte, s'empressa de déclarer que ses réflexions ne pouvait regarder Merlin, dont la motion avait eu surtout pour but d'atténuer et de combattre celle de Bourdon. «Ceux que cela regarde se nommeront», ajouta-t-il. Aussitôt Tallien se leva. Le fait, prétendit-il, ne s'était pas passé l'avant-veille, mais bien la veille au soir, et les individus avec lesquels une collision s'était engagée n'étaient pas des agents du comité de Salut public. «Le fait est faux», dit Robespierre; «mais un fait vrai, c'est que Tallien est de ceux qui affectent de parler sans cesse publiquement de guillotine pour avilir et troubler la Convention».—«Il n'a pas été du tout question de vingt mille espions», objecta Tallien.—Citoyens, répliqua Robespierre, vous pouvez juger de quoi sont capables ceux qui appuient le crime par le mensonge: il est aisé de prononcer entre les assassins et les victimes».—«Je vais….» balbutia Tallien.

Alors Billaud-Varenne, avec impétuosité: «La Convention ne peut pas rester dans la position où l'impudeur la plus atroce vient de la jeter. Tallien a menti impudemment quand il a dit que c'était hier que le fait était arrivé; c'est avant-hier que cela s'est passé, et je le savais hier à midi. Ce fait eut lieu avec deux patriotes, agents du comité de Salut public. Je demande que la Convention ouvre enfin les yeux sur les hommes qui veulent l'avilir et l'égarer. Mais, citoyens, nous nous tiendrons unis; les conspirateurs périront et la patrie sera sauvée.» Oui, oui! s'écria-t-on de toutes parts au milieu des plus vifs applaudissements[37].

[Note 37: Voyez, pour cette séance, le Moniteur du 26 prairial (14 juin 1794), et le Journal des débats et des décrets de la Convention, numéros 630 et 631.]

Or, les paroles de Billaud-Varenne prouvent surabondamment deux choses: d'abord, que ce jour-là, 24 prairial (12 juin 1794), la désunion n'avait pas encore été mise au sein du comité de Salut public; ensuite que les rapports de police n'étaient pas adressés à Robespierre particulièrement, mais bien au comité tout entier. On sentira tout à l'heure l'importance de cette remarque.

Barère prit ensuite la parole pour insister sur la suppression du considérant voté la veille, sur la demande de Merlin (de Douai), aux intentions duquel lui aussi, du reste, s'empressa de rendre hommage; seulement ce considérant lui paraissait une chose infiniment dangereuse pour le gouvernement révolutionnaire, parce qu'il était de nature à faire croire aux esprits crédules que l'intention du comité avait été de violer une des lois fondamentales de la Convention. Et, afin d'entraîner l'Assemblée, il cita les manoeuvres indignes auxquelles nos ennemis avaient recours pour décrier la Révolution et ses plus dévoués défenseurs. Il donna notamment lecture de certains extraits d'une feuille anglaise, intitulée l'Étoile (the Star), envoyée de Brest par Prieur (de la Marne), feuille pleine de calomnies atroces contre les hommes de la Révolution, contre Jean-Bon Saint-André, entre autres, et dans laquelle on rendait compte d'un bal masqué récemment donné à Londres au Ranelagh. A ce bal, une femme, déguisée en Charlotte Corday, sortie du tombeau et tenant à la main un poignard sanglant, avait poursuivi toute la nuit un individu représentant Robespierre, qu'elle jurait de maratiser en temps et lieu. A cette citation, un mouvement d'horreur se produisit dans l'Assemblée. Jouer à l'assassinat des républicains français, c'étaient là distractions de princes et d'émigrés.

Ce n'était pas la Terreur qu'on voulait tuer en Robespierre, c'était la République elle-même. Après avoir flétri ces odieux passe-temps de l'aristocratie et montré le sort réservé par nos ennemis aux membres du gouvernement révolutionnaire, Barère termina en demandant le rapport du considérant de la veille et l'ordre du jour sur toutes les motions faites à propos du décret concernant le tribunal révolutionnaire. Ce que l'Assemblée vota au milieu des plus vifs applaudissements[38].

[Note 38: Moniteur du 26 prairial an II.]

Tout cela est-il assez clair, et persistera-t-on à représenter le décret de prairial comme ayant été soumis à la Convention sans qu'il ait eu l'assentiment de tous les membres du comité? L'opposition dont il fut l'objet de la part de deux ou trois représentants vint des moins nobles motifs et naquit d'appréhensions toutes personnelles. Quant à l'esprit général du décret, il eut l'assentiment général; pas une voix ne réclama, pas une objection ne fut soulevée. La responsabilité de cette loi de prairial ne revient donc pas seulement à Robespierre ou à Couthon en particulier, ou au comité de Salut public, mais à la Convention nationale tout entière, qui l'a votée comme une loi de salut.

VI

Est-il vrai que, dès le lendemain même du jour où cette loi fut votée, c'est-à-dire le 25 prairial, Robespierre ait, en plein comité, demandé la mise en accusation ou, comme on dit, les têtes de Fouché, de Tallien et de sept de leurs amis, et que le refus de ses collègues amena sa retraite volontaire du comité? C'est ce qu'a prétendu le duc d'Otrante; mais quelle âme honnête se pourrait résoudre à ajouter foi aux assertions de ce scélérat vulgaire, dont le nom restera éternellement flétri dans l'histoire comme celui de Judas? La vérité même paraîtrait suspecte venant d'une telle source.

Mais si pareille demande eût été faite, est-ce que les membres des anciens comités ne s'en fussent pas prévalus dans leur réponse aux imputations de Lecointre? Comment! ils auraient arraché neuf représentants du peuple à la férocité de Robespierre, et ils ne s'en seraient pas fait un titre d'honneur aux yeux de la Convention, à l'heure où on les poursuivait comme des proscripteurs? Or, à quoi attribuent-ils le déchirement qui eut lieu au comité de Salut public? Uniquement aux discussions—très problématiques—auxquelles aurait donné lieu la loi de prairial. «Robespierre», disent-ils, «devint plus ennemi de ses collègues, s'isola du comité et se réfugia aux Jacobins, où il préparait, acérait l'opinion publique contre ce qu'il appelait les conspirateurs connus et contre les opérations du comité[39].»

[Note 39: Réponse des membres des deux anciens comités aux imputations de Laurent Lecointre, p. 39 et 109.]

Eh bien! la scission ne se produisit pas le 25 prairial, mais seulement au commencement de messidor, comme cela résulte des propres aveux des membres du comité, rapprochés de la déclaration de Maximilien. En effet, ceux-là limitent à quatre décades la durée de ce qu'ils ont appelé la retraite de Robespierre[40], et celui-ci dit très haut, à la séance du 8 thermidor, que la force de la calomnie et l'impuissance de faire le bien l'avaient obligé de renoncer en quelque sorte depuis six semaines à ses fonctions de membre du comité de Salut public. Quatre décades, six semaines, c'est la même chose. Ce fut donc vers le 1er messidor que la désunion se mit parmi les membres du comité. Chaque jour ici a son importance.

[Note 40: Ibid., p. 44.]

Quelle fut la cause positive de cette désunion et comment les choses se passèrent-elles? A cet égard, nous sommes réduits à de pures conjectures, les vaincus de Thermidor ayant eu la bouche fermée par la mort, et les anciens membres du comité s'étant entendus comme larrons en foire pour se donner une apparence de raison contre leurs victimes. Encore doit-on être étonné du vide de leurs accusations, qui tombent d'elles-mêmes par suite des contradictions étranges et grossières échappées à leurs auteurs. Nous dirons tout à l'heure à quoi l'on doit attribuer vraisemblablement la brouille survenue parmi les membres du comité, mais il faut ranger au nombre des plus lourds mensonges historiques, la légende des neuf têtes—d'aucuns disent trente—demandées par Robespierre à ses collègues, légende si légèrement acceptée.

La vérité est que le nombre des misérables auxquels il aurait voulu qu'on demandât compte de leurs rapines et du sang criminellement versé par eux, s'élevait à peine à cinq ou six[41], et que les quelques membres menacés s'ingénièrent, comme on le verra bientôt, pour grossir indéfiniment ce chiffre, et firent circuler des listes fabriquées afin de jeter l'épouvante au milieu de la Convention et de recruter par la peur des ennemis à Maximilien. Nous allons bientôt tracer le tableau des machinations infernales tramées dans l'ombre contre ce patriote intègre; je ne sais s'il y a dans l'histoire exemple d'un aussi horrible complot. Mais, auparavant, il convient de dire comment Robespierre avait mérité l'animadversion de cette horde de scélérats, à la tête desquels on doit ranger l'atroce Fouché, le mitrailleur de Lyon, et le héros Tallien.

[Note 41: Voyez à cet égard le discours de Saint-Just dans la séance du 9 thermidor.]

Robespierre professait depuis fort longtemps, un souverain mépris pour Tallien, ce véritable histrion de la Révolution. Une lettre qu'il reçut de lui, le lendemain même du jour où il l'avait si hautement flétri en pleine Convention, n'était pas de nature à le relever dans son opinion. «L'imposture soutenue par le crime…, ces mots terribles et injustes, Robespierre, retentissent encore dans mon âme ulcérée. Je viens, avec la franchise d'un homme de bien, te donner quelques éclaircissements….» écrivait Tallien, le 25 prairial.—La franchise d'un homme de bien!… Ces mots, sous la plume de Tallien, durent singulièrement faire sourire Robespierre. Dans cette lettre, dictée par la frayeur, Tallien se donnait comme un ami constant de la justice, de la vérité et de la liberté. Les intrigants seuls avaient pu, disait-il, susciter des préventions contre lui, mais il offrait sa conduite tout entière à l'examen de ses concitoyens. Ce n'était pas la crainte qui lui inspirait ce langage, ajoutait-il, par une sorte d'antiphrase où il essayait vainement de dissimuler sa lâcheté, mais bien le désir de servir sa patrie et de mériter l'estime de ses collègues[42].

[Note 42: Courtois s'est bien gardé de publier cette lettre.
Voyez-la dans les Papiers inédits, t. I, p. 115.]

Robespierre ne répondit pas. Trois jours après, le même Tallien s'adressait en ces termes à Couthon: «Je t'adresse, mon cher Couthon, l'exposé justificatif dont je t'ai parlé dans ma lettre d'hier. Je te prie de bien vouloir le mettre sous les yeux du comité. Si tu pouvois me recevoir à l'issue de ton dîner, je serois bien aise de causer un instant avec toi et de te demander un conseil d'ami. La trop confiante jeunesse a besoin d'être guidée par l'expérience de l'âge mûr[43].» Au moment où Tallien s'exprimait ainsi, il conspirait la perte de Maximilien. Il est bon de dire maintenant par quelle série de méfaits cet ancien secrétaire de la commune de Paris s'était rendu suspect, non pas seulement à Robespierre, mais au comité de Salut public tout entier.

[Note 43: Cette lettre, également supprimée par les Thermidoriens, faisait partie de la collection Portiez (de l'Oise). On y lit en post-scriptum: «Si le comité désire quelques explications verbales, je suis prêt à les lui donner; je resterai à la Convention jusqu'à la fin de la séance.» M. Louis Blanc en a donné un extrait dans son Histoire de la Révolution, t. XI, p. 171.]

VII

Envoyé en mission à Bordeaux, Tallien s'y était montré tout d'abord, comme son collègue Baudot, un des plus terribles agents de la Terreur. Non content de faire tomber les têtes des meneurs contre-révolutionnaires, et «de saigner fortement la bourse des riches égoïstes,» il montait à l'assaut des clochers, dépouillait les églises de leur argenterie, arrachait aux prêtres des actes d'abjuration[44], et jetait l'épouvante dans toutes les consciences, en violant effrontément la liberté des cultes.

[Note 44: Voy. à ce sujet une lettre curieuse d'Ysabeau et de Tallien au club des Jacobins, en date du 29 brumaire, dans le Moniteur du 12 frimaire (2 décembre 1793).]

Tout à coup on vit, comme par enchantement, tomber ce zèle exagéré. Le farouche proconsul se fit le plus doux des hommes, et bientôt, à la place d'un austère envoyé de la Convention, Bordeaux posséda une sorte de satrape asiatique. Sous quelle mystérieuse influence s'était donc opéré ce changement subit? Ah! c'est que, dans le coeur du patriote Tallien, une autre affection avait pris la place de celle de la République. Fasciné par les charmes de Thérézia Cabarrus, qui, après avoir habité successivement Boulogne-sur-Mer et Paris, s'était rendue à Bordeaux afin de terminer l'affaire de son divorce avec son premier mari, le terrible Tallien était devenu en quelque sorte l'espoir des contre-révolutionnaires et des royalistes. Le régime de la clémence succéda aux barbaries passées; mais clémence pour les riches surtout; la liberté devint vénale. S'il faut en croire l'espion Senar, la Cabarrus tenait chez elle bureau de grâces où l'on traitait à des prix excessifs du rachat des têtes[45]. Ce qu'il y a de vrai peut-être, selon nous, dans cette accusation terrible, c'est que la citoyenne Thérézia acceptait de magnifiques présents des familles riches auxquelles elle rendait service, et dont certains membres lui durent la vie. Son empire sur Tallien était sans bornes. Par lui elle obtint une concession de salpêtre, source de revenus considérables[46]. Ne fallait-il pas subvenir au faste tout à fait royal dans lequel vivaient l'amant et la maîtresse? Tallien, comme son collègue Ysabeau, avait chevaux et voitures, l'équipage d'un ci-devant noble; il avait sa loge au théâtre, et sa place marquée dans tous les lieux publics[47]. Les denrées les plus exquises, les meilleurs vins, un pain blanc comme la neige étaient mis en réquisition pour le service des représentants[48]. Théâtrale dans toutes ses actions, la citoyenne Thérézia Cabarrus aimait à se montrer en public auprès du tout-puissant proconsul. Vêtue à l'antique, la tête affublée d'un bonnet rouge d'où s'échappaient des flots de cheveux noirs, tenant d'une main une pique, et de l'autre s'appuyant sur l'épaule de son amant, elle se plaisait à se promener en voiture découverte dans les rues de la ville et à se donner en spectacle à la population bordelaise[49]. Cela n'étonne guère quand on se rappelle les excentricités auxquelles se livra plus tard Mme Tallien lorsque, reine de la mode, elle habita Paris, où l'on put admirer, aux Tuileries, ses charmes nus livrés à la curiosité obscène du premier venu.

[Note 45: Mémoires de Senar, p. 201. Nous avons dit ailleurs pourquoi la seule partie des Mémoires de Senar qui nous paraisse mériter quelque créance est celle qui concerne Tallien. Voy. notre Histoire de Saint-Just, livre V, chapitre II.]

[Note 46: Rapport de Boulanger sur l'arrestation de la citoyenne
Cabarrus. Papiers inédits, t. I, p. 269.]

[Note 47: Voy. ce que dit Jullien dans une lettre à Saint-Just en date du 25 prairial, publiée sous le numéro CVII, à la suite du rapport de Courtois, et dans les Papiers inédits, t. III, p. 37.]

[Note 48: Rapprocher à cet égard les Mémoires de Senar, p. 199, et l'Histoire impartiale, par Prudhomme, t. V, p. 436, des lettres de Jullien à Robespierre sur l'existence des représentants à Bordeaux.]

[Note 49: Mémoires de Senar, p. 199.]

Les deux amants n'étaient pas moins luxueux dans leur intérieur. Un personnage de l'ancien régime, le marquis de Paroy, nous a laissé une description curieuse du boudoir de la ci-devant marquise de Fontenay qu'il avait eu l'occasion de voir en allant solliciter auprès d'elle en faveur de son père, détenu à la Réole. «Je crus», dit-il, «entrer dans le boudoir des muses: un piano entr'ouvert, une guitare sur le canapé, une harpe dans un coin … une table à dessin avec une miniature ébauchée,—peut-être celle du patriote Tallien—un secrétaire ouvert, rempli de papiers, de mémoires, de pétitions; une bibliothèque dont les livres paraissaient en désordre, et un métier à broder où était montée une étoffe de satin[50]…»

[Note 50: Voy. la Biographie universelle, à l'art. PRINCESSE
DE CHIMAY.]

Dès le matin, la cour de l'hôtel où demeuraient les deux amants était encombrée de visiteurs, qui attendaient le lever du fastueux commissaire de la Convention. La belle Espagnole—car Thérézia était Espagnole—avait imaginé, afin de distraire Tallien de ses occupations patriotiques, de paraître désirer vivement son portrait. Le plus habile peintre de la ville avait été chargé de l'exécution, les séances avaient été adroitement prolongées, et par cet ingénieux artifice Thérézia était parvenue à si bien occuper son amant qu'il avait oublié l'objet de sa mission.

C'est du moins ce qu'a bien voulu nous apprendre un admirateur enthousiaste de la citoyenne Cabarrus. Ordre exprès de ne laisser entrer personne avait été donné aux domestiques. Cependant, un jour, le directeur du théâtre, Lemayeur, parvint à forcer la consigne, et il trouva «Tallien mollement assis dans un boudoir, et partagé entre les soins qu'il donnait au peintre et les sentiments dont il était animé pour la belle Cabarrus»[51]. Ainsi la République entretenait quatorze armées, le sang de toute la jeunesse française coulait à flots sur nos frontières dévastées, Saint-Just et Le Bas sur le Rhin et dans le Nord, Jean-Bon Saint-André sur les côtes de l'Océan, Cavaignac dans le Midi, Bô dans la Vendée, et tant d'autres, s'épuisaient en efforts héroïques afin de faire triompher la sainte cause de la patrie, le comité de Salut public se tenait jour et nuit courbé sous un labeur écrasant, la Convention nationale enfin frappait le monde d'épouvanté et d'admiration, tout cela pour que le voluptueux Tallien oubliât dans les bras d'une femme aux moeurs équivoques les devoirs sévères imposés par la République aux députés en mission.

[Note 51: Les Femmes célèbres de 1789 à 1795, et de leur influence dans la Révolution, par C. Lairtullier, t. II, p. 286.]

Ah! ces devoirs, le jeune envoyé du comité de Salut public, l'ami dévoué de Maximilien, le fils du représentant Jullien (de la Drôme), les comprenait autrement. «J'ai toujours suivi dans ma mission», écrivait-il de Bordeaux à Robespierre, le 1er floréal (20 avril 1794), «le même système, que, pour rendre la Révolution aimable, il falloit la faire aimer, offrir des actes de vertu, des adoptions civiques, des mariages, associer les femmes à l'amour de la patrie et les lier par de solennels engagements[52].»

[Note 52: Voy. cette lettre dans les Papiers inédits, t. III, p. 5, et à la suite du rapport de Courtois sous le numéro CVII a.]

La conduite de Tallien n'avait pas été sans être dénoncée au comité de Salut public. Obligé d'obéir à un ordre de rappel, l'amant de Thérézia Cabarrus partit, assez inquiet sur son propre compte et sur celui de la femme à laquelle il avait sacrifié les intérêts de la patrie. Il se plaignit à la Convention d'avoir été calomnié[53], et, pour le moment, l'affaire en resta là. Mais, tremblant toujours pour sa maîtresse, qui, en sa qualité d'étrangère et de femme d'un ex-noble, pouvait être deux fois suspecte, il eut recours à un singulier stratagème afin de la mettre à l'abri de tout soupçon. Il lui fit adresser de Bordeaux, où il l'avait provisoirement laissée, une longue pétition à la Convention nationale, pétition très certainement rédigée par lui, et dans laquelle elle conjurait l'Assemblée d'ordonner à toutes les jeunes filles d'aller, avant de prendre un époux, passer quelque temps «dans les asiles de la pauvreté et de la douleur pour y secourir les malheureux». Elle-même, qui était mère et déjà n'était plus épouse, mettait, disait-elle, toute son ambition à être une des premières à se consacrer à ces ravissantes fonctions[54].

[Note 53: Séance du 22 ventôse (12 mars 1794). Moniteur du 25 ventôse.]

[Note 54: Voyez cette pétition dans le Moniteur du 7 floréal an II (26 avril 1794), séance de la Convention du 5 floréal.]

La Convention ordonna la mention honorable de cette adresse au Bulletin et la renvoya aux comités de Salut public et d'instruction. La citoyenne Thérézia Cabarrus s'en tint, bien entendu, à ces vaines protestations de vertu républicaine. Quant au comité de Salut public, il n'eut garde de se laisser prendre à cette belle prose, où il était si facile de reconnaître la manière ampoulée de Tallien, et, voulant être complètement renseigné sur les opérations de ce dernier, il renvoya à Bordeaux, par un arrêté spécial, son agent Jullien, qui en était revenu depuis peu[55]. Les renseignements recueillis par lui furent assurément des plus défavorables, car, le 11 prairial, en adressant à Robespierre l'extrait d'une lettre menaçante de Tallien au club national de Bordeaux, Jullien écrivait: «Elle coïncide avec le départ de la Fontenay, que le comité de Salut public aura sans doute fait arrêter»; et quatre jours plus tard, le 15 prairial, il mandait encore à Maximilien: «La Fontenay doit maintenant être en état d'arrestation.» Il croyait même que Tallien l'était aussi[56]. Il se trompait pour l'amant; mais quant à la maîtresse, elle était en effet arrêtée depuis trois jours.

[Note 55: Arrêté du 29 floréal an II, signé: Carnot, Robespierre,
Billaud-Varenne et Barère (Archives, A F, II, 58).]

[Note 56: Voyez ces deux lettres dans les Papiers inédits, t. III, p. 32 et 30, et à la suite du rapport de Courtois, sous les numéros CVII h et CVII g. Si Jullien fils ne monta pas sur l'échafaud au lendemain de Thermidor, ce ne fut pas la faute de Tallien, qui, lorsqu'il fut entré dans le comité de Salut public, s'empressa de le faire jeter en prison. «Paris, le 28 thermidor. Le comité de Salut public arrête que le citoyen Jullien fils, adjoint à la commission de l'instruction publique, et précédemment agent du comité de Salut public, est destitué de ses fonctions, qu'il sera mis en arrestation, et que les scellés seront apposés sur ses papiers. Collot-d'Herbois, Tallien, Eschasseriaux, Treilhard, Bréard, G.-A. Prieur.» (Archives, A F, II, 60.)—Si terrible fut le coup d'État de Thermidor, et si violente fut la réaction pendant de longues années, que les plus chers amis de Robespierre n'osaient plus avouer leur intimité avec lui. Jullien fils, pendant la grande période révolutionnaire, avait donné, malgré son extrême jeunesse, les preuves d'un talent, d'une honnêteté et d'une modération qui l'avaient rendu cher à Robespierre, que lui-même à tout propos il appelait son bon ami. Eh bien! lui aussi, il renia ce bon ami, si nous devons nous en rapporter à une lettre de l'ingénieur Jullien, son fils, lettre où nous lisons ces lignes: «Mon père a très peu connu Robespierre; je crois même lui avoir entendu dire qu'il ne l'avait vu qu'une ou deux fois. C'est mon grand-père Jullien (de la Drôme), député à la Convention, qui seul a connu Robespierre….» Or il suffit des citations par nous faites d'extraits de lettres de Jullien fils à Robespierre pour qu'il n'y ait pas de doute possible sur leur parfaite intimité,—intimité, du reste, aussi honorable pour l'un que pour l'autre. Quant aux lettres de Robespierre à Jullien, elles ont été supprimées par les Thermidoriens, et pour cause. Maintenant, on peut voir, par l'extrait de la lettre de l'ingénieur Jullien, combien, dans la génération qui nous a précédés, les hommes mêmes les plus distingués sont peu au courant des choses de la Révolution.]

Contrainte par le représentant du peuple Ysabeau de quitter Bordeaux à cause des intrigues auxquelles on la voyait se livrer, Thérézia était accourue à Fontenay-aux-Roses, dans une propriété de son premier mari, où elle avait reçu de fréquentes visites de Tallien. Souvent elle était venue dîner avec lui à Paris chez le restaurateur Méot. Tallien avait pour ami Taschereau-Fargues, commensal de la maison Duplay, et admirateur enthousiaste de Robespierre; ce qui ne l'empêchera pas, après Thermidor, de le déchirer à belles dents. Ce Taschereau proposa à Tallien de loger sa maîtresse, quand elle viendrait à Paris, rue de l'Union, aux Champs-Élysées, dans une maison appartenant à Duplay, et qu'on pouvait en conséquence regarder comme un lieu de sûreté. Mais déjà le comité de Salut public avait lancé contre Thérézia Cabarrus un mandat d'arrestation. Avertie par Taschereau, elle courut se réfugier à Versailles; il était trop tard: elle y fut suivie de près et arrêtée, dans la nuit du 11 au 12 prairial, par les généraux La Vallette et Boulanger[57].

[Note 57: Le mandat d'arrestation est de la main de Robespierre, et porte, avec sa signature, celles de Billaud-Varenne, de Collot-d'Herbois et de Barère.]

L'impunité assurée à Tallien par la catastrophe de Thermidor, l'influence énorme qu'il recueillit de sa participation à cet odieux guet-apens, n'empêchèrent pas, à diverses reprises, des bouches courageuses de lui cracher ses méfaits à la face. «Entrons en lice, Tallien et moi», s'écria un jour Cambon. «Viens m'accuser, Tallien; je n'ai rien manié, je n'ai fait que surveiller; nous verrons si dans les opérations particulières tu as porté le même désintéressement; nous verrons si, au mois de septembre, lorsque tu étais à la commune, tu n'as pas donné ta griffe pour faire payer une somme d'un million cinq cent mille livres dont la destination te fera rougir. Oui, je t'accuse, monstre sanguinaire, je t'accuse … on m'appellera robespierriste si l'on veut … je t'accuse d'avoir trempé tes mains, du moins par tes opinions, dans les massacres commis dans les cachots de Paris[58]!» Et cette sanglante apostrophe fut plusieurs fois interrompue par les applaudissements. «Nous n'avons pas les trésors de la Cabarrus, nous»! cria un jour à Tallien Duhem indigné[59].

[Note 58: Séance du 18 brumaire an III, Moniteur du 20 brumaire (10 novembre 1794).]

[Note 59: Séance du 11 nivôse an III. Voyez le Moniteur du 13 nivôse (2 janvier 1795).]

Maintenant, que des romanciers à la recherche de galantes aventures, que de pseudo-historiens s'évertuent à réhabiliter Tallien et Thérézia Cabarrus, c'est chose qu'à coup sûr ne leur envieront pas ceux qui ont au coeur l'amour profond de la patrie et le respect des moeurs, et qui ne peuvent pas plus s'intéresser à l'homme dont la main contribua si puissamment à tuer la République qu'à la femme dont la jeunesse scandaleuse indigna même l'époque corrompue du Directoire. N'est-ce pas encore un des admirateurs de Thérézia qui raconte qu'un jour qu'elle se promenait sur une promenade publique, les bras et les jambes nus, et la gorge au vent, ses nudités attroupèrent la populace, laquelle, n'aimant ni les divorces ni les apostasies, se disposait à se fâcher tout rouge? Thérézia eût couru grand risque d'essuyer un mauvais traitement si, par bonheur, un député de sa connaissance ne fût venu à passer juste à temps pour la recueillir dans sa voiture[60]. «Notre-Dame de Thermidor», disaient en s'inclinant jusqu'à terre les beaux esprits du temps, les courtisans de la réaction, quand par exemple la citoyenne Fontenay-Cabarrus, devenue Mme Tallien, apparaissait au bal des victimes. Ah! laissons-le lui ce nom de Notre-Dame de Thermidor, elle l'a bien gagné. N'a-t-elle pas présidé à l'orgie blanche, cynique et sans frein, où l'on versait, pour se désaltérer, non plus le sang des conspirateurs, des traîtres, des ennemis de la Révolution, mais celui des meilleurs patriotes et des plus dévoués défenseurs de la liberté? N'a-t-elle pas été la reine et l'idole de tous les flibustiers, financiers, agioteurs, dilapidateurs de biens nationaux et renégats qui fleurirent au beau temps du Directoire? Oui, c'est bien la Dame de Thermidor, l'héroïne de cette journée où la Révolution tomba dans l'intrigue, où la République s'abîma dans une fange sanglante.

[Note 60: Les Femmes célèbres, par Lairtullier, t. II, p. 3 et 5.]

On avait, en prairial, comme on l'a vu, songé à donner pour asile à Thérézia Cabarrus une maison des Champs-Élysées appartenant à Duplay. Ce nom amène sous ma plume un rapprochement bien naturel et qui porte en soi un enseignement significatif. A l'heure où, libre, fêtée, heureuse, la ci-devant marquise de Fontenay payait en sourires les têtes coupées dans les journées des 10, 11 et 12 thermidor et se livrait aux baisers sanglants de son héros Tallien, une des filles de Duplay était jetée dans les cachots de la Terreur thermidorienne avec son enfant à la mamelle: c'était la femme du député Le Bas, le doux et héroïque ami de Robespierre, une honnête femme celle-là! Une nuit, à la prison de Saint-Lazare, où elle avait été déposée, le geôlier vint la réveiller en sursaut. Deux inconnus, envoyés par quelque puissant personnage du jour, la demandaient. Elle s'habilla à la hâte et descendit. On était chargé de lui dire que si elle consentait à quitter le nom de son mari, elle pourrait devenir la femme d'un autre député; que son fils,—le futur précepteur de l'empereur Napoléon III—alors âgé de six semaines à peine, serait adopté comme enfant de la patrie, enfin qu'on lui assurerait une existence heureuse. Mme Le Bas était une des plus charmantes blondes qu'on pût voir, la grâce et la fraîcheur mêmes. «Allez dire à ceux qui vous envoient», répondit-elle, «que la veuve Le Bas ne quittera ce nom sacré que sur l'échafaud.»—«J'étais», a-t-elle écrit plus tard, «trop fière du nom que je portais, pour l'échanger même contre une vie aisée[61].» Demeurée veuve à l'âge de vingt-trois ans, Elisabeth Duplay se remaria, quelques années après, à l'adjudant général Le Bas, frère de son premier mari, et elle garda ainsi le nom qui était sa gloire. Elle vécut dignement, et tous ceux qui l'ont connue, belle encore sous sa couronne de cheveux blancs, ont rendu témoignage de la grandeur de ses sentiments et de l'austérité de son caractère. Elle mourut dans un âge avancé, toujours fidèle au souvenir des grands morts qu'elle avait aimés, et dont, jusqu'à son dernier jour, elle ne cessa d'honorer et de chérir la mémoire. Quant à la Dame de Thermidor, Thérézia Cabarrus, ex-marquise de Fontenay, citoyenne Tallien, puis princesse de Chimay, on connaît l'histoire de ses trois mariages, sans compter les intermèdes. Elle eut, comme on sait, trois maris vivants à la fois. Comparez maintenant les deux existences, les deux femmes, et dites laquelle mérite le mieux le respect et les sympathies des gens de bien.

[Note 61: Manuscrit de Mme Le Bas.]

VIII

On sait à quoi s'en tenir désormais sur Tallien, le sauveur de la France, suivant les enthousiastes de la réaction. N'omettons pas de dire qu'il fut le défenseur de Jourdan Coupe-Tête au moment où celui-ci fut appelé à rendre compte de ses nombreux forfaits au tribunal révolutionnaire. Du 24 prairial au 9 thermidor, on n'entendit plus parler de lui. Pendant ce temps-là, il fit son oeuvre souterraine. Courtier de calomnies, il s'en allait de l'un à l'autre, colportant le soupçon et la crainte, tirant profit de l'envie chez celui-ci, de la peur chez celui-là, et mettant au service de la contre-révolution même sa lâcheté et ses rancunes[62].

[Note 62: Un des coryphées de la réaction thermidorienne, Tallien se vit un moment, sous le Directoire, repoussé comme un traître par les républicains et par les royalistes à la fois. Emmené en Egypte, comme savant, par Bonaparte, il occupa sous le gouvernement impérial des fonctions diplomatiques, et mourut oublié sous la Restauration et pensionné par elle.]

Mais Tallien n'était qu'un bouffon auprès du sycophante Fouché. Saluons ce grand machiniste de la conspiration thermidorienne; nul plus que lui ne contribua à la perte de Robespierre; il tua la République en Thermidor par ses intrigues, comme il tua l'Empire en 1815. Une place d'honneur lui est certainement due dans l'histoire en raison de la part considérable pour laquelle il a contribué aux malheurs de notre pays. Rien du reste ne saurait honorer davantage la mémoire de Robespierre que l'animadversion de Fouché et les circonstances qui l'ont amenée.

Ses relations avec lui remontaient à une époque antérieure à la Révolution; il l'avait connu à Arras, où le futur mitrailleur de Lyon donnait alors des leçons de philosophie. Fouché s'était jeté avec ardeur dans le mouvement révolutionnaire, bien décidé à moissonner largement pour sa part dans ce champ ouvert à toutes les convoitises. Ame vénale, caractère servile, habile à profiter de toutes les occasions capables de servir sa fortune, il s'était attaché à Robespierre à l'heure où la faveur populaire semblait désigner celui-ci comme le régulateur obligé de la Révolution. L'idée de devenir le beau-frère du glorieux tribun flattait alors singulièrement son amour-propre, et il mit tout en oeuvre pour se faire agréer de Charlotte. Sa figure repoussante pouvait être un obstacle, il parvint à charmer la femme à force d'esprit et d'amabilité. Charlotte était alors âgée de trente-deux ans, et, sans être d'une grande beauté, elle avait une physionomie extrêmement agréable; mais, comme il est fort probable, Fouché ne vit en elle que la soeur de Robespierre. Charlotte subordonna son consentement à l'autorisation de son frère, auquel elle parla des avances de Fouché. Plein d'illusions encore sur ce dernier, et confiant dans la sincérité de sa foi démocratique, Maximilien ne montra aucune opposition à ce mariage[63]. La sanguinaire conduite de Fouché dans ses missions brisa tout.

[Note 63: Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 123. Les relations de Charlotte et de Fouché ont donné lieu à d'infâmes propos, et l'on a prétendu qu'elle avait été sa maîtresse. M. Michelet, en accueillant la calomnie, aurait dû tenir compte des protestations indignées d'une femme, aigrie et triste si l'on veut, mais à qui l'on n'a à reprocher ni dépravation, ni vénalité. (Voy. Mémoires de Charlotte, p. 125.)]

Après la prise de Lyon, Couthon avait exécuté avec une extrême modération les rigoureux décrets rendus par la Convention nationale contre la ville rebelle. A la place de ce proconsul, dont les moyens avaient été trouvés trop doux, on avait envoyé Collot-d'Herbois et Fouché, deux messagers de mort. Aussi le départ du respectable ami de Robespierre donna-t-il lieu à de longs et profonds regrets. «Ah? si le vertueux Couthon fût resté à la Commune-Affranchie, que d'injustices de moins![64]» Citons également cet extrait d'une autre lettre adressée à Robespierre: «Je t'assure que je me suis senti renaître, lorsque l'ami sûr et éclairé qui revenait de Paris, et qui avait été à portée de vous étudier dans vos bureaux, m'a assuré que, bien loin d'être l'ami intime de Collot-d'Herbois, tu ne le voyais pas avec plaisir dans le comité de Salut public[65]….» Collot d'Herbois et Fouché, c'est tout un.

[Note 64: Lettre de Cadillot. Voyez Papiers inédits, t. II, p. 139, et numéro CVI, à la suite du rapport de Courtois.]

[Note 65: Lettre en date du 20 messidor, citée plus haut. (Voy. Papiers inédits, t. I, p. 144, et numéro CV, à la suite du rapport de Courtois.)]

Prédestiné à la police, Fouché écrivait de Nevers à son ami Chaumette, dès le mois d'octobre 1793: «Mes mouchards m'ont procuré d'heureux renseignements, je suis à la découverte d'un complot qui va conduire bien des scélérats à l'échafaud…. Il est nécessaire de s'emparer des revenus des aristocrates, d'une manière ou d'une autre….» Un peu plus tard, le 30 frimaire, il lui écrivait de Lyon, afin de se plaindre que le comité de Salut public eût suspendu l'exécution des mesures prises par lui pour saisir tous les trésors des départements confiés à sa surveillance, et il ajoutait: «Quoi qu'il en soit, mon ami, cela ne peut diminuer notre courage et notre fermeté. Lyon ne sera plus, cette ville corrompue disparaîtra du sol républicain avec tous les conspirateurs[66].» Qui ne connaît les atrocités commises à Lyon par les successeurs de Couthon, et qui ne frémit à ce souvenir sanglant?

[Note 66: Les originaux de ces deux lettres, inédites toutes deux, sont aux Archives, F 7, 1435, liasse A.]

Collot-d'Herbois parti, on aurait pu espérer une diminution de rigueurs; mais Fouché restait, et, le 21 ventôse (11 mars 1794), il écrivait à la Convention nationale: «… Il existe encore quelques complices de la révolte lyonnaise, nous allons les lancer sous la foudre; il faut que tout ce qui fit la guerre à la liberté, tout ce qui fut opposé à la République, ne présente aux yeux des républicains que des cendres et des décombres[67]….» Les cris et les plaintes des victimes avaient douloureusement retenti dans le coeur de Maximilien. Son silence glacial à l'égard de Collot-d'Herbois, son obstination à ne point répondre à ses lettres, tout démontre qu'il n'approuvait nullement les formes expéditives qu'apportaient dans leurs missions les sauvages exécuteurs des décrets de la Convention. Lui cependant ne pouvait rester plus longtemps sourd aux gémissements dont les échos montaient incessamment vers lui: «Ami de la liberté, défenseur intrépide des droits du peuple», lui écrivait encore un patriote de Lyon, «c'est à toi que je m'adresse, comme au républicain le plus intact. Cette ville fut le théâtre de la contre-révolution et déjà la plupart des scélérats ne respirent plus…. Mais malheureusement beaucoup d'innocents y sont compris…. Porte ton attention, et promptement, car chaque jour en voit périr…. Le tableau que je te fais est vrai et impartial, et on en fait beaucoup de faux…. Mon ami … on attend de toi la justice à qui elle est due, et que cette malheureuse cité soit rendue à la République…. Dans tes nombreuses occupations, n'oublie pas celle-ci[68].» Le 7 germinal (27 mars 1794), c'est-à-dire moins de quinze jours après la réception de la lettre où Fouché parlait de lancer sous la foudre les derniers complices de la révolte lyonnaise, Robespierre le faisait brusquement rappeler par un ordre du comité de Salut public[69].

[Note 67: Lettre citée par Courtois, à la suite de son rapport, sous le numéro XXV.]

[Note 68: Lettre non citée par Courtois. L'original est aux Archives, F 7, 4435, liasse O.]

[Note 69: Arrêté signé: Robespierre, Carnot, Collot-d'Herbois, Billaud-Varenne, Barère, C.-A. Prieur, Saint-Just et Couthon. Il est tout entier de la main de Robespierre. Archives, A F, II. 58.]

A peine de retour à Paris, Fouché courut chez Maximilien pour avoir une explication. Charlotte était présente à l'entrevue. Voici en quels termes elle a elle-même raconté cette scène: «Mon frère lui demanda compte du sang qu'il avait fait couler et lui reprocha sa conduite avec une telle énergie d'expression que Fouché était pâle et tremblant. Il balbutia quelques excuses, et rejeta les mesures cruelles qu'il avait prises sur la gravité des circonstances. Robespierre lui répondit que rien ne pouvait justifier les cruautés dont il s'était rendu coupable; que Lyon, il est vrai, avait été en insurrection contre la Convention nationale, mais que ce n'était pas une raison pour faire mitrailler en masse des ennemis désarmés.» A partir de ce jour, le futur duc d'Otrante, le futur ministre de la police impériale, devint le plus irréconciliable ennemi de Robespierre.

IX

Dès le 23 prairial (11 juin 1794), une réclamation de la société populaire de Nevers fournit à Maximilien l'occasion d'attaquer très énergiquement Fouché au club des Jacobins, dont Fouché lui-même était alors président. Les pétitionnaires se plaignaient des persécutions et des exécutions dont les patriotes étaient victimes dans ce département où Fouché avait été en mission. Celui-ci rejeta tout sur Chaumette, frappé après Hébert et Danton.

«Il ne s'agit pas, s'écria Robespierre, de jeter à présent de la boue sur la tombe de Chaumette…. Il en est d'autres qui paraissent tout de feu pour défendre le comité de Salut public et qui aiguisent contre lui les poignards.» C'était l'heure, ne l'oublions pas, où s'ourdissait contre Maximilien la plus horrible des machinations, et déjà sans doute Robespierre soupçonnait Fouché d'en être l'agent le plus actif. Quant à lui, ne séparant pas sa cause de celle de la Convention nationale et du gouvernement, dont elle était le centre, disait-il, il engageait fortement les vrais patriotes, ceux qui, dans la carrière de la Révolution, n'avaient cherché que le bien public, à se rallier autour de l'Assemblée et du comité de Salut public, à se tenir plus que jamais sur leurs gardes et à étouffer les clameurs des intrigants. Aux patriotes opprimés il promit la protection du gouvernement, résolu à combattre de tout son pouvoir la vertu persécutée. «La première des vertus républicaines», s'écria-t-il en terminant, «est de veiller pour l'innocence. Patriotes purs, on vous fait une guerre à mort, sauvez-vous, sauvez-vous avec les amis de la liberté». Cette rapide et éloquente improvisation fut suivie d'une violente explosion d'applaudissements. Fouché, atterré, balbutia à peine quelques mots de réponse[70].

[Note 70: Voir, pour cette séance, le Moniteur du 20 prairial an II (16 juin 1794) et le Journal de la Montagne, numéro 47 du t. III.]

Il n'eut plus alors qu'une pensée, celle de la vengeance. Attaquer Robespierre de front, c'était difficile; il fallait aller à lui par des chemins ténébreux, frapper dans l'ombre sa réputation, employer contre lui la ruse, l'intrigue, la calomnie, le mensonge, tout ce qui, en un mot, révolte la conscience humaine. Fouché et ses amis ne reculèrent pas devant cette oeuvre de coquins. On a parlé de la conjuration de Robespierre, et un écrivain en a même écrit l'histoire, si l'on peut profaner ce nom d'écrivain en l'appliquant au misérable qui a signé cet odieux pamphlet[71]. La conjuration de Robespierre! c'est là une de ces bouffonneries, une de ces mystifications dont il est impossible d'être dupe si l'on n'y met une excessive bonne volonté; mais ce qui est bien avéré, c'est la conjuration contre Robespierre, c'est cette conspiration d'une bande de scélérats contre l'austère tribun.

[Note 71: Histoire de la conjuration de Robespierre, par
Montjoie.]

On chercherait en vain dans l'histoire des peuples l'exemple d'un si horrible complot. Les conjurés, on les connaît. A Fouché et à Tallien il faut ajouter Rovère, le digne associé de Jourdan Coupe-Tête dans le trafic des biens nationaux; les deux Bourdon, déjà nommés; Guffroy, le journaliste à la feuille immonde et sanglante; Thuriot, un de de ceux qui, avec Montaut, avait le plus insisté pour le renvoi des soixante-treize girondins devant le tribunal révolutionnaire[72]; enfin Lecointre, Legendre et Fréron. Ces trois derniers méritent une mention particulière. Lecointre était ce marchand de toiles qui commandait la garde nationale de Versailles aux journées des 5 et 6 octobre. La dépréciation de ses marchandises contribua sans doute quelque peu à refroidir son ardeur révolutionnaire; cependant ses spéculations comme accapareur paraissent avoir largement compensé ses pertes comme commerçant[73]. Extrême en tout, Laurent Lecointre fut d'abord un révolutionnaire forcené, et il devint plus tard le boule-dogue de la réaction. Toutefois, tant que vécut Robespierre, il se tint sur une réserve prudente, et ce fut seulement un mois après sa chute qu'il se vanta d'avoir pris part à une conjuration formée contre lui dès le 5 prairial. C'était du reste un des intimes de Fouquier-Tinville. Le jour où l'accusateur public fut mandé à la barre de la Convention, après le 9 thermidor, Lecointre s'écria en le voyant: «Voilà un brave homme, un homme de mérite»[74]. Les Thermidoriens étaient donc loin de considérer Fouquier comme une créature de Robespierre.

[Note 72: Après le coup d'État de Brumaire, Thuriot de La
Rosière
fut, par la grâce de Sieyès, nommé juge au tribunal criminel
de la Seine. Il était en 1814 substitut de l'avocat général à la cour de
Cassation.]

[Note 73: Voyez à cet égard l'accusation formelle de Billaud-Varenne dans sa Réponse à Lecointre, p. 40.]

[Note 74: Ce fut Louchet qui, après Thermidor, reprocha à Lecointre ses relations avec Fouquier. A quoi Lecointre répondit, après avoir avoué qu'il avait eu Fouquier-Tinville à dîner chez lui, en compagnie de Merlin (de Thionville), qu'il ne pouvait pas regarder comme coupable un homme proposé, trois jours auparavant, comme accusateur public par le comité de Salut public régénéré. (Voy. les Crimes des sept membres des anciens comités, p. 75.)]

Quant à Legendre … qui ne connaît le fameux boucher? Il y a de lui un fait atroce. Dans la journée du 25 prairial, il reçut de Roch Marcandier, vil folliculaire dont nous avons déjà eu l'occasion de parler, une lettre par laquelle cet individu, réduit à se cacher depuis un an, implorait sa commisération. Le jour même, Legendre faisait sa déclaration au comité de Sûreté générale et promettait de prendre toutes les mesures nécessaires pour lui livrer Marcandier[75]. A quelque temps de là cet homme était guillotiné. Il semble que Legendre ait voulu se venger de sa lâcheté sur la mémoire de Maximilien. C'était lui pourtant qui avait tracé ces lignes: «Une reconnaissance immortelle s'épanche vers Robespierre toutes les fois qu'on pense à un homme de bien»[76].

[Note 75: Voyez, dans les Papiers inédits, la lettre de Marcandier à Legendre et la déclaration de celui-ci au comité de Sûreté générale, t. I, p. 179 et 183.]

[Note 76: Papiers inédits, t. I, p. 180.]

Que dire de Fréron, ce démolisseur stupide qui voulut raser l'Hôtel de ville de Paris, ce maître expert en calomnies, ce chef de la jeunesse dorée? Son nom seul n'est-il pas une injure[77]? A ce groupe impur, joignez les noms maudits de Courtois, dénoncé à diverses reprises au comité de Salut public comme dilapidateur des fonds de l'État, de Barras, ce gentilhomme déclassé qu'on eût cru payé pour venger sur les plus purs défenseurs de la Révolution les humiliations de sa caste; d'André Dumont, qui s'entendait si bien à mettre Beauvais au bouillon maigre et à prendre dans son large filet tout son gibier de guillotine, c'est-à-dire les nobles et les animaux noirs appelés prêtres[78], de Carrier, de ces hommes enfin dont Robespierre voulait punir les crimes, réprimer les excès, et vous aurez la liste à peu près complète des auteurs de la conjuration thermidorienne.

[Note 77: Aussi violent contre les patriotes après Thermidor qu'il l'avait été jadis contre les ennemis de la Révolution, Fréron faillit épouser une soeur de Bonaparte, par lequel il fut, sous le Consulat, nommé sous-préfet à Saint-Domingue, où il mourut peu de temps après son arrivée.]

[Note 78: Voy. notamment le Moniteur des 5 brumaire (26 octobre) et 22 frimaire (13 décembre 1793).]

X

Faire le vide autour de Robespierre en l'isolant à la fois, par les plus infâmes calomnies, et des gens de la droite et des membres les plus avancés de la Montagne, lui imputer toutes les rigueurs de la Révolution, attirer dans la conjuration le plus grand nombre de députés possible en répandant de prétendues listes de représentants voués par lui au tribunal révolutionnaire, tel fut le plan adopté par les conjurés, plan digne du génie infernal de Fouché! Ce n'est pas tout. Les Girondins avaient autrefois, à grand renfort de calomnies, dressé contre Maximilien une monstrueuse accusation de dictature. On n'a pas oublié les diffamations mensongères tombées de la bouche de leurs orateurs et propagées par leurs journaux; les Thermidoriens n'eurent pas à se mettre en frais d'imagination, ils reprirent tout simplement la thèse girondine; seulement, au lieu d'attaquer leur adversaire de front, ils le frappèrent traîtreusement par derrière, ils le combattirent sourdement, lâchement, bassement. Ils rencontrèrent de très utiles auxiliaires dans les feuilles étrangères, leurs complices peut-être, où l'on s'ingéniait aussi pour tout rapporter à Maximilien. Les agents de Robespierre, les soldats de Robespierre, etc.[79]. On eût pu croire à une entente merveilleuse. Les Girondins avaient imaginé le triumvirat Danton, Marat et Robespierre; les Thermidoriens inventèrent le triumvirat de Robespierre, Couthon et Saint-Just.

[Note 79: Le plan adopté par les Thermidoriens contre le comité de Salut public d'abord, puis contre Robespierre seul, peut être considéré comme étant d'invention royaliste; jugez-en plutôt. Voici ce qu'on lit dans les Mémoires de Mallet-Dupan: «Il faudrait, en donnant le plus de consistance possible et d'étendue à la haine qu'inspire le comité de Salut public dans Paris, s'occuper surtout à organiser sa perte dans l'Assemblée, après avoir démontré aux membres qui la composent la facilité du succès et même l'absence de tout danger pour eux…. Il existe dans la Convention nationale plus de deux cents individus qui ont voté contre la mort du roi; leur opinion n'est pas douteuse…. Tous ceux qui ont été entraînés dans une conduite contraire par faiblesse cherchent l'occasion de s'en relever s'il est possible. Dans ce qu'on appelle la Montagne, plusieurs sont en opposition. Tout ce qui a eu des relations avec Danton, Bazire et les autres députés sacrifiés prévoient qu'ils seront ses victimes; il est donc évident que la majorité contre lui peut se composer; il suffirait de concerter fortement les hommes qui conduisent ces différentes sections … qu'ils fussent prêts à parler, à dénoncer le comité, qu'ils rassemblassent dans leur pensée des chefs d'accusation graves soit contre lui, soit contre ses principaux membres; profitant alors de l'occasion de quelques revers importants, ils se montreraient avec énergie, accableraient le comité de la responsabilité, l'accuseraient d'avoir exercé la plus malheureuse, la plus cruelle dictature, d'être l'auteur de tous les maux de la France. La conclusion naturelle serait le renouvellement à l'instant des comités de Salut public et de Sûreté générale, dont le remplacement serait préparé d'avance. Aussitôt nommés, les membres des nouveaux comités feraient arrêter les membres des anciens et leurs adhérents principaux. On conçoit, après ce succès, la facilité de détruire le tribunal révolutionnaire, les comités de sections; en un mot, de marcher à un dénoûment utile.» T. II, p. 95.

Ces lignes sont précédées de cette réflexion si juste de Mallet-Dupan: «Les moyens qu'ils se proposaient d'employer étaient précisément ceux qui amenèrent en effet la perte de Robespierre.»]

Le lendemain même du 22 prairial, les conjurés se mirent en devoir de réaliser, suivant l'expression de Maximilien, «des terreurs ridicules répandues par la calomnie[80],» et ils firent circuler une première liste de dix-huit représentants qui devaient être arrêtés par les ordres des comités. Dès le 26 prairial (14 juin 1794), Couthon dénonçait cette manoeuvre aux Jacobins, en engageant ses collègues de la Convention à se défier de ces insinuations atroces, et en portant à six au plus le nombre des scélérats et des traîtres à démasquer[81]. Cinq ou six peut-être, tel était en effet le nombre exact des membres dont Maximilien aurait voulu voir les crimes punis par l'Assemblée[82]. Est-ce qu'après Thermidor la Convention hésitera à en frapper davantage? Mais la peur est affreusement crédule; le chiffre alla grossissant de jour en jour, et il arriva un moment où trente députés n'osaient plus coucher chez eux[83]. «Est-il vrai», s'écriait Robespierre, à la séance du 8 thermidor, «que l'on ait colporté des listes odieuses où l'on désignait pour victimes un certain nombre de membres de la Convention, et qu'on prétendait être l'ouvrage du comité de Salut public et ensuite le mien? Est-il vrai qu'on ait osé supposer des séances du comité, des arrêtés rigoureux qui n'ont jamais existé, des arrestations non moins chimériques? Est-il vrai qu'on ait cherché à persuader à un certain nombre de représentants irréprochables que leur perte était résolue; à tous ceux qui, par quelque erreur avaient payé un tribut inévitable à la fatalité des circonstances et à la faiblesse humaine, qu'ils étaient voués au sort des conjurés? Est-il vrai que l'imposture ait été répandue avec tant d'art et tant d'audace qu'un grand nombre de membres n'osaient plus habiter la nuit leur domicile? Oui, les faits sont constants, et les preuves de ces manoeuvres sont au comité de Salut public[84].» De ces paroles de Couthon et de Robespierre, dites à plus de six semaines d'intervalle, il résulte deux choses irréfutables: d'abord, que les conjurés, en premier lieu, en voulaient au comité de Salut public tout entier; ensuite, que ces prétendues listes de proscrits, dont les ennemis de Robespierre se prévalent encore aujourd'hui avec une insigne mauvaise foi, n'ont jamais existé. De quel poids peuvent être, en présence de dénégations si formelles, les assertions de quelques misérables?

[Note 80: Discours du 8 thermidor.]

[Note 81: Séance des Jacobins du 26 prairial. (Voy. le Moniteur du 1er messidor [9 juin 1794].)]

[Note 82: Consultez à cet égard le discours de Saint-Just au 9 thermidor.]

[Note 83: C'est le chiffre donné par Lecointre; on l'a élevé jusqu'à soixante.]

[Note 84: Discours du 8 thermidor, p. 8.]

La vérité est que des listes couraient, dressées non point par les partisans de Robespierre, mais par ses plus acharnés ennemis. En mettant sur ces listes les noms des Voulland, des Vadier, des Panis, on entraîna sans peine le comité de Sûreté générale, dont les membres, à l'exception de deux ou trois, étaient depuis longtemps fort mal disposés envers Robespierre; mais on n'eut pas si facilement raison du comité de Salut public, qui continua de surveiller les conjurés pendant tout le courant de messidor, comme nous en avons la preuve par les rapports de police, où nous trouvons le compte rendu des allées et venues des Bourdon (de l'Oise), Tallien et autres. Le prétendu espionnage organisé par Robespierre est, nous le démontrerons bientôt, une fable odieuse et ridicule inventée par les Thermidoriens. Malgré les divisions nées dans les derniers jours de prairial entre Maximilien et ses collègues du comité, ceux-ci hésitèrent longtemps, jusqu'à la fin de messidor, à l'abandonner; un secret pressentiment semblait les avertir qu'en le livrant à ses ennemis, ils livraient la République elle-même. Ils ne consentirent à le sacrifier que lorsqu'ils le virent décidé à mettre fin à la Terreur exercée comme elle l'était et à en poursuivre les criminels agents.

A Fouché revient l'honneur infâme d'avoir triomphé de leurs hésitations. A la séance du 9 thermidor, Collot-d'Herbois prétendit qu'il était resté deux mois sans voir Fouché[85]. Mais c'était là une allégation mensongère, s'il faut s'en rapporter à la déclaration de Fouché lui-même, qui ici n'avait aucun intérêt à déguiser la vérité: «J'allai droit à ceux qui partageaient le gouvernement de la Terreur avec Robespierre, et que je savais être envieux et craintifs de son immense popularité. Je révélai à Collot-d'Herbois, à Carnot, à Billaud de Varenne les desseins du moderne Appius». Les démarches du futur duc d'Otrante réussirent au delà de ses espérances, car le 30 messidor, il pouvait écrire à son beau-frère, à Nantes: «Soyez tranquille sur l'effet des calomnies atroces lancées contre moi; je n'ai rien à dire contre les autheurs, ils m'ont fermé la bouche. Mais le gouvernement prononcera entre eux et moi. Comptez sur la vertu de sa justice[86].»

[Note 85: Moniteur du 12 thermidor (30 juillet 1794).]

[Note 86: Lettre saisie à Nantes par le représentant Bô, et envoyée au comité de Salut public, auquel elle ne parvint qu'au lendemain de Thermidor. L'original est aux Archives.]

Que le futur duc d'Otrante ait trouvé dans Billaud-Varenne et dans Carnot des envieux de l'immense popularité de Robespierre, cela est possible; mais dans Collot-d'Herbois il rencontrait un complice, c'était mieux. En entendant Maximilien demander compte à Fouché de l'effusion de sang répandu par le crime Collot se crut menacé lui-même, et il conclut un pacte avec son complice de Lyon; il y avait entre eux la solidarité du sang versé.

CHAPITRE TROISIÈME

Affaire des chemises rouges.—La famille Saint-Amaranthe.—Affaire de Catherine Théot.—Que Robespierre ne déserta point le comité.—De sa retraite toute morale.—Le bureau de police général.—Rapports avec le tribunal révolutionnaire.—Fouquier-Tinville et Robespierre.—Trames contre Robespierre.—La proclamation du duc d'York.—Explications aux Jacobins.—Appel à la justice et à la probité.—Violente apostrophe contre Fouché.

I

Que reprocha surtout Robespierre à ses ennemis? Ce fut d'avoir multiplié les actes d'oppression pour étendre le système de terreur et de calomnie[87]. Ils ne reculèrent devant aucun excès afin d'en rejeter la responsabilité sur celui dont ils avaient juré la perte.

[Note 87: Discours du 8 thermidor.]

L'idée de rattacher l'affaire de Ladmiral et de Cécile Renault à un complot de l'étranger et de livrer l'assassin et la jeune royaliste au tribunal révolutionnaire en compagnie d'une foule de gens avec lesquels ils n'avaient jamais eu aucune relation, fut très probablement le résultat d'une noire intrigue. Chargé de rédiger le rapport de cette affaire, Élie Lacoste, un des plus violents ennemis de Robespierre, s'efforça, dans la séance du 20 prairial, de rattacher la faction nouvelle aux factions de Chabot et de Julien (de Toulouse), d'Hébert et de Danton.

On aurait tort, du reste, de croire que l'accusation était dénuée de fondement à l'égard de la plupart des accusés; méfions-nous de la sensiblerie affectée de ces écrivains qui réservent toutes leurs larmes pour les victimes de la Révolution et se montrent impitoyables pour les milliers de malheureux de tout âge et de tout sexe immolés par le despotisme. Ni Devaux, commissaire de la section Bonne-Nouvelle et secrétaire du fameux de Batz, le conspirateur émérite et insaisissable, ni l'épicier Cortey, ni Michonis, n'étaient innocents. Étaient-ils moins coupables, ceux qui furent signalés par Lacoste comme ayant cherché à miner la fortune publique par des falsifications d'assignats? Il se trouva qu'un des principaux agents du baron de Batz, nommé Roussel, était lié avec Ladmiral. Cette circonstance permit à Élie Lacoste de présenter Ladmiral et la jeune Renault comme les instruments dont s'étaient servis Pitt et l'étranger pour frapper certains représentants du peuple. Le père, un des frères et une tante de Cécile Renault, furent enveloppés dans la fournée, parce qu'en faisant une perquisition chez eux, on avait découvert les portraits de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Un instituteur, du nom de Cardinal, un chirurgien nommé Saintanax et plusieurs autres personnes arrêtées pour s'être exprimées en termes calomnieux et menaçants sur le compte de Collot-d'Herbois et de Robespierre, furent impliqués dans l'affaire avec la famille Saint-Amaranthe et quelques personnages de l'ancien régime.

Robespierre resta aussi étranger que possible à cet affreux amalgame et à la mise en accusation de la famille Renault, cela est clair comme la lumière du jour. Il y a mieux, un autre frère de la jeune Renault, quartier-maître dans le deuxième bataillon de Paris, ayant été incarcéré, à qui s'adressa-t-il pour échapper à la proscription de sa famille?… A Maximilien. «A qui avoir recours»? lui écrivit-il. «A toi, Robespierre! qui dois avoir en horreur toute ma génération si tu n'étais pas généreux…. Sois mon avocat….» Ce jeune homme ne fut point livré au tribunal révolutionnaire[88]. Fut-ce grâce à Robespierre, dont l'influence, hélas! était déjà bien précaire à cette époque, je ne saurais le dire; mais comme il ne sortit de prison que trois semaines après le 9 thermidor, on ne dira pas sans doute que s'il ne recouvra point tout de suite sa liberté, ce fut par la volonté de Maximilien.

[Note 88: Voyez cette lettre de Renault à Robespierre, en date du 15 messidor, non citée par Courtois, dans les Papiers inédits, t. I, p. 196.]

Il faut avoir toute la mauvaise foi des ennemis de Robespierre, de ceux qui, par exemple, ne craignent pas d'écrire qu'il s'inventa un assassin, pour lui donner un rôle quelconque dans ce lugubre drame des chemises rouges, ainsi nommé parce qu'il plut au comité de Sûreté générale de faire revêtir tous les condamnés de chemises rouges, comme des parricides, pour les mener au supplice. C'était là, de la part du comité un coup de maître, ont supposé quelques écrivains; on voulait semer à la fois l'indignation et la pitié: voilà bien des malheureux immolés pour Robespierre! ne manquerait-on pas de s'écrier.—Pourquoi pas pour Collot-d'Herbois?—Ce qu'il y a seulement de certain, c'est que les conjurés faisaient circuler ça et là dans les groupes des propos atroces au sujet de la fille Renault. C'était, sans doute, insinuait-on, une affaire d'amourette, et elle n'avait voulu attenter aux jours du dictateur que parce qu'il avait fait guillotiner son amant[89]. Ah! les Thermidoriens connaissaient, comme les Girondins, la sinistre puissance de la calomnie!

[Note 89: Discours de Robespierre à la séance du 13 messidor aux
Jacobins. Moniteur du 17 messidor (5 juillet 1794).]

II

Une des plus atroces calomnies inventées par les écrivains de la réaction est à coup sûr celle à laquelle a donné lieu le supplice de la famille de Saint-Amaranthe, comprise tout entière dans le procès des chemises rouges. Le malheur de ces écrivains sans pudeur et sans foi est de ne pouvoir pas même s'entendre. Les uns ont attribué à Saint-Just la mort de cette famille. Nous avons démontré ailleurs la fausseté et l'infamie de cette allégation[90]. Les autres, en ont rejeté la responsabilité sur Maximilien. Leur récit vaut la peine d'être raconté; il n'est pas mauvais de flétrir les calomniateurs par la seule publicité de leurs oeuvres de mensonge.

[Note 90: Voyez notre Histoire de Saint-Just, liv. V, ch.
II.]

Suivant eux, Robespierre se serait laissé mener un soir dans la maison de Mme de Saint-Amaranthe par Trial, artiste du théâtre des Italiens. Là, il aurait soupé, se serait enivré, et «au milieu des fumées du vin», il aurait laissé échapper «de redoutables secrets»[91]. D'où la nécessité pour lui de vouer à la mort tous ceux dont l'indiscrétion aurait pu le compromettre. Le beau moyen, en vérité, et comme si ce n'eût pas été là, au contraire, le cas de les faire parler. On a honte d'entretenir le lecteur de pareilles inepties.

[Note 91: Il faut lire les Mémoires du comédien Fleury, qui fut le commensal de la maison de Mme de Saint-Amaranthe, pour voir jusqu'où peuvent aller la bêtise et le cynisme de certains écrivains. Ces Mémoires (6 vol. in-8°) sont l'oeuvre d'un M. Laffitte, qui les a, pensons-nous, rédigés sur quelques notes informes de M. Fleury.]

Au reste, les artisans de calomnies, gens d'ordinaire fort ignorants, manquent rarement de fournir eux-mêmes quelque preuve de leur imposture. C'est ainsi que, voulant donner à leur récit un certain caractère de précision, les inventeurs de cette fameuse scène où le «monstre se serait mis en pointe de vin» l'ont placée dans le courant du mois de mai. Or Mme de Saint-Amaranthe avait été arrêtée dès la fin de mars et transférée à Sainte-Pélagie le 12 germinal (1er avril 1794)[92]. Quant à l'acteur Trial, il était si peu l'un des familiers de Robespierre, qu'il fut, au lendemain de Thermidor, un des membres de la commune régénérée, et qu'il signa comme tel les actes de décès des victimes de ce glorieux coup d'État. Du reste, il opposa toujours le plus solennel démenti à la fable ignoble dans laquelle on lui donna le rôle d'introducteur[93].

[Note 92: Archives de la préfecture de police.]

[Note 93: Parmi les écrivains qui ont propagé cette fable, citons d'abord les rédacteurs de l'Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, livre où tous les faits sont sciemment dénaturés et dont les auteurs méritent le mépris de tous les honnêtes gens. Citons aussi Nougaret, Beuchot, et surtout Georges Duval, si l'on peut donner le nom d'écrivain à un misérable sans conscience qui, pour quelque argent, a fait trafic de prétendus souvenirs de la Terreur. Il n'y a pas à se demander si le digne abbé Proyard a dévotement embaumé l'anecdote dans sa Vie de Maximilien Robespierre. Seulement il y a introduit une variante. La scène ne se passe plus chez Mme de Saint-Amaranthe, mais chez le citoyen Sartines. (P. 168.)

On ne conçoit pas comment l'auteur de l'Histoire des Girondins a pu supposer un moment que Robespierre dîna jamais chez Mme de Saint-Amaranthe, et qu'il y «entr'ouvrit ses desseins pour y laisser lire l'espérance». (T. VIII, p. 255). Du moins M. de Lamartine a-t-il répudié avec dégoût la scène d'ivresse imaginée par d'impudents libellistes.]

La maison de Mme de Saint-Amaranthe était une maison de jeux, d'intrigues et de plaisirs. Les dames du logis, la mère, femme séparée d'un ancien officier de cavalerie, et la fille, qu'épousa le fils fort décrié de l'ancien lieutenant général de police, de Sartines, étaient l'une et l'autre de moeurs fort équivoques avant la Révolution. Leur salon était une sorte de terrain neutre où le gentilhomme coudoyait l'acteur. Fleury et Elleviou en furent les hôtes de prédilection. Mirabeau y vint sous la Constituante, y joua gros jeu et perdit beaucoup. Plus tard, tous les révolutionnaires de moeurs faciles, Proly, Hérault de Séchelles, Danton, s'y donnèrent rendez-vous et s'y trouvèrent mêlés à une foule d'artisans de contre-révolution. Robespierre jeune s'y laissa conduire un soir au sortir de l'Opéra, avec Nicolas et Simon Duplay, par l'acteur Michot, un des sociétaires de la Comédie-Française. C'était longtemps avant le procès de Danton. Quand Robespierre eut eu connaissance de cette escapade, il blâma si sévèrement son frère et les deux neveux de son hôte que ceux-ci se gardèrent bien de remettre les pieds chez Mme de Saint-Amaranthe, malgré l'attrait d'une pareille maison pour des jeunes gens dont l'aîné n'avait pas vingt-neuf ans [94].

[Note 94: Voyez à ce sujet une lettre de M. Philippe Le Bas à M. de Lamartine, citée dans notre Histoire de Saint-Just, liv. V, ch. II.—La maison de Mme de Saint-Amaranthe, désignée par quelques écrivains comme une des maisons les mieux hantées de Paris, avait été, même avant la Révolution, l'objet de plusieurs dénonciations. En voici une du 20 juin 1793, qu'il ne nous paraît pas inutile de mettre sous les yeux de nos lecteurs: «Georges-Antoine Fontaine, citoyen de Paris, y demeurant, rue Fromenteau, hôtel de Nevers, nº 38, section des Gardes françaises, déclare au comité de Salut public du département de Paris, séant aux Quatre-Nations, qu'au mépris des ordonnances qui prohibent toutes les maisons de jeux de hasard, comme trente-et-un et biribi, et même qui condamnent à des peines pécuniaires et afflictives les délinquans, il vient de s'en ouvrir deux, savoir: une de trente-et-un chez la citoyenne Saint-Amaranthe, galerie du Palais-Royal, n° 50, et une autre, de biribi, tenue par le sieur Leblanc à l'hôtel de la Chine, au premier au-dessus de l'entresol d'un côté, rue de Beaujolloy, en face du café de Chartres, et de l'autre rue Neuve-des-Petits-Champs, en face la Trésorerie nationale.

Déclare, en outre, que ces deux maisons de jeux sont tolérées par la section de la Butte des Moulins et nommément favorisées par les quatre officiers de police de cette section qui en reçoivent par jour, savoir: huit louis pour la partie de trente-et-un, et deux pour celle de biribi.» (Archives, comité de surveillance du département de Paris, 9e carton.)]

La famille de Saint-Amaranthe fut impliquée par le comité de Sûreté générale dans la conjuration dite de Batz, parce que sa demeure était un foyer d'intrigues et qu'on y méditait le soulèvement des prisons [95]. Vraie ou fausse, l'accusation, habilement soutenue par Élie Lacoste, établissait entre les membres de cette famille et les personnes arrêtées sous la prévention d'attentat contre la vie de Robespierre et de Collot-d'Herbois un rapprochement étrange, dont la malignité des ennemis de la Révolution ne pouvait manquer de tirer parti.

[Note 95: Rapport d'Élie Lacoste, séance du 26 prairial (Moniteur du 27 [15 juin 1794]).]

Y eut-il préméditation de la part du comité de Sûreté générale, et voulut-il, en effet, comme le prétend un historien de nos jours [96], placer ces femmes royalistes au milieu des assassins de Robespierre «pour que leur exécution l'assassinât moralement»? Je ne saurais le dire; mais ce qu'il est impossible d'admettre, c'est qu'Élie Lacoste ait obéi au même sentiment en impliquant dans son rapport comme complices du baron de Batz les quatre administrateurs de police Froidure, Dangé, Soulès et Marino, compromis depuis longtemps déjà, et qui se trouvaient en prison depuis le 9 germinal (29 mars 1794) quand Fouquier-Tinville les joignit aux accusés renvoyés devant le tribunal révolutionnaire sur le rapport de Lacoste.

[Note 96: Michelet, Histoire de la Révolution, t. VIII, p. 358.]

A la suite de ce rapport, la Convention nationale chargea, par un décret, l'accusateur public de rechercher tous les complices de la conspiration du baron de Batz ou de l'étranger qui pourraient être disséminés dans les maisons d'arrêt de Paris ou sur les différents points de la République. Voilà le décret qui donna lieu aux grandes fournées de messidor, qui permit à certaines gens de multiplier les actes d'oppression qu'on essayera de mettre à la charge de Robespierre, et contre lesquels nous l'entendrons s'élever avec tant d'indignation.

III

Si l'affaire des Chemises rouges ne fut pas positivement dirigée contre Robespierre, on n'en saurait dire autant de celle dont le lendemain, 27 prairial (15 juin 1794), Vadier vint présenter le rapport à la Convention nationale.

Parce qu'un jour, aux Jacobins, Maximilien avait invoqué le nom de la Providence, parce qu'il avait dénoncé comme impolitiques d'abord, et puis comme souverainement injustes, les persécutions dirigées contre les prêtres en général et les attentats contre la liberté des cultes, les Girondins, l'avaient autrefois poursuivi de leurs épigrammes les plus mordantes, et ils s'étaient ingéniés pour faire de ce propre fils de Rousseau et du rationalisme … un prêtre. On a dit, il y a longtemps, que le ridicule tue en France, et l'on espérait tuer par le ridicule celui dont la vie privée et la vie publique étaient au-dessus de toute attaque. Copistes et plagiaires des Girondins, les Thermidoriens imaginèrent de transformer en une sorte de messie d'une secte d'illuminés l'homme qui, réagissant avec tant de courage contre l'intolérance des indévots, venait à la face de l'Europe de faire, à la suite du décret relatif à l'Être suprême, consacrer par la Convention la pleine et entière liberté des cultes[97].

[Note 97: Dans le chapitre de son Histoire, consacré à Catherine Théot, M. Michelet procède à la fois des Girondins et des Thermidoriens. Il nous montre d'abord Robespierre tenant sur les fonts de baptême l'enfant d'un jacobin catholique, et obligé de promettre que l'enfant serait catholique. (P. 365.) Ici M. Michelet ne se trompe que de deux ans et demi; il s'agit, en effet, de l'enfant de Deschamp, dont Robespierre fut parrain en janvier 1792. Puis, parce que, dans une lettre en date du 30 prairial, un vieillard de quatre-vingt-sept ans écrit à Robespierre qu'il le regarde comme le Messie promis par l'Être éternel pour réformer toute chose (numéro XII, à la suite du rapport de Courtois), M. Michelet assure que plusieurs lettres lui venaient qui le déclaraient un messie. Puis il nous parle d'une foule de femmes ayant chez elles son portrait appendu comme image sainte. Il nous montre des généraux, des femmes, portant un petit Robespierre dans leur sein, baisant et priant la miniature sacrée. Dans tous les cas, cela prouverait qu'on ne regardait guère Maximilien comme un suppôt de la Terreur. Et, entraîné par la fantaisie furieuse qui le possède, M. Michelet nous représente des saintes femmes, une baronne, une Mme de Chalabre, qu'il transforme en agent de police de Robespierre, joignant les mains et disant: «Robespierre, tu es Dieu». Et de là l'historien part pour accuser Maximilien d'encourager ces outrages à la raison. (T. VII, p. 366). Comme si, en supposant vraies un moment les plaisanteries de M. Michelet, Robespierre eût été pour quelque chose là dedans.]

Il y avait alors, dans un coin retiré de Paris, une vieille femme nommée Catherine Théot, chez laquelle se réunissaient un certain nombre d'illuminés, gens à cervelle étroite, ayant soif de surnaturel, mais ne songeant guère à conspirer contre la République. La réception des élus pouvait prêter à rire: il fallait, en premier lieu, faire abnégation des plaisirs temporels, puis on se prosternait devant la mère de Dieu, on l'embrassait sept fois, et … l'on était consacré. Il n'y avait vraiment là rien de nature à inquiéter ni les comités ni la Convention, c'étaient de pures mômeries dont la police avait eu le tort de s'occuper jadis, il y avait bien longtemps, quinze ans au moins. La pauvre Catherine avait même passé quelque temps à la Bastille et dans une maison de fous. Or, cette arrestation qui pouvait se comprendre jusqu'à un certain point sous l'ancien régime, où les consciences étouffaient sous l'arbitraire, était inconcevable en pleine Révolution. Eh bien! le lieutenant de police fut dépassé par le comité de Sûreté générale; les intolérants de l'époque jugèrent à propos d'attaquer la superstition dans la personne de Catherine Théot, et ils transformèrent en crime de contre-révolution les pratiques anticatholiques de quelques illuminés.

Parmi les habitués de la maison de la vieille prophétesse figuraient l'ex-chartreux dom Gerle, ancien collègue de Robespierre à l'Assemblée constituante, le médecin de la famille d'Orléans, Etienne-Louis Quesvremont, surnommé Lamotte, une dame Godefroy, et la ci-devant marquise de Chastenois; tels furent les personnages que le comité de Sûreté générale imagina de traduire devant le Tribunal révolutionnaire en compagnie de Catherine Théot. Ils avaient été arrêtés dès la fin de floréal, sur un rapport de l'espion Senar, qui était parvenu à s'introduire dans le mystérieux asile de la rue Contrescarpe en sollicitant son initiation dans la secte, et qui, aussitôt reçu, avait fait arrêter toute l'assistance par des agents apostés.

L'affaire dormait depuis trois semaines quand les conjurés de Thermidor songèrent à en tirer parti, la jugeant un texte excellent pour détruire l'effet prodigieux produit par la fête du 20 prairial et l'éclat nouveau qui en avait rejailli sur Robespierre. En effet, la vieille Catherine recommandait à ses disciples d'élever leurs coeurs à l'Être suprême, et cela au moment où la nation elle-même, à la voix de Maximilien, se disposait à en proclamer la reconnaissance. Quel rapprochement! Et puis on avait saisi chez elle, sous son matelas, une certaine lettre écrite en son nom à Maximilien, lettre où elle l'appelait son premier prophète, son ministre chéri. Plus de doute, on conspirait en faveur de Robespierre. La lettre était évidemment fabriquée; Vadier n'osa même pas y faire allusion dans son rapport à la Convention; mais n'importe, la calomnie était lancée.

Enfin, dom Gerle, présenté comme le principal agent de la conspiration, était un protégé de Robespierre; on avait trouvé dans ses papiers un mot de celui-ci attestant son patriotisme, et à l'aide duquel il avait pu obtenir de sa section un certificat de civisme, marque d'intérêt bien naturelle donnée par Maximilien à un ancien collègue dont il estimait les vertus. Dom Gerle avait eu jadis la malencontreuse idée de proposer à l'Assemblée constituante d'ériger la religion catholique en religion d'État; le rapporteur du comité de Sûreté générale ne manqua pas de rappeler cette circonstance pour donner à l'affaire une couleur de fanatisme; mais il n'eut pas la bonne foi d'ajouter qu'éclairé par ses collègues de la gauche, sur les bancs de laquelle il siégeait, dom Gerle s'était empressé, dès le lendemain, de retirer sa proposition, au grand scandale de la noblesse et du clergé.

Robespierre occupait encore le fauteuil quand Vadier prit la parole au nom des comités de Sûreté générale et de Salut public. Magistrat de l'ancien régime, Vadier avait toutes les ruses d'un vieux procureur. Cet implacable ennemi de Maximilien mettait une sorte de point d'honneur à obtenir des condamnations. Il y a, à cet égard, des lettres de lui à Fouquier-Tinville où il recommande nombre d'accusés, et qui font vraiment frémir[98]. Tout d'abord, Vadier dérida l'Assemblée par force plaisanteries sur les prêtres et sur la religion; puis il amusa ses collègues aux dépens de la vieille Catherine, dont, par une substitution qu'il crut sans doute très ingénieuse, il changea le nom de Théot en celui de Théos, qui en grec signifie Dieu. A chaque instant il était interrompu par des ricanements approbateurs et des applaudissements. Robespierre n'était point nommé dans ce rapport, où le nombre des adeptes de Catherine Théot était grossi à plaisir, mais l'allusion perfide perçait ça et là, et des rires d'intelligence apprenaient au rapporteur qu'il avait été compris. Conformément aux conclusions du rapport, la Convention renvoya devant le tribunal révolutionnaire Catherine Théot, dom Gerle, la veuve Godefroy et la ci-devant marquise de Chastenois, comme coupables de conspiration contre la République, et elle chargea l'accusateur public de rechercher et de punir tous les complices de cette prétendue conspiration.

[Note 98: Voyez ces lettres à la suite du rapport de Saladin, sous les numéros XXXII, XXXIV et XXXV.]

C'était du délire. Ce que Robespierre ressentit de dégoût en se trouvant condamné à entendre comme président ces plaisanteries de Vadier, sous lesquelles se cachait une grande iniquité, ne peut se dire. Lui-même a, dans son dernier discours, rendu compte de sa douloureuse impression: «La première tentative que firent les malveillants fut de chercher à avilir les grands principes que vous aviez proclamés, et à effacer le souvenir touchant de la fête nationale. Tel fut le but du caractère et de la solennité qu'on donna à l'affaire de Catherine Théot. La malveillance a bien su tirer parti de la conspiration politique cachée sous le nom de quelques dévotes imbéciles, et on ne présenta à l'attention publique qu'une farce mystique et un sujet inépuisable de sarcasmes indécents ou puériles. Les véritables conjurés échappèrent, et l'on faisait retentir Paris et toute la France du nom de la mère de Dieu. Au même instant on vit éclore une foule de pamphlets dégoûtants, dignes du Père Duchesne, dont le but était d'avilir la Convention nationale, le tribunal révolutionnaire, de renouveler les querelles religieuses, d'ouvrir une persécution aussi atroce qu'impolitique contre les esprits faibles ou crédules imbus de quelque ressouvenir religieux. En même temps, une multitude de citoyens paisibles et même de patriotes ont été arrêtés à l'occasion de cette affaire; et les coupables conspirent encore en liberté, car le plan est de les sauver, de tourmenter le peuple et de multiplier les mécontents. Que n'a-t-on pas fait pour parvenir à ce but? Prédication ouverte de l'athéisme, violences inopinées contre le culte, exactions commises sous les formes les plus indécentes, persécutions dirigées contre le peuple sous prétexte de superstition … tout tendait à ce but[99]….»

[Note 99: Discours du 8 thermidor.]

Robespierre s'épuisa en efforts pour sauver les malheureuses victimes indiquées par Vadier. Il y eut au comité de Salut public de véhémentes explications. J'ai la conviction que ce fut au sujet de l'affaire de Catherine Théot qu'eut lieu la scène violente dont parlent les anciens membres du comité dans leur réponse à Lecointre, et qu'ils prétendent s'être passée à l'occasion de la loi de prairial. D'après un historien assez bien informé, Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois auraient résisté aux prétentions de Robespierre, qui voulait étouffer l'affaire ou la réduire à sa juste valeur, c'est-à-dire à peu de chose. Billaud se serait montré furieux et prodigue d'injures[100]. Quoi qu'il en soit, Robespierre finit par démontrer à ses collègues combien il serait odieux de traduire au tribunal révolutionnaire quelques illuminés, tout à fait étrangers aux passions politiques, et un ancien Constituant qui avait donné à la Révolution des gages de dévouement. [Note 100: Tissot, Histoire de la Révolution, t. V, p. 237. Tissot était le beau-frère de Goujon, une des victimes de prairial an III.]

L'accusateur public fut aussitôt mandé, et l'ordre lui fut donné par Robespierre lui-même, au nom du comité de Salut public, de suspendre l'affaire. Fouquier objecta en vain qu'un décret de la Convention lui enjoignait de la suivre, force lui fut d'obéir, et de remettre les pièces au comité[101]. Très désappointé, et redoutant les reproches du comité de Sûreté générale, auxquels il n'échappa point, Fouquier-Tinville s'y transporta tout de suite. Là il rendit compte des faits et dépeignit tout son embarras, sentant bien le conflit entre les deux comités. «Il, il, il», dit-il par trois fois, «s'y oppose au nom du comité de Salut public».—«Il, c'est-à-dire Robespierre», répondit un membre, Amar ou Vadier. Oui, répliqua Fouquier[102]. Si la volonté de Robespierre fut ici prépondérante, l'humanité doit s'en applaudir, car, grâce à son obstination, une foule de victimes innocentes échappèrent à la mort.

[Note 101: Mémoires de Fouquier-Tinville, dans l'Histoire parlementaire, t. XXXIV, p. 246.]

[Note 102: Mémoires de Fouquier-Tinville, ubi supra.—M. Michelet, qui marche à pieds joints sur la vérité historique plutôt que de perdre un trait, a écrit: «Le grand mot je veux était rétabli, et la monarchie existait». (T. VII, p. 372.) Quoi! parce que, dans un dernier moment d'influence et par la seule force de la raison, Robespierre était parvenu à obtenir de ses collègues qu'on examinât plus attentivement une affaire où se trouvaient compromises un certain nombre de victimes innocentes, le grand mot je veux était rétabli, et la monarchie existait! Peut-on déraisonner à ce point! Pauvre monarque! Il n'eut même pas le pouvoir de faire mettre en liberté ceux que, du moins, il parvint à soustraire à un jugement précipité qui eût équivalu à une sentence de mort. Six mois après Thermidor, dom Gerle était encore en prison.]

L'animosité du comité de Sûreté générale contre lui en redoubla. Vadier ne se tint pas pour battu. Le 8 thermidor, répondant à Maximilien, il promit un rapport plus étendu sur cette affaire des illuminés dans laquelle il se proposait de faire figurer tous les conspirateurs anciens et modernes[103]. Preuve assez significative de la touchante résolution des Thermidoriens d'abattre la Terreur. Ce fut la dernière victoire de Robespierre sur les exagérés. Lutteur impuissant et fatigué, il va se retirer, moralement du moins, du comité de Salut public, se retremper dans sa conscience pour le dernier combat, tandis que ses ennemis, déployant une activité merveilleuse, entasseront pour le perdre calomnies sur calomnies, mensonges sur mensonges, infamies sur infamies.

[Note 103: Moniteur du 11 thermidor (29 juillet 1794).]

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