Traité des eunuques
Lusus & immeritos ex ecuisse mares.
[107]Utraque tu prohibes, Cæsar populisque futuris
Succurris, nasci quos sine fraude jubes.
Nec spado jam, nec mœchus erit te præside quisquam
At prius ó mores! & spado mœchus erat.
Cette Ordonnance passa pour un avantage très grand, & pour une action digne d'un Prince sage & généreux;[108]Martial l'en félicite par cette belle Epigramme,
Pudice Princeps, gratias agunt urbes;
Populos habebunt, parere jam scelus non est.
Non puer avari sectus arte Mangonis,
Virilitatis damna mœret ereptæ.
Cependant il est certain que son motif ne fut nullement louable, car il ne fit cette deffense, comme le remarque Xiphilin dans sa Vie, & Dion Cassius, qu'en haine de Tite son frére qui aimoit les Eunuques.[109] Suetone ne rapporte pas cette particularité, mais elle n'en est pas moins certaine. Cette Loi & cette Ordonnance, n'est pas mise dans le Code au tître des Eunuques, sous le nom de Domitien, ni sous celui de Nerva, qui fit depuis la même deffense, mais sous les noms de Constantin & de Leon[110]; cependant, Suetone ne permet pas de douter qu'elle ne soit de lui. L'illustre & le célébre Monsieur de Leibnitz à qui j'ai proposé cette difficulté par maniére de conversation, m'a donné cet éclaircissement, que la Loi dont il s'agit ici étoit mise sous les noms de ces deux derniers Empereurs, parce qu'ils l'ont renouvellée, & qu'on ne sçavoit alors que par le moyen de l'Histoire, que Domitien & Nerva en fussent les premiers Auteurs, à peu près comme il en est de ces Loix somptuaires, des Ordonnances contre les Duels, & de divers Réglemens de cette nature qui passent pour être les Ouvrages des Princes modernes qui les publient, quoi qu'on sçache par le moyen de l'Histoire, que d'autres Princes les ont donnez à leurs Peuples plusieurs siécles auparavant.
L'Empereur Adrien enchérit sur cette belle constitution, par un meilleur motif, & deffendit non seulement qu'on fit Eunuques par force ceux qui ne le souhaitoient pas, mais il deffendit même de faire Eunuques ceux qui le souhaitoient. Il y a trois Loix consécutives sur ce sujet dans le tître, ad legem corneliam de sicariis & veneficis.[111] Voici les termes de la premiére. Constitutum quidem est ne spadones fierent, eos autem qui hoc crimine arguerentur corneliæ legis pœna teneri, eorumque bona meritò fisco meo vindicari debere; sed & in servos qui spadones fecerint ultimo supplicio animadvertendum esse. Et qui hoc crimine tenentur, si non adjuerint, de absentibus quoque tanquàm lege Cornelia teneantur, pronuntiandum esse. Planè si ipsi qui hanc injuriam passi sunt, proclamaverint, audire eos Præses Provinciæ debet, qui virilitatem amiserunt; Nemo enim liberum servumve invitum, sinentemve castrare debet; Neque quis se sponte castrandum præbere debet. Ac si quis adversus Edictum meum fecerit Medico quidem qui exciderit capitale erit, item ipsi qui se sponte excidendum præbuit. Voici les termes de la seconde de ces Loix, Hi quoque qui Thlibias faciunt, ex constitutione D. Hadriani ad Ninium hastam, in eadem causa sunt qua hi qui castrant. Et voici enfin les termes de la troisiéme, Is qui servum castrandum tradiderit pro parte dimidia bonorum mulctatur ex Senatus consulto quod Neratio Prisco & Annio Vero Consulibus factum est. Tout cela montre que l'Eunuchisation étoit regardée comme une chose honteuse, odieuse, & préjudiciable à la société aussi bien qu'à la personne sur laquelle elle étoit pratiquée.[112]Qui hominem, libidinis vel promercii causa castraverit, Senatus Consulto pœna legis Corneliæ punitur.[113] Et si puerum quis castraverit & pretiosiorem fecerit Vivianus scribit cessare Aquiliam, sed injuriarum erit agendum, aut ex Edicto Ædilium, aut in quadruplum. Ce mot pretiosior est obscur, comment un homme mutilé, dégradé, pour le dire ainsi, de sa qualité d'homme, pouvait-il être devenu plus prétieux? Voici le sens de ce mot, c'est que comme les Eunuques étoient aimez & carressez par les Princes, qu'ils étoient élevez aux premiéres Dignitez de leur Etat, leur condition en étoit devenuë par là, au moins à cet égard, beaucoup plus considérable, c'est ce qui paroît par la Loi 4. au Code de præpositis sacri cubiculi. Mais l'Empereur Justinien qui est venu depuis & qui a bien considéré les maux qui naissoient de cette coûtume, soit aux particuliers, soit au public, a réïtéré les mêmes deffenses, dans son Code[114] où il décide que, tanquam homicida punitur ille qui castrat aliquem, & dans deux chapitres de ses Nouvelles[115], à la tête desquelles il a mis une belle Préface qui en contient les motifs; Il traite cette action d'impie, de lâche, de honteuse, de deshonnête, & de criminelle, & il dit qu'on a commis cette espéce de crime sur une grande multitude de gens, que peu en ont échappé sains & saufs, qu'à peine en a-t-on pû sauver trois de quatrevingt & dix qui sont venus à sa connoissance; Il considére ces Eunuchisations comme des meurtres, comme des actions contraires à l'intention de Dieu, & de la nature, & à l'intention de ses propres Loix. Il est deffendu sous de griéves peines dans ce titre du Code dont je viens de parler, de vendre ou d'acheter les Romains qui ont été faits Eunuques, soit dans l'Empire Romain, ou dans les Païs étrangers. Il y est aussi deffendu, sous peine de la vie, de faire des Eunuques dans l'Empire Romain: celui qui auroit donné son esclave pour en faire un Eunuque en étoit pour la confiscation de la moitié de ses biens.[116] L'Empereur Leon s'est encore déclaré depuis en termes bien plus forts. Virtutis, dit-il, ad procreandum à Deo naturæ inditæ exectio non minore cum audacia identidem committitur quàm si apud Deum nulli pœnæ obnoxia esset, cùm tamen vel maxime sit; Et quanquam veteribus Legislatoribus curæ fuerit, ut id malum ultrice lege excideretur, quo respublica ab istiusmodi invento munda esset; haud scio tamen, cum si qui alii, huic certe præscripto obtemperari atque à naturæ mutilatione abstineri æquum sit, quamobrem non ita faciant homines, sed tanquam utilitatem quamdam istiusmodi adversus Generandi vim, insidias reputantes, membra quæ homini nascendi causam suppeditant, lancinent, & creaturam aliam quam qualis, conditoris sapientiæ placuerit in mundum introducere contendant. Hoc igitur cùm inultum relinquendum non putemus, lege in id pœnam constituentes, quibus adeò divinam creaturam deformare religio non est, eorum audaciam, auxiliante Deo reprimere conemur. Il appelle ceux qui font des Eunuques, Naturæ insidiatores, detestandæ hujus artis artifices; il les condamne & il finit cette excellente constitution par ces belles paroles, si in albo Imperatorii famulatus sit, artifex detestandæ hujus artis primùm albo eximatur. Un homme qui faisoit un Eunuque étoit considéré comme un Notaire ou un Tabellion qui faisoit un acte faux; le lieu où l'action avoit été commise étoit considéré comme un lieu où on avoit commis un crime de leze Majesté. Mornac qui a fait un excellent Commentaire sur le tître du Code qui traite de Eunuchis, dit avoir vû dans un Historien de France, qu'un soldat fut puni pour avoir ôté à un Moine ce qu'il croyoit lui être inutile, chose inouïe, dit cet Historien, quod inaudita apud nos fuerat. Messire Claude de Ferriere qui a fait aussi une espéce de Commentaire sur le même tître, rapporte la même Histoire; mais il y ajoûte ses réfléxions, & quoi que bon Catholique il dit, qu'il y a des gens qui disent, qu'il seroit à souhaiter que solos Eunuchos haberet Ecclesia Ministros, pour empêcher les desordres que nous ne voyons qui trop souvent, sans ceux qui nous sont inconnus. Il est vrai, ajoûte-il, qu'il y en a plusieurs qui pourroient y avoir intérêt; cependant, je crois qu'il vaut mieux laisser les choses comme elles sont, & ne pas faire du mal à ceux qui ne veulent que le bien de leurs prochains. Quoi qu'il en soit, il paroît que les Loix ont regardé l'action de faire des Eunuques comme abominable, & l'Eunuque lui-même comme un monstre, aussi ne leur ont-elles jamais accordé les droits & les priviléges qu'elles accordent aux autres hommes.[117] Par éxemple il ne leur a point été permis de tester. J'avouë que l'Empereur Constance qui leur en avoit accordé la faculté parce qu'il faisoit tout ce qu'ils vouloient, a donné une Loi qui porte que, Eunuchis liceat facere Testamentum, componere postremas exemplo omnium volontates, conscribere codicillos, salvâ testamentorum observantiâ; Mais tous les Jurisconsultes estiment que cette liberté ne concerne que les Eunuques qui étoient près de sa Personne, ou près de celle de l'Impératrice. Il est certain que dans quelque degré de faveur que les Eunuques fussent, ils n'ont jamais été considérez que comme des Esclaves. Ils ont toûjours été le jouet des Princes, qui ont même abusé quelquefois de leur servitude; on peut dire qu'il a été d'eux à cet égard, comme de ces Genuches qui sont carressées dans les cabinets des Grands & vêtuës de toile d'or. Or il est certain que ce n'a été qu'à ces Eunuques privilégiez qu'il a été permis de faire Testament. L'Empereur Leon en rend la raison dans sa Nouvelle trente-huitiéme, mais bien plus particuliérement dans la Loi Jubemus, qui est la quatriéme au Code de præpositis facii Cubiculi, & de omnibus cubiculariis & privilegiis eorum. Le tître seul, pour le dire en passant, fait voir qu'il s'y agit des Eunuques, mais il le dit expressément comme on va le voir; Nam cùm hoc privilegium, dit-il, videatur principalis esse proprium Majestatis ut non famulorum sicut privatæ conditionis homines sed liberorum honestis utatur obsequiis, periniquum est eos duntaxat pati fortunæ deterioris incommoda; sed testamenta quidem ad similitudinem aliorum qui ingenuitatis insulis decorantur pro suâ liceat eis condere voluntate. Il y ajoûte néanmoins une réfléxion qui les distingue des hommes libres;[118]Intestatorum verò nemo dubites facultates, ut pote sine legitimis sucessoribus defunctorum fisci juribus vindicari; Et ce qui fait voir clairement qu'il s'agit du droit des Eunuques, c'est qu'il dit dans cette même Loi que, hæc omnia tunc diligenti observatione volumus custodiri cùm sponte suaque voluntate quis dederit Eunuchum sacri Cubiculi Ministeriis adhæsurum. Voila donc les Eunuques mis sur le pied des Esclaves; on en excepte les Gardes du Prince, mais cette exception ne fait que confirmer la régle, Exceptio in non exceptis firmat regulam. En général donc il est certain qu'ils ne peuvent instituer des héritiers, ni être eux-mêmes héritiers instituez. Dès qu'ils sont morts leurs biens sont vacans & dévolus au Fisc. Ils sont même considérez comme gens infames, indignes des Priviléges accordez par les Loix, témoin cette belle déclaration du Jurisconsulte Paulus,[119]Quamvis nulla persona excipiatur, tamen intelligendum est de his legem sentire qui liberos tolere possunt; Itaque si Castratum libertum Jurejurando quis adegerit, dicendum est non puniri patronum hâc lege. Ils ne peuvent point adopter, la Loi est précise contr'eux sur ce sujet,[120]sed & illud utriusque adoptionis commune est, quod & ii, qui generare non possunt, (quales sunt spadones) adoptare possunt, Castrati autem non possunt. J'avouë que l'Empereur Leon les a, pour ainsi dire, réhabilitez par la Nouvelle vingt-sixiéme, dans laquelle il les autorise à adopter; la raison qu'il en rend est assez plausible, quemadmodum, dit-il, cui vocis usus ademptus est, quæ linguæ munia sunt per manum ad implere, & qui sermonem labiis fondere nequit per scripturam ad ordinandas res suas procedere, non prohibetur. Ita neque qui quod genitalibus privati sunt liberos non habent, horum indigentiam alio modo compensare vetandum est; cependant on peut dire qu'elle n'est point juste, car c'est un principe de Droit aussi bien que de Philosophie & de bon sens, que, adoptio naturam Imitatur, de là vient que pro monstro est ut major sit filius quàm pater;[121] Et qu'on prescrit l'âge dans lequel on peut adopter, toûjours en sorte que les proportions d'âge soient gardées. Comment donc seroit-ce imiter la nature que de permettre à un homme, qui non seulement n'a jamais pû en produire d'autres, mais qui n'a pas eu la capacité & les choses naturelles requises pour en produire d'autres, d'en adopter quelques-uns? Il faut observer d'ailleurs que l'adoption n'étoit permise originairement qu'aux personnes qui avoient eu des enfans, & qui les avoient perdus, pour les consoler de leur mort. On a étendu depuis cette faculté jusqu'à ceux qui n'avoient aucun empêchement manifeste d'avoir des enfans, mais qui par l'événement n'en avoient point eu; les femmes mêmes ne pouvoient point adopter, parce qu'elles sont incapables de l'effet principal de l'adoption qui est la puissance paternelle, cependant elles peuvent adopter[122] ex Indulgentia principis, ad solatium liberorum amissorum. Mais ce seroit abuser de l'adoption que de l'accorder à des gens qui n'ont point eu, & qui n'ont pû avoir des enfans; ce ne seroit plus imiter la nature, ce seroit la surpasser, ou plutôt ce seroit lui insulter, & donner des enfans à des gens auxquels elle a ôté le moyen d'en produire.[123]Les Jurisconsultes ont eu tant d'égard à ces considérations qu'ils n'ont pas même voulu permettre qu'un de ces Eunuques auxquels il étoit permis de tester instituât un posthume pour son héritier, voici comment en parle Ulpien dans la Loi sed est quæsitum §. I. sed si Castratus sit, Julianus Proculi opinionem secutus non putat posthumum hæreden posse instituere, quo jure utimur. J'avouë que je me suis étonné que Schneidevin, si savant & si judicieux ait soûtenu, qu'un Eunuque pouvoit être tuteur. Il est vrai qu'il semble qu'il n'entende parler que de ces gens impuissans qui n'ont qu'une partie de ce que la nature donne aux autres, & sa comparaison donne lieu de le croire; «Comme on ne peut point, dit-il[124], refuser une Tutelle sous prétexte qu'on n'a qu'un œil, ou qu'on est ce que les Jurisconsultes appellent Morbosus, un homme qu'il appelle spado ne peut pas prétendre non plus d'être éxempt d'une Tutelle dont il doit être chargé;» Et il confirme son opinion par le §. spadonem 2. de la 6. ff. de Ædilitio Edicto & redhibitione, & quanti minoris, qui contient ces termes,[125]spadonem morbosum non esse, neque vitiosum Verius mihi videtur, sed sanum esse, sicuti illum qui unum testiculum habes, qui etiam generare potest. Ce qui me persuade qu'il ne s'agit point là d'un Eunuque proprement ainsi nommé, c'est que ce même titre distingue entre ce qu'il appelle[126] morbosus & vitiatus, & qu'il distingue ce qu'il appelle vitium simplex, de vitio corporis penetrante usque ad animum.[127]Il nomme particuliérement ceux qui præter modum, timidi, cupidi, avarique sunt aut iracundi; Comment est-ce qu'un homme lâche & timide comme l'est un Eunuque, peut servir d'appui & de secours à un mineur qu'il auroit sous sa Tutelle, peut-être que ce pupile seroit plus hardi, plus entendu & plus vigoureux que lui.[128]Quoi qu'il en soit cela me paroît contraire à l'ordre & à l'équité, j'ajoûte même à l'intention du Droit, car Tutelam administrare virile munus est, & ultrà sexum fœmineæ infirmitatis tale officium est. J'avouë que je me suis étonné quelquefois que les Loix les ayent admis à s'enrôler,[129] Qui cum uno testiculo natus est, quive amisit, jure militabit, secundum Divi Trajani rescriptum; La raison de cette Loi me la rend d'autant plus surprenante, Nam & Ducis Sylla, ajoûte-t-elle, & Cotta memorantur eo habitu fuisse naturæ. Est-ce que parce qu'il y a eu deux grands hommes parmi les Eunuques, par une exception très particuliére à la régle, il y a lieu de statuer que tous les autres sont capables de porter les armes? Comme le combat conjugal est différent de ceux qui se donnent à la guerre, les armes le sont aussi; Et comme les Eunuques ne les ont point, ils ne peuvent point entrer aussi dans cette agréable milice; C'est la décision de Plaute dans cette ingénieuse allusion,[130] si amandum est, amare oportet testibus præsentibus. Enfin, les Eunuques ne pouvoient paroître de leur chef dans aucun acte solemnel;[131]ad solemnia adhiberi non potest, cùm juris Civilis communionem non habeat in totum, ne Prætoris quidem Edicti. Il ne faut avoir qu'une teinture fort legère du Droit pour sçavoir que l'état des personnes consiste en trois choses, qui sont, la liberté, la bourgeoisie, & la famille, & que lors que quelqu'un est déchû de l'une de ces trois choses, il souffre un changement notable dans son état; suivant cela qu'est-ce qu'un Eunuque? Et quelles faveurs les Lois ont-elles pû lui faire? Quintilien nous donne une idée fort juste de la nature d'un Eunuque & du droit qui lui convient[132]. Pour moi, dit-il, quand je considère la nature, il n'est point d'homme qui ne paroisse plus beau qu'un Eunuque, & je ne crois point que la Providence puisse se dégoûter jamais assez de ses ouvrages pour souffrir que la débilité passe pour une perfection, & que l'infirmité ait un rang parmi les bonnes choses. Je ne puis m'imaginer que le fer puisse rendre beau ce qui seroit un monstre s'il naissoit en l'état dans lequel la section l'a pû réduire. Que l'imposture d'un séxe artificiel donne tant de plaisir que l'on voudra, les mauvaises mœurs n'auront jamais assez d'Empire sur la raison, pour faire passer pour bon ce qu'elle a pû faire passer pour beau & pour précieux..... Qui parmi les célébres Sculpteurs, ou parmi les grands Peintres, quand il tâche de répresenter les corps les plus parfaits, voudroit en retrancher de telles choses? Et prendre pour leurs modelles ou un Bagoas, ou quelque Megabize, plûtôt qu'un Doriphoron capable de tous les éxercices de la guerre, & de tous les jeux? Ou que de jeunes gens belliqueux? Ou de ces athlétes dont le corps a été admiré?
Je me suis assez étendu sur cette matiére je passe à une autre; J'ajoûte seulement ici par forme d'éclaircissement, qu'il faut faire toûjours une grande différence entre les Eunuques volontaires qu'on a fait tels de leur gré & de leur consentement, & entre ceux qu'on a été contraint de faire tels pour leur sauver la vie, ou par quelqu'autre nécessité semblable; les uns ont toûjours été odieux & méprisables, mais les autres ont été à plaindre, & ont été dignes de support & de secours.
CHAPITRE XI.
Quel rang les Eunuques volontaires ont tenu dans la société civile; de quelle maniére les Loix les y ont considerez, & quels droits elles leur ont attribué.
SI les Eunuques forcez, c'est à dire ceux qu'on a fait tels dans leur jeunesse, dans un tems de persécution, ou par l'ordre d'un Tyran, & ceux qui le sont devenus par accident, ont toûjours été l'objet du mépris & de la raillerie des hommes. Quelle indignation n'ont-ils pas dû concevoir contre ces ames lâches & basses, qui par des vûës d'intérêt & d'ambition, se sont fait retrancher la partie extérieure de leur corps la plus noble & la plus utile à la société? la Loi les condamne au dernier supplice comme des homicides d'eux-mêmes. Et voici comment l'Empereur Adrien parle contr'eux,[133] Ac si quis adversus Edictum meum fecerit, Medico quidem, qui exciderit capitale erit. Item ipsi qui se sponte excidendum præbuit. On les regardoit autrefois comme des infames du premier ordre, on les bannissoit de la compagnie des hommes, & on ne souffroit pas qu'ils fussent instituez héritiers n'étans en cet état ni homme, ni femme. Voici un éxemple précis qui donnera une juste idée du cas qu'on en a fait, & des droits qu'on a voulu leur attribuer; c'est Valére Maxime qui le fournit[134]; «Que dirai je, s'écrie-t-il, de l'ordonnance du Consul M. Æmile Lepide? n'est elle pas d'une très grande conséquence? Genutius Prêtre de Cybelle Mére des Dieux, ayant obtenu du préteur Cn. Oreste, qu'il seroit remis en la possession des biens que lui avoit laissez Nevianus, par Testament, Sardinius dont l'affranchi avoit ainsi favorisé Genutius en appella devant le Consul Mamercus, soûtenant que Genutius s'étant volontairement privé des parties qui le faisoient homme, ne devoit point être mis au rang ni des hommes, ni des femmes, ce qui fut cause que la Sentence du Préteur fut cassée. L'Arrêt est digne de Mamercus & d'un Prince du Senat, car il empêcha que les siéges de nos Juges ne fussent souillez de la vûë d'une si indigne personne que Genutius, & que sous prétexte de demander justice, sa voix efféminée & lascive n'y fut entenduë.» Ceci suffit sur cet article, parce qu'au reste on peut leur appliquer ce que j'ai dit dans les chapitres précédens. Je dirai seulement, qu'il faut encore distinguer les Eunuques volontaires entr'eux; Qu'un Combabus & d'autres semblables, sont exceptez de cette haine & de cette condamnation publique si justement dûës aux autres, ce n'est pas qu'ils soient tout à fait excusables, mais on peut dire qu'ils le sont en quelque sorte, parce que de deux maux ils croyent éviter le pire. Ils imitent ce Marchand dont parle Juvénal, ou plûtôt le Castor,
Ce Poëte étoit apparemment du sentiment des vieux naturalistes qui ont crû & qui croyent encore que le Castor coupe ses parties viriles afin de se délivrer des mains des chasseurs, parce qu'il croit qu'on ne le poursuit que pour les avoir; Mr. le Baron de la Hontan nous a bien détrompez de cette vieille erreur, voici ce qu'il dit sur ce sujet.
«[136]Au reste, n'en déplaise aux découvreurs de la nature, aux chercheurs de merveilles & de secrets sur les terres de cette Divine ouvriére, il n'est point vrai que les Castors se mutilent & se fassent Eunuques pour échapper à la trop pressante poursuite des Chasseurs; Non, ces mâles estiment plus leur séxe, & font plus de cas que cela de la propagation de leur rare espéce. Je ne puis même concevoir sur quel fondement on a bâti une si grande chimére. Premièrement, la matiére qu'il a plû à la secte d'Hypocrate de nommer Castoreum n'est pas renfermée dans ces précieuses & multipliantes parties; Elle est dans un réceptacle, un véhicule, ou une maniére de poche qui est singuliére à la machine organique de ces animaux, & que la nature semble n'avoir formée que pour eux; l'usage que le Castor fait de cette matiére, c'est de s'en nettoyer & dégager les dents lors qu'elles sont pleines de la gomme de quelque arbrisseau dans lequel il aura mordu. Mais quand j'accorderois que le Castoreum est dans les testicules, comment cet animal pourroit-il les couper sans se déchirer tous les nerfs des aînes auxquels ils sont attachez près de l'os pubis (trouvez-moi Officier Huron qui parle plus pertinemment d'Anatomie,) mais en me mettant sur mes louanges j'ai perdu la conséquence que je voulois tirer de ce déchirement de nerfs; N'importe, je ne démorderai pas pour cela de mon scientifique raisonnement. C'étoit bien à Elian, & à d'autres rêveurs de Naturalitez comme lui, de nous venir parler de la Chasse des Castors? Avoient-ils puisé cette connoissance dans les méditations du cabinet? S'ils avoient eu la gloire de vivre comme moi parmi ces Amphibies, ils auroient sçû qu'un Castor ne s'embarasse point du tout d'un Chasseur; vous sçaurez d'abord que cet animal a la précaution de ne point s'éloigner du bord de l'étang où sa cabane est construite; De plus, il a toûjours l'oreille au guet, & sitôt que par le moindre bruit, il soupçonne qu'on lui en veut, il plonge, & nage entre deux eaux jusqu'à ce que n'y ayant plus de danger, il puisse rentrer sûrement chez soi. Si cette raison ne vous semble pas de poids pour les Castors terriens, je vous renvoye à l'os pubis. Autre argument péremptoire. Si le Castor, pour arrêter la poursuite de l'ennemi, faisoit la sanglante opération qu'on lui attribuë, la nature lui auroit donné en cela un instinct fort imparfait; car quand cet Animal n'auroit plus son Castoreum on ne lui feroit pas la chasse avec moins d'ardeur; Le Castoreum est le butin le moins important, ou plûtôt ce n'est rien en comparaison de la peau; Celle-ci est la proye dominante & la maîtresse piéce de la bête; Ainsi ce pauvre Castor, pour se sauver de l'avarice du Chasseur, devroit tout au moins s'écorcher tout vif, & lui jetter sa peau; encore ne sçai-je après cela si cette barbare & insatiable figure nommée homme ne voudroit pas la chair & les os de cet innocent animal.....[137]Sa fourure est bizare, & bien différente d'elle-même; Elle est formée de deux sortes de poils opposez. L'un est long, noirâtre, luisant, & gros comme du crin; l'autre délié, uni, long de quinze lignes pendant l'hyver, en un mot, le plus fin duvet qui soit au monde; Il n'est pas nécessaire de vous avertir que c'est cette seconde espéce de poil que l'on cherche avec tant d'empressement, & que ces animaux méneroient une vie plus sûre & plus tranquille s'ils n'étoient vétus que de crin.» Il fait une histoire & une description fort curieuses du Castor; outre que cet illustre Voyageur est un homme sçavant, de bon sens & de bon goût, très capable de penser, de raisonner, & de juger juste sur un sujet tel que celui ci qui ne demande que la vûë & du discernement; J'ai remarqué en lisant Pline[138], qu'un vieux Médecin de son tems qu'il nomme Sextius, diligentissimus Medicinæ veteris autor, étoit à peu près du même sentiment que Mr. le Baron de la Hontan; Comme j'ai eu l'honneur de voir ce Baron curieux, à qui le Public a l'obligation d'avoir aquis plusieurs connoissances rares, & de l'entretenir, c'est avec connoissance de cause que je parle de lui avec tant d'éloges;[139]J'ai beaucoup de respect pour les doctes Auteurs des Journaux de Trevoux, & beaucoup de reconnoissance du fruit que je tire de leurs veilles & de leurs travaux, mais ils me pardonneront, s'il leur plaît, si je n'entre point dans les sentimens qu'ils ont si peu favorables à ce Voyageur digne, à mon avis, d'une meilleure réputation que celle qu'ils tâchent de lui établir dans le monde.
CHAPITRE XII.
Quel rang les Eunuques volontaires & forcez, ont tenu dans la Société Ecclésiastique; de quelle maniére l'Eglise & ses Canons les ont considérez, & quels droits ils leur ont attribuez.
DIeu a eu de tout tems en abomination toutes fortes d'animaux mutilez.[140] Vous n'offrirez point au Seigneur, dit-il, tout animal qui aura ce qui a été destiné à la conservation de son espéce, ou rompu, ou foulé, ou coupé, ou arraché, & gardez-vous absolument de faire cela dans vôtre Païs. Cette deffense est générale, mais il en a fait une qui concerne l'homme en particulier,[141] L'Eunuque, dit-il, dans lequel ce que Dieu a destiné à la conservation de l'espéce, aura été ou retranché, ou blessé d'une blessure incurable, n'entrera point en l'Eglise du Seigneur.
Quelques Interprétes de l'Ecriture Sainte croyent, que par le mot Eglise qui est employé dans ce dernier passage, il faut entendre l'Assemblée du Peuple Juif, & que Dieu deffend ici, que ceux que[142]les hommes avoient faits Eunuques, comme parle Jésus Christ, fussent admis dans les Assemblées & dans les Charges publiques. Je ne rapporterai point ici les divers sens spirituels que Théodoret, Clément Aléxandrin, & divers autres Péres de l'Eglise, ont donné à ce passage; on y verroit pourtant qu'une certaine sorte de stérilité, & l'impuissance, sont des choses indignes, & qui éloignent de Dieu; mais ces explications m'éloigneroient trop de mon sujet. Je dirai donc seulement, que par ce mot Eglise, dont les Eunuques sont exclûs, il faut entendre, non seulement l'Assemblée des Juifs & leur Magistrature, mais même tous leurs Priviléges; L'Eunuque ne peut jouïr d'aucun de leurs avantages, il ne peut jamais être censé faire partie du Peuple Saint, ni être Israëlite, ni fils d'Abraham; ni jouïr des Priviléges de la Nation Sainte, comme d'espérer qu'on lui prêtera de l'argent à intérêt, qu'il aura part au bénéfice du Jubilé, c'est à dire qu'il jouïra des Priviléges de l'année septiéme de rémission; Les Eunuques sont bannis en un mot de la Société politique des Juifs, ut non habeantur Cives, nec habeant jus civicum apud Judæos. C'est en ce sens que ce mot Eglise est pris au ℣. 4. du chapitre 20. des Nombres; & au ℣. 2. du chapitre 20. du Livre de Judith. Voila une terrible malédiction, la Loi de Dieu est bien plus sévére contre les Eunuques, que les Loix Politiques & Civiles que j'ai rapportées. Il semble presque que cette Jurisprudence ait changé sous la Nouvelle Alliance; En effet, bien loin d'éloigner les Eunuques de l'Eglise, si on en croyoit Origéne, ou les Valésiens, il faudroit être Eunuque pour aquérir le Ciel; mais j'ai fait voir dans un des chapitres précédens, que les paroles de Jésus Christ sur lesquelles ils avoient fondé leur opinion, n'ont rien innové à cet égard, qu'ils l'ont eux-mêmes reconnu depuis, & je vais faire voir positivement, que la Jurisprudence de l'Eglise Chrétienne condamne les Eunuques volontaires & quelques-uns des autres. Cette Jurisprudence est établie par le droit Canon[143]; Corpore verò Vitiati, y est-il dit, similiter a sacris officiis prohibentur; Cela est un peu général, mais voici quelque chose plus particulier,[144]si quis pro ægritudine naturalia a Medicis secta habuerit; similiter & qui a Barbaris aut qui a Dominis suis castrati fuerint, & moribus digni inveniuntur hos Canon admittit ad Clerum promoveri. Si quis autem sanus non per disciplinam Religionis & abstinentiæ sed per abscissionem a Deo plasmati corporis existimat posse à se carnales concupiscentias amputari, & ideò se castraverit, non eum admitti decernimus ad aliquod clericatus officium. Quod si jam fuerit ante promotus ad Clerum, prohibitus a suo Ministerio deponatur. La raison de cette différence est rapportée dans le Canon 8. après avoir parlé de ceux qui sont tels lors que, casu aliquo contigerit dum operi rustico curam impendunt, aut aliquid facientes seipsos non sponte percutiunt, & les avoir opposez aux Eunuques volontaires, in illis enim, dit-il, voluntas est vindicanda quæ sibi causa fuit ferrum injicere, in istis autem casus veniam meruit; Il dit la même chose de ceux que les Barbares, la Maladie, un Tyran, ou un Ennemi, ont mutilez, ceux-là sont dignes de compassion & de support.
Cette Jurisprudence est beaucoup plus ancienne que le decret de Gratien dont j'ai tiré les décisions que je viens d'alléguer, elle est établie par le Concile de Nicée qui est le premier œcuménique; voici le premier de ses Canons; «Si quelqu'un étant malade a été fait Eunuque par les Médecins, ou s'il a été coupé par les Barbares, qu'il demeure dans le Clergé & dans l'état Ecclésiastique; Mais si étant sain il s'est retranché lui-même, il faut que s'il est du Corps du Clergé, il s'abstienne des fonctions de son Ministére, & qu'à l'avenir on n'admette plus au rang des Ecclésiastiques aucun de ceux qui en auront usé de la sorte;» Et comme il est manifeste que cette ordonnance regarde ceux qui ont agi de cette maniére de propos délibéré, & qui se sont coupez eux-mêmes, cela ne regarde point ceux qui auront été faits Eunuques par les Barbares, ou par leurs Maîtres, ils peuvent être reçûs dans le Clergé selon les régles de l'Eglise, pourvû que d'ailleurs ils en soient dignes. Ce Canon du Concile de Nicée est rapporté dans la Vie de Saint Athanase faite par Mr. Herman, & suivi des réfléxions de ce judicieux Auteur. Il ne sera point inutile de les rapporter ici, ne fut-ce que pour épargner la peine de les chercher ailleurs; «On ne peut pas dire au vrai quelle a été l'occasion qui a porté les Péres du Concile de Nicée à traiter de cette maniére, & à user de cette juste sévérité contre ceux qui se faisoient Eunuques par leurs propres mains; Il est certain que cette mutilation volontaire qui étoit deffenduë par les Loix Civiles, & particuliérement par celles de l'Empereur Adrien, ne pouvoit être approuvée par l'autorité de l'Eglise; le zele inconsidéré d'Origéne qui s'étoit coupé lui même, en expliquant d'une maniére trop littérale le chapitre dixneuviéme de l'Evangile de Saint Matthieu, avoit été condamné par Demetrius son Evêque, quoi qu'il admirât en même tems cette action comme un transport extraordinaire de piété. L'abus de quelques Hérétiques nommez Valesiens qui retranchoient ainsi toutes les personnes de leur Secte, avoit déja été considéré comme un excès aussi contraire aux sentimens de la véritable Religion qu'aux régles communes de l'humanité. Toutes ces considérations font bien voir la justice de ce premier Canon de Nicée, mais elles ne nous apprennent point quelle en a été l'occasion. Quelques uns prétendent que ce Canon fut fait à l'occasion du Prêtre Leonce, depuis élevé par les Arriens à l'Episcopat d'Antioche, qui perdit son rang pour s'être ainsi mutilé lui-même; mais en ce que Theodoret ajoûte que son Ordination étoit contre les Loix du Concile de Nicée, il donne quelque lieu de croire que ce Prêtre n'avoit pas encore commis un si grand excès, & que ce ne fut que depuis le tems de cette sainte Assemblée, que le desir de converser plus librement avec une fille nommée Eustolie, le porta à armer ses propres mains contre lui-même, en imitant Origéne. Quoi qu'il en soit ceux qui étoient devenus Eunuques, ou par maladie, ou par une violence étrangére, ne sont point exclus des Dignitez de l'Eglise; Et c'est ainsi que S. Germain, & S. Ignace, ont rempli si dignement le Patriarchat de Constantinople. Mais ceux qu'un faux zele pour la chasteté, ou quelqu'autre considération, a porté à une action si barbare, sont jugez indignes des fonctions de leur Ministére, s'ils sont déja du nombre des Clercs, ou d'être élevez à la Cléricature s'ils sont encore parmi les Laïques;» A l'égard de ceux qui se sont faits Eunuques par intérêt, par ambition, ou par quelqu'autre motif, lâche, bas, & odieux, ce n'est pas assez de les exclure des Charges Ecclesiastiques, il faut les réputer & les tenir pour si infames, qu'on les bannisse de la compagnie des hommes; c'est ainsi que l'antiquité en a agi, comme je l'ai fait voir dans l'éxemple de Genutius. Je passe plus loin encore, car j'estime que non seulement ils doivent être couverts d'opprobre & de honte, mais même qu'ils doivent être punis comme d'un crime capital; En effet, le droit les déclare homicides d'eux-mêmes;[145]si quis absciderit semet ipsum, id est si quis computaverit sibi virilia, non fiet Clericus, quia sui est homicida, & Dei conditioni inimicus. Si quis cum Clericus fuerit absciderit semet ipsum, omninò damnetur, quià sui homicida est. Il est bon d'entendre ce mot homicida; car il n'est pas vrai, à parler proprement, que celui qui se fait Eunuque, se fasse mourir; mais c'est parce qu'il se met en danger de mourir dans l'opération; car comme on l'a vû dans un des chapitres précédens, l'Empereur dit, que de quatrevingt-&-dix qu'il a vû couper, à peine en est-il échappé trois; Il est donc appellé homicide de soi-même, propter homicidii periculum quod sequi poterat sectionem; au même sens qu'il est dit dans le chapitre dernier de la distinction quatrevingt-&-septiéme, que quiconque expose un enfant en est homicide; la raison de cela est qu'il ne faut pas considérer ce qui arrive, mais ce qui pouvoit arriver. Prætor non ait cujus casus nocere posset, dit la Loi, ex his Verbis, ajoûte-t-elle,[146]manifestatur non omne quidquid positum est, sed quidquid sic positum est ut nocere possit, hoc solum prospicere Prætorem ne possit nocere, nec spectamus ut noceat, sed omninò si nocere possit Edicto locus sit; Coërcetur autem qui positum habuit, sive nocuit id quod positum erat, sive non nocuit. J'ajoûte à la disposition du Droit, qu'outre les cas qui y sont exceptez, il y en a un qui mérite d'être considéré, c'est lors que le salut de tout le corps éxige qu'on en retranche cette partie, car c'est une maxime du bon sens que præstat partis quàm totius facere jacturam. Mais j'ai fait voir que la piété ni la Religion ne pouvoient pas servir de prétexte à cette infame éxécution; Non est licita ad servandam aliquam virtutem. V. G. Castitatem, quia non desunt alia media quibus cum Dei gratia possit homo & assequi & tueri hanc virtutem. Au reste, il y a une remarque à faire sur ce sujet qui n'a pas été trouvée indigne des plus habiles Critiques, & des plus célébres Jurisconsultes; Mornac la rapporte dans son Commentaire sur la Loi, si quis Cod. de Eunuchis. Voici en quoi elle consiste. Le Canon neuviéme de la distinction cinquante-cinquiéme contient ces mots, Eunuchus si per insidias hominum factus est, vel si in persecutione ei sunt amputata virilia, vel si ita natus est dignus, fiat Episcopus; ce mot Episcopus a paru là mal placé, on a eu recours, pour s'éclaircir sur le doute qu'on en a eu au Canon des Apôtres vingt-&-uniéme, & on y a trouvé dans l'éxemplaire Grec le mot χλεοικὁς, & non pas celui d'Episcopus. Ce qui avoit donné lieu à ces Savans de douter étoit, dit Mornac, que l'indécence & la difformité d'un homme sans barbe & efféminé, desagréable & méprisable dans le Public, ne permettoit pas de croire que l'Eglise l'eût élevé sur une de ses premiéres chaires pour y enseigner, y présider sur tout le reste du Clergé, & pour le dire ainsi, pour dominer sur lui: Cette réfléxion n'est point inutile ici, car il paroît que quelque support que l'Eglise ait eu pour ces malheureux, l'état de leur personne a toûjours été si vil & si abject, que quelques dignes qu'elles fussent d'ailleurs, elle n'a jamais voulu les placer dans les lieux éminens, ni leur conférer des Dignitez illustres & considérables.
Je finirai ce chapitre & cette premiére Partie de mon Ouvrage tout ensemble, par quelques remarques qui ne seront point inutiles à mon sujet. Je dirai d'abord que je n'ai point prétendu faire une Histoire naturelle des Eunuques, ni une Histoire éxacte du sort qu'ils ont eu dans tous les siécles, & dans tous les Païs; les mœurs des Nations & des tems sont fort différentes, on voit à la honte de la raison humaine, que ce qui a été du goût du Public dans un siécle, déplaît beaucoup dans un autre. Cette bizarerie paroît sur tout parmi les différens Peuples qui ont différens génies. Ce défaut de virilité n'est pas également honteux par tout, il rend considérables en plus d'un lieu des gens qui sans cela ne le seroient point: leur nom n'est pas également une injure dans tous les Païs; Ils ont éxercé les premiers Emplois & reçû des honneurs qui ne cédoient qu'à ceux qui étoient rendus aux Souverains. On voit encore presque la même chose dans tous les Païs du Levant, dans la Perse, dans l'Egypte, dans la Mesopotamie, & il est de notoriété publique qu'à la Porte du grand Seigneur, & dans la vaste étenduë de son Empire qui s'étend dans les trois parties de l'ancien Monde, les Eunuques possédent une autorité presque pareille à la Souveraine; Ils étoient autrefois les yeux & les oreilles des Rois de Perse, ils le sont encore de l'Empereur des Turcs. Les Romains au contraire ont toûjours eu en horreur ces demi-hommes, & abominé la Castration; voici comment César en parle à l'occasion d'une infinité de personnes auxquelles le Roi Pharnacés avoit fait perdre la virilité[147], quod quidem supplicium, dit-il, gravius morte Cives Romani ducunt; cependant on voit que peu après du tems des Antonins Plautianus fit faire un grand nombre d'Eunuques, comme je l'ai dit ailleurs; Et aujourd'hui les Italiens en ont beaucoup & en font cas.[148]Mr. Chevreau nous apprend qu'ils nomment vertueux leurs Castrati qui ont la voix belle, & qu'ils honorent du même tître les Courtisanes, quand elles chantent, qu'elles dessinent, qu'elles jouent de la Guitare, ou qu'elles font un Madrigal. La Reine Christine les appelloit, la Virtuosa Canaglia. C'est une chose qui est digne de remarque, qu'il n'y a proprement que l'Italie, qui n'est qu'un coin de terre en comparaison de tout le reste du monde Chrêtien, qui produit des Eunuques. Il seroit fort difficile de rapporter exactement tout ce que le caprice des hommes leur a fait faire à cet égard dans tant de siécles qui se sont écoulez, & parmi tant de Peuples qui ont habité toutes les parties du Monde; D'ailleurs, comme ce n'est point le but de cet Ouvrage, il me suffit de conclure de tout ce que j'ai dit jusques ici, qu'il ne paroît aucune Ordonnance, aucune Loi, ni aucune Constitution, qui réglent le mariage des Eunuques, ce que l'on trouveroit infailliblement dans les Historiens anciens & modernes, ou dans les compilateurs du Droit, s'il leur avoit été permis d'en contracter, & s'il s'en étoit effectivement contracté, de même qu'on en trouve concernant la faculté de se faire Eunuque, de tester, d'adopter, d'éxercer la Tutelle, & d'être appellé en témoignage; on y trouve au contraire des Loix qui les deffendent absolument. C'est ce qu'il s'agit d'éxaminer plus particuliérement dans la seconde Partie de cet Ouvrage.
SECONDE PARTIE.
Dans laquelle on discute le droit des Eunuques par rapport au mariage; & dans laquelle on éxamine s'il doit leur être permis de se marier.
CHAPITRE PREMIER.
De la nature & du but du Mariage. Que l'Eunuque ne peut y répondre.
MOn dessein n'est point de faire ici l'éloge du Mariage, & moins encore d'outrer les choses sur ce sujet, comme a fait un Auteur moderne dont les éxagérations ont été fort relevées[149]. Je n'ai pas dessein non plus d'éxaminer à fond la matiére du mariage; Sanchez & Pontius y ont trouvé de quoi faire chacun un gros volume in folio; & nous avons vû depuis peu, qu'un Ecclésiastique de Florence nommé Charles Mazzi, a tâché de traiter succinctement ce sujet & de réduire ce qu'on en a dit en abregé comme il paroît par le titre de son Ouvrage, qui est, Mare Magnum Sacramenti Matrimonii in exiguo; Cependant, son Livre est un Volume in folio; Ce qui a donné lieu à un habile homme de dire[150], que puis que l'Auteur, en nous donnant un in folio, ne nous montre qu'en petit l'ocean du mariage; combien de volumes faudroit-il pour nous le montrer en grand? Quoi qu'il en soit, c'est une matiére si vaste, si agitée, si pleine d'écueils, que les Théologiens Casuistes ne sçavent comment faire pour l'épuiser, & qu'ils se trouvent souvent incertains de la route qu'ils doivent tenir; Je me contenterai donc de poser quelques principes généraux par lesquels je ferai connoître la nature & le but du mariage, pour en tirer ensuite des conséquences nécessaires au sujet particulier que je traite.
Le Mariage est, selon la définition que les Jurisconsultes en donnent, un consentement de l'homme & de la femme, de passer leur vie ensemble dans une union perpétuelle, qui ne soit séparable que par la mort de l'un ou de l'autre;[151]Viri & mulieris conjunctio individuam vitæ consuetudinem continens. Quoi que cette définition soit donnée par des Jurisconsultes qui ont été les oracles de la Jurisprudence, j'oserai dire néanmoins qu'elle n'est point juste; car si elle l'étoit, la Tourterelle qui ne s'accouple qu'avec un mâle, & qui ne se laisse point approcher par un autre lors que le premier est mort, auroit contracté un mariage; ce qu'on ne peut pas dire d'une bête destituée de raison & d'intelligence. D'ailleurs, le concubinage constant avec une seule femme seroit aussi un véritable mariage, ce qui est contraire à l'institution de son union. Toutes les unions qui sont indivisibles dans la société ne sont pas des mariages; cependant, pour ne pas disputer ici contre une définition reçûë depuis tant de siécles, je dirai seulement qu'elle contient deux expressions qui demandent quelqu'éclaircissement; l'une est le mot conjunctio, il ne se prend pas simplement pour le consentement des contractans, il se prend aussi pro corporum commixtione. L'autre est le terme individuam, il s'entend de ceux qui contractant mariage lesquels sont censez avoir dessein de vivre ensemble dans l'union jusqu'à la mort de l'un ou de l'autre, car le divorce étoit permis chez les Romains, comme on le voit par le tître entier du Code de Repudiis, & du Digeste De Divortiis & Repudiis. Ce que je dirai dans la suite de ce chapitre pourra satisfaire aux doutes auxquels ces mots ont donné lieu.
Le Mariage est la plus excellente de toutes les unions. 1. Parce que c'est Dieu qui l'a institué dans le Paradis terrestre, durant l'état d'innocence. 2. Parce qu'il n'y a rien qui convienne mieux à l'homme que le mariage, ni qui se rapporte plus parfaitement à ses besoins. 3. Parce que le mariage est très nécessaire au monde pour y conserver les Sociétez, & pour y entretenir la sagesse & la pudeur.
La différence des séxes & ces paroles, croissez & multipliez, que Dieu a prononcées lui-même lors qu'il les joignit ensemble, qu'il institua le mariage & qu'il le benit, font voir manifestement que le but de cette union n'est autre que la propagation du genre humain. Cette union ne peut donc point passer pour un simple consentement de demeurer ensemble, comme quelques-uns l'ont crû, mais pro corporum commixtione, ou pro copula carnali. Ces paroles de Dieu, & ils seront deux dans une même chair, ne signifient autre chose. Les Canonistes ne regardent le gendre & la fille que comme une seule & même personne, comme un seul & même enfant, si vir & uxor non jam duo sed una caro sunt, Non aliter est nurus reputanda quam filia, or ils ne peuvent être una caro que par la consommation du mariage, non aliter vir & uxor mulier non possunt una caro fieri nisi carnali copulâ sibi cohæreant; ce sont les termes qui sont employez dans le droit Canon[152]. En effet, si ces paroles ne signifioient qu'un simple consentement, quel sens pourroit-on donner à cette expression de Saint Paul, Ne sçavez-vous pas que celui qui s'attache avec une femme débauchée est fait un même corps avec elle, car les deux, est-il dit, deviendront une même chair. Un homme qui commet paillardise avec une femme, ne s'engage pas à demeurer toûjours avec elle, comment donc est-il fait un même corps avec elle? Ce ne peut être que per corporum commixtionem, ou per copulam carnalem, comme je l'ai dit; Or quel but peut avoir cette conjonction, selon l'intention de Dieu qui en a été l'Instituteur? Ça été de procurer lignée, d'engendrer des enfans; Croissez & multipliez, dit-il, voila pourquoi je vous joins ensemble; Il ne dit pas, divertissez-vous, donnez l'essor à vos passions brutales. Faites tout ce que vos sens & la nature éxigeront de vous, uniquement dans la vûë de leur plaire & de les satisfaire. D'ailleurs, Adam étant dans l'état d'innocence, le dessein de Dieu ne pouvoit pas être de lui donner cette liberté, il n'avoit point alors de ces convoitises charnelles qui sont nées avec ses successeurs depuis sa chute. Il est vrai que quelques Interprétes ont crû que ce mot croissez ne regardoit que la grandeur du corps; mais outre qu'il est certain que le mot original signifie, fructifiez, & que c'est en ce sens qu'il est dit au Pseaume 132., l'Eternel a juré la vérité à David, il ne s'en détournera point, je mettrai du fruit de ton ventre sur ton Trône, c'est à dire, quelqu'un des tiens & de ta postérité; c'est en ce même sens qu'Elizabeth dit en passant à Marie, benit est le fruit de ton ventre, les Auteurs profanes se servent de la même expression dans le même sens, témoin celui-ci du Poëte Claudien,[153]
Cette expression est aussi connuë dans le droit Canon[154], dans lequel Mater in procreatione filiæ dicitur radix, Filius Verò flos & pomum, outre tout cela dis-je, il est certain que le mot multipliez qui suit celui-ci, fructifiez, ôte toute l'ambiguité qu'il pouroit y avoir; & d'ailleurs, le Prophete Malachie explique les paroles de Dieu d'une maniére claire & qui ne laisse aucun doute dans l'esprit; Il parle à un mari de sa femme légitime en vertu d'un Contract qu'il a fait avec elle, & il lui dit, N'est-elle pas l'ouvrage du même Dieu, & n'est-ce pas son souffle qui l'a animée comme vous? Et que demande cet Auteur unique de l'un & de l'autre, sinon qu'il sorte de vous une race d'enfans de Dieu! Saint Paul nous en donne un Commentaire à peu près pareil, lors que parlant des veuves il dit,[155]qu'il veut que les jeunes se marient & qu'elles mettent des enfans au monde; on prend donc des femmes & on se marie avec elles pour en avoir des fils & des filles, afin de multiplier & de ne point laisser périr nôtre nombre, comme s'exprime le Prophete Jerémie[156]. Dieu donc n'a établi le mariage que pour susciter lignée, & par ce moyen nous rendre en quelque façon vivans après nôtre mort;[157]Natura nos docet parentes pios liberorum procreandorum animo & voto uxores ducere. ...... Et enim id circò Filios filiasve concipimus atque edimus ut ex prole eorum, earumve, diuturnitatis nobis memoriam in ævum relinquamus; De là vient que quelques Interprétes estiment que Jésus Christ dans Saint Luc[158], dit que ceux qui seront ressuscitez ne se marieront point; car, dit-il, ils ne pourront plus mourir, comme s'il vouloit dire que le mariage n'étant établi que pour nous substituer des successeurs après nôtre mort il ne sera plus nécessaire de se marier après la résurrection, puis qu'alors on ne pourra plus mourir. Le desir d'avoir lignée est dans l'homme & dans la femme, mais on dit qu'il est plus grand aux femmes qu'aux hommes, & que de là vient que ce contract a pris son nom de la femme plûtôt que de l'homme, Matrimonium, dit-on[159], a matris nomine, non adepto jam, sed cum spe & omine jam adipiscendi. Mais j'avouë que je ne suis point du tout de ce sentiment, car il est certain que l'homme perpétuant son nom & sa réputation par le moyen de ses enfans, doit souhaiter beaucoup plus d'en avoir, que la femme dont le nom est éteint lors qu'elle se marie, parce qu'elle prend celui de son mari, & dont la réputation consiste uniquement à faire son devoir envers son mari & envers sa famille, la gloire de la femme, au reste, étant le mari, comme parle Saint Paul; D'ailleurs, pour me servir de l'expression des Canonistes[160], filius matri ante partum est onerosus, in partu dolorosus, post partum laboriosus. Je croirois donc qu'il seroit plus vrai-semblable de dire que le mariage prend son nom de la femme, parce qu'elle contribuë plus au mariage que l'homme. Quoi qu'il en soit, il résulte toûjours de tout ceci, que le desir d'engendrer est le but & la fin du mariage; les Philosophes eux-mêmes en conviennent, Quem admodùm, disent-ils, homo naturaliter & substantialiter est Animal, ita est vivens, Naturalissimum autem opus viventium est generare sibi simile; perfectum est, disent-ils encore, unum quodque, cum simile sibi producere potest. Suivant ces maximes, comment le mariage peut-il convenir à un Eunuque? Comment peut-il être capable de le contracter? Et ne paroît-il pas que l'Eunuchisme & le mariage sont deux choses incompatibles & essentiellement opposées? Aussi les Payens, quoi qu'ils ne se conduisissent qu'à la lueur de la raison humaine obscure & bornée, ne vouloient pas qu'on contractât mariage à aucun autre but qu'à celui de procréer lignée. Voici un éxemple qui le fait bien voir; «Septitie mére des Trachales Ariminsens, pour leur faire dépit, bien qu'elle fût hors d'âge de porter enfans, épousa un Publicius aussi fort âgé, & par un testament les priva de sa succession; ces deux fils s'en étans plains au Divin Auguste, il déclara le mariage nul, & cassa le testament, voulant que ses enfans fussent ses héritiers, & refusant même au vieillard l'avantage que cette femme lui faisoit à cause qu'ils avoient contracté leur mariage sans espérance d'avoir lignée. Si la justice même s'étoit mise dans son Trône, & qu'elle eût pris connoissance de cette affaire, auroit elle plus équitablement & plus gravement prononcé?» Parmi les bêtes mêmes qui n'ont point péché & qui sont toutes demeurées dans les termes de leur nature, qui suivent toutes leur ordre, les femelles ne souffrent le mâle que pour devenir méres.
CHAPITRE II.
Les Eunuques ne pouvant pas satisfaire au but du mariage, ils ne doivent pas le contracter.
LEs Eunuques qui contractent mariage sont de mauvaise foi & méritent d'être punis. Premiérement ils commettent une fausseté insigne. Ils se donnent pour hommes & ils ne le sont point; la fausseté, selon les Jurisconsultes[161], est actus dolosus veritatis mutandæ gratia ad alterum decipiendum factus, quem lex pro falso habet, & lege Cornelia de falsis coërcet. Il n'est pas nécessaire que les Eunuques pour être coupables de fausseté ayent dit positivement qu'ils étoient capables de satisfaire aux Loix de mariage, il suffit que sçachant les Loix ils se soient engagez dans cette union & qu'ils ayent donné lieu par là à croire qu'ils pouvoient en remplir les devoirs.[162]Car falsum committitur non dicto sed facto, comme on le voit par tous les cas qui sont rapportez dans la Loi Quid sit falsum quæritur, 23. ff. ad legem Corneliam de falsis.
En second lieu, ils promettent ce qu'ils ne peuvent point tenir. On fait différence en droit entre Sponsalia & Matrimonium; sponsalia sunt mentio & repromissio nuptiarum futurarum; ce sont les termes de la loi premiére ff. de sponsalibus. Ce mot sponsalia vient du mot spondere qui signifie promettre. Le droit Canon est fort différent du droit Civil en ce qui concerne les fiançailles des Enfans, ou des Adolécens. Le premier[163] décide nettement que sponsalia amborum Infantium, vel alterius tantum per supervenientiam majoris ætatis non validantur, nec publicam honestatem inducunt.[164]L'Autre au contraire dit absolument que sponsalibus contrahendis ætas contrahentium definita non est, mais il ajoûte ces mots, ut in matrimoniis. C'est à dire, in Matrimonio non consideratur principaliter ætas, sed potentia generandi. L'état des contractans doit être certain, parce qu'il faut qu'ils soient capables de le consommer. S'il arrive que l'un n'en soit pas capable, il n'y a point de mariage parce que, ubi datur permixtio habilis cum inhabili vitiatur actus, quando requiritur concursus habilitatis in utroque, c'est une maxime qui est manifestement démontrée par les Canonistes qui ont commenté la Loi, utile non debet per inutile vitiari. C'est sur cela que le chapitre second de Frigidis est fondé; Il porte précisément ces mots, sicut puer qui non potest reddere debitum, non est aptus conjugio, sic qui impotentes sunt minime apti ad contrahenda matrimonia reputantur. Un enfant n'est pas propre au mariage parce qu'il ne peut point en remplir les devoirs. Il y a du plaisir à lire la dispense d'âge que l'Archevêque de Tours accorda dans le Mariage de Louïs, Dauphin, fils du Roi Charles Sept, & de Marguerite d'Ecosse, parce que l'Epoux n'avoit que quatorze ans, & que l'Epouse n'en avoit que douze; comme si une dispense de cette nature étoit une chose qui fût au pouvoir des hommes; il n'y a que la Nature qui puisse en accorder de telles[165]. Justinien a fixé la puberté à quatorze ans, & le droit Canon a fixé celle des filles à douze, mais il excepte de cette Loi générale celles, in quibus malitia supplet ætatem. Mais la nature n'est point assujettie aux Loix Civiles ni aux Loix Canoniques; Elle sort quelquefois de ses propres régles, elle est tantôt avare, & tantôt prodigue de ses faveurs. L'Ecriture Sainte parle de Salomon qui engendra Roboam à l'âge d'onze ans, & d'Achaz qui engendra Ezechias à l'âge de dix ans. S. Jérôme, le Pape S. Grégoire, Scaliger, Mr. Bochart, & plusieurs autres, ont rapporté des cas singuliers. Ils ont vû un garçon de dix ans avoir eu un enfant de sa nourrice; ils ont vû d'autres éxemples de ces fruits précoces[166], mais ni l'autorité des hommes, ni leur artifice, n'avoit rien contribué à leur production. Les Eunuques qui n'ont plus ce que la nature leur avoit donné pour être capables du mariage, ont beau recourir à la faveur & à l'autorité des hommes, ils ne les mettront jamais en état de le consommer, & jamais ils n'obtiendront d'eux le pouvoir d'éxécuter ce qu'ils auront promis par leur engagement. Ils ont donc tort de promettre solemnellement ce qu'ils sçavent ne pouvoir absolument tenir par eux-mêmes quelque secours qu'ils reçoivent d'autrui; Paria censentur jurare & Religione data fide promittere; Et ils ne sont point excusables par la raison que les Jurisconsultes en rendent; Permittenti non subvenitur quando tempore promissionis difficultatem sciebat. Les Canonistes parlant du mariage de David avec la Sunamite[167], si tant est que c'en ait été un véritable, puis que Bethsabée, Abigail, & ses autres femmes & ses concubines, vivoient encore, mettent en question si David fit bien de l'épouser, n'étant point en état de consommer le mariage avec elle; Et ils ne l'excusent que parce qu'il ne la prit point par un mouvement de convoitise, de son bon gré, mais par l'avis, ou plutôt l'ordre des Médecins, & pour satisfaire aux Principaux de son Royaume. Ils disent encore que la vie de David ayant été prolongée par ce moyen; Adonias ayant été vaincu, & le Régne de Salomon bien établi, on doit en juger favorablement.
Enfin, le mariage est une espéce de contract de vente & d'achat, le mari aquiert la puissance du corps de la femme, & la femme aquiert la puissance du corps du mari. A Rome autrefois le mariage se faisoit per emptionem; c'est donc un contract de bonne foi dans lequel le Jurisconsulte dit[168] que le dol doit être présumé lors qu'on tient malicieusement quelque chose de secret; Comme donc dans un contract de vente rien ne doit demeurer inconnu ni douteux: que l'acheteur doit avoir connoissance du vice de la chose qu'on lui vend, ou de la maladie secrette & cachée dont l'animal vendu pourroit être atteint. De même aussi dans cette espéce d'achapt toute la fraude doit être imputée à l'Eunuque qui a caché son impuissance. Fragosus éxamine dans son excellent Ouvrage qui a pour tître, Regimen Reipublicæ Christianæ. Impedimenta matrimonii an sint revelanda quandò sunt omninò secreta, & il décide la question[169] en disant, que celui qui ne révéle pas les empêchemens lors qu'ils sont diriments, péche mortellement; le mariage de ces sortes de gens est si odieux qu'il est toûjours déclaré nul & comme non avenu dès que leur état est découvert.
Les nôces qui se faisoient parmi les Romains, per coëmptionem, se célébroient de cette maniére; Après quelques cérémonies, se se coëmendo interrogabant, vir ita, an sibi mulier mater familias esse vellet? illa respondebat, velle; Interim mulier interrogabat an vir sibi pater familias esse vellet, ille respondebat velle. Sic mulier in viri conveniebat manum; c'est à ce propos que Virgile a dit,
Servius observe que ce mot emat, se rapporte à l'ancien usage de contracter. On peut voir toutes les solemnitez de ces sortes de mariages dans le Livre sixiéme de la Cité de Dieu de Saint Augustin, & dans le chapitre neuviéme du Livre sixiéme des Antiquitez Romaines de Rosinus.
CHAPITRE III.
Le Mariage des Eunuques est considéré comme nul & comme non avenu.
C'Est une maxime en Droit, que falsum quod est, nihili est. Les Eunuques qui s'unissent avec une femme, la trompent; Ils ne contractent point mariage avec elle puis qu'ils ne sont pas capables de contribuer de leur part comme ils le devroient à la substance du mariage; Ainsi on peut dire que ce n'est qu'un vain phantôme, ce n'est qu'un mariage feint & simulé, & nullement un mariage réel & véritable. De là vient que quand il s'agit de séparer une femme qui a été surprise par un Eunuque, on ne dissout point le mariage, mais on déclare qu'il n'y en a point eu. C'est sur ce principe que toute la Jurisprudence de ces sortes de conjonctions est fondée[170]. Elle fait voir qu'il n'y a ni mari, ni femme, ni dote, ni douaire. La loi in causis, contient une décision précise sur ce sujet, si maritus, dit-elle, uxori ab initio matrimonii usque ad duos annos continuos computandos coire minime propter naturalem imbecillitatem valeat, potest mulier vel ejus parentes sine periculo dotis amittendæ repudium marito mittere. La loi si serva servo, s'explique bien plus clairement[171]; si spadoni, dit-elle, mulier nupserit, distinguendum arbitror castratus fuerit, nec ne; ut in castrato dicas dotem non esse, In eo qui castratus non est, quia est matrimonium, & dos & dotis actio est. Au second cas le mari a action pour la dote, & la raison qui en est donnée, c'est qu'il y a mariage, & par conséquent dans le premier cas il n'y a point de mariage, puis qu'il n'y a point d'action pour la dote; cette matiére mérite qu'on s'y étende un peu davantage.
Il semble ordinairement que dès là qu'une femme est liée par contract avec un homme, & que les cérémonies de l'Eglise ont rendu ce lien solemnel, il y a un véritable mariage, mais on se trompe; cette erreur est fondée sur cette maxime de Droit que j'expliquerai dans la suite. Consensus non concubitus matrimonium facit. Voici un Jurisconsulte qui nous en détrompe, c'est Ulpien qui prononce formellement sur ce sujet. Non omnes conjunctiones implent conditionem cùm nupserit, putà enim nundum nubilis ætatis in domum mariti deducta, non paruit conditioni si nupserit vel si ei conjuncta fit, cujus nuptiis erat interdictum.[172] Ce n'est point assez d'avoir passé contract, d'avoir épousé à la face de l'Eglise, d'avoir été menée dans la maison de l'Epoux, d'avoir été mise entre ses bras, toutes ces circonstances ne sont que des apparences du mariage, mais elles ne font pas le mariage. Il faut que le mari & la femme ayent été nubiles & capables de le consommer. C'est donc avec raison que l'Empereur Justinien a décidé dans ses Institutes, que si cette femme perd son mari avant qu'elle ait été viri potens, elle ne lui a jamais été femme légitime;[173] Nec vir, nec uxor, nec nuptiæ, nec matrimonium, nec dos intelligitur. Le Jurisconsulte Labeo s'explique encore plus clairement,[174]quando pupillæ, dit-il, legatum est, quandocumque nupserit, si ea minor quàm viri potens nupserit, non ante ei, legatum debebitur quàm viri potens esse cœperit, quia non potest videri nupta que virum pati non potest; L'Histoire[175] rapporte un fait qui est digne de remarque; François I. souhaitant de tirer le Duc de Cléves du parti de l'Empereur Charles-Quint, & de l'engager dans le sien, pressa & contraignit Marguerite de France sa Sœur, & Henri d'Albret Roi de Navarre son beau-frére, de lui donner en mariage Jeanne leur fille qui n'étoit âgée que de huit à neuf ans; le mariage fut conclû & arrêté, solemnisé dans la Ville de Châteleraud, l'Epouse conduite au lit nuptial; cependant, par jugement du Pape, il a été dit depuis, qu'il n'y avoit point eu de mariage, & cette jeune Princesse a été mariée de nouveau à Antoine de Bourbon; C'est sur ce principe sans doute que les Tribunaux[176] ont permis à une fille qui avoit été mariée à l'âge de sept ans avec le Frére aîné, de se marier ensuite avec le frére Cadet, lorsqu'elle est parvenuë dans un âge Nubile. Ce seroit autoriser un Inceste si on considéroit le premier mariage comme un véritable mariage. Et il paroît bien qu'il n'est point du tout consideré comme tel;[177]Il est même deffendu aux Prêtres par les Conciles de marier des gens notoirement incapables d'éxercer les fonctions du mariage. Les Canonistes sont beaucoup plus décisifs sur cette matiére que les autres Jurisconsultes, car ils vont jusques là qu'ils disent que contractus ante pubertatem etiam cum nisu carnalis copulæ non facit Matrimonium. On sçait ce que c'est que Pubertas, en tout cas le chapitre troisiéme du même tître l'enseigne; Puberes, dit-il, a Pube sunt vocati id est a Pudentia corporis nuncupati, quia hæc loca primo lanuginem ducunt; Quidam tamen ex annis pubertatem existimant, id est eum esse puberem qui tredecim annos implèvit, quamvis tardissimè pubescat; Certum est autem eam puberem esse, quæ ex habitu corporis pubertatem ostendit, & generare jamjam potest, & puerperæ sunt quæ in annis puerilibus pariunt; De sorte que suivant cette définition les Eunuques ne sont jamais puberes, & n'étans d'ailleurs jamais capables du mariage, ceux qu'ils contractent sont nuls par eux-mêmes. Les Conciles & les Papes deffendent expressément de faire les cérémonies prescrites par l'Eglise, comme de donner la bénédiction, &c. pour des mariages nuls, tels que sont ceux dont je viens de parler, afin qu'elles ne soient pas faites en vain. Je conclûs donc, que non est inter eos matrimonium quos non copulat commissio sexus, comme il est dit dans le Decret de Gratien[178]; Non est dubium, dit-il, illam mulierem non partinere ad matrimonium cum quâ commistio sexus non docetur fuisse.[179]Qui matrimonio conjuncti sunt & nubere non possunt, illi non sunt conjuges; Voici en un mot ce que c'est que le mariage au sentiment des Canonistes, In omni matrimonio, disent-ils[180], conjunctio intelligitur spiritualis quam confirmat & perficit conjunctorum commistio corporalis. Dès là donc que dans le mariage des Eunuques il n'y a jamais eu de véritable mariage, parce qu'il n'y a jamais eu de véritable conjonction, on ne prononce point de dissolution, on dit simplement qu'il n'y a point de mariage, & que la partie plaignante est en liberté d'en contracter un avec qui bon lui semblera.[181]Tum propriè non fit divortium, sed fit declariatio, ut alii sciant illam societatem non esse conjugium, & conceditur personæ quæ habet naturæ vires integras ut etiam vivente altero impotente possit contrahere cum alio.[182]L'Eglise Romaine qui considére le mariage comme un Sacrement, ne le dissout jamais,[183]quo ad vinculum, elle ne sépare la partie plaignante que, quo ad thorum; lors donc qu'elle permet à la partie plaignante de se remarier, c'est qu'elle estime qu'il n'y a point eu précédemment de mariage; c'est donc se moquer & abuser des cérémonies les plus graves de la Religion que de les faire intervenir dans un acte faux & chimérique pour autoriser une imposture, qui produit des inconvéniens qu'il seroit très bon de prévenir. On peut dire même que ces gens-là sont dans le cas de la Novelle que l'Empereur Justinien a donnée[184], pour punir celui des conjoints qui se trouvera avoir causé mal à propos la dissolution du mariage. Solon avoit fait auparavant une Loi contre ceux qui ne pouvoient pas rendre les devoirs dûs à leur femme; Il donnoit à ces femmes l'action d'injure contre ces maris impuissans.
CHAPITRE IV.
Inconvéniens que le Mariage des Eunuques produit ordinairement.
LE[185]Poëte Claudien parlant d'un Eunuque, l'appelle une vieille ridée. Térence lui donne le même nom, Eunuchum, dit-il[186], illumne obsecro Inhonestum hominem, quem mercatus est here, senem mulierem; Mais Martial pousse la Satyre & l'injure plus loin, il ne se contente pas de dire, en parlant de Numa qui avoit vû un Eunuque effeminé,[187]
Damnatam Numa dixit esse mœcham;
Hoc satis? Expectas numquid & ut pariat?
Toute la différence qu'il y a, c'est que Martial parle de deux hommes qui se faisoient passer pour femmes, & que je parle d'hommes qui sont véritablement comme des femmes, & auxquels ce qui est dit dans la Loi, cùm vir nubit. cod. ad legem Juliam de Adulterio, convient à peu près. Ce sont les Empereurs Constantius & Constance qui y parlent, cùm vir, disent-ils, nubit ut fæminæ viris, paritura quid cupiatur, ubi sexus perdidit locum, ubi scelus est id, quod non proficit scire, ubi Venus mutatur in alteram formam, ubi amor quæritur nec videtur. Cet assemblage ne produit point l'effet que la femme en avoit espéré;[189] sic virgò intacta manet, inculta senescit; selon l'expression de Catulle & d'Ovide.[190] Ce n'est point là l'intention de cette femme, ni le but du mariage,
Non amat ignavos illa nec ista Viros.
ou plûtôt comme s'exprime le même Poëte qui dit plusieurs véritez en raillant d'une maniére très agréable & très enjouée,
Si cette idée paroît outrée, il y en a une autre qui n'est pas plus avantageuse aux Eunuques, & dont les conséquences ne sont pas plus favorables à eux & à leurs femmes.
Ce ne sont que des demi-hommes;[193] Juvenal appelle un Eunuque semivir. Mais c'est trop dire en leur faveur; ce ne sont que des arbres stériles, des troncs desséchez, comme s'exprime Esaïe.
Nec satis exactum est corpus an umbra forem.
Voila la véritable description d'un Eunuque; Et voici deux traits qui en achévent le portrait; l'un est donné par les Jurisconsultes, & l'autre par un Ecrivain sacré.
L'Eunuque est un homme toûjours malade, & toûjours languissant,[195]morbosus; Par conséquent incapable de faire les fonctions de la vie active; sin autem ita spado est, dit le Jurisconsulte Paulus, ut tam necessaria pars corporis ei penitus absit, morbosus est; c'est un malade impuissant qui voit l'occasion d'agir & qui ne peut; Qui comme Tantale se voit au milieu des biens & des plaisirs & qui ne peut point les goûter; on peut dire de lui ce qu'Horace dit[196] de son avare, «mon ami, lui dit-il, vous avez entendu parler de Tantale? Il meurt de soif au milieu d'un fleuve dont l'eau fuit aussi-tôt qu'il veut boire. De qui pensez-vous rire? C'est de vous que parle la Fable sous un nom emprunté; vous dormez sur des sacs d'argent entassez autour de vous les uns sur les autres, vous les dévorez des yeux, cependant vous n'oseriez non plus y toucher qu'à des choses sacrées; Et ce sont des richesses en peinture à vôtre égard.» La différence qu'il y a, c'est que l'avare peut & ne veut point se donner du plaisir de son bien, & que l'Eunuque voudrait bien, mais qu'il ne peut point, & en cela on peut dire, que la comparaison de lui à Tantale est plus juste, que celle qu'Horace fait de son avare à Tantale; On peut dire à l'Eunuque plus à propos qu'à l'avare,
Cogeris, aut pictis tanquam gaudere tabellis.
Tant s'en faut donc qu'une femme à ses côtez soit un bien qui lui donne de la joye, il l'afflige au contraire beaucoup, parce qu'il ne peut point en profiter; c'est une vérité que le Sage a reconnu, & c'est le second trait qui achéve la peinture de l'Eunuque; Il est de la façon de l'Auteur de l'Ecclésiastique, soit qu'il soit Jésus Sirach, soit que ce soit Salomon; il parle d'un homme qui porte la peine de son iniquité[197], & il dit qu'il voit les viandes de ses yeux & qu'il gémit comme un Eunuque qui tient une vierge & qui soûpire; cette comparaison est très juste, il porte la peine de son iniquité, soit qu'il n'ait eu autre vûë que de tromper une femme pour profiter de ses biens, ou de ses avantages; soit que par une brutalité monstrueuse il s'abandonne à une intempérance qu'il n'est pas dans son pouvoir de soûtenir; Quoi qu'il en soit une femme est trompée; Et elle peut dire à juste tître, ce qu'Auguste disoit lors qu'il se trouvoit assis entre Virgile & un autre Poëte de son tems, sedeo inter suspiria & lacrimas. Et si cette fraude étoit autorisée il en résulteroit plusieurs inconvéniens qui paroissent naturellement, & qui se font voir d'eux-mêmes.
1. Une femme languiroit & sécheroit d'ennui à côté d'un homme de cette nature, car elle a beau l'exciter, ses efforts sont inutiles, c'est pourquoi n'ayant ni les douceurs du mariage, ni l'apparence d'en jouïr, elle s'affligeroit en secret. Cela n'est point sans éxemple. L'Histoire nous apprend que l'Empereur Constantius eut pour femme Eusebia, Princesse très belle, & de la beauté de laquelle on parloit par tout avec admiration. Constantius étoit un homme mol, efféminé & affoibli par de longues & continuelles maladies; Eusebia qui étoit dans la fleur & dans la vigueur de son âge, eût de fréquentes maladies de femmes, & enfin se consuma, & finit ses jours étique, séche, & défigurée du chagrin secret, de n'avoir jamais eu la douce & aimable compagnie de son Epoux, sans que l'excellence de sa beauté, la jeunesse de son âge, ni le souverain honneur d'être Impératrice, ayent pû lui apporter le moindre plaisir, ni la moindre satisfaction, bien loin d'avoir pû la consoler. Cela a pû être permis à un Empereur, du moins n'a-t-on pû lui en demander raison; mais on ne peut point permettre la même chose à un particulier dont l'intention injuste est de rendre une femme misérable pour satisfaire à quelqu'une de ses iniques passions; Il n'est pas juste de le favoriser dans l'entreprise de faire mourir une femme innocente, vierge & martyre.
2. Il pourroit arriver qu'une femme n'auroit pas la force de soûtenir une si terrible épreuve, ni assez de fermeté pour résister aux tentations auxquelles elle se trouveroit exposée. L'esprit est prompt, mais la chair est foible, & il ne seroit pas trop surprenant qu'une femme ne trouvant pas chez elle de quoi satisfaire à une passion irritée, ne reçoive d'ailleurs des secours nécessaires pour la calmer.[198]Un de mes Amis m'a dit en conversation, qu'il se rencontra un jour chez un Baillif du Païs, dans le moment qu'une femme mariée à un Suisse, vint toute émûë, ayant un petit enfant sur ses bras, se plaindre à lui que son mari étoit Eunuque. On lui demanda si cet enfant qu'elle portoit n'étoit point à elle: Elle répondit qu'oui, on lui dit pourquoi donc elle disoit que son mari étoit Eunuque puis qu'il lui avoit fait un enfant; elle repliqua que cet Enfant n'étoit point de lui, qu'elle ayant bien remarqué qu'il ne faisoit rien qui vaille depuis plusieurs années qu'elle étoit avec lui, elle avoit prié un ouvrier maçon qui travailloit chez elle de lui faire voir s'il ne feroit pas mieux: que l'ayant mise sur un coffre qui étoit près de là, il lui avoit fait cet enfant dans un seul coup; & que son mari n'avoit pû en faire autant dans plusieurs années avec tous ses efforts. Le mari ayant été cité à sa requête, & depuis visité, on ne lui trouva point de chrémastire, il avoua qu'il en avoit perdu un à l'Armée par un coup de fusil, & qu'il avoit perdu l'autre par une maladie; l'affaire ayant été envoyée dans l'Université voisine; le mariage fut cassé, & la femme s'est mariée à son autre homme. Cet Eunuque voyoit bien que sa femme ayant un enfant, il falloit qu'elle eût eu affaire avec quelqu'autre que lui, cependant il ne disoit mot; les gens de ce caractére ne sont point jaloux. Je crois même que si on proposoit aux Eunuques qui se marient d'accorder cette permission à leur future Epouse, dans leur Contract de mariage, ils n'en feroient aucune difficulté, cela ne seroit pas sans exemple. Je n'alléguerai pas le Jugement solemnel rendu contre un Cocu qui se plaignoit, dans lequel il est condamné à reprendre sa femme & à faire cesser les bruits qu'il avoit répandus, fondé sur ceci qui est le motif de l'Arrêt tel qu'il lui a été prononcé,[199]
Est la Clause de Mariage
Clause observée éxactement,
Et quand une femme y renonce
On l'en reléve en jugement,
C'est en sa faveur qu'on prononce.
La Loi pour ce fait seulement
La traite toûjours de mineure,
J'en sçai telle de soixante ans
Qui n'est pas encore majeure.
Cette Clause tire son droit
Des principes de la Nature
C'est en vain qu'un mari murmure
S'il prend le Cas pour une injure.
Je ne rapporterai pas non plus diverses décisions que l'on trouve dans le Cocu imaginaire de Moliére parce que tout cela n'est que fiction; mais je rapporterai un éxemple très véritable dont voici le cas; La feuë Comtesse de Moret avoit été mariée en troisiéme nôces à Mr. de Vardes Gouverneur de la Capelle, & en avoit eu ce Mr. de Vardes, Capitaine de cent Suisses, que le Roi de France envoya en Espagne dès que son mariage avec l'Infante fut conclû, pour complimenter de sa part la future Reine; cette Comtesse de Moret fut aussi mére du Comte de Moret bâtard de Henri IV. qui fut tué proche de Castelnaudary en l'année 1632, lors que Mr. de Montmorancy fut pris en Languedoc; c'est elle qui est célébre dans l'Euphormion de Barclay sous le nom de Casina, il y est dit qu'elle fut aussi mariée au Comte de Cesy Sancy qui depuis fut envoyé Ambassadeur à Constantinople, & on y voit la description d'un Contract de mariage d'un homme qui veut bien être Cocu, & qui promet & s'oblige à le souffrir; clause qui fut éxécutée paisiblement & sans aucun empêchement: Peut-être cette Dame s'étoit-elle mal trouvée dans ses mariages précédens de n'avoir pas pris cette précaution dans ses Contracts. Cette précaution seroit d'autant plus juste & plus raisonnable aux femmes des Eunuques que ces hommes efféminez ne peuvent faire eux-mêmes ce qu'ils doivent; Et ils sont d'autant plus traitables sur cet article, que ne pouvant s'acquitter de leurs devoirs, ils consentent, pour éviter les plaintes & les reproches, qu'une femme se satisfasse comme elle peut. Ils les y portent même très souvent, & ils leur en fournissent eux-mêmes les moyens quand il en est nécessaire. Et s'il arrive quelquefois que leurs femmes ayent du panchant au libertinage & à la débauche, ils favorisent leur inclination & profitent de leur prostitution. Témoin ce Didyme efféminé contré lequel[200]Martial a fait une Epigramme si satyrique. C'a été le seul Eunuque qui ait eu une femme, du moins qui soit de ma connoissance. Et ce Didyme confirme ce que je viens de dire, car il produisoit lui-même sa femme, & en faisoit un infame commerce dans la vûë de s'enrichir.
3. Il se rencontreroit beaucoup de femmes qui, de peur de tomber dans l'un ou dans l'autre de ces deux extrémitez que je viens de remarquer, ne voudroient jamais s'engager dans le mariage sans avoir mis à l'épreuve celui qui les rechercheroit, & sans avoir mis en pratique le conseil qu'Ovide[201] a donné aux Amans de tous les siécles, c'est à dire, de prendre garde, unde legat quod amet ubi retia ponat; car pour suivre la même idée de ce Poëte,
Mais les femmes n'ont pas un pressentiment secret de la validité, ou de l'invalidité d'un homme; Ainsi elles voudront s'en assurer en personnes sages avant que de serrer les nœuds d'un lien indissoluble; ce n'est plus la coûtume de faire mettre les hommes nuds avant que de solemniser leurs mariages, Platon le vouloit ainsi[203]. Ceux qui croyoient que c'étoit afin de voir la beauté & la belle disposition d'un corps, se trompent; ce n'étoit que pour voir à l'œil par l'inspection des parties si l'homme ne vouloit pas tromper une femme; Cela étoit d'autant plus nécessaire que tout le monde n'étoit pas, & n'est pas encore d'aussi bonne foi que le Pére de l'Empereur Galba, Suétone dit[204] qu'il étoit de petite taille, & bossu, que cependant, Livia Ocellina fille belle & riche en étoit amoureuse à cause de sa Noblesse, mais qu'il se dévêtit, & lui montra l'imperfection de son corps, de peur qu'elle l'ignorant ne se trouvât trompée dans la suite. Je ne sçai d'ailleurs si cette inspection suffiroit, car il y a peu de filles qui sçachent à quoi il tient qu'un homme soit capable d'être marié; Ce n'est que par l'usage qu'elles s'en instruisent;[205]Mr. de Thou rapporte que Charles de Quellenec, Baron de Pont en Bretagne, avoit épousé Catherine de Parthenas, fille & héritiére de Jean de Soubize, mais qu'il y avoit déja quelque tems que la mére de sa femme lui avoit fait un procès pour faire rompre son mariage, sous prétexte qu'elle prétendoit qu'il étoit impuissant; Que son procès n'étoit point encore terminé lors du Massacre de la S. Barthélemi, dans lequel il fut tué; Que son corps ayant été jetté comme les autres, devant le Louvre, & exposé à la vûë du Roi, de la Reine, & de toute la Cour, un grand nombre de Dames qui n'avoient point d'horreur d'un spectacle si cruel, & qui regardoient curieusement et sans honte, ces corps tout nuds, jettérent particuliérement les yeux sur le Baron de Pont, & l'éxaminérent avec soin pour voir si elles pourroient découvrir la cause ou les marques de l'impuissance qu'on lui avoit reprochée. Je doute qu'avec toute leur application à éxaminer ces objets elles en ayent été plus sçavantes sur ce sujet. Les Dames Romaines ne se contentoient pas de la vûë, elles jugeoient des hommes sur un témoignage plus sûr, sur la force & sur l'adresse qu'ils faisoient paroître dans les jeux publics. Il ne falloit que cela pour être regardé par une femme Romaine comme un homme accompli.[206]Sed gladiatorem fecit hoc illos Hyacinthos; ces précautions ne sont point inutiles quand on songe que c'est pour toute sa vie qu'on s'engage, car nous ne sommes plus au tems qu'on faisoit des Contracts de Mariage ad tempus.[207] Comme celui que Mr. de Varillas[208] dit avoir vû dans la Bibliothéque du Roi, fait entre deux personnes de qualité du Comté d'Armagnac, pour sept ans seulement, se réservant néanmoins la liberté de le prolonger s'il étoit trouvé à propos.
4. Il arriveroit que des femmes qui auroient eu trop de vertu pour commencer leur mariage ab illicitis, & par un crime, & qui ne pourroient demeurer toute leur vie dans l'inaction près d'un phantôme de mari, seroient contraintes de faire du vacarme pour en être séparées. Une honnête femme ne trouve sa consolation que dans un époux, comme le disoit Agrippine à Tibére lors qu'elle lui demandoit un mari; En effet, quand une femme n'est point honnête elle trouve suffisamment hors du mariage de quoi contenter la nature; on rencontre rarement des femmes de l'humeur de celles de Domitius Tullus dont Pline fait l'histoire dans l'une de ses Epîtres, & qui est rapportée avec des Réfléxions enjouées,[209]par Mr. Bayle dans l'article d'Afer. Ce qui est rapporté dans le Ménagiana est assez le goût commun des femmes. Il y est dit que dans une compagnie d'hommes & de femmes, on s'entretenoit de l'air que devoient avoir un homme & une femme pour être bien faits; Quelqu'un dit que pour être bien fait un homme devoit tenir de l'homme & sentir son homme, & que pour les femmes il n'aimoit point celles qui étoient homasses, & moi, reprit une femme aussi-tôt, je suis de vôtre sentiment, je n'aime point les hommes efféminez. On peut ajoûter pour Commentaire de ces paroles qu'elles n'aiment point les maris, tels que celui dont parle Mr. de la Fontaine.
Mainte vigile, & maint jour fériable:
Les autres jours autrement s'excusoit
Sans oublier l'Avent ni le Carême.
Qu'il ne chommât, tous les sçavoit par cœur, &c.
Nous ne sommes plus au tems de Jean V. Duc de Bretagne qui disoit[210] qu'il tenoit une femme assez sage quand elle sçavoit mettre différence entre le pourpoint & la chemise de son mari. D'ailleurs, quand il y en auroit encore de telles, il est certain que plus elles sont grossiéres, & moins elles entendent raison sur ce chapitre. Lors que la nature parle & que la raison ne la retient point, elle veut être absolument obéïe. Mr. de Varillas met en fait que les femmes les plus spirituelles ont toûjours été les plus faciles.[211]Torquato Tasso a fait un discours exprès pour le prouver; Et Mr. de Voiture s'est plaint d'avoir souvent trouvé des Bergéres trop grossiéres pour être trompées par un habile homme: les plus fines entendent mieux raison. De sorte que les grossiéres & les fines se laissent aussi difficilement tromper l'une que l'autre, sur le chapitre dont il s'agit.
Je me suis étonné en lisant l'extrait que Mr. Bernard a fait du Recueil des Traitez de Paix, &c. de voir qu'il y traite de malheureuse Marguerite Duchesse de Carinthie, à laquelle l'Empereur Louïs de Baviére a accordé des lettres de divorce d'avec Jean fils du Roi de Bohème pour cause d'impuissance; voici ses termes. «La piéce, dit-il, est considérable...... par la maniére dont cette malheureuse Princesse explique qu'elle en a usé, & par les soins qu'elle dit avoir pris pour faciliter à son mari les moyens de lui rendre les devoirs d'un véritable Epoux.» Il rapporte les termes dans lesquels la chose est conçûë, mais il dit qu'il ne les traduit pas.
Puis que j'ai dit que je me suis étonné; il est bon que je dise aussi la raison de mon étonnement. D'un côté cette Epithéte de malheureuse ne peut pas avoir été donnée par Mr. Bernard à cette Duchesse, pour avoir obtenu des lettres de Divorce, car au contraire elle doit être réputée avoir été bien heureuse d'avoir été séparée d'un homme impuissant; non seulement la justice qu'on lui a faite à cet égard, mais encore la délivrance d'un joug si pesant méritoit qu'on la qualifiât bien-heureuse, plûtôt que malheureuse. Si Mr. Bernard avoit parlé de cette Dame par rapport au tems qu'elle étoit sujette à son mari, il auroit eu raison de la traiter de malheureuse parce qu'elle l'étoit en effet; mais il en parle par rapport au tems de sa liberté, & en ce cas elle avoit été malheureuse, mais elle ne l'étoit plus. Mr. Bernard est un homme trop judicieux pour avoir fait cette méprise; c'est donc parce qu'elle a osé demander des lettres de divorce, se plaindre de l'impuissance de son mari, dire les raisons qui la justifioient & les moyens par lesquels elle s'en étoit convaincuë, & par lesquels elle en persuadoit ses Juges. Or Mr. Bernard est trop bon Théologien & trop bon Politique, & il sçait trop bien l'Histoire Ecclésiastique & Prophane pour ignorer que la Religion, la conscience, l'honneur & la pudeur, n'obligent point une femme qui n'a pas assez de courage naturellement pour souffrir le Martyre & pour se laisser mourir à petit feu, qui ne peut pas y suppléer par des souffrances volontaires & qui n'a pas la force de se mortifier par une longue & perpétuelle continence, à demeurer auprès d'un mari impuissant & incapable de lui rendre les devoirs de mari; s'il croyoit que la conscience & la Religion obligent une femme qui se trouve dans ce cas à y demeurer & à y garder un profond silence, il tomberoit dans l'Hérésie de ces Abeliens dont Saint Augustin réfute l'erreur dans le chapitre 87. de son Livre des Hérésies. S'il croyoit que l'honneur & la pudeur exigent d'elle cette patience outrée, il donneroit dans la vision de ces fanatiques qui croyent qu'il vaut mieux souffrir la mort que de découvrir à un Médecin, ou à un Chirurgien, une partie secrette qui seroit attaquée; & qui ont mis au nombre de leurs Saintes Marie fille de Charles le Hardy Duc de Bourgogne, mariée à l'Empereur Maximilien I., fils de Frideric III. Un cheval fougueux que l'on avoit donné à cette Princesse, la secoua & la fit tomber si rudement qu'elle en eut la cuisse rompuë; elle en mourut n'ayant pû gagner sur sa pudeur d'exposer le haut de sa cuisse à la vûë des Chirurgiens & des Médecins qui apparemment l'auroient pû guérir. Mr. Bernard feroit donc bien de s'expliquer un peu plus clairement au hazard de faire ses extraits un peu plus longs; car on peut dire qu'il lui arrive quelquefois d'être fort obscur, parce qu'il veut affecter d'être fort court. En attendant qu'il s'explique, je veux lui faire la justice de croire qu'il n'a pas donné dans les sentimens que je viens de remarquer, mais qu'il a donné dans cette pensée de Mr. Boileau;[212]
Traîné du fond des bois un cerf à l'Audience,
Et jamais Juge entr'eux ordonnant le Congrès
De ce burlesque mot n'a sali ses Arrêts.
Si cela est, il n'a pas pris garde qu'on a fait voir aux Moralistes qu'ils se trompent fort lors que pour donner de la confusion à l'homme sur ses défauts ils le conduisent à l'école des bêtes; je le prierois d'en voir les preuves dans le Dictionaire de Mr. Bayle, si je n'étois averti qu'il ne lit point les Ouvrages de cet illustre Auteur. Mr. de Beauval[213] pourra donc le détromper sur ce sujet, & lui faire voir en particulier, que l'éxemple de la biche n'est point juste, s'il veut se donner la peine de lire l'extrait que cet Ecrivain sçavant & judicieux a fait de ce Dictionnaire. Je dirai seulement, que si cette Duchesse de Carinthie, dont Mr. Bernard parle, étoit coupable, le corps de droit entier, mériteroit d'être condamné; il fournit aux femmes des actions & des loix contre leurs maris Eunuques, ou impuissans, au lieu que, selon la Théologie scrupuleuse de Mr. Bernard, il devroit réprimer l'incontinence de ces femmes, & s'écrier contre celles qui oseroient se plaindre.
CHAPITRE V.
Les Loix Civiles deffendent le mariage des Eunuques.
COmme le mariage d'un Eunuque ne peut pas subsister, il a été de la prudence des Législateurs de ne point permettre qu'il fût contracté. L'honnêteté publique, ni la Justice, ne veulent pas qu'on laisse faire des choses qu'elles ne peuvent pas laisser subsister;[214]Dirimunt matrimonium contractum, impendiunt matrimonium contrahendum C'est une maxime que les Canonistes qui ont écrit sur le chapitre unique de Sponsalibus & Matrimoniis ont solidement établie.[215]Elle est conforme à la disposition du Droit Civil, il deffend de faire les fiançailles avec les personnes entre lesquelles il empêche de contracter mariage. Quamvis, dit-il, verbis orationis cautum sit, ne uxorem tutor pupillam suam ducat, tamen intelligendum est ne desponderi quidem posse; Nam cum quâ nuptiæ contrahi non possunt, hæc plerùmque ne quidem desponderi potest. Nam quæ duci potest, jure despondetur; l'argument est à peu près pareil, a Nuptiis permissis ad sponsalia permissa; ab iisdem prohibitis ad eadem sponsalia interdicta; à matrimonio valido ad matrimonium contrahendum; & ab eodem invalido ad idem interdicendum. Puis que le Contract de mariage & les solemnitez qui se font ensuite, ne sont & ne marquent autre chose qu'une promesse qui est faite entre deux personnes, de se rendre les devoirs de mari & de femme, il est manifeste que ceux qui ne peuvent pas se les rendre ne doivent pas se marier, & que les mêmes raisons qui dissoudroient le mariage s'il étoit contracté, doivent empêcher qu'on ne le laisse contracter en effet; L'Empereur Leon qui a décidé nettement le cas[216], est allé bien plus loin; car non seulement il a deffendu aux Eunuques de se marier, mais même il a prononcé & donné une peine contre ceux qui se marieroient, & contre celui qui les épouseroit; c'est dans la Constitution 98. qui a pour tître, de pœna Eunuchorum si uxores ducant; Le motif de cette ordonnance est très beau, c'est, dit-elle, que ce mariage n'étant rien de réel, on ne peut sérieusement l'accompagner des Cérémonies Sacrées qui font une partie de l'essence du mariage. Elle mérite d'être lûë toute entiére, & je la rapporterois sans en rien obmettre, si elle n'étoit un peu trop longue par rapport à la bréveté de cet Ouvrage; mais voici à quoi elle aboutit, propterea sancimus, dit-elle, ut si quis Eunuchorum ad matrimonium procedere comperiatur, & ipse stupri pœnæ obnoxius sit, & qui sacerdos istiusmodi conjonctionem profanato sacrificio perficere ausus fuerit Sacerdotali dignitate denudetur.[217]L'Histoire dit qu'Auguste mit ordre à la confusion avec laquelle on avoit accoûtumé de voir les Jeux, il assigna à chacun la place qui lui étoit dûë, les hommes mariez entr'autres, ceux même de basse condition y avoient la leur.[218]Mais Martial nous apprend que les Eunuques n'osoient pas s'asseoir sur leurs bancs, ni se mêler parmi eux. Voici comme il parle à Dydime, qui d'un ton superbe parloit des Edits de Domitien concernant les Théatres, & de l'espérance qu'il avoit qu'ils seroient observez.
Et concubino mollior Celenæo,
Quem sectus vlulat matris Entheæ Gallus,
Theatra loqueris & gradus & Edicta
Trabeasque & Idus fibulasque censusque,
Et pumicata pauperes manu monstras.
Sedere in equitum liceat an tibi scamnis
Videbo, Didyme: non licet maritorum.
Ce Didyme avoit une femme, cependant on ne le considéroit pas comme un homme marié, parce qu'il étoit Eunuque. La Constitution de l'Empereur Leon n'étoit pas encore donnée, car on peut dire que depuis ce tems il n'y a point d'éxemple qu'aucun Eunuque ait eu la permission de se marier, excepté celui de Saxe Gotha dont je parlerai dans la suite. Toutes les Sociétez Ecclésiastiques ne se sont pas contentées d'improuver & de blâmer ces sortes de mariages, elles les ont même expressément deffendus.
CHAPITRE VI.
La Religion Catholique Romaine ne permet pas le mariage des Eunuques.
LA Religion Romaine qui considére le mariage comme un Sacrement, n'a garde de permettre qu'on prophane un de ses Mystéres. Quelques éxemples authentiques que je rapporterai serviront de preuves à cet égard.
Bernard Automne, Avocat célébre au Parlement de Bordeaux, rapporte dans la seconde partie de sa Conférence du Droit François avec le Droit Romain[219], un cas qui s'est présenté de son tems au Parlement de Paris sur ce sujet. Il fait d'abord quelques réfléxions sur le paragraphe Spadonum de la Loi Pomponius, qui est la sixiéme ff. de Ædilitio Edicto, & il trouve étrange, avec raison, qu'Ulpien qui est Auteur de cette Loi, décide qu'un homme auquel on a coupé un doigt de la main, ou du pied, soit malade, ou comme il s'exprime, morbosus, & qu'un Eunuque auquel la partie du corps la plus nécessaire manque, ne le soit pas. Il dit que cela le surprend, qu'il n'en voit pas la raison. Que la cause de la génération qui donne même le nom d'homme à la personne qui la porte, étant retranchée ce n'est plus un homme; qu'il lui semble que qui de vingt parties en retranche une fait moins de tort à la personne, que quand de deux il lui en ôte une. Aussi ajoûte-t-il, le Parlement de Paris a jugé par Arrêt du 5. Janvier 1607. en faveur de Claudine Godefroy, qu'il y avoit juste sujet de ne point contracter mariage, & de ne point passer outre à la célébration avec un homme avec lequel elle étoit fiancée, parce que les Médecins & les Chirurgiens assuroient dans leur rapport qu'il n'avoit qu'un testicule, quoi que même ils ajoûtassent qu'il pouvoit pourtant engendrer. Le célébre Etienne Pasquier étant autrefois consulté sur un sujet à peu près pareil, répondit par cette Epigramme.
Naturaque alio teste carere dolet.
Officiat ne thoro sociali res ea, certè
Nescio, at hoc scio quod te negat esse virum.
Contra probaturum jucundo tramite dicis
Gaudia conjugii mille peracta tibi,
Quid garris? Binos cùm saltem jura requirant
Uno te ne virum teste probare potes.
Il pouvoit y joindre l'Epigramme 99. du Livre septiéme de Martial, qui finit par ce Vers si expressif.
Les Dictionaires de Furetiére & de Trevoux disent au mot Eunuque, qu'il a été jugé par Arrêt de la Grand-Chambre du 8. Janvier 1665. qu'un Eunuque ne pouvoit pas se marier, du consentement même des Parties. Les Auteurs de ces deux excellens Ouvrages ont tiré cet Arrêt du Journal des Audiences[220] & c'est encore ce même Arrêt qui est rapporté par Mr. Claude de Ferriére à qui le Public a l'obligation d'avoir mis en François la Jurisprudence Romaine, & de l'avoir conférée avec les Ordonnances Royaux, les Coûtumes de France, & les Décisions des Cours Souveraines.[221]Il dit dans le tome prémier de sa Jurisprudence du Digeste, qu'un Eunuque reconnu pour tel, ne peut pas contraindre un Curé à célébrer son mariage avec une fille qui y consent.
Le chapitre dixiéme du Livre quatriéme des Arrêts d'Anne Robert, qui ne traite que de la dissolution du mariage pour cause de frigidité & d'impuissance, montre que c'est une Jurisprudence constante, que les Eunuques ne peuvent pas se marier.
Sixte Cinquiéme fit autrefois une Bulle qu'il envoya en Espagne, par laquelle il déclaroit nuls les mariages des Eunuques.
Mais voici un fait historique qui est décisif sur ce sujet. Il est rapporté par le docte Mr. Strik, fils de l'illustre & célébre Mr. Strik, Professeur en Droit à Halle, le véritable Papinien de nôtre siécle.[222] Il dit dans sa dispute inaugurale pour le Doctorat, dans laquelle il traite, de matrimonii nullitate, qu'étant en Italie il n'y a pas long tems, il a vû qu'un des principaux Musiciens du Duc de Mantouë nommé Cortona, ayant voulu épouser une fort jolie Musicienne qui étoit au service du même Prince nommée Barbaruccia, ils furent obligez d'en demander la permission au Pape qui la refusa absolument & sans retour.
CHAPITRE VII.
La Religion Luthérienne, ou de la Confession d'Augsbourg, ne permet pas le mariage des Eunuques.
LEs Théologiens & les Jurisconsultes de cette Communion sont fort scrupuleux sur cette matiére, & leurs motifs sont très judicieux & très conformes à la raison & à la Religion.
Gerhard, l'un de leurs plus grands Théologiens & qui a réduit presque tous les Ouvrages de Luther en lieux communs, dit précisément dans le lieu de conjugio[223], qu'il ne doit pas être permis à une femme d'épouser un Eunuque. Le motif qui le porte à prononcer cette décision, est que le mariage ayant pour but principalement d'engendrer lignée & de se procurer une postérité, il ne faut pas le laisser contracter à des gens qui ne sont point capables de parvenir à ce but, & tels sont, dit-il, les Eunuques & les Spadons. Que quoi que quelqu'un d'eux ayant encore un chrémastere puisse connoître une femme ils ne sont point propres au mariage; parce que bien loin d'engendrer des enfants, ils ne sont pas même capables de satisfaire aux desirs d'une femme, ni d'éteindre l'ardeur que la nature a allumée dans leur tempéramment. Le second motif de ce grand homme est, qu'une femme ne trouvant pas dans la personne de son mari la satisfaction qu'elle souhaite, elle tombe aisément dans le crime. Le troisiéme motif est qu'une femme est trompée par un phantôme de mariage, comme est celui d'un Eunuque; car soit qu'elle ait ignoré l'état de cet homme avant que d'entrer dans aucun engagement avec lui, soit qu'elle en ait eu connoissance, & qu'elle ait eu pour lors meilleure opinion de ses forces qu'elle ne devoit, il est certain qu'elle se trouve toûjours trompée. Or les Loix doivent prévenir ces sortes de cas, & non seulement conseiller des femmes téméraires, mais même les empêcher de s'exposer à un danger évident.
La délicatesse de ces Théologiens va si loin qu'ils ne permettent pas à un Hermaphrodite de se marier, à moins qu'un séxe ne prévale si visiblement & si considérablement sur l'autre, qu'il n'y ait rien à craindre pour les suites de son engagement; & si cet Hermaphrodite fait difficulté de se laisser éxaminer par des Médecins, des Chirurgiens & des Matrônes, il se rend suspect dés là, & toute permission de se marier lui est refusée.
C'est une maxime générale & constante parmi eux, que l'impuissance quelle qu'elle soit, & de quelque cause qu'elle procéde, rend un mariage contracté, nul, le résout, & empêche, lors qu'elle est connuë auparavant, qu'on ne permette de le contracter. Il y a néanmoins une exception à cette régle générale, c'est que si cette impuissance est survenuë depuis qu'il est contracté, par quelque accident que ce soit, elle ne le dissout point. Cela est fondé en Droit Civil, & en droit Canon.[224]Nihil enim tàm humanum esse videtur quàm fortuitis casibus mulieris maritum, & contra uxorem viri, participem esse. Le Canon quod autem 27. quæst. 2. est positif & précis, impossibilitas coëundi, dit-il, si post carnalem copulam inventa fuerit in aliquo, non solvit conjugium;[225]si verò ante carnalem copulam deprehensa fuerit, liberum facit mulieri alium virum accipere. C'est aussi le sentiment de Luther dans son Traité de vita conjugali[226].
La Jurisprudence Ecclésiastique, ou Consistoriale de cette Communion est conforme à celle de leurs Théologiens. Carpzovius qui en est l'oracle en rapporte des décisions dans la Jurisprudence Ecclésiastique, ou Consistoriale.[227]Le nombre deuxiéme de la définition seiziéme du tître premier porte précisément ces mots, non permittendum mulieri ut Eunucho nubat. J'avouë que j'ai lû avec quelqu'étonnement dans l'extrait que le sçavant Mr. de Beauval vient de nous donner d'un Livre de Mr. Brucknerus qui a pour tître, Décisions du Droit Matrimonial,[228]Que le cas s'étant présenté à la Cour de S. A. E. de Saxe, un Eunuque Italien son Chambellan ayant épousé une jeune fille qui étoit avertie de son état, & du consentement de son pére, quelques Théologiens entreprirent de troubler ce mariage comme nul & invalide, & que d'autres le prétendirent bon & valable; mais que le Souverain ayant vû les avis partagez, avoit confirmé le mariage sans tirer à conséquence pour l'avenir. On peut dire au sujet de cette discorde de sentimens entre les Théologiens de l'Electorat de Saxe, ce que ce même judicieux Auteur, Mr. de Beauval, dit ailleurs[229] en parlant des divers Conciles qui s'assemblérent au sujet de la Secte des Valésiens; Divers Conciles, dit-il, s'assemblérent là-dessus & augmentérent le desordre par la contradiction de leurs Decrets. Tant il est vrai, ajoûte-t-il, à la honte de la raison humaine, que la dévotion la plus bizarre & la plus ridicule, trouve des Deffenseurs. Il est certain, à la honte de la raison humaine, que les sentimens les moins raisonnables trouvent des gens qui les soûtiennent. Mais le cas que je viens de rapporter, est un cas particulier qui ne l'emporte pas sur toutes les Décisions publiques & générales, d'autant moins que le Prince même qui l'a autorisé a déclaré que c'étoit sans tirer à conséquence pour l'avenir. D'ailleurs, quand il l'auroit autorisé purement & simplement il n'en seroit pas plus valide, & cette permission ne lui donnerait pas plus de force; car par la disposition du Droit, les mariages deffendus par les Loix ne sont pas moins injustes & illicites, quoi que le Prince ait permis par rescript, de les contracter, parce que ces mariages étans contraires aux Loix, le rescript qui a été obtenu portant permission de les contracter est censé être subreptice, & avoir été obtenu du Prince par surprise.[230]Voici les termes de la Loi. Precandi quoque imposterùm super tali conjugio (Imò potius contagio) cunctis licentiam denegamus ut unus quisque cognoscat impetrationem quoque rei cujus est denegata petitio, [231]nec si per subreptionem post hanc diem obtinuerit, sibimet profuturam.
Au reste, il auroit été fort à souhaiter que Mr. de Beauval, qui nous rapporte ce cas, & qui raisonne avec tant de solidité & de justesse sur toutes les matiéres qu'il traite, eut bien voulu nous dire son sentiment sur cette célébre question du mariage des Eunuques; on a fait grace très souvent à sa modestie, j'en donnerai quelques preuves afin qu'on ne croye pas que je le charge mal à propos d'une obligation & d'une reconnoissance qu'il ne doit point. Après, par éxemple, qu'il a donné un extrait fort éxact & fort judicieux du Traité de la Nature & de la Grace, de Mr. Jurieu, il le finit par ces paroles humbles,[231]que, comme cet Ouvrage est plein de Réfléxions très métaphisiques, on lui pardonnera s'il a bronché quelque part. Parle-t-il de la Réponse d'un nouveau Converti à la lettre d'un Réfugié pour servir d'adition au Livre de Dom Denis de Ste. Marthe, intitulé, Réponse aux plaintes des Protestants; après avoir raisonné en habile Politique sur cette matiére, il finit par ces paroles modestes; mais rentrons dans les bornes de nôtre territoire dont nous avons tant résolu de ne point sortir, & ne faisons point de course dans la Politique sur laquelle d'autres travaillent avec tant de succès. Il s'excuse très souvent sous divers prétextes, comme on pourroit le voir par les renvois que je mets à la marge, & il s'excuse sous divers prétextes, & quoi qu'on sçache qu'il est très capable de manier adroitement les matiéres qu'il rejette par humilité, on a fait grace, je le répéte, on a fait grace très souvent à sa modestie. Mais ici il n'a point d'excuse, il s'agit d'une question qui est entiérement de son ressort, à moins qu'il n'ait crû que le sujet étant trop riche l'auroit engagé à sortir des bornes d'un extrait, & à faire un Traité complet. Peut-être qu'il a vû que c'étoit une matiére si rebattuë, qu'il n'étoit pas nécessaire de la présenter encore au Public dans cette occasion, dans laquelle il ne se propose que de faire l'extrait du Livre qui lui tombe entre les mains, & non pas de traiter à fond les sujets dont il s'y agit. En effet, il dit[232] que, la question s'il est permis aux Eunuques de contracter mariage à été souvent agitée. Il a raison en cela à certain égard. Il est vrai que Melchior Inchoffer a fait un Ouvrage de Eunuchismo qui a été imprimé à Cologne in 8. en l'année 1653. Nous avons la dissertation de Eunuchis de Gaspar Loischerus imprimé à Leipsik in 4. en l'année 1665. On a vû un Sermon Anglois de Samuel Smith sur la conversion de l'Eunuque du chapitre huitiéme des Actes des Apôtres, imprimé à Londres in 8. en l'année 1632. Il y a un Traité de Franc. de Amoya, Baëtici, intitulé, Eunuchus, sur la Loi Eunuchis. V. c. qui testamenta facere possunt, & qui se trouve dans ses observations imprimées à Geneve in folio en l'année 1656. Il y a un Traité de Marcell. Francolinus de Matrimonio spadonis utroque testiculo carentis, imprimé à Venise in 4. en l'année 1605. Il y a un autre Traité de Eunuchis, de Théophile Raynauld, dont Mr. Bayle se sert souvent très à propos. La Lettre 112. de la Mothe le Vayer, qui se trouve dans le tome onziéme de ses œuvres, traite des Eunuques en général. Nous avons enfin la Dissertation de Saldenus de Eunuchis, qui est la sixiéme du Livre troisiéme de ses Otia Theologica. Et un Recueil de consultations & de décisions sur ce sujet, dont je parlerai dans la suite de cet Ouvrage. Mais je dirai pour ma justification, d'avoir entrepris de traiter de cette matiére après tant de grands hommes, & non pas pour réfuter ce que dit Mr. de Beauval, que la plûpart de ces Auteurs ne se trouvent plus que dans les Catalogues, ou dans les Bibliothéques, & que d'ailleurs, ils traitent des Eunuques en général, & descendent peu dans le détail. La question dont il s'agit ici y est entr'autres fort rarement & fort briévement traitée. On en voit quelque chose dans les Ouvrages des Jurisconsultes, des Médecins, & des Théologiens, on y trouve quelquefois des préjugez qu'ils ont rapportez; mais outre que tout ce qui y est ainsi répandu est fort succinct, on ne peut point dire qu'on puisse en induire une Jurisprudence, ou une Théologie Casuistique certaine & universelle sur le mariage des Eunuques.
CHAPITRE VIII.
La Religion Réformée ne permet pas le mariage des Eunuques.
IL n'est pas difficile de faire voir que la Religion Réformée ne permet pas le mariage des Eunuques. Il n'y a aucune autre Communion Chrétienne qui se soit déclarée aussi formellement qu'elle sur ce sujet, outre qu'il est tout à fait opposé à l'Esprit dont elle est animée, & à la Doctrine qu'elle professe, elle en a fait un Canon exprès de sa Discipline: Discipline que l'on sçait être le résultat, ou plûtôt la Quintessence de ses Synodes Nationaux. Cet article est le quatorziéme du chapitre treiziéme qui traite des mariages; voici quels en sont les termes.
Comme ainsi soit que la principale occasion du mariage soit d'avoir lignée & de fuir paillardise, le mariage d'un homme notoirement Eunuque, ne pourra être reçû ni solemnisé en l'Eglise Réformée.
Le célébre Mr. de Larroque qui a fait voir la conformité de cette Discipline avec celle des anciens Chrétiens, montre que telle étoit la Jurisprudence de l'Eglise primitive. J'avouë que cette Discipline ne faisoit loi qu'en France, mais depuis que l'Edit de Nantes y a été révoqué, que les Réformez ont été contraints d'en sortir, & que la plûpart d'eux se sont réfugiez dans le Brandebourg, Sa Majesté le Roi de Prusse l'a autorisée dans ses Etats pour ce qui concerne les François qui y sont établis[233], & en a ordonné l'éxécution lors qu'on pourroit s'y conformer sans donner atteinte à ses Droits Episcopaux; de sorte que c'est une Loi en Brandebourg parmi ces nouveaux Sujets, aussi sacrée qu'elle l'étoit en France. C'en est une aussi parmi ses anciens Sujets, & parmi tous les Protestans d'Allemagne. C'est ce qu'on peut voir par un Livre imprimé à Halle en l'année 1685. & recueilli par Jérôme Delphinus, qui a pour tître, Eunuchi conjugium, Die Kapaunen heyrath. Hoc est scripta & judicia varia de conjugio inter Eunuchum & virginum Juvencelam anno 1666. contracto, à quibusdam supremis Theologorum Collegiis petita, posteà hinc inde collecta, ab Hieronimo Delphino C. P. Halæ apud Melchiorem Delschlagen 1685. Et par la Décision donnée sur le cas que j'ai rapporté dans le chapitre quatriéme de la seconde Partie.
La République de Geneve a reçû la même Jurisprudence, & divers cas qui s'y sont présentez font voir qu'elle y est observée. Paul Cypræus dit dans son excellent Traité de Connubiorum jure, «que cette sage République a une Loi qui deffend aux hommes de se marier avant l'âge de dix-huit ans, & aux filles avant quatorze, & qu'il ne suffit pas de compter les années, mais qu'il faut avoir égard principalement à la vigueur du corps & du tempéramment, en ces termes,[234] Qu'avec l'âge on ait égard à ce que la corporence portera. Il est vrai que les Rélations du Levant nous apprennent, que les Banians Gentils de ce Païs, estiment tellement la conjonction matrimoniale, qu'ils se marient presque tous dès l'âge de sept ans; & elles ajoûtent, que s'ils meurent, comme il arrive quelquefois, avant que d'être mariez, la coûtume est de louer & de gager une fille qu'ils font coucher avec le mort pour lui donner cet avantage d'avoir été marié avant que son corps fut brûlé selon la coûtume du Païs. [235]Mais Mr. le Vayer fait diverses réfléxions qui font voir que cette coûtume n'est pas tout à fait vaine, & que s'ils se marient à sept ans, ils sont capables du mariage autant que d'autres Peuples le sont dans un âge plus avancé. La diverse position des lieux, dit-il, rend nos tempérammens si différens en toutes choses, que Solin nous fera considérer des femmes qui deviennent grosses d'enfan à cinq ans. Beato Odorico le confirme dans son Itineraire; & l'on a vû depuis peu de tems dans le Royaume du Mogol une fille âgée de deux ans seulement qui avoit le sein gros comme une nourrice, & qui ayant eu ses purgations un an après, accoucha d'un garçon.
La même Jurisprudence Ecclésiastique est établie en Angleterre comme il paroît par le chapitre septiéme du titre de matrimonio[236] dans la Réformation des Loix Ecclésiastiques, faite prémiérement de l'autorité de Henri VIII. & achevée & publiée ensuite par Edouard VI., ce chapitre traite, de his quæ matrimonium impediunt; & voici ses termes, Quorum natura perenni aliqua Clade sic extenuata est, ut prorsus veneris participes esse non possint, & conjugem lateat quamquam consensus mutuus extiterit & omni reliqua ceremonia matrimonium fuerit progressum, tamen verum in hujusmodi conjunctione matrimonium subesse non potest, destituitur enim altera persona beneficio suscipiendæ prolis & etiam usu conjugii caret.
Les Théologiens de Hollande & leurs Jurisconsultes distinguent, de même que tous les autres, les causes qui empêchent le mariage, en deux classes, alia, disent-ils,[237] (impedimenta) à lege; Illa sunt ætas immatura, mentis impotentia, corporis ad cohabitationem incapacitas; Ista sunt a morbo incurabili, ut ex. gr. lepra; à Culpa, à diversitate Religionis, a propinquitate sanguinis. J'avouë pourtant que Voëtius qui est un des plus grands hommes qui ait été dans les Provinces Unies depuis plusieurs siécles, me paroît hésiter sur le parti qu'il doit prendre au sujet du mariage des Eunuques. Il ne se détermine point à la vérité, & renvoye l'éxamen de ces sortes de questions aux Jurisconsultes & aux Juges auxquels il dit que la connoissance en appartient plus légitimement qu'aux Théologiens.[238] Ce sont donc eux qu'il faut consulter, & comme le Droit Civil & le Droit Canon sont observez dans ces Provinces, au moins dans les cas qui ne sont pas déterminez par leurs Loix & par leurs Coûtumes, il est aisé de conclurre que le mariage des Eunuques n'y est point permis. Voici en un mot les cas, qui selon les Jurisconsultes, empêchent de contracter mariage.
Læsaque Virginitas, membri damnum, minor ætas,
Ac hæresis lapsus, fideique remissio, prorsus
Sponsos dissociant & vota futura retractans.
Fin de la seconde Partie.
TROISIÉME PARTIE.
Dans laquelle on répond aux objections qui peuvent être faites contre ce qui est contenu dans la seconde Partie de cet Ouvrage; & dans laquelle on les réfute.
CHAPITRE PREMIER.
Premiére Objection.
Que la deffense de se marier ne doit point être générale & commune à tous les Eunuques, parce qu'il y en a qui sont capables de satisfaire aux desirs d'une femme.
Réponse à cette Objection.
POur éxaminer cette Objection & pour y répondre avec ordre, il faut voir premiérement, de quelle nature sont ces desirs auxquels un Eunuque est capable de satisfaire, s'ils sont légitimes & permis; & en second lieu, quels Eunuques sont capables de satisfaire à ces desirs.
Arnobe[239] dit que les Eunuques sont fort amoureux, & majoris petulantiæ fieri atque omnibus postpositis pudoris & verecundiæ frænis in obscœnam prorumpere vilitatem; Térence le dit en d'autres termes, Ph. infanis, dit-il,[240]Qui ist huc facere Eunuchus potuit. P. Ego illum nescio qui fuerit, hoc quod fecis, res ipsa indicat.... P. At pol ego amatores mulierum esse audieram eos maximos, sed nihil potesse. Mais pour ne point alléguer des témoignages si anciens, le P. Théophile Raynauld dit dans son Livre de Eunuchis, qu'il a lû quantité d'exemples de commerce impur entre des femmes & des hommes mutilez, & il se moque de la confiance qu'on a en eux. André du Verdier dit la même chose dans ses diverses leçons, à propos de quoi il rapporte la Sentence d'Apollonius de Tyanée contre un Eunuque du Roi de Babylone qui fut trouvé couché avec une des favorites de ce Roi. Cependant, il est certain qu'un Eunuque ne peut satisfaire qu'aux désirs de la chair, à la sensualité, à la passion, à la débauche, à l'impureté, à la volupté, à la lubricité. Comme ils ne sont pas capables d'engendrer ils sont plus propres au crime que les hommes parfaits, & ils sont plus recherchez par les femmes débauchées, parce qu'ils leur donnent le plaisir du mariage sans qu'elles en courent les risques.
[242] Témoin cette femme de Petrone qui parlant à un homme qui fait cet aveu, non intelligo me virum esse, non sentio, funerata est pars illa corporis quâ quondam Achilles eram, s'exprime en ces termes, Nunc etiam languori tuo gratias ago, in umbra voluptatis diutiùs lusi. Cette femme étoit du caractére de cette Gellia contre laquelle Martial a fait cette sanglante Epigramme adressée à Pannicus,[243]