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Thermidor: d'après les sources originales et les documents authentiques

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CHAPITRE CINQUIÈME

Lâchetés et apostasies.—Rares exemples de fidélité.—Moyens d'action de la calomnie.—Les continuateurs de Courtois.—Rouget de Lisle et Robespierre.—Les vaincus au théâtre.—L'historien Montjoie.—Le véritable sentiment populaire.—L'opinion de Boissy d'Anglas. —Hésitation du comité de Salut public.—Cri d'indignation.—De Carnot et de Robespierre.—L'accusation de dictature.—Protestations de Saint-Just.—Manoeuvres thermidoriennes.—Amar et Voulland aux Madelonnettes.—Les conjurés et les députés de la droite.—Lettres anonymes.—Inertie de Robespierre.—Ses alliés.—Le général Hanriot.—Séances des comités les 4 et 5 thermidor.—Avertissement de Saint-Just.

I

Après Thermidor, une effroyable terreur s'abattit sur les patriotes; ce fut le commencement de la Terreur blanche. De toutes les communes de France, une seule, je crois, eut le courage de protester contre cette funeste journée, ce fut la commune de Dijon. Mais ce fut une protestation isolée, perdue dans le concert des serviles adresses de félicitations envoyées de toutes parts aux vainqueurs. Malheur en effet à qui eût osé ouvrir la bouche pour défendre la mémoire de Robespierre! On vit alors se produire les plus honteuses apostasies. Tels qui avaient porté aux nues Maximilien vivant et s'étaient extasiés sur son humanité, sur son amour de la justice, firent chorus avec ses calomniateurs et ses assassins, et l'accablèrent, mort, des plus indignes outrages.

Les Girondins sauvés par lui, les Mercier, les Daunou, les Saladin, les Olivier de Gérente et tant d'autres injurièrent bassement l'homme qui, de leur propre aveu, les avait par trois fois sauvés de la mort, et vers lequel ils avaient poussé un long cri de reconnaissance. Mais, passé Thermidor, leur reconnaissance était avec les neiges d'antan. Celui qu'en messidor de l'an II, Boissy-d'Anglas présentait au monde comme l'Orphée de la France, enseignant aux peuples les principes de la morale et de la justice, n'était plus, en ventôse de l'an III (mars 1795), de par le même Boissy, qu'un hypocrite à la tyrannie duquel le 9 Thermidor avait heureusement mis fin[279].

[Note 279: Séance de la Convention du 30 ventôse an III (20 mars 1795), Moniteur du 3 germinal (23 mars).]

Toutes les lâchetés, toutes les turpitudes, toutes les apostasies débordèrent des coeurs comme d'un terrain fangeux. Barère, malgré l'appui prêté par lui aux assassins de Robespierre, n'en fut pas moins obligé de venir un jour faire amende honorable pour avoir, à diverses reprises, parlé de lui avec éloge[280]. On entendit, sans que personne osât protester, les diffamations les plus ineptes, les plus saugrenues, se produire en pleine Convention. Ici, Maximilien est désigné par le montagnard Bentabole comme le chef de la faction d'Hébert[281]. Là, deux républicains, Laignelot et Lequinio, qui toute leur vie durent regretter, j'en suis sûr, d'avoir un moment subi l'influence des passions thermidoriennes, en parlent comme ayant été d'intelligence avec la Vendée[282]. Tandis que Thuriot de Larozière, le futur magistrat impérial, demande que le tribunal révolutionnaire continue d'informer contre les nombreux partisans de Robespierre, Merlin (de Douai), le législateur par excellence de la Terreur, annonce que les rois coalisés, et spécialement le pape, sont désespérés de la catastrophe qui a fait tomber la tête de Maximilien[283]. Catastrophe, le mot y est. Merlin l'a-t-il prononcé intentionnellement? Je n'en serais pas étonné. Quel ami des rois et du pape, en effet, que ce Maximilien Robespierre! et comme les partisans de la monarchie et du catholicisme ont pris soin de défendre sa mémoire!

[Note 280: Ibid du 7 germinal an III (27 mars), Moniteur du 11 germinal (31 mars 1795).]

[Note 281: Séance des Jacobins du 26 thermidor an II (8 août 1794), Moniteur du 30 thermidor.]

[Note 282: Séance de la Convention du 8 vendémiaire an III (29 septembre 1794), Moniteur des 11 et 12 vendémiaire.]

[Note 283: Séance de la Convention du 12 vendémiaire an III (3 octobre 1794), Moniteur du 13 vendémiaire.]

On frémit d'indignation en lisant dans le Moniteur, où tant de fois le nom de Robespierre avait été cité avec éloge, les injures crachées sur ce même nom par un tas de misérables sans conscience et sans aveu. Un jour, ce sont des vers d'un bailli suisse, où nous voyons «qu'il fallait sans tarder faire son épitaphe ou bien celle du genre humain[284]». Une autre fois, ce sont des articles d'un des rédacteurs ordinaires du journal, où sont délayées en un style emphatique et diffus toutes les calomnies ayant cours alors contre Robespierre[285]. Ce rédacteur, déjà nommé, s'appelait Trouvé. Auteur d'un hymne à l'Être suprême, qui apparemment n'était pas fait pour déplaire à Robespierre, et qui, par une singulière ironie du sort, parut au Moniteur, le jour même où tombait la tête de Maximilien, Trouvé composa une ode sur le 9 Thermidor, et chanta ensuite tous les pouvoirs qui s'élevèrent successivement sur les ruines de la République. Après avoir été baron et préfet de l'Empire, cet individu était devenu l'un des plus serviles fonctionnaires de la Restauration. Les injures d'un tel homme ne pouvaient qu'honorer la mémoire de Robespierre[286].

[Note 284: Voyez ces vers dans le Moniteur du 3 frimaire an
III (29 novembre 1794).]

[Note 285: Voyez notamment le Moniteur des 3 et 27 germinal an III (23 mars et 16 avril 1795), des 12 et 28 floréal an III (1er et 7 mai 1795), des 2 et 11 thermidor an III (20 et 29 juillet 1795), etc.]

[Note 286: Il faut lire dans l'Histoire de la Restauration, par M. de Vaulabelle, les infamies dont, sous la Restauration, le baron Trouvé s'est rendu complice comme préfet.]

Aucun genre de diffamation ou de calomnie n'a été épargné au martyr dans sa tombe. Tantôt c'est un député du nom de Lecongne qui, rompant le silence auquel il s'était à peu près condamné jusque-là, a l'effronterie de présenter comme l'oeuvre personnelle de Robespierre les lois votées de son temps par la Convention nationale, effronterie devenue commune à tant de prétendus historiens; tantôt c'est l'épicurien Dupin, l'auteur du rapport à la suite duquel les fermiers généraux furent traduits devant le tribunal révolutionnaire, et leurs biens, de source assez impure du reste, mis sous le séquestre, qui accuse Maximilien d'avoir voulu spolier ces mêmes fermiers généraux[287]. A peine si, de temps à autre, une voix faible et isolée s'élevait pour protester contre tant d'infamies et de mensonges.

[Note 287: Séance de la Convention du 16 floréal an III (5 mai 1795). Voy. le Moniteur du 20 floréal.]

Tardivement, Baboeuf, dans le Tribun du peuple, présenta Robespierre comme le martyr de la liberté, et qualifia d'exécrable la journée du 9 thermidor; mais, à l'origine, il avait, lui aussi, calomnié, à l'instar des Thermidoriens, ce véritable martyr de la liberté. Plus tard encore, dans le procès de Baboeuf, un des accusés, nommé Fossar, s'entendit reprocher comme un crime d'avoir dit devant témoins que le peuple était plus heureux du temps de Robespierre. Cet accusé maintint fièrement son assertion devant la haute cour de Vendôme. «Si ce propos est un crime», ajouta-t-il, «j'en suis coupable, et le tribunal peut me condamner». Mais ces exemples étaient rares.

La justice thermidorienne avait d'ailleurs l'oeil toujours ouvert sur toutes les personnes suspectes d'attachement à la mémoire de Maximilien. Malheur à qui osait prendre ouvertement sa défense. Un ancien commensal de Duplay, le citoyen Taschereau, dont nous avons déjà eu l'occasion de parler, craignant qu'on ne lui demandât compte de son amitié et de ses admirations pour Robespierre, avait, peu après Thermidor, lancé contre le vaincu un long pamphlet en vers. Plus tard, en l'an VII, pris de remords, croyant peut-être les passions apaisées, et que l'heure était venue où il était permis d'ouvrir la bouche pour dire la vérité, il publia un écrit dans lequel il préconisait celui qu'un jour, le couteau sur la gorge, il avait renié publiquement[288]; il fut impitoyablement jeté en prison[289].

[Note 288: Taschereau avait été mis hors la loi dans la nuit du 9 au 10 thermidor. Voy. le Moniteur du 11 thermidor (29 juillet 1795).]

[Note 289: Voy. le Moniteur du 13 germinal an VII (2 avril 1799).]

Tel était le sort réservé aux citoyens auxquels l'amour de la justice, ou quelquefois un reste de pudeur, arrachait un cri de protestation. Les honnêtes gens, ceux en qui le sentiment de l'intérêt personnel n'avait pas étouffé toute conscience, les innombrables admirateurs de Maximilien Robespierre, durent courber la tête; ils gémirent indignés, et gardèrent le silence. Qu'eussent-ils fait d'ailleurs? Ce n'étaient pour la plupart ni des écrivains ni des orateurs; c'était le peuple tout entier, et, au 9 thermidor, la parole fut pour bien longtemps ôtée au peuple. Puis l'âge arriva, l'oubli se fit; et la génération qui succéda aux rudes jouteurs des grandes années de la Révolution fut bercée uniquement au bruit des déclamations thermido-girondines. Dans son oeuvre de calomnie et de diffamation, la réaction se trouva merveilleusement aidée par les apostasies d'une multitude de fonctionnaires, désireux de faire oublier leurs anciennes sympathies pour Robespierre[290], et surtout par l'empressement avec lequel nombre de membres de la Convention s'associèrent à l'idée machiavélique d'attribuer à Maximilien tous les torts, toutes les erreurs, toutes les sévérités de la Révolution, croyant dans un moment d'impardonnable faiblesse se dégager, par ce lâche et honteux moyen, de toute responsabilité dans les actes du gouvernement révolutionnaire.[291]

[Note 290: Beaucoup de personnes avaient donné à leurs enfants le nom de Robespierre, tant ce grand citoyen était en effet un monstre horrible et sanguinaire. En l'an VI il se trouva, au conseil des Anciens, un compatriote de Maximilien, nommé Dauchet, qui poussa le dédain de la vérité jusqu'à prétendre que c'étaient les officiers de l'état civil qui avaient contraint les parents de donner à leurs enfants ce nom odieux. Ingénieuse manière d'excuser les admirateurs du vaincu. (Séance des Anciens du 15 prairial an VI [3 juin 1797].)]

[Note 291: Le père de Georges Sand, M. Maurice Dupin, écrivait, à la date du 10 thermidor de l'an II: «C'est à la Convention que nous devons notre salut. Sans elle, dit-on, tous les patriotes eussent été victimes de la tyrannie de Robespierre.»

Mme Georges Sand, qui a cité cette lettre dans sa Correspondance, l'a fait suivre d'une note où il est dit:

«Voici l'effet des calomnies de la réaction. De tous les terrroristes, Robespierre fut le plus humain, le plus ennemi par nature et par conviction des apparentes nécessités de la Terreur et du fatal système de la peine de mort. Cela est assez prouvé, et l'on ne peut pas recuser à cet égard le témoignage de M. de Lamartine. La réaction thermidorienne est une des plus lâches que l'histoire ait produites. Cela est encore suffisamment prouvé. A quelques exceptions près, les Thermidoriens n'obéirent à aucune conviction, à aucun cri de la conscience, en immolant Robespierre. La plupart d'entre eux le trouvaient trop faible et trop miséricordieux la veille de sa mort, et le lendemain ils lui attribuèrent leurs propres forfaits pour se rendre populaires. Soyons justes enfin, et, ne craignons plus de le dire: Robespierre est le plus grand homme de la Révolution, et l'un des plus grands hommes de l'histoire….»]

Dans les premiers jours de ventôse an III (février 1795), quelques patriotes de Nancy, harcelés, mourant de faim, ayant osé dire que le temps où vivait Robespierre était l'âge d'or de la République, furent aussitôt dénoncés à la Convention par le représentant Mazade, alors en mission dans le département de la Meurthe. «Hâtons-nous», écrivit ce digne émule de Courtois, «de consigner dans les fastes de l'histoire que les violences de ce monstre exécrable, que le sang des Français qu'il fit couler par torrents, que le pillage auquel il dévoua toutes les propriétés, ont seuls amené ce moment de gêne….»[292]

[Note 292: Voyez cette lettre de Mazade dans le Moniteur du 12 ventôse de l'an III (3 mars 1795).]

Tel fut en effet l'infernal système suivi par les Thermidoriens. La France et l'Europe se trouvèrent littéralement inondées de libelles, de pamphlets, de prétendues histoires où l'odieux le dispute au bouffon. Le rapport de Courtois fut naturellement le grand arsenal où les écrivains mercenaires et les pamphlétaires de la réaction puisèrent à l'envi; néanmoins, des imaginations perverties trouvèrent moyen de renchérir sur ce chef-d'oeuvre d'impudence et de mensonge. D'anciens collègues de Maximilien s'abaissèrent jusqu'à ramasser dans la fange la plume du libelliste. Passe encore pour Fréron qui, dans une note adressée à Courtois, présente la figure de Robespierre comme ressemblant beaucoup à celle du chat[293]! il n'y avait chez Fréron ni conscience ni moralité; mais Merlin (de Thionville)! On s'attriste en songeant qu'un patriote de cette trempe a prêté les mains à l'oeuvre basse et ténébreuse entreprise par les héros de Thermidor. Son Portrait de Robespierre et sa brochure intitulée Louis Capet et Robespierre ne sont pas d'un honnête homme.

[Note 293: Voyez cette note dans les Papiers inédits, t. I, p. 154.]

Mais tout cela n'est rien auprès des calomnies enfantées par l'imagination des Harmand (de la Meuse)[294] et des Guffroy. Des presses de l'ancien propriétaire-rédacteur du Rougyff sortirent des libelles dont les innombrables exemplaires étaient répandus à profusion dans les villes et dans les campagnes. Parmi les impostures de cette impure officine citons, outre les élucubrations de Laurent Lecointre, la Queue de Robespierre, ou les dangers de la liberté de la presse par Méhée fils; les Anneaux de la queue; Défends ta queue; Jugement du peuple souverain qui condamne à mort la queue infernale de Robespierre; Lettre de Robespierre à la Convention nationale; la Tête à la Queue, ou Première Lettre de Robespierre à ses continuateurs; j'en passe et des meilleurs[295]. Ajoutez à cela des nuées de libelles dont la seule nomenclature couvrirait plusieurs pages. Prose et vers, tout servit à noircir cette grande figure qui rayonnait d'un si merveilleux éclat aux yeux des républicains de l'an II. Les poètes, en effet, se mirent aussi de la partie, si l'on peut prostituer ce nom de poètes à d'indignes versificateurs qui mirent leur muse boiteuse et mercenaire au service des héros thermidoriens. Hélas! pourquoi faut-il que parmi ces insulteurs du géant tombé, on ait le regret de compter l'auteur de la Marseillaise! Mais autant Rouget de Lisle, inspiré par le génie de la patrie, avait été sublime dans le chant qui a immortalisé son nom, autant il fut plat et lourd dans l'hymne calomnieux composé par lui sur la conjuration de Robespierre, suivant l'expression de l'époque[296].

[Note 294: Préfet sous le gouvernement consulaire, Harmand (de la Meuse) publia en 1814, sous ce titre: Anecdotes relatives à quelques personnes et à plusieurs événements remarquables de la Révolution, un libelle effrontément cynique qu'une main complaisante réédita en 1819, en y ajoutant douze anecdoctes qui, prétendit-on, avait été supprimées lors de la première édition. C'est là qu'on lit que Saint-Just s'était fait faire une culotte de la peau d'une jeune fille qu'il avait fait guillotiner. De pareilles oeuvres ne s'analysent ni ne se discutent; il suffit de les signaler, elles et leurs auteurs, au mépris de tous les honnêtes gens.]

[Note 295: Nombre de ces pamphlets sont l'oeuvre de Méhée fils, lequel signa: Felhemesi, anagramme de son nom. Nous avons déjà dit autre part quel horrible coquin était ce Méhée, qui ne put jamais pardonner à Robespierre d'avoir en 1792 combattu sa candidature à la Convention nationale. Rappelons ici que, sous le nom de Méhée de la Touche, il fut un des mouchards de la police impériale, et qu'après la chute de Napoléon, il tenta de se mettre au service de la Restauration.]

[Note 296: Hymne dithyrambique sur la conjuration de Robespierre et la révolution du 9 Thermidor, par Joseph Rouget de Lisle, capitaine au corps du génie, auteur du chant marseillais, à Paris, l'an deuxième de la République une et indivisible. Le couplet suivant, qui a trait directement à Robespierre, peut donner une idée de cet hymne, que par une sorte de profanation, l'auteur mit sur l'air de la Marseillaise:

  Voyez-vous ce spectre livide
  Qui déchire son propre flanc;
  Encore tout souillé de sang,
  De sang il est encore avide.
  Voyez avec un rire affreux
  Comme il désigne ses victimes,
  Voyez comme il excite aux crimes
  Ses satellites furieux.
Chantons, la liberté, couronnons sa statue, etc….

Rouget de Lisle avait été arrêté avant Thermidor, sur un ordre signé de Carnot. On ne manqua pas sans doute de lui persuader que son arrestation avait été l'oeuvre de Robespierre.]

Le théâtre n'épargna pas les vaincus, et l'on nous montra sur la scène Maximilien Robespierre envoyant à la mort une jeune fille coupable de n'avoir point voulu sacrifier sa virginité à la rançon d'un père[297].

[Note 297: Le nom de l'auteur de cette belle oeuvre nous a échappé, et c'est dommage. Il est bon que le nom d'Anitus vive à côté de celui de Socrate. Le roman moderne offre quelques équivalents d'inepties pareilles.

Nous ne connaissons guère qu'une oeuvre dramatique, représentée au théâtre, où la grande figure de Robespierre ait été sérieusement étudiée. Elle est de M. le docteur Louis Combe, ancien adjoint au maire de Lyon, mort il y a trois ans, et auquel la population lyonnaise a fait de magnifiques funérailles.

Cette pièce intitulée Robespierre ou les Drames de la Révolution, a été représentée en 1888 sur les théâtres Voltaire, de Batignolles et de Montmartre. Elle y a obtenu le plus légitime succès, ainsi que le constate une lettre de M. Pascal Delagarde, directeur de ces théâtres, en date du 17 juillet 1888. «Cette oeuvre, dit-il, méritait d'être représentée sur une scène du boulevard, où elle aurait obtenu, je le garantis, cent représentations».

Elle a été imprimée, après la mort de son auteur, par les soins pieux de sa fille, Mlle Marie Combe, avec cette épigraphe de M. Louis Combet: «Ce livre n'est point une oeuvre de parti, c'est un essai de réparation et de justice. C'est un appel à l'impartiale histoire pour la revision d'un jugement hâtivement rendu contre l'homme le plus pur de la Révolution française, et que la calomnie et la haine n'ont cessé de poursuivre jusqu'au delà de la tombe.»]

Mais les oeuvres d'imagination pure ne suffisaient pas pour fixer l'opinion des esprits un peu sérieux, on eut des historiens à discrétion. Dès le lendemain de Thermidor parut une Vie secrète, politique et curieuse de Robespierre, déjà mentionnée par nous, et dont l'auteur voulut bien reconnaître que «ce monstre feignit de vouloir épargner le sang»[298].

[Note 298: Vie secrète, politique et curieuse de Maximilien Robespierre, suivie de plusieurs anecdotes sur la conspiration sans pareille, par L. Duperron, avec une gravure qui représente une main tenant par les cheveux la tête de Maximilien, in-12 de 36 pages.]

Pareil aveu ne sortira pas de la plume du citoyen Montjoie, que dis-je! du sieur Félix-Christophe-Louis Ventre de Latouloubre de Galart de Montjoie, auteur d'une Histoire de la conjuration de Robespierre qui est le modèle du genre, parce qu'elle offre les allures d'une oeuvre sérieuse, et semble écrite avec une certaine modération. On y lit cependant des phrases dans le genre de celle-ci: «Chaque citoyen arrêté étoit destiné à la mort. Robespierre n'avoit d'autre soin que de grossir les listes de proscription, que de multiplier le nombre des assassinats. Le fer de la guillotine n'alloit point assez vite à son gré. On lui parla d'un glaive qui frapperoit neuf têtes à la fois. Cette invention lui plut. On en fit des expériences à Bicêtre, elles ne réussirent pas; mais l'humanité n'y gagna rien. Au lieu de trois, quatre victimes par jour, Robespierre voulut en avoir journellement cinquante, soixante, et il fut obéi[299].» Il faut, pour citer de semblables lignes, surmonter le dégoût qu'on éprouve. C'est ce Montjoie qui prête à Maximilien le mot suivant: «Tout individu qui avait plus de 13 ans en 1789 doit être égorgé[300].» C'est encore lui qui porte à cinquante-quatre mille le chiffre des victimes mortes sur l'échafaud durant les six derniers mois du règne de Robespierre[301]. Y a-t-il assez de mépris pour les gens capables de mentir avec une telle impudence? Eh bien! toutes ces turpitudes s'écrivaient et s'imprimaient à Paris en l'an II de la République, quand quelques mois à peine s'étaient écoulés depuis le jour où, dans une heure d'enthousiaste épanchement, Boissy-d'Anglas appelait Robespierre l'Orphée de la France et le félicitait d'enseigner aux peuples les plus purs préceptes de la morale et de la justice.

[Note 299: Histoire de la conjuration de Robespierre, par
Montjoie, p. 149 de l'édit. in-8° de 1795 (Lausanne).]

[Note 300: Ibid., p. 154.]

[Note 301: Ibid., p. 158.]

Il n'y a pas à se demander si un pareil livre fit fortune[302]. Réaction thermidorienne, réaction girondine, réaction royaliste battirent des mains à l'envi. Les éditions de cet ouvrage se trouvèrent coup sur coup multipliées; il y en eut de tous les formats, et il fut presque instantanément traduit en espagnol, en allemand et en anglais. C'était là sans doute que l'illustre Walter Scott avait puisé ses renseignements quand il écrivit sur Robespierre les lignes qui déshonorent son beau talent.

[Note 302: Collaborateur au Journal général de France et au Journal des Débats, Montjoie reçut du roi Louis XVIII une pension de trois mille francs et une place de conservateur à la Bibliothèque Mazarine. Son panégyriste n'a pu s'empêcher d'écrire: «Le respect qu'on doit à la vérité oblige de convenir que Montjoie n'était qu'un écrivain médiocre; son style est incorrect et déclamatoire, et ses ouvrages historiques ne doivent être lus qu'avec une extrême défiance.» (Art. MONTJOIE, par Weiss, dans la Biographie universelle).]

Est-il maintenant nécessaire de mentionner les histoires plus ou moins odieuses et absurdes de Desessarts, la Vie et les crimes de Robespierre par Leblond de Neuvéglise, autrement dit l'abbé Proyard, ouvrage traduit en allemand, en italien, et si tristement imité de nos jours par un autre abbé Proyard? Faut-il signaler toutes les rapsodies, tous les contes en l'air, toutes les fables acceptés bénévolement ou imaginés par les écrivains de la réaction? Et n'avions-nous pas raison de dire, au commencement de notre histoire de Robespierre, que, depuis dix-huit cents ans, jamais homme n'avait été plus calomnié sur la terre? Ah! devant tant d'infamies, devant tant d'outrages sanglants à la vérité, la conscience, interdite, se trouble; on croit rêver. Heureux encore, Robespierre, quand ce ne sont pas des libéraux et des démocrates qui viennent jeter sur sa tombe l'injure et la boue.

II

On voit à quelle école a été élevée la génération antérieure à la nôtre. Nous avons dit comment l'oubli s'était fait dans la masse des admirateurs de Robespierre. Gens simples pour la plupart, ils moururent sans rien comprendre au changement qui s'était produit dans l'opinion sur ce nom si respecté jadis.

Une foule de ceux qui auraient pu le défendre étaient morts ou proscrits; beaucoup se laissaient comprimer par la peur ou s'excusaient de leurs sympathies anciennes, en alléguant qu'ils avaient été trompés. Bien restreint fut le nombre des gens consciencieux dont la bouche ne craignit pas de s'ouvrir pour protester. D'ailleurs, dans les quinze années du Consulat et de l'Empire, il ne fut plus guère question de la Révolution et de ses hommes, sinon de temps à autre pour décimer ses derniers défenseurs. Quelle voix assez puissante aurait couvert le bruit du canon et des clairons? Puis vint la Restauration. Oh! alors, on ne songea qu'à une chose, à savoir, de reprendre contre l'homme dont le nom était comme le symbole et le drapeau de la République la grande croisade thermidorienne, tant il paraissait nécessaire à la réaction royaliste d'avilir la démocratie dans l'un de ses plus purs, de ses plus ardents, de ses plus dévoués représentants. Et la plupart des libéraux de l'époque, anciens serviteurs de l'Empire, ou héritiers plus ou moins directs de la Gironde, de laisser faire.

Eh bien! qui le croirait? toutes ces calomnies si patiemment, si habilement propagées, ces mensonges inouïs, ces diffamations éhontées, toutes ces infamies enfin, ont paru à certains écrivains aveuglés, je devrais dire fourvoyés, l'opinion des contemporains et l'expression du sentiment populaire[303]. Ah! l'opinion des contemporains, il faut la chercher dans ces milliers de lettres qui chaque jour tombaient sur la maison Duplay comme une pluie de bénédictions. Nous avons déjà mentionné, en passant, un certain nombre de celles qui, au point de vue historique, nous ont paru avoir une réelle importance. Et, ceci est à noter, presque toutes ces lettres sont inspirées par les sentiments les plus désintéressés. Si dans quelques-unes, à travers l'encens et l'éloge, on sent percer l'intérêt personnel, c'est l'exception[304].

[Note 303: MM. Michelet et Quinet.]

[Note 304: Voy. notamment une lettre de Cousin dans les Papiers inédits, t. III, p. 317, et à la suite du rapport de Courtois, sous le n° LXXIV. Volontaire à l'armée de la Vendée, Cousin avait avec lui deux fils au service de la République. Robespierre, paraît-il, avait déjà eu des bontés pour lui; Cousin le prie de les continuer «à un père de famille qui ne veut rentrer, ainsi que ses deux fils, dans ses foyers que lorsque les tyrans de l'Europe seront tous extirpés». Quelle belle occasion pour les Thermidoriens de flétrir un solliciteur! Voy. p. 61 du rapport.]

En général, ces lettres sont l'expression naïve de l'enthousiasme le plus sincère et d'une admiration sans bornes. «Tu remplis le monde de ta renommée; tes principes sont ceux de la nature, ton langage celui de l'humanité; tu rends les hommes à leur dignité … ton génie et ta sage politique sauvent la liberté; tu apprends aux Français, par les vertus de ton coeur et l'empire de ta raison, à vaincre ou mourir pour la liberté et la vertu…», lui écrivait l'un[305].—«Vous respirez encore, pour le bonheur de votre pays, en dépit des scélérats et des traîtres qui avoient juré votre perte. Grâces immortelles en soient rendues à l'Être suprême…. Puissent ces sentiments, qui ne sont que l'expression d'un coeur pénétré de reconnaissance pour vos bienfaits, me mériter quelque part à votre estime. Sans vous je périssois victime de la plus affreuse persécution[306]….», écrivait un autre.

[Note 305: Lettre de J.-P. Besson, de Manosque, en date du 23 prairial; citée sous le n° 1, à la suite du rapport de Courtois. Vide suprà.]

[Note 306: Lettre de Hugon jeune, de Vesoul, le 11 prairial, citée à la suite du rapport sous le n° IV. L'honnête Courtois a eu soin de supprimer le dernier membre de phrase. Nous l'avons rétabli d'après l'original conservé aux Archives, et en marge duquel on lit de la main de Courtois: Flagorneries. Voy. Archives, F. 7, 4436, liasse X.]

Un citoyen de Tours lui déclare que, pénétré d'admiration pour ses talents, il est prêt à verser tout son sang plutôt que de voir porter atteinte à sa réputation[307]. Un soldat du nom de Brincourt, en réclamant l'honneur de verser son sang pour la patrie, s'adresse à lui en ces termes: «Fondateur de la République, ô vous, incorruptible Robespierre, qui couvrez son berceau de l'égide de votre éloquence»[308]!…

[Note 307: Lettre en date du 28 germinal, citée à la suite du rapport de Courtois sous le numéro VII. L'original est aux Archives, F 7, 4436, liasse R.]

[Note 308: Lettre de Sedan en date du 19 août 1793, citée par
Courtois sous le numéro VIII.]

Vers lui, avons-nous dit déjà, s'élevaient les plaintes d'une foule de malheureux et d'opprimés, plaintes qui retentissaient d'autant plus douloureusement dans son coeur que la plupart du temps il était dans l'impuissance d'y faire droit. «Républicain vertueux et intègre», lui mandait de Saint-Omer, à la date du 2 messidor, un ancien commissaire des guerres destitué par le représentant Florent Guyot, «permets qu'un citoyen pénétré de tes sublimes principes et rempli de la lecture de tes illustres écrits, où respirent le patriotisme le plus pur, la morale la plus touchante et la plus profonde, vienne à ton tribunal réclamer la justice, qui fut toujours la vertu innée de ton âme…. Je fais reposer le succès de ma demande sur ton équité, qui fut toujours la base de toutes tes actions….[309]» Et le citoyen Carpot: «Je regrette de n'avoir pu vous entretenir quelques instants. Il me semble que je laisse échapper par là un moyen d'abréger la captivité des personnes qui m'intéressent.»[310]

[Note 309: Lettre citée à la suite du rapport de Courtois sous le numéro IX. Le dernier membre de phrase a été supprimé par Courtois.]

[Note 310: Lettre omise par Courtois, provenant de la précieuse collection Beuchot, que le savant conservateur de la bibliothèque du Louvre, M. Barbier, a bien voulu mettre à notre disposition.]

Un littérateur du nom de Félix, qui depuis quarante ans vivait en philosophe dans un ermitage au pied des Alpes, d'où il s'associait par le coeur aux destinées de la Révolution, étant venu à Paris au mois d'août 1793, écrit à Robespierre afin de lui demander la faveur d'un entretien, tant sa conduite et ses discours lui avaient inspiré d'estime et d'affection pour sa personne; et il lui garantit d'avance «la plus douce récompense au coeur de l'homme de bien, sa propre estime, et celle de tous les gens vertueux et éclairés»[311]. Aux yeux des uns, c'est l'apôtre de l'humanité, l'homme sensible, humain et bienfaisant par excellence, «réputation», lui dit-on, «sur laquelle vos ennemis mêmes n'élèvent pas le plus petit doute»[312]; aux yeux des autres, c'est le messie promis par l'Eternel pour réformer toutes choses[313]. Un citoyen de Toulouse ne peut s'empêcher de témoigner à Robespierre toute la joie qu'il a ressentie en apprenant qu'il y avait entre eux une ressemblance frappante. Il rougit seulement de ne ressembler que par le physique au régénérateur et bienfaiteur de sa patrie[314]. Maximilien est regardé comme la pierre angulaire de l'édifice constitutionnel, comme le flambeau, la colonne de la République[315]. «Tous les braves Français sentent avec moi de quel prix sont vos infatigables efforts pour assurer la liberté, en vous criant par mon organe: Béni soit Robespierre»! lui écrit le citoyen Jamgon[316]. «L'estime que j'avois pour toi dès l'Assemblée constituante», lui mande Borel l'aîné, «me fit te placer au ciel à côté d'Andromède dans un projet de monument sidéral»[317]….

[Note 311: Lettre citée par Courtois sous le numéro X.]

[Note 312: Lettres de Vaquier, ancien inspecteur des droits réservés, insérée par Courtois sous le numéro XI et déjà citée par nous. Vide suprà.]

[Note 313: Lettre du citoyen Chauvet, ancien capitaine-commandant de la compagnie des vétérans de Château-Thierry, en date du 30 prairial, déjà citée. Dans cette lettre très-longue d'un jeune homme de quatre-vingt-sept ans, lettre dont l'original est aux Archives, Courtois n'a cité qu'une vingtaine de lignes, numéro XII.]

[Note 314: Lettre en date du 22 messidor, tronquée et altérée par
Courtois, sous le numéro XIII.]

[Note 315: Lettre de Dathé, ancien maire de Vermanton, en Bourgogne, et de Picard, citées sous le numéro XV à la suite du rapport de Courtois.]

[Note 316: Lettre citée par Courtois sous le numéro XXIV. Vide suprà.]

[Note 317: Lettre en date du 15 floréal an II, citée par Courtois sous le numéro XXIV.]

Et Courtois ne peut s'empêcher de s'écrier dans son rapport: «C'étoit à qui enivreroit l'idole…. Partout même prostitution d'encens, de voeux et d'hommages; partout on verserait son sang pour sauver ses jours[318].» Le misérable rapporteur se console, il est vrai, en ajoutant que si la peste avait des emplois et des trésors à distribuer, elle aurait aussi ses courtisans[319]. Mais les courtisans et les rois, c'est l'exception, et les hommages des courtisans ne sont jamais désintéressés. Robespierre, lui, d'ailleurs, n'avait ni emplois ni trésors à distribuer. On connaît sa belle réponse à ceux qui, pour le déconsidérer, allaient le présentant comme revêtu d'une dictature personnelle: «Il m'appellent tyran! Si je l'étais, ils ramperaient à mes pieds, je les gorgerais d'or, je leur assurerais le droit de commettre tous tes crimes, et ils seraient reconnaissants….[320].»

[Note 318: Rapport de Courtois, p. 9 et 10.]

[Note 319: Ibid., p. 12.]

[Note 320: Discours du 8 thermidor, p. 16.]

Nous pourrions multiplier les citations de ces lettres, dont le nombre était presque infini, du propre aveu de Courtois[321], avons-nous dit, et Courtois s'est bien gardé, comme on pense, de publier les plus concluantes en faveur de Robespierre[322]. Or, comme contre-poids à ces témoignages éclatants, comme contre-partie de ce concert d'enthousiasme, qu'a trouvé Courtois à offrir à la postérité? quelques misérables lettres anonymes, les unes ineptes, les autres ordurières, oeuvres de bassesse et de lâcheté dont nous aurons à dire un mot, et que tout homme de coeur ne saurait s'empêcher de fouler aux pieds avec dédain.

[Note 321: Rapport de Courtois, p. 103.]

[Note 322: Nous avons déjà dit l'indigne trafic qu'a fait Courtois des innombrables lettres trouvées chez Robespierre.]

III

On sait maintenant, à ne s'y pas méprendre, quelle était l'opinion publique à l'égard de Robespierre. Le véritable sentiment populaire pour sa personne, c'était de l'idolâtrie, comme l'impur Guffroy se trouva obligé de l'avouer lui-même[323]. Ce sentiment, il ressort des lettres dont nous avons donné des extraits assez significatifs; il ressort de ces lettres des Girondins sauvés par Robespierre, lettres que nous avons révélées et qui reviennent au jour pour déposer comme d'irrécusables témoins; ce sentiment, il ressort enfin des aveux involontaires des Thermidoriens.

[Note 323: Lettre de Guffroy à ses concitoyens d'Arras, écrite de
Paris le 29 Thermidor an II (16 août 1793).]

D'après Billaud-Varenne, dont l'autorité a ici tant de poids, Maximilien était considéré dans l'opinion comme l'être le plus essentiel de la République[324]. De leur côté, les membres des deux anciens comités ont avoué que, quelque prévention qu'on eût, on ne pouvait se dissimuler quel était l'état des esprits à cette époque, et que la popularité de Robespierre dépassait toutes les bornes[325].

[Note 324: Réponse de J.-N. Billaud à Lecointre, p. 25.]

[Note 325: Réponse des anciens membres des deux comités aux imputations de L. Lecointre, p. 19.]

Écoutons maintenant Billaud-Varenne, atteint à son tour par la réaction et se débattant sous l'accusation de n'avoir pas dénoncé plus tôt la tyrannie de Robespierre: «Sous quels rapports eût-il pu paraître coupable? S'il n'eût pas manifesté l'intention de frapper, de dissoudre, d'exterminer la représentation nationale, si l'on n'eût pas eu à lui reprocher jusqu'à sa POPULARITÉ même … popularité si énorme qu'elle eût suffi pour le rendre suspect et trop dangereux dans un État libre, en un mot s'il ne se fût point créé une puissance monstrueuse tout aussi indépendante du comité de Salut public que de la Convention nationale elle-même, Robespierre ne se seroit pas montré sous les traits odieux de la tyrannie, et tout ami de la liberté lui eût conservé son estime[326].» Et plus loin: «Nous demandera-t-on, comme on l'a déjà fait, pourquoi nous avons laissé prendre tant d'empire à Robespierre? Oublie-t-on que dès l'Assemblée constituante, il jouissoit déjà d'une immense popularité et qu'il obtint le titre d'Incorruptible? Oublie-t-on, que pendant l'Assemblée législative sa popularité ne fit que s'accroître…? Oublie-t-on que, dans la Convention nationale, Robespierre se trouva bientôt le seul qui, fixant sur sa personne tous les regards, acquittant de confiance qu'elle le rendit prépondérant, de sorte que lorsqu'il est arrivé au comité de Salut public, il étoit déjà l'être le plus important de la France? Si l'on me demandoit comment il avoit réussi à prendre tant d'ascendant sur l'opinion publique, je répondrais que c'est en affichant LES VERTUS LES PLUS AUSTÈRES, LE DÉVOUEMENT LE PLUS ABSOLU, LES PRINCIPES LES PLUS PURS[327].» Otez de ce morceau ce double mensonge thermidorien, à savoir l'accusation d'avoir eu l'intention de dissoudre la Convention, et d'avoir exercé une puissance monstrueuse en dehors de l'Assemblée et des comités, il reste en faveur de Robespierre une admirable plaidoirie, d'autant plus saisissante qu'elle est comme involontairement tombée de la plume d'un de ses proscripteurs.

[Note 326: Mémoire de Billaud-Varenne conservé aux Archives,
F 7, 4579, p. 5 du manuscrit.]

[Note 327: Ibid., p. 12 et 13.]

Nous allons voir bientôt jusqu'où Robespierre poussa le respect pour la Représentation nationale; et quant à cette puissance monstrueuse, laquelle était purement et simplement un immense ascendant moral, elle était si peu réelle, si peu effective, qu'il suffisait à ses collègues, comme on l'a vu plus haut, d'un simple coup d'oeil pour qu'instantanément la majorité fût acquise contre lui. Son grand crime, aux yeux de Billaud-Varenne et de quelques républicains sincères, fut précisément le crime d'Aristide: sa popularité; il leur répugnait de l'entendre toujours appeler le Juste.

Mais si le sentiment populaire était si favorable à Maximilien, en était-il de même de l'opinion des gens dont l'attachement à la Révolution était médiocre? Je réponds oui, sans hésiter, et je le prouve. Pour cela, je rappellerai d'abord les lettres de reconnaissance adressées à Robespierre par les soixante-treize Girondins dont il avait été le sauveur; ensuite je m'en référerai à l'avis de Boissy-d'Anglas, Boissy le type le plus parfait de ces révolutionnaires incolores et incertains, de ces royalistes déguisés qui se fussent peut-être accommodés de la République sous des conducteurs comme Robespierre, mais qui, une fois la possibilité d'en sortir entrevue, n'ont pas mieux demandé que de s'associer aux premiers coquins venus pour abattre l'homme à l'existence duquel ils la savaient attachée.

Nous insistons donc sur l'opinion de Boissy-d'Anglas, parce qu'il est l'homme dont la réaction royaliste et girondine a le plus exalté le courage, les vertus et le patriotisme. Or, quelle nécessité le forçait de venir en messidor, à moins d'être le plus lâche et le dernier des hommes, présenter Robespierre en exemple au monde, dans un ouvrage dédié à la Convention nationale, s'il ne croyait ni aux vertus, ni au courage, ni à la pureté de Maximilien? Rien ne nous autorise à révoquer en doute sa sincérité, et quand il comparait Robespierre à Orphée enseignant aux hommes les principes de la civilisation et de la morale, il laissait échapper de sa conscience un cri qui n'était autre chose qu'un splendide hommage rendu à la vérité[328]. L'opinion postérieure de Boissy ne compte pas.

[Note 328: Essai sur les fêtes nationales, adressé à la Convention, in-8º de 192 p., déjà cité. Membre du Sénat et comte de l'Empire, grand officier de la Légion d'honneur, pair de France de la première Restauration, pair de France de l'Empire des Cent jours, pair de France de la seconde Restauration, Boissy-d'Anglas mourut considéré et comblé d'honneurs en 1826. C'était un sage!

«Homme qui suit son temps à saison opportune», dirai-je avec notre vieux poète Régnier.]

Ainsi, à l'exception de quelques ultra-révolutionnaires de bonne foi, de royalistes se refusant à toute espèce de composition avec la République, de plusieurs anciens amis de Danton ne pouvant pardonner à Maximilien de l'avoir laissé sacrifier, et enfin d'un certain nombre de Conventionnels sans conscience et perdus de crimes, la France tout entière était de coeur avec Robespierre et ne prononçait son nom qu'avec respect et amour. Il était arrivé, pour nous servir encore d'une expression de Billaud-Varenne, à une hauteur de puissance morale inouïe jusqu'alors; tous les hommages et tous les voeux étaient pour lui seul, on le regardait comme l'être unique; la prospérité publique semblait inhérente à sa personne, on s'imaginait, en un mot, que sa perte était la plus grande calamité qu'on eût à craindre[329]. Eh bien! je le demande à tout homme sérieux et de bonne foi, est-il un seul instant permis de supposer la forte génération de 1789 capable de s'être éprise d'idolâtrie pour un génie médiocre, pour un vaniteux, pour un rhéteur pusillanime, pour un esprit étroit et mesquin, pour un être bilieux et sanguinaire, suivant les épithètes prodiguées à Maximilien par tant d'écrivains ignorants, à courte vue ou de mauvaise foi, je ne parle pas seulement des libellistes?

[Note 329: Mémoire manuscrit de Billaud-Varenne, Archives, F. 7, 4579², p. 38 et 39.]

Au spectacle du déchaînement qui, après Thermidor, se produisit contre Robespierre, Billaud-Varenne, quoique ayant joué un des principaux rôles dans le lugubre drame, ne put s'empêcher d'écrire: «J'aime bien voir ceux qui se sont montrés jusqu'au dernier moment les plus bas valets de cet homme le rabaisser au-dessous d'un esprit médiocre, maintenant qu'il n'est plus[330].» On remarqua en effet, parmi les plus lâches détracteurs de Maximilien, quelques-uns de ceux qui, la veille de sa chute, lui proposaient de lui faire un rempart de leurs corps[331].

[Note 330: Ibid., p. 40.]

[Note 331: Mémoire manuscrit de Billaud-Varenne, Archives, F. 7, 4579², p. 40.]

Ah! je le répète, c'est avoir une étrange idée de nos pères que de les peindre aux pieds d'un ambitieux sans valeur et sans talent; on ne saurait les insulter davantage dans leur gloire et dans leur oeuvre. Il faut en convenir franchement, si ces fils de Voltaire et de Rousseau, si ces rudes champions de la justice et du droit, eurent pour Robespierre un enthousiasme et une admiration sans bornes, c'est que Robespierre fut le plus énergique défenseur de la liberté, c'est qu'il représenta la démocratie dans ce qu'elle a de plus pur, de plus noble, de plus élevé, c'est qu'il n'y eut jamais un plus grand ami de la justice et de l'humanité. L'événement du reste leur donna tristement raison, car, une fois l'objet de leur culte brisé, la Révolution déchut des hauteurs où elle planait et se noya dans une boue sanglante.

IV

Il est aisé de comprendre à présent pourquoi les collègues de Maximilien au comité de Salut public hésitèrent jusqu'au dernier moment à conclure une alliance monstrueuse avec les conjurés de Thermidor, avec les Fouché, les Tallien, les Fréron, les Rovère, les Courtois et autres. Un secret pressentiment semblait les avertir qu'en sacrifiant l'austère auteur de la Déclaration des droits de l'homme, ils sacrifiaient la République elle-même et préparaient leur propre perte. C'est un fait avéré que tout d'abord on songea à attaquer le comité de Salut public en masse.

Certains complices de la conjuration ne comprenaient pas très-bien pourquoi l'on s'en prenait à Robespierre seul, et ils l'eussent moins compris encore s'ils avaient su que, depuis plus d'un mois, le comité exerçait un pouvoir dictatorial en dehors de la participation active de Maximilien. Un de ces mannequins de la réaction, le député Laurent Lecointre, ayant conçu le projet de rédiger un acte d'accusation contre tous les membres du comité, reçut le conseil d'attaquer Robepierre seul, afin que le succès fût plus certain[332]. On sait comment il se rendit à cet avis, et tout le monde connaît le fameux acte d'accusation qu'il révéla courageusement … après Thermidor, et dont le titre se trouve pompeusement orné du projet d'immoler Maximilien Robespierre en plein Sénat[333]. Le conseil était bon, car si les Thermidoriens s'en fussent pris au comité en masse, s'ils ne fussent point parvenus à entraîner Billaud-Varenne, qui devint leur allié le plus actif et le plus utile, ils eussent été infailliblement écrasés.

[Note 332: Conjuration formée dès le 5 prairial par neuf représentants du peuple, etc. Rapport et projet d'accusation par Laurent Lecointre, in 8º de 38 p., de l'Imprimerie du Rougyff, p. 4.]

[Note 333: Ibid. Voyez le titre.]

Billaud, c'était l'image incarnée de la Terreur. «Quiconque», écrivait-il en répondant à ses accusateurs, «est chargé de veiller au salut public, et, dans les grandes crises, ne lance pas la foudre que le peuple a remise entre ses mains pour exterminer ses ennemis, est le premier traître à la patrie[334].» Étonnez-vous donc si, en dépit de Robespierre, les exécutions sanglantes se multipliaient, si les sévérités étaient indistinctement prodiguées, si la Terreur s'abattait sur toutes les conditions. Il semblait, suivant la propre expression de Maximilien, qu'on eût cherché à rendre les institutions révolutionnaires odieuses par les excès[335].

[Note 334: Mémoire de Billaud-Varenne, ubi suprà, p. 69 du manuscrit.]

[Note 335: Discours du 8 thermidor, p. 19.]

Le 2 thermidor, Robespierre, qui depuis un mois avait refusé d'approuver toutes les listes de détenus renvoyés devant le tribunal révolutionnaire, en signa une de 138 noms appartenant à des personnes dont la culpabilité sans doute ne lui avait pas paru douteuse; mais le lendemain il repoussait, indigné, une autre liste de trois cent dix-huit détenus offerte à sa signature[336], et, trois jours plus tard, comme nous l'avons dit déjà, il refusait encore de participer à un arrêté rendu par les comités de Salut public et de Sûreté générale réunis, arrêté instituant, en vertu d'un décret rendu le 4 ventôse, quatre commissions populaires chargées de juger promptement les ennemis du peuple détenus dans toute l'étendue de la République, et auquel s'associèrent cependant ses amis Saint-Just et Couthon[337].

[Note 336: Les signataires de cette liste sont: «Vadier, Voulland,
Élie Lacoste, Collot-d'Herbois, Barère, Ruhl, Amar, C.-A. Prieur,
Billaud-Varenne». Archives, F 7, 4436, Rapport de Saladin,
p.142 et 254.]

[Note 337: Arrêté signé: Barère, Dubarran, C.-A. Prieur, Louis (du
Bas-Rhin), Lavicomterie, Collot-d'Herbois, Carnot, Couthon, Robert
Lindet, Saint-Just, Billaud-Varenne, Voulland, Vadier, Amar, Moyse Bayle
(cité dans l'Histoire parlementaire, t. XXXIII, p. 393).]

En revanche, comme nous l'avons dit aussi, il avait écrit de sa main et signé l'ordre d'arrestation d'un nommé Lépine, administrateur des travaux publics, lequel avait abusé de sa position pour se faire adjuger à vil prix des biens nationaux[338].

[Note 338: Arrêté en date du 26 messidor, signé: Robespierre,
Carnot, Collot-d'Herbois, Barère, Couthon, Billaud-Varenne, C.-A.
Prieur, Robert Lindet (Archives F 7, 4437). Vide suprâ.]

A son sens, on allait beaucop trop vite, et surtout beau-trop légèrement en besogne, comme le prouvent d'une façon irréfragable ces paroles tombées de sa bouche dans la séance du 8 thermidor, déjà citées en partie: «Partout les actes d'oppression avaient été multipliés pour étendre le système de terreur … Est-ce nous qui avons plongé dans les cachots les patriotes et porté la terreur dans toutes les conditions? Ce sont les monstres que nous avons accusés. Est-ce nous qui, oubliant les crimes de l'aristocratie et protégeant les traîtres, avons déclaré la guerre aux citoyens paisibles, érigé en crime ou des préjugés incurables ou des choses indifférentes, pour trouver partout des coupables et rendre la Révolution redoutable au peuple même? Ce sont les monstres que nous avons accusés. Est-ce nous qui, recherchant des opinions anciennes, fruit de l'obsession des traîtres, avons promené le glaive sur la plus grande partie de la Convention nationale, demandions dans les sociétés populaires les têtes de six cents représentants du peuple? Ce sont les monstres que nous avons accusés….[339]» Billaud-Varenne ne put pardonner à Robespierre de vouloir supprimer la Terreur en tant que Terreur, et la réduire à ne s'exercer, sous forme de justice sévère, que contre les seuls ennemis actifs de la Révolution. Aussi fut-ce sur Billaud que, dans une séance du conseil des Anciens, Garat rejeta toute la responsabilité des exécutions sanglantes faites pendant la durée du comité de Salut public[340].

[Note 339: Discours du 8 thermidor, p. 10, 7 et 8.]

[Note 340: Séance du 14 thermidor an VIII (1er août 1799). Moniteur du 20 Thermidor.]

Cependant, comme averti par sa conscience, Billaud hésita longtemps avant de se rendre aux invitations pressantes de ses collègues du comité de Sûreté générale, acquis presque tous à la conjuration. Saint-Just, dans son dernier discours, a très bien dépeint les anxiétés et les doutes de ce patriote aveuglé. «Il devenait hardi dans les moments où, ayant excité les passions, on paraissait écouter ses conseils, mais son dernier mot expirait toujours sur ses lèvres, il appelait tel homme absent Pisistrate; aujourd'hui présent, il était son ami; il était silencieux, pâle, l'oeil fixe, arrangeant ses traits altérés. La vérité n'a point ce caractère ni cette politique[341]». Un montagnard austère et dévoué, Ingrand, député de la Vienne à la Convention, alors en mission, étant venu à Paris vers cette époque, alla voir Billaud-Varenne. «Il se passe ici des choses fort importantes», lui dit ce dernier, «va trouver Ruamps, il t'informera de tout». Billaud eut comme une sorte de honte de faire lui-même la confidence du noir complot.

[Note 341: Discours du 9 thermidor.]

Ingrand courut chez Ruamps, qui le mit au courant des machinations ourdies contre Robespierre en l'engageant vivement à se joindre aux conjurés. Saisi d'un sombre pressentiment, Ingrand refusa non seulement d'entrer dans la conjuration, mais il s'efforça de persuader à Ruamps d'en sortir, lui en décrivant d'avance les conséquences funestes, et l'assurant qu'une attaque contre Robespierre, si elle était suivie de succès, entraînerait infailliblement la perte de la République[342]. Puis il repartit, le coeur serré et plein d'inquiétudes. Égaré par d'injustifiables préventions, Ruamps demeura sourd à ces sages conseils; mais que de fois, plus tard, pris de remords, il dut se rappeler la sinistre prédiction d'Ingrand!

[Note 342: Ces détails ont été fournis aux auteurs de l'Histoire parlementaire par Buonaroti, qui les tenait d'Ingrand lui-même. Membre du conseil des Anciens jusqu'en 1797, Ingrand entra vers cette époque dans l'administration forestière et cessa de s'occuper de politique. Proscrit en 1816, comme régicide, il se retira à Bruxelles, y vécut pauvre, souffrant stoïquement comme un vieux républicain, et revint mourir en France, après la Révolution de 1830, fidèle aux convictions de sa jeunesse.]

La vérité est que Billaud-Varenne agit de dépit et sous l'irritation profonde de voir Robespierre ne rien comprendre à son système «d'improviser la foudre à chaque instant». Ce fut du reste le remords cuisant des dernières années de sa vie. Il appelait le 9 thermidor sa véritable faute. «Je le répète», disait-il, «la Révolution puritaine a été perdue le 9 thermidor. Depuis, combien de fois j'ai déploré d'y avoir agi de colère[343].» Ah! ces remords de Billaud-Varenne, ils ont été partagés par tous les vrais républicains coupables d'avoir, dans une heure d'égarement et de folie, coopéré par leurs actes ou par leur silence à la chute de Robespierre.

[Note 343: Dernières années de Billaud-Varenne, dans la Nouvelle Minerve, t. 1er, p. 351 à 358. La regrettable part prise par Billaud au 9 Thermidor ne doit pas nous empêcher de rendre justice à la fermeté et au patriotisme de ce républicain sincère. Au général Bernard, qui, jeune officier alors, s'était rendu auprès de lui à Cayenne pour lui porter sa grâce de la part de Bonaparte et de ses collègues, il répondit: «Je sais par l'histoire que des consuls romains tenaient du peuple certains droits; mais le droit de faire grâce que s'arrogent les consuls français n'ayant pas été puisé à la même source, je ne puis accepter l'amnistie qu'ils prétendent m'accorder.» Un jour, ajoute le général Bernard, «il m'échappa de lui dire sans aucune précaution: Quel malheur pour la Convention nationale que la loi du 22 prairial ait taché de sang les belles pages qui éternisent son énergie contre les ennemis de la République française, c'est-à-dire contre toute l'Europe armée!—«Jeune homme, me répondit-il avec un air sévère, quand les os des deux générations qui succéderont à la vôtre seront blanchis, alors et seulement alors l'histoire s'emparera de cette grande question.» Puis, se radoucissant, il me prit la main en me disant: «Venez donc voir les quatre palmiers de la Guadeloupe, que Martin, le directeur des épiceries, est venu lui-même planter dans mon jardin.»

(Billaud-Varenne à Cayenne, par le général Bernard, dans la Nouvelle Minerve, t. II, p. 288.)]

V

Un des hommes qui contribuèrent le plus à amener les membres du comité de Salut public à l'abandon de Maximilien fut certainement Carnot. Esprit laborieux, honnête, mais caractère sans consistance et sans fermeté, ainsi qu'il le prouva de reste quand, après Thermidor, il lui fallut rendre compte de sa conduite comme membre du comité de Salut public, Carnot avait beaucoup plus de penchant pour Collot-d'Herbois et Billaud-Varenne, qui jusqu'au dernier moment soutinrent le système de la Terreur quand même, que pour Robespierre et Saint-Just qui voulurent en arrêter les excès et s'efforcèrent d'y substituer la justice[344]. Les premiers, il est vrai, s'inclinaient respectueusement et sans mot dire devant les aptitudes militaires de Carnot, dont les seconds s'étaient permis quelquefois de critiquer les actes. Ainsi, Maximilien lui reprochait de persécuter les généraux patriotes, et Saint-Just de ne pas assez tenir compte des observations que lui adressaient les représentants en mission aux armées, lesquels, placés au centre des opérations militaires, étaient mieux à même de juger des besoins de nos troupes et de l'opportunité de certaines mesures: «Il n'y a que ceux qui sont dans les batailles qui les gagnent, et il n'y a que ceux qui sont puissants qui en profitent….[345]», disait Saint-Just. Paroles trop vraies, que Carnot ne sut point pardonner à la mémoire de son jeune collègue.

[Note 344: Voy., au sujet de la préférence de Carnot pour Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois, les Mémoires sur Carnot par son fils, t. 1er, p. 511.]

[Note 345: Discours de Saint-Just dans la séance du 9 Thermidor.]

Nous avons déjà parlé d'une altercation qui avait eu lieu au mois de floréal entre ces deux membres du comité de Salut public, altercation à laquelle on n'a pas manqué, après coup, de mêler Robespierre, qui y avait été complètement étranger. A son retour de l'armée, vers le milieu de messidor, Saint-Just avait eu avec Carnot de nouvelles discussions au sujet d'un ordre malheureux donné par son collègue. Carnot, ayant dans son bureau des Tuileries imaginé une expédition militaire, avait prescrit à Jourdan de détacher dix-huit mille hommes de son armée pour cette expédition. Si cet ordre avait été exécuté, l'armée de Sambre-et-Meuse aurait été forcée de quitter Charleroi, de se replier même sous Philippeville et Givet, en abandonnant Avesnes et Maubeuge[346]. Heureusement les représentants du peuple présents à l'armée de Sambre-et-Meuse avaient pris sur eux de suspendre le malencontreux ordre. Cette grave imprudence de Carnot avait été signalée dès l'époque, et n'avait pas peu contribué à lui nuire dans l'opinion publique[347].

[Note 346: Ibid.]

[Note 347: Nous lisons dans un rapport de l'agent national de Boulogne au comité de Salut public, en date du 25 messidor (13 juillet 1794), que ce fonctionnaire avait appris par des connaissances que Carnot avait failli faire manquer l'affaire de Charleroi (Pièce de la collection Beuchot). Les membres des anciens comités, dans la note 6 où il est question des discussions entre Saint-Just et Carnot, n'ont donné aucune explication à ce sujet. (Voy. leur Réponse aux imputations de Laurent Lecointre, p. 105.)]

Froissé dans son amour-propre, Carnot ne pardonna pas à Saint-Just, et dans ses rancunes contre lui il enveloppa Robespierre, dont la popularité n'était peut-être pas sans l'offusquer. Tout en reprochant à son collègue de persécuter les généraux fidèles[348], Maximilien, paraît-il, faisait grand cas de ses talents[349]. Carnot, nous dit-on, ne lui rendait pas la pareille[350]. Cela dénote tout simplement chez lui une intelligence médiocre, quoi qu'en aient dit ses apologistes. Il fut, je crois, extrêmement jaloux de la supériorité d'influence et de talent d'un collègue plus jeune que lui; et, sous l'empire de ce sentiment, il se laissa facilement entraîner dans la conjuration thermidorienne. Le 9 thermidor, comme en 1815, Carnot fut le jouet et la dupe de Fouché.

[Note 348: Discours du 8 Thermidor.]

[Note 349: C'est ce que M. Philippe Le Bas a assuré à M. Hippolyte
Carnot.]

[Note 350: Mémoires sur Carnot, par son fils, t. 1er, p. 510.]

Dans les divers Mémoires publiés sur lui, on trouve contre Robespierre beaucoup de lieux communs, d'appréciations erronées et injustes, de redites, de déclamations renouvelées des Thermidoriens, mais pas un fait précis, rien surtout de nature à justifier la part active prise par Carnot au guet-apens de Thermidor. Rien de curieux, du reste, comme l'embarras des anciens collègues de Maximilien quand il s'est agi de répondre à cette question: Pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour le démasquer?—Nous ne possédions pas son discours du 8 thermidor, ont-ils dit, comme on a vu plus haut, et c'était l'unique preuve, la preuve matérielle des crimes du tyran[351]. A cet égard Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois et Barère sont d'une unanimité touchante. Dans l'intérieur du comité Robespierre était inattaquable, paraît-il, car «il colorait ses opinions de fortes nuances de bien public et il les ralliait adroitement à l'intérêt des plus graves circonstances[352].» Aux Jacobins, ses discours étaient remplis de patriotisme, et ce n'est pas là sans doute qu'il aurait divulgué ses plans de dictature ou son ambition triumvirale[353]. Ainsi il a fallu arriver jusqu'au 8 thermidor pour avoir seulement l'idée que Robespierre eût médité des plans de dictature ou fût doué d'une ambition triumvirale. Savez-vous quel a été, au dire de Collot-d'Herbois, l'instrument terrible de Maximilien pour dissoudre la Représentation nationale, amener la guerre civile, et rompre le gouvernement? son discours[354]. Et de son côté Billaud-Varenne a écrit: «Je demande à mon tour qui seroit sorti vainqueur de cette lutte quand pour confondre le tyran, quand pour dissiper l'illusion générale nous n'avions ni son discours du 8 thermidor … ni le discours de Saint-Just[355]?» C'est puéril, n'est-ce pas? Voilà pourtant sur quelles accusations s'est perpétuée jusqu'à nos jours la tradition du fameux triumvirat dont le fantôme est encore évoqué de temps à autre par certains niais solennels, chez qui la naïveté est au moins égale à l'ignorance.

[Note 351: Réponse des membres des deux anciens comités aux imputations de Laurent Lecointre, p. 14.]

[Note 352: Réponse des membres des deux anciens comités aux imputations de Laurent Lecointre, p. 13.]

[Note 353: Ibid., p. 15.]

[Note 354: Séance du 9 Thermidor. Voy. le Moniteur du 12 (30 juillet 1794).]

[Note 355: Mémoire de Billaud-Varenne. Ubi Suprà, p. 43 du manuscrit.]

Que les misérables, coalisés contre Robespierre, se soient attachés à répandre contre lui cette accusation de dictature, cela se comprend de la part de gens sans conscience: c'était leur unique moyen d'ameuter contre lui certains patriotes ombrageux. «Ce mot de dictature a des effets magiques», répondit Robespierre dans un admirable élan, en prenant la Convention pour juge entre ses calomniateurs et lui; «il flétrit la liberté, il avilit le gouvernement, il détruit la République, il dégrade toutes les institutions révolutionnaires, qu'on présente comme l'ouvrage d'un seul homme; il rend odieuse la justice nationale, qu'il présente comme instituée pour l'ambition d'un seul homme; il dirige sur un point toutes les haines et tous les poignards du fanatisme et de l'aristocratie. Quel terrible usage les ennemis de la République ont fait du seul nom d'une magistrature romaine! Et si leur érudition nous est si fatale, que sera-ce de leurs trésors et de leurs intrigues? Je ne parle point de leurs armées.» N'est-ce pas là le dédain poussé jusqu'au sublime[356]? «Qu'il me soit permis», ajoutait Robespierre, «de renvoyer au duc d'York et à tous les écrivains royaux les patentes de cette dignité ridicule qu'ils m'ont expédiées les premiers. Il y a trop d'insolence à des rois qui ne sont pas sûrs de conserver leurs couronnes, de s'arroger le droit d'en distribuer à d'autres…. J'ai vu d'indignes mandataires du peuple qui auraient échangé ce titre glorieux (celui du citoyen) pour celui de valet de chambre de Georges ou de d'Orléans. Mais qu'un représentant du peuple qui sent la dignité de ce caractère sacré, qu'un citoyen français digne de ce nom puisse abaisser ses voeux jusqu'aux grandeurs coupables et ridicules qu'il a contribué à foudroyer, et qu'il se soumette à la dégradation civique pour descendre à l'infamie du trône, c'est ce qui ne paraît vraisemblable qu'à ces êtres pervers qui n'ont pas même le droit de croire à la vertu. Que dis-je, vertu? C'est une passion naturelle, sans doute; mais comment la connaîtraient-elles, ces âmes vénales qui ne s'ouvrirent jamais qu'à des passions lâches et féroces, ces misérables intrigants qui ne lièrent jamais le patriotisme à aucune idée morale?… Mais elle existe, je vous en atteste, âmes sensibles et pures, elle existe cette passion tendre, impérieuse, irrésistible, tourment et délices des coeurs magnanimes, cette horreur profonde de la tyrannie, ce zèle compatissant pour les opprimés, cet amour sacré de la patrie, cet amour plus sublime et plus saint de l'humanité, sans lequel une grande révolution n'est qu'un crime éclatant qui détruit un autre crime; elle existe cette ambition généreuse de fonder sur la terre la première république du monde, cet égoïsme des hommes non dégradés qui trouve une volupté céleste dans le calme d'une conscience pure et dans le spectacle ravissant du bonheur public? Vous la sentez en ce moment qui brûle dans vos âmes; je la sens dans la mienne. Mais comment nos vils calomniateurs la devineraient-ils? comment l'aveugle-né aurait-il l'idée de la lumière[357]?…» Rarement d'une poitrine oppressée sortirent des accents empreints d'une vérité plus poignante. A cette noble protestation répondirent seuls l'injure brutale, la calomnie éhontée et l'échafaud.

[Note 356: «Ce trait sublime: Je ne parle pas de leurs armées, est de la hauteur de Nicomède et de Corneille,» a écrit Charles Nodier. Souvenirs de la Révolution, t. 1er, p. 294 de l'édit. Charpentier.]

[Note 357: Discours du 8 thermidor, p. 15 et 16.]

Ce fut, j'imagine, pour s'excuser aux yeux de la postérité d'avoir lâchement abandonné Robespierre, et aussi pour se parer d'un vernis de stoïcisme républicain, que ses collègues du comité prétendirent, après coup, l'avoir sacrifié parce qu'il aspirait à la dictature. Ce qui les fâchait, au contraire, c'était d'avoir en lui un censeur incommode, se plaignant toujours des excès de pouvoir. Les conclusions de son discours du 8 thermidor ne tendaient-elles pas surtout à faire cesser l'arbitraire dans les comités? Constituez, disait-il à l'Assemblée, «constituez l'unité du gouvernement sous l'autorité suprême de la Convention nationale, qui est le centre et le juge, et écrasez ainsi toutes les factions du poids de l'autorité nationale, pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté[358]…»

[Note 358: Ibid., p. 43.]

Et de quoi se plaignait Saint-Just dans son discours du 9? Précisément de ce qu'au comité de Salut public les délibérations avaient été livrées à quelques hommes «ayant le même pouvoir et la même influence que le comité même», et de ce que le gouvernement s'était trouvé «abandonné à un petit nombre qui, jouissant d'un absolu pouvoir, accusa les autres d'y prétendre pour le conserver[359]». Les véritables dictateurs étaient donc Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois, Barère, Carnot, C.-A. Prieur et Robert Lindet, nullement Robespierre, qui avait, en quelque sorte, résigné sa part d'autorité, ni Couthon, presque toujours retenu chez lui par la maladie, ni Saint-Just, presque toujours aux armées, qu'on laissait à l'écart et paisible, «comme un citoyen sans prétention»[360].

[Note 359: Discours de Saint-Just dans la séance du 9 thermidor.]

[Note 360: Discours de Saint-Just dans la séance du 9 thermidor.—Nous avons dit qu'il n'existait presque point d'arrêtés portant les seules signatures de Robespierre, de Couthon et de Saint-Just. En voici un pourtant du 30 messidor: «Le comité de Salut public arrête que les citoyens Fijon et Bassanger, patriotes liégeois, seront mis sur le champ en liberté … Couthon, Robespierre, Saint-Just.» Archives, F 7, 4437. Eh bien! après Thermidor, il se trouvera des gens pour accuser Robespierre d'être l'auteur des persécutions dirigées contre certains patriotes liégeois.]

C'est donc le comble de l'absurdité et de l'impudence d'avoir présenté ce dernier comme ayant un jour réclamé pour Robespierre la … dictature. N'importe! comme Saint-Just était mort et ne pouvait répondre, les membres des anciens comités commencèrent par insinuer qu'il avait proposé aux comités réunis de faire gouverner la France par des réputations patriotiques, en attendant qu'il y eut des institutions républicaines[361]! L'accusation était bien vague; tout d'abord on n'osa pas aller plus loin; mais plus tard on prit des airs de Brutus indigné. Dans des Mémoires où les erreurs les plus grossières se heurtent de page en page aux mensonges les plus effrontés, Barère prétend que, dans les premiers jours de messidor, Saint-Just proposa formellement aux deux comités réunis de décerner la dictature à Robespierre.—Dans les premiers jours de messidor, notons-le en passant, Saint-Just n'était même pas à Paris; il n'y revint que dans la nuit du 10. Telle est, du reste, l'inadvertance de Barère dans ses mensonges, qu'un peu plus loin il transporte la scène en thermidor, pour la replacer ensuite en messidor[362]. Pendant l'allocution de Saint-Just, Robespierre se serait promené autour de la salle, «gonflant ses joues, soufflant avec saccades». Et il y a de braves[363] gens, sérieux, honnêtes, qui acceptent bénévolement de pareilles inepties!

[Note 361: Réponse des membres des deux anciens comités aux imputations de L. Lecointre, p. 16.]

[Note 362: Mémoires de Barère, t. II, p. 213, 216 et 232. Voy. au surplus, à ce sujet, notre Histoire de Saint-Just.]

[Note 363: C'est M.H. Carnot qui, dans ses Mémoires sur son père, raconte ce fait comme l'ayant trouvé dans une note «évidemment émanée d'un témoin oculaire» qu'il ne nomme pas (t. 1er, p. 530).]

Pour renfoncer son assertion, Barère s'appuie d'une lettre adressée à Robespierre par un Anglais nommé Benjamin Vaughan, résidant à Genève, lettre dans laquelle on soumet à Maximilien l'idée d'un protectorat de la France sur les provinces hollandaises et rhénanes confédérées, ce qui, suivant l'auteur du projet, aurait donné à la République huit ou neuf millions d'alliés[364]; d'où Barère conclut que Robespierre était en relations avec le gouvernement anglais, et qu'il aspirait à la dictature, «demandée en sa présence par Saint-Just»[365]. En vérité, on n'a pas plus de logique! La dictature était aussi loin de la pensée de Saint-Just que de celle de Robespierre. Dans son discours du 9 thermidor, le premier disait en propres termes: «Je déclare qu'on a tenté de mécontenter et d'aigrir les esprits pour les conduire à des démarches funestes, et l'on n'a point espéré de moi, sans doute, que je prêterais mes mains pures à l'iniquité. Ne croyez pas au moins qu'il ait pu sortir de mon coeur l'idée de flatter un homme! Je le défends parce qu'il m'a paru irréprochable, et je l'accuserais lui-même s'il devenait criminel»[366].—Criminel, c'est-à-dire s'il eut aspiré à la dictature.

[Note 364: Voy. cette lettre de l'Anglais Vaughan, dans les Mémoires de Barère (t. II, p. 227). Robespierre n'en eut même pas connaissance, car, d'après Barère, elle arriva et fut décachetée au comité de Salut public dans la journée du 9 thermidor.]

[Note 365: Mémoires de Barère, t. II, p. 232. Il faudrait tout un volume pour relever les inconséquences de Barère.]

[Note 366: Discours de Saint-Just dans la séance du 9 thermidor. Saint-Just, comme on sait, ne put prononcer que les premières paroles de son discours.]

Enfin—raison décisive et qui coupe court au débat—comment! Saint-Just aurait proposé en pleine séance du comité de Salut public d'armer Robespierre du pouvoir dictatorial, et aucun de ceux qu'il accusait précisément d'avoir exercé l'autorité à l'exclusion de Maximilien ne se serait levé pour retourner contre lui l'accusation! Personne n'eût songé à s'emparer de cet argument si favorable aux projets des conjurés et bien de nature à exaspérer contre celui qu'on voulait abattre les républicains les plus désintéressés dans la lutte! Cela est inadmissible, n'est-ce pas? Eh bien! pas une voix accusatrice ne se fit entendre à cet égard. Et quand on voit aujourd'hui des gens se prévaloir d'une assertion maladroite de Barère, assertion dont on ne trouve aucune trace dans les discours prononcés ou les écrits publiés à l'époque même par ce membre du comité de Salut public, on se prend involontairement à douter de leur bonne foi. Robespierre garda jusqu'à sa dernière heure trop de respect à la Convention nationale pour avoir jamais pensé à détourner à son profit une part de l'autorité souveraine de la grande Assemblée, et nous avons dit tout à l'heure avec quelle instance singulière il demanda que le comité de Salut public fût, en tout état de cause, subordonné à la Convention nationale.

Comme Billaud-Varenne, dont il était si loin d'avoir les convictions sincères et farouches, Barère eut son heure de remords. Un jour, sur le soir de sa vie, peu de temps après sa rentrée en France, retenu au lit par un asthme violent, il reçut la visite de l'illustre sculpteur David (d'Angers). Il s'entretint longtemps de Robespierre avec l'artiste démocrate.

Après avoir parlé du désintéressement de son ancien collègue et de ses aspirations à la dictature—deux termes essentiellement contradictoires—il ajouta: «Depuis, j'ai réfléchi sur cet homme; j'ai vu que son idée dominante était l'établissement du gouvernement républicain, qu'il poursuivait, en effet, des hommes dont l'opposition entravait les rouages de ce gouvernement…. Nous n'avons pas compris cet homme … il avait le tempérament des grands hommes, et la postérité lui accordera ce titre.» Et comme David confiait au vieux Conventionnel son projet de sculpter les traits des personnages les plus éminents de la Révolution et prononçait le nom de Danton:—«N'oubliez pas Robespierre!» s'écria Barère en se levant avec vivacité sur son séant, et, en appuyant sa parole d'un geste impératif: «c'était un homme pur, intègre, un vrai républicain. Ce qui l'a perdu, c'est sa vanité, son irascible susceptibilité et son injuste défiance envers ses collègues…. Ce fut un grand malheur!…» Puis, ajoutent ses biographes, «sa tête retomba sur sa poitrine, et il demeura longtemps enseveli dans ses réflexions» [367]. Ainsi, dans cet épanchement suprême, Barère reprochait à Maximilien … quoi? … sa vanité, sa susceptibilité, sa défiance. Il fallait bien qu'il colorât de l'ombre d'un prétexte sa participation trop active au guet-apens de Thermidor. Etonnez-vous donc qu'en ce moment des visions sanglantes aient traversé l'esprit du moribond, et qu'il soit resté comme anéanti sous le poids du remords!

[Note 367: Mémoires de Barère. Notice historique par MM.
Carnot et David (d'Angers), t. 1er, p. 118, 119.—David (d'Angers) a
accompli le voeu de Barère. Qui ne connaît ses beaux médaillons de
Robespierre?]

VI

Cependant les Thermidoriens continuaient dans l'ombre leurs manoeuvres odieuses. Présenter Robespierre, aux uns comme l'auteur des persécutions indistinctement prodiguées, aux autres comme un modéré, décidé à arrêter le cours terrible de la Révolution, telle fut leur tactique. On ne saura jamais ce qu'ils ont répandu d'assignats pour corrompre l'esprit public et se faire des créatures. Leurs émissaires salariaient grassement des perturbateurs, puis s'en allaient de tous côtés, disant: «Toute cette canaille-là est payée par ce coquin de Robespierre». Et, ajoute l'auteur de la note où nous puisons ces renseignements, «voilà Robespierre qui a des ennemis bien gratuitement, et le nombre des mécontents bien augmenté»[368].

[Note 368: Pièce anonyme trouvée dans les papiers de Robespierre, et non insérée par Courtois. Elle faisait partie de la collection Beuchot (4 p. in-4°), et elle a été publiée dans l'Histoire parlementaire, t. XXXIII, p. 360.]

Mais c'était surtout comme contre-révolutionnaire qu'on essayait de le déconsidérer aux yeux des masses. Comment, en effet, aurait-on pu le transformer alors en agent de la Terreur, quand on entendait un de ses plus chers amis, Couthon, dénoncer aux Jacobins les persécutions exercées par l'espion Senar, ce misérable agent du comité de Sûreté générale, et se plaindre, en termes indignés, du système affreux mis en pratique par certains hommes pour tuer la liberté par le crime. Les fripons ainsi désignés—quatre à cinq scélérats, selon Couthon— prétendaient qu'en les attaquant on voulait entamer la représentation nationale. «Personne plus que nous ne respecte et n'honore la Convention», s'écriait Couthon. «Nous sommes tous disposés à verser mille fois tout notre sang pour elle. Nous honorons par-dessus tout la justice et la vertu, et je déclare, pour mon compte, qu'il n'est aucune puissance humaine qui puisse m'imposer silence toutes les fois que je verrai la justice outragée[369].»

[Note 369: Séance des Jacobins du 3 thermidor, Moniteur du 9
Thermidor (27 juillet 1794).]

Robespierre jeune, de son côté, avec non moins de véhémence et d'indignation, signalait «un système universel d'oppression». Il fallait du courage pour dire la vérité, ajoutait-il. «Tout est confondu par la calomnie; on espère faire suspecter tous les amis de la liberté; on a l'impudeur de dire dans le département du Pas-de-Calais, qui méritait d'être plus tranquille, que je suis en arrestation comme modéré. Eh bien! oui, je suis modéré, si l'on entend par ce mot un citoyen qui ne se contente pas de la proclamation des principes de la morale et de la justice, mais qui veut leur application; si l'on entend un homme qui sauve l'innocence opprimée aux dépens de sa réputation. Oui, je suis un modéré en ce sens; je l'étais encore lorsque j'ai déclaré que le gouvernement révolutionnaire devait être comme la foudre, qu'il devait en un instant écraser tous les conspirateurs; mais qu'il fallait prendre garde que cette institution terrible ne devînt un instrument de contre-révolution par la malveillance qui voudrait en abuser, et qui en abuserait au point que tous les citoyens s'en croiraient menacés, extrémité cruelle qui ne manquerait pas de réduire au silence tous les amis de la liberté[370]….» Voilà bien les sentiments si souvent exprimés déjà par Maximilien Robespierre, et que nous allons lui entendre développer tout à l'heure, avec une énergie nouvelle, à la tribune de la Convention.

[Note 370: Séance des Jacobins du 3 thermidor, ubi suprà.]

Robespierre pouvait donc compter, c'était à croire du moins, sur la partie modérée de l'Assemblée, je veux dire sur cette partie incertaine et flottante formant l'appoint de la majorité, tantôt girondine et tantôt montagnarde, sur ce côté droit dont il avait arraché soixante-treize membres à l'échafaud. Peu de temps avant la catastrophe on entendit le vieux Vadier s'écrier, un jour où les ménagements de Robespierre pour la droite semblaient lui inspirer quelques craintes: «Si cela continue, je lui ferai guillotiner cent crapauds de son marais»[371]. Cependant les conjurés sentirent la nécessité de se concilier les membres de la Convention connus pour leur peu d'ardeur républicaine; il n'est sorte de stratagèmes dont ils n'usèrent pour les détacher de Maximilien.

[Note 371: Ce mot est rapporté par Courtois à la suite de la préface de son rapport sur les événements du 9 thermidor, note XXXVIII, p. 39. Courtois peut être cru ici, car c'est un complice révélant une parole échappée à un complice.]

Dans la journée du 5 thermidor, Amar et Voulland se transportèrent, au nom du comité de Sûreté générale, dont la plupart des membres, avons nous dit, étaient de la conjuration, à la prison des Madelonnettes, où avaient été transférés une partie des soixante-treize Girondins; et là, avec une horrible hypocrisie, ils témoignèrent à leurs collègues détenus le plus affectueux intérêt. Ces hommes qui, de si bon coeur, eussent envoyé à la mort les auteurs de la protestation contre le 31 mai, que Robespierre leur avait arrachés des mains, parurent attendris. «Arrête-t-on votre correspondance?… Votre caractère est-il méconnu ici? Le concierge s'est-il refusé à mettre sur le registre votre qualité de députés? Parlez, parlez, nos chers collègues; le comité de Sûreté nous envoie vers vous pour vous apporter la consolation et recevoir vos plaintes….» Et sur les plaintes des prisonniers que leur caractère était méconnu, qu'on les traitait comme les autres prisonniers, Amar s'écria: «C'est un crime affreux», et il pleura, lui, le rédacteur du rapport à la suite duquel les Girondins avaient été traduits devant le tribunal révolutionnaire! Quelle dérision!

Les deux envoyés du comité de Sûreté générale enjoignirent aux administrateurs de police d'avoir pour les détenus tous les égards dus aux représentants du peuple, de laisser passer toutes les lettres qu'ils écriraient, toutes celles qui leur seraient adressées, sans les ouvrir. Ils donnèrent encore aux administrateurs l'ordre de choisir pour les députés une maison commode avec un jardin. Alors tous les représentants tendirent leurs mains qu'Amar et Voulland serrèrent alternativement, et ceux-ci se retirèrent comblés des bénédictions des détenus[372]. Le but des conjurés était atteint.

[Note 372: Rapport fait à la police par Faro, administrateur de police, sur l'entrevue qui a eu lieu entre les représentants du peuple Amar et Voulland, envoyés par le comité de Sûreté générale, et les députés détenus aux Madelonnettes. Ce rapport est de la main même de l'agent national Payan, dans les papiers duquel il a été trouvé. Payan ne fut pas dupe du faux attendrissement d'Amar et de Voulland; il sut très bien démêler le stratagème des membres du comité de Sûreté générale. (Voyez ce rapport à la suite du rapport de Courtois, sous le numéro XXXII, p. 150.) Il a été reproduit dans les Papiers inédits, t. II, p. 367.]

Ainsi se trouvait préparée l'alliance thermido-girondine. Les Girondins détenus allaient pouvoir écrire librement à leurs amis de la droite, et sans doute ils ne manqueraient pas de leur faire part de la sollicitude avec laquelle ils avaient été traités par le comité de Sûreté générale. Or, ce n'était un mystère pour personne qu'à l'exception de trois ou quatre de ses membres, ce comité, instrument sinistre de la Terreur, était entièrement hostile à Robespierre. D'où la conclusion toute naturelle que Robespierre était le persécuteur, puisque ses ennemis prenaient un si tendre intérêt aux persécutés. Quels maîtres fourbes que ces héros de Thermidor!

VII

Toutefois les députés de la droite hésitèrent longtemps avant de se rendre, car ils craignaient d'être dupes des manoeuvres de la conspiration. Ils savaient bien que du côté de Robespierre étaient le bon sens, la vertu, la justice; que ses adversaires étaient les plus vils et les plus méprisables des hommes; mais ils savaient aussi fort bien que son triomphe assurait celui de la démocratie, la victoire définitive de la République, et cette certitude fut la seule cause qui fit épouser aux futurs comtes Sieyès, Boissy-d'Anglas, Dubois-Dubais, Thibaudeau et autres la querelle des Rovère, des Fouché, des Tallien, des Bourdon et de leurs pareils.

Par trois fois ceux-ci durent revenir à la charge, avoue Durand-Maillane[373], tant la conscience, chez ces députés de la droite, balançait encore l'esprit de parti. Comment, en effet, eussent-ils consenti à sacrifier légèrement, sans résistance, celui qui les avait constamment protégés[374], celui qu'ils regardaient comme le défenseur du faible et de l'homme trompé[375]? Mais l'esprit de parti fut le plus fort. Il y eut, dit-on, chez Boissy-d'Anglas des conférences où, dans le désir d'en finir plus vite avec la République, la majorité se décida, non sans combat, à livrer la tête du Juste, de celui que le maître du logis venait de surnommer hautement et publiquement l'Orphée de la France[376]. Et voilà comment des gens relativement honnêtes conclurent un pacte odieux avec des coquins qu'ils méprisaient.

[Note 373: Mémoires de Durand-Maillane, p. 199.]

[Note 374: Ibid.]

[Note 375: Lettre de Durand-Maillane, citée in-extenso dans son second volume. «Il n'était pas possible de voir plus longtemps tomber soixante, quatre-vingts têtes par jour sans horreur….» dit Durand-Maillane dans ses mémoires, qui sont, comme nous l'avons dit déjà, un mélange étonnant de lâcheté et de fourberie. Singulier moyen de mettre fin à cette boucherie que de s'allier avec ceux qui en étaient les auteurs contre celui qu'on savait décidé à les poursuivre pour arrêter l'effusion du sang versé par le crime.]

[Note 376: A l'égard de ces conférences chez Boissy-d'Anglas, je n'ai rien trouvé de certain. Je ne les mentionne que d'après un bruit fort accrédité. Ce fut, du reste, à Boissy-d'Anglas particulièrement, à Champeaux-Duplasne et à Durand-Maillane que s'adressèrent les conjurés. (Mémoires de Durand-Maillane, p. 199.)]

Outre l'élément royaliste, il y avait dans la Plaine, cette pépinière des serviteurs et des grands seigneurs de l'Empire, une masse variable, composée d'individus craintifs et sans convictions, toujours prêts à se ranger du côté des vainqueurs. Un mot attribué à l'un d'eux les peint tout entiers.

«Pouvez-vous nous répondre du ventre»? demanda un jour Billaud-Varenne à ce personnage de la Plaine. «Oui», répondit celui-ci, «si vous êtes les plus forts». Abattre Robespierre ne paraissait pas chose aisée, tant la vertu exerce sur les hommes un légitime prestige.

Lui, pourtant, en face de la coalition menaçante, restait volontairement désarmé. Dépouillé de toute influence gouvernementale, il ne songea même pas à tenter une démarche auprès des députés du centre, qui peut-être se fussent unis à lui s'il eût fait le moindre pas vers eux. Tandis que l'orage s'amoncelait, il vivait plus retiré que jamais, laissant à ses amis le soin de signaler aux Jacobins les trames ourdies dans l'ombre, car les avertissements ne lui manquaient pas. Je ne parle pas des lettres anonymes auxquelles certains écrivains ont accordé une importance ridicule. Il y avait alors, ai-je dit déjà, une véritable fabrication de ces sortes de productions, monuments honteux de la bassesse et de la lâcheté humaines.

J'en ai là, sous les yeux, un certain nombre adressées à Hanriot, à Hérault-Séchelles, à Danton. «Te voila donc, f…. coquin, président d'une horde de scélérats», écrivait-on à ce dernier; «j'ose me flatter que plus tôt que tu ne penses je te verrai écarteler avec Robespierre…. Vous avez à vos trousses cent cinquante Brutuse ou Charlotte Cordé[377]». Toutes ces lettres se valent pour le fond comme pour la forme. A Maximilien, on écrivait, tantôt: «Robespierre, Robespierre! Ah! Robespierre, je le vois, tu tends à la dictature, et tu veux tuer la liberté que tu as créée…. Malheureux, tu as vendu ta patrie! Tu déclames avec tant de force contre les tyrans coalisés contre nous, et tu veux nous livrer à eux…. Ah! scélérat, oui, tu périras, et tu périras des mains desquelles tu n'attends guère le coup qu'elles te préparent[378]….» Tantôt: «Tu es encore…. Ecoute, lis l'arrêt de ton châtiment. J'ai attendu, j'attends encore que le peuple affamé sonne l'heure de ton trépas…. Si mon espoir était vain, s'il était différé, écoute, lis, te dis-je: cette main qui trace ta sentence, cette main que tes yeux égarés cherchent à découvrir, cette main qui presse la tienne avec horreur, percera ton coeur inhumain. Tous les jours je suis avec toi, je te vois tous les jours, à toute heure mon bras levé cherche ta poitrine…. O le plus scélérat des hommes, vis encore quelques jours pour penser à moi; que mon souvenir et ta frayeur soient le premier appareil de ton supplice. Adieu! ce jour même, en te regardant, je vais jouir de ta terreur[379].» A coup sûr, le misérable auteur de ces lignes grotesques connaissait bien mal Robespierre, un des hommes qui aient possédé au plus haut degré le courage civil, cette vertu si précieuse et si rare. Croirait-on qu'il s'est rencontré des écrivains d'assez de bêtise ou de mauvaise foi pour voir dans les lettres dont nous venons d'offrir un échantillon des caractères tracés par des mains courageuses, des traits aigus lancés par le courage et la vertu[380]. C'est à n'y pas croire!

[Note 377: Les originaux de ces lettres sont aux Archives, F 7, 4434.]

[Note 378: Cette lettre, dont l'original est aux Archives, F 7, 4436, liasse R, figure à la suite du rapport de Courtois, sous le numéro LVIII; elle a été reproduite dans les Papiers inédits, t. II, p. 151.]

[Note 379: Cette autre lettre, dont l'original est également aux Archives (ubi suprà), est d'une orthographe qu'il nous a été impossible de conserver. On la trouve arrangée à la suite du rapport de Courtois, sous le numéro LX, et dans les Papiers inédits, t. II, p. 155.]

[Note 380: Ce sont les propres expressions dont s'est servi le rédacteur du rapport de Courtois, p. 51 et 52.]

De ces lettres anonymes, Robespierre faisait le cas qu'un honnête homme fait ordinairement de pareilles pièces, il les méprisait. Quelquefois, pour donner à ses concitoyens une idée de l'ineptie et de la méchanceté de certains ennemis de la Révolution, il en donnait lecture soit aux Jacobins, soit à ses collègues du comité de Salut public, mais il n'y prenait pas autrement garde. Seulement d'autres avertissements plus sérieux ne lui manquèrent pas. Nous avons mentionné plus haut une pièce dans laquelle un ami inconnu lui rendait compte des menées de la conjuration. Dans la journée du 5 thermidor, le rédacteur de l'Orateur du peuple, Labenette, un des plus anciens collaborateurs de Fréron, lui écrivant pour réclamer un service, ajoutait: «Qui sait? Peut-être que je t'apprendrai ce que tu ne sais pas». Et il terminait sa lettre en prévenant Maximilien qu'il irait le voir le lendemain pour savoir l'heure et le moment où il pourrait lui ouvrir son coeur[381]. Celui-là devait être bien informé. Vit-il Robespierre, et déroula-t-il devant lui tout le plan de la conjuration? C'est probable. Ce qu'il y a de certain, c'est que Maximilien, comme on peut s'en convaincre par son discours du 8 thermidor, connaissait jusque dans leurs moindres détails les manoeuvres de ses ennemis.

[Note 381: Cette lettre figure à la suite du rapport de Courtois, sous le numéro XVI, p. 113. Courtois n'a donné que l'initiale du nom de Labenette. Nous l'avons rétabli d'après l'original de la lettre, qu'on peut voir aux Archives.]

S'il eût été doué du moindre esprit d'intrigue, comme il lui eût été facile de déjouer toutes les machinations thermidoriennes, comme aisément il se fût rendu d'avance maître de la situation! Mais non, il sembla se complaire dans une complète inaction. Loin de prendre la précaution de sonder les intentions de ses collègues de la droite, il n'eut même pas l'idée de s'entendre avec ceux dont le concours lui était assuré! La grande majorité des sections parisiennes, la société des Jacobins presque tout entière, la commune lui étaient dévouées; il ne songea point à tirer parti de tant d'éléments de force et de succès. Les inventeurs de la conspiration de Robespierre ont eu beau s'ingénier, ils n'ont pu prouver un lambeau de papier indiquant qu'il y ait eu la moindre intelligence et le moindre concert entre Maximilien et le maire de Paris Fleuriot-Lescot, par exemple, ou l'agent national Payan[382]. Si ces deux hauts fonctionnaires, sur le compte desquels la réaction, malgré sa science dans l'art de la calomnie, n'est parvenue à mettre ni une action basse ni une lâcheté, ont, dans la journée du 9 thermidor, pris parti pour Robespierre, ç'a été tout spontanément et emportés par l'esprit de justice. En revanche on a été beaucoup plus fertile en inventions sur le compte d'Hanriot, le célèbre général de la garde nationale parisienne[383].

[Note 382: Il n'existe qu'une seule lettre de Payan à Robespierre; elle est datée du 9 messidor (2 juin 1794). Cette lettre, dont nous avons déjà parlé plus haut, est surtout relative à un rapport de Vadier sur Catherine Théot, rapport dans lequel l'agent national croit voir le fruit d'une intrigue contre-révolutionnaire. Elle est très loin de respirer un ton d'intimité, et, contrairement aux habitudes du jour, Payan n'y tutoie pas Robespierre. (Voyez-la à la suite du rapport de Courtois, sous le numéro LVI, p. 212, et dans les Papiers inédits, t. II, p. 359.)]

[Note 383: M. Thiers, dont nous avons renoncé à signaler les erreurs étranges, les inconséquences, les contradictions se renouvelant de page en page, fait offrir par Hanriot à Robespierre le déploiement de ses colonnes et une énergie plus grande qu'au 2 juin. (Histoire de la Révolution, ch. XXI.) M. Thiers, suivant son habitude, du reste, n'oublie qu'une chose, c'est de nous dire d'où lui est venu ce renseignement; nous aurions pu alors en discuter la valeur.]

VIII

Oh! pour celui-là la réaction a été impitoyable; elle a épuisé à son égard tous les raffinements de la calomnie. Hanriot a payé cher sa coopération active au mouvement démocratique du 31 mai. De cet ami sincère de la Révolution, de ce citoyen auquel un jour, à l'Hôtel de Ville, on promettait une renommée immortelle pour son désintéressement et son patriotisme, les uns ont fait un laquais ivre, les autres l'ont malicieusement confondu avec un certain Hanriot, compromis dans les massacres de Septembre.

On a jusqu'à ce jour vomi beaucoup de calomnies contre lui, on n'a jamais rien articulé de sérieux. Dans son commandement il se montra toujours irréprochable. Sa conduite, durant le rude hiver de 1794, fut digne de tous éloges. Si la paix publique ne fut point troublée, si les attroupements aux portes des boulangers et des bouchers ne dégénérèrent pas en collisions sanglantes, ce fut grâce surtout à son énergie tempérée de douceur.

S'il est vrai que le style soit l'homme, on n'a qu'à parcourir les ordres du jour du général Hanriot, et l'on se convaincra que ce révolutionnaire tant calomnié était un excellent patriote, un pur républicain, un véritable homme de bien. A ses frères d'armes, de service dans les maisons d'arrêt, il recommande de se comporter avec le plus d'égards possible envers les détenus et leurs femmes. «La justice nationale seule», dit-il, «a le droit de sévir contre les coupables[384]…. Le criminel dans les fers doit être respecté; on plaint le malheur, mais on n'y insulte pas»[385]. Pour réprimer l'indiscipline de certains gardes nationaux, il préfère l'emploi du raisonnement à celui de la force: «Nous autres républicains, nous devons être frappés de l'évidence de notre égalité et pour la soutenir il faut des moeurs, des vertus et de l'austérité»[386]. Ailleurs il disait: «Je ne croirai jamais que des mains républicaines soient capables de s'emparer du bien d'autrui; j'en appelle à toutes les vertueuses mères de famille dont les sentiments d'amour pour la patrie et de respect pour tout ce qui mérite d'être respecté, sont publiquement connus»[387]. Est-il parfois obligé de recourir à la force armée, il ne peut s'empêcher d'en gémir: «Si nous nous armons quelquefois de fusils, ce n'est pas pour nous en servir contre nos pères, nos frères et amis, mais contre les ennemis du dehors[388]….»

[Note 384: Ordre du jour en date du 26 pluviôse (14 février 1794).]

[Note 385: Ibid. du 1er germinal (21 mars 1794).]

[Note 386: Ibid. du 14 nivôse (3 janvier 1794).]

[Note 387: Ibid. en date du 19 pluviôse (7 février 1794).]

[Note 388: Ordre du jour en date du 17 pluviôse an II (5 février 1794).]

Ce n'est pas lui qui eût encouragé notre malheureuse tendance à nous engouer des hommes de guerre: «Souvenez-vous, mes amis, que le temps de servir les hommes est passé. C'est à la chose publique seule que tout bon citoyen se doit entièrement…. Tant que je serai général, je ne souffrirai jamais que le pouvoir militaire domine le civil, et si mes frères les canonniers veulent despotiser, ce ne sera jamais sous mes ordres»[389].

[Note 389: Ordre du jour en date du 29 brumaire (19 novembre 1793).]

Dans nos fêtes publiques, il nous faut toujours des baïonnettes qui reluisent au soleil; Hanriot ne comprend pas ce déploiement de l'appareil des armes dans des solennités pacifiques. Le lendemain d'un jour de cérémonie populaire, un citoyen s'étant plaint que la force armée n'eût pas été là avec ses fusils et ses piques pour mettre l'ordre dans la foule: «Ce ne sont pas mes principes», s'écrie Hanriot dans un ordre du jour; «quand on fête, pas d'armes, pas de despote; la raison établit l'ordre, la douce et saine philosophie règle nos pas … un ruban tricolore suffit pour indiquer à nos frères que telles places sont destinées à nos bons législateurs…. Quand il s'agit de fête, ne parlons jamais de force armée, elle touche de trop près au despotisme….»[390].

[Note 390: Ibid. du 21 brumaire (11 novembre 1793).]

A coup sûr, le moindre chef de corps trouverait aujourd'hui cet Hanriot bien arriéré. «Dans un pays libre», dit encore cet étrange général, «la police ne doit pas se faire avec des piques et des baïonnettes, mais avec la raison et la philosophie. Elles doivent entretenir un oeil de surveillance sur la société, l'épurer et en proscrire les méchants et les fripons…. Quand viendra-t-il ce temps désiré où les fonctionnaires publics seront rares, où tous les mauvais sujets seront terrassés, où la société entière n'aura pour fonctionnaire public que la loi[391]….! Un peuple libre se police lui-même, il n'a pas besoin de force armée pour être juste[392]…; La puissance militaire exercée despotiquement mène à l'esclavage, à la misère, tandis que la puissance civile mène au bonheur, à la paix, à la justice, à l'abondance[393]….»

[Note 391: Ibid. du 6 brumaire (27 octobre 1793).]

[Note 392: Ibid. du 19 brumaire (9 novembre 1793).]

[Note 393: Ordre du jour en date du 25 prairial (13 juin 1794).]

Aux fonctionnaires qui se prévalent de leurs titres pour s'arroger certains privilèges, il rappelle que la loi est égale pour tous. «Les dépositaires des lois en doivent être les premiers esclaves» [394]. Un arrêté de la commune ayant ordonné que les citoyens trouvés mendiant dans les rues fussent arrêtés et conduits à leurs sections respectives, le général prescrit à ses soldats d'opérer ces sortes d'arrestations «avec beaucoup d'humanité et d'égards pour le malheur, qu'on doit respecter»[395]. Aux gardes nationaux sous ses ordres, il recommande la plus grande modération dans le service: «Souvenez-vous que le fer dont vos mains sont armées n'est pas destiné à déchirer le sein d'un père, d'un frère, d'une mère, d'une épouse chérie…. Souvenez-vous de mes premières promesses où je vous fis part de l'horreur que j'avois pour toute effusion de sang…. Je ne souffrirai jamais qu'aucun de vous en provoque un autre au meurtre et à l'assassinat. Les armes que vous portez ne doivent être tirées que pour la défense de la patrie, c'est le comble de la folie de voir un Français égorger un Français; si vous avez des querelles particulières, étouffez-les pour l'amour de la patrie»[396].

[Note 394: Ibid. du 4 septembre 1793.]

[Note 395: Ibid. du 21 prairial an II (9 juin 1794).]

[Note 396: Ibid. du 27 ventôse (17 mars 1794).]

Le véritable Hanriot ressemble assez peu, comme on voit, à l'Hanriot légendaire de la plupart des écrivains. Le bruit a-t-il couru, au plus fort moment de l'hébertisme, que certains hommes songeraient à ériger une dictature, il s'empresse d'écrire: «Tant que nous conserverons notre énergie, nous défierons ces êtres vils et corrompus de se mesurer avec nous. Nous ne voulons pour maître que la loi, pour idole que la liberté et l'égalité, pour autel que la justice et la raison[397].»

[Note 397: Ordre du jour du 16 ventôse an II (6 mars 1794).]

A ses camarades il ne cesse de prêcher la probité, la décence, la sobriété, toutes les vertus. «Ce sont nos seules richesses; elles sont impérissables. Fuyons l'usure; ne prenons pas les vices des tyrans que nous avons terrassés[398]…. Soyons sobres, aimons la patrie, et que notre conduite simple, juste et vertueuse remplisse d'étonnement les peuples des autres climats»[399].

[Note 398: Ibid. du 16 floréal (5 mai 1794).]

[Note 399: Ibid. du 26 prairial (14 juin 1794).]

Indigné de l'imprudence et de la brutalité avec lesquelles certains soldats de la cavalerie, des estafettes notamment, parcouraient les rues de Paris, au risque de renverser sur leur passage femmes, enfants, vieillards, il avait autorisé les gardes nationaux de service à arrêter les cavaliers de toutes armes allant au grand galop dans les rues. «L'honnête citoyen à pied doit être respecté par celui qui est à cheval»[400].

[Note 400: Ibid. du 15 pluviôse (3 février 1794).]

Un matin, l'ordre du jour suivant fut affiché dans tous les postes: «Hier, un gendarme de la 29ème division a jeté à terre, il était midi trois quarts, rue de la Verrerie, au coin de celle Martin, un vieillard ayant à la main une béquille…. Cette atrocité révolte l'homme qui pense et qui connaît ses devoirs. Malheur à celui qui ne sait pas respecter la vieillesse, les lois de son pays, et qui ignore ce qu'il doit à lui-même et à la société entière. Ce gendarme prévaricateur, pour avoir manqué à ce qui est respectable, gardera les arrêts jusqu'à nouvel ordre[401].» Quand je passe maintenant au coin de la rue Saint-Martin, à l'angle de la vieille église Saint-Méry qui, dans ce quartier transformé, est restée presque seule comme un témoin de l'acte de brutalité si sévèrement puni par le général de la garde nationale, je ne puis m'empêcher de songer à cet Hanriot dont la réaction nous a laissé un portrait si défiguré.

[Note 401: Ordre du jour en date du 27 floréal (16 mai 1794).]

Aux approches du 9 thermidor ses conseils deviennent en quelque sorte plus paternels. Il conjure les femmes qui, par trop d'impatience à la porte des fournisseurs, causaient du trouble dans la ville, de se montrer sages et dignes d'elles-mêmes. «Souvenez-vous que vous êtes la moitié de la société et que vous nous devez un exemple que les hommes sensibles ont droit d'attendre de vous[402].» Le 3 thermidor, il invitait encore les canonniers à donner partout le bon exemple: «La patrie, qui aime et veille sur tous ses enfants, proscrit de notre sein la haine et la discorde…. Faisons notre service d'une manière utile et agréable à la grande famille; fraternisons, et aimons tous ceux qui aiment et défendent la chose publique[403].» Voilà pourtant l'homme qu'avec leur effronterie ordinaire les Thermidoriens nous ont présenté comme ayant été jeté ivre-mort par Coffinhal dans un égout de l'Hôtel de Ville.

[Note 402: Ordre du jour en date du 22 messidor (10 juillet 1794).]

[Note 403: Ibid., du 3 thermidor (21 juillet 1794). Les ordres du jour du général Hanriot se trouvent en minutes aux Archives, où nous les avons relevés. Un certain nombre ont été publiés, à l'époque, dans le Moniteur et les journaux du temps.]

Ces citations, que nous aurions pu multiplier à l'infini, témoignent assez clairement de l'esprit d'ordre, de la sagesse et de la modération du général Hanriot; car ces ordres du jour, superbes parfois d'honnêteté naïve, et révélés pour la première fois, c'est l'histoire prise sur le fait, écrite par un homme de coeur et sans souci de l'opinion du lendemain.

En embrassant, dans la journée du 9 thermidor, la cause des proscrits, Hanriot, comme Dumas et Coffinhal, comme Payan et Fleuriot-Lescot, ne fit que céder à l'ascendant de la vertu. Si, vingt-quatre heures d'avance seulement, Robespierre avait eu l'idée de s'entendre avec ces hauts fonctionnaires, si aux formidables intrigues nouées depuis si longtemps contre lui il avait opposé les plus simples mesures de prudence, s'il avait prévenu d'un mot quelques membres influents de la Commune et des sections, s'il avait enfin pris soin d'éclairer sur les sinistres projets de ses adversaires la foule immense de ses admirateurs et de ses amis inconnus, la victoire lui était assurée; mais, en dehors de la Convention, il n'y avait pas de salut à ses yeux; l'Assemblée, c'était l'arche sainte; plutôt que d'y porter la main, il aurait offert sa poitrine aux poignards. Pour triompher de ses ennemis, il crut qu'il lui suffirait d'un discours, et il se présenta sans autre arme sur le champ de bataille, confiant dans son bon droit et dans les sentiments de justice et d'équité de la Convention. Fatale illusion, mais noble croyance, dont sa mémoire devrait rester éternellement honorée.

IX

D'ailleurs Robespierre ne put se persuader, j'imagine, que ses collègues du comité de Salut public l'abandonneraient si aisément à la rage de ses ennemis. Mais il comptait sans les jaloux et les envieux, à qui son immense popularité portait ombrage. La persistance de Maximilien à ne point s'associer à une foule d'actes qu'il considérait comme tyranniques, à ne pas prendre part, quoique présent, aux délibérations du comité, exaspéra certainement quelques-uns de ses collègues, surtout Billaud. Ce dernier lui reprochait d'être le tyran de l'opinion, à cause de ses succès de tribune. Singulier reproche qui fit dire à Saint-Just: «Est-il un triomphe plus désintéressé? Caton aurait chassé de Rome le mauvais citoyen qui eût appelé l'éloquence dans la tribune aux harangues le tyran de l'opinion[404].» Son empire, ajoute-t-il excellemment, se donne à la raison et ne ressemble guère au pouvoir des gouvernements. Mais Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois, forts de l'appui de Carnot, avaient pour ainsi dire accaparé à cette époque l'exercice du pouvoir[405]: ils ne se souciaient nullement de voir la puissance du gouvernement contre balancée par celle de l'opinion.

[Note 404: Discours du 9 Thermidor.]

[Note 405: «Vous avez confié le gouvernement à douze personnes, il s'est trouvé, en effet, le dernier mois, entre deux ou trois.» Saint-Just, discours du 9 thermidor.]

Cependant diverses tentatives de rapprochement eurent lieu dans les premiers jours de thermidor, non seulement entre les membres du comité de Salut public, mais encore entre les membres des deux comités réunis. On s'assembla une première fois le 4. Ce jour-là l'entente parut probable, puisqu'on chargea Saint-Just de présenter à la Convention un rapport sur la situation générale de la République, Saint-Just dont l'amitié et le dévouement pour Robespierre n'étaient ignorés de personne. L'âpre et fier jeune homme ne déguisa ni sa pensée ni ses intentions. Il promit de dire tout ce que sa probité lui suggérerait pour le bien de la patrie, rien de plus, rien de moins, et il ajouta: «Tout ce qui ne ressemblera pas au pur amour du peuple et de la liberté aura ma haine[406].» Ces paroles donnèrent sans doute à réfléchir à ceux qui ne le voyaient pas sans regret chargé de prendre la parole au nom des comités devant la Convention nationale. Billaud-Varenne ne dissimula même pas son dessein de rédiger l'acte d'accusation de Maximilien[407].

[Note 406: Discours du 9 thermidor.]

[Note 407: Ibid.]

Le lendemain, on se rassembla de nouveau. Les membres des anciens comités ont prétendu que ce jour-là Robespierre avait été cité devant eux pour s'expliquer sur les conspirations dont il parlait sans cesse vaguement aux Jacobins et sur son absence du comité depuis quatre décades. Il ne faut pas beaucoup de perspicacité pour découvrir la fourberie cachée sous cette déclaration intéressée. D'abord il n'y avait pas lieu de citer Robespierre devant les comités, puisque, du propre aveu de ses accusateurs, il n'avait encore accompli aucun de ces actes ostensibles et nécessaires «pour démontrer une conjuration à l'opinion publique abusée»[408]. Cet acte ostensible et nécessaire ce fut, comme l'ont dit eux-mêmes ses assassins, son discours du 8 thermidor.—Secondement, l'absence de Robespierre a été, comme nous l'avons prouvé, une absence toute morale; de sa personne il était là; donc il était parfaitement inutile de le mander, puisque chaque jour on se trouvait face à face avec lui.

[Note 408: Réponse de J.-N. Billaud à Lecointre, p. 89. M. Michelet trouve moyen de surenchérir sur les allégations inadmissibles des membres des deux anciens comités. Il raconte que le soir du 5 thermidor, le comité, non sans étonnement, vit arriver Robespierre. Et que voulait-il? se demande l'éminent écrivain; les tromper? gagner du temps jusqu'au retour de Saint-Just? Il ne le croit pas, et c'est bien heureux; mais s'il avait étudié avant d'écrire, il se serait aperçu que Robespierre n'avait pas à gagner du temps jusqu'au retour de Saint-Just, puisque ce représentant était de retour depuis le 10 messidor, c'est-à-dire depuis plus de trois semaines, et que, dans son dernier discours, il a raconté lui-même avec des détails qu'on ne trouve nulle part ailleurs cette séance du 5 thermidor, où il joua un rôle si important. (Voy. l'Histoire de la Révolution par M. Michelet, t. VII, p. 428.)]

La vérité est que le 5 thermidor il consentit à une explication. Cette explication, que fût-elle? Il est impossible d'admettre tous les contes en l'air débités là-dessus par les uns et par les autres. Les anciens membres des comités ont gardé à cet égard un silence prudent[409]. Seul, Billaud-Varenne en a dit quelques mots. A l'en croire, Robespierre serait devenu lui-même accusateur, aurait désigné nominativement les victimes qu'il voulait immoler, et surtout aurait reproché aux deux comités l'inexécution du décret ordonnant l'organisation de six commissions populaires pour juger les détenus[410]. Sur ce dernier point nous prenons Billaud en flagrant délit de mensonge, car, dès le 3 thermidor, quatre de ces commissions étaient organisées par un arrêté auquel Robespierre, ainsi qu'on l'a vu plus haut, avait, quoique présent au comité, refusé sa signature. Quant aux membres dénoncés par Robespierre à ses collègues des comités pour leurs crimes et leurs prévarications, quels étaient-ils? Billaud-Varenne s'est abstenu de révéler leurs noms, et c'est infiniment fâcheux; on eût coupé court ainsi aux exagérations de quelques écrivains, qui, feignant d'ajouter foi aux récits mensongers de certains conjurés thermidoriens, se sont complu à porter jusqu'à dix-huit et jusqu'à trente le chiffre des Conventionnels menacés. Le nombre des coupables n'était pas si grand; rappelons que, d'après les déclarations assez précises de Couthon et de Saint-Just, il ne s'élevait pas à plus de quatre ou cinq, parmi lesquels, sans crainte de se tromper, on peut ranger Fouché, Tallien et Rovère. «Robespierre s'est déclaré le ferme appui de la Convention», a écrit Saint-Just, «il n'a jamais parlé dans le comité qu'avec ménagement de porter atteinte à aucun de ses membres[411]». C'est encore au discours de Saint-Just qu'il faut recourir pour savoir à peu près au juste ce qui s'est passé le 5 thermidor dans la séance des deux comités.

[Note 409: Réponse des membres des deux anciens comités, p. 7 et 61. Barère n'a pas été plus explicite dans ses Observations sur le rapport de Saladin.]

[Note 410: Réponse de J.-N. Billaud à Laurent Lecointre, p. 89.]

[Note 411: Discours du 9 Thermidor.]

Au commencement de la séance tout le monde restait muet, comme si l'on eût craint de s'expliquer. Saint-Just rompit le premier le silence. Il raconta qu'un officier suisse, fait prisonnier devant Maubeuge et interrogé par Guyton-Morveau et par lui, leur avait confié que les puissances alliées n'avaient aucun espoir d'accommodement avec la France actuelle, mais qu'elles attendaient tout d'un parti qui renverserait la forme terrible du gouvernement et adopterait des principes moins rigides. En effet, les manoeuvres des conjurés n'avaient pas été sans transpirer au dehors. Les émigrés, ajouta Saint-Just, sont instruits du projet des conjurés de faire, s'ils réussissent, contraster l'indulgence avec la rigueur actuellement déployée contre les traîtres. Ne verra-t-on pas les plus violents terroristes, les Tallien, les Fréron, les Bourdon (de l'Oise), s'éprendre de tendresses singulières pour les victimes de la Révolution et même pour les familles des émigrés?

Arrivant ensuite aux persécutions sourdes dont Robespierre était l'objet, il demanda, sans nommer son ami, s'il était un dominateur qui ne se fût pas d'abord environné d'un grand crédit militaire, emparé des finances et du gouvernement, et si ces choses se trouvaient dans les mains de ceux contre lesquels on insinuait des soupçons. David appuya chaleureusement les paroles de son jeune collègue. Il n'y avait pas à se méprendre sur l'allusion. Billaud-Varenne dit alors à Robespierre: Nous sommes tes Amis, nous avons toujours marché ensemble. Et la veille, il l'avait traité de Pisistrate. «Ce déguisement», dit Saint-Just, «fit tressaillir mon coeur»[412].

[Note 412: Discours du 9 thermidor.]

Il n'y eut rien d'arrêté positivement dans cette séance; cependant la paix parut, sinon cimentée, au moins en voie de se conclure, et l'on confirma le choix que, la veille, on avait fait de Saint-Just, comme rédacteur d'un grand rapport sur la situation de la République. Les conjurés, en apprenant l'issue de cette conférence, furent saisis de terreur. Si cette paix eût réussi, a écrit l'un d'eux, «elle perdait à jamais la France»[413]; c'est-à-dire: nous étions démasqués et punis, nous misérables qui avons tué la République dans la personne de son plus dévoué défenseur. De nouveau l'on se mit à l'oeuvre: des listes de proscription plus nombreuses furent lancées parmi les députés. «Epouvanter les membres par des listes de proscription et en accuser l'innocence», voilà ce que Saint-Just appelait un blasphème[414].

[Note 413: Les Crimes de sept membres des anciens comités, etc., ou Dénonciation formelle à la Convention nationale, par Laurent Lecointre, p. 194.]

[Note 414: Discours du 9 Thermidor.]

Tel avait été le succès de ce stratagème, qu'ainsi que nous l'avons dit, un certain nombre de représentants n'osaient plus coucher dans leurs lits. Cependant on ne vint pas sans peine à bout d'entraîner le comité de Salut public; il fallut des pas et des démarches dont l'histoire serait certainement instructive et curieuse. Les membres de ce comité semblaient comme retenus par une sorte de crainte instinctive, au moment de livrer la grande victime. Tout à l'heure même nous allons entendre Barère, en leur nom, prodiguer à Robespierre la louange et l'éloge. Mais ce sera le baiser de Judas.

CHAPITRE SIXIÈME

Sortie de Couthon contre les conjurés.—Une pétition des Jacobins. —Justification de Dubois-Crancé.—Réunion chez Collot-d'Herbois. Robespierre la veille du 8 thermidor.—Discours testament.—Vote de l'impression du discours.—Vadier à la tribune.—Intervention de Cambon.—Billaud-Varenne et Panis dans l'arène.—Fière attitude de Robespierre.—Sa faute capitale.—Remords de Cambon.—Séance du 8 thermidor aux Jacobins.—David et Maximilien.—Tentative suprême auprès des gens de la droite.—Nuit du 8 au 9 thermidor.

I

Aux approches du 9 thermidor, il y avait dans l'air une inquiétude vague, quelque chose qui annonçait de grands événements. Les malveillants s'agitaient en tous sens et répandaient les bruits les plus alarmants pour décourager et diviser les bons citoyens. Ils intriguaient jusque dans les tribunes de la Convention. Robespierre s'en plaignit vivement aux Jacobins dans la séance du 6, et il signala d'odieuses menées dont, ce jour-là même, l'enceinte de la Convention avait été le théâtre[415]. Après lui Couthon prit la parole et revint sur les manoeuvres employées pour jeter la division dans la Convention nationale, dans les comités de Salut public et de Sûreté générale. Il parla de son dévouement absolu pour l'Assemblée, dont la très-grande majorité lui paraissait d'une pureté exemplaire; il loua également les comités de Salut public et de Sûreté générale, où, dit-il, il connaissait des hommes vertueux et énergiques, disposés à tous les sacrifices pour la patrie. Seulement il reprocha au comité de Sûreté générale de s'être entouré de scélérats coupables d'avoir exercé en son nom une foule d'actes arbitraires et répandu l'épouvante parmi les citoyens, et il nomma encore Senar, ce coquin dont les Mémoires plus ou moins authentiques ont si bien servi la réaction. «Il n'est pas», dit-il, «d'infamies que cet homme atroce n'ait commises». C'était là un de ces agents impurs dénoncés par Robespierre comme cherchant partout des coupables et prodiguant les arrestations injustes[416]. Couthon ne s'en tint pas là: il signala la présence de quelques scélérats jusque dans le sein de la Convention, en très petit nombre du reste: cinq ou six, s'écria-t-il, «dont les mains sont pleines des richesses de la République et dégouttantes du sang des innocents qu'ils ont immolés»; c'est-à-dire les Fouché, les Tallien, les Carrier, les Rovère, les Bourdon (de l'Oise), qu'à deux jours de là Robespierre accusera à son tour—malheureusement sans les nommer—d'avoir porté la Terreur dans toutes les conditions.

[Note 415: Journal de la Montagne du 10 thermidor (28 juillet 1794).]

[Note 416: Senar, comme on sait, avait fini par être arrêté sur les plaintes réitérées de Couthon.]

Trois jours auparavant, Couthon, après avoir récriminé contre les cinq ou six coquins dont la présence souillait la Convention, avait engagé la société à présenter dans une pétition à l'Assemblée ses voeux et ses réflexions au sujet de la situation, et sa motion avait été unanimement adoptée. Il y revint dans la séance du 6. C'était sans doute, à ses yeux, un moyen très puissant de déterminer les gens de bien à se rallier, et les membres purs de la Convention à se détacher des cinq ou six êtres tarés qu'il considérait comme les plus vils et les plus dangereux ennemis de la liberté[417]. Quelques esprits exaltés songèrent-ils alors à un nouveau 31 mai? Cela est certain; mais il est certain aussi que si quelqu'un s'opposa avec une énergie suprême à l'idée de porter atteinte à la Convention nationale, dans des circonstances nullement semblables à celles où s'était trouvée l'Assemblée à l'époque du 31 mai, ce fut surtout Robespierre. Il ne ménagea point les provocateurs d'insurrection, ceux qui, par leurs paroles, poussaient le peuple à un 31 mai. «C'était bien mériter de son pays», s'écriat-il, «d'arrêter les citoyens qui se permettraient des propos aussi intempestifs et aussi contre-révolutionnaires»[418].

[Note 417: Le compte rendu de la séance du 6 thermidor aux Jacobins ne figure pas au Moniteur. Il faut le lire dans le Journal de la Montagne au 10 thermidor (28 juillet 1794), où il est très incomplet. La date seule, du reste, suffit pour expliquer les lacunes et les inexactitudes.]

[Note 418: On chercherait vainement dans les journaux du temps trace des paroles de Robespierre. Le compte rendu très incomplet de la séance du 6 thermidor aux Jacobins n'existe que dans le Journal de la Montagne. Mais les paroles de Robespierre nous ont été conservées dans le discours prononcé par Barère à la Convention le 7 thermidor, et c'est là un document irrécusable. (Voyez le Moniteur du 8 thermidor [26 juillet 1794].)]

Rien de plus légal, d'ailleurs, que l'adresse présentée par la société des Jacobins à la Convention dans la séance du 7 thermidor (25 juillet 1794), rien de plus rassurant surtout pour l'Assemblée. En effet, de quoi y est-il question? D'abord, des inquiétudes auxquelles donnaient lieu les manoeuvres des détracteurs du comité de Salut public, manoeuvres que les Amis de la liberté et de l'égalité ne pouvaient attribuer qu'à l'étranger, contraint de placer sa dernière ressource dans le crime. C'était lui, disait-on, qui «voudrait que des conspirateurs impunis pussent assassiner les patriotes et la liberté, au nom même de la patrie, afin qu'elle ne parût puissante et terrible que contre ses enfants, ses amis et ses défenseurs….» Ces conspirateurs impunis, ces prescripteurs des patriotes et de la liberté, c'étaient les Fouché, les Tallien, les Rovère, etc., les cinq ou six coquins auxquels Couthon avait fait allusion la veille. Ils pouvaient triompher grâce à une indulgence arbitraire, tandis que la justice mise à l'ordre du jour, cette justice impartiale à laquelle se fie le citoyen honnête, même après des erreurs et des fautes, faisait trembler les traîtres, les fripons et les intrigants, mais consolait et rassurait l'homme de bien[419]. On y dénonçait comme une manoeuvre contre-révolutionnaire la proposition faite à la Convention, par un nommé Magenthies, de prononcer la peine de mort contre les auteurs de jurements où le nom de Dieu serait compromis, et d'ensanglanter ainsi les pages de la philosophie et de la morale, proposition dont l'infamie avait déjà été signalée par Robespierre à la tribune des Jacobins[420]. La désignation de prêtres et de prophètes appliquée, dans la pétition Magenthies, aux membres de l'Assemblée qui avaient proclamé la reconnaissance de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme, était également relevée comme injurieuse pour la Représentation nationale.

[Note 419: Impossible de travestir plus déplorablement que ne l'a fait M. Michelet le sens de cette pétition. «Elle accusait les indulgents,» dit-il, t. VII, p. 435. Les indulgents! c'est-à-dire ceux «qui déclaraient la guerre aux citoyens paisibles, érigeaient en crimes ou des préjugés incurables ou des choses indifférentes pour trouver partout des coupables et rendre la Révolution redoutable au peuple même.» Voilà les singuliers indulgents qu'accusait la pétition jacobine.]

[Note 420: Voyez à ce sujet le discours de Barère dans la séance du 7 thermidor (25 juillet 1794).]

Comment, était-il dit dans cette adresse, la sollicitude des amis de la liberté et de l'égalité n'aurait-elle pas été éveillée quand ils voyaient les patriotes les plus purs en proie à la persécution et dans l'impossibilité même de faire entendre leurs réclamations? Ici, bien évidemment, ils songeaient à Robespierre. Leur pétition respirait, du reste, d'un bout à l'autre, le plus absolu dévouement pour la Convention, et ils y protestaient avec chaleur de tout leur attachement pour les mandataires du pays. «Avec vous», disaient-ils en terminant, «ce peuple vertueux, confiant, bravera tous ses ennemis; il placera son devoir et sa gloire à respecter et à défendre ses représentants jusqu'à la mort»[421]. En présence d'un pareil document, il est assurément assez difficile d'accuser la société des Amis de la liberté et de l'égalité de s'être insurgée contre la Convention, et il faut marcher à pieds joints sur la vérité pour oser prétendre qu'à la veille du 9 Thermidor on sonnait le tocsin contre la célèbre Assemblée.

[Note 421: Cette adresse de la Société des Jacobins se trouve dans le Moniteur du 8 thermidor (26 juillet) et dans le Journal des Débats et des décrets de la Convention, numéro 673.]

II

Au moment où l'on achevait la lecture de cette adresse, Dubois-Crancé s'élançait à la tribune comme s'il se fût senti personnellement désigné et inculpé. Suspect aux patriotes depuis le siège de Lyon, louvoyant entre tous les partis, ce représentant du peuple s'était attiré l'animosité de Robespierre par sa conduite équivoque. Récemment exclu des Jacobins, il essaya de se justifier, protesta de son patriotisme et entra dans de longs détails sur sa conduite pendant le siège de Lyon. Un des principaux griefs relevés à sa charge par Maximilien était d'avoir causé beaucoup de fermentation dans la ci-devant Bretagne, en s'écriant publiquement à Rennes, qu'il y aurait des chouans tant qu'il existerait un Breton[422]. Dubois-Crancé ne dit mot de cela, il se contenta de se vanter d'avoir arraché la Bretagne à la guerre civile. «Robespierre a été trompé», dit-il, «lui-même reconnaîtra bientôt son erreur[423]». Mais ce qui prouve que Robespierre ne se trompait pas, c'est que ce personnage, digne allié des Fouché et des Tallien, devint l'un des plus violents séides de la réaction thermidorienne. On voit, du reste, avec quels ménagements les conjurés traitaient Maximilien à l'heure même où ils n'attendaient que l'occasion de le tuer. Le comité de Salut public n'avait pas dit encore son dernier mot.

[Note 422: Note de Robespierre sur quelques députés, à la suite du rapport de Courtois, sous le numéro LI, et dans les Papiers inédits, t. II, p. 17.]

[Note 423: Voyez le discours de Dubois-Crancé dans le Moniteur du 8 thermidor (26 juillet 1794).]

On put même croire un moment qu'il allait prendre Maximilien sous sa garde, et lui servir de rempart contre ses ennemis. Barère présenta au nom du comité de Salut public un long rapport dans lequel il refit le procès des Girondins, des Hébertistes et des Dantonistes, porta aux nues la journée du 31 mai, et traça de Robespierre le plus pompeux éloge. Des citoyens aveuglés ou malintentionnés avaient parlé de la nécessité d'un nouveau 31 mai, dit-il; un homme s'était élevé avec chaleur contre de pareilles propositions, avait hautement préconisé le respect de la Représentation nationale, et cet homme, c'était, comme on l'a vu plus haut, Maximilien Robespierre. «Déjà», ajouta Barère, «un représentant du peuple qui jouit d'une réputation patriotique méritée par cinq années de travaux et par ses principes imperturbables d'indépendance et de liberté, a réfuté avec chaleur les propos contre-révolutionnaires que je viens de vous dénoncer[424]».

[Note 424: Voyez le Moniteur du 8 thermidor (26 juillet 1794).]

En entendant de telles paroles, les conjurés durent trembler et sentir se fondre leurs espérances criminelles. Qui pouvait prévoir qu'à deux jours de là Barère tiendrait, au nom de ce même comité, un tout autre langage?

Après la séance conventionnelle, les conjurés se répandirent partout où ils espérèrent rencontrer quelque appui. Aux yeux des gens de la droite ils firent de plus belle miroiter la perspective d'un régime d'indulgence et de douceur; aux yeux des républicains farouches, celle d'une aggravation de terreur. Un singulier mélange de coquins, d'imbéciles et de royalistes déguisés, voilà les Thermidoriens. Une réunion eut lieu Chez Collot-d'Herbois, paraît-il[425], où l'on parvint à triompher des scrupules de certains membres qui hésitaient à sacrifier celui qu'avec tant de raison ils regardaient comme la pierre angulaire de l'édifice républicain, et qu'ils ne se pardonnèrent jamais d'avoir livré à la fureur des méchants. Fouché, prédestiné par sa basse nature au rôle d'espion et de mouchard, rendait compte aux conjurés de ce qui se passait au comité de Salut public. Le 8, il arriva triomphant auprès de ses complices; un sourire illuminait son ignoble figure: «La division est complète», dit-il, «demain il faut frapper[426]».

[Note 425: Renseignement fourni par Godefroy Cavaignac à M.
Hauréau.]

[Note 426: Déclaration de Tallien dans la séance du 22 thermidor an
III (9 août 1795). Moniteur du 27 thermidor (14 août).]

Cependant, au lieu de chercher des alliés dans cette partie indécise, craintive et flottante de la Convention qu'on appelait le centre, et qui n'eût pas mieux demandé que de se joindre à lui s'il eût consenti à faire quelques avances, Robespierre continuait de se tenir à l'écart. Tandis que les conjurés, pour recruter des complices, avaient recours aux plus vils moyens, en appelaient aux plus détestables passions, attendant impatiemment l'heure de le tuer à coup sûr, il méditait … un discours, se fiant uniquement à son bon droit et à la justice de sa cause. La légende nous le représente s'égarant dans ces derniers temps en des promenades lointaines; allant chercher l'inspiration dans les poétiques parages où vivait le souvenir de J.-J. Rousseau, son maître, et où il lui avait été permis, tout jeune encore, de se rencontrer avec l'immortel philosophe. C'est là une tradition un peu incertaine.

Il ne quitta guère Paris dans les jours qui précédèrent le 8 thermidor; sa présence s'y trouve constatée par les registres du comité de Salut public. Ce qui est vrai, c'est que le soir, après le repas, il allait prendre l'air aux Champs-Élysées, avec la famille Duplay. On se rendait, de préférence, du côté du jardin Marboeuf[427]. Robespierre marchait en avant, ayant au bras la fille aînée de son hôte, Éléonore, sa fiancée, et, pour un moment, dans cet avant-goût du bonheur domestique, il oubliait les tourments et les agitations de la vie politique. Derrière eux venaient le père, dont la belle tête commandait le respect, et la mère toute fière et heureuse de voir sa fille au bras de celui qu'elle aimait comme le meilleur et le plus tendre des fils.

[Note 427: Manuscrit de Mme Lebas.]

Dès qu'on était rentré, Maximilien reprenait son travail quand il ne se rendait pas à la séance des Jacobins, où il n'alla pas du 3 au 8. Ce fut vraisemblablement dans cet intervalle qu'il composa son discours dont le manuscrit, que j'ai sous les yeux, porte les traces d'une composition rapide et pressée. Robespierre se retrouve tout entier, avec son système, ses aspirations, sa politique en un mot, dans cette volumineuse harangue, qu'il a si justement appelée lui-même son testament de mort.

Ce n'est point, tant s'en faut, comme on l'a dit, une composition laborieusement conçue, et péniblement travaillée; on y sent, au contraire, tout l'abandon d'une inspiration soudaine. Ce discours est fait d'indignation. C'est la révolte d'une âme honnête et pure contre le crime. Les sentiments divers dont le coeur de l'auteur était rempli se sont précipités à flots pressés sous sa plume; cela se voit aux ratures, aux transpositions, au désordre même qui existe d'un bout à l'autre du manuscrit[428]. Nul doute que Robespierre n'ait été content de son discours, et n'y ait compté comme sur une arme infaillible. La veille du jour où il s'était proposé de le prononcer devant la Convention nationale, il sortit avec son secrétaire, Simon Duplay, le soldat de Valmy, celui qu'on appelait Duplay, à la jambe de bois, et il dirigea ses pas du côté du promenoir de Chaillot tout en haut des Champs-Élysées. Il se montra gai, enjoué jusqu'à poursuivre les hannetons fort abondants cette année[429].

[Note 428: Ce discours, a écrit Charles Nodier, «est surtout vraiment monumental, vraiment digne de l'histoire, en ce point qu'il révèle d'une manière éclatante les projets d'amnistie et les théories libérales et humaines qui devaient faire la base du gouvernement, sous l'influence modératrice de Robespierre, si la Terreur n'avoit triomphé le 9 thermidor». (Souvenirs de la Révolution, t. I. p. 292, édit. Charpentier).]

[Note 429: Renseignements fournis par M. le docteur Duplay, fils de Duplay à la jambe de bois et père de l'éminent professeur de clinique chirurgicale.

J'ai sous les yeux l'interrogatoire qu'au lendemain de Thermidor, on fit subir à Simon Duplay, qui avait servi de secrétaire à Robespierre. Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de connaître ce curieux document, dont nous devons la communication à notre cher et vieil ami Jules Claretie.

INTERROGATOIRE DE SIMON DUPLAY

Demeurant à Paris, rue Honoré, section des Piques, n° 366, chez son oncle, Maurice Duplay.

D. N'est-ce pas chez ton oncle que logeaient les Robespierre?

R. Oui, mais Robespierre jeune en est sorti après son retour de l'armée d'Italie pour aller loger rue Florentin.

D. N'as-tu pas connaissance que le 8 thermidor ou quelques jours auparavant plusieurs membres du comité de Salut public dinèrent chez Robespierre aîné?

R. Non. Excepté Barère qui y dîna dix, douze ou quinze jours auparavant sans préciser le jour.

D. N'as-tu pas connaissance que Saint-Just et Le Bas y dînèrent à la même époque?

R. Non.

D. Dans le dîner où s'est trouvé Barère, ne l'as-tu pas entendu proposer à Robespierre de se raccommoder avec les membres de la Convention et des Comités, qui paraissaient lui être opposés?

R. Non. Je crois même que le dîner dont il s'agit précéda la division qui, depuis, a éclaté au Comité.

D. Ne sais-tu pas que Robespierre, indépendamment de la police générale de la République, dont il s'était chargé, voulait encore diriger les armées, et que c'est de là qu'est née la division dont il s'agit?

R. Non. Je crois même que Robespierre n'entendait rien à l'art militaire.

D. Ne l'as-tu pas entendu différentes fois, le même Robespierre, déclamer contre les victoires des armées de la République, les tourner en ridicule, et dire, dans d'autres moments, que le sacrifice de 6,000 hommes n'était rien quand il s'agissait d'un principe?

R. Non. Je l'ai vu, au contraire, différentes fois, se réjouir de nos victoires, et je ne l'ai jamais entendu tenir ce dernier propos. Simon Duplay nie que Robespierre ait fait enlever des cartons à la police, que Robespierre reçût des Anglais, des étrangers. Parfois des étrangers qui, obligés de sortir de Paris, réclamaient l'exception.

Il n'a vu ni Fleuriot, ni Hanriot, venir chez Robespierre.

(Archives W, 79.)]

Néanmoins, par instant, un nuage semblait voiler sa physionomie, et il se sentait pris de je ne sais quelle vague inquiétude, de cette inquiétude qu'on ne peut s'empêcher de ressentir la veille d'une bataille.

En rentrant dans la maison de son hôte, il trouva le citoyen Taschereau, dont nous avons déjà eu occasion de parler, et il lui fit part de son dessein de prendre la parole le lendemain à l'Assemblée.—«Prenez garde», lui dit Taschereau, «vos ennemis ont beaucoup intrigué, beaucoup calomnié».—«C'est égal», reprit Maximilien, «je n'en remplirai pas moins mon devoir».

III

Depuis longtemps Robespierre n'avait point paru à la tribune de la Convention, et son silence prolongé n'avait pas été sans causer quelque étonnement à une foule de patriotes. Le bruit s'étant répandu qu'il allait enfin parler, il y eut à la séance un concours inusité de monde. Il n'était pas difficile de prévoir qu'on était à la veille de grands événements, et chacun, ami ou ennemi, attendait avec impatience le résultat de la lutte.

Rien d'imposant comme le début du discours dont nous avons mis déjà quelques extraits sous les yeux de nos lecteurs, et que nous allons analyser aussi complètement que possible. «Que d'autres vous tracent des tableaux flatteurs; je viens vous dire des vérités utiles. Je ne viens point réaliser des terreurs ridicules, répandues par la perfidie; mais je veux étouffer, s'il est possible, les flambeaux de la discorde par la seule force de la vérité. Je vais dévoiler des abus qui tendent à la ruine de la patrie et que votre probité seule peut réprimer[430]. Je vais défendre devant vous votre autorité outragée et la liberté violée. Si je vous dis aussi quelque chose des persécutions dont je suis l'objet, vous ne m'en ferez point un crime; vous n'avez rien de commun avec les tyrans que vous combattez. Les cris de l'innocence outragée n'importunent point vos oreilles, et vous n'ignorez pas que cette cause ne vous est point étrangère.»

[Note 430: Nous prévenons le lecteur que nous analysons ce discours d'après le manuscrit de Robespierre, manuscrit dans la possession duquel, quelque temps après le 9 thermidor, la famille Duplay parvint à rentrer. Les passages que nous mettons en italique ont été supprimés ou [illisible] dans l'édition donnée par la commission thermidorienne.]

Après avoir établi, en fait, la supériorité de la Révolution française sur toutes les autres révolutions, parce que seule elle s'était fondée sur la théorie des droits de l'humanité et les principes de la justice, après avoir montré comment la République s'était glissée pour ainsi dire entre toutes les factions, il traça rapidement l'historique de toutes les conjurations dirigées contre elle et des difficultés avec lesquelles, dès sa naissance, elle s'était trouvée aux prises. Il dépeignit vivement les dangers auxquels elle était exposée quand, la puissance des tyrans l'emportant sur la force de la vérité, il n'y avait plus de légitime que la perfidie et de criminel que la vertu. Alors les bons citoyens étaient condamnés au silence et les scélérats dominaient. «Ici, ajoutait-il, j'ai besoin d'épancher mon coeur, vous avez besoin aussi d'entendre la vérité. Ne croyez pas que je vienne intenter aucune accusation; un soin plus pressant m'occupe et je ne me charge pas des devoirs d'autrui; il est tant de dangers imminents que cet objet n'a plus qu'une importance secondaire.»

Arrêtant un instant sa pensée sur le système de terreur et de calomnies mis en pratique depuis quelque temps, il demandait à qui les membres du gouvernement devaient être redoutables, des tyrans et des fripons, ou des gens de bien et des patriotes. Les patriotes! ne les avait-il pas constamment défendus et arrachés aux mains des intrigants hypocrites qui les opprimaient encore et cherchaient à prolonger leurs malheurs en trompant tout le monde par d'inextricables impostures? Étaient-ce Danton, Chabot, Ronsin, Hébert, qu'on prétendait venger? Mais il fallait alors accuser la Convention tout entière, la justice qui les avait frappés, le peuple qui avait applaudi à leur chute. Par le fait de qui gémissaient encore aujourd'hui dans les cachots tant de citoyens innocents ou inoffensifs? Qui accuser, sinon les ennemis de la liberté et la coupable persévérance des tyrans ligués contre la République? Puis, dans un passage que nous avons cité plus haut, Robespierre reprochait à ses adversaires, à ses persécuteurs, d'avoir porté la terreur dans toutes les conditions, déclaré la guerre aux citoyens paisibles, érigé en crime des préjugés incurables ou des choses indifférentes, d'avoir, recherchant des opinions anciennes, promené le glaive sur une partie de la Convention et demandé dans les sociétés populaires les têtes de cinq cents représentants du peuple. Il rappelait alors, avec une légitime fierté, que c'était lui qui avait arraché ces députés à la fureur des monstres qu'il avait accusés. «Aurait-on oublié que nous nous sommes jeté entre eux et leurs perfides adversaires?» Ceux qu'il avait sauvés ne l'avaient pas oublié encore, mais depuis!

Et pourtant un des grands arguments employés contre lui par la faction acharnée à sa perte était son opposition à la proscription d'une grande partie de la Convention nationale. «Ah! certes», s'écriait-il, «lorsqu'au risque de blesser l'opinion publique, ne consultant que les intérêts sacrés de la patrie, j'arrachais seul à une décision précipitée ceux dont les opinions m'auraient conduit à l'échafaud si elles avaient triomphé; quand, dans d'autres occasions, je m'exposais à toutes les fureurs d'une faction hypocrite pour réclamer les principes de la stricte équité envers ceux qui m'avaient jugé avec plus de précipitation, j'étais loin sans doute de penser que l'on dût me tenir compte d'une pareille conduite; j'aurais trop mal présumé d'un pays où elle aurait été remarquée et où l'on aurait donné des noms pompeux aux devoirs les plus indispensables de la probité; mais j'étais encore plus loin de penser qu'un jour on m'accuserait d'être le bourreau de ceux envers qui je les ai remplis, et l'ennemi de la Représentation nationale, que j'avais servie avec dévouement. Je m'attendais bien moins encore qu'on m'accuserait à la fois de vouloir la défendre et de vouloir l'égorger.»

N'avait on pas été jusqu'à l'accuser auprès de ceux qu'il avait soustraits à l'échafaud d'être l'auteur de leur persécution! Il avait d'ailleurs très bien su démêler les trames de ses ennemis. D'abord on s'était attaqué à la Convention tout entière, puis au comité de Salut public, mais on avait échoué dans cette double entreprise, et à présent on s'efforçait d'accabler un seul homme. Et c'étaient des représentants du peuple, se disant républicains, qui travaillaient à exécuter l'arrêt de mort prononcé par les tyrans contre les plus fermes amis de la liberté! Les projets de dictature imputés d'abord à l'Assemblée entière, puis au comité de Salut public, avaient été tout à coup transportés sur la tête d'un seul de ses membres. D'autres s'apercevraient du côté ridicule de ces inculpations, lui n'en voyait que l'atrocité. «Vous rendrez au moins compte à l'opinion publique de votre affreuse persévérance à poursuivre le projet d'égorger tous les amis de la patrie, monstres qui cherchez à me ravir l'estime de la Convention nationale, le prix le plus glorieux des travaux d'un mortel, que je n'ai ni usurpé ni surpris, mais que j'ai été forcé de conquérir. Paraître un objet de terreur aux yeux de ce qu'on révère et de ce qu'on aime, c'est pour un homme sensible et probe le plus affreux des supplices; le lui faire subir, c'est le plus grand des forfaits»[431]!

[Note 431: On trouve dans les Mémoires de Charlotte Robespierre quelques vers qui semblent être la paraphrase de cette idée.

  Le seul tourment du juste à son heure dernière,
  Et le seul dont alors je serai déchiré,
  C'est de voir en mourant la pâle et sombre envie
  Distiller sur mon nom l'opprobre et l'infamie,
  De mourir pour le peuple et d'en être abhorré.

Charlotte attribue ces vers à son frère. (Voy. ses Mémoires, p. 121.) Je serais fort tenté de croire qu'ils sont apocryphes.]

Après avoir montré les arrestations injustes prodiguées par des agents impurs, le désespoir jeté dans une multitude de familles attachées à la Révolution, les prêtres et les nobles épouvantés par des motions concertées, les représentants du peuple effrayés par des listes de proscription imaginaires, il protestait de son respect absolu pour la Représentation nationale. En s'expliquant avec franchise sur quelques-uns de ses collègues, il avait cru remplir un devoir, voilà tout. Alors tombèrent de sa bouche des paroles difficiles à réfuter et que l'homme de coeur ne relira jamais sans être profondément touché:

«Quant à la Convention nationale, mon premier devoir comme mon premier penchant est un respect sans bornes pour elle. Sans vouloir absoudre le crime, sans vouloir justifier en elles-mêmes les erreurs funestes de plusieurs, sans vouloir ternir la gloire des défenseurs énergiques de la liberté … je dis que tous les représentants du peuple dont le coeur est pur doivent reprendre la confiance et la dignité qui leur convient. Je ne connais que deux partis, celui des bons et celui des mauvais citoyens; le patriotisme n'est point une affaire de parti, mais une affaire de coeur; il ne consiste ni dans l'insolence ni dans une fougue passagère qui ne respecte ni les principes, ni le bon sens, ni la morale…. Le coeur flétri par l'expérience de tant de trahisons, je crois à la nécessité d'appeler surtout la probité et tous les sentiments généreux au secours de la République. Je sens que partout où l'on rencontre un homme de bien, en quelque lieu qu'il soit assis, il faut lui tendre la main et le serrer contre son coeur. Je crois à des circonstances fatales dans la Révolution, qui n'ont rien de commun avec les desseins criminels; je crois à la détestable influence de l'intrigue et surtout à la puissance sinistre de la calomnie. Je vois le monde peuplé de dupes et de fripons; mais le nombre des fripons est le plus petit; ce sont eux qu'il faut punir des crimes et des malheurs du monde….»

C'était au bon sens et à la justice, ajoutait-il, si nécessaires dans les affaires humaines, de séparer soigneusement l'erreur du crime. Revenant ensuite sur cette accusation de dictature si traîtreusement propagée par les conjurés: «Stupides calomniateurs»! leur disait-il, «vous êtes-vous aperçus que vos ridicules déclamations ne sont pas une injure faite à un individu, mais à une nation invincible qui dompte et qui punit les rois?… Pour moi, ajoutait-il en s'adressant à tous ses collègues, «j'aurais une répugnance extrême à me défendre personnellement devant vous contre la plus lâche des tyrannies, si vous n'étiez pas convaincus que vous êtes les véritables objets des attaques de tous les ennemis de la République. Eh! que suis-je pour mériter leurs persécutions, si elles n'entraient dans le système général de conspiration contre la Convention nationale? N'avez-vous pas remarqué que, pour vous isoler de la nation, ils ont publié à la face de l'univers que vous étiez des dictateurs régnant par la Terreur et désavoués par le voeu tacite des Français? N'ont-ils pas appelé nos armées des hordes conventionnelles, la Révolution française le jacobinisme? Et lorsqu'ils affectent de donner à un faible individu, en butte aux outrages de toutes les factions, une importance gigantesque et ridicule, quel peut être leur but, si ce n'est de vous diviser, de vous avilir, en niant votre existence même!…»

Puis venaient l'admirable morceau sur la dictature cité plus haut, et cette objurgation à ses calomniateurs, trop peu connue et d'une si poignante vérité: «Ils m'appellent tyran! Si je l'étais, ils ramperaient à mes pieds, je les gorgerais d'or, je leur assurerais le droit de commettre tous les crimes, et ils seraient reconnaissants. Si je l'étais, les rois que nous avons vaincus, loin de me dénoncer (quel tendre intérêt ils prennent à notre liberté!), me prêteraient leur coupable appui, je transigerais avec eux. Dans leur détresse qu'attendent-ils, si ce n'est le secours d'une faction protégée par eux? On arrive à la tyrannie par le secours des fripons. Où courent ceux qui les combattent? Au tombeau et à l'immortalité…. Qui suis-je, moi qu'on accuse? Un esclave de la liberté, un martyr vivant de la République, la victime autant que l'ennemi du crime. Tous les fripons m'outragent; les actions les plus indifférentes, les plus légitimes de la part des autres, sont des crimes pour moi…. Otez-moi ma conscience, je suis le plus malheureux de tous les hommes!…» Il était certainement aussi habile que conforme, du reste, à la vérité, de la part de Robespierre, de rattacher sa situation personnelle à celle de la Convention et de prouver comment les attaques dont il était l'objet retombaient, en définitive, de tout leur poids sur l'Assemblée entière; mais il ne montra pas toujours la même habileté, et nous allons voir tout à l'heure comment il apporta lui-même à ses ennemis un concours inattendu.

«Eh quoi!» disait-il encore, «on assimile à la tyrannie l'influence toute morale des plus vieux athlètes de la Révolution! Voulait-on que la vérité fût sans force dans la bouche des représentants du peuple? Sans doute elle avait des accents tantôt terribles, tantôt touchants, elle avait ses colères, son despotisme même, mais il fallait s'en prendre au peuple, qui la sentait et qui l'aimait».

Combien vraie cette pensée! Ce qu'on poursuivait surtout en Robespierre, c'était sa franchise austère, son patriotisme, son éclatante popularité. Il signala de nouveau, comme les véritables alliés des tyrans, et ceux qui prêchaient une modération perfide, et ceux qui prêchaient l'exagération révolutionnaire, ceux qui voulaient détruire la Convention par leurs intrigues ou leur violence et ceux qui attentaient à sa justice par la séduction et par la perfidie. Etait-ce en combattant pour la sûreté matérielle de l'Assemblée, en défendant sa gloire, ses principes, la morale éternelle, qu'on marchait au despotisme? Qu'avait-il fait autre chose jusqu'à ce jour?

Expliquant le mécanisme des institutions révolutionnaires, il se plaignit énergiquement des excès commis par certains hommes pour les rendre odieuses. On tourmentait les citoyens nuls et paisibles; on plongeait chaque jour les patriotes dans les cachots. «Est-ce là», s'écria-t-il, «le gouvernement révolutionnaire que nous avons institué et défendu»? Ce gouvernement, c'était la foudre lancée par la main de la liberté contre le crime, nullement le despotisme des fripons, l'indépendance du crime, le mépris de toutes les lois divines et humaines. Il était donc loin de la pensée de Robespierre, contrairement à l'opinion de quelques écrivains, de vouloir détruire un gouvernement indispensable, selon lui, à l'affermissement de la République. Seulement, ce gouvernement devait être l'expression même de la justice, sinon, ajoutait-il, s'il tombait dans des mains perfides, il deviendrait l'instrument de la contre-révolution. C'est bien ce que l'on verra se réaliser après Thermidor.

Maximilien attribuait principalement à des agents subalternes les actes d'oppression dénoncés par lui. Quant aux comités, au sein desquels il apercevait des hommes «dont il était impossible de ne pas chérir et respecter les vertus civiques», il espérait bien les voir combattre eux-mêmes des abus commis à leur insu peut-être et dus à la perversité de quelques fonctionnaires inférieurs. Ecoutez maintenant l'opinion de Robespierre sur l'emploi d'une certaine catégorie d'individus dans les choses de la police: «En vain une funeste politique prétendrait-elle environner les agents dont je parle d'un prestige superstitieux: je ne sais pas respecter les fripons; j'adopte bien moins encore cette maxime royale, qu'il est utile de les employer. Les armes de la liberté ne doivent être touchées que par des mains pures. Epurons la surveillance nationale, au lieu d'empailler les vices. La vérité n'est un écueil que pour les gouvernements corrompus; elle est l'appui du nôtre.» Ne sont-ce point là des maximes dont tout gouvernement qui se respecte devrait faire son profit?

L'orateur racontait ensuite les manoeuvres criminelles employées par ses ennemis pour le perdre. Nous avons cité ailleurs le passage si frappant où il rend compte lui-même, avec une précision étonnante, des stratagèmes à l'aide desquels on essayait de le faire passer pour l'auteur principal de toutes les sévérités de la Révolution et de tous les abus qu'il ne cessait de combattre. Déjà les papiers allemands et anglais annonçaient son arrestation, car de jour en jour ils étaient avertis que «cet orage de haines, de vengeances, de terreur, d'amours-propres irrités, allait enfin éclater».

On voit jusqu'où les conjurés étaient allés recruter des alliés. Maximilien était instruit des visites faites par eux à certains membres de la Convention, et il ne le cacha pas à l'Assemblée. Seulement il ne voulut pas—et ce fut sa faute, son irréparable faute—nommer tout de suite les auteurs des trames ténébreuses dont il se plaignait: «Je ne puis me résoudre à déchirer entièrement le voile qui couvre ce profond mystère d'iniquités».

Il assigna, pour point de départ à la conjuration ourdie contre lui, le jour où, par son décret, relatif à la reconnaissance de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme, la Convention avait raffermi les bases ébranlées de la morale publique, frappé à la fois du même coup le despotisme sacerdotal et les intolérants de l'athéisme, avancé d'un demi siècle l'heure fatale des tyrans et rattaché à la cause de la Révolution tous les coeurs purs et généreux. Ce jour-là, en effet, avait, comme le dit très bien Robespierre, «laissé sur la France une impression profonde de calme, de bonheur, de sagesse et de bonté». Mais ce fut précisément ce qui irrita le plus les royalistes cachés sous le masque des ultra-révolutionnaires, lesquels, unis à certains énergumènes plus ou moins sincères et aux misérables qui, comme les Fouché, les Tallien, les Rovère et quelques autres, ne cherchaient dans la Révolution qu'un moyen de fortune, dirigèrent tous leurs coups contre le citoyen assez osé pour déclarer la guerre aux hypocrites et tenter d'asseoir la liberté et l'égalité sur les bases de la morale et de la justice.

Maximilien rappela les insultes dont il avait été l'objet de la part de ces hommes le jour de la fête de l'Être suprême, l'affaire de Catherine Théot, sous laquelle se cachait une véritable conspiration politique, les violences inopinées contre le culte, les exactions et les pirateries exercées sous les formes les plus indécentes, les persécutions intolérables auxquelles la superstition servait de prétexte. Il rappela la guerre suscitée à tout commerce licite sous prétexte d'accaparement.—Il rappela surtout les incarcérations indistinctement prodiguées. «Toute occasion de vexer un citoyen était saisie avec avidité, et toute vexation était déguisée, selon l'usage, sous des prétextes de bien public».

Ceux qui avaient mené à l'échafaud Danton, Fabre d'Églantine et Camille Desmoulins, semblaient aujourd'hui vouloir être leurs vengeurs et figuraient au nombre de ces conjurés impurs ligués pour perdre quelques patriotes. «Les lâches»! s'écriait Robespierre, «ils voulaient donc me faire descendre au tombeau avec ignominie! et je n'aurais laissé sur la terre que la mémoire d'un tyran! Avec quelle perfidie ils abusaient de ma bonne foi! Comme ils semblaient adopter les principes de tous les bons citoyens! Comme leur feinte amitié était naïve et caressante! Tout à coup leurs visages se sont couverts des plus sombres nuages; une joie féroce brillait dans leurs yeux, c'était le moment où ils croyaient leurs mesures bien prises pour m'accabler. Aujourd'hui ils me caressent de nouveau; leur langage est plus affectueux que jamais. Il y a trois jours ils étaient prêts à me dénoncer comme un Catilina; aujourd'hui ils me prêtent les vertus de Caton.»—Allusion aux éloges que la veille lui avait décernés Barère.

Comme nous avons eu soin de le dire déjà, la calomnie n'avait pas manqué de le rendre responsable de toutes les opérations du comité de Sûreté générale, en se fondant sur ce qu'il avait dirigé pendant quelque temps le bureau de police du comité de Salut public. Sa courte gestion, déclara-t-il sans rencontrer de contradicteurs, s'était bornée, comme on l'a vu plus haut, à rendre une trentaine d'arrêtés soit pour mettre en liberté des patriotes persécutés, soit pour s'assurer de quelques ennemis de la Révolution; mais l'impuissance de faire le bien et d'arrêter le mal l'avait bien vite déterminé à résigner ses fonctions, et même à ne prendre plus qu'une part tout à fait indirecte aux choses du gouvernement. «Quoi qu'il en soit, ajouta-t-il, voilà au moins six semaines que ma dictature est expirée et que je n'ai aucune influence sur le gouvernement; le patriotisme a-t-il été plus protégé, les factions plus timides, la patrie plus heureuse? Je le souhaite. Mais cette influence s'est bornée dans tous les temps à plaider la cause de la patrie devant la Représentation nationale et au tribunal de la raison publique….» A quoi avaient tendu tous ses efforts? à déraciner le système de corruption et de désordre établi par les factions, et qu'il regardait comme le grand obstacle à l'affermissement de la République. Cela seul lui avait attiré pour ennemis toutes les mauvaises consciences, tous les gens tarés, tous les intrigants et les ambitieux.

Un moment, sa raison et son coeur avaient été sur le point de douter de cette République vertueuse dont il s'était tracé le plan. Puis, d'une voix douloureusement émue, il dénonça le projet «médité dans les ténèbres», par les monstres ligués contre lui de lui arracher avec la vie le droit de défendre le peuple. «Oh! je la leur abandonnerai sans regret: j'ai l'expérience du passé et je vois l'avenir. Quel ami de la patrie peut vouloir survivre au moment où il n'est plus permis de la servir et de défendre l'innocence opprimée? Pourquoi demeurer dans un ordre de choses où l'intrigue triomphe éternellement de la vérité, où la justice est un mensonge, où les plus viles passions, où les craintes les plus ridicules occupent dans les coeurs la place des intérêts sacrés de l'humanité? Comment supporter le supplice de voir cette horrible succession de traîtres plus ou moins habiles à cacher leurs âmes hideuses sous le voile de la vertu et même de l'amitié, mais qui tous laisseront à la postérité l'embarras de décider lequel des ennemis de mon pays fut le plus lâche et le plus atroce? En voyant la multitude des vices que le torrent de la Révolution a roulés pêle-mêle avec les vertus civiques, j'ai craint, quelquefois, je l'avoue, d'être souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur des hommes pervers qui s'introduisaient parmi les sincères amis de l'humanité, et je m'applaudis de voir la fureur des Verrès et des Catilina de mon pays tracer une ligne profonde de démarcation entre eux et tous les gens de bien. Je conçois qu'il est facile à la ligue des tyrans du monde d'accabler un seul homme, mais je sais aussi quels sont les devoirs d'un homme qui sait mourir en défendant la cause du genre humain. J'ai vu dans l'histoire tous les défenseurs de la liberté accablés par la calomnie; mais leurs oppresseurs sont morts aussi. Les bons et les méchants disparaissent de la terre, mais à des conditions différentes. Français, ne souffrez pas que nos ennemis osent abaisser vos âmes et énerver vos vertus par leurs désolantes doctrines. Non, Chaumette, non, Fouché[432], la mort n'est pas un sommeil éternel. Citoyens, effacez des tombeaux cette maxime gravée par des mains sacrilèges qui jette un crêpe funèbre sur la nature, qui décourage l'innocence opprimée et qui insulte à la mort; gravez-y plutôt celle-ci: «La mort est le commencement de l'immortalité».

[Note 432: Ces mots Non, Fouché, ne se trouvent point à cette place dans l'édition imprimée par ordre de la Convention, où ce passage a été reproduit deux fois avec quelques variantes.]

Certes, on peut nier l'existence de Dieu, et il est permis de ne pas croire à l'immortalité de l'âme; mais il est impossible de ne pas admirer sans réserve cette page magnifique du discours de Robespierre, et l'on est bien forcé d'avouer que de tels accents ne seraient point sortis de la bouche d'un homme lâche et pusillanime.

Les lâches et les pusillanimes connaissent l'art des ménagements; Robespierre, lui, dans son austère franchise, ne savait ni flatter ni dissimuler. «Ceux qui vous disent que la fondation de la République est une entreprise si facile vous trompent….» Et il demanda où étaient les institutions sages, le plan de régénération propres à justifier cet ambitieux langage. Ne voulait-on pas proscrire ceux qui parlaient de sagesse? Depuis longtemps il s'était plaint qu'on eût indistinctement prodigué les persécutions, porté la terreur dans toutes les conditions, et la veille seulement le Comité de Salut public, par la bouche de Barère, avait promis que dans quatre jours les injustices seraient réparées: «Pourquoi», s'écria-t-il, «ont-elles été commises impunément depuis quatre mois»? C'était encore à l'adresse de Barère cette phrase ironique: «On vous parle beaucoup de vos victoires, avec une légèreté académique qui ferait croire qu'elles n'ont coûté à nos héros ni sang, ni travaux»; et Barère en fut piqué jusqu'au sang. «Ce n'est ni par des phrases de rhéteurs ni même par des exploits guerriers que nous subjuguerons l'Europe», ajouta-t-il, «mais par la sagesse de nos lois, par la majesté de nos délibérations et par la grandeur de nos caractères».

Aux bureaux de la guerre il reprocha de ne pas savoir tourner les succès de nos armes au profit de nos principes, de favoriser l'aristocratie militaire, de persécuter les généraux patriotes.—On se rappelle l'affaire du général Hoche.—Maintes fois déjà il avait manifesté ses méfiances à l'égard des hommes de guerre, et la crainte de voir un jour quelque général victorieux étrangler la liberté lui arracha ces paroles prophétiques: «Au milieu de tant de passions ardentes et dans un si vaste empire, les tyrans dont je vois les armées fugitives, mais non enveloppées, mais non exterminées, se retirent pour vous laisser en proie à vos dissensions intestines, qu'ils allument eux-mêmes, et à une armée d'agents criminels que vous ne savez même pas apercevoir. LAISSEZ FLOTTER UN MOMENT LES RÊNES DE LA RÉVOLUTION, VOUS VERREZ LE DESPOTISME MILITAIRE S'EN EMPARER ET LE CHEF DES FACTIONS RENVERSER LA REPRÉSENTATION NATIONALE AVILIE. Un siècle de guerre civile et de calamités désolera notre patrie, et nous périrons pour n'avoir pas voulu saisir un moment marqué dans l'histoire des hommes pour fonder la liberté; nous livrons notre patrie à un siècle de calamités, et les malédictions du peuple s'attacheront à notre mémoire, qui devait être chère au genre humain. Nous n'aurons même pas le mérite d'avoir entrepris de grandes choses par des motifs vertueux. On nous confondra avec les indignes mandataires du peuple qui ont déshonoré la Représentation nationale…. L'immortalité s'ouvrait devant nous, nous périrons avec ignominie….»

Le 19 brumaire devait être une conséquence fatale et nécessaire du 9
Thermidor; Robespierre le prédit trop bien[433].

[Note 433: Le coup d'État connu sous le nom de 18 Brumaire, n'a eu lieu en réalité que le 19.]

Il accusa aussi l'administration des finances, dont les projets lui paraissaient de nature à désoler les citoyens peu fortunés et à augmenter le nombre des mécontents; il se plaignit qu'on eût réduit au désespoir les petits créanciers de l'État en employant la violence et la ruse pour leur faire souscrire des engagements funestes à leurs intérêts; qu'on favorisât les riches au détriment des pauvres, et qu'on dépouillât le peuple des biens nationaux. Combien Robespierre était ici dans le vrai! On commit une faute immense en vendant en bloc les biens nationaux, au lieu de les diviser à l'infini, sauf à les faire payer par annuités, comme l'eussent voulu Maximilien et Saint-Just. Aux anciens propriétaires on en a substitué de nouveaux, plus avides et non moins hostiles, pour la plupart, à la liberté, à l'égalité, à tous les principes de la Révolution.

  Des grands seigneurs un peu modernes,
  Des princes un peu subalternes
  Ont aujourd'hui les vieux châteaux,

a dit Chénier. Ces grands seigneurs un peu modernes, ces princes un peu subalternes ont figuré en grand nombre dans les rangs des Thermidoriens; ils sont devenus, je le répète, les pires ennemis de la Révolution, qui, hélas! a été trahie par tous ceux qu'elle a gorgés et repus.

En critiquant l'administration des finances, Robespierre nomma Ramel, Mallarmé, Cambon, auxquels il attribua le mécontentement répandu dans les masses par certaines mesures financières intempestives. Il était loin, du reste, d'imputer tous les abus signalés par lui à la majorité des membres des comités; cette majorité lui paraissait seulement paralysée et trahie par des meneurs hypocrites et des traîtres dont le but était d'exciter dans la Convention de violentes discussions et d'accuser de despotisme ceux qu'ils savaient décidés à combattre avec énergie leur ligue criminelle. Et ces oppresseurs du peuple dans toutes les parties de la République poursuivaient tranquillement, comme s'ils eussent été inviolables, le cours de leurs coupables entreprises! N'avaient-ils pas fait ériger en loi que dénoncer un représentant infidèle et corrompu, c'était conspirer contre l'Assemblée? Un opprimé venait-il à élever la voix, ils répondaient à ses réclamations par de nouveaux outrages et souvent par l'incarcération. «Cependant», continuait Maximilien, «les départements où ces crimes ont été commis les ignorent-ils parce que nous les oublions, et les plaintes que nous repoussons ne retentissent-elles pas avec plus de force dans les coeurs comprimés des citoyens malheureux? Il est si facile et si doux d'être juste! Pourquoi nous dévouer à l'opprobre des coupables en les tolérant? Mais quoi! les abus tolérés n'iront-ils pas en croissant? Les coupables impunis ne voleront-ils pas de crimes en crimes? Voulons-nous partager tant d'infamies et nous vouer au sort affreux des oppresseurs du peuple?» C'était là, à coup sûr, un langage bien propre à rasséréner les coeurs, à rassurer les gens de bien; mais on comprend aussi de quel effroi il dut frapper les quelques misérables qui, partout sur leur passage, avaient semé la ruine et la désolation.

La péroraison de ce discours fut le digne couronnement d'une oeuvre aussi imposante, aussi magistrale: «Peuple, souviens-toi que si dans la République la justice ne règne pas avec un empire absolu, et si ce mot ne signifie pas l'amour de l'égalité et de la patrie, la liberté n'est qu'un vain mot. Peuple, toi que l'on craint, que l'on flatte et que l'on méprise; toi, souverain reconnu qu'on traite toujours en esclave, souviens-toi que partout où la justice ne règne pas, ce sont les passions des magistrats, et que le peuple a changé de chaînes et non de destinées.

«Souviens-toi qu'il existe dans ton sein une ligue de fripons qui lutte contre la vertu publique, qui a plus d'influence que toi-même sur tes propres affaires, qui te redoute et te flatte en masse, mais te proscrit en détail dans la personne de tous les bons citoyens.

«Rappelle-toi que, loin de sacrifier cette poignée de fripons à ton bonheur, tes ennemis veulent te sacrifier à cette poignée de fripons, auteurs de tous nos maux et seuls obstacles à la prospérité publique.

«Sache que tout homme qui s'élèvera pour défendre ta cause et la morale publique sera accablé d'avanies et proscrit par les fripons; sache que tout ami de la liberté sera toujours placé entre un devoir et une calomnie; que ceux qui ne pourront être accusés d'avoir trahi seront accusés d'ambition; que l'influence de la probité et des principes sera comparée à la force de la tyrannie et à la violence des factions; que ta confiance et ton estime seront des titres de proscription pour tous tes amis; que les cris du patriotisme opprimé seront appelés des cris de sédition; et que, n'osant t'attaquer toi-même en masse, on te proscrira en détail dans la personne de tous les bons citoyens, jusqu'à ce que les ambitieux aient organisé leur tyrannie. Tel est l'empire des tyrans armés contre nous; telle est l'influence de leur ligue avec tous les hommes corrompus, toujours portés à les servir. Ainsi donc les scélérats nous imposent la loi de trahir le peuple, à peine d'être appelés dictateurs. Souscrirons-nous à cette loi? Non! Défendons le peuple au risque d'en être estimés; qu'ils courent à l'échafaud par la route du crime et nous par celle de la vertu.»

Guider l'action du gouvernement par des lois sages, punir sévèrement tous ceux qui abuseraient des principes révolutionnaires pour vexer les bons citoyens, tel était, selon lui, le but à atteindre. Dans sa pensée, il existait une conspiration qui devait sa force à une coalition criminelle cherchant à perdre les patriotes et la patrie, intriguant au sein même de la Convention et ayant des complices dans le comité de Sûreté générale et jusque dans le comité de Salut public. Rien n'était plus vrai assurément. La conclusion de Robespierre fut que, pour remédier au mal, il fallait punir les traîtres, renouveler les bureaux du comité de Sûreté générale, épurer ce comité et le subordonner au comité de Salut public, épuré lui-même, constituer l'autorité du gouvernement sous l'autorité suprême de la Convention, centre et juge de tout, et écraser ainsi les factions du poids de l'autorité nationale pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté. «Tels sont les principes», dit-il en terminant. «S'il est impossible de les réclamer sans passer pour un ambitieux, j'en conclurai que les principes sont proscrits et que la tyrannie règne parmi nous, mais non que je doive me taire; car que peut-on objecter à un homme qui a raison et qui sait mourir pour son pays….[434]»

[Note 434: Ce discours a été imprimé sur des brouillons trouvés chez Robespierre, brouillons couverts de ratures et de renvois, ce qui explique les répétitions qui s'y rencontrent. L'impression en fut votée, sur la demande de Bréard, dans la séance du 30 thermidor (17 août 1794). On s'expliquerait difficilement comment les Thermidoriens ont eu l'imprudence d'ordonner l'impression des discours de Robespierre et de Saint-Just, où leur atroce conduite est mise en pleine lumière et leur système de terreur voué à la malédiction du monde, si l'on ne savait que tout d'abord le grand grief qu'ils firent valoir contre les victimes du 9 Thermidor fut d'avoir voulu «arrêter le cours majestueux, terrible de la Révolution». Ce discours de Robespierre a eu à l'époque deux éditions in-8°, l'une de 44 pages de l'Imprimerie nationale, l'autre de 49 p. Il a été reproduit dans ses Oeuvres éditées par Laponneraye, t. III; dans l'Histoire parlementaire, t. XXXIII, p. 406 à 409; dans le Choix de rapports, opinions et discours, t. XIV, p. 266 à 309, et dans les Mémoires de René Levasseur, t. III, p. 285 à 352.]

Il faut n'avoir jamais lu ce discours de Robespierre, digne couronnement de tous ceux qu'il avait prononcés depuis cinq ans, et où ses vues, ses tendances, sa politique, en un mot, se trouvent si nettement et si fermement formulées, pour demander où il voulait aller, et quels mystérieux desseins il couvait. Personne ne s'expliqua jamais plus clairement. La Convention lui prouva tout d'abord qu'elle l'avait parfaitement compris: Robespierre obtint un éclatant triomphe. Ce devait être le dernier. Electrisée par le magnifique discours qu'elle venait d'entendre, l'Assemblée éclata en applaudissements réitérés quand l'orateur quitta la tribune. Les conjurés, éperdus, tremblants n'osèrent troubler d'un mot ni d'un murmure ce concert d'enthousiasme[435]. Evidemment ils durent croire la partie perdue.

[Note 435: Ceci est constaté par tous les journaux qui rendirent compte de la séance du 8, avant la chute de Robespierre. Voy. entre autres le Journal de la Montagne du 9 thermidor, où il est dit: «Ce discours est fort applaudi.» Quant au Moniteur, comme il ne publia son compte rendu de la séance du 8 thermidor que le lendemain de la victoire des conjurés, ce n'est pas dans ses colonnes qu'il faut chercher la vérité.]

IV

Pendant que les applaudissements retentissaient encore, Rovère, se penchant à l'oreille de Lecointre, lui conseilla de monter à la tribune et de donner lecture à l'Assemblée de ce fameux acte d'accusation concerté dès le 5 prairial, avec huit de ses collègues, contre Robespierre. C'est du moins ce qu'a depuis prétendu Lecointre[436]. Si ce maniaque avait suivi le conseil de Rovère, la conspiration eût été infailliblement écrasée, car, l'acte d'accusation incriminant au fond tous les membres des comités sans exception, les uns et les autres se fussent réunis contre l'ennemi commun, et Maximilien serait, sans aucun doute, sorti victorieux de la lutte. Telle fut l'excuse, donnée plus tard par Lecointre, de sa réserve dans cette séance du 8 thermidor[437]. Mais là ne fut point, suivant nous, le motif déterminant de sa prudence. A l'enthousiasme de la Convention, il jugea tout à fait compromise la cause des conjurés, et voulant se ménager les moyens de rentrer en grâce auprès de celui dont, après coup, il se vanta d'avoir dressé l'acte d'accusation plus de deux mois avant le 9 Thermidor, il rompit le premier le silence … pour réclamer l'impression du discours de Robespierre[438].

[Note 436: Les crimes des sept membres des anciens comités ou dénonciation formelle à la Convention nationale, par Laurent Lecointre, p. 79.]

[Note 437: Ibid.]

[Note 438: Nous racontons cette séance du 8 thermidor d'après le Moniteur, parce que c'est encore là qu'elle se trouve reproduite avec le plus de détails; mais le compte rendu donné par ce journal étant postérieur à la journée du 9, le lecteur ne doit pas perdre de vue que notre récit est entièrement basé sur une version rédigée par les pires ennemis de Maximilien.]

Bourdon (de l'Oise) s'éleva vivement contre la prise en considération de cette motion. Ce discours, objecta-t-il, pouvait contenir des erreurs comme des vérités, et il en demanda le renvoi à l'examen des deux comités. Mais, répondit Barère, qui sentait le vent souffler du côté de Maximilien, «dans un pays libre la lumière ne doit pas être mise sous le boisseau». C'était à la Convention d'être juge elle-même, et il insista pour l'impression. Vint ensuite Couthon. Demander le renvoi du discours à l'examen des comités, c'était, selon ce tendre ami de Maximilien, faire outrage à la Convention nationale, bien capable de sentir et de juger par elle-même. Non seulement il fallait imprimer ce discours, mais encore l'envoyer à toutes les communes de la République, afin que la France entière sût qu'il était ici des hommes ayant le courage de dire la vérité. Lui aussi, il dénonça les calomnies dirigées depuis quelque temps contre les plus vieux serviteurs de la Révolution; il se fit gloire d'avoir parlé contre quelques hommes immoraux indignes de siéger dans la Convention, et il s'écria en terminant: «Si je croyais avoir contribué à la perte d'un seul innocent, je m'immolerais moi-même de douleur». Ce cri, sorti de la bouche d'un homme de bien, acheva d'entraîner l'Assemblée. L'impression du discours, l'envoi à toutes les communes furent décrétés d'enthousiasme. On put croire à un triomphe définitif.

A ce moment le vieux Vadier parut à la tribune. D'un ton patelin, le rusé compère commença par se plaindre d'avoir entendu Robespierre traiter de farce ridicule l'affaire de Catherine Théot, dont lui Vadier, on s'en souvient, avait été le rapporteur. Se sentant écouté, il prit courage et s'efforça de justifier le comité de Sûreté générale des inculpations dont il avait été l'objet. On l'avait accusé d'avoir persécuté des patriotes, et sur les huit cents affaires déjà jugées par les commissions populaires, de concert avec les deux comités, les patriotes, prétendit Vadier, s'étaient trouvés dans la proportion d'un sur quatre-vingts. Mais Robespierre ne s'était pas seulement plaint des persécutions exercées contre les patriotes; il avait aussi reproché à quelques-uns de ses collègues d'avoir porté la Terreur dans toutes les conditions, érigé en crimes des erreurs ou des préjugés afin de trouver partout des coupables, et voilà comment, sur un si grand nombre d'accusés, les commissions populaires, de concert avec les comités, dont s'était séparé Maximilien, avaient rencontré si peu d'innocents. Du reste, il n'y eut de la part de Vadier nulle récrimination contre Robespierre.

Cambon, qui prit ensuite la parole, se montra beaucoup plus agressif. Il avait sur le coeur une accusation peut-être un peu légèrement tombée de la bouche de Maximilien. «Avant d'être déshonoré, je parlerai à la France», s'écria-t-il. Et il défendit avec une extrême vivacité ses opérations financières, et surtout le dernier décret sur les rentes, auquel on reprochait d'avoir jeté la désolation parmi les petits rentiers, des nécessiteux, des vieillards pour la plupart[439].

[Note 439: M. Michelet, qui est bien forcé d'avouer avec nous que la République a été engloutie dans le guet-apens de Thermidor, mais dont la déplorable partialité contre Robespierre ne se dément pas jusqu'au dénoûment, a travesti de la façon la plus ridicule et la plus odieuse ce qu'il appelle le discours accusateur de Robespierre, à qui il ne peut pardonner son attaque contre Cambon. (Voy. t. VII, liv. XXI, ch. III.) Mais les opérations de Cambon ne parurent pas funestes à Robespierre seulement, puisque après Thermidor elles furent, à diverses reprises, l'objet des plus sérieuses critiques, et qu'à cause d'elles leur auteur se trouva gravement inculpé. M. Michelet a-t-il oublié ce passage de la Dénonciation de Lecointre: «Cambon disait à haute voix, en présence du public et de notre collègue Garnier (de l'Aube): Voulez-vous faire face à vos affaires? guillotinez. Voulez-vous payer les dépenses immenses de vos quatorze armées? guillotinez. Voulez-vous payer les estropiés, les mutilés, tous ceux qui sont en droit de vous demander? guillotinez. Voulez-vous amortir les dettes incalculables que vous avez? guillotinez, guillotinez, et puis guillotinez.» (P. 195.)—Assurément je n'attache pas grande importance aux accusations de Lecointre; mais on voit que les reproches de Maximilien à Cambon sont bien pâles à côté de ceux que le grand financier de la Révolution eut à subir de la part des hommes auxquels il eut le tort de s'allier. Avant de se montrer si injuste, si passionné, si cruel, si ingrat envers Robespierre, M. Michelet aurait bien dû se rappeler que son héros, Cambon, manifesta tout le reste de sa vie l'amer regret d'avoir moralement coopéré au crime de Thermidor.]

Puis, prenant à partie Robespierre, il l'accusa de paralyser à lui tout seul la volonté de la Convention nationale. Cette inculpation contre un représentant qui, depuis six semaines, n'avait pas paru à la tribune de l'Assemblée, était puérile; et Robespierre répondit avec raison qu'une telle accusation lui paraisssit aussi inintelligible qu'extraordinaire. Comment aurait-il été en son pouvoir de paralyser la volonté de la Convention, et surtout en fait de finances, matière dont il ne s'était jamais mêlé? Seulement, ajouta-t-il, «par des considérations générales sur les principes, j'ai cru apercevoir que les idées de Cambon en finances ne sont pas aussi favorables au succès de la Révolution qu'il le pense. Voilà mon opinion; j'ai osé la dire; je ne crois pas que ce soit un crime». Et tout en déclarant qu'il n'attaquait point les intentions de Cambon, il persista à soutenir que le décret sur les rentes avait eu pour résultat de désoler une foule de citoyens pauvres.

Quoi qu'il en soit, l'intervention de Cambon dans le débat modifia singulièrement la face des choses. Les connaissances spéciales de ce représentant, ses remarquables rapports sur les questions financières, l'achèvement du grand-livre, dont la conception lui appartenait, lui avaient attiré une juste considération et donné sur ses collègues une certaine influence. Des applaudissements venaient même d'accueillir ses paroles. C'était comme un encouragement aux conjurés. Ils sortirent de leur abattement, et Billaud-Varenne s'élança impétueusement à la tribune. A son avis, il était indispensable d'examiner très scrupuleusement un discours dans lequel le comité était inculpé.—Ce n'est pas le comité en masse que j'attaque, objecta Robespierre; et il demanda à l'Assemblée la permission d'expliquer sa pensée. Alors un grand nombre de membres se levant simultanément:

«Nous le demandons tous». Sentant la Convention ébranlée, Billaud-Varenne reprit la parole. Mais au lieu de répondre aux nombreux griefs dont Robespierre s'était fait l'écho, il balbutia quelques explications; puis, s'enveloppant dans le manteau de Brutus, il s'écria que Robespierre avait raison, qu'il fallait arracher le masque sur quelque visage qu'il se trouvât: «S'il est vrai que nous ne jouissions pas de la liberté des opinions, j'aime mieux que mon cadavre serve de trône à un ambitieux que de devenir, par mon silence, le complice de ses forfaits». Après cette superbe déclaration, il réclama le renvoi du discours à l'examen des deux comités. C'était demander à la Convention de se déjuger.

A Billaud-Varenne succéda Panis, un de ces représentants mous et indécis à qui les conjurés avaient fait accroire qu'ils étaient sur la prétendue liste de proscription dressée par Maximilien. Cet ancien membre du comité de surveillance de la Commune de Paris somma tout d'abord Couthon de s'expliquer sur les six membres qu'il poursuivait. Ensuite il raconta qu'un homme l'avait abordé aux Jacobins et lui avait dit: «Vous êtes de la première fournée … votre tête est demandée; la liste a été faite par Robespierre.» Après quoi il invita ce dernier à s'expliquer à son égard et sur le compte de Fouché. Touchante sollicitude pour un misérable! Quelques applaudissements ayant éclaté aux dernières paroles de Panis: «Mon opinion est indépendante», répondit fièrement Robespierre; «on ne retirera jamais de moi une rétractation qui n'est pas dans mon coeur. En jetant mon bouclier, je me suis présenté à découvert à mes ennemis; je n'ai flatté personne, je ne crains personne; je n'ai calomnié personne».—«Et Fouché»? répéta Panis, comme Orgon eût dit: Et Tartufe?—«Fouché! reprit Maximilien d'un ton méprisant, je ne veux pas m'en occuper actuellement … je n'écoute que mon devoir; je ne veux ni l'appui ni l'amitié de personne, je ne cherche point à me faire un parti; il n'est donc pas question de me demander que je blanchisse tel ou tel. J'ai fait mon devoir, c'est aux autres de faire le leur».

Couthon expliqua comment, en demandant l'envoi du discours à toutes les communes, il avait voulu que la Convention en fît juge la République entière. Mais c'était là ce qu'à tout prix les conjurés tenaient à empêcher. Ils savaient bien qu'entre eux et Robespierre l'opinion de la France ne pouvait être un moment douteuse.

Bentabole et Charlier insistent pour le renvoi aux comités. «Quoi»! s'écria Maximilien, «j'aurai eu le courage de venir déposer dans le sein de la Convention des vérités que je crois nécessaires au salut de la patrie, et l'on renverrait mon discours à l'examen des membres que j'accuse»! On murmure à ces paroles. «Quand on se vante d'avoir le courage de la vertu, il faut avoir celui de la vérité», riposte Charlier; et les applaudissements de retentir.

L'apostrophe de Charlier indique suffisamment la faute capitale commise ici par Robespierre. Ce n'était pas à lui, ont prétendu quelques écrivains, de formuler son accusation; il n'avait qu'à indiquer aux comités la faction qu'il combattait les abus et les excès dont elle s'était rendue coupable, et il appartenait à ces comités de prendre telles mesures qu'ils auraient jugées nécessaires. C'est là, à notre avis, une grande erreur; et telle était aussi l'opinion de Saint-Just à cet égard, puisqu'il a écrit dans son discours du 9 Thermidor: «Le membre qui a parlé longtemps hier à cette tribune ne me paraît point avoir assez nettement distingué ceux qu'il inculpait». Le mystère dont Maximilien eut le tort d'envelopper son accusation servit merveilleusement les conjurés. Grâce aux insinuations perfides répandues par eux, un doute effroyable planait sur l'Assemblée. Plus d'un membre se crut menacé, auquel il n'avait jamais songé. Quelle différence s'il avait résolûment nommé les cinq ou six coquins dont le châtiment eût été un hommage rendu à la morale et à la justice! L'immense majorité de la Convention se fût ralliée à Robespierre; avec lui eussent définitivement triomphé, je n'en doute pas, la liberté et la République. Au lieu de cela, il persista dans ses réticences, et tout fut perdu.

Amar et Thirion insistèrent, à leur tour, pour le renvoi aux comités, en faveur desquels étaient toutes les présomptions, suivant Thirion, montagnard aveuglé qui, plus d'une fois, plus tard, dut regretter la légèreté avec laquelle il agit en cette circonstance. Barère, sentant chanceler la fortune de Robespierre, jugea prudent de prononcer quelques paroles équivoques qui lui permissent, à un moment donné, de se tourner contre lui. Enfin l'Assemblée, après avoir entendu Bréard en faveur des comités, rapporta son décret et, par une ironie sanglante, renvoya le discours de Robespierre à l'examen d'une partie de ceux-là mêmes contre lesquels il était dirigé[440]. Ce n'était pas encore pour les conjurés un triomphe définitif, mais leur audace s'en accrut dans des proportions extrêmes; ils virent qu'il ne leur serait pas impossible d'entraîner cette masse incertaine des députés du centre, dont quelques paroles de Cambon avaient si subitement modifié les idées. Jamais, depuis, l'illustre et sévère Cambon ne cessa de gémir sur l'influence fâcheuse exercée par lui dans cette séance mémorable. Proscrit sous la Restauration, après s'être tenu stoïquement à l'écart tant qu'avaient duré les splendeurs du régime impérial, il disait alors: «Nous avons tué la République au 9 Thermidor, en croyant ne tuer que Robespierre! Je servis, à mon insu, les passions de quelques scélérats! Que n'ai-je péri, ce jour-là avec eux! la liberté vivrait encore»[441]! Combien d'autres pleurèrent en silence, avec la liberté perdue, la mémoire du Juste sacrifié, et expièrent par d'éternels remords l'irréparable faute de ne s'être point interposés entre les assassins et la victime!

[Note 440: Voyez, pour cette séance du 8 thermidor, le Moniteur du 11 (29 juillet 1794). Avons-nous besoin de dire que le compte-rendu de cette feuille, fait après coup, eût été tout autre si Robespierre l'avait emporté?]

[Note 441: Paroles rapportées à M. Laurent (de l'Ardèche) par un ami
de Cambon, (Voy. la Réfutation de l'Histoire de France de l'abbé de
Montgaillard
, XIe lettre, p. 332.) J'ai connu un vieillard à qui
Cambon avait exprimé les mêmes sentiments.]

V

Il était environ cinq heures quand fut levée la séance de la Convention. S'il faut en croire une tradition fort incertaine, Robespierre serait allé, dans la soirée même, se promener aux Champs-Élysées avec sa fiancée, qui, triste et rêveuse, flattait de sa main la tête de son fidèle chien Brount. Comme Maximilien lui montrait combien le coucher du soleil était empourpré: «Ah»! se serait écriée Eléonore, «c'est du beau temps pour demain[442].». Mais c'est là de la pure légende. D'abord, les moeurs étaient très-sévères dans cette patriarcale famille Duplay, et Mme Duplay, si grande que fût sa confiance en Maximilien, n'eût pas permis à sa fille de sortir seule avec lui[443]. En second lieu, comment aurait-il été possible à Robespierre d'aller se promener aux Champs-Élysées à la suite de cette orageuse séance du 8, et dans cette soirée où sa destinée et celle de la République allaient être en jeu?

[Note 442: C'est M. Alphonse Esquiros qui raconte cette anecdote dans son Histoire des Montagnards. Mais, trompé par ses souvenirs, M. Esquiros a évidemment fait confusion ici. Nous avons sous les yeux une lettre écrite par Mme Le Bas au rédacteur de l'ancienne Revue de Paris, à propos d'un article dans lequel M. Esquiros avait retracé la vie intime de Maximilien d'après une conversation avec Mme Le Bas, lettre où la vénérable veuve du Conventionnel se plaint de quelques inexactitudes commises par cet estimable et consciencieux écrivain.]

[Note 443: Mme Le Bas ne dit mot, dans son manuscrit, de cette prétendue promenade du 8, tandis qu'elle raconte complaisamment les promenades habituelles de Maximilien aux Champs-Élysées avec toute la famille Duplay.]

Ce qu'on sait, c'est qu'en rentrant chez son hôte il ne désespérait pas encore; il montra même une sérénité qui n'était peut-être pas dans son coeur, car il n'ignorait pas de quoi était capable la horde de fripons et de coquins déchaînée contre lui. Toutefois, il comptait sur la majorité de la Convention: «La masse de l'Assemblée m'entendra», dit-il. Après dîner, il se hâta de se rendre aux Jacobins, où, comme on pense bien, régnait une animation extraordinaire. La salle, les corridors même étaient remplis de monde[444]. Quand parut Maximilien, des transports d'enthousiasme éclatèrent de toutes parts; on se précipita vers lui pour le choyer et le consoler. Cependant, cà et là, on pouvait apercevoir quelques-uns de ses ennemis. Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois, qui depuis longtemps n'avaient pas mis les pieds au club, étaient accourus, fort inquiets de la tournure que prendraient les choses.

[Note 444: Réponse de J.N. Billaud à Laurent Lecointre; p. 36.]

Que se passa-t-il dans cette séance fameuse? Les journaux du temps n'en ayant pas donné le compte rendu, nous n'en savons absolument que ce que les vainqueurs ont bien voulu nous raconter, puisque ceux des amis de Robespierre qui y ont joué un rôle ont été immolés avec lui. Quelques récits plus ou moins travestis de certains orateurs à la tribune de la Convention, et surtout la narration de Billaud dans sa réponse aux imputations personnelles dont il fut l'objet après Thermidor, voilà les seuls documents auxquels on puisse s'en rapporter pour avoir une idée des scènes dramatiques dont la salle des Jacobins fut le théâtre dans la soirée du 8 thermidor.

Dès le début de la séance, Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois et Robespierre demandèrent en même temps la parole. Elle fut accordée au dernier, qu'on invita à donner lecture du discours prononcé par lui dans la journée. S'il faut en croire Billaud, Maximilien commença en ces termes: «Aux agitations de cette Assemblée, il est aisé de s'apercevoir qu'elle n'ignore pas ce qui s'est passé ce matin dans la Convention. Les factieux craignent d'être dévoilés en présence du peuple. Mais je les remercie de s'être signalés d'une manière aussi prononcée et de m'avoir mieux fait connaître mes ennemis et ceux de ma patrie». Après quoi, il lut son discours qu'accueillirent un enthousiasme sans bornes et des applaudissements prolongés. Quand il eut achevé sa lecture, il ajouta, dit la tradition: «Ce discours que vous venez d'entendre est mon testament de mort. Je l'ai vu aujourd'hui, la ligue des méchants est tellement forte que je ne puis espérer de lui échapper. Je succombe sans regret; je vous laisse ma mémoire; elle vous sera chère et vous la défendrez.»

On prétend encore que, comme à ce moment ses amis s'élevaient avec vivacité contre un tel découragement et s'écriaient en tumulte que l'heure d'un nouveau 31 mai avait sonné, il aurait dit: «Eh bien! séparez les méchants des hommes faibles; délivrez la Convention des scélérats qui l'oppriment; rendez-lui le service qu'elle attend de vous comme au 31 mai et au 2 juin». Mais cela est tout à fait inadmissible. L'idée d'exercer une pression illégale sur la Représentation nationale n'entra jamais dans son esprit. Nous avons montré combien étranger il était resté aux manifestations populaires qui, au 31 mai et au 2 juin de l'année précédente, avaient précipité la chute des Girondins, et l'on a vu tout à l'heure avec quelle énergie et quelle indignation il s'était élevé deux jours auparavant contre ceux qui parlaient de recourir à un 3l mai; bientôt on l'entendra infliger un démenti sanglant à Collot-d'Herbois, quand celui-ci l'accusera implicitement d'avoir poussé les esprits à la révolte. Si la moindre allusion à un nouveau 31 mai fût sortie de sa bouche dans cette soirée du 8 thermidor, est-ce qu'on ne se serait pas empressé le lendemain d'en faire un texte d'accusation contre lui? Est-ce que la réponse de Billaud-Varenne, où il est rendu compte de la séance des Jacobins, n'en aurait pas contenu mention?

Non, Robespierre, disons-le à son éternel honneur, ne songea pas un seul instant à en appeler à la force. Dans l'état d'enthousiasme et d'exaspération où la lecture de son discours avait porté l'immense majorité des patriotes, il n'avait qu'un signal à donner, et c'en était fait de ses ennemis; la Convention, épurée de [sic] par la volonté populaire, se fût avec empressement ralliée à lui, et il n'eût pas succombé le lendemain, victime de son respect pour le droit et pour la légalité.

«Custodiatur igitur mea vita reipublicae. Protégez donc ma vie pour la République», aurait-il pu dire avec Cicéron[445]; et cette exclamation eût suffi, je n'en doute pas, pour remuer tout le peuple de Paris. Il ne voulut pas la pousser. Mais que, cédant à un sentiment de mélancolie bien naturel, il se soit écrié: «S'il faut succomber, eh bien! mes amis, vous me verrez boire la ciguë avec calme», cela est certain. Non moins authentique est le cri de David: «Si tu bois la ciguë, je la boirai avec toi»! Et en prononçant ces paroles d'une voix émue, le peintre immortel se jeta dans les bras de Maximilien et l'embrassa comme un frère[446]. Le lendemain, il est vrai, on ne le vit pas se ranger parmi les hommes héroïques qui demandèrent à partager le sort du Juste immolé. Averti par Barère du résultat probable de la journée[447], il s'abstint de paraître à la Convention. On l'entendit même, dans un moment de déplorable faiblesse, renier son ami et s'excuser d'une amitié qui l'honorait, en disant qu'il ne pouvait concevoir jusqu'à quel point ce malheureux l'avait trompé par ses vertus hypocrites[448].

[Note 445: XIIe Philippique.]

[Note 446: Voyez à cet égard la déclaration de Goupilleau (de Fontenay) dans la séance du 13 thermidor au soir (31 juillet 1794). David nia avoir embrassé Robespierre; mais il avoua qu'il lui dit en effet: «Si tu bois la ciguë, je la boirai avec toi.» (Voy. le Moniteur du 15 thermidor de l'an II [2 août 1794].)]

[Note 447: Mémoire de Barère.]

[Note 448: Séance du 12 thermidor (30 juillet 1794), Moniteur du 15.]

L'artiste effrayé s'exprimait ainsi sous la menace de l'échafaud. Mais ce ne fût là qu'une faiblesse momentanée, qu'une heure d'égarement et d'oubli. Jamais le culte de Maximilien ne s'effaça de son coeur. Très peu de temps après le 9 thermidor, David s'exprimait en ces termes devant ses deux fils: «On vous dira que Robespierre était un scélérat; on vous le peindra sous les couleurs les plus odieuses: n'en croyez rien. Il viendra un jour où l'histoire lui rendra une éclatante justice[449].» Plus tard, pendant son exil, se trouvant un soir au théâtre de Bruxelles, il fut abordé par un Anglais qui lui demanda la permission de lui serrer la main.

[Note 449: Biographie de David, dans le Dictionnaire encyclopédique de Philippe Le Bas.]

Le grand peintre se montra très flatté de cette marque d'admiration, qu'il crut tout d'abord due à la notoriété dont il jouissait, à son génie d'artiste; et, entre autres choses, il demanda à l'étranger s'il aimait les arts.—L'Anglais lui répondit: «Ce n'est pas à cause de votre talent que je désire vous serrer la main, mais bien parce que vous avez été l'ami de Robespierre.—Ah! s'écria alors David, ce sera pour celui-là comme pour Jésus-Christ, on lui élèvera des autels[450].» Jusqu'à la fin de sa vie l'illustre artiste persista dans les mêmes sentiments. Il revenait souvent sur ce sujet, comme s'il eût senti le besoin de protester contre un moment d'erreur qu'il se reprochait, a dit un de ses biographes. Peu de jours avant sa mort, l'aîné de ses fils, Jules David, l'éminent helléniste, lui dit: «Eh bien! mon père, trente ans sont écoulés depuis le 9 thermidor, et la mémoire de Robespierre est toujours maudite.—Je vous le répète, répondit le peintre, c'était un vertueux citoyen. Le jour de la justice n'est pas encore venu; mais, soyez en certains, il viendra[451].» Est-il beaucoup d'hommes à qui de semblables témoignages puissent être rendus?

[Note 450: David a souvent raconté lui-même cette anecdote à l'un de ses élèves les plus aimés, M. de Lafontaine, mort au mois de décembre 1860, à l'âge de quatre-vingt-sept ans; elle m'a été transmise pur M. Campardon, archiviste aux Archives nationales, et, si je ne me trompe, proche parent de M. de Lafontaine.]

[Note 451: Biographie de David, ubi suprà.]

L'émotion ressentie par David aux Jacobins fut partagée par toute l'assistance. Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois essayèrent en vain de se faire entendre, on refusa de les écouter. Depuis longtemps ils ne s'étaient guère montrés aux Jacobins; leur présence au club ce soir-là parut étrange et suspecte. Conspués, poursuivis d'imprécations, ils se virent contraints de se retirer, et dès ce moment ils ne songèrent plus qu'à se venger[452].

[Note 452: Nous avons dit les regrets, les remords de Billaud-Varenne d'avoir agi de colère. Quelques instants avant cette scène, Collot-d'Herbois s'était, dit-on, jeté aux genoux de Robespierre et l'avait conjuré de se réconcilier avec les comités. Mais c'est là une assertion qui ne repose sur aucune donnée certaine.]

Le silence se rétablit un instant à la voix de Couthon, dont la parole ardente et indignée causa une fermentation extraordinaire. Deux députés soupçonnés d'appartenir à la conjuration, Dubarran et Duval, furent ignominieusement chassés. Quelques hommes de tête et de coeur, l'agent national Payan, Dumas, Prosper Sijas, Coffinhal, patriotes intègres, qui lièrent volontairement leur destinée à celle de Maximilien, auraient voulu profiter de l'enthousiasme général pour frapper un grand coup. Ils pressèrent Robespierre d'agir, assure-t-on, de se porter sur les comités; Robespierre demeura inflexible dans sa résolution de ne pas enfreindre la légalité. Il lui suffisait, pensait-il, de l'appui moral de la société pour résister victorieusement à ses ennemis. Dernière illusion d'un coeur flétri pourtant déjà par la triste expérience de la méchanceté des hommes.

Au lieu de s'entendre, de se concerter avec quelques amis pour la journée du lendemain, il se retira tranquillement chez son hôte. On se sépara aux cris de Vive la République! Périssent les traîtres! Mais c'étaient là des cris impuissants. Il eût fallu, malgré Robespierre, se déclarer résolument en permanence. Les Jacobins avaient sur la Convention, divisée comme elle l'était, l'avantage d'une majorité compacte et bien unie. Sans même avoir besoin de recourir à la force, ils eussent, en demeurant en séance, exercé la plus favorable influence sur une foule de membres de l'Assemblée indécis jusqu'au dernier moment; les événements auraient pris une tout autre tournure, et la République eût été sauvée.

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