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Thermidor: d'après les sources originales et les documents authentiques

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IV

Tous les historiens sans exception, favorables ou hostiles à Robespierre, ont cru que, durant quatre décades, c'est-à-dire quarante jours avant sa chute, il s'était complètement retiré du comité de Salut public, avait cessé d'y aller. C'est là une erreur capitale, et l'on va voir combien il est important de la rectifier. Si, en effet, depuis la fin de prairial jusqu'au 9 thermidor, Maximilien s'était purement et simplement contenté de ne plus paraître au comité, il serait souverainement injuste à coup sûr de lui demander le moindre compte des rigueurs commises en messidor, et tout au plus serait-on en droit de lui reprocher avec quelques écrivains de n'y avoir opposé que la force d'inertie.

Mais si, au contraire, nous prouvons, que pendant ces quarante derniers jours, il a siégé sans désemparer au comité de Salut public, comme dans cet espace de temps il a refusé de s'associer à la plupart des grandes mesures de sévérité consenties par ses collègues, comme il n'a point voulu consacrer par sa signature certains actes oppressifs, c'est donc qu'il y était absolument opposé, qu'il les combattait à outrance; c'est donc que, suivant l'expression de Saint-Just, il ne comprenait pas «cette manière prompte d'improviser la foudre à chaque instant»[104]. Voilà pourquoi il mérita l'honorable reproche que lui adressa Barère dans la séance du 10 thermidor, d'avoir voulu arrêter le cours terrible, majestueux de la Révolution; et voilà pourquoi aussi, n'ayant pu décider les comités à s'opposer à ces actes d'oppression multipliés dont il gémissait, il se résolut à appeler la Convention à son aide et à la prendre pour juge entre eux et lui.

[Note 104: Réponse des membres des deux anciens comités, p. 107, en note.]

Les Thermidoriens du comité ont bien senti l'importance de cette distinction; aussi se sont-ils entendus pour soutenir que Robespierre ne paraissait plus aux séances et que, durant quatre décades, il n'y était venu que deux fois, et encore sur une citation d'eux, la première pour donner les motifs de l'arrestation du comité révolutionnaire de la section de l'Indivisibilité, la seconde pour s'expliquer sur sa prétendue absence[105]. Robespierre n'était plus là pour répondre. Mais si, en effet, il eût rompu toutes relations avec le comité de Salut public, comment ses collègues de la Convention ne s'en seraient-ils pas aperçus? Or, un des chefs de l'accusation de Lecointre contre certains membres des anciens comités porte précisément sur ce qu'ils n'ont point prévenu la Convention de l'absence de Robespierre. Rien d'embarrassé sur ce point comme la réponse de Billaud-Varenne: «C'eût été un fait trop facile à excuser; n'aurait-il pu prétexter une indisposition?»[106]

[Note 105: Réponse des membres des deux anciens comités, p. 7. Voyez aussi le rapport de Saladin, p. 99. «Il est convenu», dit ironiquement Saladin, «que depuis le 22 prairial Robespierre s'éloigne du comité».]

[Note 106: Réponse des membres des deux anciens comités, p. 61.]

Mais, objectait-on, et les signatures apposées par Robespierre au bas d'un assez grand nombre d'actes? Ah! disent les uns, il a pu signer quand deux fois il est venu au comité pour répondre à certaines imputations, ou quand il affectait de passer dans les salles, vers cinq heures, après la séance, ou quand il se rendait secrètement au bureau de police générale[107]. Il n'est pas étonnant, répond un autre, en son nom particulier, que les chefs de bureau lui aient porté chez lui ces actes à signer au moment où il était au plus haut degré de sa puissance[108]. En vérité! Et comment donc se fait-il alors que dans les trois premières semaines de ventôse an II, lorsque Robespierre était réellement retenu loin du comité par la maladie, les chefs de bureau n'aient pas songé à se rendre chez lui pour offrir à sa signature les arrêtés de ses collègues? Et comment expliquer qu'elle se trouve sur certains actes de peu d'importance, tandis qu'elle ne figure pas sur les arrêtés qui pouvaient lui paraître entachés d'oppression? Tout cela est misérable.

[Note 107: Réponse de J.-N. Billaud à Lecointre, p. 81.]

[Note 108: Réponse de J.-N. Billaud à Lecointre, p. 82.]

Quand Saladin rédigea son rapport sur la conduite des anciens membres des comités, il n'épargna pas à Robespierre les noms de traître et de tyran, c'était un tribut à payer à la mode du jour; mais comme il le met à part de ceux dont il était chargé de présenter l'acte d'accusation, et comme, sous les injures banales, on sent percer la secrète estime de ce survivant de la Gironde pour l'homme à qui soixante-douze de ses collègues et lui devaient la vie et auquel il avait naguère adressé ses hommages de reconnaissance!

L'abus du pouvoir poussé à l'extrême, la terre plus que jamais ensanglantée, le nombre plus que doublé des victimes, voilà ce qu'il met au compte des ennemis, que dis-je? des assassins de Robespierre, en ajoutant à l'appui de cette allégation, justifiée par les faits, ce rapprochement effrayant: «Dans les quarante-cinq jours qui ont précédé la retraite de Robespierre, le nombre des victimes est de cinq cent soixante-dix-sept; il s'élève à mille deux cent quatre-vingt-six pour les quarante-cinq jours qui l'ont suivie jusqu'au 9 thermidor[109].» Quoi de plus éloquent? Et combien plus méritoire est la conduite de Maximilien si, au lieu de se tenir à l'écart, comme on l'a jusqu'ici prétendu, il protesta hautement avec Couthon et Saint-Just contre cette manière prompte d'improviser la foudre à chaque instant!

[Note 109: Rapport de Saladin, p. 100.] De toutes les listes d'accusés renvoyés devant le tribunal révolutionnaire du 1er messidor au 9 thermidor par les comités de Salut public et de Sûreté générale, une seule, celle du 2 thermidor, porte la signature de Maximilien à côté de celles de ses collègues[110]. Une partie de ces listes, relatives pour la plupart aux conspirations dites des prisons, ont été détruites, et à coup sûr celles-là n'étaient point signées de Robespierre[111]. Il n'a pas signé l'arrêté en date du 4 thermidor concernant l'établissement définitif de quatre commissions populaires créées par décret du 13 ventôse (3 mars 1794) pour juger tous les détenus dans les maisons d'arrêt des départements[112].—Ce jour-là, du reste, il ne parut pas au comité, mais on aurait pu, d'après l'allégation de Billaud, lui faire signer l'arrêté chez lui.

[Note 110: Voyez à cet égard les pièces à la suite du rapport de Saladin et les Crimes des sept membres des anciens comités, par Lecointre, p. 132, 138. «Herman, son homme», dit M. Michelet, t. VII, p. 426, «qui faisait signer ces listes au comité de Salut public, se gardait bien de faire signer son maître». Où M. Michelet a-t-il vu qu'Herman fût l'homme de Robespierre? Et, dans ce cas, pourquoi n'aurait-il pas fait signer son maître? Est-ce qu'à cette époque on prévoyait la réaction et ses fureurs?]

[Note 111: D'après les auteurs de l'Histoire parlementaire, les signatures qui se rencontraient le plus fréquemment au bas de ces listes seraient celles de Carnot, de Billaud-Varenne et de Barère. (T. XXXIV, p. 13.) Quant aux conspirations des prisons, Billaud-Varenne a écrit après Thermidor: «Nous aurions été bien coupables si nous avions pu paraître indifférents….» Réponse de J.-N. Billaud à Laurent Lecointre, p. 75.]

[Note 112: Arrêté signé: Barère, Dubarran, C.-A. Prieur, Amar, Louis (du Bas-Rhin), Collot-d'Herbois, Carnot, Voulland, Vadier, Saint-Just, Billaud-Varenne.]

En revanche, une foule d'actes, tout à fait étrangers au régime de la Terreur, sont revêtus de sa signature. Le 5 messidor, il signe avec ses collègues un arrêté par lequel il est enjoint au citoyen Smitz d'imprimer en langue et en caractères allemands quinze cents exemplaires du discours sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains[113]. Donc ce jour-là l'entente n'était pas tout à fait rompue. Le 7, il approuve, toujours de concert avec ses collègues, la conduite du jeune Jullien à Bordeaux, et les dépenses faites par lui dans sa mission[114]. La veille, il avait ordonnancé avec Carnot et Couthon le payement de la somme de 3,000 livres au littérateur Demaillot et celle de 1,500 livres au citoyen Tourville, l'un et l'autre agents du comité[115]. Quelques jours après, il signait avec Billaud-Varenne l'ordre de mise en liberté de Desrozier, acteur du théâtre de l'Égalité[116], et, avec Carnot, l'ordre de mise en liberté de l'agent national de Romainville[117]. Le 18, il signe encore, avec Couthon, Barère et Billaud-Varenne, un arrêté qui réintégrait dans leurs fonctions les citoyens Thoulouse, Pavin, Maginet et Blachère, administrateurs du département de l'Ardèche, destitués par le représentant du peuple Reynaud[118]. Au bas d'un arrêté en date du 19 messidor, par lequel le comité de Salut public prévient les citoyens que toutes leurs pétitions, demandes et observations relatives aux affaires publiques, doivent être adressées au comité, et non individuellement aux membres qui le composent, je lis sa signature à côté des signatures de Carnot, de C.-A. Prieur, de Couthon, de Collot-d'Herbois, de Barère et de Billaud-Varenne[119]. Le 16, il écrivait de sa main aux représentants en mission le billet suivant: «Citoïen collègue, le comité de Salut public désire d'être instruit sans délai s'il existe ou a existé dans les départements sur lesquels s'étend ta mission quelques tribunaux ou commissions populaires. Il t'invite à lui en faire parvenir sur-le-champ l'état actuel avec la désignation du lieu et de l'époque de leur établissement. Robert Lindet, Billaud-Varenne, C.-A. Prieur, Carnot, Barère, Couthon et Collot-d'Herbois signaient avec lui[120].» Le 28, rappel de Dubois-Crancé, alors en mission à Rennes, par un arrêté du comité de Salut public signé: Robespierre, Carnot, Barère, Collot-d'Herbois, Billaud-Varenne, C.-A. Prieur, Couthon, Saint-Just et Robert Lindet[121].

[Note 113: Registre des arrêtés et délibérations du comité de Salut public, Archives, 436 a a 73.]

[Note 114: Registre des arrêtés et délibérations du comité de Salut public, Archives 436 a a 73.]

[Note 115: Archives, F. 7, 4437.]

[Note 116: Ibid.]

[Note 117: Ibid.]

[Note 118: Ibid.]

[Note 119: Archives, A. F, II, 37.]

[Note 120: Archives, A, II, 58.]

[Note 121: Registre des délibérations et arrêtés du comité de Salut public, Archives 436, a a 73.]

L'influence de Maximilien est ici manifeste. On sait en effet combien ce représentant lui était suspect. Après lui avoir reproché d'avoir trahi à Lyon les intérêts de la République, il l'accusait à présent d'avoir à dessein occasionné à Rennes une fermentation extraordinaire en déclarant qu'il y aurait des chouans tant qu'il existerait un Breton[122]! A cette date du 28 messidor, il signe encore avec Collot-d'Herbois, C.-A. Prieur, Carnot, Couthon, Barère, Saint-Just, Robert Lindet, le mandat de mise en liberté de trente-trois citoyens détenus dans les prisons de Troyes par les ordres du jeune Rousselin. Enfin, le 7 thermidor, il était présent à la délibération où fut décidée l'arrestation d'un des plus misérables agents du comité de Sûreté générale, de l'espion Senar[123], dénoncé quelques jours auparavant, aux Jacobins, par des citoyens victimes de ses actes d'oppression, et dont Couthon avait dit: «S'il est vrai que ce fonctionnaire ait opprimé le patriotisme, il doit être puni. Il existe bien évidemment un système affreux de tuer la liberté par le crime[124].» Nous pourrions multiplier ces citations, mais il n'en faut pas davantage pour démontrer de la façon la plus péremptoire que Robespierre n'a jamais déserté le comité dans le sens réel du mot.

[Note 122: Note de Robespierre sur différents députés. (Voy. Papiers inédits, t. II, p. 17, et numéro LI, à la suite du rapport de Courtois.)]

[Note 123: Registre des délibérations et arrêtés, ubi supra.]

[Note 124: Séance des Jacobins du 3 thermidor. Voy. le Moniteur du 9 (27 juillet 1794).]

Au reste, ses anciens collègues ont accumulé dans leurs explications évasives et embarrassées juste assez de contradictions pour mettre à nu leurs mensonges. Ainsi, tandis que d'un côté ils s'arment contre lui de sa prétendue absence du comité pendant quatre décades, nous les voyons, d'un autre côté, lui reprocher d'avoir assisté muet aux délibérations concernant les opérations militaires, et de s'être abstenu de voter[125]. «Dans les derniers temps», lit-on dans des Mémoires sur Carnot, «il trouvait des prétextes pour ne pas signer les instructions militaires, afin sans doute de se ménager, en cas de revers de nos armées, le droit d'accuser Carnot[126]». Donc il assistait aux séances du comité.

[Note 125: Réponse des membres des deux anciens comités, p. 10.]

[Note 126: Mémoires sur Carnot, par son fils, t. I, p. 523. Nous avons peu parlé de ces Mémoires, composés d'après des souvenirs thermidoriens, et dénués par conséquent de toute valeur historique. On regrette d'y trouver des erreurs et, il faut bien le dire, des calomnies qu'avec une étude approfondie des choses de la Révolution, M. Carnot fils se serait évité de laisser passer. Le désir de défendre une mémoire justement chère n'autorise personne à sortir des bornes de l'impartialité et de la justice.

De tous les anciens membres du comité de Salut public, Carnot, j'ai regret de le dire, est certainement un de ceux qui, après Thermidor, ont calomnié Robespierre avec le plus d'opiniâtreté. Il semble qu'il y ait eu chez lui de la haine du sabre contre l'idée. Ah! combien Robespierre avait raison de se méfier de l'engouement de notre nation pour les entreprises militaires!

Dans son discours du 1er vendémiaire an III (22 septembre 1794), deux mois après Thermidor, Carnot se déchaîna contre la mémoire de Maximilien avec une violence inouïe. Il accusa notamment Robespierre de s'être plaint avec amertume, à la nouvelle de la prise de Niewport, postérieure au 16 messidor, de ce qu'on n'avait pas massacré toute la garnison. Voy. le Moniteur du 4 vendémiaire (25 septembre 1794). Carnot a trop souvent fait fléchir la vérité dans le but de sauvegarder sa mémoire aux dépens d'adversaires qui ne pouvaient répondre, pour que nous ayons foi dans ses paroles. A sa haine invétérée contre Robespierre et contre Saint-Just, on sent qu'il a gardé le souvenir cuisant de cette phrase du second: «Il n'y a que ceux qui sont dans les armées qui gagnent les batailles». Lui-même, du reste, Carnot, n'écrivait-il pas, à la date du 8 messidor, aux représentants Richard et Choudieu, au quartier général de l'armée du Nord, de concert avec Robespierre et Couthon: «Ce n'est pas sans peine que nous avons appris la familiarité et les égards de plusieurs de nos généraux envers les officiers étrangers que nous regardons et voulons traiter comme des brigands….» Catalogue Charavay (janvier-février 1863).]

Mais ce qui lève tous les doutes, ce sont les registres du comité de Salut public, registres dont Lecointre ne soupçonnait pas l'existence, que nous avons sous les yeux en ce moment, et où, comme déjà nous avons eu occasion de de le dire, les présences de chacun des membres sont constatées jour par jour. Eh bien! du 13 prairial au 9 thermidor, Robespierre, manqua de venir au comité SEPT FOIS, en tout et pour tout, les 20 et 28 prairial, les 10, 11, 14 et 29 messidor et le 4 thermidor[127].

[Note 127: Registre des délibérations et arrêtés du comité de Salut public, Archives, 433 a a 70 jusqu'à 436 a a 73.]

Ce qu'il y a de certain, c'est que, tout en faisant acte de présence au comité, Robespierre n'ayant pu faire triompher sa politique, à la fois énergique et modérée, avait complètement résigné sa part d'autorité dictatoriale et abandonné à ses collègues l'exercice du gouvernement. Quel fut le véritable motif de la scission? Il est assez difficile de se prononcer bien affirmativement à cet égard, les Thermidoriens, qui seuls ont eu la parole pour nous renseigner sur ce point, ayant beaucoup varié dans leurs explications.

La détermination de Maximilien fut, pensons-nous, la conséquence d'une suite de petites contrariétés. Déjà, au commencement de floréal, une altercation avait eu lieu entre Saint-Just et Carnot au sujet de l'administration des armes portatives. Le premier se plaignait qu'on eût opprimé et menacé d'arrestation arbitraire l'agent comptable des ateliers du Luxembourg, à qui il portait un grand intérêt. La discussion s'échauffant, Carnot aurait accusé Saint-Just et ses amis d'aspirer à la dictature. A quoi Saint-Just aurait répondu que la République était perdue si les hommes chargés de la défendre se traitaient ainsi de dictateurs. Et Carnot, insistant, aurait répliqué: «Vous êtes des dictateurs ridicules». Le lendemain, Saint-Just s'étant rendu au comité en compagnie de Robespierre: «Tiens», se serait-il écrié en s'adressant à Carnot, «les voilà, mes amis, voilà ceux que tu as attaqués hier». Or, quelle fut en cette circonstance le rôle de Robespierre? «Il essaya de parler des torts respectifs avec un ton très hypocrite», disent les membres des anciens comités sur la foi desquels nous avons raconté cette scène, ce qui signifie, à n'en pas douter, que Robespierre essaya de la conciliation[128].

[Note 128: Réponse des membres des deux anciens comités aux imputations de Laurent Lecointre, p. 103, 104, note de la p. 21.—M. H. Carnot, dans les Mémoires sur son père, raconte un peu différemment la scène, d'après un récit de Prieur, et il termine par cette exclamation mélodramatique qu'il prête à Carnot s'adressant à Couthon, à Saint-Just et à Robespierre: «Triumvirs, vous disparaîtrez». (T. I, p. 524.) Or il est à remarquer que dans la narration des anciens membres du comité, écrite peu de temps après Thermidor, il n'est pas question de Couthon, et que Robespierre ne figure en quelque sorte que comme médiateur. Mais voilà comme on embellit l'histoire.]

Si donc ce récit, dans les termes mêmes où il nous a été transmis, fait honneur à quelqu'un, ce n'est pas assurément à Carnot. Que serait-ce si Robespierre et Saint-Just avaient pu fournir leurs explications! Dictateur! c'était, paraît-il, la grosse injure de Carnot, car dans une autre occasion, croyant avoir à se plaindre de Robespierre, au sujet de l'arrestation de deux commis des bureaux de la guerre, il lui aurait dit, en présence de Levasseur (de la Sarthe): «Il ne se commet que des actes arbitraires dans ton bureau de police générale, tu es un dictateur». Robespierre furieux aurait pris en vain ses collègues à témoins de l'insulte dont il venait d'être l'objet. En vérité, on se refuserait à croire à de si puériles accusations, si cela n'était pas constaté par le Moniteur[129].

[Note 129: Voy. le Moniteur du 10 germinal, an III (30 mars 1795). Séance de la Convention du 6 germinal.]

J'ai voulu savoir à quoi m'en tenir sur cette fameuse histoire des secrétaires de Carnot, dont celui-ci signa l'ordre d'arrestation sans s'en douter, comme il le déclara d'un ton patelin à la Convention nationale. Ces deux secrétaires, jeunes l'un et l'autre, en qui Carnot avait la plus grande confiance, pouvaient être fort intelligents, mais ils étaient plus légers encore. Un soir qu'ils avaient bien dîné, ils firent irruption au milieu d'une réunion sectionnaire, y causèrent un effroyable vacarme, et, se retranchant derrière leur qualité de secrétaires du comité de Salut public, menacèrent de faire guillotiner l'un et l'autre[130]. Ils furent arrêtés tous deux, et relâchés peu de temps après; mais si jamais arrestation fut juste, ce fut assurément celle-là, et tout gouvernement s'honore qui réprime sévèrement les excès de pouvoir de ses agents[131].

[Note 130: Archives, F. 7, 4437.]

[Note 131: Rien de curieux et de triste à la fois, comme l'attitude de Carnot après Thermidor. Il a poussé le mépris de la vérité jusqu'à oser déclarer, en pleine séance de la Convention (6 germinal an III), que Robespierre avait lancé un mandat d'arrêt contre un restaurateur de la terrasse des Feuillants, uniquement parce que lui, Carnot, allait y prendre ses repas. Mais le bouffon de l'affaire, c'est qu'il signa aussi, sans le savoir, ce mandat. Aussi ne fut-il pas médiocrement étonné lorsqu'on allant dîner on lui dit que son traiteur avait été arrêté par son ordre. Je suis fâché, en vérité, de n'avoir pas découvert, parmi les milliers d'arrêtés que j'ai eus sous les yeux, cet ordre d'arrestation. Fut-ce aussi sans le savoir et dans l'innocence de son coeur que Carnot, suivant la malicieuse expression de Lecointre, écrivit de sa main et signa la petite recommandation qui servit à Victor de Broglie de passeport pour l'échafaud?]

Je suis convaincu, répéterai-je, que la principale raison de la retraite toute morale de Robespierre fut la scène violente à laquelle donna lieu, le 28 prairial, entre plusieurs de ses collègues et lui, la ridicule affaire de Catherine Théot, lui s'indignant de voir transformer en conspiration de pures et innocentes mômeries, eux ne voulant pas arracher sa proie au comité de Sûreté générale. Mon opinion se trouve singulièrement renforcée de celle du représentant Levasseur, lequel a dû être bien informé, et qui, dans ses Mémoires, s'est exprimé en ces termes: «Il est constant que c'est à propos de la ridicule superstition de Catherine Théot qu'éclata la guerre sourde des membres des deux comités»[132]. Mais la résistance de Robespierre en cette occasion était trop honorable pour que ses adversaires pussent l'invoquer comme la cause de sa scission d'avec eux; aussi imaginèrent-ils de donner pour prétexte à leur querelle le décret du 20 prairial, qu'ils avaient approuvé aveuglément les uns et les autres.

[Note 132: Mémoires de Levasseur, t. III, p. 112.]

Au reste, la résolution de Maximilien eut sa source dans plusieurs motifs. Lui-même s'en est expliqué en ces termes dans son discours du 8 thermidor: «Je me bornerai à dire que, depuis plus de six semaines, la nature et la force de la calomnie, l'IMPUISSANCE DE FAIRE LE BIEN ET D'ARRÊTER LE MAL, m'ont forcé à abandonner absolument mes fonctions de membre du comité de Salut public, et je jure qu'en cela même je n'ai consulté que ma raison et la patrie. Je préfère ma qualité de représentant du peuple à celle de membre du comité de Salut public, et je mets ma qualité d'homme et de citoyen français avant tout[133].» Disons maintenant de quelles amertumes il fut abreuvé durant les six dernières semaines de sa vie.

[Note 133: Discours du 8 thermidor, p. 30.]

V

Les anciens collègues de Robespierre au comité de Salut public ont fait un aveu bien précieux: la seule preuve matérielle, la pièce de conviction la plus essentielle contre lui, ont-ils dit, résultant de son discours du 8 thermidor à la Convention, il ne leur avait pas été possible de l'attaquer plus tôt[134]. Or, si jamais homme, victime d'une accusation injuste, s'est admirablement justifié devant ses concitoyens et devant l'avenir, c'est bien Robespierre dans le magnifique discours qui a été son testament de mort.

[Note 134: Réponse des membres des deux anciens comités aux imputations de Laurent Lecointre, p. 14.]

Et comment ne pas comprendre l'embarras mortel de ses accusateurs quand on se rappelle ces paroles de Fréron, à la séance du 9 fructidor (26 août 1794): «Le tyran qui opprimait ses collègues puis encore que la nation était tellement enveloppé dans les apparences des vertus les plus populaires, la considération et la confiance du peuple formaient autour de lui un rempart si sacré, que nous aurions mis la nation et la liberté elle-même en péril si nous nous étions abandonnés à notre impatience de l'abattre plus tôt[135].»

[Note 135: Réponse des membres des deux anciens comités aux imputations de Laurent Lecointre, p. 24.]

On a vu déjà comment il opprimait ses collègues: il suffisait d'un coup d'oeil d'intelligence pour que la majorité fût acquise contre lui. Billaud-Varenne ne se révoltait-il pas à cette supposition que des hommes comme Robert Lindet, Prieur (de la Côte-d'Or), Carnot et lui avaient pu se laisser mener[136]? Donc, sur ses collègues du comité, il n'avait aucune influence prépondérante, c'est un point acquis. Mais, ont prétendu ceux-ci, tout le mal venait du bureau de police générale, dont il avait la direction suprême et au moyen duquel il gouvernait despotiquement le tribunal révolutionnaire; et tous les historiens de la réaction, voire même certains écrivains prétendus libéraux, d'accueillir avec empressement ce double mensonge thermidorien, sans prendre la peine de remonter aux sources.

[Note 136: Réponse de J.-N. Billaud à Laurent Lecointre, p. 94.]

Et d'abord signalons un fait en passant, ne fût-ce que pour constater une fois de plus les contradictions habituelles aux calomniateurs de Robespierre. Lecointre ayant prétendu n'avoir point attaqué Carnot, Prieur (de la Côte-d'Or) et Robert Lindet, parce qu'ils se tenaient généralement à l'écart des discussions sur les matières de haute police, de politique et de gouvernement,—tradition menteuse acceptée par une foule d'historiens superficiels,—Billaud-Varenne lui donna un démenti sanglant, appuyé des propres déclarations de ses collègues, et il insista sur ce que les meilleures opérations de l'ancien comité de Salut public étaient précisément celles de ce genre[137].

[Note 137: Réponse de J.-N. Billaud à Lecointre, p. 41.]

Seulement, eut-il soin de dire, les attributions du bureau de police avaient été dénaturées par Robespierre. Établi au commencement de floréal, non point, comme on l'a dit, dans un but d'opposition au comité de Sûreté générale, mais pour surveiller les fonctionnaires publics, et surtout pour examiner les innombrables dénonciations adressées au comité de Salut public; ce bureau avait été placé sous la direction de Saint-Just, qui, étant parti en mission très peu de jours après, avait été provisoirement remplacé par Robespierre.

Écoutons à ce sujet Maximilien lui-même: «J'ai été chargé, en l'absence d'un de mes collègues, de surveiller un bureau de police générale, récemment et faiblement organisé au comité de Salut public. Ma courte gestion s'est bornée à provoquer une trentaine d'arrêtés, soit pour mettre en liberté des patriotes persécutés, soit pour s'assurer de quelques ennemis de la Révolution. Eh bien! croira-t-on que ce seul mot de police générale a servi de prétexte pour mettre sur ma tête la responsabilité de toutes les opérations du comité de Sûreté générale,—ce grand instrument de la Terreur—des erreurs de toutes les autorités constituées, des crimes de tous mes ennemis? Il n'y a peut-être pas un individu arrêté, pas un citoyen vexé, à qui l'on n'ait dit de moi: «Voilà l'auteur de tes maux; tu serais heureux et libre s'il n'existait plus». Comment pourrais-je ou raconter ou deviner toutes les espèces d'impostures qui ont été clandestinement insinuées, soit dans la Convention nationale, soit ailleurs, pour me rendre odieux ou redoutable[138]!»

[Note 138: Discours du 8 thermidor, p. 30.]

J'ai sous les yeux l'ensemble complet des pièces relatives aux opérations de ce bureau de police générale[139]; rien ne saurait mieux démontrer la vérité des assertions de Robespierre; et, en consultant ces témoins vivants, en fouillant dans ces registres où l'histoire se trouve à nu et sans fard, on est stupéfait de voir avec quelle facilité les choses les plus simples, les plus honorables même, ont pu être retournées contre lui et servir d'armes à ses ennemis.

[Note 139: Archives, A F 7, 4437.]

Quand Saladin présenta son rapport sur la conduite des membres de l'ancien comité de Salut public, il prouva, de la façon la plus lumineuse, que le bureau de police générale n'avait nullement été un établissement distinct, séparé du comité de Salut public, et que ses opérations avaient été soumises à tous les membres du comité et sciemment approuvées par eux. A cet égard la déclaration si nette et si précise de Fouquier-Tinville ne saurait laisser subsister l'ombre d'un doute: «Tous les ordres m'ont été donnés dans le lieu des séances du comité, de même que tous les arrêtés qui m'ont été transmis étaient intitulés: Extrait des registres du comité de Salut public, et signés de plus ou de moins de membres de ce comité[140].»

[Note 140: Voy. le rapport de Saladin, où se trouve citée la déclaration de Fouquier-Tinville, p. 10 et 11.]

Rien de simple comme le mécanisme de ce bureau. Tous les rapports, dénonciations et demandes adressés au comité de Salut public étaient transcrits sur des registres spéciaux. Le membre chargé de la direction du bureau émettait en marge son avis, auquel était presque toujours conforme la décision du comité. En général, suivant la nature de l'affaire, il renvoyait à tel ou tel de ses collègues.

Ainsi, s'agissait-il de dénonciations ou de demandes concernant les approvisionnements ou la partie militaire: «Communiquer à Robert Lindet, à Carnot», se contentait d'écrire en marge Maximilien. Parmi les ordres d'arrestation délivrés sur l'avis de Robespierre, nous trouvons celui de l'ex-vicomte de Mailly, dénoncé par un officier municipal de Laon pour s'être livré à des excès dangereux en mettant la Terreur à l'ordre du jour[141].

[Note 141: 8 prairial (27 mai 1794). Archives, F, 7, 4437.]

Chacune des recommandations de Robespierre ou de Saint-Just porte l'empreinte de la sagesse et de la véritable modération. L'agent national du district de Senlis rend compte du succès de ses courses républicaines pour la destruction du fanatisme dans les communes de son arrondissement; on lui fait répondre qu'il doit se borner à ses fonctions précisées par la loi, respecter le décret qui établit la liberté des cultes et faire le bien sans faux zèle[142]. La société populaire du canton d'Épinay, dans le département de l'Aube, dénonce le ci-devant curé de Pelet comme un fanatique dangereux et accuse le district de Bar-sur-Aube de favoriser la caste nobiliaire; Robespierre recommande qu'on s'informe de l'esprit de cette société populaire et de celui du district de Bar[143]. L'agent du district national de Compiègne dénonce des malveillants cherchant à plonger le peuple dans la superstition et dans le fanatisme; réponse: «Quand on envoie une dénonciation, il faut la préciser autrement». En marge d'une dénonciation de la municipalité de Passy contre Reine Vindé, accusée de troubler la tranquillité publique par ses folies, il écrit: «On enferme les fous»[144]. Au comité de surveillance de la commune de Dourdan, qui avait cru devoir ranger dans la catégorie des suspects ceux des habitants de cette ville convaincus d'avoir envoyé des subsistances à Paris, il fait écrire pour l'instruire des inconvénients de cette mesure et lui dire de révoquer son arrêté. La société populaire de Lodève s'étant plainte des abus de pouvoir du citoyen Favre, délégué des représentants du peuple Milhaud et Soubrany, lequel, avec les manières d'un intendant de l'ancien régime, avait exigé qu'on apportât chez lui les livres des délibérations de la société, il fit aussitôt mander le citoyen Favre à Paris[145]. Un individu, se disant président de la commune d'Exmes, dans le département de l'Orne, avait écrit au comité pour demander si les croix portées au cou par les femmes devaient être assimilées aux signes extérieurs des cultes, tels que croix et images dont certaines municipalités avaient ordonné la destruction, Robespierre renvoie au commissaire de police générale la lettre de l'homme en question pour s'informer si c'est un sot ou un fripon. Je laisse pour mémoire une foule d'ordres de mise en liberté, et j'arrive à l'arrestation des membres du comité révolutionnaire de la section de l'Indivisibilité, à cette arrestation fameuse citée par les collègues de Robespierre comme la preuve la plus évidente de sa tyrannie.

[Note 142: 13 prairial (1er juin). Ibid.]

[Note 143: 10 floréal (29 avril). Ibid.]

[Note 144: 19 floréal (8 mai). Ibid.]

[Note 145: 21 prairial (9 juin 1794) Archives, 7, 7, 4437.]

A la séance du 9 thermidor, Billaud-Varenne lui reprocha, par-dessus toutes choses, d'avoir défendu Danton, et fait arrêter le meilleur comité révolutionnaire de Paris; et le vieux Vadier, arrivant ensuite, lui imputa à crime d'abord de s'être porté ouvertement le défenseur de Bazire, de Chabot et de Camille Desmoulins, et d'avoir ordonné l'incarcération du comité révolutionnaire le plus pur de Paris.

Le comité que les ennemis de Robespierre prenaient si chaleureusement sous leur garde, c'était celui de l'Indivisibilité. Quelle faute avaient donc commise les membres de ce comité? Étaient-ils des continuateurs de Danton? Non, assurément, car ils n'eussent pas trouvé un si ardent avocat dans la personne de Billaud-Varenne. Je supposais bien que ce devaient être quelques disciples de Jacques Roux ou d'Hébert; mais, n'en ayant aucune preuve, j'étais fort perplexe, lorsqu'en fouillant dans les papiers encore inexplorés du bureau de police générale, j'ai été assez heureux découvrir les motifs très graves de l'arrestation de ce comite.

Elle eut lieu sur la dénonciation formelle du citoyen Périer, employé de la bibliothèque de l'Instruction publique, et président de la section même de l'Indivisibilité, ce qui ajoutait un poids énorme à la dénonciation. Pour la troisième fois, à la date du 1er messidor, il venait dénoncer les membres du comité révolutionnaire de cette section. Mais laissons ici la parole au dénonciateur: «Leur promotion est le fruit de leurs intrigues. Depuis qu'ils sont en place, on a remarqué une progression dans leurs facultés pécuniaires. Ils se donnent des repas splendides. Hyvert a étouffé constamment la voix de ses concitoyens dans les assemblées générales. Despote dans ses actes, il a porté les citoyens à s'entr'égorger à la porte d'un boucher. Le fait est constaté par procès-verbal. Grosler a dit hautement que les assemblées sectionnaires étoient au-dessus de la Convention. Il a rétabli sous les scellés des flambeaux d'argent qu'on l'accusoit d'avoir soustraits. Grosler a été prédicateur de l'athéisme. Il a dit à Testard et à Guérin que Robespierre, malgré son foutu décret sur l'Être suprême, seroit guillotiné…. Viard a mis des riches à contribution, il a insulté des gens qu'il mettoit en arrestation. Laîné a été persécuteur d'un Anglais qui s'est donné la mort pour échapper à sa rage; Allemain, commissaire de police, est dépositaire d'une lettre de lui…. Fournier a traité les représentants de scélérats, d'intrigants qui seraient guillotinés….» En marge de cette dénonciation on lit de la main de Robespierre: «Mettre en état d'arrestation tous les individus désignés dans l'article[146].» Nous n'avons point trouvé la minute du mandat d'arrêt, laquelle était probablement revêtue des signatures de ceux-là même qui se sont fait une arme contre Robespierre de cette arrestation si parfaitement motivée. On voit en effet maintenant ce que Billaud-Varenne et Vadier entendaient par le comité révolutionnaire le meilleur et le plus pur de Paris.

[Note 146: 1er messidor (19 juin). Archives, F, 7, 4437.]

Ainsi, dans toutes nos révélations se manifeste la pensée si claire de Robespierre: réprimer les excès de la Terreur sans compromettre les destinées de la République et sans ouvrir la porte à la contre-révolution. A partir du 12 messidor—je précise la date—il devint complètement étranger au bureau de police générale. Au reste, les Thermidoriens ont, involontairement bien entendu, rendu plus d'une fois à leur victime une justice éclatante. Quoi de plus significatif que ce passage d'un Mémoire de Billaud-Varenne où, après avoir établi la légalité de l'établissement d'un bureau de haute police au sein du comité de Salut public, il s'écrie: «Si, depuis, Robespierre, marchant à la dictature par la compression et la terreur, avec l'intention peut-être de trouver moins de résistance au dénouement par une clémence momentanée, et en rejetant tout l'odieux de ses excès sur ceux qu'il aurait immolés, a dénaturé l'attribution de ce bureau, c'est une de ces usurpations de pouvoir qui ont servi et à réaliser ses crimes et à l'en convaincre.» Ses crimes, ce fut sa résolution bien arrêtée et trop bien devinée par ses collègues d'opposer une digue à la Terreur aveugle et brutale, et de maintenir la Révolution dans les strictes limites de la justice inflexible et du bon sens.

VI

Il nous reste à démontrer combien il demeura toujours étranger au tribunal révolutionnaire, à l'établissement duquel il n'avait contribué en rien. Et d'abord, ne craignons pas de le dire, comparé aux tribunaux exceptionnels et extraordinaires de la réaction thermidorienne ou des temps monarchiques et despotiques, où le plus grand des crimes était d'avoir trop aimé la République, la patrie, la liberté, ce tribunal sanglant pourrait sembler un idéal de justice. De simples rapprochements suffiraient pour établir cette vérité; mais une histoire impartiale et sérieuse du tribunal révolutionnaire est encore à faire.

Emparons-nous d'abord de cette déclaration non démentie par des membres de l'ancien comité de Salut public: «Il n'y avoit point de contact entre le comité et le tribunal révolutionnaire que pour les dénonciations des accusés de crimes de lèse-nation, ou des factions, ou des généraux, pour la communication des pièces et les rapports sur lesquels l'accusation était portée, ainsi que pour l'exécution des décrets de la Convention nationale.»[147] Cela n'a pas empêché ces membres eux-mêmes et une foule d'écrivains sans conscience d'attribuer à Robespierre la responsabilité d'une partie des actes de ce tribunal.

[Note 147: Réponse des membres des anciens comités aux imputations de Laurent Lecointre, p. 43.]

Assez embarrassés pour expliquer l'absence des signatures de Robespierre, de Couthon et de Saint-Just sur les grandes listes d'accusés traduits au tribunal révolutionnaire en messidor et dans la première décade de thermidor, les anciens collègues de Maximilien ont dit: «Qu'importe! si c'était leur voeu que nous remplissions»![148] Hélas! c'était si peu leur voeu que ce que Robespierre reprocha précisément à ses ennemis, ce fut—ne cessons pas de le rappeler—«d'avoir porté la Terreur dans toutes les conditions, déclaré la guerre aux citoyens paisibles, érigé en crimes ou des préjugés incurables ou des choses indifférentes, pour trouver partout des coupables et rendre la Révolution redoutable au peuple même».[149] A cette accusation terrible ils n'ont pu répondre que par des mensonges et des calomnies.

[Note 148: Réponse des membres des anciens comités aux imputations de Lecointre, p. 44.]

[Note 149: Discours du 8 thermidor, p. 8.]

Présenter le tribunal révolutionnaire comme tout dévoué à Maximilien, c'était chose assez difficile au lendemain du jour où ce tribunal s'était mis si complaisamment au service des vainqueurs, et, Fouquier-Tinville en tête, avait été féliciter la Convention nationale d'avoir su distinguer les traîtres[150]. Si parmi les membres de ce tribunal, jurés ou juges, quelques-uns professaient pour Robespierre une estime sans borne, la plupart étaient à son égard ou indifférents ou hostiles. Dans le procès où furent impliquées les fameuses vierges de Verdun figuraient deux accusés nommés Bertault et Bonin, à la charge desquels on avait relevé, entre autres griefs, de violents propros contre Robespierre. Tous deux se trouvèrent précisément au nombre des acquittés[151].

[Note 150: Séance du 10 thermidor (Moniteur du 12 [30 juillet 1794]).]

[Note 151: Audience du 12 floréal (25 avril 1794), Moniteur du 13 floréal (2 mai 1794).]

Cependant il paraissait indispensable de le rendre solidaire des actes de ce tribunal. «On s'est attaché particulièrement», a-t-il dit lui-même, «à prouver que le tribunal révolutionnaire était un tribunal de sang créé par moi seul, et que je maîtrisais absolument pour faire égorger tous les gens de bien, et même tous les fripons, car on voulait me susciter des ennemis de tous les genres»[152]. On imagina donc, après Thermidor, de répandre le bruit qu'il avait gouverné le tribunal par Dumas et par Coffinhal. On avait appris depuis, prétendait-on, qu'il avait eu avec eux des conférences journalières où sans doute il conférait des détenus à mettre en jugement[153]. On ne s'en était pas douté auparavant. Mais plus la chose était absurde, invraisemblable, plus on comptait sur la méchanceté des uns et sur la crédulité des autres pour la faire accepter.

[Note 152: Discours du 8 thermidor, p. 22.]

[Note 153: Réponse des membres des anciens comités aux imputations de Lecointre, p. 44.]

Hommes de tête et de coeur, dont la réputation de civisme et de probité est demeurée intacte malgré les calomnies persistantes sous lesquelles on a tenté d'étouffer leur mémoire, Dumas et Coffinhal avaient été les seuls membres du tribunal révolutionnaire qui se fussent activement dévoués à la fortune de Robespierre dans la journée du 9 thermidor.

Emportés avec lui par la tempête, ils n'étaient plus là pour répondre. A-t-on jamais produit la moindre preuve de leurs prétendues conférences avec Maximilien? Non; mais c'était chose dont on se passait volontiers quand on écrivait l'histoire sous la dictée des vainqueurs. Dans les papiers de Dumas on a trouvé un billet de Robespierre, un seul: c'était une invitation pour se rendre … au comité de Salut public[154].

[Note 154: Voici cette invitation citée en fac-similé à la suite des notes fournies par Robespierre à Saint-Just pour son rapport sur les dantonistes: «Le comité de Salut public invite le citoïen Dumas, vice-président du tribunal criminel, à se rendre au lieu de ses séances demain à midi.—Paris, le 12 germinal, l'an II de la République. —Robespierre.»]

S'il n'avait aucune action sur le tribunal révolutionnaire, du moins, a-t-on prétendu encore, agissait-il sur Herman, qui, en sa qualité de commissaire des administrations civiles et tribunaux, avait les prisons sous sa surveillance. Nous avons démontré ailleurs la fausseté de cette allégation. Herman, dont Robespierre estimait à juste titre la probité et les lumières, avait bien pu être nommé, sur la recommandation de Maximilien, président du tribunal révolutionnaire d'abord, et ensuite commissaire des administrations civiles, mais ses relations avec lui se bornèrent à des relations purement officielles, et dans l'espace d'une année, il n'alla pas chez lui plus de cinq fois; ses déclarations à cet égard n'ont jamais été démenties[155].

[Note 155: Voyez le mémoire justificatif d'Herman, déjà cité ubi supra.]

Seulement il était tout simple qu'en marge des rapports de dénonciations adressées au comité de Salut public, Maximilien écrivît: renvoïé à Herman, autrement dit au commissaire des administrations civiles et tribunaux, comme il écrivait: renvoïé à Carnot, à Robert Lindet, suivant que les faits dénoncés étaient de la compétence de tel ou tel de ces fonctionnaires. Ainsi fut-il fait pour les dénonciations relatives aux conspirations dites des prisons[156]; et lorsque dans les premiers jours de messidor, le comité de Salut public autorisait le commissaire des administrations civiles à opérer des recherches dans les prisons au sujet des complots contre la sûreté de la République, pour en donner ensuite le résultat au comité, il prenait une simple mesure de précaution toute légitime dans les circonstances où l'on se trouvait[157].

[Note 156: Voyez entre autres les dénonciations de Valagnos et de
Grenier, détenus à Bicètre. Archives, F, 7, 4437.]

[Note 157: Arrêté signé: Robespierre, Barère, Carnot, Couthon, C.-A.
Prieur, Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois et Robert Lindet.]

Au reste, Herman était si peu l'homme de Robespierre, et il songea si peu à s'associer à sa destinée dans la tragique journée de Thermidor, qu'il s'empressa d'enjoindre à ses agents de mettre à exécution le décret de la Convention qui mettait Hanriot, son état-major et plusieurs autres individus, en état d'arrestation.

Quoi qu'il en soit, Herman, sans être lié d'amitié avec Robespierre, avait mérité d'être apprécié de lui, et il professait pour le caractère de ce grand citoyen la plus profonde estime. Tout au contraire, Maximilien semblait avoir pour la personne de Fouquier-Tinville une secrète répulsion. On ne pourrait citer un mot d'éloge tombé de sa bouche ou de sa plume sur ce farouche et sanglant magistrat, dont la réaction, d'ailleurs, ne s'est pas privée d'assombrir encore la sombre figure. Fouquier s'asseyait à la table de Laurent Lecointre en compagnie de Merlin (de Thionville); il avait des relations de monde avec les députés Morisson, Cochon de Lapparent, Goupilleau (de Fontenay) et bien d'autres[158]; mais Robespierre, il ne le voyait jamais en dehors du comité de Salut public; une seule fois il alla chez lui, ce fut le jour de l'attentat de Ladmiral, comme ce jour-là il se rendit également chez Collot-d'Herbois[159]. Il ne se gênait même point pour manifester son antipathie contre lui. Un jour, ayant reçu la visite du représentant Martel, député de l'Allier à la Convention, il lui en parla dans les termes les plus hostiles, en l'engageant à se liguer avec lui, afin, disait-il, de sauver leurs têtes[160].

[Note 158: Mémoire de Fouquier-Tinville dans l'Histoire parlementaire, t. XXXIV, p. 241.]

[Note 159: Mémoire de Fouquier, ubi supra, p. 239.]

[Note 160: Mémoire de Fouquier, ubi supra, p. 247, corroboré ici par la déposition de Martel. (Histoire parlementaire, t. XXXV, p. 16.)]

Fouquier-Tinville était-il de la conjuration? On pourrait le croire. Il recevait de fréquentes visites d'Amar, de Vadier, de Voulland et de Jagot—quatre des plus violents ennemis de Robespierre—qui venaient lui recommander de mettre en jugement tel ou tel qu'ils désignaient[161]. On sait avec quel empressement il vint, dans la matinée du 10 thermidor, offrir ses services à la Convention nationale; on sait aussi comment le lendemain, à la séance du soir, Barère, au nom des comités de Salut public et de Sûreté générale, parla du tribunal révolutionnaire, «de cette institution salutaire, qui détruisait les ennemis de la République, purgeait le sol de la liberté, pesait aux aristocrates et nuisait aux ambitieux»; comment enfin il proposa de maintenir au poste d'accusateur public … Fouquier-Tinville[162]. Ce n'était donc pas le tribunal de Robespierre, bien que dans la matinée du 10, quelques-uns des calomniateurs jurés de Robespierre, Élie Lacoste, Thuriot, Bréard, eussent demandé la suppression de ce tribunal comme étant composé de créatures de Maximilien. Mais admirez les contradictions de ces sanguinaires Thermidoriens, le soir même Barère annonçait que les conjurés avaient formé le projet de faire fusiller le tribunal révolutionnaire[163].

[Note 161: Déposition d'Etienne Masson, ex-greffier au tribunal révolutionnaire, dans le procès de Fouquier. (Histoire parlementaire, t. XXXV, p. 89.)]

[Note 162: Voy. le Moniteur du 14 thermidor an II (1er août 1794).]

[Note 163: Ibid.]

La vérité est que Robespierre blâmait et voulait arrêter les excès auxquels ce tribunal était en quelque sorte forcément entraîné par les manoeuvres odieuses de certains membres du gouvernement. Quant à son influence sur les décisions du tribunal révolutionnaire, elle était nulle, absolument nulle; mais en eût-il eu la moindre sur quelques-uns de ses membres, qu'il lui eût répugné d'en user. Nous avons dit comment, ayant négligemment demandé un jour à Duplay ce qu'il avait fait au tribunal, et son hôte lui ayant répondu: «Maximilien, je ne vous demande jamais ce que vous faites au comité de Salut public», il lui avait étroitement serré la main, en signe d'estime et d'adhésion.

VII.

Quand les conjurés virent Robespierre fermement décidé à arrêter le débordement des excès, ils imaginèrent de retourner contre lui l'arme même dont il entendait se servir, et de le présenter partout comme l'auteur des actes d'oppression qu'ils multipliaient à dessein. Tous ceux qui avaient une mauvaise conscience, tous ceux qui s'étaient souillés de rapines ou baignés dans le sang à plaisir, les Bourdon, les Carrier, les Guffroy, les Tallien, les Rovère, les Dumont, les Vadier, s'associèrent à ce plan où se devine si bien la main de l'odieux Fouché. D'impurs émissaires, répandus dans tous les lieux publics, dans les assemblées de sections, dans les sociétés populaires, étaient chargés de propager la calomnie.

Mais laissons ici Robespierre dévoiler lui-même les effroyables trames dont il fut victime: «Pour moi, je frémis quand je songe que des ennemis de la Révolution, que d'anciens professeurs de royalisme, que des ex-nobles, que des émigrés peut-être, se sont tout à coup faits révolutionnaires et transformés en commis du comité de Sûreté générale, pour se venger sur les amis de la patrie de la naissance et des succès de la République…. A ces puissants motifs qui m'avaient déjà déterminé à dénoncer ces hommes, mais inutilement, j'en joins un autre qui tient à la trame que j'avais commencé à développer: nous sommes instruits qu'ils sont payés par les ennemis de la Révolution pour déshonorer le gouvernement révolutionnaire en lui-même et pour calomnier les représentants du peuple dont les tyrans ont ordonné la perte. Par exemple, quand les victimes de leur perversité se plaignent, ils s'excusent en leur disant: C'est Robespierre qui le veut: nous ne pouvons pas nous en dispenser…. Jusques à quand l'honneur des citoyens et la dignité de la Convention nationale seront-ils à la merci de ces hommes-là? Mais le trait que je viens de citer n'est qu'une branche du système de persécution plus vaste dont je suis l'objet. En développant cette accusation de dictature mise à l'ordre du jour par les tyrans, on s'est attaché à me charger de toutes leurs iniquités, de tous les torts de la fortune, ou de toutes les rigueurs commandées par le salut de la patrie. On disait aux nobles: c'est lui seul qui vous a proscrits; on disait en même temps aux patriotes: il veut sauver les nobles; on disait aux prêtres: c'est lui seul qui vous poursuit, sans lui vous seriez paisibles et triomphants; on disait aux fanatiques: c'est lui qui détruit la religion; on disait aux patriotes persécutés: c'est lui qui l'a ordonné ou qui ne veut pas l'empêcher. On me renvoyait toutes les plaintes dont je ne pouvais faire cesser les causes, en disant: Votre sort dépend de lui seul. Des hommes apostés dans les lieux publics propageaient chaque jour ce système; il y en avait dans le lieu des séances du tribunal révolutionnaire, dans les lieux où les ennemis de la patrie expient leurs forfaits; ils disaient: Voilà des malheureux condamnés; qui est-ce qui en est la cause? Robespierre…. Ce cri retentissait dans toutes les prisons; le plan de proscription était exécuté à la fois dans tous les départements par les émissaires de la tyrannie…. Comme on voulait me perdre surtout dans l'opinion de la Convention nationale, on prétendit que moi seul avais osé croire qu'elle pouvait renfermer dans son sein quelques hommes indignes d'elle. On dit à chaque député revenu d'une mission dans les départements que moi seul avais provoqué son rappel; je fus accusé, par des hommes très officieux et très insinuants, de tout le bien et de tout le mal qui avait été fait. On rapportait fidèlement à mes collègues et tout ce que j'avais dit, et surtout ce que je n'avais pas dit. On écartait avec soin le soupçon qu'on eût contribué à un acte qui pût déplaire à quelqu'un; j'avais tout fait, tout exigé, tout commandé, car il ne faut pas oublier mon titre de dictateur…. Ce que je puis affirmer positivement, c'est que parmi les auteurs de cette trame sont les agents de ce système de corruption et d'extravagance, le plus puissant de tous les moyens inventés par l'étranger pour perdre la République….[164]»

[Note 164: Discours du 8 thermidor, p. 20, 21, 22, 23.—Et voilà ce que d'aveugles écrivains, comme MM. Michelet et Quinet, appellent le sentiment populaire.]

Il n'est pas jusqu'à son immense popularité qui ne servît merveilleusement les projets de ses ennemis. L'opinion se figurait son influence sur les affaires du gouvernement beaucoup plus considérable qu'elle ne l'était en réalité. N'entendons-nous pas aujourd'hui encore une foule de gens témoigner un étonnement assurément bien naïf de ce qu'il ait abandonné sa part de dictature au lieu de s'opposer à la recrudescence de terreur infligée au pays dans les quatre décades qui précédèrent sa chute? Nous avons prouvé, au contraire, qu'il lutta énergiquement au sein du comité de Salut public pour refréner la Terreur, cette Terreur déchaînée par ses ennemis sur toutes les classes de la société; l'impossibilité de réussir fut la seule cause de sa retraite, toute morale. «L'impuissance de faire le bien et d'arrêter le mal m'a forcé à abandonner absolument mes fonctions de membre du comité de Salut public»[165]. Quant à en appeler à la Convention nationale, dernière ressource sur laquelle il comptait, il sera brisé avec une étonnante facilité lorsqu'il y aura recours. Remplacé au fauteuil présidentiel, dans la soirée du 1er messidor, par le terroriste Élie Lacoste, un de ses adversaires les plus acharnés, peut-être aurait-il dû se méfier des mauvaises dispositions de l'Assemblée à son égard; mais il croyait le côté droit converti à la Révolution: là fut son erreur.

[Note 165: Discours du 8 thermidor, p. 30.]

On se tromperait fort, du reste, si l'on s'imaginait qu'il voulût ouvrir toutes grandes les portes des prisons, au risque d'offrir le champ libre à tous les ennemis de la Révolution et d'accroître ainsi les forces des coalisés de l'intérieur et de l'extérieur. Décidé à combattre le crime, il n'entendait pas encourager la réaction. Ses adversaires, eux, n'y prenaient point garde; peu leur importait, ils avaient bien souci de la République et de la liberté! Il s'agissait d'abord pour eux de rendre le gouvernement révolutionnaire odieux par des excès de tous genres, et d'en rejeter la responsabilité sur ceux qu'on voulait perdre. Il y a dans le dernier discours de Robespierre un mot bien profond à ce sujet: «Si nous réussissons, disaient les conjurés, il faudra contraster par une extrême indulgence avec l'état présent des choses. Ce mot renferme toute la conspiration»[166].

[Note 166: Discours du 8 thermidor, p. 29.]

Cela ne s'est-il point réalisé de point en point au lendemain de Thermidor, et n'a-t-on point usé d'une extrême indulgence envers les traîtres et les conspirateurs? Il est vrai qu'en revanche on s'est mis à courir sus aux républicains les plus purs, aux meilleurs patriotes. Ce que Robespierre demandait, lui, c'était que, tout en continuant de combattre à outrance les ennemis déclarés de la Révolution, on ne troublât point les citoyens paisibles, et qu'on n'érigeât pas en crimes ou des préjugés incurables, ou des choses indifférentes, pour trouver partout des coupables[167]. Telle fut la politique qu'il s'efforça de faire prévaloir dans le courant de messidor, à la société des Jacobins, où il parla, non point constamment, comme on l'a si souvent et si légèrement avancé, mais sept ou huit fois en tout et pour tout dans l'espace de cinquante jours.

[Note 167: Ibid., p. 8.]

Ce fut dans la séance du 3 messidor (21 juin 1794) qu'à propos d'une proclamation du duc d'York, il commença à signaler les manoeuvres employées contre lui. Cette proclamation avait été rédigée à l'occasion du décret rendu sur le rapport de Barère, où il était dit qu'il ne serait point fait de prisonniers anglais ou hanovriens. C'était une sorte de protestation exaltant la générosité et la clémence comme la plus belle vertu du soldat, pour rendre plus odieuse la mesure prise par la Convention nationale.

Robespierre démêla très bien la perfidie, et, dans un long discours improvisé, il montra sous les couleurs les plus hideuses la longue astuce et la basse scélératesse des tyrans. Reprenant phrase à phrase la proclamation du duc, après en avoir donné lecture, il établit un contraste frappant entre la probité républicaine et la mauvaise foi britannique. Sans doute, dit-il, aux applaudissements unanimes de la société, un homme libre pouvait pardonner à son ennemi ne lui présentant que la mort, mais le pouvait-il s'il ne lui offrait que des fers? York parlant d'humanité! lui le soldat d'un gouvernement qui avait rempli l'univers de ses crimes et de ses infamies, c'était à la fois risible et odieux. Certainement, ajoutait Robespierre, on comptait sur les trames ourdies dans l'intérieur, sur les pièges des imposteurs, sur le système d'immoralité mis en pratique par certains hommes pervers. N'y avait-il pas un rapprochement instructif à établir entre le duc d'York, qui, par une préférence singulière donnée à Maximilien, appelait les soldats de la République les soldats de Robespierre, dépeignait celui-ci comme entouré d'une garde militaire, et ces révolutionnaires équivoques, qui s'en allaient dans les assemblées populaires réclamer une sorte de garde prétorienne pour les représentants? «Je croyais être citoyen français», s'écria Robespierre avec une animation extraordinaire, en repoussant les qualifications que lui avait si généreusement octroyées le duc d'York, «et il me fait roi de France et de Navarre»! Y avait-il donc au monde un plus beau titre que celui de citoyen français, et quelque chose de préférable, pour un ami de la liberté, à l'amour de ses concitoyens? C'étaient là, disait Maximilien en terminant, des pièges faciles à déjouer; on n'avait pour cela qu'à se tenir fermement attaché aux principes. Quant à lui, les poignards seuls pourraient lui fermer la bouche et l'empêcher de combattre les tyrans, les traîtres et tous les scélérats.

La Société accueillit par les plus vives acclamations ce chaleureux discours, dont elle vota d'enthousiasme l'impression, la distribution et l'envoi aux armées[168].

[Note 168: Il n'existe de ce discours qu'un compte rendu très imparfait. (Voy. le Moniteur du 6 messidor (24 juin 1794)). C'est la reproduction pure et simple de la version donnée par le Journal de la Montagne. Quant à l'arrêté concernant l'impression du discours, il n'a pas été exécuté. Invité à rédiger son improvisation, Robespierre n'aura pas eu le temps ou aura négligé de le faire.]

VIII

Retranché dans sa conscience comme dans une forteresse impénétrable, isolé, inaccessible à l'intrigue, Robespierre opposait aux coups de ses ennemis, à leurs manoeuvres tortueuses, sa conduite si droite, si franche, se contentant de prendre entre eux et lui l'opinion publique pour juge. «Il est temps peut-être», dit-il aux Jacobins, dans la séance du 13 messidor, «que la vérité fasse entendre dans cette enceinte des accents aussi mâles et aussi libres que ceux dont cette salle a retenti dans toutes les circonstances où il s'est agi de sauver la patrie. Quand le crime conspire dans l'ombre la ruine de la liberté, est-il pour des hommes libres des moyens plus forts que la vérité et la publicité? Irons-nous, comme des conspirateurs, concerter dans des repairs obscurs les moyens de nous défendre contre leurs efforts perfides? Irons-nous répandre l'or et semer la corruption? En un mot, nous servirons-nous contre nos ennemis des mêmes armes qu'ils emploient pour nous combattre? Non. Les armes de la liberté et de la tyrannie sont aussi opposées que la liberté et la tyrannie sont opposées. Contre les scélératesses des tyrans et de leurs amis, il ne nous reste d'autre ressource que la vérité et le tribunal de l'opinion publique, et d'autre appui que les gens de bien.»

Il n'était pas dupe, on le voit, des machinations ourdies contre lui; il savait bien quel orage dans l'ombre se préparait à fondre sur sa tête, mais il répugnait à son honnêteté de combattre l'injustice par l'intrigue, et il succombera pour n'avoir point voulu s'avilir.

La République était-elle fondée sur des bases durables quand l'innocence tremblait pour elle-même, persécutée par d'audacieuses factions? On allait cherchant des recrues dans l'aristocratie, dénonçant comme des actes d'injustice et de cruauté les mesures sévères déployées contre les conspirateurs, et en même temps on ne cessait de poursuivre les patriotes. Ah! disait Robespierre, «l'homme humain est celui qui se dévoue pour la cause de l'humanité et qui poursuit avec rigueur et avec justice celui qui s'en montre l'ennemi; on le verra toujours tendre une main secourable à la vertu outragée et à l'innocence opprimée». Mais était-ce se montrer vraiment humain que de favoriser les ennemis de la Révolution aux dépens des républicains? On connaît le mot de Bourdon (de l'Oise) à Durand-Maillane: «Oh! les braves gens que les gens de la droite»! Tel était le système des conjurés. Ils recrutaient des alliés parmi tous ceux qui conspiraient en secret la ruine de la République, et qui, tout en estimant dans Robespierre le patriotisme et la probité même, aimèrent mieux le sacrifier à des misérables qu'ils méprisaient que d'assurer, en prenant fait et cause pour lui, le triomphe de la Révolution.

La crainte de Robespierre était que les calomnies des tyrans et de leurs stipendiés ne finissent par jeter le découragement dans l'âme des patriotes; mais il engageait ses concitoyens à se fier à la vertu de la Convention, au patriotisme et à la fermeté des membres du comité de Salut public et de Sûreté générale. Et comme ses paroles étaient accueillies par des applaudissements réitérés: «Ah! s'écria ce flatteur du peuple, ce qu'il faut pour sauver la liberté, ce ne sont ni des applaudissements ni des éloges, mais une vigilance infatigable. Il promit de s'expliquer plus au long quand les circonstances se développeraient, car aucune puissance au monde n'était capable de l'empêcher de s'épancher, de déposer la vérité dans le sein de la Convention ou dans le coeur des républicains, et il n'était pas au pouvoir des tyrans ou de leurs valets de faire échouer son courage. «Qu'on répande des libelles contre moi», dit-il en terminant, «je n'en serai pas moins toujours le même, et je défendrai la liberté et l'égalité avec la même ardeur. Si l'on me forçait de renoncer à une partie des fonctions dont je suis chargé, il me resterait encore ma qualité de représentant du peuple, et je ferais une guerre à mort aux tyrans et aux conspirateurs[169].» Donc, à cette époque, Robespierre ne considérait pas encore la rupture avec ses collègues du comité de Salut public, ni même avec les membres du comité de Sûreté générale, comme une chose accomplie. Il sentait bien qu'on s'efforçait de le perdre dans l'esprit de ces comités, mais il avait encore confiance dans la vertu et la fermeté de leurs membres, et sans doute il ne désespérait pas de les ramener à sa politique à la fois énergique et modérée. Une preuve assez manifeste que la scission n'existait pas encore, au moins dans le comité de Salut public, c'est que vers cette époque (15 messidor) Couthon fut investi d'une mission de confiance près les armées du Midi, et chargé de prendre dans tous les départements qu'il parcourrait les mesures les plus utiles aux intérêts du peuple et au bonheur public[170].

[Note 169: Voyez ce discours dans le Moniteur du 17 messidor an II (5 juillet 1794).]

[Note 170: Séance du comité de Salut public du 15 messidor (3 juillet 1794). Etaient présents: Barère, Carnot, Collot-d'Herbois, Couthon, C.-A. Prieur, Billaud-Varenne, Saint-Just, Robespierre, Robert-Lindet. (Registre des délibérations et arrêtés.) L'arrêté est signé, pour extrait, de Carnot, Collot-d'Herbois, Billaud-Varenne et C.-A. Prieur, Archives, A F, II, 58.]

En confiant à Couthon, une importante mission, les collègues de Robespierre eurent-ils l'intention d'éloigner de lui un de ses plus ardents amis? On le supposerait à tort; ils n'avaient pas encore de parti pris. D'ailleurs Maximilien et Saint-Just, revenu depuis peu de l'armée du Nord après une participation glorieuse à la bataille de Fleurus et à la prise de Charleroi[171], n'avaient-ils pas approuvé eux-mêmes la mission confiée à leur ami? Si Couthon différa son départ, ce fut sans doute parce que de jour en jour la conjuration devenait plus manifeste et plus menaçante, et que, comme il allait bientôt le déclarer hautement, il voulait «partager les poignards dirigés contre Robespierre»[172].

[Note 171: Nous avons, dans notre histoire de Saint-Just, signalé l'erreur capitale des historiens qui, comme Thiers et Lamartine, ont fait revenir Saint-Just la veille même du 9 thermidor. (Voy. notre Histoire de Saint-Just, liv. V, ch. v.)]

[Note 172: Séance des Jacobins du 23 messidor (11 juillet 1794).]

IX

L'horreur de Maximilien pour les injustices commises envers les particuliers, son indignation contre ceux qui se servaient des lois révolutionnaires contre les citoyens non coupables ou simplement égarés, éclatèrent d'une façon toute particulière aux Jacobins dans la séance du 21 messidor (9 juillet 1794). Rien de plus rare, à son sens, que la défense généreuse des opprimés quand on n'en attend aucun profit. Or, si quelqu'un usa sa vie, se dévoua complètement à soutenir la cause des faibles, des déshérités, sans même compter sur la reconnaissance des hommes, ce fut assurément lui. Ah! s'il eût été plus habile, s'il eût prêté sa voix aux puissants de la veille, destinés à redevenir les puissants du lendemain, il n'y aurait pas assez d'éloges pour sa mémoire; mais il voulait le bonheur de tous dans la liberté et dans l'égalité; il ne voulait pas que la France devînt la proie de quelques misérables qui dans la Révolution ne voyaient qu'un moyen de fortune; il ne voulait pas que certains fonctionnaires trop zélés multipliassent les actes d'oppression, érigeassent en crimes des erreurs ou des préjugés pour trouver partout des coupables et rendre la Révolution redoutable au peuple même. Comment n'aurait-il pas été maudit des ambitieux vulgaires, des fripons, des égoïstes, des spéculateurs avides qui finirent par tuer la République après l'avoir déshonorée?

Un décret avait été rendu qui, en mettant à l'ordre du jour la vertu et la probité, eût pu sauver l'État; mais des hommes couverts du masque du patriotisme s'en étaient servi pour persécuter les citoyens. «Tous les scélérats», dit Robespierre, «ont abusé de la loi qui a sauvé la liberté et le peuple français. Ils ont feint d'ignorer que c'était la justice suprême que la Convention avait mise à l'ordre du jour, c'est-à-dire le devoir de confondre les hypocrites, de soulager les malheureux et les opprimés, et de combattre les tyrans; ils ont laissé à l'écart ces grands devoirs, et s'en sont fait un instrument pour tourmenter le peuple et perdre les patriotes.» Un comité révolutionnaire avait imaginé d'ordonner l'arrestation de tous les citoyens qui dans un jour de fête se seraient trouvés en état d'ivresse, et une foule d'artisans, de bons citoyens, avaient été impitoyablement incarcérés. Voilà ce dont s'indignait Robespierre, qui peut-être avait plus que «ces inquisiteurs méchants et hypocrites», comme il les appelait, le droit de se montrer sévère et rigide, car personne autant que lui ne prêcha d'exemple l'austérité des moeurs. Après avoir parlé des obligations imposées aux fonctionnaires publics dont il flétrit le faux zèle, il ajoutait: «Mais ces obligations ne les forcent point à s'appesantir avec une inquisition sévère sur les actions des bons citoyens pour détourner les yeux de dessus les fripons; ces fripons qui ont cessé d'attirer leur attention sont ceux-là même qui oppriment l'humanité, et sont de vrais tyrans. Si les fonctionnaires publics avaient fait ces réflexions, ILS AURAIENT TROUVÉ PEU DE COUPABLES A PUNIR, car le peuple est bon, et la classe des méchants est la plus petite.» Elle est la plus petite, il est vrai, mais elle est aussi la plus forte, aurait-il pu ajouter, parce qu'elle est la plus audacieuse.

En recommandant au gouvernement beaucoup d'unité, de sagesse et d'action, Robespierre s'attacha à défendre les institutions révolutionnaires devenues le point de mire des attaques de tous les intrigants et de tous les fripons, devant les convoitises desquels elles se dressaient comme un obstacle infranchissable. Il ne venait point réclamer des mesures sévères contre les coupables, mais seulement prémunir les citoyens contre les pièges qui leur étaient tendus, et tâcher d'éteindre la nouvelle torche de discorde allumée au milieu de la Convention nationale, qu'on s'efforçait d'avilir par un système de terreur. A la franchise on avait substitué la défiance, et le sentiment généreux des fondateurs de la République avait fait place au calcul des âmes faibles. «Comparez», disait Robespierre, «comparez avec la justice tout ce qui n'en a que l'apparence». Tout ce qui tendait à un résultat dangereux lui semblait dicté par la perfidie. «Qu'importaient, ajoutait-il, des lieux communs contre Pitt et les ennemis du genre humain, si les mêmes hommes qui les débitaient attaquaient sourdement le gouvernement révolutionnaire, tantôt modérés et tantôt hors de toute mesure, déclamant toujours, et sans cesse s'opposant aux moyens utiles qu'on proposait. Ces hommes, il était temps de se mettre en garde contre leurs complots.

Les hommes auxquels Robespierre faisait allusion, c'étaient les Bourdon (de l'Oise), les Tallien, les Fouché, les Fréron, les Rovère; c'était à ces hommes de sang et de rapine qu'il jetait ce défi hautain: «Il faut que ces lâches conspirateurs ou renoncent à leurs complots infâmes, ou nous arrachent la vie.» Car il ne s'illusionnait pas sur leurs desseins; il savait bien qu'on en voulait à ses jours.

Cependant il avait confiance encore dans le génie de la patrie, et, en terminant, il engageait vivement les membres de la Convention à se mettre en garde contre les insinuations perfides de certains personnages qui, en craignant pour eux-mêmes, cherchaient à faire partager leurs craintes. «Tant que la terreur durera parmi les représentants, ils seront incapables de remplir leur mission glorieuse. Qu'ils se rallient à la justice éternelle, qu'ils déjouent les complots par leur surveillance; que le fruit de nos victoires soit la liberté, la paix, le bonheur et la vertu, et que nos frères, après avoir versé leur sang pour nous assurer tant d'avantages, soient eux-mêmes assurés que leurs familles jouiront du fruit immortel que doit leur garantir leur généreux dévouement.[173]» Comment de telles paroles n'auraient-elles pas produit une impression profonde sur une société dont la plupart des membres étaient animés du plus pur patriotisme. Ah! si tous les hommes de cette époque avaient été également amis de la patrie et des lois, la Révolution se serait terminée d'une manière bien simple, sans être inquiétée par les factieux comme venait de le déclarer Robespierre. Mais, tandis que de sa bouche sortait cet éloquent appel à la justice, à la probité, à l'amour de la patrie, la calomnie continuait son oeuvre souterraine, et tous les vices coalisés se préparaient dans l'ombre à abattre la plus robuste vertu de ces temps héroïques.

[Note 173: Voyez ce discours dans le Moniteur du 30 messidor (18 juillet 1794). Il est textuellement emprunté au Journal de la Montagne.]

X

Parmi les hommes pervers acharnés à la perte de Robespierre, nous avons déjà signalé Fouché, le futur duc d'Otrante, qui, redoutant d'avoir à rendre compte du sang inutilement répandu à Lyon, cherchait dans un nouveau crime l'impunité de ses nombreux méfaits. Une adresse des habitants de Commune-Affranchie, en ramenant aux Jacobins la discussion sur les affaires lyonnaises, fournit à Robespierre l'occasion de démasquer tout à fait ce sanglant maître fourbe.

C'était le 23 messidor (11 juillet 1794). Reprenant les choses de plus haut, Maximilien rappela d'abord la situation malheureuse où s'étaient trouvés les patriotes de cette ville à l'époque du supplice de Chalier, supplice si cruellement prolongé par les aristocrates de Lyon. Par quatre fois le bourreau avait fait tomber la hache sur la tête de l'infortuné maire, et lui, par quatre fois, soulevant sa tête mutilée, s'était écrié d'une voix mourante: Vive la République! attachez-moi la cocarde. Nous avons dit avec quelle modération Couthon avait usé de la victoire. Collot-d'Herbois lui avait reproché de s'être laissé entraîner par une pente naturelle vers l'indulgence; il avait même dénoncé à Robespierre ce système d'indulgence inauguré par Couthon, en rendant d'ailleurs pleine justice aux intentions de son collègue. La commission temporaire, établie pour juger les conspirateurs, avait commencé par déployer de l'énergie; mais bientôt, cédant à la séduction de certaines femmes et à de perfides manoeuvres, elle s'était relâchée de sa pureté; les patriotes avaient été de nouveau en butte aux persécutions de l'aristocratie, et, de désespoir, le républicain Gaillard, un des amis de Chalier, s'était donné la mort. Cette commission ne fonctionnait pas d'ailleurs à titre de tribunal; il ne s'agissait donc nullement de la terrible commission des sept instituée par Fouché et par Collot-d'Herbois à la place des deux anciens tribunaux révolutionnaires également créés par eux, et qui, astreints à de certaines formes, n'accéléraient pas à leur gré l'oeuvre de vengeance dont ils étaient les sauvages exécuteurs. C'était cette dernière commission à laquelle Robespierre reprochait de s'être montrée impitoyable, et d'avoir proscrit à la fois la faiblesse et la méchanceté, l'erreur et le crime.

Eh bien! un historien de nos jours, par une de ces aberrations qui font de son livre un des livres les plus dangereux qui aient été écrits sur la Révolution française, confond la commission temporaire de surveillance républicaine avec la sanglante commission dite des sept, tout cela pour le plaisir d'affirmer, en violation de la vérité, que Robespierre soutenait à Lyon les ultra-terroristes contre l'exécrable Fouché[174]. Et la preuve, il la voit dans ce fait que l'austère tribun invoquait à l'appui de son accusation le souvenir de Gaillard, «le plus violent des ultra-terroristes de Lyon». On ne saurait vraiment avoir la main plus malheureuse. Il est faux, d'abord, que Gaillard ait été un violent terroriste. Victime lui-même de longues vexations de la part de l'aristocratie, il s'était tué le jour où, en présence de persécutions dirigées contre certains patriotes, il avait désespéré de la République, comme Caton de la liberté. Son suicide avait eu lieu dans les derniers jours de frimaire an II (décembre 1793). Or, trois mois après environ, le 21 ventôse (11 mars 1794), Fouché écrivait de Lyon à la Convention ces lignes déjà citées en partie: «La justice aura bientôt achevé son cours terrible dans cette cité rebelle; il existe encore quelques complices de la révolte lyonnaise, nous allons les lancer sous la foudre; il faut que tout ce qui fit la guerre à la liberté, tout ce qui fut opposé à la République, ne présente aux yeux des républicains que des cendres et des décombres[175].» N'est-il pas souverainement ridicule, pour ne pas dire plus, de venir opposer le prétendu terrorisme de Gaillard à la modération de Fouché!

[Note 174: Histoire de la Révolution, par M. Michelet, t. VII, p. 402.—M. Michelet reproche à MM. Buchez et Roux de profiter des moindres équivoques pour faire dire à Robespierre le contraire de ce qu'il veut dire. Et sur quoi se fonde-il pour avancer cette grave accusation? Sur ce que les auteurs de l'Histoire parlementaire ont écrit à la table de leur tome XXXIII: Robespierre declare qu'il veut arrêter l'effusion du sang humain. Mais ils renvoient à la page 341, où ils citent textuellement et in extenso le discours de Robespierre dont la conclusion est, en effet, qu'il faut arrêter l'effusion du sang humain «versé par le crime.» Que veut donc de plus M. Michelet? Est-ce que par hasard on a l'habitude de ne lire que la table des matières? Il sied bien, du reste, à cet écrivain de suspecter la franchise historique de MM. Buchez et Roux, lui dont l'histoire est trop souvent bâtie sur des suppositions, des hypothèses et des équivoques!]

[Note 175: Voyez cette lettre à la suite du rapport de Courtois, sous le numéro XXV.]

Ce dont Robespierre fit positivement un crime à Fouché, ce furent les persécutions indistinctement dirigées contre les ennemis de la Révolution et contre les patriotes, contre les citoyens qui n'étaient qu'égarés et contre les coupables. Tout concourt à la démonstration de cette vérité. Son frère ne lui avait-il pas, tout récemment, dénoncé la conduite «extraordinairement extravagante» de quelques hommes envoyés à Commune-Affranchie[176]? Les plaintes des victimes n'étaient-elles pas montées vers lui[177]? Que dis-je, à l'heure même où il prenait si vivement à partie l'impitoyable mitrailleur de Lyon, ne recevait-il pas une lettre dans laquelle on lui dépeignait le massacre d'une grande quantité de pères de famille, dont la plupart n'avaient point pris les armes[178]? Ce que voulait Robespierre, c'était le retour à la justice, à la modération, sinon à une indulgence aveugle; il n'y a point d'autre signification à attribuer à ces quelques mots dont se sont contentés les rédacteurs du Journal de la Montagne et du Moniteur pour indiquer l'ordre d'idées développé par lui dans cette séance du 23 messidor, mais qui nous paraissent assez significatifs: «LES PRINCIPES DE L'ORATEUR SONT D'ARRÊTER L'EFFUSION DU SANG HUMAIN VERSÉ PAR LE CRIME»[179].

[Note 176: Lettre d'Augustin Robespierre à Maximilien, de Nice, en date du 16 germinal. Vide supra.]

[Note 177: Voyez les lettres de Cadillot, sous le numéro CVI, à la suite du rapport de Courtois, et de Jérôme Gillet, dans les Papiers inédits, t. I, p. 217.]

[Note 178: Lettre en date du 20 messidor, déjà citée, d'une chaumière au midi de Ville-Affranchie, numéro CV, à la suite du rapport de Courtois.]

[Note 179: M. Michelet trouve que le rédacteur du journal a étendu complaisamment la pensée de Robespierre. (T. VII, p. 402.) En vérité, c'est par trop naïf!]

Et il ne s'agissait pas ici seulement des horreurs commises à Lyon par Fouché, Robespierre entendait aussi flétrir les actes d'oppression multipliés sur tous les points de la République; il revendiquait pour lui, et même pour ses collègues du comité, dont il ne séparait point sa cause, l'honneur d'avoir distingué l'erreur du crime et défendu les patriotes égarés. Or, l'homme qui, au dire de Maximilien, avait persécuté les patriotes de Commune-Affranchie «avec une astuce, une perfidie aussi lâche que cruelle», c'est-à-dire Fouché, n'était-il pas le même qui, à cette heure, se trouvait être l'âme d'un complot ourdi contre les meilleurs patriotes de la Convention? Mais le comité de Salut public ne serait point sa dupe, Robespierre le croyait du moins. Hélas! dans quelle erreur il était! «Nous demandons enfin», dit-il, «que la justice et la vertu triomphent, que l'innocence soit paisible, le peuple victorieux de tous ses ennemis, et que la Convention mette sous ses pieds toutes les petites intrigues»[180]. On convint, sur la proposition de Robespierre, d'inviter Fouché à se disculper des reproches dont il avait été l'objet.

[Note 180: Comment s'étonner que, dès 1794, Fouché ait été le fléau des plus purs patriotes! Ne fut-ce pas lui qui, sous le Consulat, lors de l'explosion de la machine infernale, oeuvre toute royaliste, comme on sait, proscrivit tant de républicains innocents? Ne fut-ce pas lui qui, en 1815, fournit à la monarchie une liste de cent citoyens voués d'avance par lui à l'exil, à la ruine, à la mort?]

Les fourbes ont partout des partisans, et Fouché n'en manquait pas au milieu même de la société des Jacobins, dont quelques jours auparavant on l'avait vu occuper le fauteuil. Robespierre jeune, revenu depuis peu de temps de l'armée du Midi, ne trouvant pas suffisante l'indignation de la société contre les persécuteurs des patriotes, s'élança à la tribune, et, d'une voix émue, raconta qu'on avait usé à son égard des plus basses flatteries pour l'éloigner de son frère. Mais, s'écria-t-il, on chercherait en vain à nous séparer. «Je n'ambitionne que la gloire d'avoir le même tombeau que lui». Voeu touchant qui n'allait pas tarder à être exaucé. Couthon vint aussi réclamer le privilège de mourir avec son ami: «Je veux partager les poignards de Robespierre».—«Et moi aussi! et moi aussi»! s'écria-t-on tous les coins de la salle[181]. Hélas! combien, au jour de de l'épreuve suprême, se souviendront de leur parole!

[Note 181: Voyez cette séance des Jacobins reproduite d'après le Journal de la Montagne, dans le Moniteur du 26 messidor (14 juillet 1794).]

Le jour fixé pour entendre Fouché (26 messidor) était un jour solennel dans la Révolution, c'était le 14 juillet; ce jour-là, tous les coeurs devaient être à la patrie, aux sentiments généreux. On s'attendait, aux Jacobins, à voir arriver Fouché; mais celui-ci n'était pas homme à accepter une discussion publique, à mettre sa vie à découvert, à ouvrir son âme à ses concitoyens. La dissimulation et l'intrigue étaient ses armes; il lui fallait les ténèbres et les voies tortueuses.

Au lieu de venir, il adressa à la société une lettre par laquelle il la priait de suspendre son jugement jusqu'à ce que les comités de Salut public et de Sûreté générale eussent fait leur rapport sur sa conduite politique et privée. Cette méfiance à l'égard d'une société dont tout récemment il avait été le président était loin d'annoncer une conscience tranquille. Aussitôt après la lecture de cette lettre, Robespierre prit la parole: il avait pu être lié jadis avec l'individu Fouché, dit-il, parce qu'il l'avait cru patriote; et s'il le dénonçait, c'était moins encore à cause de ses crimes passés que parce qu'il le soupçonnait de se cacher pour en commettre d'autres.

Nous savons aujourd'hui si Robespierre se trompait dans ses prévisions. N'était-il pas dans le vrai quand il présentait Fouché comme le chef, l'âme de la conspiration à déjouer? Et pourquoi donc cet homme, après avoir brigué le fauteuil où il avait été élevé grâce aux démarches de quelques membres qui s'étaient trouvés avec lui à Commune-Affranchie, refusait-il de soumettre sa conduite à l'appréciation de ceux dont il avait sollicité les suffrages? «Craint-il», s'écria Robespierre, cédant à l'indignation qui l'oppressait, «craint-il les yeux et les oreilles du peuple? Craint-il que sa triste figure ne présente visiblement le crime? que six mille regards fixés sur lui ne découvrent dans ses yeux son âme tout entière, et qu'en dépit de la nature qui les a cachées on n'y lise ses pensées[182]? Craint-il que son langage ne décèle l'embarras et les contradictions d'un coupable?»

[Note 182: Dans le tome XX de l'Histoire du Consulat et de L'Empire, M. Thiers, parlant de ce même Fouché, dit: «En portant à la tribune sa face pâle, louche, fausse».]

Puis, établissant entre Fouché et les véritables républicains un parallèle écrasant, Robespierre le rangea au nombre de ces hommes qui n'avaient servi la Révolution que pour la déshonorer, et qui avaient employé la terreur pour forcer les patriotes au silence. «Ils plongeaient dans les cachots ceux qui avaient le courage de le rompre, et voilà le crime que je reproche à Fouché». Étaient-ce là les principes de la Convention nationale? Son intention avait-elle jamais été de jeter la terreur dans l'âme des bons citoyens? Et quelle ressource resterait-il aux amis de la liberté s'il leur était interdit de parler, tandis que des conjurés préparaient traîtreusement des poignards pour les assassiner? On voit avec quelle perspicacité Robespierre jugeait dès lors la situation. Fouché, ajoutait-il, «est un imposteur vil et méprisable»[183]. Et comme s'il ne pouvait se résoudre à croire que la Providence abandonnât la bonne cause, il assurait, en terminant, que jamais la vertu ne serait sacrifiée à la bassesse, ni la liberté à des hommes dont les mains étaient «pleines de rapines et de crimes»[184]. Mais, hélas il se trompait ici cruellement; la victoire devait être du parti des grands crimes. Toutefois, ses paroles n'en produisirent pas moins une impression profonde, et, sur la proposition d'un membre obscur, Fouché fut exclu de la société.

[Note 183: Fouché, avons-nous dit, a contribué activement à perdre la République au thermidor, comme l'Empire en 1815. La postérité a ratifié le jugement de Robespierre sur ce personnage. «Je n'ai jamais vu un plus hideux coquin», disait de lui l'illustre Dupont (de l'Eure). Voyez à ce sujet l'Histoire des deux Restaurations, par M. de Vaulabelle, t. III, p. 404.]

[Note 184: Voyez, pour cette séance, le Moniteur du 3 thermidor (12 juillet 1794).]

Le futur duc d'Otrante continua de plus belle ses sourdes et coupables intrigues. «Je n'ai rien à redouter des calomnies de Maximilien Robespierre», écrivait-il vers la fin de messidor à sa soeur, qui habitait Nantes … «dans peu vous apprendrez l'issue de cet événement, qui, j'espère, tournera au profit de la République». Déjà les conjurés comptaient sur le succès. Cette lettre, communiquée à Bô, alors en mission à Nantes, où il s'était fait bénir par une conduite semblable à celle de Robespierre jeune, éveilla les soupçons de ce représentant, homme à la fois énergique et modéré, patriote aussi intègre qu'intelligent. Il crut urgent de faire parvenir ce billet de Fouché au comité de Salut public, et il chargea un aide de camp du général Dufresne de le porter sans retard[185]. Quelques jours après, nouvelles lettres de Fouché et nouvel envoi de Bô. «Mon affaire … est devenue celle de tous les patriotes depuis qu'on a reconnu que c'est à ma vertu, qu'on n'a pu fléchir, que les ambitieux du pouvoir déclarent la guerre», écrivait le premier à la date du 3 thermidor. La vertu de Fouché!! Et le surlendemain: «… Encore quelques jours, les fripons (sic), les scélérats seront connus; l'intégrité des hommes probes sera triomphante. Aujourd'hui peut-être nous verrons les traîtres démasqués…» Non, jamais Tartufe n'a mieux dit. C'est Tartufe se signant avec du sang au lieu d'eau bénite. De plus en plus inquiet, Bô écrivit au comité de Salut public: «Je vous envoie trois lettres de notre collègue Fouchet, dont les principes vous sont connus, mais dont il faut se hâter, selon moi, de confondre et punir les menées criminelles….[186]» Par malheur cette lettre arriva trop tard et ne valut à Bô qu'une disgrâce. Quand elle parvint au comité, tout était consommé. Nous sommes en effet à la veille d'une des plus tragiques et des plus déplorables journées de la Révolution.

[Note 185: Lettres de Bô au comité de Salut public, en date du 2 thermidor. Archives.]

[Note 186: Ces lettres de Bô et de Fouché, révélées pour la première fois, sont en originaux aux Archives, où nous en avons pris copie.]

CHAPITRE QUATRIÈME

Situation de la République en Thermidor.—Participation de Robespierre aux affaires.—La pétition Magenthies.—Plaintes des amis de Robespierre.—Joseph Le Bon et Maximilien.—Tentatives pour sortir de la Terreur.—Comment on est parvenu à noircir Robespierre—Les deux amis de la liberté.—Le rapport du représentant Courtois.—Cri de Choudieu.—Les fraudes thermidoriennes.—Une lettre de Charlotte Robespierre.—Question de l'espionnage.

I

Avant de commencer le récit du drame où succomba l'homme dont le malheur et la gloire sont d'avoir entraîné dans sa chute les destinées de la Révolution, arrêtons-nous un moment pour contempler ce qui fut si grand; voyons l'oeuvre des quatorze mois qui viennent de s'écouler, et comparons ce qu'était devenue la République dans les premiers jours de thermidor avec ce qu'elle était quand les hommes de la Montagne la prirent, défaillante et bouleversée, des mains de la Gironde.

A l'intérieur, les départements, soulevés l'année précédente par les prédications insurrectionnelles de quelques députés égarés, étaient rentrés dans le devoir; de gré ou de force, la contre-révolution avait été comprimée dans le Calvados, à Bordeaux, à Marseille; Lyon s'était soumis, et Couthon y avait paru en vainqueur modéré et clément; Toulon, livré à l'ennemi par la trahison d'une partie de ses habitants, avait été repris aux Anglais et aux Espagnols à la suite d'attaques hardies dans lesquelles Robespierre jeune avait illustré encore le nom si célèbre qu'il portait; la Vendée, victorieuse d'abord, et qui, au bruit de ses succès, avait vu accourir sous ses drapeaux tant de milliers de combattants, était désorganisée, constamment battue, réduite aux abois, et à la veille de demander grâce.

Sur nos frontières et au dehors, que de prodiges accomplis! Où est le temps où les armées de la coalition étaient à peine à deux journées de la capitale? Les rôles sont bien changés. D'envahissante, l'Europe est devenue envahie; partout la guerre est rejetée sur le territoire ennemi. Dans le Midi, Collioures, Port-Vendre, le fort Saint-Elme et Bellegarde sont repris et nos troupes ont mis le pied en Espagne. Au Nord, Dunkerque et Maubeuge ont été sauvées; les alliés ont repassé la Sambre en désordre après la bataille de Wattignies; Valenciennes, Landrecies, Le Quesnoy, Condé, ont été repris également; enfin, sous les yeux de Saint-Just, nos troupes se sont emparées de Charleroi et ont gagné la bataille de Fleurus, qui va nous rendre la Belgique. Un port manquait à la sûreté de nos flottes, Ostende est à nous. A l'Est, grâce encore, en grande partie, aux efforts énergiques de Saint-Just et de Le Bas, Landau a été débloqué, les lignes de Wissembourg ont été recouvrées; déjà voici le Palatinat au pouvoir de nos armes; la France est à la veille d'être sur tous les points circonscrite dans ses limites naturelles.

Etait-ce l'esprit de conquête qui animait le grand coeur de la République? Non certes; mais, exposée aux agressions des États despotiques, elle avait senti la nécessité de s'enfermer dans des positions inexpugnables et de se donner des frontières faciles à garder: l'Océan d'une part, les Pyrénées, les Alpes et le Rhin de l'autre.

Le comité de Salut public, dans sa sagesse, n'entendait pas révolutionner les peuples qui se contentaient d'assister indifférents au spectacle de nos luttes intérieures et extérieures. «Nous ne devons point nous immiscer dans l'administration de ceux qui respectent la neutralité», écrivait-il, le 22 pluviôse an II (10 février 1794), au représentant Albite. «Force, implacabilité aux tyrans qui voudroient nous dicter des lois sur les débris de la liberté; franchise, fraternité aux peuples amis. Malheur à qui osera porter sur l'arche de notre liberté un bras sacrilège et profanateur, mais laissons aux autres peuples le soin de leur administration intérieure. C'est pour soutenir l'inviolabilité de ce principe que nous combattons aujourd'hui. Les peuples faibles se bornent à suivre quelquefois les grands exemples, les peuples forts les donnent, et nous sommes forts.» Ce langage, où semble se reconnaître l'âpre et hautain génie de Saint-Just, n'était-il pas celui de la raison même[187]?

[Note 187: La minute de cette lettre est aux Archives, A F
II, 37.]

Pour atteindre les immenses résultats dont nous avons rapidement tracé le sommaire, que d'efforts gigantesques, que d'énergie et de vigilance il fallut déployer! Quatorze armées organisées, équipées et nourries au milieu des difficultés d'une véritable disette, notre marine remontée et mise en état de lutter contre les forces de l'Angleterre, tout cela atteste suffisamment la prodigieuse activité des membres du comité de Salut public.

Lorsque, après Thermidor, les survivants de ce comité eurent, pour se défendre, à dresser le bilan de leurs travaux, ils essayèrent de ravir à Robespierre sa part de gloire, en prétendant qu'il n'avait été pour rien dans les actes utiles émanés de ce comité, notamment dans ceux relatifs à la guerre, et Carnot ne craignit pas de s'associer à ce mensonge, au risque de ternir la juste considération attachée à son nom. Robespierre, Couthon, Saint-Just n'étaient plus là pour confondre l'imposture; heureusement le temps est passé où l'histoire des vaincus s'écrivait avec la pointe du sabre des vainqueurs.

Nous avons prouvé ailleurs avec quelle sollicitude Maximilien s'occupa toujours des choses militaires. Ennemi de la guerre en principe, il la voulut poussée à outrance pour qu'elle fût plus vite terminée; mais sans cesse il s'efforça de subordonner l'élément militaire à l'élément civil, le premier ne devant être que l'accessoire dans une nation bien organisée. Tant qu'il vécut, pas un général ne fut pris de l'ambition du pouvoir et n'essaya de se mettre au-dessus des autorités constituées. Quand ils partaient, nos volontaires de 92, à la voix des Robespierre et des Danton, ce n'était point le bâton de maréchal qu'ils rêvaient, c'était le salut, le triomphe de la République, puis le prochain retour au foyer.

Quelle était donc la perspective que Robespierre montrait à nos troupes dans les lettres et proclamations adressées par lui aux officiers et aux soldats, et dont nous avons pu donner quelques échantillons? Etait-ce la gloire militaire, mot vide et creux quand il ne se rattache pas directement à la défense du pays? Non, c'était surtout la récompense que les nobles coeurs trouvent dans la seule satisfaction du devoir accompli. Et à cette époque le désintéressement était grand parmi les masses. Comment oser révoquer en doute les constants efforts de Maximilien pour hâter le moment du triomphe définitif de la République? Plus d'une fois ses collègues du comité de Salut public se servirent de lui pour parler aux généraux et aux représentants du peuple en mission près les armées le langage mâle et sévère de la patrie. Il s'attacha surtout à éteindre les petites rivalités qui, sur plusieurs points, s'élevèrent parmi les commissaires de la Convention. «Amis, écrivait-il en nivôse à Saint-Just et à Le Bas, à propos de quelques discussions qu'ils avaient eues avec leurs collègues J.-B. Lacoste et Baudot, «j'ai craint, au milieu de nos succès, et à la veille d'une victoire décisive, les conséquences funestes d'un malentendu ou d'une misérable intrigue. Vos principes et vos vertus m'ont rassuré. Je les ai secondés autant qu'il étoit en moi. La lettre que le comité de Salut public vous adresse en même temps que la mienne vous dira le reste. Je vous embrasse de toute mon âme[188].»

[Note 188: Lettre inédite en date du 9 nivôse an II (27 février 1791), de la collection Portiez (de l'Oise).]

Un peu plus tard, il écrivait encore à ces glorieux associés de sa gloire et de son martyre: «Mes amis, le comité a pris toutes les mesures qui dépendoient de lui dans le moment pour seconder votre zèle; il me charge de vous écrire pour vous expliquer les motifs de quelques-unes de ces dispositions; il a cru que la cause principale du dernier échec étoit la pénurie de généraux habiles; il vous adressera les militaires patriotes et instruits qu'il pourra découvrir.» Puis, après leur avoir annoncé l'envoi du général Stetenofer, officier apprécié pour son mérite personnel et son patriotisme, il ajoutait: «Le comité se repose du reste sur votre sagesse et sur votre énergie».[189] On voit avec quel soin, même dans une lettre particulière adressée à ses amis intimes, Robespierre s'effaçait devant le comité de Salut public; et l'on sait si Saint Just et Le Bas ont justifié la confiance dont les avait investis le comité.

[Note 189: Lettre en date du 15 floréal an II (4 mai 1794), de la collection de M. Berthevin.]

Maintenant,—toutes concessions faites aux nécessités de la défense nationale—que Robespierre ait eu la guerre en horreur, qu'il l'ait considérée comme une chose antisociale, antihumaine, qu'il ait eu pour «les missionnaires armés» une invincible répulsion, c'est ce dont témoigne la lutte ardente soutenue par lui contre les partisans de la guerre offensive. Les batailles où coulait à flots le sang des hommes n'étaient pas à ses yeux de bons instruments de civilisation. Si les principes de la Révolution se répandirent en Europe, ce ne fut point par la force des armes, comme le prétendent certains publicistes, ce fut par la puissance de l'opinion. «Ce n'est ni par des phrases de rhéteur, ni même par des exploits guerriers, que nous subjuguerons l'Europe», disait Robespierre, «mais par la sagesse de nos lois, la majesté de nos délibérations et la grandeur de nos caractères[190].»

[Note 190: Discours du 8 thermidor.]

Les nations, tout en combattant, s'imprégnaient des idées nouvelles et tournaient vers la France républicaine de longs regards d'envie et d'espérance. Nos interminables courses armées à travers l'Europe ont seules tué l'enthousiasme révolutionnaire des peuples étrangers et rendu au despotisme la force et le prestige qu'il avait perdus. Si Robespierre engageait vivement ses concitoyens à se méfier de l'engouement militaire, s'il avait une très médiocre admiration pour les carmagnoles de son collègue Barère, si, comme Saint-Just, il n'aimait pas qu'on fît trop mousser les victoires, c'est qu'il connaissait l'ambition terrible qui d'ordinaire sollicite les généraux victorieux, c'est qu'instruit par les leçons de l'histoire, il savait avec quelle facilité les peuples se jettent entre les mains d'un chef d'armée habile et heureux, c'est qu'il savait enfin que la guerre est une mauvaise école de liberté; voilà pourquoi il la maudissait. Quel sage, quel philosophe, quel véritable ami de la liberté et de l'humanité ne lui en saurait gré?

Si nous examinons la situation intérieure, que de progrès accomplis ou à la veille de l'être! Tous les anciens privilèges blessants pour l'humanité, toutes les tyrannies seigneuriales et locales avec le despotisme monarchique au sommet—en un mot l'oeuvre inique de quatorze siècles—détruits, anéantis, brisés. Les institutions les plus avantageuses se forment; l'instruction de la jeunesse, abandonnée ou livrée aux prêtres depuis si longtemps, est l'objet de la plus vive sollicitude de la part de la Convention; des secours sont votés aux familles des défenseurs de la République; de sages mesures sont prises pour l'extinction de la mendicité; le code civil se prépare et se discute; enfin une Constitution, où le respect des droits de l'homme est poussé aux dernières limites, attend, pour être mise à exécution, l'heure où, débarrassée de ses ennemis du dedans et du dehors, la France victorieuse pourra prendre d'un pas sûr sa marche vers l'avenir, vers le progrès. Contester à Robespierre la part immense qu'il eut dans ces glorieuses réformes, ce serait nier la lumière du jour. Au besoin, ses ennemis mêmes stipuleraient pour lui. «Ne sentiez-vous donc pas que j'avois pour moi une réputation de cinq années de vertus…; que j'avois beaucoup servi à la Révolution par mes discours et mes écrits; que j'avois, en marchant toujours dans la même route à côté des hommes les plus vigoureux, su m'élever un temple dans le coeur de la plus grande partie des gens honnêtes….» lui fait dire, comme contraint et forcé, un de ses plus violents détracteurs[191].

[Note 191: La tête à la queue, ou Première lettre de Robespierre à ses continuateurs, p. 5 et 6.]

Cet aveu de la part d'un pamphlétaire hostile est bien précieux à enregistrer. Robespierre, en effet, va mourir en cette année 1794, fidèle à ses principes de 1789; et ce ne sera pas sa moindre gloire que d'avoir défendu sous la Convention les vérités éternelles dont, sous la Constituante, il avait été le champion le plus assidu et le plus courageux. Il était bien près de voir se réaliser ses voeux les plus chers; encore un pas, encore un effort, et le règne de la justice était inauguré, et la République était fondée. Mais il suffit de l'audace de quelques coquins et du coup de pistolet d'un misérable gendarme pour faire échouer la Révolution au port, et peut-être ajourner à un siècle son triomphe définitif.

II

Revenons à la lutte engagée entre Robespierre et les membres les plus gangrenés de la Convention; lutte n'est pas le mot, car de la part de ces derniers il n'y eut pas combat, il y eut guet-apens. Nous en sommes restés à la fameuse séance des Jacobins où Robespierre avait dénoncé Fouché comme le plus vil et le plus misérable des imposteurs. Maximilien savait très bien que les quelques députés impurs dont il avait signalé la bassesse et les crimes à ses collègues du comité de Salut public promenaient la terreur dans toutes les parties de la Convention; nous avons parlé déjà des listes de proscription habilement fabriquées et colportées par eux. Aussi Robespierre se tenait-il sur ses gardes, et, s'il attaquait résolument les représentants véritablement coupables à ses yeux, il ne manquait pas l'occasion de parler en faveur de ceux qui avaient pu se tromper sans mauvaise intention.

On l'entendit, à la séance du 1er thermidor (18 juillet 1794), aux Jacobins, défendre avec beaucoup de vivacité un député du Jura nommé Prost, accusé, sans preuve, d'avoir commis des vexations. Faisant allusion aux individus qui cherchaient à remplir la Convention de leurs propres inquiétudes pour conspirer impunément contre elle, il dit: «Ceux-là voudraient voir prodiguer des dénonciations hasardées contre les représentants du peuple exempts de reproches ou qui n'ont failli que par erreur, pour donner de la consistance à leur système de terreur.»

Il fallait se méfier, ajoutait-il, de la méchanceté de ces hommes qui voudraient accuser les plus purs citoyens ou traiter l'erreur comme le crime, «pour accréditer par là ce principe affreux et tyrannique inventé par les coupables, que dénoncer un représentant infidèle, c'est conspirer contre la représentation nationale…. Vous voyez entre quels écueils leur perfidie nous force à marcher, mais nous éviterons le naufrage. La Convention est pure en général; elle est au-dessus de la crainte comme du crime; elle n'a rien de commun avec une poignée de conjurés. Pour moi, quoiqu'il puisse arriver, je déclare aux contre-révolutionnaires qui ne veulent chercher leur salut que dans la ruine de la patrie qu'en dépit de toutes les trames dirigées contre moi, je continuerai de démasquer les traîtres et de défendre les opprimés[192].» On voit sur quel terrain les enragés pouvaient se rencontrer avec les ennemis de la Révolution, comme cela aura lieu au 9 thermidor.

[Note 192: Voy. le Moniteur du 6 thermidor (24 juillet 1794).]

Cependant, en dépit de Robespierre, la Terreur continuait son mouvement ascensionnel. Ecoutons-le lui-même s'en plaindre à la face de la République: «Partout les actes d'oppression avaient été multipliés pour étendre le système de terreur et de calomnie. Des agents impurs prodiguaient les arrestations injustes; des projets de finance destructeurs menaçaient toutes les fortunes modiques et portaient le désespoir dans une multitude innombrable de familles attachées à la Révolution; on épouvantait les nobles et les prêtres par des motions concertées….[193]» Comment ne pas s'étonner de l'injustice de ces prétendus libéraux qui après tous les pamphlétaires de la réaction, viennent lui jeter à la tête les mesures tyranniques, les maux auxquels il lui a été impossible de s'opposer et dont il était le premier à gémir! Tout ce qui était de nature à compromettre, à avilir la Révolution lui causait une irritation profonde et bien légitime.

[Note 193: Discours du 8 thermidor.]

Un jour, il plut à un individu du nom de Magenthies de réclamer de la Convention la peine de mort contre quiconque profanerait dans un jurement le nom de Dieu: n'était-ce point là une manoeuvre contre-révolutionnaire? Robespierre le crut, et, dans une pétition émanée de la Société des Jacobins, pétition où d'un bout à l'autre son esprit se reconnaît tout entier, il la fit dénoncer à l'Assemblée comme une injure à la nation elle-même. «N'est-ce pas l'étranger qui, pour tourner contre vous-mêmes ce qu'il y a de plus sacré, de plus sublime dans vos travaux, vous fait proposer d'ensanglanter les pages de la philosophie et de la morale, en prononçant la peine de mort contre tout individu qui laisserait échapper ces mots: Sacré nom de Dieu[194]?»

[Note 194: Voy. cette pétition dans le Moniteur du 8 thermidor (26 juillet 1794).]

N'était-ce pas aussi pour déverser le ridicule sur la Révolution que certains personnages avaient inventé les repas communs en plein air, dans les rues et sur les places publiques, repas où l'on forçait tous les citoyens de se rendre. Cette idée d'agapes renouvelées des premiers chrétiens, d'une communion fraternelle sous les auspices du pain et du vin, avait souri à quelques patriotes de bonne foi, mais à courte vue. Ils ne surent pas démêler ce qu'il y avait de perfide dans ces dîners soi-disant patriotiques. Ici l'on voyait des riches insulter à la pauvreté de leurs voisins par des tables splendidement servies; là des aristocrates attiraient les sans-culottes à leurs banquets somptueux et tentaient de corrompre l'esprit républicain. Les uns s'en faisaient un amusement: «A ta santé, Picard,» disait telle personne à son valet qu'elle venait de rudoyer dans la maison. Et la petite maîtresse de s'écrier avec affectation: «Voyez comme j'aime l'égalité; je mange avec mes domestiques.» D'autres se servaient de ces banquets comme autrefois du bonnet rouge, et les contre-révolutionnaires accouraient s'y asseoir, soit pour dissimuler leurs vues perfides, soit au contraire pour faciliter l'exécution de leurs desseins artificieux. Payan à la commune[195], Barère à la Convention[196], Robespierre aux Jacobins[197], dépeignirent sous de vives couleurs les dangers de ces sortes de réunions, et engagèrent fortement les bons citoyens à s'abstenir d'y assister désormais. Ces conseils furent entendus; les repas prétendus fraternels disparurent des rues et des places publiques, comme jadis, à la voix de Maximilien, avait disparu le bonnet rouge dont tant de royalistes se couvraient pour mieux combattre la Révolution.

[Note 195: Séance du Conseil général du 27 messidor (15 juillet).
Voy. le discours de Payan dans le Moniteur du 2 thermidor.]

[Note 196: Séance du 28 messidor (16 juillet 1794), Moniteur du 29 messidor.]

[Note 197: Séance des Jacobins du 28 messidor (16 juillet 1794). Aucun journal que je sache, n'a rendu compte de cette séance. Je n'en ai trouvé mention que dans une lettre de Garnier-Launay à Robespierre. Voy. cette lettre dans les Papiers inédits…, t. 1er p. 231.]

III

Mais c'était là une bien faible victoire remportée par Robespierre, à côté des maux qu'il ne pouvait empêcher. Plus d'une fois son coeur saigna au bruit des plaintes dont il était impuissant à faire cesser les causes.

Un jour un immense cri de douleur, parti d'Arras, vint frapper ses oreilles: «Permettez à une ancienne amie d'adresser à vous-même une faible et légère peinture des maux dont est accablée votre patrie. Vous préconisez la vertu: nous sommes depuis six mois persécutés, gouvernés par tous les vices. Tous les genres de séduction sont employés pour égarer le peuple: mépris pour les hommes vertueux, outrage à la nature, à la justice, à la raison, à la Divinité, appât des richesses, soif du sang de ses frères. Si ma lettre vous parvient, je la regarderai comme une faveur du ciel. Nos maux sont bien grands, mais notre sort est dans vos mains; toutes les âmes vertueuses vous réclament….» Cette lettre était de Mme Buissart[198], la femme de cet intime ami à qui Robespierre au commencement de la Révolution, écrivait les longues lettres dont nous avons donné des extraits. Depuis, la correspondance était devenue beaucoup plus rare.

[Note 198: Nous avons sous les yeux l'original de cette lettre de
Mme Buissart, en date du 26 floréal (15 mai 1794). Supprimée par
Courtois, elle a été insérée, mais d'une façon légèrement inexacte, dans
les Papiers inédits…, t. 1er, p. 254.]

Absorbé par ses immenses occupations, Maximilien n'avait guère le temps d'écrire à ses amis; l'homme public avait pour ainsi dire tué en lui l'homme privé. Ses amis se plaignaient, et très amèrement quelquefois. «Ma femme, outrée de ton silence, a voulu t'écrire et te parler de la position où nous nous trouvons; pour moi, j'avois enfin résolu de ne plus te rien dire[199]….», lui mandait Buissart de son côté.—«Mon cher Bon bon…», écrivait d'autre part, le 30 messidor, à Augustin Robespierre, Régis Deshorties, sans doute le frère de l'ancien notaire Deshorties qui avait épousé en secondes noces Eulalie de Robespierre, et dont Maximilien avait aimé et failli épouser la fille, «que te chargerai-je de dire à Maximilien? Te prierai-je de me rappeler à son souvenir, et où trouveras-tu l'homme privé? Tout entier à la patrie et aux grands intérêts de l'humanité entière, Robespierre n'existe plus pour ses amis….[200]» Ils ne savaient pas, les amis de Maximilien, à quelles douloureuses préoccupations l'ami dont ils étaient si fiers alors se trouvait en proie au moment où ils accusaient son silence.

[Note 199: Voy. Papiers inédits…, t. 1er, p. 253.]

[Note 200: Lettre en date du 30 messidor (18 juillet 1794). Elle porte en suscription: Au citoïen Robespierre jeune, maison du citoïen Duplay, au premier sur le devant, rue Honoré, Paris.]

Les plaintes dont Mme Buissart s'était faite l'écho auprès de Robespierre concernaient l'âpre et farouche proconsul Joseph Le Bon, que les Thermidoriens n'ont pas manqué de transformer en agent de Maximilien. «Voilà le bourreau dont se servait Robespierre», disaient d'un touchant accord Bourdon (de l'Oise) et André Dumont à la séance du 15 thermidor (2 août 1794)[201]; et Guffroy de crier partout que Le Bon était un complice de la conspiration ourdie par Robespierre, Saint-Just et autres[202]. Nul, il est vrai, n'avait plus d'intérêt à faire disparaître Le Bon, celui-ci ayant en main les preuves d'un faux commis l'année précédente par le misérable auteur du Rougyff. Si quelque chose milite en faveur de Joseph Le Bon, c'est surtout l'indignité de ses accusateurs. Il serait, d'ailleurs, injuste de le mettre au rang des Carrier, des Barras et des Fouché. S'il eut, dans son proconsulat, des formes beaucoup trop violentes, du moins il ne se souilla point de rapines, et lors de son procès, il se justifia victorieusement d'accusations de vol dirigées contre lui par quelques coquins.

[Note 201: Moniteur du 16 thermidor (3 août 1794).]

[Note 202: Voy. notamment une lettre écrite par Guffroy à ses concitoyens d'Arras le 16 thermidor (3 août 1794).]

Commissaire de la Convention dans le département du Pas-de-Calais, Le Bon rendit à la République des services dont il serait également injuste de ne pas lui tenir compte, et que ne sauraient effacer les griefs et les calomnies sous lesquels la réaction est parvenue à étouffer sa mémoire. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il fut le ministre implacable des vengeances révolutionnaires, et qu'il apporta dans sa mission une dureté parfois excessive. Ce fut précisément là ce que lui reprocha Robespierre.

Compatriote de ce dernier, Joseph Le Bon avait eu, dans les premières années de la Révolution, quelques relations avec Maximilien. Il lui avait écrit à diverses reprises, notamment en juin 1791, pour l'engager à renouveler sa motion contre le célibat des prêtres[203], et un peu plus tard, en août, pour lui recommander chaudement un des vainqueurs de la Bastille, le citoyen Hullin, qui, arrivé au grade de capitaine, venait d'être suspendu de ses fonctions[204]. Joseph Le Bon fut, du reste, nommé membre de la Convention sans autre recommandation que l'estime qu'il avait su inspirer à ses concitoyens par ses vertus patriotiques.

[Note 203: Voy. cette lettre dans les Papiers inédits…, t.
III, p. 237.]

[Note 204: Papiers inédits…, t. III, p. 254. Général de division et comte de l'Empire, le protégé de Joseph Le Bon était commandant de la 1re division militaire lors de la tentative du général Malet pour renverser le gouvernement impérial. Le général Hullin est mort à Paris dans un âge assez avancé.]

Chargé, au mois de brumaire de l'an II, de se rendre dans le Pas-de-Calais pour y réprimer les manoeuvres et les menées contre-révolutionnaires dont ce département était le théâtre[205], il déploya contre les aristocrates de ce pays une énergie terrible. Mais par qui fut-il encouragé dans sa redoutable mission? Fut-ce par Robespierre? Lisez cette lettre:

[Note 205: Arrêté signé: Robespierre, Barère, Collot-d'Herbois,
Billaud-Varenne, C.-A. Prieur et Carnot, Archives.]

«… Vous devez prendre dans votre énergie toutes les mesures commandées par le salut de la patrie. Continuez votre attitude révolutionnaire; l'amnistie prononcée lors de la Constitution captieuse et invoquée par tous les scélérats est un crime qui ne peut en couvrir d'autres. Les forfaits ne se rachètent point contre une République, ils s'expient sous le glaive. Le tyran l'invoqua, le tyran fut frappé…. Secouez sur les traîtres le flambeau et le glaive. Marchez toujours, citoyen collègue, sur la ligne révolutionnaire que vous suivez avec courage. Le comité applaudit à vos travaux. Signé «Billaud-Varenne, Carnot, Barère[206].»

[Note 206: Lettre en date du 26 brumaire an II (16 novembre 1793), Rapport de Saladin, p. 68.]

Lisez encore cette autre lettre à propos de la ligne de conduite suivie par Le Bon: «Le comité de Salut public applaudit aux mesures que vous avez prises…. Toutes ces mesures sont non seulement permises, mais encore commandées par votre mission; rien ne doit faire obstacle à votre marche révolutionnaire. Abandonnez-vous à votre énergie; vos pouvoirs sont illimités….» Signé Billaud-Varenne, Carnot, Barère et Robert Lindet[207].

[Note 207: Cette lettre est également du mois de brumaire. Rapport de Saladin, p. 69.]

Certes, je ne viens pas blâmer ici les intentions du comité de Salut public; mais j'ai tenu à montrer combien Robespierre était resté en définitive étranger aux missions de Joseph Le Bon. Et quand on voit Carnot se retrancher piteusement et humblement derrière une excuse banale, quand on l'entend soutenir qu'il signait de complaisance et sans savoir, on ne peut s'empêcher de sourire. Carnot, dans tous les cas, jouait de malheur, car on chercherait vainement la signature de Robespierre au bas d'actes du comité de Salut public recommandant aux commissaires de la Convention de secouer, même sur les traîtres, le flambeau et le glaive.

Ce n'est pas tout: lorsqu'en exécution du décret du 14 frimaire (4 décembre 1793), le comité de Salut public fut autorisé à modifier le personnel des envoyés conventionnels, Joseph Le Bon se trouva désigné pour les départements du Pas-de-Calais et du Nord. Par qui? par Billaud-Varenne, Barère, Collot-d'Herbois et Carnot[208].

[Note 208: Arrêté en date du 9 nivôse an II (29 décembre 1793), Archives.]

Revenu à Paris au commencement de pluviôse, sur une invitation pressante de Saint-Just et de Collot-d'Herbois, Le Bon repartait au bout de quelques jours à peine, en vertu d'un arrêté ainsi conçu: «Le comité de Salut public arrête que le citoyen Le Bon retournera dans le département du Pas-de-Calais, en qualité de représentant du peuple, pour y suivre les opérations déjà commencées; il pourra les suivre dans les départements environnants. Il est revêtu à cet effet des pouvoirs qu'ont les autres représentants du peuple.» Signé Barère, Collot-d'Herbois et Carnot[209].»

[Note 209: Arrêté en date du 11 ventôse (1er mars 1794), Archives, A F II, 58.]

Je n'ai aucunement l'intention, je le répète, d'incriminer les signataires de ces divers arrêtés, ni de rechercher jusqu'à quel point Joseph Le Bon dépassa, dans la répression des crimes contre -révolutionnaires, les bornes d'une juste sévérité; seulement il importe de laisser à chacun la responsabilité de ses actes, et de montrer une fois de plus ce que valent les déclamations de tous ces écrivains qui persistent à attribuer à Robespierre ce qui fut l'oeuvre commune du comité de Salut public et de la Convention nationale.

Il y avait à Arras un parti complètement opposé à Joseph Le Bon, et dans lequel figuraient Buissart et quelques autres amis de Maximilien, ce qui explique la lettre de Mme Buissart à Robespierre. Mais une chose me rend infiniment suspecte la prétendue modération de ce parti: il avait pour chef de file et pour inspirateur Guffroy, l'horrible Guffroy, dont l'affreux journal excita tant l'indignation de Maximilien. Quoi qu'il en soit, Mme Buissart accourut auprès de Robespierre et vint loger sous le même toit, dans la maison de Duplay, ou elle reçut la plus affectueuse hospitalité. Elle profita de son influence sur Maximilien pour lui dépeindre sous les plus sombres couleurs la situation de sa ville natale.

De son côté, le mari écrivait à son ami, à la date du 10 messidor (18 juillet 1794): «N'accordez rien à l'amitié, mais tout à la justice; ne me voyez pas ici, ne voyez que la chose publique, et peut-être vous-même, puisque vous la défendez si bien….» On comptait beaucoup alors à Arras sur la prochaine arrivée d'Augustin Robespierre, dont il avait été un moment question pour remplacer Joseph Le Bon. «Quand viendra Bon bon tant désiré?» ajoutait Buissart; «lui seul peut calmer les maux qui désolent votre patrie…[210]»

[Note 210: Cette lettre, supprimée par Courtois, et dont nous avons l'original sous les yeux, a été insérée dans les Papiers Inédits…, t. 1er, p. 247.]

On n'ignorait pas, en effet, comment, dans ses missions, Augustin Robespierre avait su allier la sagesse, la modération à une inébranlable fermeté et à une énergie à toute épreuve.

Trois jours après, Buissart écrivait encore, à sa femme cette fois: «L'arrivée de Bon bon est l'espoir des vrais patriotes et la terreur de ceux qui osent les persécuter; il connaît trop bien les individus de la ville d'Arras pour ne pas rendre justice à qui il appartient. Sa présence ne peut être suppléée par celle d'aucun autre. Il faut donc qu'il vienne à Arras pour rendre la paix et le calme aux vrais patriotes…. Embrassez-le pour moi, jusqu'à ce que je puisse le faire moi-même; rendez-moi le même service auprès de Maximilien[211]….» Mais Augustin n'était pas homme à quitter Paris à l'heure où déjà il voyait prêt à éclater l'orage amassé contre son frère.

[Note 211: Papiers inédits…, t. 1er, p. 250. Cette lettre porte en suscription: «A la citoyenne Buissart, chez M. Robespierre, rue Saint-Honoré, à Paris.»—Telle fut la terreur qui, après le 9 Thermidor, courba toutes les consciences, que les plus chers amis de Maximilien ne reculèrent pas devant une apostasie sanglante. Au bas d'une adresse de la commune d'Arras à la Convention, adresse dirigée contre Joseph Le Bon, et dans laquelle Robespierre «Cromwell» est assimilé à Tibère, à Néron et à Caligula, on voit figurer, non sans en être attristé, la signature de Buissart. (Voir le Moniteur du 27 Thermidor an II (11 août 1794)). Ceux qu'on aurait crus les plus fermes payèrent du reste ce tribut à la lâcheté humaine. Citons, parmi tant d'autres, l'héroïque Duquesnoy lui-même, lequel, dans une lettre adressée à ses concitoyens d'Arras et de Béthune, à la date du 16 fructidor (12 septembre 1794), pour se défendre d'avoir été le complice de Maximilien, jeta l'insulte aux vaincus; acte de faiblesse que d'ailleurs il racheta amplement en prairial an III, quand il tomba sous les coups de la réaction. «Ménage-toi pour la patrie, elle a besoin d'un défenseur tel que toi,» écrivait-il à Robespierre en floréal. (Lettre inédite de la collection Portiez [de l'Oise]).]

Cependant Robespierre, ému des plaintes de ses amis, essaya d'obtenir du comité de Salut public le rappel de Le Bon, s'il faut s'en rapporter au propre aveu de celui-ci, qui plus tard rappela qu'en messidor sa conduite avait été l'objet d'une accusation violente de la part de Maximilien[212]. Mais que pouvait alors Robespierre sur ses collègues? Le comité de Salut public disculpa Joseph Le Bon en pleine Convention par la bouche de Barère, et l'Assemblée écarta par un ordre du jour dédaigneux les réclamations auxquelles avaient donné lieu les opérations de ce représentant dans le département du Pas-de-Calais[213]. Toutefois, le 6 thermidor, Robespierre fut assez heureux pour faire mettre en liberté un certain nombre de ses compatriotes, incarcérés par les ordres du proconsul d'Arras, entre autres les citoyens Demeulier et Beugniet, les frères Le Blond et leurs femmes. Ils arrivèrent dans leur pays le coeur plein de reconnaissance, et en bénissant leur sauveur, juste au moment où y parvenait la nouvelle de l'arrestation de Maximilien; aussi il faillit leur en coûter cher pour avoir, dans un sentiment de gratitude, prononcé avec éloge le nom de Robespierre[214].

[Note 212: Séance de la Convention du 15 thermidor (2 août 1794), Moniteur du 16 thermidor.]

[Note 213: Séance de la Convention du 21 messidor (9 juillet 1794), Moniteur du 22 messidor.]

[Note 214: Ceci, tiré d'un pamphlet de Guffroy intitulé: les Secrets de Joseph le Bon et de ses complices, deuxième censure républicaine, in-8º de 474 p., an III, p. 167.]

Quand, victime des passions contre-révolutionnaires, Joseph Le Bon comparut devant la cour d'assises d'Amiens, où du moins l'énergie de son attitude et la franchise de ses réponses contrastèrent singulièrement avec l'hypocrisie de ses accusateurs, il répondit à ceux qui prétendaient, selon la mode du jour, voir en lui un agent, une créature de Robespierre: «Qu'on ne croie point que ce fût pour faire sortir les détenus et pour anéantir les échafauds qu'on le proscrivît; non, non; qu'on lise son discours du 8 à la Convention et celui que Robespierre jeune prononça la veille aux Jacobins, on verra clairement qu'il provoquait lui-même l'ouverture des prisons et qu'il s'élevait contre la multitude des victimes que l'on faisait et que l'on voulait faire encore[215]….» Et l'accusation ne trouva pas un mot à répondre. «Qu'on ne s'imagine point», ajouta Le Bon, «que le renversement de Robespierre a été opéré pour ouvrir les prisons; hélas! non; ç'a été simplement pour sauver la tête de quelques fripons[216]». L'accusation demeura muette encore.

[Note 215: Procès de Joseph Le Bon, p. 147, 148.]

[Note 216: Ibid., p. 167.]

Ces paroles, prononcées aux portes de la tombe, en face de l'échafaud, par un homme dont l'intérêt au contraire eût été de charger la mémoire de Maximilien, comme tant d'autres le faisaient alors, sont l'indiscutable vérité. Il faut être d'une bien grande naïveté ou d'une insigne mauvaise foi pour oser prétendre que la catastrophe du 9 thermidor fut le signal du réveil de la justice. Quelle ironie sanglante!

IV

Que Robespierre ait été déterminé à mettre fin aux actes d'oppression inutilement et indistinctement prodigués sur tous les points de la République, qu'il ait été résolu à subordonner la sévérité nationale à la stricte justice, en évitant toutefois de rendre courage à la réaction, toujours prête à profiter des moindres défaillances du parti démocratique; qu'il ait voulu enfin, suivant sa propre expression, «arrêter l'effusion de sang humain versé par le crime», c'est ce qui est hors de doute pour quiconque a étudié aux vraies sources, de sang-froid et d'un esprit impartial, l'histoire de la Révolution française. La chose était assez peu aisée puisqu'il périt en essayant de l'exécuter. Or l'homme qui est mort à la peine dans une telle entreprise mériterait par cela seul le respect et l'admiration de la postérité.

De son ferme dessein d'en finir avec les excès sous lesquels la Révolution lui paraissait en danger de périr, il reste des preuves de plus d'un genre, malgré tout le soin apporté par les Thermidoriens à détruire les documents de nature à établir cette incontestable vérité. Il se plaignait qu'on prodiguât les accusations injustes pour trouver partout des coupables. Une lettre du littérateur Aignan, qui alors occupait le poste d'agent national de la commune d'Orléans, nous apprend les préoccupations où le tenait la moralité des dénonciateurs[217]. Il avait toujours peur que des personnes inoffensives, que des patriotes même ne fussent victimes de vengeances particulières, persécutés par des hommes pervers; et ses craintes, hélas! n'ont été que trop justifiées. Il lui semblait donc indispensable de purifier les administrations publiques, de les composer de citoyens probes, dévoués, incapables de sacrifier l'intérêt général à leur intérêt particulier, et décidés à combattre résolûment tous les abus, sans détendre le ressort révolutionnaire.

[Note 217: Lettre à Deschamps, en date du 17 prairial an II (5 juin 1794). Devenu plus tard membre de l'Académie française, Aignan était, pendant la Révolution, un partisan et un admirateur sincère de Robespierre. «Je suis bien enchanté du retour de Saint-Just et de l'approbation que Robespierre et lui veulent bien donner à mes opérations. Le bien public, l'affermissement de la République une et indivisible, le triomphe de la vertu sur l'intrigue, tel est le but que je me propose, tel est le seul sentiment qui m'anime», écrivait-il à son «cher Deschamps» qui sera frappé avec Robespierre. (Papiers inédits,.., t. 1er, p. 162). Eh bien! telle est la conscience, la bonne foi de la plupart des biographes, qu'ils font d'Aignan une victime de la tyrannie de Robespierre, tandis qu'au contraire, Aignan fut poursuivi comme un ami, comme une créature de Maximilien. (Voy. notamment la Biographie universelle, à l'article AIGNAN). Chose assez singulière, cet admirateur de Robespierre eut pour successeur à l'Académie française le poète Soumet, qui fut un des plus violents calomniateurs de Robespierre, et qui mit ses calomnies en assez mauvais vers. (Voy. Divine Épopée.)]

Les seuls titres à sa faveur étaient un patriotisme et une intégrité à toute épreuve. Ceux des représentants en mission en qui il avait confiance étaient priés de lui désigner des citoyens vertueux et éclairés, propres à occuper les emplois auxquels le comité de Salut public était chargé de pourvoir.

Ainsi se formèrent les listes de patriotes trouvées dans les papiers de Robespierre. Ainsi fut appelé au poste important de la commission des hospices et secours publics le Franc-Comtois Lerebours. Mais trouver des gens de bien et de courage en nombre suffisant n'était pas chose facile, tant d'indignes agents étaient parvenus, en multipliant les actes d'oppression à jeter l'épouvante dans les coeurs! «Tu me demandes la liste des patriotes que j'ai pu découvrir sur ma route,» écrivait Augustin à son frère, «ils sont bien rares, ou peut-être la torpeur empêchoit les hommes purs de se montrer par le danger et l'oppression où se trouvoit la vertu»[218].

[Note 218: Lettre en date du 16 germinal an II (5 avril 1794), déjà citée.]

Robespierre pouvait se souvenir des paroles qu'il avait laissé tomber un jour du haut de la tribune: «La vertu a toujours été en minorité sur la terre». Aux approches du 9 thermidor, il fit, dit-on, des ouvertures à quelques conventionnels dont il croyait pouvoir estimer le caractère et le talent, et il chargea une personne de confiance de demander à Cambacérès s'il pouvait compter sur lui dans sa lutte suprême contre les révolutionnaires dans le sens du crime[219]. Homme d'une intelligence supérieure, Cambacérès sentait bien que la justice, l'équité, le bon droit, l'humanité étaient du côté de Robespierre; mais, caractère médiocre, il se garda bien de se compromettre, et il attendit patiemment le résultat du combat pour passer du côté du vainqueur. On comprend maintenant pourquoi, devenu prince et archichancelier de l'Empire, il disait, en parlant du 9 thermidor: «Ça été un procès jugé, mais non plaidé». Personne n'eût été plus que lui en état de le plaider en toute connaissance de cause, s'il eût été moins ami de la fortune et des honneurs.

[Note 219: Ce fait a été assuré à M. Hauréau par Godefroy Cavaignac, qui le tenait de son père; et la personne chargée de la démarche auprès de Cambacérès n'aurait été autre que Cavaignac lui-même. Pour détacher de Robespierre ce membre de la Montagne, les Thermidoriens couchèrent son nom sur une des prétendues listes de proscrits qu'ils faisaient circuler. Après Thermidor, Cavaignac se rallia aux vainqueurs et trouva en eux un appui contre les accusations dont le poursuivit la réaction.]

Tandis que Robespierre gémissait et s'indignait de voir des préjugés incurables, ou des choses indifférentes, ou de simples erreurs érigés en crimes[220], ses collègues du comité de Salut public et du comité de Sûreté générale proclamaient bien haut, au moment même où la hache allait le frapper, que les erreurs de l'aristocratie étaient des crimes irrémissibles[221]. La force du gouvernement révolutionnaire devait être centuplée, disaient-ils, par la chute d'un homme dont la popularité était trop grande pour une République[222].

[Note 220: Discours du 8 thermidor.]

[Note 221: Discours de Barère à la séance du 10 thermidor (28 juillet 1794) Voy. le Moniteur du 12.]

[Note 222: Ibid.]

Le désir d'en finir avec la Terreur était si loin de la pensée des hommes de Thermidor, que, dans la matinée du 10, faisant allusion aux projets de Robespierre de ramener au milieu de la République «la justice et la liberté exilées», ils s'élevèrent fortement contre l'étrange présomption de ceux qui voulaient arrêter le cours majestueux, terrible de la Révolution française[223].

[Note 223: Discours de Barère à la séance du 10 thermidor (Moniteur du 12).]

Les anciens membres des comités nous ont du reste laissé un aveu trop précieux pour que nous ne saisissions pas l'occasion de le mettre encore une fois sous les yeux du lecteur. Il s'agit des séances du comité de Salut public à la veille même de la catastrophe: «Lorsqu'on faisoit le tableau des circonstances malheureuses où se trouvait la chose publique, disent-ils, chacun de nous cherchoit des mesures et proposoit des moyens. Saint-Just nous arrêtoit, jouoit l'étonnement de n'être pas dans la confidence de ces dangers, et se plaignoit de ce que tous les coeurs étoient fermés, suivant lui; qu'il ne connaissoit rien, qu'il ne concevoit pas cette manière prompte d'improviser la foudre à chaque instant, et il nous conjuroit, au nom de la République, de revenir à des idées plus justes, à des mesures plus sages[224]». C'étaient ainsi, ajoutent-ils, que le traître les tenait en échec, paralysait leurs mesures et refroidissait leur zèle[225]. Saint-Just se contentait d'être ici l'écho des sentiments de son ami, qui, certainement, n'avait pas manqué de se plaindre devant lui de voir certains hommes prendre plaisir à multiplier les actes d'oppression et à rendre les institutions révolutionnaires odieuses par des excès[226].

[Note 224: Réponse des membres des deux anciens comités de Salut public et de Sûreté générale aux imputations de Laurent Lecointre, note [illisible] Voy. p. 107.]

[Note 225: Voy. notre Histoire de Saint-Just.]

[Note 226: Discours du 8 thermidor.]

Un simple rapprochement achèvera de démontrer cette vérité, à savoir que le 9 Thermidor fut le triomphe de la Terreur. Parmi les innombrables lettres, trouvées dans les papiers de Robespierre, il y avait une certaine quantité de lettres anonymes pleines d'invectives, de bave, de fiel, comme sont presque toujours ces oeuvres de lâcheté et d'infamie. Plusieurs de ces lettres provenant du même auteur, et remarquables par la beauté et la netteté de l'écriture, contenaient, au milieu de réflexions sensées et de vérités, que Robespierre était le premier à reconnaître, les plus horribles injures contre le comité de Salut public. A la suite de son rapport, Courtois ne manqua pas de citer avec complaisance une de ces lettres où il était dit que Tibère, Néron, Caligula, Auguste, Antoine et Lépide n'avaient jamais rien imaginé d'aussi horrible que ce qui se passait[227]. Et Courtois de s'extasier,—naturellement[228].

[Note 227: Pièce à la suite du rapport de Courtois, numéros XXXI et
XXXII.]

[Note 228: P. 18 du rapport.]

Ces lettres étaient d'un homme de loi, nommé Jacquotot, demeurant rue Saint-Jacques. Robespierre ne se préoccupait guère de ces lettres et de leur auteur, dont, sur plus d'un point du reste, il partageait les idées. Affamé de persécution comme d'autres de justice, l'ancien avocat, lassé en quelque sorte de la tranquillité dans laquelle il vivait au milieu de cette Terreur dont il aimait tant à dénoncer les excès, écrivit une dernière lettre, d'une violence inouïe, où il stigmatisa rudement la politique extérieure et intérieure du comité de Salut public; puis il signa son nom en toutes lettres, et, cette fois, il adressa sa missive à Saint-Just: «Jusqu'à présent j'ai gardé l'anonyme, mais maintenant que je crois ma malheureuse patrie perdue sans ressource, je ne crains plus la guillotine, et je signe[229].»

[Note 229: L'original de cette lettre est aux Archives. Elle porte en suscription: Au citoyen Saint-Just, député à la Convention et membre du comité de Salut public.]

D'autres, les Legendre, les Bourdon (de l'Oise), par exemple, se fussent empressés d'aller déposer ce libelle sur le bureau du comité afin de faire montre de zèle, eussent réclamé l'arrestation de l'auteur; Saint-Just n'y fit nulle attention; il mit la lettre dans un coin, garda le silence, et Jacquotot continua de vivre sans être inquiété jusqu'au 9 thermidor. Mais, au lendemain de ce jour néfaste, les glorieux vainqueurs trouvèrent les lettres du malheureux Jacquotot, et, sans perdre un instant, ils le firent arrêter et jeter dans la prison des Carmes[230], tant il est vrai que la chute de Robespierre fut le signal du réveil de la modération, de la justice et de l'humanité!

[Note 230: Voici l'ordre d'arrestation de Jacquotot: «Paris, le 11 thermidor…. Les comités de Salut public et de Sûreté générale arrêtent que le nommé Jacquotot, ci-devant homme de loi, rue Saint-Jacques, 13, sera mis sur-le-champ en état d'arrestation dans la maison de détention dite des Carmes; la perquisition la plus exacte de ses papiers sera faite, et ceux qui paraîtront suspects seront portés au comité de Sûreté générale de la Convention nationale. Barère, Dubarran, Billaud-Varenne, Robert Lindet, Jagot, Voulland, Moïse Bayle, C.-A. Prieur, Collot-d'Herbois, Vadier.» (Archives. coll. 119.)]

V

C'est ici le lieu de faire connaître par quels étranges procédés, par quels efforts incessants, par quelles manoeuvres criminelles les ennemis de Robespierre sont parvenus à ternir sa mémoire aux yeux d'une partie du monde aveuglé. Nous dirons tout à l'heure de quelle réputation éclatante et pure il jouissait au moment de sa chute, et pour cela nous n'aurons qu'à interroger un de ses plus violents adversaires. Disons auparavant ce qu'on s'est efforcé d'en faire, et comment on a tenté de l'assassiner au moral comme au physique.

Un historien anglais a écrit: «De tous les hommes que la Révolution française a produits, Robespierre fut de beaucoup le plus remarquable…. Aucun homme n'a été plus mal représenté, plus défiguré dans les portraits qu'ont faits de lui les annalistes contemporains de toute espèce[231].» Rien de plus juste et de plus vrai. Pareils à des malfaiteurs pris la main dans le sac et qui, afin de donner le change, sont les premiers à crier: au voleur! les Thermidoriens, comme on l'a vu, mettaient tout en oeuvre pour rejeter sur Robespierre la responsabilité des crimes dont ils s'étaient couverts. D'où ce cri désespéré de Maximilien: «J'ai craint quelquefois, je l'avoue, d'être souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur des hommes pervers qui s'introduisaient parmi les sincères amis de l'humanité[232].» Et ces hommes, quels étaient-ils? Ceux-là mêmes qui avaient poursuivi les Dantonistes avec le plus d'acharnement. Nous le savons de Robespierre lui-même: «Que dirait-on si les auteurs du complot … étaient du nombre de ceux qui ont conduit Danton et Desmoulins à l'échafaud[233]?» Les hommes auxquels Robespierre faisait ici allusion étaient Vadier, Amar, Voulland, Billaud-Varenne. Ah! à cette heure suprême, est-ce qu'un bandeau ne tomba pas de ses yeux? Est-ce qu'une voix secrète ne lui reprocha pas amèrement de s'être laissé tromper au point de consentir à abandonner ces citoyens illustres?

[Note 231: Alison, History of Europe, t. II, p. 145.]

[Note 232: Discours du 8 thermidor.]

[Note 233: Ibid.]

Cependant, une fois leur victime abattue, les Thermidoriens ne songèrent pas tout d'abord à faire de Maximilien le bouc émissaire de la Terreur; au contraire, ainsi qu'on l'a vu déjà, ils le dénoncèrent bien haut comme ayant voulu arrêter le cours majestueux, terrible de la Révolution. Il est si vrai que le coup d'État du 9 thermidor eut un caractère ultra-terroriste, qu'après l'événement Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois durent quitter leurs noms de Varenne et de d'Herbois comme entachés d'aristocratie[234]. Et, le 19 fructidor (1er septembre 1794), on entendait encore le futur duc d'Otrante, l'exécrable Fouché, s'écrier: «Toute pensée d'indulgence est une pensée contre -révolutionnaire[235].»

[Note 234: Aucun historien, que je sache, n'a jusqu'à ce jour signalé cette particularité.]

[Note 235: Voy. le Moniteur du 19 fructidor an II (5 septembre 1794).]

Mais quand la contre-révolution en force fut venue s'asseoir sur les bancs de la Convention, quand les portes de l'Assemblée eurent été rouvertes à tous les débris des partis girondin et royaliste, quand la réaction enfin se fut rendue maîtresse du terrain, les Thermidoriens changèrent de tactique, et ils s'appliquèrent à charger Robespierre de tout le mal qu'il avait tenté d'empêcher, de tous les excès qu'il avait voulu réprimer. Les infamies auxquelles ils eurent recours pour arriver à leurs fins sont à peine croyables.

On commença par chercher à ternir le renom de pureté attaché à sa vie privée. Comme il arrive toujours au lendemain des grandes catastrophes, il ne manqua pas de misérables pour lancer contre le géant tombé des libelles remplis des plus dégoûtantes calomnies. Dès le 27 thermidor (14 août 1794), un des hommes les plus vils et les plus décriés de la Convention, un de ceux dont Robespierre aurait aimé à punir les excès et les dilapidations, l'ex-comte de Barras, le digne acolyte de Fréron, osait, en pleine tribune, l'accuser d'avoir entretenu de nombreuses concubines, de s'être réservé la propriété de Monceau pour ses plaisirs, tandis que Couthon s'était approprié Bagatelle, et Saint-Just le Raincy[236]. Et les voûtes de la Convention ne s'écroulèrent pas quand ces turpitudes tombèrent de la bouche de l'homme qui plus tard achètera, du fruit de ses rapines peut-être, le magnifique domaine de Grosbois[237].

[Note 236: Moniteur du 29 thermidor (16 août 1794).]

[Note 237: De graves accusations de dilapidation furent dirigées contre Barras et Fréron, notamment à la séance de la Convention du 2 vendémiaire an III (Moniteur du 6 vendémiaire, 27 septembre 1794). L'active participation de ces deux représentants au coup d'État de Thermidor contribua certainement à les faire absoudre par l'Assemblée. Consultez à ce sujet les Mémoires de Barère qui ici ont un certain poids. (T. IV, p. 223.) L'auteur assez favorable d'une vie de Barras, dans la Biographie universelle (Beauchamp), assure que ce membre du Directoire recevait des pots-de-vin de 50 à 100,000 francs des fournisseurs et hommes à grandes affaires qu'il favorisait. Est-il vrai que, devenu vieux, Barras ait senti peser sur sa conscience, comme un remords, le souvenir du 9 thermidor? Voici ce qu'a raconté à ce sujet M. Alexandre Dumas: «Barras nous reçut dans son grand fauteuil qu'il ne quittait guère plus vers les dernières années de sa vie. Il se rappelait parfaitement mon père, l'accident qui l'avait éloigné du commandement de la force armée au 13 vendémiaire, et je me souviens qu'il me répéta plusieurs fois, ce jour-là, ces paroles, que je reproduis textuellement: «Jeune homme, n'oubliez pas ce que vous dit un vieux républicain: je n'ai que deux regrets, je devrais dire deux remords, et ce seront les seuls qui seront assis à mon chevet le jour où je mourrai: J'ai le double remords d'avoir renversé Robespierre par le 9 thermidor, et élevé Bonaparte par le 13 vendémiaire.» (Mémoires d'Alexandre Dumas, t. V, p. 299.)]

Barras ne faisait du reste qu'accroître et embellir ici une calomnie émanée de quelques misérables appartenant à la société populaire de Maisons-Alfort, lesquels, pour faire leur cour au parti victorieux, eurent l'idée d'adresser au comité de Sûreté générale une dénonciation contre un chaud partisan de Robespierre, contre Deschamps, le marchand mercier de la rue Béthisy, dont jadis Maximilien avait tenu l'enfant sur les fonts de baptême. Deschamps avait loué à Maisons-Alfort une maison de campagne qu'il habitait avec sa famille dans la belle saison, et où ses amis venaient quelquefois le visiter. Sous la plume des dénonciateurs, la maison de campagne se tranforme en superbe maison d'émigré où Deschamps, Robespierre, Hanriot et quelques officiers de l'état-major de Paris venaient se livrer à des orgies, courant à cheval quatre et cinq de front à bride abattue, et renversant les habitants qui avaient le malheur de se trouver sur leur passage. Quelques lignes plus loin, il est vrai, il est dit que Robespierre, Couthon et Saint-Just avaient promis de venir dans cette maison, mais qu'ils avaient changé d'avis. 11 ne faut point demander de logique à ces impurs artisans de calomnies[238].

[Note 238: Les signataires de cette dénonciation méritent d'être connus: c'étaient Preuille, vice-président, Bazin et Trouvé, secrétaires de la Société populaire de Maisons-Alfort. Voyez cette dénonciation, citée in extenso, à la suite d'un rapport de Courtois sur les événements du 9 Thermidor, p. 83.—Les dénonciateurs se plaignaient surtout qu'à la date du 28 thermidor, Deschamps n'eût pas encore été frappé du glaive de la loi. Leur voeu ne tarda pas à être rempli; le pauvre Deschamps fut guillotiné le 5 fructidor an II (22 août 1794).]

Que de pareilles inepties aient pu s'imprimer, passe encore, il faut s'attendre à tout de la part de certaines natures perverses; mais qu'elles se soient produites à la face d'une Assemblée qui si longtemps avait été témoin des actes de Robespierre; qu'aucune protestation n'ait retenti à la lecture de cette pièce odieuse, c'est à confondre l'imagination. Courtois, dans son rapport sur les papiers trouvés chez Robespierre et ses complices, suivant l'expression thermidorienne, n'osa point, il faut le croire, parler de ce document honteux; mais un peu plus tard, et la réaction grandissant, il jugea à propos d'en orner le discours prononcé par lui à la Convention sur les événements du 9 thermidor, la veille de l'anniversaire de cette catastrophe.

Comme Barras, Courtois trouva moyen de surenchérir sur cette dénonciation signée de trois habitants de Maisons-Alfort. Par un procédé qui lui était familier, comme on le verra bientôt, confondant Robespierre avec une foule de gens auxquels Maximilien était complètement étranger, et même avec quelques-uns de ses proscripteurs, proscrits à leur tour, il nous peint ceux qu'il appelle nos tyrans prenant successivement pour lieu de leurs plaisirs et de leurs débauches, Auteuil, Passy, Vanves et Issy [239]. C'est là que d'après des notes anonymes [240], on nous montre Couthon s'apprêtant à établir son trône à Clermont, promettant quatorze millions pour l'embellissement de la ville, et se faisant préparer par ses créatures un palais superbe à Chamallière![241] Tout cela dit et écouté sérieusement.

[Note 239: Rapport sur les événements du 9 thermidor, p. 24.]

[Note 240: Voyez ces notes à la suite du rapport de Courtois sur les événements du 9 thermidor, p. 80]

[Note 241: Ibid., p. 31. J'ai eu entre les mains l'original de cette note, en marge de laquelle Courtois a écrit: Verités tardives!]

Du représentant Courtois aux coquins qui ont écrit le livre intitulé: Histoire de la Révolution par deux amis de la liberté, il n'y a qu'un pas. Dans cette oeuvre, où tant d'écrivains, hélas! ont été puiser des documents, on nous montre Robespierre arrivant la nuit, à petit bruit, dans un beau château garni de femmes de mauvaise vie, s'y livrant à toutes sortes d'excès, au milieu d'images lubriques réfléchies par des glaces nombreuses, à la lueur de cent bougies, signant d'une main tremblante de débauches des arrêts de proscription, et laissant échapper devant des prostituées la confidence qu'il y aurait bientôt plus de six mille Parisiens égorgés[242]. Voilà bien le pendant de la fameuse scène d'ivresse chez Mme de Saint-Amaranthe. C'est encore dans ce livre honteux qu'on nous montre Robespierre disposé à frapper d'un seul coup la majorité de la Représentation nationale, et faisant creuser de vastes souterrains, des catacombes où l'on pût enterrer «des immensités de cadavre»[243]. Jamais romanciers à l'imagination pervertie, depuis Mme de Genlis jusqu'à ceux de nos jours, n'ont aussi lâchement abusé du droit que se sont arrogé les écrivains de mettre en scène dans des oeuvres de pure fantaisie les personnages historiques les plus connus, et de dénaturer tout à leur aise leurs actes et leurs discours.

[Note 242: Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. XIII p. 300 et 301.]

[Note 243: Ibid., p. 362, 364. C'est encore là, une amplification du récit de Courtois. Voyez son rapport sur les événements du 9 thermidor, p. 9.]

Devant ces inventions de la haine où l'ineptie le dispute à l'odieux, la conscience indignée se révolte; mais il faut surmonter son dégoût, et pénétrer jusqu'au fond de ces sentines du coeur humain pour juger ce dont est capable la rage des partis. Ces mêmes Amis de la liberté ont inséré dans leur texte, comme un document sérieux, une lettre censément trouvée dans les papiers de Robespierre, et signée Niveau, lettre d'un véritable fou, sinon d'un faussaire. C'est un tissu d'absurdités dont l'auteur, sur une foule de points, semble ignorer les idées de Robespierre; mais on y lit des phrases dans le genre de celle-ci: «Encore quelques têtes à bas, et la dictature vous est dévolue; car nous reconnaissons avec vous qu'il faut un seul maître aux Français». On comprend dès lors que d'honnêtes historiens, comme les «deux Amis de la liberté», n'aient pas négligé une telle pièce. Cette lettre ne figure pas à la suite du premier rapport de Courtois: ce représentant l'aurait-il dédaignée? C'est peu probable. Il est à présumer plutôt qu'elle n'était pas encore fabriquée à l'époque où il écrivit son rapport[244].

[Note 244: Les éditeurs des Papiers inédits ont donné cette lettre comme inédite; ils n'avaient pas lu apparemment l'Histoire de la Révolution par deux amis de la liberté. Voy. Papiers inédits, t. I, p. 261.]

VI

J'ai nommé Courtois! Jamais homme ne fut plus digne du mépris public. Si quelque chose est de nature à donner du poids aux graves soupçons dont reste encore chargée la mémoire de Danton, c'est d'avoir eu pour ami intime un tel misérable. Aucun scrupule, un mélange d'astuce, de friponnerie et de lâcheté, Basile et Tartufe, voilà Courtois. Signalé dès le mois de juillet 1793 comme s'étant rendu coupable de dilapidations dans une mission en Belgique, il avait été, pour ce fait, mandé devant le comité de Salut public par un arrêté portant la signature de Robespierre[245]. Les faits ne s'étant pas trouvés suffisamment établis, il n'avait pas été donné suite à la plainte; mais de l'humiliation subie naquit une haine qui, longtemps concentrée, se donna largement et en toute sûreté carrière après Thermidor[246]. Chargé du rapport sur les papiers trouvés chez Robespierre, Couthon, Saint-Just et autres, Courtois s'acquitta de cette tâche avec une mauvaise foi et une déloyauté à peine croyables. La postérité, je n'en doute pas, sera étrangement surprise de la facilité avec laquelle cet homme a pu, à l'aide des plus grossiers mensonges, de faux matériels, égarer pendant si longtemps l'opinion publique.

[Note 245: Voici cet arrêté: «Du 30 juillet 1793, les comités de Salut public et de Sûreté générale arrêtent que Beffroy, député du département de l'Aisne, et Courtois, député du département de l'Aube, seront amenés sur-le-champ au comité de Salut public pour être entendus. Chargent le maire de Paris de l'exécution du présent arrêté. Robespierre, Prieur (de la Marne), Saint-Just, Laignelot, Amar, Legendre.»]

[Note 246: Les dilapidations de Courtois n'en paraissent pas moins constantes. L'homme qui ne craignit pas de voler les papiers les plus précieux de Robespierre, était bien capable de spéculer sur les fourrages de la République. Sous le gouvernement de Bonaparte, il fut éliminé du Tribunal à cause de ses tripotages sur les grains. Devenu riche, il acheta en Lorraine une terre où il vécut isolé jusqu'en 1814. On raconte qu'en Belgique, où il se retira sous la Restauration, les réfugiés s'éloignaient de lui avec dégoût. Voyez à ce sujet les Mémoires de Barère t. III, p. 253.]

Le premier rapport de Courtois se compose de deux parties bien distinctes[247]: le rapport proprement dit et les pièces à l'appui. Voici en quels termes un écrivain royaliste, peu suspect de partialité pour Robespierre, a apprécié ce rapport: «Ce n'est guère qu'une mauvaise amplification de collège, où le style emphatique et déclamatoire va jusqu'au ridicule[248].» L'emphase et la déclamation sont du fait d'un méchant écrivain; mais ce qui est du fait d'un malhonnête homme, c'est l'étonnante mauvaise foi régnant d'un bout à l'autre de cette indigne rapsodie. Il ne faut pas s'imaginer, d'ailleurs, que Courtois en soit seul responsable; d'autres y ont travaillé;—Guffroy notamment.—C'est bien l'oeuvre de la faction thermidorienne, de cette association de malfaiteurs pour laquelle le monde n'aura jamais assez de mépris.

[Note 247: Il y a de Courtois deux rapports qu'il faut bien se garder de confondre: le premier, sur les papiers trouvés chez Robespierre et autres, présenté à la Convention dans la séance du 16 nivôse de l'an III (5 janvier 1795), imprimé par ordre de la Convention, in-8° de 408 p.; le second, sur les événements du 9 thermidor, prononcé le 8 thermidor de l'an III (26 juillet 1795), et également imprimé par ordre de la Convention, in-8° de 220 p.; ce dernier précédé d'une préface en réponse aux détracteurs de la journée du 9 thermidor.]

[Note 248: Michaud jeune, Article COURTOIS, dans la Biographie universelle.]

La tactique de la faction, tactique suivie, depuis, par tous les écrivains et historiens de la réaction, a été d'attribuer à Robespierre tout le mal, toutes les erreurs inséparables des crises violentes d'une révolution, et tous les excès qu'il combattit avec tant de courage et de persévérance. Le rédacteur du laborieux rapport où l'on a cru ensevelir pour jamais la réputation de Maximilien a mis en réquisition la mythologie de tous les peuples. L'amant de Dalila, Dagon, Gorgone, Asmodée, le dieu Vishnou et la bête du Gévaudan, figurent pêle-mêle dans cette oeuvre. César et Sylla, Confucius et Jésus-Christ, Épictète et Domitien, Néron, Caligula, Tibère, Damoclès s'y coudoient, fort étonnés de se trouver ensemble; voilà pour le ridicule.

Voici pour l'odieux: De l'innombrable quantité de lettres trouvées chez Robespierre on commença par supprimer tout ce qui était à son honneur, tout ce qui prouvait la bonté de son coeur, la grandeur de son âme, l'élévation de ses sentiments, son horreur des excès, sa sagesse et son humanité. Ainsi disparurent les lettres des Girondins, dont nous avons pu remettre une partie en lumière, celles du général Hoche, la correspondance échangée entre les deux frères et une foule d'autres pièces précieuses à jamais perdues pour l'histoire. Ce fut un des larrons de Thermidor, le député Rovère, qui le premier se plaignit qu'on eut escamoté beaucoup de pièces[240]. Courtois, comme on sait, s'en appropria la plus grande partie[250]. Portiez (de l'Oise) en eut une bonne portion; d'autres encore participèrent au larcin. Les uns et les autres ont fait commerce de ces pièces, lesquelles se trouvent aujourd'hui dispersées dans des collections particulières. Enfin une foule de lettres ont été rendues aux intéressés, notamment celles adressées à Robespierre par nombre de ses collègues, dont les Thermidoriens payèrent par là la neutralité, ou même achetèrent l'assistance.

[Note 249: Séance de la Convention du 20 frimaire an III (10 décembre 1794), Moniteur du 22 frimaire.]

[Note 250: En 1816, le domicile de Courtois fut envahi par les ordres du ministre de la police Decaze, et tout ceux de ses papiers qu'il n'avait point vendus ou cédés se trouvèrent saisis. Casimir Perier lui en fit rendre une partie après 1830.]

Même au plus fort de la réaction, ces inqualifiables procédés soulevèrent des protestations indignées. Dans la séance du 29 pluviôse de l'an III (17 février 1795), le représentant Montmayou réclama l'impression générale de toutes les pièces, afin que tout fût connu du peuple et de la Convention, et un député de la Marne, nommé Deville, se plaignit que l'on n'eût imprimé que ce qui avait paru favorable au parti sous les coups duquel avait succombé Robespierre [251]. Les voûtes de la Convention retentirent ce jour-là des plus étranges mensonges. Le boucher Legendre, par exemple, se vanta de n'avoir jamais écrit à Robespierre. Il comptait sans doute sur la discrétion de ses alliés de Thermidor; peut-être lui avait-on rendu ses lettres, sauf une, où se lit cette phrase déjà citée: «Une reconnaissance immortelle s'épanche vers Robespierre toutes les fois qu'on pense à un homme de bien.» Gardée par malice ou par mégarde, cette lettre devait paraître plus tard comme pour attester la mauvaise foi de Legendre [252].

[Note 251: Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 877, p. 415.]

[Note 252: Nous avons déjà cité cette lettre en extrait dans notre premier volume de l'Histoire de Robespierre. Voyez-la, du reste, dans les Papiers inédits, t. I, p. 180.]

Le même député avoua—aveu bien précieux—qu'une foule d'excellents citoyens avaient écrit à Robespierre, et que c'était à lui que, de toutes les parties de la France, s'adressaient les demandes des infortunés et les réclamations des opprimés [253]. Preuve assez manifeste qu'aux yeux du pays Maximilien ne passait ni pour un terroriste ni pour l'ordonnateur des actes d'oppression dont il était le premier à gémir. Décréter l'impression de pareilles pièces, n'était-ce point condamner et flétrir les auteurs de la journée du 9 thermidor? André Dumont, devenu l'un des insulteurs habituels de la mémoire de Maximilien, protesta vivement. Comme il se targuait, lui aussi, de n'avoir pas écrit au vaincu:—«Tes lettres sont au Bulletin», lui cria une voix.—Choudieu vint ensuite, et réclama à son tour l'impression générale de toutes les pièces trouvées chez Robespierre.—«Cette impression», dit-il, «fera connaître une partialité révoltante, une contradiction manifeste avec les principes de justice que l'on réclame. On verra qu'on a choisi toutes les pièces qui pouvaient satisfaire des vengeances particulières pour refuser la publicité des autres[254]». L'honnête Choudieu ne se doutait pas alors que les auteurs du rapport n'avaient pas reculé devant des faux matériels. L'Assemblée se borna à ordonner l'impression de la correspondance des représentants avec Maximilien, mais on se garda bien, et pour cause, de donner suite à ce décret.

[Note 253: Journal des débats et des décrets de la Convention, numéro 877.]

[Note 254: Moniteur du 3 ventôse an III (21 février 1795).]

VII

On sait maintenant, par une discussion solennelle et officielle, avec quelle effroyable mauvaise foi a été conçu le rapport de Courtois. Tous les témoignages d'affection, d'enthousiasme et d'admiration adressés à Robespierre y sont retournés en arguments contre lui. Et il faut voir comment sont traités ses enthousiastes et ses admirateurs. Crime à un écrivain nommé Félix d'avoir exprimé le désir de connaître un homme aussi vertueux[255]; crime à un vieillard de quatre-vingt-sept ans d'avoir regardé Robespierre comme le messie annoncé pour réformer toutes choses[256]; crime à celui-ci d'avoir baptisé son enfant du nom de Maximilien; crime à celui-là d'avoir voulu rassasier ses yeux et son coeur de la vue de l'immortel tribun; crime au maire de Vermanton, en Bourgogne, de l'avoir regardé comme la pierre angulaire de l'édifice constitutionnel, etc.[257]. Naturellement Robespierre est un profond scélérat d'avoir été l'objet de si chaudes protestations[258]. S'il faut s'en rapporter aux honorables vainqueurs de Thermidor, il n'appartient qu'aux gens sans courage, sans vertus et sans talents de recevoir tant de marques d'amour et de soulever les applaudissements de tout un peuple.

[Note 255: P. 10 du rapport de Courtois.]

[Note 256: P. 11.]

[Note 257: Toutes les lettres auxquelles il est fait allusion figurent à la suite du rapport de Courtois.]

[Note 258: P. 13 du rapport.]

Comme dans toute la correspondance recueillie chez Robespierre tout concourait à prouver que c'était un parfait homme de bien, les Thermidoriens ont usé d'un stratagème digne de l'école jésuitique dont ils procèdent si directement. Ils ont fait l'amalgame le plus étrange qui se puisse imaginer. Ainsi le rapport de Courtois roule sur une foule de lettres et de pièces entièrement étrangères à Maximilien, lettres émanées de patriotes très sincères, mais quelquefois peu éclairés, et dont certaines expressions triviales ou exagérées ont été relevées avec une indignation risible, venant d'hommes comme les Thermidoriens. Ce rapport est plein, du reste, de réminiscences de Louvet, et l'on sent que le rédacteur était un lecteur assidu, sinon un collaborateur des journaux girondins. La soif de la domination qu'il prête si gratuitement à Robespierre, et qui chez d'autres, selon lui,—chez les Thermidoriens sans doute—peut venir d'un mouvement louable, naquit chez le premier de l'égoïsme et de l'envie[259]. Quel égoïste en effet! Jamais homme ne songea moins à ses intérêts personnels; l'humanité et la patrie occupèrent uniquement ses pensées. Quant à être envieux, beaucoup de ses ennemis avaient de fortes raisons pour l'être de sa renommée si pure, mais lui, pourquoi et de qui l'aurait-il été?

[Note 259: P. 23 du rapport.—Le rapporteur veut bien avouer (p. 25) que quelques hommes superficiels ont cru au courage de Robespierre. D'après Courtois, ce courage n'était que de l'insolence. Il y a toutefois là un aveu involontaire dont il faut tenir compte, surtout quand on songe que tant d'écrivains, parmi lesquels on a le regret de voir figurer M. Thiers,—je ne parle pas de Proudhon—ont fait de Robespierre un être faible, timide, pusillanime].

Un exemple fera voir jusqu'où Courtois a poussé la déloyauté. Dans les papiers trouvés chez Robespierre il y a un certain nombre de lettres anonymes, plus niaises et plus bêtes les unes que les autres. Le premier devoir de l'homme qui se respecte est de fouler aux pieds ces sortes de lettres, monuments de lâcheté et d'ineptie. Mais les Thermidoriens!! Parmi ces lettres s'en trouve une que le rapporteur dit être écrite sur le ton d'une réponse, et qui n'est autre chose qu'une plate et ignoble mystification. On y parle à Robespierre de la nécessité de fuir un théâtre où il doit bientôt paraître pour la dernière fois; on l'engage à venir jouir des trésors qu'il a amassés; tout cela écrit d'un style et d'une orthographe impossibles. Courtois n'en a pas moins feint de prendre cette lettre au sérieux, et, après en avoir cité un assez long fragment, auquel il a eu grand soin de restituer une orthographe usuelle, afin d'y donner un air un peu plus véridique, il s'écrie triomphalement: «Voilà l'incorruptible, le désintéressé Maximilien[260]!» Non, je ne sais si dans toute la comédie italienne on trouverait un fourbe pareil.

[Note 260: Rapport de Courtois, p. 54.—On a honte vraiment d'être obligé de prémunir le lecteur contre de si grossières inventions. Voici le commencement de cette lettre dont les Thermidoriens ont cru avoir tiré un si beau parti, et que nous avons transcrite aux Archives sur l'original, en en respectant soigneusement l'orthographe: «Sans doute vous être inquiette de ne pas avoire reçu plutôt des nouvelles des effet que vous m'avez fait adresser pour continuer le plan de faciliter votre retraite dans ce pays, soyez tranquille sur tout les objest que votre adresse a su me fair parvenir depuis le commencement de vos crainte personnel et non pas sans sujet, vous savez que je ne doit vous faire de reponce que par notre courrier ordinaire comme il a été interrompu par sa dernière course, ce qui est cause de mon retard aujourd'huit, mais lorsque vous la rêceverêz vous emploirêz toute la vigilance que l'exige la nesesité de fuir un théâtre ou vous deviez bientôt paraître et disparaître pour la dernière fois; il est inutil de vous rappeller toutes les raison qui vous expose car ce dernier pas qui vient de vous mettre sur le soffa de la présidence vous raproche de l'échafaut ou vous verriez cette canaille qui vous cracherait au visage comme elle a fait à ceux que vous avez jugé, l'Égalité, dit d'Orléans, vous en fournit un assez grand exemple, etc.

«Je finis notre courrier parti je vous attend pour reponce.»

Cette lettre, d'un fou ou d'un mystificateur, porte en suscription: «Au cytoyen cytoyen Robespierre, président de la Convention national, en son hotel, a Paris.» (Archives, F. 7, 4436.)]

Au reste, de quoi n'étaient pas capables des gens qui ne reculaient point devant des faux matériels? Courtois et ses amis, comme s'ils eussent eu le pressentiment qu'un jour ou l'autre leurs fraudes finiraient par être découvertes, refusaient avec obstination de rendre les originaux des pièces saisies chez les victimes de Thermidor. Il fallut que Saladin, au nom de la commission des Vingt et un, chargée de présenter un rapport sur les anciens membres des comités, menaçât Courtois d'un décret de la Convention, pour l'amener à une restitution. Mais cet habile artisan de calomnies eut bien soin de ne rendre que les pièces dont l'existence se trouvait révélée par l'impression, et il garda le reste; de sorte que ce fameux rapport qui, depuis si longues années fait les délices de la réaction, est à la fois l'oeuvre d'un faussaire et d'un voleur.

VIII

Nous avons déjà signalé en passant plusieurs des fraudes de Courtois, et le lecteur ne les a sans doute pas oubliées. Ici, au lieu des écrivains mercenaires dont parlait Maximilien, on a généralisé et l'on a écrit: les écrivains; là, au lieu d'une couronne civique, on lui fait offrir la couronne, et cela suffit au rapporteur pour l'accuser d'avoir aspiré à la royauté. Mais de tous les faux commis par les Thermidoriens pour charger la mémoire de Robespierre, il n'en est pas de plus odieux que celui qui a consisté à donner comme adressée à Maximilien une lettre écrite par Charlotte Robespierre à son jeune frère Augustin, dans un moment de dépit et de colère. A ceux qui révoqueraient en doute l'infamie et la scélératesse de cette faction thermidorienne que Charles Nodier a si justement flétrie du nom d'exécrable, de ces sauveurs de la France, comme disent les fanatiques de Mme Tallien, il n'y a qu'à opposer l'horrible trame dont nous allons placer le récit sous les yeux de nos lecteurs. Les individus coupables de ce fait monstreux étaient, à coup sûr, disposés à tout. On s'étonnera moins que Robespierre ait eu la pensée de dénoncer à la France ces hommes «couverts de crimes», les Fouché, les Tallien, les Rovère, les Bourdon (de l'Oise) et les Courtois. Je ne sais même s'il ne faut pas s'applaudir à cette heure des faux dont nous avons découvert les preuves authentiques, et qui resteront comme un monument éternel de la bassesse et de l'immoralité de ces misérables.

Charlotte Robespierre aimait passionnément ses frères. Depuis sa sortie du couvent des Manares, elle avait constamment vécu avec eux et, grâce aux libéralités de Maximilien, qui suppléaient à la modicité de son patrimoine, elle avait pu jouir d'une existence honorable et aisée. Séparée de lui pendant la durée de la Constituante et de l'Assemblée législative, elle était venue le rejoindre après l'élection d'Augustin à la Convention nationale, et elle avait pris un logement dans la maison de Duplay. Toute dévouée à des frères adorés, elle était malheureusement affectée d'un défaut assez commun chez les personnes qui aiment beaucoup: elle était jalouse, jalouse à l'excès. Cette jalousie, jointe à un caractère assez difficile, fut plus d'une fois pour Maximilien une cause de véritable souffrance. Charlotte avait accompagné Augustin Robespierre dans une de ses missions dans le Midi; mais elle avait dû précipitamment quitter Nice, sur l'ordre même de son frère, à la suite de très vives discussions avec Mme Ricord, dont les prévenances pour Augustin l'avaient vivement offusquée.

Fort contrariée d'avoir été ainsi congédiée, elle était revenue à Paris le coeur gonflé d'amertume. A son retour, Augustin ne mit point le pied chez sa soeur, et, sans l'avoir vue, il repartit pour l'armée d'Italie[261]. Charlotte en garda un ressentiment profond. Au lieu de s'expliquer franchement auprès de son frère aîné sur ce qui s'était passé entre elle, Mme Ricord, et Augustin, elle alla récriminer violemment contre ce dernier dans le cercle de ses connaissances, sans se soucier du scandale qu'elle causait. Ce fut en apprenant ces récriminations que Robespierre jeune écrivit à son frère: «Ma soeur n'a pas une seule goutte de sang qui ressemble au nôtre. J'ai appris et j'ai vu tant de choses d'elle que je la regarde comme notre plus grande ennemie. Elle abuse de notre réputation sans tache pour nous faire la loi…. Il faut prendre un parti décidé contre elle. Il faut la faire partir pour Arras, et éloigner ainsi de nous une femme qui fait notre désespoir commun. Elle voudrait nous donner la réputation de mauvais frères[262].»

[Note 261: Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 125.]

[Note 262: Cette lettre, dont l'original est aux Archives (F 7, 4436, liasse R.), ne porte point de date. Elle figure à la suite du rapport de Courtois, sous le numéro XLII (a).]

Maximilien, dont le caractère était aussi doux et aussi conciliant dans l'intérieur que celui de Charlotte était irritable, n'osa adresser de reproches à sa soeur, craignant de l'animer encore davantage contre Augustin; mais Charlotte vit bien, à sa froideur, qu'il était mécontent d'elle[263]. Son dépit s'en accrut, et Augustin n'étant pas allé la voir en revenant de sa seconde mission dans le Midi, elle lui écrivit, le 18 messidor, la lettre suivante: «Votre aversion pour moi, mon frère, loin de diminuer comme je m'en étois flattée, est devenue la haine la plus implacable, au point que ma vue seule vous inspire de l'horreur; ainsi, je ne dois pas espérer que vous soyez assez calme pour m'entendre; c'est pourquoi je vais essayer de vous écrire….»

[Note 263: Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 126.]

Cette lettre est longue, très longue et d'une violence extrême; on s'aperçoit qu'elle a été écrite sous l'empire de la plus aveugle irritation, et cependant, au milieu des expressions de colère: Si vous pouvez, dans le désordre de vos passions, distinguer la voix du remords…. Que cette passion de la haine doit être affreuse, puisqu'elle vous aveugle au point de me calomnier … on sent bien vibrer la corde douce et tendre de l'affection fraternelle, et les sentiments de la soeur aimante percent instinctivement à travers certaines paroles de fureur irréfléchie. On l'avait, s'il faut l'en croire, indignement calomniée auprès de son frère[264]. Ah! si vous pouviez lire au fond de mon coeur, lui disait-elle, «vous y verriez, avec la preuve de mon innocence, que rien ne peut en effacer l'attachement tendre qui me lie à vous, et que c'est le seul sentiment auquel je rapporte toutes mes affections; sans cela me plaindrois-je de votre haine? Que m'importe à moi d'être haïe par ceux qui me sont indifférens et que je méprise! Jamais leur souvenir ne viendra me troubler; mais être haïe de mes frères, moi pour qui c'est un besoin de les chérir, c'est la seule chose qui puisse me rendre aussi malheureuse que je le suis». Puis, après avoir déclaré à son frère Augustin que, sa haine pour elle étant trop aveugle pour ne pas se porter sur tout ce qui lui porterait quelque intérêt, elle était disposée à quitter Paris sous quelques jours, elle ajoutait: «Je vous quitte donc puisque vous l'exigez; mais, malgré vos injustices, mon amitié pour vous est tellement indestructible que je ne conserverai aucun ressentiment du traitement cruel que vous me faites essuyer, lorsque désabusé, tôt ou tard, vous viendrez à prendre pour moi les sentiments que je mérite. Qu'une mauvaise honte ne vous empêche pas de m'instruire que j'ai retrouvé votre amitié, et, en quelque lieu que je sois, fusse-je par delà les mers, si je puis vous être utile à quelque chose, sachez m'en instruire, et bientôt je serai auprès de vous….»

[Note 264: Mémoires de Charlotte Robespierre.]

Là se termine la version donnée par les Thermidoriens de la lettre de Charlotte Robespierre. Jusqu'à ce jour, impossible aux personnes non initiées aux rapports ayant existé entre la soeur et les deux frères de savoir auquel des deux était adressée cette lettre. Quelle belle occasion pour les Thermidoriens de faire prendre le change à tout un peuple, sans qu'une voix osât les démentir, et d'imputer à Maximilien tous les griefs que, dans son ressentiment aveugle, Charlotte se croyait en droit de reprocher à son frère Augustin! Ils se gardèrent bien de la laisser échapper; ils n'eurent qu'à supprimer vingt lignes dont nous parlerons tout à l'heure, qu'à remplacer la suscription: Au citoyen Robespierre cadet, par ces simples mots: Lettre de la citoyenne Robespierre à son frère, et le tour fut fait.

Quand plus tard, longtemps, bien longtemps après, il fut permis à Charlotte Robespierre d'élever la voix, elle protesta de toutes les forces de sa conscience indignée et elle déclara hautement, d'abord que cette lettre avait été adressée à son jeune frère, et non pas à Maximilien, ensuite qu'elle renfermait des phrases apocryphes qu'elle ne reconnaissait pas comme siennes. Elle déniait, notamment, les passages soulignés par nous[265]. Sur ce second point, Charlotte commettait une erreur. La colère est une mauvaise conseillère, et l'on ne se souvient pas toujours des emportements de langage auxquels elle peut entraîner. Or, ne pas s'en souvenir, c'est déjà avouer qu'on avait tort de s'y laisser aller. Les termes de la lettre, telle qu'elle a été insérée à la suite du rapport de Courtois sont bien exacts; je les ai collationnés avec le plus grand soin sur l'original.

[Note 265: Voyez, à cet égard, la note de Laponneraye, p. 133 des Mémoires de Charlotte Robespierre.]

Beaucoup de personnes ont cru et plusieurs même ont soutenu que Mlle Robespierre n'avait fait cette déclaration que par complaisance et à l'instigation de quelques anciens amis de son frère aîné. Charlotte ne s'est pas aperçue de la suppression d'un passage qui, placé sous les yeux du lecteur, eût coupé court à tout débat. Deux lignes de plus et il n'y avait pas de confusion possible. Quel ne fut pas mon étonnement, et quelle ma joie, puis-je ajouter, quand, ayant mis, aux Archives, la main sur les pièces citées par Courtois et qu'il ne restitua, comme je l'ai dit, qu'un décret sur la gorge en quelque sorte, je lus dans l'original de la lettre de Charlotte ces lignes d'où jaillit la lumière: «Je vous envoie l'état de la dépense que j'ai faite depuis VOTRE DÉPART POUR NICE. J'ai appris avec peine que vous vous étiez singulièrement dégradé par la manière dont vous avez parlé de cet affaire d'intérêt….» Suivent des explications sur la nature des dépenses faites par Charlotte, dépenses qui, paraît-il, avaient semblé un peu exagérées à Augustin. Charlotte s'était chargée de tenir le ménage de son jeune frère, avec lequel elle avait habité jusqu'alors; quelques reproches indirects sur l'exagération de ses dépenses n'avaient sans doute pas peu contribué à l'exaspérer. «Je vous rends tout ce qui me reste d'argent», disait-elle en terminant, «si cela ne s'accorde pas avec ma dépense, cela ne peut venir que de ce que j'aurai oublié quelques articles[266]». On comprend de reste l'intérêt qu'ont eu les Thermidoriens à supprimer ce passage: toute la France savait que c'était Augustin et non pas Maximilien qui avait été en mission à Nice; or, pour tromper l'opinion publique, ils n'étaient pas hommes à reculer devant un faux par omission.

[Note 266: L'original de la lettre de Charlotte Robespierre est aux Archives, où chacun peut le voir (F 7, 4436 liasse R).]

Comment sans cela le rédacteur du rapport de Courtois eût-il pu écrire: «Il se disoit philosophe, Robespierre, hélas! il l'étoit sans doute comme ce Constantin qui se le disoit aussi. Robespierre se fût teint comme lui, sans scrupule, du sang de ses proches, puisqu'il avoit déjà menacé de sa fureur une de ses soeurs…» Et, comme preuve, le rapporteur a eu soin de renvoyer le lecteur à la lettre tronquée citée à la suite du rapport[267]. Eh bien! je le demande, y a-t-il assez de mépris pour l'homme qui n'a pas craint de tracer ces lignes, ayant sous les yeux la lettre même de Charlotte Robespierre? On n'ignore pas quel parti ont tiré de ce faux la plupart des écrivains de la réaction. «Il avait résolu de faire périr aussi sa propre soeur», a écrit l'un d'eux en parlant de Robespierre[268]. Et chacun de se lamenter sur le sort de cette pauvre soeur. Ah! je ne sais si je me trompe, mais il y a là, ce me semble, une de ces infamies que certains scélérats n'eussent point osé commettre et contre laquelle ne saurait trop se révolter la conscience des gens de bien. Quelle infernale idée que celle d'avoir falsifié la lettre de la soeur pour tâcher de flétrir le frère!

[Note 267: Voyez le rapport de Courtois, p. 25. La lettre tronquée de Charlotte figure à la suite de ce rapport, sous le numéro XLII (b). Elle a été reproduite telle quelle par les éditeurs des Papiers inédits, t. II, p. 112. Dans des Mémoires, dont quelques fragments ont été récemment publiés, un des complices de Courtois, le cynique Barras, a écrit: «Courtois n'a point calomnié Robespierre en disant qu'il n'avait point d'entrailles, même pour ses parents. Les lettres que sa soeur lui a écrites sont l'expression de la douleur et du désespoir». N'ai-je pas eu raison de dire que ces Thermidoriens s'étaient entendus comme des larrons en foire. Ce passage, du reste, a son utilité; il donne une idée du degré de confiance que méritent les Mémoires de Barras.]

[Note 268: L'abbé Proyard. Vie de Robespierre, p. 170. Nous avons plusieurs fois déjà cité ce libelle impur, fruit d'une imagination en délire, et où se trouvent condensées avec une sorte de frénésie toutes les calomnies vomies depuis Thermidor sur la mémoire de Robespierre.]

Charlotte ne se consola jamais de la publicité donnée, par une odieuse indiscrétion, à une lettre écrite dans un moment de dépit, et dont le souvenir lui revenait souvent comme un remords. La pensée qu'on pouvait supposer que cette lettre ait été adressée par elle à son frère Maximilien la mettait au supplice[269]. Cette lettre avait été écrite le 18 messidor; à moins de trois semaines de là, dans la matinée du 10 thermidor, une femme toute troublée, le désespoir au coeur, parcourait les rues comme une folle, cherchant, appelant ses frères. C'était Charlotte Robespierre. On lui dit que ses frères sont à la Conciergerie, elle y court, demande à les voir, supplie à mains jointes, se traîne à genoux aux pieds des soldats; mais, malheur aux vaincus! on la repousse, on l'injurie, on rit de ses pleurs. Quelques personnes, émues de pitié, la relevèrent et parvinrent à l'emmener; sa raison s'était égarée. Quant, au bout de quelques jours, elle revint à elle, ignorant ce qui s'était passé depuis, elle était en prison[270].

[Note 269: Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 123.]

[Note 270: Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 145.]

Voici donc bien établis les véritables sentiments de Charlotte pour ses frères, et l'on peut comprendre combien elle dut souffrir de l'étrange abus que les Thermidoriens avaient fait de son nom. Tous les honnêtes gens se féliciteront donc de la découverte d'un faux qui imprime une souillure de plus sur la mémoire de ces hommes souillés déjà de tant de crimes, et je ne saurais trop m'applaudir, pour ma part, d'avoir pu, ici comme ailleurs, dégager l'histoire des ténèbres dont elle était enveloppée.

IX

Un faux non moins curieux, dont se sont rendus coupables les Thermidoriens pour charger la mémoire de Robespierre, est celui qui concerne les pièces relatives à l'espionnage, insérées à la suite du rapport de Courtois. De leur propre aveu ils avaient, on l'a vu, formé, dès le 5 prairial, contre Robespierre, et très certainement contre le comité de Salut public tout entier, une conjuration sur laquelle nous nous sommes déjà expliqué en détail. Leurs menées n'avaient pas été sans transpirer. Rien d'étonnant, en conséquence, à ce que les membres formant le noyau de cette conjuration fussent l'objet d'une surveillance active. Des agents du comité épièrent avec le plus grand soin les démarches de Tallien, de Bourdon (de l'Oise) et de deux ou trois autres. Mais est-il vrai que Robespierre ait eu des espions à sa solde, comme on l'a répété sur tous les tons depuis soixante-dix ans? Pas d'historien contre-révolutionnaire qui n'ait relevé ce fait à la charge de Maximilien, en se fondant uniquement sur l'autorité des pièces imprimées par Courtois, lesquelles pièces sont en effet données comme ayant été adressées particulièrement à Robespierre. Les écrivains les plus consciencieux y ont été pris, notamment les auteurs de l'Histoire parlementaire; seulement ils ont cru à un espionnage officieux organisé par des amis dévoués et quelques agents sûrs du comité de Salut public[271].

[Note 271: Histoire parlementaire, t. XXXIII, p. 359.]

Cependant la manière embrouillée et ambiguë dont Courtois, dans son rapport, parle des documents relatifs à l'espionnage, aurait dû les mettre sur la voie du faux. Il était difficile, après la scène violente qui avait eu lieu à la Convention nationale, le 24 prairial, entre Billaud-Varenne et Tallien, d'affirmer que les rapports de police étaient adressés à Robespierre seul. Courtois, dont le rapport fut rédigé après les poursuites intentées contre plusieurs des anciens membres des comités et qui, par conséquent, put déterrer à son aise dans les cartons du comité de Salut public les pièces de nature à donner quelque poids à ses accusations, s'attacha à entortiller la question. Ainsi, après avoir déclaré qu'il y avait des crimes communs aux membres des comités et communs à Robespierre, comme espionnage exercé sur les citoyens et surtout sur les députés[272], il ajoute: «L'espionnage a fait toute la force de Robespierre et des comités…; il servit aussi à alimenter leurs fureurs par la connaissance qu'il donnait à Robespierre des projets vrais ou supposés de ceux qui méditaient sa perte….[273]» Billaud-Varenne, il est vrai, à la séance du 9 thermidor, essaya, dans une intention facile à deviner, de rejeter sur Robespierre la responsabilité de la surveillance exercée par le comité sur certains représentants du peuple; mais combien mérité le démenti qu'un peu plus tard lui infligea Laurent Lecointre, en rappelant la scène du 24 prairial[274]!

[Note 272: Rapport fait au nom de la commission chargée de l'examen des papiers trouvés chez Robespierre et ses complices, par L.-B. Courtois, représentant du département de l'Aube, p. 16.]

[Note 273: Ibid., p. 17.]

[Note 274: Les crimes des sept membres des anciens comités, etc., par Laurent Lecointre, p. 53.]

Quoi qu'il en soit, les Thermidoriens jugèrent utile d'appuyer d'un certain nombre de pièces la ridicule accusation de dictature dirigée par eux contre leur victime, et comme ils avaient décoré du nom de gardes du corps les trois ou quatre personnes dévouées qui, de loin et secrètement, veillaient sur Maximilien, ils imaginèrent de le gratifier d'espions à sa solde, que, par parenthèse, il lui eût été assez difficile de payer. Comme à tous les personnages entourés d'un certain prestige et d'une grande notoriété, il arrivait à Robespierre de recevoir une foule de lettres plus ou moins sérieuses, plus ou moins bouffonnes, et anonymes la plupart du temps, où les avis, les avertissements et les menaces ne lui étaient pas épargnés. C'est, par exemple, une sorte de déclaration écrite d'une femme Labesse, laquelle dénonce une autre femme nommée Lacroix comme ayant appris d'elle, quelque jours après l'exécution du père Duchesne, que la faction Pierrotine ne tarderait pas à tomber. Voilà pourtant ce que les Thermidoriens n'ont pas craint de donner comme une des preuves du prétendu espionnage organisé par Robespierre. Cette pièce, d'une orthographe défectueuse[275], ne porte aucune suscription; et de l'énorme fatras de notes adressées à Maximilien, suivant Courtois, c'est à coup sur la plus compromettante, puisqu'on l'a choisie comme échantillon. Jugez du reste.

[Note 275: Cette pièce figure à la suite du rapport de Courtois, sous le numéro XXVIII; mais elle n'a pas été imprimée conforme à l'original, qu'on peut voir aux Archives, F 7, 4336, liasse R.]

Viennent ensuite une série de rapports concernant le boucher Legendre, Bourdon (de l'Oise), Tallien, Thuriot et Fouché, signés de la lettre G. Ces rapports vont du 4 messidor au 29 du même mois; ainsi ils sont d'une époque où Robespierre se contentait de faire acte de présence au sein du comité de Salut public, sans prendre part aux délibérations; où le fameux bureau de police générale, dont il avait eu un moment la direction, n'existait plus; où enfin il avait complètement abandonné à ses collègues l'exercice du pouvoir. C'était donc aussi bien sous les yeux de ces derniers que sous les siens que passaient ces rapports. On a dit, il est vrai, et Billaud-Varenne l'a soutenu quand il s'est agi pour lui de se défendre contre les inculpations de Lecointre, que certaines pièces étaient portées à la signature chez Maximilien lui-même par les employés du comité—allégation dont nous avons démontré la fausseté—et l'on pourrait supposer que ces rapports de police lui avaient été adressés chez lui.

Si en effet le rédacteur de ces rapports, lequel était un nommé Guérin, eût été un agent particulier de Robespierre, les Thermidoriens se fussent empressés, après leur facile victoire, de lui faire un très mauvais parti, cela est de toute évidence. Plus d'un fut guillotiné qui s'était moins compromis pour Maximilien. Or, ce Guérin continua pendant quelque temps encore, après comme avant Thermidor, son métier d'agent secret du comité; on peut s'en convaincre en consultant ses rapports conservés aux Archives. Voici, du reste, un arrêté en date du 26 messidor, rendu sur la proposition de Guérin. «Le comité de Salut public arrête que le citoyen Duchesne, menuisier…, se rendra au comité le 28 de ce mois, dans la matinée, pour être entendu.» Arrêté signé: Billaud-Varenne, Saint-Just, Carnot, C.-A. Prieur. Cet homme avait été surpris par Guérin en possession de faux assignats[276].

[Note 276: Archives, F 7, 4437. Voici, d'ailleurs, deux arrêtés en date du 1er thermidor qui tranchent bien nettement la question: «Le comité de Salut public arrête qu'il sera délivré au citoyen Guérin un mandat de deux mille 166 livres 10 sous à prendre sur les 50 millions à la disposition des membres du comité de Salut public.

«Le comité de Salut public arrête que les appointements du citoyen Guérin, son agent, seront de cinq cents livres par mois, et que les dix citoyens qu'il occupe pour l'aider dans ses opérations seront payés à raison de 166 livres 13 sous.» (Archives, F 7, 4437).]

Mais les Thermidoriens avaient à coeur de présenter leur victime comme ayant tenu seule, pour ainsi dire, entre ses mains les destinées de ses collègues. Quel effet magique ne devait pas produire sur des imaginations effrayées l'idée de ce Robespierre faisant épier par ses agents les moindres démarches de ceux des représentants que, disait-on, il se disposait à frapper! Trente, cinquante députés devaient être sacrifiés par lui; on en éleva même le nombre à cent quatre-vingt-douze, cela ne coûtait rien[277]. Le comité de Salut public s'était borné à surveiller cinq ou six membres de la Convention dont les faits et gestes lui causaient de légitimes inquiétudes; n'importe! il fallait mettre sur le compte de Robespierre ce fameux espionnage qui depuis soixante-dix ans a défrayé presque toutes les Histoires de la Révolution. Les Thermidoriens ont commencé par supprimer des rapports de Guérin tout ce qui était étranger aux représentants, notamment une dénonciation contre un bijoutier du Palais-Royal nommé Lebrun; car, se serait-on demandé, quel intérêt pouvait avoir Robespierre à se faire rendre compte, à lui personnellement, de la conduite de tel ou tel particulier? Ensuite, partout où dans le texte des rapports il y avait le pluriel, preuve éclatante que ces pièces étaient adressées à tous les membres du comité et non pas à un seul d'entre eux, ils ont mis le singulier: ainsi, au lieu de citoyens, ils ont imprimé CITOYEN[278].

[Note 277: Voyez à cet égard une vie apologétique de Carnot, publiée en 1817 par Rioust, in-8 de 294 pages, p. 145.]

[Note 278: Voyez aux Archives les rapports manuscrits de Guérin, F 7, 4436, liasse R. Ces pièces figurent à la suite du rapport de Courtois, sous le numéro XXVIII, p. 128 et suiv.]

Je ne saurais rendre l'impression singulière que j'ai ressentie lorsqu'en collationnant aux Archives sur les originaux les pièces insérées par Courtois à la suite de son rapport, j'ai découvert cette supercherie, constaté ce faux. Quel qu'ait été dès lors mon mépris pour les vainqueurs de Thermidor, je ne pouvais croire qu'il y eût eu chez eux une telle absence de sens moral, et plus d'un parmi ceux dont le jugement sur Robespierre s'est formé d'après les données thermidoriennes partagera mon étonnement. La postérité, qui nous jugera tous, se demandera aussi, stupéfaite, comment, sur de pareils témoignages, on a pu, durant tant d'années, apprécier légèrement les victimes de Thermidor, et elle frappera d'une réprobation éternelle leurs bourreaux, ces faussaires désormais cloués au pilori de l'histoire.

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