Traité du Pouvoir du Magistrat Politique sur les choses sacrées
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Title: Traité du Pouvoir du Magistrat Politique sur les choses sacrées
Author: Hugo Grotius
Release date: February 4, 2005 [eBook #14905]
Most recently updated: December 19, 2020
Language: French
Credits: Produced by Frank van Drogen, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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TRAITÉ DU POUVOIR DU MAGISTRAT POLITIQUE SUR LES CHOSES SACRÉES;
Traduit du Latin de Grotius.
A LONDRES.
1751
AVANT-PROPOS.
LE TRAITÉ DE GROTIUS, intitulé, le Pouvoir du Magistrat politique sur les choses sacrées, a eu en Latin plusieurs éditions fort rapides, sans qu'aucun Traducteur ait songé à en donner une Version Françoise. Cet Ouvrage roule pourtant sur des objets aussi intéressans, que son Droit de la Paix & de la Guerre, & il s'y livre moins aux questions de pure spéculation. Mais soit que l'on ait redouté la Doctrine à cause de la Religion que l'Auteur professoit, soit qu'on l'ait encore trouvé plus abstrait, il n'a point paru jusqu'à présent dans la Langue la plus familière, & que Grotius avoit adoptée en quelque sorte par le séjour qu'il avoit-choisi en France.
Monsieur de Barbeyrac, dont les veilles ont illustré ce profond Publiciste, consulté en 1732 sur le projet déjà fort avancé de traduire ce morceau précieux, répondit par une Lettre très-ample le 18 Janvier 1733, de Groningue, où il étoit alors Professeur, après avoir enseigné long-tems à Lauzanne. On ne raportera ici que l'article qui concerne ce Traité particulier.
«Les Libraires m'ont également sollicité plus d'une fois de traduire le Traité dont vous parlez, de Imperio Summarum Potestatum circa sacra, mais j'ai refusé ces propositions & bien d'autres que l'on m'a faites. Un seul homme ne peut pas tout, & je crois n'a voir pas à me reprocher d'être demeuré oisif. Grotius & Puffendorf m'ont coûté une peine qu'on ne sçauroit bien comprendre, qu'en essayant quelque chose de semblable; et on verroit plus de productions utile qu'il n'en paroît, si ceux qui on les talens & les secours qui me manquent, vouloient s'engager à d'aussi grands travaux que j'en ai essuyés, sans en tirer gueres d'autre récompense, qui puisse être appellée telle, que la satisfaction de faire ce que j'ai pu pour rendre service au Public; & le plaisir de m'appercevoir que les gens de bon goût n'ont pas désapprouvé mes efforts. Je suis bien aise qu'un de vos amis pense à donner une Traduction du Grotius sur la Puissance ecclésiastique. A l'égard de ce que vous me demandez sur Grotius et ses Ouvrages, outre ce que j'ai dit dans ma Préface sur le Droit de la Guerre et de la Paix, & ce que l'on trouve dans le Dictionnaire de Bayle, & dans le Tome XIX. des Mémoires du Pere Niceron, je ne puis vous indiquer qu'un Livre, imprimé en 1727. à Hall en Saxe, sous le faux titre de Delft en deux vol. in-8°. sous ce titre: Hugonis Grotii Belgarum Phoenicis Manes, abiniquis objectationibus vindicati: accÉdit scriptorum ejus tum Éditorum, tum inÉditorum conspectus &c. Quoique le Livre soit fort à l'Allemande, & que l'Auteur ne soit pas toujours exact, il peut être fort utile…»
M. de Barbeyrac indique des sources générales & particulieres à qui voudroit étudier davantage le génie vaste du Sçavant, qui, indépendamment de ses amples connoissances, a joué un rolle dans sa Patrie. Ce précis servira d'introduction à la Traduction que l'on offre aujourd'hui. Elle a été entreprise il y a plus de vingt ans; on ne l'a chargée ni de notes ni de commentaires comme la plupart des Versions de Grotius. La fidélité du texte n'est pas douteuse, puisque plusieurs éditions Latines sont copiées les unes sur les autres, & que des remarques, de quelqu'espèce qu'elles fussent, seroient superflues. L'accueil du Public fixera le succès qu'a lieu de se promettre la plume, qui a consommé la tâche de M. de Barbeyrac.
TABLE DES CHAPITRES.
CHAPITRE I. Le Pouvoir du Magistrat politique s'étend sur les choses sacrées.
CHAP. II. Le Pouvoir sur les choses sacrées, & la Fonction sacrée sont distincts.
CHAP. III. A quel point se rapprochent les choses sacrées & profanes, par rapport au Pouvoir absolu.
CHAP. IV. Solution des objections contre le Pouvoir du Magistrat politique sur la Religion.
CHAP. V. Du Jugement du Magistrat politique sur la Religion.
CHAP. VI. De la manière de bien exercer le Pouvoir sur la Religion.
CHAP. VII. Des Conciles.
CHAP. VIII. De la Législation sur les choses sacrées.
CHAP. IX. De la Jurisdiction sur les choses sacrées.
CHAP. X. De l'Élection des Pasteurs.
CHAP. XI. Des Fonctions non absolument nécessaires dans l'Église.
CHAP. XII. Comment le Magistrat politique substitue & délègue en ce qui concerne la Religion.
TRAITÉ DE GROTIUS
Du pouvoir du Magistrat politique sur les choses sacrées.
CHAPITRE PREMIER.
Le pouvoir du Magistrat politique s'étend sur les choses sacrées.
J'appelle Magistrat politique, la personne, ou l'Assemblée qui gouverne tout un Peuple, & qui n'a que Dieu au-dessus d'elle. Je ne considère donc point ici le pouvoir en lui-même, lorsque je me sers du terme Magistrat politique, quoiqu'on ait coutume de l'y appliquer; mais je le donne à celui qui est revêtu du pouvoir, selon l'expression des Latins & des Grecs. Ainsi parle l'Apôtre de ces Puissances éminentes, qu'il qualifie de Princes & de Ministres de Dieu: il y désigne clairement les personnes & non leurs fonctions. Ainsi, l'Apôtre S. Pierre reconnoît cette supériorité dans les Rois, pour faire sentir combien ils différent des Puissances inférieures. Le vulgaire nomme aussi Magistrat politique, cette Puissance contre la signification ordinaire du mot Latin; «car chez les Romains le nom de Magistrat étoit prodigué aux Tribunaux inférieurs».
J'ai dit la Personne ou l'Assemblée, parce que j'y comprens non seulement les Rois, que la plupart des Auteurs croyent absolus, mais encore les Grands dans une République aristocratique. Que ce soit le Sénat, les États, ou tout autre nom qui a la Puissance suprême, le Magistrat politique doit être un, non de nature, mais de conseil. Je prens ici le pouvoir dans une signification plus étendue; ce n'est pas en ce qu'il est opposé à la Jurisdiction, mais en ce qu'il la renferme, & qu'il est le droit de commander, de permettre & de défendre.
J'ajoute que le Magistrat politique n'est soumis qu'à Dieu seul. Ce mot de Puissance souveraine prouve qu'il n'a aucun supérieur parmi les hommes. Optat de Mileve soutient contre Parmenianus, l. 3. que Dieu qui a élevé l'Empereur, est seul au-dessus de lui; & Tertullien s'adressant à Scapula, «Nous honorons l'Empereur ainsi & autant qu'il nous est permis & qu'il lui est avantageux: Nous l'honorons comme le premier homme après Dieu, & au-dessus de Dieu seul; sûrement il nous approuvera, lui qui est le maître de tous; & qui n'a que Dieu seul pour supérieur. Ce pouvoir immédiatement au-dessous de Dieu, est chez les Grecs l'autorité; la domination absolue, chez Aristote; chez Philon le plus grand pouvoir; & la force chez d'autres Auteurs. Quelques Latins l'ont nommé Majesté; mais ce terme caractérise plutôt la dignité dont le Magistrat politique est décoré qu'il ne marque sa puissance.»
Le pouvoir du Magistrat politique ainsi défini, enveloppe & le temporel & la Religion. La preuve en est simple, d'abord la matière qui exerce la Puissance souveraine est une. «Le Magistrat politique, dit S. Paul, est le Ministre de Dieu, le vengeur de celui qui a été lésé.» Ce nom de lésion renferme tout crime qui se commet contre les choses sacrées; puisque toute façon de parler indéfinie a la même force qu'auroit une expression générale. «Selon Salomon, le Roi assis sur le Trône de Justice, dissipe par son regard toute espèce de mal.» Le peuple Juif promet à Josué l'obéissance qu'il avoit jurée à Moyse.
«Aristote observe que les loix statuent sur tout.» Une similitude confirmera cette proposition. L'autorité d'un père de famille a des bornes plus étroites que celles du Magistrat politique; cependant il est dit: «Enfans obéissez en tout à vos pères.» Le Sacré n'en n'est point excepté. Les Saints Pères raisonnent de même, lorsque du passage de S. Paul qui veut que «tout homme soit soumis au Souverain, ils concluent que le Ministre du Seigneur y est assujetti; quand ce seroit un Apôtre, Évangéliste, ou un Prophète,» s'écrie S. Chrysostome. Saint Bernard dans une lettre à un grand Archevêque, «s'il embrasse toute puissance & même la vôtre, qui vous séparera de l'universalité?»
En effet, sous quel prétexte soustrairoit-on quelque chose du pouvoir du Magistrat politique? Ce qu'on en détacheroit, ou n'obeïroit à aucune autorité humaine, ou obéïroit à une autorité autre que la souveraine; outre qu'il seroit difficile de démontrer que cette portion seroit affranchie, on introduiroit une anarchie, que n'admet point un Dieu, qui a rangé dans un si bel ordre les choses naturelles & morales. Gratifier une autre Puissance de ce qui appartient au Magistrat politique, ce seroit asservir un seul Peuple à deux Puissances, distinctes: maxime contraire à l'essence du Souverain, & qui y répugne toutes les fois que ce mot se prend non-seulement dans le sens négatif, mais dans le sens affirmatif. Telle est, dit Tertullien, la condition du Souverain que rien ne l'égale, loin de le surpasser. Les Saints. Pères se sont heureusement servi de cet argument, «que la Puissance souveraine ne peut être qu'une» pour détruire, la multitude des faux Dieux.
La force d'un État s'oppose aussi à la multiplicité des Souverains; de même que dans l'homme il est une volonté qui fait mouvoir les membres, & préside à leurs opérations, de même une seule autorité inspire le mouvement au Corps civil; l'art prend la nature pour modèle; la République est une, à cause du Magistrat politique qui la gouverne. La vérité de cette proposition se tire des effets, par lesquels on juge ordinairement des puissances & des facultés. «La suite naturelle du pouvoir est l'obligation & la coaction.» Or s'il y a plusieurs Souverains, il peut y avoir des ordres contraires, ou qui renferment quelque contrariété; mais toute obligation ou coaction contraire sur la même matière répugne & produit ce que les Rhéteurs appellent «combat de nécessité». L'une cesse d'obliger; c'est pour cela que Dieu a voulu que le pouvoir du pere de famille, le plus conforme à la nature & le plus ancien, disparut à la vue du Magistrat politique & lui obéît. Il apprenoit sans doute aux hommes que «ce qui devoit être Souverain ne pouvoit être plus d'un».
Quelqu'un peut-être répondra que les actions sont distinctes, les unes contentieuses, les autres militaires, les autres Ecclésiastiques, & que suivant leurs différens objets, la puissance souveraine est divisible. De-là on inférera qu'un homme commandé par trois maîtres pour aller au même moment au Palais, à la Guerre, à l'Église, seroit contraint d'exécuter les ordres de tous, obéissance impossible, d'où Tacite a judicieusement dit: «tous ordonnent, personne n'exécute.»
Si les Souverains ne sont plus égaux, ils exerceront une puissance par degrés; l'inférieur cédera au Supérieur, & il sera toujours vrai que la Magistrature politique ne sera point partagée à plusieurs par portions égales. «Personne, dit la Sagesse divine, ne peut servir deux maîtres. Un Royaume divisé sera dissipé, la domination de plusieurs n'est pas bonne, & tout pouvoir ne peut souffrir d'égal.»
Ces malheurs ne sont point à craindre pour les États qui n'ont qu'un maitre; comme plusieurs sujets ont chacun leur département, ou peut-être travaillent au même; le Souverain les subordonne de façon que l'harmonie n'en est point altérée. Des Souverains qui gouverneroient ensemble ne goûteroient point cet arrangement, puisque celui qui élit est au-dessus de l'élu, & enfin cela iroit à l'infini.
Au reste cette opinion s'évanouit dès que l'on convient que Dieu est «le Législateur universel». La législation est alors nécessaire selon chaque chose; c'est-à-dire une déclaration spéciale suivant les circonstances; comment sans cela sauver une sédition? Or il est constant, «que Dieu ne fait point cette déclaration selon chaque chose.» D'autres ajoutent que les Princes ne peuvent point promulguer des loix, qu'ils n'ayent avant obtenu le consentement des États. Ils ne font point attention aux Gouvernemens où cela se pratique, Gouvernemens où la Magistrature politique n'est point entre les mains des Rois, & où elle est unie aux États, ou à ce Corps que forme le Roi & son Peuple.
Consultez Bodin, Suarès, Vittoria & tant de fameux politiques. Ne seroit-il pas ridicule de voir un homme Magistrat politique, & n'oser commander quelque chose, parce qu'un particulier le défendroit ou s'y opposeroit. C'est pourquoi l'universalité qui occupe le Souverain s'appelle l'art de règner. «Platon la nomme tantôt royale, tantôt civile, tantôt l'art de commander de son droit, c'est-à-dire la maîtresse de tous les arts. Aristote soutient qu'elle est la première & la plus grande. Philon dans le vie de Joseph, l'art des arts, la science des sciences, d'autant qu'il n'est nul art, nulle science qu'elle ne commande & qu'elle n'employe.»
La fin de cette science répond parfaitement à l'universalité de sa matière. Saint Paul déclare que le Magistrat politique «est le Ministre de Dieu pour accomplir le bien.» Il explique ailleurs que les Rois «ont été établis, afin que les hommes coulent des jours doux & tranquilles, non-seulement dans l'honneur, mais encore dans toute la piété. Telle est la vraie félicité d'un Peuple, qu'il aime son Dieu, qu'il en soit aimé, qu'il le reconnoisse pour son Roi, que Dieu l'avoue pour son Peuple. Heureux, s'écrie Saint Augustin, les Princes qui employent leur puissance à étendre le culte de Dieu.»
Les Empereurs Théodose & Honorius l'avoient prévenu dans une lettre à Marcellin: «tous nos travaux guerriers, toutes nos constitutions ne tendent qu'à affermir dans nos sujets le culte du vrai Dieu.»
Théodose écrit à S. Cyrille, que le devoir de Cesar est que les Peuples vivent non seulement dans la paix, mais encore dans la piété. Isidore de Peluse donne le même but au Sacerdoce, & à la Magistrature politique, je veux dire le salut des sujets. Ammian y souscrit, «le pouvoir souverain n'est autre chose, comme les Sages le définissent, que le soin du salut du prochain.» L'Auteur enfin de la conduite des Princes, ouvrage attribué à S. Thomas, prétend que la principale fin qu'un Prince doit se proposer, pour lui & pour ses sujets, est la félicité éternelle, qui consiste à voir Dieu; & comme c'est le bien le plus parfait, tout maître, tout Roi, ne doit rien épargner pour le procurer à ses sujets.
Quoique les divins Oracles dévelopent ces maximes, elles n'ont point été ignorées des hommes guidés par la lumière naturelle. Chez Aristote, une République a des fondemens sûrs, dont les principes font bien agir & vivre heureux. La paix extérieure de la société n'est donc pas l'unique point de vue de l'administration publique, il faut veiller sur le bien de chaque particulier, qu'Aristote distingue en actif & en contemplatif. «Le genre de vie le meilleur, continue ce Philosophe dans un endroit remarquable à la fin des Eudemies, est celui qui attache l'homme à la considération de Dieu, & le plus dangereux, celui qui le détourne de son culte.» Ainsi toutes les voyes qui impriment la vertu dans les hommes, étant les choses sacrées, & le Magistrat politique étant obligé d'embrasser ces voyes, il s'ensuit que son pouvoir doit envelopper les choses sacrées; la nécessité de la fin, donne un droit incontestable sur les moyens qui y conduisent.
L'autorité de la Loi divine n'affoiblira point ces preuves tirées de la nature de la chose; elle prescrit aux Rois l'observation de la Loi, le culte du Seigneur, l'adoration de Jesus-Christ. Ce Commandement ne les regarde pas seulement en tant qu'ils sont hommes, (il les obligeroit autant que les particuliers) mais en tant que Souverains, il leur impose un devoir propre, du Souverain, c'est-à-dire, d'exercer leur pouvoir sur la Religion. S. Augustin ne le dissimule pas; ses propres expressions auront plus de poids.
«Les Rois instruits des Commandemens de Dieu, le servent comme Rois, quand leurs Édits ordonnent le bien & détournent du mal qui altère la société humaine & la Religion: il écrit ailleurs, comment les Rois servent-ils Dieu dans la crainte? en réprimant & punissant par une sévérité religieuse, ce qui se pratique contre l'ordre de Dieu. Leurs devoirs sont autres comme hommes, autres comme Rois. Hommes, ils vouent une obéissance aveugle à sa Loi. Rois, ils tiennent la main à l'étroite observation des Loix; ils se modèlent alors sur le Roi Ezéchias, qui renversa les bois sacrés & les temples des idoles; qui abatit tout ce qui avoit été élevé au mépris des ordres de Dieu; sur le Roi Josias, qui suivit les mêmes traces; sur le Roi de Ninive, qui invita cette Ville à appaiser le Seigneur par un jeûne universel; sur Darius, qui sacrifia ses idoles à Daniel, & fit jetter ses ennemis dans la fosse aux lions; sur Nabuchodonosor, qui défendit à ses sujets, sous des peines terribles, de blasphémer Dieu. Voilà le culte que les Rois rendent au Seigneur, comme Rois, & qu'ils ne pourroient lui rendre, s'ils n'étoient pas Rois.» Voilà cette protection que Dieu a annoncée à son Église par le Prophète. S. Augustin a bien remarqué que ces Rois sont coupables, qui n'ont point dissipé, ni étouffé les abus qui couvroient les préceptes de Dieu, & que ceux au contraire qui y ont travaillé sans relâche, recevront mille bénédictions. «Que les Princes du siècle sçachent, ajoute S. Isidore de Séville, qu'ils rendront compte à Dieu de l'Église que J. C. leur a confiée, soit qu'ils conservent dans toute sa vigueur la paix & la discipline de l'Église, soit qu'ils en souffrent l'altération. Dieu qui la laisse à leur puissance, leur en demandera un compte exact;» & l'évêque Léon surnommé Auguste, n'a pas eu tort de dire: «Princes, pensez sans cesse que vous avez la puissance, plus pour veiller sur l'Église, que pour le gouvernement de vos États.»
La tradition de l'Église & les constitutions des Empereurs les plus zélés viennent après la Loi de Dieu. Chaque partie de ce Traité fera connoître le pouvoir qu'ils ont exercé sur la Religion. L'Historien Socrate comprend tout en peu de mots. «Aussitôt que les Empereurs eurent embrassé la Religion Chrétienne, les affaires de l'Église dépendirent d'eux.» Joignez-y le passage d'Optat de Mileve. La république n'est pas dans l'Église, mais l'Église dans la république, c'est-à-dire, dans l'Empire Romain.
Une ancienne Inscription qualifie Constantin d'Auteur de la Religion & de la Foi. L'Empereur Basile comparant l'Église à un Vaisseau, dit, «que Dieu lui en a remis le Gouvernail». On rapporte un écrit du Pape Eleuthere, qui en parlant des affaires de la Religion, «traite le Roi d'Angleterre de Vicaire de Dieu dans ses États». Un Concile de Mayence nomma Charlemagne l'Administrateur de la Religion.
Les Confessions de Foi des Églises réformées de ce siècle & du précèdent, ne s'écartent point de ce sentiment. Selon la Confession Hollandoise, «le devoir du Magistrat est de maintenir & la Police civile, & la conservation du Ministre sacré, de veiller à la propagation de la Foi, & sur-tout à faire tellement dispenser par-tout l'Evangile qu'il soit libre d'honorer & d'adorer Dieu suivant sa parole.»
La Confession des Suisses, postérieure à celle-ci, porte, «que le
Magistrat conserve précieusement la parole de Dieu, qu'il combatte tout
dogme contraire, & qu'il conduise le Peuple, confié à ses soins, par des
Loix qui ne respirent que la parole de Dieu».
La Confession de Bayle, veut «que le Magistrat soit attentif surtout à ce que Dieu soit sanctifié, & son Royaume reculé; que soumis à sa volonté sainte, il s'efforce d'arracher la racine du péché. Si ce devoir étoit imposé aux Princes Payens, combien doit-il être cher à un Prince Chrétien qui est Vicaire de Dieu? L'Église Anglicane frappoit d'excommunication ceux qui osoient soutenir, que les Rois d'Angleterre n'avoient pas la même autorité dans le spirituel que les Rois chez les Hébreux.»
Brentius sur l'an 1555 examine, avec plus d'étendue, ce droit & ce devoir des Princes dans les Prolégomènes sur l'Apologie du Duc de Wirtemberg. Hamelmannus le développe dans un livre fort utile, qu'il mit au jour l'an 1561. Il seroit ennuyeux de transcrire ici ce qu'en disent Musculus, Bucer, Jewel, Wittaker, le Roi d'Angleterre, l'Évêque d'Elie, Burhil, Casaubon, Pareus. Les Politiques sont d'accord avec les Théologiens. Le mérite supérieur de Melchior Goldaste lui a assigné un rang distingué parmi les Politiques. Cet Auteur démontre dans plusieurs gros volumes le droit du Magistrat politique sur les choses sacrées. Tous ceux enfin qui ont donné quelque écrit digne d'être lu, touchant le Gouvernement, attestent que ce droit sur les choses sacrées, est non seulement une portion du pouvoir souverain, mais qu'elle en est la plus précieuse, & la plus considérable.
Qu'on ne s'imagine pas que cette opinion soit particulière aux anciens Chrétiens, ou aux Réformés; les autres nations l'ont tellement adoptée, qu'elle est au nombre des loix que la raison a dictées au genre humain, avant que le culte eut changé. Les premiers siècles l'ont transmis aux seconds, & d'eux elle est parvenue, par une longue succession de tems, à leurs neveux.
La maxime fondamentale de la République chez Aristote, est l'inspection universelle sur les choses divines. Plutarque lui donne la première place dans la constitution des loix. Un Philosophe de la secte de Pytagore veut que le meilleur soit honoré par le meilleur, & le plus éminent par le Souverain. Les anciens Législateurs. Charondas & Zeleucus l'ont confirmé par leur exemple. Les douze Tables, dressées sur les Loix Grecques, & qui sont la base du Droit Romain, porterent plusieurs règlemens sur la Religion: ce qui fit dire avec raison au Poëte Ausone, «que les douze Tables contiennent trois Droits différens, le Sacré, le Civil, & le Public».
D'où il est évident, que quand l'Empereur Justinien n'a parlé que de deux Droits, le Civil & le Public, il a renfermé le Droit Sacré sous le nom de Droit Public, qu'il distingue ailleurs en Droit Civil, Droit Public, & Droit Divin. La première partie de son Code est toute des Loix sacrées & publiques: les Loix sacrées ferment les titres du Code de Théodose, d'où naît encore la définition que donne Ulpien de la Jurisprudence, non de celle du Bareau, qui est placée entre les Arts inférieurs, mais de l'interprète des Loix qui domine la Jurisprudence du Bareau & les autres Arts; il l'a définie la connoissance des choses divines & humaines. «D'accord avec Crisippe, qui a écrit, que la Loi étoit la Reine des choses divines & humaines. Ce passage de Justinien y a beaucoup de rapport. Rien n'est plus précieux que l'autorité des Loix, elle range dans un bel ordre les choses divines & humaines, & elle proscrit toute iniquité.»
Je n'ai garde de passer sous silence l'aveu de Suarès. «L'expérience continuelle des hommes prouve, que quoique l'on ait partagé à différens Magistrats la connoissance des choies civiles & sacrées, parce que la variété des actions demandoit cette division, cependant la puissance souveraine de ces deux objets, la législation sur-tout est réservée au Magistrat politique. On lit dans l'histoire que le Peuple Romain n'a point cessé de confier ce pouvoir aux Rois & aux Empereurs, & je présume que cet usage est en vigueur chez les autres nations. Il ajoute de S. Thomas d'Aquin, que le Magistrat politique, sous la Loi naturelle, avoit le soin du culte & de tout ce qui concernoit la Religion;» & il insinue d'après Cajetan, qu'il en étoit ainsi, & chez les peuples plongés dans les ténèbres du paganisme, & chez ceux qui, guidés par la seule lumière naturelle, adoroient le vrai Dieu.
«La coutume universelle, poursuit Suarès, déclare bien le voeu de la nature; il semble, à la vérité, que S. Thomas & Cajetan, sont persuadés que les Législateurs ne rapportoient qu'à la paix publique tout ce soin qu'ils prenoient de la Religion; mais outre qu'il est difficile de fonder cette opinion, elle est à peine vraisemblable; car les saints Pères ne ne nous permettent point de douter qu'un des principaux points de la Religion des Gentils étoit que la Sagesse divine distribuoit aux hommes, après leur mort, des peines & des récompenses.» Le témoignage du comique Diphile est si clair, qu'il ne seroit pas possible d'y rien ajouter de plus précis. Nombre d'Auteurs dignes de foi ont attesté ces principes chez les Égyptiens, les Indiens, les Germains, les Gaulois, les Thraces, les anciens Italiens: pourquoi penser qu'aucun Législateur ne s'est proposé cette fin? «Convaincus que l'on est avec S. Augustin, que plusieurs, hors la famille d'Abraham, ont cru & ont espéré en la venue de J. C. quoique l'Écriture Sainte ne le marque que de Job, & d'un petit nombre de Fidèles.»
Outre cette fin première & principale, qui appelle nécessairement le Magistrat politique à la connoissance de la Religion, il en est une autre: c'est que la Religion contribue beaucoup à la tranquillité & au bonheur public, & ce par deux motifs, dont le premier vient de la divine Providence.
En effet, la solide piété a l'espérance de la vie future & de la vie présente. «Cherchez d'abord le Royaume des Cieux, & le reste vous sera accordé. L'ancienne Loi promettoit aux Princes religieux un regne heureux, l'abondance, la fécondité, la victoire, & toutes les autres prospérités, tandis que les impies sont maudits de Dieu.» Ces promesses n'ont point été cachées aux nations dans ces siècles malheureux, où ennemies de Dieu, elles étoient livrées à l'aveuglement du Paganisme: témoin ce trait d'Homere: «Votre gloire est semblable à celle d'un Roi irréprochable, qui, honorant les Dieux, dispense la justice à ses sujets; la terre devenue riche, se pare de tous ses biens; les arbres rompent sous les fruits; les troupeaux nombreux multiplient dans les vastes campagnes; les mers sont couvertes de poissons; enfin le bonheur des peuples est le fruit de la sagesse du Prince & de la douceur de son Gouvernement.»
«Tout prospère à ceux qui servent les Dieux, avoue Tite-Live, & tourne mal à ceux qui les méprisent.» «Vous règnez, dit Horace, parce que vous vous reconnoissez inférieurs aux Dieux.» «Ces Dieux, observe le même Poëte, négligés en Italie, se sont vengés d'elle.» Valère Maxime n'est point surpris surpris que «la bonté des Dieux ait travaillé sans cesse à l'accroissement & à la conservation de l'Empire Romain, parce qu'on y célébroit avec scrupule les moindres cérémonies de la Religion.»
Est-il nécessaire de citer des Auteurs Chrétiens? il est sur ce point des Constitutions de Constantin, de Théodose, de Justinien. Un seul endroit d'une Lettre de l'Empereur Leon à Marcian suffit. «J'ai, dit ce Prince, beaucoup à vous féliciter de votre attention singulière à maintenir la paix de l'Église; je juge par cette conduite, que vous avez autant à coeur la tranquillité du Gouvernement que celle de la Religion. Plusieurs passages de Platon ont le même sens.»
L'autre raison se tire de la nature & de la propre force de la Religion, qui rend les hommes doux, soumis, fidèles à leur patrie, justes & scrupuleux. Qu'une République est heureuse, animée de tels Citoyens! La Religion chez Platon est «le boulevard de la Puissance, la chaîne des Loix, & de de l'exacte discipline». Chez Cicéron, c'est «le fondement de la société humaine». Chez Plutarque, «le lien de toute Assemblée, la base des Loix»; d'où il avance qu'on édifieroit plus aisément une Ville sans terrain, qu'on ne formeroit une République sans une Religion, ou qu'on ne la soutiendroit si elle étoit formée sans elle. «Plus mes Sujets, dit Cyrus, dans Xenophon, respecteront les Dieux, moins ils attenteront à ma personne, & moins ils se déchireront entr'eux.» Aristote insinue «qu'un Roi que ses Sujets voyent l'ami des Dieux, loin d'avoir à redouter de son peuple, il en acquiert une vénération plus profonde.»
Si la fausse Religion contribue beaucoup à la paix extérieure, parce que la superstition domine avec plus d'empire, plus la Religion est vraie, plus les effets en sont certains. Philon a heureusement imaginé que le culte d'un seul Dieu, est comme un philtre très-prompt, & qu'il forme le noeud indissoluble de la Charité. Plusieurs Pères, & sur-tout Lactance l'adapte à la Religion Chrétienne. Ses ennemis les plus déclarés conviennent, Pline entr'autres, «qu'elle lie ses Sectateurs par serment à ne commettre ni vols ni brigandages, à tenir leur parole, à ne point dissimuler un dépôt confié.» Ammian Marcelin ajoute «qu'elle n'enseigne rien que de juste & de doux, & suivant Zozime, elle triomphe de tout péché infâme.»
Ce seroit un erreur de croire que la Religion sert à la République, seulement en ce qu'elle prêche une vie réglée, & la confirme par des promesses & des menaces; ses Dogmes & ses Rites ont encore une liaison étroite avec les moeurs & la félicité publique. Xenophon est peut-être trop subtil au sentiment de Galien, quand il soutient qu'il est indifférent pour les moeurs que Dieu soit corporel ou non. La vérité apprend que Dieu étant Esprit, «il faut l'adorer en esprit. Séneque avoue que le culte le plus agréable aux Dieux est un esprit droit; les Philosophes enseignent que Dieu étant partout il ne faut rien commettre de honteux;» & dès que Dieu connoit l'avenir, rien ne peut arriver au Juste qui ne lui soit salutaire. Tibère n'avoit point de religion, au rapport de Suetone, il attribuoit tout au destin.
Platon, approuvé des Saints Pères, dit avec raison, «qu'une République bien réglée ne devoit point souffrir qu'on débitât que Dieu est auteur du mal, que cette opinion est impie & dangereuse pour un État. Silius Italiens qui écrit que la source de crimes des mortels ne vient que d'ignorer la nature des Dieux, raisonnoit juste en l'expliquant de Dieu. Il est dangereux, continue Platon dans son second livre de la République, de tolérer ceux qui inventent des cultes nouveaux. C'est une peste que ces gens qui espèrent par de petites expiations; le pardon de leurs péchés; & d'autres auteurs disent la même chose touchant les Cérémonies Eleusines, & les Baccanales.»
Des raisons moins fortes engagent encore le Magistrat politique à ne point se désaisir du pouvoir souverain sur la Religion, sans un danger évident de l'État: combien de Prêtres échauffés exciteroient des troubles, s'ils n'étoient retenus. Aussi Quinte-Curce disoit qu'une multitude prévenue par un phantôme de Religion, écoutoit plus la voix des Prêtres que celle de ses chefs. Les Rois, les Empereurs d'Asie, d'Afrique & d'Europe en ont fait une triste expérience. Ouvrez les Annales des Nations, les exemples s'y multiplient.
Un second motif est que le changement de Religion ou de Liturgie, que le consentement ou une nécessité pressante n'aura point provoqué, remue tout un État, & le met souvent à deux doigts de sa perte: ceux qui veulent pénétrer les choses divines entrainent volontiers leurs Sectateurs à suivre les Loix étrangères. La tradition de tous les tems éclaire cette vérité, & si des Édits sévères ne répriment la curiosité des Peuples, la forme d'une République souffre de cruels changemens.
Ces deux dernières observations ont tant de poids, que les Auteurs qui interdisent au Magistrat politique la connoissance de la Religion, en ce qui concerne le salut des âmes, la lui soumettent quant à la discipline ecclésiastique. Entre les plus célèbres de la Communion Romaine sont Jean de Paris, François Vittoria & dernièrement Roger Widdrington; Jean de Paris s'exprime de la sorte: «Il est permis au Prince de repousser l'abus du glaive spirituel, même par le glaive temporel, sur-tout lorsque le maniement du glaive spirituel entraîne la ruine de l'État dont le soin est confié au Souverain, autrement en vain porteroit-il le glaive.» François Vittoria dit: «Le Gouvernement civil est parfait, & se suffit. Donc de sa propre autorité, il peut se défendre contre toute insulte; & ensuite les Princes maintiennent leurs États, ou en se tenant sur la défensive, ou en agissant avec autorité.»
Widdrington, dans son Apologie, soutient que s'il arrive que la Puissance spirituelle use du glaive spirituel pour attaquer la Puissance temporelle, elle dépend alors accidentellement du Magistrat politique, qui a le pouvoir en main, & qui par conséquent a l'autorité sur toutes les actions externes qui troublent la paix temporelle. Le même Auteur dit encore: «L'injuste administration des foudres spirituelles, par exemple, une excommunication lancée imprudemment contre un Prince, ou un interdit jetté sur son État mal-à-propos par un Évêque qui est Sujet de ce Prince, se porte devant le Tribunal du Souverain; c'est un crime d'État qui en altère la paix, & qui fomente les séditions & les désordres.» Dans la dissertation imprimée postérieurement, il déclare que «le Gouvernement est parfait & se suffit, donc de sa propre autorité il peut repousser tout outrage, & l'abus du glaive spirituel, même par le glaive temporel, pour peu que l'injure intéresse le repos de la République dont le soin regarde le Souverain.»
Il assure dans sa réponse à Suarès, que «les Rois ont le pouvoir de bannir & de punir les crimes spirituels comme crimes temporels, & pernicieux à la tranquillité de l'État.» Cet Auteur semble approcher plus de la vérité dans un autre endroit de cet ouvrage, en disant: «Ce seroit le moment d'examiner si l'autorité coactive des Princes Chrétiens doit connoître, & attacher des peines temporelles aux crimes spirituels, non seulement en ce que leurs funestes effets seroient extérieurs & altéreroient la tranquillité civile, mais en ce qu'ils sont spirituels, & qu'ils combattent l'Église que Dieu a mise sous la protection des Princes.»
CHAPITRE II.
Le pouvoir sur les choses sacrées, & la fonction sacrée sont distincts.
Quoique tout homme, un peu éclairé, ne puisse ignorer, combien différent le pouvoir & la fonction de celui qui y est soumis, je suis bien aise cependant d'en prévenir le lecteur, parce qu'il est des esprits qui se plaisent à répandre des nuages obscurs sur les choses les plus claires.
A en croire Aristote, ce n'est pas à un Architecte comme Architecte de mettre la main à l'oeuvre; son office est de distribuer l'ouvrage à chaque ouvrier, pour exécuter son plan. De même, le Magistrat politique n'exécute point les ordres qu'il donne, mais il commande, & l'on doit exécuter ce qu'il ordonne.
Les fonctions soumises au pouvoir souverain sont de deux sortes, les unes le sont d'essence & de subordination, comme l'effet dépend de sa cause; les autres fonctions lui sont seulement subordonnées. De la première espèce, dans les choses naturelles, sont les rayons qui partent du Soleil, le fleuve qui coule de sa source. La terre par rapport au Ciel est de la seconde espèce, en suivant la même comparaison; l'Architecte a sous lui le Piqueur, tandis qu'il n'a que subordinément le Charpentier, le Serrurier & le Masson.
Ainsi le Magistrat politique voit au-dessous de lui deux genres de fonctions; les unes ont une sorte d'autorité & de jurisdiction, la Préture, la Présidence & les Offices de Magistrature. Les autres du second genre sont, par exemple, celles de Médecin, de Philosophe, de Laboureur, de Commerçant; ceux-là donc combattent un phantôme qui soutiennent avec vivacité que les Pasteurs de l'Église, en tant que Pasteurs, ne sont pas les Vicaires du Magistrat politique.» Qui doute de cette vérité? Ne seroit-on pas insensé de dire que les Médecins sont les Vicaires du Souverain? La suite de ce Traité développera, que ces mêmes Pasteurs en sont les Ministres & les Délégués; lorsqu'outre les fonctions attachées à leur ministère, ils ont une portion de l'autorité & de la jurisdiction.
Aussi le sçavant Doyen de Lichfield, pour faire sentir que le Clergé n'est pas supérieur au Prince, parce qu'on recommande au Prince de le consulter, employe cette comparaison. Les Rois ont coutume de prendre l'avis de leur Conseil, cependant il n'est pas au-dessus d'eux: d'autres se sont servis de pareilles similitudes; mais on a eu tort d'exiger que toutes les parties s'y rapportent exactement; il suffit qu'une similitude réponde à l'essentiel de la proposition, sans cela les paraboles de l'Evangile ne seroient pas hors d'atteinte. La dignité des Pasteurs est égale à celle des Magistrats sans en émaner; les Magistrats sont Sujets & Vicaires du Magistrat politique; les Pasteurs comme Pasteurs, sont ses Sujets, non ses Vicaires.
Après avoir placé les bornes du pouvoir & de la fonction sacrée, on demande si le même homme peut les réunir, n'étant pas toujours vrai que les choses qui différent ne peuvent subsister dans la même personne. Qu'un homme soit, par exemple, en même tems Musicien & Médecin, il ne guérira point en chantant; ni en guérissant il ne chantera point. Pour mieux saisir la difficulté, je distingue le droit naturel & le droit divin positif. Le Droit naturel sçait parfaitement allier le Sacerdoce avec le Pouvoir souverain. Leur essence n'est pas incompatible au point qu'on ne puisse en revêtir la même personne, & d'autant plus volontiers, qu'en écartant pour un moment la Loi positive & les obstacles qui naissent de la forme du Gouvernement, il est en quelque sorte naturel que le Souverain obtienne le Sacerdoce: cette maxime n'est pas à la vérité de la Loi naturelle immuable, mais elle est conforme à la nature & à la saine raison.
Comme les Rois, dont les États sont resserrés, peuvent distribuer leurs momens entre les affaires publiques & l'étude d'un art ou d'une science, (l'histoire fournit des Rois Médecins, Philosophes, Astrologues, Poëtes, & la plupart grands Capitaines,) la fonction Sacerdotale étant la plus précieuse & la plus utile à leurs peuples, il semble qu'elle leur conviendrait plus singulièrement.
Le consentement unanime des Nations appuye cette opinion. Dès les premiers siècles du monde, où les hommes étoient plus accoutumés à l'Empire paternel qu'au Gouvernement politique, les pères de famille avoient en eux une image de la Royauté, & remplissoient toutes les fonctions du Sacerdoce. On voit Noë sacrifier à Dieu à la sortie de l'Arche. Dieu dit d'Abraham qu'il tracera à ses enfans & à son peuple le plan d'une vie régulière. On rapporte à ce droit les sacrifices de Job & des autres Patriarches. A la mort des pères l'autorité & le sacerdoce passoient aux aînés, & la postérité de Jacob, qui n'avoit point d'État formé, observa cet usage, jusqu'à ce que les Lévites & les Prêtres, c'est-à-dire, les Ministres des Prêtres, leur eussent été substitués. La Loi Divine l'explique nettement.
Pendant qu'il y eut quelque forme d'État dans le Pays de Canaam,
Melchisedec réunit sur sa tête l'Empire & le Sacerdoce; Moïse les exerça
jusqu'à la consécration d'Aaron; l'Écriture Sainte le nomme «Roi &
Pontife».
Les autres Nations n'ont point eu anciennement d'autres usages; elles les tenoient de la Loi naturelle & de leurs pères. Aussi, «le culte & les sacrifices étoient uniformes. Chez les anciens Peuples, dit Ciceron, les Souverains étoient les Augures & ils étoient persuadés que le sçavoir & la divination étoient l'appanage de la Royauté». Dans Virgile le Roi Anius est Roi & Pontife d'Apollon. Dans l'Iliade & dans l'Eneïde les Héros, c'est-à-dire, les Princes sacrifient aux Dieux, Diodore assure que les Rois Ethiopiens étoient Grands Pontifes; Plutarque le confirme des Égyptiens; Hérodote des Lacédémoniens; Platon des Athéniens & des autres Villes de Grèce; Tite-Live & Denis d'Halicarnasse des Romains; en sorte que, depuis l'exil des Tarquins, il y eut à Rome un Roi des Sacrifices. Plutarque ajoute: «Le Prince, muni de l'autorité absolue, fait les fonctions sacerdotales aux Fêtes solennelles».
Mais les Pères de famille & les Rois, tant que dura le culte du vrai Dieu, (qui vraisemblablement subsista quelques siècles depuis le Déluge) recevoient-ils le Sacerdoce par un signe particulier? ou l'exerçoient-ils comme pères ou comme Rois? Les Sçavans pensent que Dieu a parlé en faveur de quelques-uns; rien au reste ne porte à croire qu'il les ait tous appellés; car (écartant pour un moment la Loi positive) nulle cérémonie n'étoit requise pour ordonner un Prêtre; les hommes, au contraire, étoient obligés d'être Ministres du Seigneur, ou de déférer à quelques-uns d'eux les fonctions du Sacerdoce dans ces tems, où le culte du vrai Dieu, généralement pratiqué, les invitoit à l'adorer & à lui rendre graces comme l'Apôtre le témoigne. C'est au Pere de famille d'assigner à chacun ses fonctions dont une est le Sacerdoce, que la Loi naturelle n'a point excepté. Or, il est libre de garder un emploi que l'on peut confier à un autre, pourvu qu'on soit en état de le remplir, & que la nature n'y répugne pas.
Le Roi avoit la même prérogative que le Pere de famille, puisque dans ces premiers siècles la multitude avoit le droit de choisir son Pontife; droit qui passa à la Puissance souveraine. (La Loi positive mise à part) ce choix avoit deux effets: on ordonnoit à l'élu d'exercer les fonctions sacerdotales, on les interdisoit au Peuple. Ces actes étoient des actes souverains, qui n'émanent point de celui qui n'a point en main la Puissance absolue. Ce principe ne combat point la défense faite aux Hébreux par S. Paul, «que personne n'usurpe le Pontificat que celui que Dieu y aura appellé comme Aaron.» Le divin Prophète entendoit le Pontife Légal, & ne désignoit point celui qui étoit, ou pouvoit être avant ou hors la Loi de Moïse; il faisoit remarquer que tout ce qui étoit de plus éminent dans le Pontife Légal étoit en J. C. dans un plus haut degré, & qu'on souhaitoit au Pontife Légal des vertus que J. C. seul possédoit; & l'on doit entendre des sacrifices de la Loi, tout ce que dit l'Apôtre touchant les sacrifices dans son Épître aux Hébreux.
La Loi divine positive abrogea chez le Peuple de Dieu l'union du Sacerdoce avec l'Empire, laquelle avoit duré près de 2500. ans. La guerre, le luxe & les passions honteuses des Rois la rompit chez les autres Nations. La Loi de Dieu transporta le Sacerdoce à Aaron, & à ses seuls descendans. Cette Loi fit un crime de ce qui étoit louable auparavant; il ne fut plus permis à aucun étranger d'usurper le Sacerdoce contre la défense expresse de Dieu. Le Roi Ozias y ayant contrevenu, en fut repris par les Prêtres avec raison: Ce n'est point à vous, dirent-ils, Ozias, d'offrir l'encens à l'Éternel, c'est aux Prêtres fils d'Aaron, qui sont destinés à cet office. Aussi la lèpre fut la digne récompense de la témérité de ce Prince.
Au reste, il seroit difficile de pénétrer le motif qui porta Dieu à diviser le Sacerdoce & l'Empire dans Israël, si l'Écriture Sainte n'eût en quelque sorte donné lieu à ses conjectures. Les Hébreux étoient fort enclins à la superstition, témoins leurs chutes fréquentes, & leurs sacrifices aux faux Dieux. Dieu pour étouffer l'idolâtrie, & mettre un frein à leur légèreté, appesantit leur joug par des cérémonies gênantes, qu'ils regardèrent comme la seule route du salut: en vain les Saints ont-ils combattu cette illusion en leur faisant entendre que la miséricorde, c'est-à-dire la pureté du coeur, étoit plus agréable à Dieu que les sacrifices qu'ils lui offroient. Si le Roi eût seul rempli les principales fonctions du Sacerdoce, selon l'ancienne coutume, attentifs à la majesté d'un tel Prêtre, ils auroient hésité davantage; mais voyant le Grand-Prêtre, quoique dans un grand appareil, placé au-dessous du Roi, & privé de la pourpre, ce spectacle les avertissoit qu'ils devoient espérer, & mettre toute leur confiance en un autre Grand-Prêtre, qui seroit un jour Roi, comme autrefois Melchisedec. En effet, il est aisé de juger du respect profond que les Juifs portoient aux Prêtres; par ce qui arriva, après la captivité de Babylone: ils unirent aussitôt l'Empire au Sacerdoce (ce que les Grecs appellent le Gouvernement de la Nation) & qui devint bientôt une nouvelle forme de Gouvernement, qui même dégénéra en tyrannie.
Cependant, depuis l'institution des Prêtres & des Lévites, on apperçoit encore des traces de l'usage ancien. Dieu laissa aux Pères de famille la cérémonie de la Pâque; fonction du Sacerdoce de l'aveu des Juifs: la Circoncision ne demandoit point le ministère du Prêtre; tout homme qui sçavoit en faire l'opération étoit capable de la donner. Enfin, le don de Prophétie, qui semble être naturellement attaché au Sacerdoce, n'étoit pas moins le partage des Rois que des Prêtres, & plus souvent celui des Laïcs que des Prêtres. Dieu se manifestant de toutes parts, pour faire appercevoir au Peuple l'imperfection du Sacerdoce Lévitique, cette Loi le conduisoit comme par la main à J. C. qui devoit être le Souverain Prophète, le Souverain Pontife & le Souverain Roi, & faire part à tous les Fidèles de ce triple honneur.
L'Apôtre S. Pierre explique de la sorte la prophétie de Joël: «Dans ces derniers tems je répandrai mon Esprit sur toute la terre; vos fils, vos filles prophétiseront, vos jeunes gens auront des visions, vos vieillards des songes; j'enverrai mon Esprit sur mes serviteurs & sur mes servantes, & ils prophétiseront. Le discours de J. C. dans S. Jean est conforme à celui d'Isaie: Tous seront instruits par Dieu.» Un autre passage remarquable de Jeremie, est cité dans l'Épître aux Hébreux: «Je leur donnerai ma Loi, je la graverai dans leur coeur; ils n'enseigneront point leur prochain ni leurs frères, en disant connoissez Dieu, car tous me connoîtront, depuis le plus petit jusqu'au plus grand.» Dans un autre fameux endroit de Saint Pierre sur la Magistrature politique & le Sacerdoce, les Fidèles sont appellés le Sacerdoce Royal, de même que S. Jean, dans l'Apocalypse, dit: «il nous a fait Rois & Prêtres du Seigneur.»
Le don de prophétie qu'a J. C. & la communication qu'il en fait à tous les Fidèles, n'empêche point que quelques-uns ses Ministres n'ayent mérité dans le Nouveau Testament le nom de Prophète: son Royaume consiste en partie dans sa providence à gouverner l'Église, & à en éloigner ses ennemis, & en partie dans son application à inspirer aux hommes un vif empressement de s'élever à lui; mais il ne dépouille point les Princes de leur nom, ni de leur pouvoir extérieur, puisque sa providence ne veut se soumettre que les actions spirituelles, suivant le mot de Sedulius: «Celui-là n'ôte point les Royaumes de la terre, qui donne ceux du Ciel. Il est vrai que, par un usage pratiqué dès le berceau de l'Église, les Prédicateurs du Nouveau Testament ont adopté le nom de Prêtres, quoiqu'il soit certain que J. C. & ses Apôtres se soient toujours abstenus de cette façon de parler; c'est pourquoi il ne faut pas confondre inconsidérément les Prêtres de la Loi & les Ministres de l'Evangile; leurs fonctions & la maniere de les désigner sont bien différentes.
On demande donc, si sous la Religion Chrétienne, une même personne peut allier la Magistrature politique & la fonction pastorale? (que nous appellons Sacerdoce.) Les Défenseurs de l'autorité du Pape soutiennent l'affirmative; mais Synesius répond, que «vouloir unir le Gouvernement au Sacerdoce, c'est vouloir unir deux Puissances qui ne peuvent subsister ensemble.» Hosius de Cordouë, dans S. Athanase, faisant allusion à l'histoire d'Ozias, s'exprime ainsi: «Nous n'avons aucun pouvoir sur terre, & vous Empereur, vous n'avez ni les fonctions sacrées, ni le droit de brûler l'encens.» Le Pape Gelaze s'énonçoit autrefois dans ces termes, dont Nicolas s'est servi. «On vit, dit-il, avant la venue de J. C. des Princes être Rois & Prêtres, mais figurativement, tels que l'Écriture-Sainte nous peint Melchisedec, & ensuite, depuis J. C. l'Empereur n'a point revêtu le souverain Sacerdoce, & l'Évêque n'a point exercé le pouvoir souverain, quoique Dieu ait tellement compensé la Magistrature & le Sacerdoce qu'ils subsistent ensemble sur la terre. Cependant J. C. attentif à la fragilité humaine & au salut de son peuple, a marqué les bornes des deux Puissances, en prescrivant à chacune ses devoirs & sa dignité. Ce partage les humilie & fait disparoître toute idée d'indépendance, en soumettant les Empereurs Chrétiens aux Évêques, pour la vie éternelle, & les Évêques aux Princes pour la vie temporelle.»
Demetrius Chomatenus détaillant tous les droits du Magistrat Politique sur l'Église, en excepte seulement le sacrifice. Cette matière à la vérité fournit grand nombre de preuves, qui ne sont pas de la même force; les unes caractérisent mieux la différence des devoirs toujours distincts, & l'incapacité des Pasteurs (en tant que Pasteurs) au gouvernement, qu'elles n'établissent l'impossibilité d'unir ces deux fonctions. La défense que fait l'Apôtre à celui qui suit J. C. ou plutôt à celui qui est son Ministre, «de se mêler des affaires du siècle,» est plus précise; & les anciens Canons, appellés Canons Apostoliques, l'étendent aux moindres charges civiles. Voyez les Canons 6. 81. 83.
Qu'on ne présume pas qu'on ait vécu de la sorte sous les seuls Empereurs payens: cette discipline est rappellée dans le Concile de Carthage, sous Honorius & Théodose, Canon 16. & dans celui de Calcédoine, Canon 3. & 7. Sans doute que le devoir d'un Pasteur est d'un poids si lourd & si pesant, qu'il occupe un homme tout entier. Cependant on n'est pas obligé à la lettre du précepte de renoncer à toute affaire séculière. Les Loix, par exemple, en exceptent la tutelle légitime; il suffit d'interdire à un Pasteur une charge perpétuelle & difficile: ce motif força les Apôtres à confier à d'autres Ministres la nourriture des Veuves; soin néanmoins qui paraissait si conforme à l'Apostolat. Or le Gouvernement d'un État exige des soins continuels & pressans. D'ailleurs, la Magistrature politique a besoin de vertus autres que celles qui, selon l'Evangile, doivent briller dans un Ministre du Seigneur; en sorte qu'un seul homme, loin de porter avec honneur le poids de ces deux places, seroit coupable d'imprudence, s'il tentoit l'entreprise. Donc la Magistrature politique est distincte de la fonction sacrée; & il est des principes sûrs, pourquoi le même homme ne les sçauroit réunir.
Si la Magistrature politique & le Sacerdoce sont choses distinctes, elles se réunissent cependant pour mettre l'ordre dans la Religion, qui est l'unique but des Pasterus, & la principale occupation du Souverain. Or, j'entends par le Sacerdoce le Ministre de la parole; autrement les Rois sont aussi les Pasteurs, ils sont les Pasteurs du Troupeau de Dieu, & même les Pasteurs des Pasteurs, comme autrefois un Évêque appella le Roi Edgard. Si, selon Isidore de Peluse, «le Sacerdoce & le Pouvoir royal ont une même fin, le salut des Sujets,» il n'est pas surprenant que l'on décore quelquefois la Magistrature politique du nom propre à l'autre fonction, à cause de la matière & de l'objet qui leur est commun.
«Constantin s'est plus d'une fois nommé Évêque: les Grecs l'ont tantôt regardé comme égal aux Apôtres, tantôt ils l'ont qualifié d'Apôtre, quoique Souverain.» Les Empereurs Valentinien & Martien dans l'Édit qui approuve les Actes du Concile de Calcédoine, sont appellés illustres Pontifes. Ausone donne à Martien le titre de Pontife dans la Religion: dans le même Concile on fit des acclamations à l'Empereur Pontife. Le Pape loue cet Empereur de son affection sacerdotale, & ailleurs de son esprit apostolique & sacerdotal. Théodoret honore du nom d'apostoliques les soins de Théodose. Simplicius Évêque de Rome reconnoît dans Zénon, «l'esprit sacerdotal & souverain.» Anastase & Justin Empereurs se sont servis du nom de Pontifes. Léon III. dans une Lettre au Pape Grégoire, dit de lui-même qu'il est Roi & Pontife. Gregoire de son côté écrivant à Constantin, Théodose, Valentinien, & les autres qui veilloient sur l'Église, avouent qu'ils étoient Pontifes & Empereurs. Les Rois de France ont été honorés de ces titres. Le Pape Léon les nomme Pontifes: «Nous vous jurons maintenant & pour l'avenir que nous observerons irréfragablement vos Capitulaires, vos Ordonnances & celles de vos prédécesseurs Pontifes, autant qu'il sera en nous.» Jean VIII. appelle Louis le Débonnaire, Pere de Lothaire, «le Coopérateur de ses fonctions»: on a non seulement prodigué ces noms à ces Princes, mais encore ils en ont eu les Symboles. Aussi le sixième Concile Oecuménique, défendant aux Laïcs d'approcher de la sainte Table, en excepte l'Empereur. Balzamon, Évêque d'Antioche, note sur ce Canon que les Empereurs avoient coutume d'apposer le Sceau, prérogative des Évêques, & d'instruire le Peuple des choses sacrées, autre prérogative des Archevêques, que Chomatenus attribue aux Empereurs.
Puisque tous ces exemples donnent aux Empereurs les noms «d'Évêques, de Pontifes & de Prêtres,» pourquoi reprocher si durement aux Évêques Anglois d'attribuer à leur Roi une puissance en quelque sorte spirituelle? Ne sçait-on pas que le titre se tire moins de la façon d'agir que de la matière d'agir; telles sont les loix de la guerre, de la navigation, de l'agriculture: par conséquent, le pouvoir du Roi est spirituel, quand il statue sur la Religion qui est une chose spirituelle.
CHAPITRE III.
A quel point se rapprochent les choses sacrées & prophanes, par rapport au Pouvoir absolu.
Le chapitre précédent a fait connoître, autant que le permet l'objet de ce Traité, que le pouvoir humain ne s'étend pas moins sur les choses sacrées que sur les prophanes. Celui-ci sera consacré à établir, en quoi elles s'éloignent, en quoi elles se rapprochent; puisque plusieurs Auteurs se sont contentés de marquer combien elles différent, sans expliquer en quoi elles différent. Avant de présenter ce contraste au Lecteur, fermant un moment les yeux sur la distinction du Sacré & du Prophane, j'examinerai 1° quelles actions sont la matière du Pouvoir, (car la Magistrature politique ne connoît qu'elles) j'appliquerai ensuite chaque degré de pouvoir à chaque espèce d'action.
La première division des actions est que les unes sont intérieures & les autres sont extérieures. Les actions extérieures sont la matière première de la Puissance temporelle. Les intérieures sont la matière seconde; elles ne lui sont pas immédiatement subordonnées, seulement à cause des extérieures: dès-là toute action purement intérieure n'occuppe point le Souverain, & n'obéit point à ses loix.
«Erreur, dit Sénèque, de penser que la servitude apesantisse son joug sur l'homme entier, la plus noble partie en est affranchie.» Le corps est au Maître, l'âme ne perd rien de sa liberté; on connoît assez cet Axiome de Droit, «Cogitationis poenam nemo patitur, l'intention n'est point punie.» Le pouvoir en effet demande une matière dont la nature soit de la compétance du Souverain. Dieu seul est le Scrutateur des coeurs, & seul il domine l'âme; l'essence des actions internes est d'être voilée aux hommes: je dis leur essence, parce qu'une action extérieure, commise secrettement, n'échappe point à l'autorité souveraine, attendu que son essence est soumise au Magistrat politique, & qu'il est ici question de la nature des actions, & non de leurs circonstances.
Les actions internes dépendent en deux façons du pouvoir absolu, ou par l'intention du Prince, ou par contre-coup: les actions intérieures de la première espèce ont une liaison étroite avec une action extérieure & semblent la préparer: Ainsi a-t-on coutume de juger l'intention d'un homme par les crimes commencés ou achevés. Les actions intérieures de la seconde espèce deviennent illicites sur une défense du Prince: ainsi il est illicite de méditer une telle action; non que la Loi positive subjugue la pensée, mais parce que personne ne doit vouloir ce qu'il est honteux d'exécuter.
Des actions, les unes sont définies moralement, les autres sont indéfinies avant que le Magistrat politique les ait confédérées. J'appelle actions moralement définies celles qui sont indispensables ou qui sont illicites. Celles-là moralement nécessaires, celles-ci moralement impossibles; termes que le droit applique aux actions honteuses. Les actions définies, ou le sont de leur nature, par exemple, le culte de Dieu, l'horreur du mensonge; ou elles le sont par l'autorité du Supérieur, par exemple, quand le Prince ordonne ou défend quelque chose à ses Magistrats, les Magistrats aux Décurions, les Décurions au Pères de famille.
Comme nulle puissance n'est au-dessus du Magistrat politique, sans cela seroit-il absolu? ces actions ne sont définies qu'en tant que de leur nature elles sont défendues ou prescrites, ou devenues, telles par la Loi divine. Les premières appartiennent au droit naturel; & pour prévenir toute équivoque, les actions naturelles partent non-seulement des principes dont l'essence est certaine, mais encore des principes immuables de la nature, en opposant la loi naturelle au droit civil, & non au droit divin: ainsi quoiqu'il soit de foi que le Pere, le Fils, & le Saint Esprit sont un seul vrai Dieu, le précepte de l'adorer est du droit naturel.
Les actions du second genre se rapportent au droit divin positif; les unes obligent les hommes, les autres tout un Peuple, celles-ci l'Univers, celles-là quelques particuliers; témoins Abraham, Isaac, Jacob, Moyse & d'autres Serviteurs de Dieu. Témoins les Israëlites, qui seuls entre toutes les nations, reçurent immédiatement de Dieu sa Loi & ses Commandemens, soit pour son culte, soit pour le gouvernement politique. Témoins ces loix communes au genre humain pour un tems, comme la Loi du Sabat, observée dès la création du monde, au rapport de plusieurs Auteurs, la loi pratiquée depuis le déluge de ne point user de sang, ni de viandes étouffées. Témoins enfin ces loix immuables & absolues que J. C. a instituées, telles que le Sacrement de Baptême, celui de la Sainte Table, etc.
On imaginera peut-être que ces actions-là seules répondent au Souverain, que le droit divin n'a point défini, & qu'il a laissé totalement libres. Aristote décrit le droit fixé par les loix, ce qu'il est indifférent de pratiquer de telle ou telle façon avant la loi; depuis la promulgation, ce qu'on est obligé d'exécuter; sa définition est juste, en considérant l'acte du pouvoir qui change l'action de nature; car les choses ordonnées ou défendues étant déterminées & immuables, il s'ensuit que les actions indéfinies sont la matière unique des changemens arbitraires: il seroit difficile de ne pas assujettir à ce pouvoir les actions licites ou défendues, qui sont susceptibles d'une variation apparente, & qui la pouvant recevoir du Magistrat politique, lui sont par-là soumises, pourvu qu'elles ne soient point purement intérieures.
Quand la loi naturelle ou la loi divine n'ont point assigné aux actions prescrites le tems & le lieu, qu'elles n'en ont point arrangé la forme, ou qu'elles n'ont point choisi les personnes, ces soins sont dévolus au pouvoir souverain, comme aussi de lever tout obstacle, d'encourager par des récompenses, de réprimer les actions illicites par des peines temporelles, ou de n'en point infliger, ce que l'on nomme indulgence ou permission du fait, & souvent elle est sans crime; mais qui voudroit approfondir, découvriroit que le Magistrat politique, pour ces sortes d'actions, impose intérieurement une nouvelle obligation, à la vérité d'un degré inférieure à la première. Lorsque la Loi du Décalogue dit aux Juifs, vous ne tuerez point, vous ne volerez point, elle déclare non-seulement ce qui est de droit naturel, mais elle en fait un nouveau commandement, en sorte que le Juif coupable commettoit & une action vicieuse & une action défendue. «C'est mépriser Dieu, s'écrie Saint Paul, que de violer la loi.» «La loi défend, ajoute Saint Augustin, d'accumuler tous les crimes: outre que le péché est un mal, il est encore défendu; & proportion gardée, la faute est aussi grande de violer la loi du Prince que de négliger la loi du Décalogue: les Sujets qui résistent, reprend l'Apôtre, résistent à l'inspiration divine & travaillent à leur condamnation.»
Après avoir parcouru la matière de la Puissance temporelle, & discuté l'autorité qu'elle a sur toutes les actions, il est tems de venir aux actes qui de droit sont affranchis du pouvoir souverain; ils se bornent à ceux qui sont contraires au droit naturel & au droit divin: il seroit impossible de les mieux caractériser; ils sont de deux forces, soit qu'ils émanent du droit divin, soit qu'ils coulent du droit naturel, ils enjoignent ou ils défendent: donc le Souverain n'a pas la liberté d'ordonner ce qui est défendu, ni de défendre ce qui est ordonné; de même que dans les involutions naturelles les causes secondes ne retardent point le mouvement des causes premières; de même dans les choses morales, les causes inférieures, absolument subordonnées aux supérieures, ne mettent aucun obstacle à leur efficacité. Des ordres évidemment contraires à la loi divine n'arment point la coercition qui est l'effet propre du pouvoir. S. Augustin rend très-bien, cette idée: «Si le Curateur, dit-il, commande quelque chose, ne faut-il pas le faire? non pas même quand le Proconsul l'ordonneroit, ce n'est point par mépris, mais parce qu'on préfère d'obéir au plus puissant; que le Proconsul prescrive, quelque chose, & que l'Empereur donne des ordres contraires, hésitera-t-on de les suivre, & de faire peu d'attention à l'autre? Donc que l'Empereur veuille ceci & Dieu cela, quel parti prendre? Dieu est plus puissant, Empereur pardonnez-nous.»
Il est bon de distinguer l'acte qui provoque la soumission du Sujet & la violence dont on accompagne cet acte, & qui lui impose la nécessité de la souffrir. S'il est vrai que l'acte n'ait point son exécution, la force a toujours son effet, non-seulement physique, mais moral; non-seulement de la part de l'Agent, mais du Patient, à qui il n'est pas permis de repousser cette violence; car toute défense permise entre égaux, ne l'est plus contre son Supérieur. Le Juris-Consulte Macer rapporte que: «Les anciens notoient d'infamie un Soldat qui ne souffroit pas la correction de son Centurion; ils le cassoient s'il saisissoit le bâton de commandement; & ils le condamnoient à mort s'il le rompoit ou s'il frappoit son officier.» Tout ordre du Souverain oblige dans le moment à tout ce qui n'est pas injuste; & il n'est pas injuste de souffrir avec patience. Quoique cette maxime semble venir du droit humain, ou prendre sa source dans la loi naturelle, qui défend à un Membre de s'élever contre le tout, même pour sa conservation; elle est cependant plus clairement écrite dans la loi divine. JESUS-CHRIST, en disant que: «Celui qui prend le glaive périra par le glaive,» désaprouve cette résistance à une force injuste, revêtue de l'autorité publique. «Qui résiste, répète S. Paul, résiste à l'ordre de Dieu: on désobéit de deux façons, ou en n'exécutant point la loi, ou en repoussant la force par la force. Si l'autorité, poursuit Saint Augustin, amie de la justice, corrige quelqu'un, elle tire sa gloire de la correction, & si l'autorité, ennemie de la justice, maltraite quelqu'un, elle tire sa gloire d'avoir éprouvé sa constance.» S. Pierre prêche aux Esclaves la soumission aveugle aux Maîtres bons ou méchans: S. Augustin applique ce précepte aux Sujets: «Telle doit être l'obéissance des Sujets envers leur Prince, des Esclaves envers leurs Maîtres; que leur patience continuelle conserve leurs biens, & leur mérite le Salut éternel.»
L'ancienne loi ne s'en écarte point; elle nomme le droit du Prince le pouvoir de traiter ses Sujets en Esclaves, de s'emparer du bien des uns pour en gratifier d'autres: ce n'est pas que la conduite d'un tel Prince soit juste & droite; car la loi divine lui trace une route opposée, en lui défendant d'appesantir le joug de ses Sujets, & de ne se point approprier les meubles, les chevaux, &c. mais c'est pour graver dans le coeur de ses Sujets cette leçon, qu'il n'est pas permis de se révolter. Chez les Romains, on reconnoissoit que le Préteur rendoit la justice au moment même qu'il prononçoit une Sentence injuste; & il est dit aussi, à l'occasion d'un Roi injuste, désigné de Dieu: «Qui sera innocent d'avoir osé lever la main sur l'Oint du Seigneur?»
Préférera-t-on le sentiment de ces Auteurs insensés, qui sans respecter l'Écriture-Sainte, la raison & l'équité, prennent les armes en faveur de certaines Puissances inférieures pour déprimer le Magistrat politique. S. Pierre enseignant d'abord la fidélité due au Roi, ensuite l'obéissance due aux Ministres, c'est-à-dire, aux Puissances inférieures comme ses Envoyés & Délégués, est un témoin non suspect, que toute l'autorité des Puissances inférieures est entre les mains du Souverain. S. Augustin dit de Ponce Pilate, que Dieu lui confia une puissance soumise à celle de César. David Prince & Chef du Peuple de Dieu, ne se crut pas en droit d'attenter à la vie d'un Roi qui tirannisoit les Juifs; sa conscience même lui reprochoit le morceau qu'il avoit coupé de sa robe.
La raison dicte aussi cette vérité. Ces Magistrats inférieurs le sont autant qu'il plaît au Souverain de les soutenir; loin de partager le pouvoir suprême, toute autorité, toute jurisdiction émanent & coulent du Magistrat politique. Marc-Aurèle, cet Empereur Philosophe, ne dissimule point que les Magistrats décident du sort des particuliers, que les Princes ont l'oeil sur les Magistrats, & que Dieu juge les Princes, entendant sous le nom de Princes les Empereurs qui l'avoient été.» La primitive Église proposoit ces saines maximes, nul Général, nul Chef de Légions n'a lavé ses mains dans le sang des Empereurs payens, souvent cruels & inhumains; & il est triste que ce siècle ait produit des Sçavans, qui, à la faveur de leurs pernicieuses erreurs, ont porté partout le feu de la discorde.
Les malheurs dont les guerres civiles ont dernièrement affligé quelques États, ne sont pas des exemples qui balancent l'Avis unanime. Quand on a pris les armes contre les Princes à qui les Peuples avoient déféré toute l'autorité, & qui gouvernoient par un droit propre & non emprunté; de quelque prétexte qu'ayent été colorées ces révoltes & quelque succès qu'elles ayent eu, il seroit difficile d'en approuver le motif. Mais lorsqu'on a attaqué des Princes liés par des traités, par des loix fondamentales, des Décrets d'un Sénat ou d'États assemblés, cette entreprise alors a des causes légitimes; elle est autorisée des Grands, & on repousse un Prince qui n'a pas l'autorité absolue. Plusieurs Rois héréditaires le sont plus de nom que de pouvoir; témoins les Rois de Lacédemone dont parle Emilius Probus.
Il est aisé de fasciner les yeux des ignorans, qui n'ont pas assez de discernement pour distinguer la constitution intérieure d'un État, de cette administration ordinaire, qui roule souvent sur un seul dans un État Aristocratique. Ce que j'ai dit des Rois, je l'applique à ces Princes, qui Princes de fait & de nom, ne sont pas Rois, ne sont pas Souverains, qui sont seulement les premiers de la République. Leur pouvoir ne ressemble en rien au pouvoir absolu. Il est encore des Provinces & des Villes, qui sous la protection & l'hommage de leurs voisins, retiennent l'autorité suprême, quoiqu'elles ne l'ayent pas en apparence. La protection n'est point une servitude. Un Peuple ne cesse pas d'être libre pour se mettre sous l'aile d'un voisin puissant; & la foi & hommage qu'il rend dans un traité d'égal à égal ne le dépouille point du pouvoir souverain. J'ai saisi cette réflexion avec plaisir, craignant que dans la suite (comme il est déjà souvent arrivé) quelque esprit de travers ne prête un faux jour aux motifs les plus innocens: j'aurois même été tenté de traiter à fond cette matière importante & susceptible des erreurs les plus absurdes, si Beccarias, Saravias, & depuis peu le sçavant Arnisée ne l'avoient épuisé, pour ne point rappeller ici Barclay, Bodin & autres politiques.
Ces Préliminaires préparent la démonstration du pouvoir que le Magistrat politique exerce sur le Sacré & le Prophane. Il est des principes que l'esprit ne se subjugue pas comme la langue. «Qui m'obligera dit Lactance, à croire ce que je ne veux pas croire, ou à ne pas croire ce que je veux croire?» Selon Cassiodore, la Religion ne peut être commandée; & suivant Saint Bernard, la Foi doit être persuadée & non ordonnée. C'est pourquoi les Empereurs Gratien, Valentinien & Théodose disent, en parlant d'un hérétique, que ses sentimens ne nuisent qu'à lui seul, mais qu'il ne les débite pas pour perdre les autres: telle étoit, je crois, l'idée de Constantin, qui se disoit Évêque extérieur, parce que les actions internes ne sont pas l'objet du Magistrat politique: elles sont immédiatement soumises à l'Empire de Dieu, qui par le ministère des Évêques, & non par la coercition n'employe à leur conversion que la parole & le culte; en sorte que Dieu réserve à sa toute Puissance la plus belle portion de l'efficacité.
Les actions intérieures unies aux extérieures dépendent entierement du Souverain. On punissoit par des peines écrites dans la Loi Cornelia, le Citoyen qui avoit un dard dans le dessein de tuer un homme. L'Empereur Adrien dit en général, qu'en «matière de crime il faut moins envisager l'exécution que l'intention.» Dans le Code de Justinien est un titre de la Foi Catholique, dont la première loi est conçue en ces termes: «Nous voulons que tous les Peuples de notre Empire professent notre Religion; cette inspection singulière a acquis aux Princes les titres de Recteurs, d'Auteurs, de Défenseurs de la Foi. Autrefois le Roi de Ninive ordonna une Pénitence avec un Jeûne.
Il n'est pas moins vrai pour les choses prophanes, que pour les choses sacrées que le Magistrat politique n'est pas en droit d'ordonner les choses défendues de Dieu, & d'empêcher celles qu'il prescrit. Ici s'applique le passage de l'Apôtre: «Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes;» sentiment que S. Polycarpe, Disciple des Apôtres, a rendu de la sorte: «Nous vouons aux Puissances instituées de Dieu une fidélité légitime & innocente.» Le Roi Achab sollicite Naboth de lui céder sa vigne, Naboth résiste, la Loi ne permettoit pas aux Hébreux d'aliéner les fonds des familles.
Antonin Caracalla s'adresse au Jurisconsulte Papinien pour faire l'apologie de son parricide; il en a horreur, & préfère la mort, sachant que la Loi naturelle & le droit des gens abhorroient également le mensonge & fermoient tout azile à un crime si affreux. Le Sanhédrin des Juifs défend aux Apôtres de parler ou d'enseigner au nom de J. C. ils répliquent qu'ils préfèrent Dieu aux hommes. Dieu, par la bouche de son Fils, leur avoit commandé de prêcher en son nom la pénitence & la rémission des péchés, d'abord à Jérusalem; car ils étoient sur-tout envoyés vers cette Ville.
La Loi humaine ne pouvoit rendre illicites les ordres qu'ils avoient reçus de Dieu. On a coutume d'entendre ainsi les Auteurs qui pensent que l'Evangile, le Ministère, les Sacremens ne répondent point au Souverain, c'est-à-dire, pour infirmer les Loix divines. 1°. Il ne peut empêcher avec succès la parole de Dieu, les Sacremens, tous Dogmes de notre Foi; étant constant que les choses définies de Dieu ne souffrent point des hommes une définition opposée. La Loi naturelle démembre aussi de leur pouvoir l'éducation des enfans, l'entretien des pauvres parens, la protection due aux innocens opprimés & tant d'autres bonnes oeuvres sur lesquelles la Loi n'a point statué.
2°. La forme sensible des Sacremens, celle du Ministère de la parole, n'éprouvent aucun changement des hommes. La Loi divine partage cette prérogative avec la Loi naturelle; car la forme du Mariage, qui consiste dans l'union de deux personnes jointes par un noeud indissoluble, est immuable selon elle. 3°. Le Prince n'a pas le pouvoir d'établir de nouveaux dogmes & d'innover dans la Foi, comme l'Empereur Justinien en convient il n'est pas le maître d'instituer de nouveaux Sacremens, ni un nouveau culte, il irait contre leur essence; on ne doit croire & pratiquer que ce que Dieu a enseigné, & cette voye-là seule est le chemin du Salut que Dieu a frayé aux hommes. La nature du Mariage seroit également offensée, si le Prince s'obstinoit à valider l'union entre deux personnes du même sexe, ou entre deux enfans. Aussi Dieu défend-t-il expressément de pancher vers la superstition, & de rien ajouter comme nécessaire au Salut, surtout dans la Loi que nous professons; dès-là le Souverain n'a pas plus de droit de commander les choses défendues de Dieu, que les Rois de Perse en avoient, de justifier les Mariages des Mères avec leurs enfans.
Cependant ce seroit s'énoncer plus correctement que de caractériser ces exemples immuables d'une immuabilité de droit, qui n'emprunte rien du Magistrat politique, quoique souvent il ait exercé son pouvoir sur eux, & que ce pouvoir dans l'Écriture-Sainte soit appellé, »le précepte du Roi, tiré de la parole de Dieu.» 1°. Ces Loix émanent de la Puissance absolue; le secours qu'elle prête, les obstacles quelle franchit, en facilitent l'observation. Cyrus & Darius permirent aux Juifs la réédification du Temple, le renouvellemens des sacrifices, & ils contribuèrent de leur trésor à ces dépenses nécessaires. Un Édit de Constantin & de Licinius accorda aux Chrétiens le libre exercice de leur Religion. 2°. La Loi humaine, en souffrant & prescrivant ce que la Loi divine ordonne, fait contracter une nouvelle obligation. »Celui-là, remarque S. Augustin, est puni des hommes & de Dieu, qui négligera les avis que la vérité lui donne par la bouche du Prince. …….. Les Empereurs veulent ce que J.C. veut; & parce qu'ils veulent le bien, c'est J.C. seul qui le leur inspire.
3°.Le Souverain indique le tems, le lieu, la maniere dont on accomplira la Loi divine: combien de Loix recommandent aux Ministres de prononcer à voix haute les formules du Baptême & de l'Eucharistie, afin que le Peuple puisse les entendre; interdisent la célébration des Saints Misteres dans les maisons particulieres, les Litanies, ou les prieres publiques sans le Clergé, la promotion à l'Épiscopat avant l'âge de trente-cinq ans; l'absence d'un Évêque de son Diocèse sans le consentement du Prince, & ce pour une année seulement.
4°. Le Souverain éloigne encore l'objet & les occasions du crime. Ezéchias renverse les Autels, brise les Statues, coupe le Bois sacré, met en poudre le Serpent de Moyse. Josias brûle les Temples des Idoles, en supprime les Prêtres, détruit les Bois sacrés, & les Autels des faux Dieux. Les Empereurs Chrétiens ferment les Temples & les Autels des Payens.
5°.Le Magistrat politique, par la terreur des peines temporelles, conduit les hommes à la pratique des Commandemens de Dieu, & leur imprime l'horreur pour ce qu'il défend. Le Roi Nabuchodonosor condamna au dernier supplice celui qui avoit blasphémé le Dieu des Hébreux. Les Empereurs condamnèrent à la mort ceux qui sacrifioient aux Dieux des Nations: tel est (si je ne me trompe) le devoir du Magistrat politique. Justinien l'a bien nommé, «la manutention des Loix divines, donnant à cette protection le titre de Législatrice. Les Princes de la terre, dit S. Augustin, servent J. C. en promulgant des Loix en sa faveur».
Ces maximes embrassent également le prophane que la Loi divine a défini, & que l'Apôtre nomme Justification de Dieu. De-là vient que le Droit civil est composé de Loix civiles & des préceptes inviolables de la Loi naturelle. L'opération du Droit civil, en égard à ces préceptes, est de procurer la liberté extérieure d'agir, en prévenant les difficultés; de l'appuyer même de son autorité, de marquer les circonstances, de faire disparoître ou de diminuer les occasions; de pécher, & de mettre le sceau aux châtimens déjà résolus. Toutes ces propositions sont autant d'axiomes si constans, que leur démonstration consommeroit le tems inutilement.
Des actions que la Loi divine n'a point définies, les unes sont gravées dans les coeurs, les autres sont couchées dans l'Écriture-Sainte: qu'elles soient sacrées ou prophanes, c'est au Souverain à les fixer: on ne révoque point en doute les choses prophanes. David partagea les dépouilles. Les Empereurs dans leurs Constitutions prescrivirent les formalités, ils assurèrent les effets des contrats & des testamens: les choses sacrées ne souffrent pas plus de difficultés, pour peu qu'on daigne jetter les yeux sur l'Ancien Testament, les Codes de Théodose & de Justinien, les Novelles & les Capitulaires de Charlemagne, ce sont autant de monumens du pouvoir souverain: il lui appartient de créer des charges plus utiles ou plus honorables que nécessaires, comme David, de construire un Temple au Seigneur & de l'orner comme les Rois Salomon & Joas; d'y ordonner les cérémonies & le culte, comme l'Empereur Justinien, d'établir un certain ordre dans l'élection des Pasteurs, de disposer les rangs entre les Pasteurs assemblés, de défendre l'aliénation des choses destinées aux usages sacrés, comme plusieurs Empereurs Chrétiens en ont promulgué des Loix.
Quelques Auteurs avancent assez légèrement qu'il faut prouver que la Loi divine n'a point défini certains points; ils ont oublié que l'usage est de réserver la preuve à l'affirmative & non à la négative, & de censer permis ce qui n'est pas nommément défendu; puisqu'il n'y a de faute que le violement de la Loi: d'autres soutiennent avec plus de fondement, & sans aucun rapport à la question, que l'essentiel est renfermé dans la parole de Dieu. Dieu n'insiste point sur ces préceptes parce qu'ils sont immuables; mais ils sont immuables parce que Dieu les enjoint. Les autres sont muables, arbitraires & à tems.
Les vues humaines pénétreraient avec peine le motif qui a engagé Dieu à définir certains points, & à laisser les autres libres: il vaut mieux souscrire au sentiment de ceux qui subordonnent tellement au Magistrat politique, le sacré, & le prophane, que son pouvoir n'a pour limites que la loi divine, la raison & l'équité naturelle. Tertullien s'exprime de la sorte: «Les Sujets resserrés entre les bornes de la discipline doivent aux Puissances toute fidélité.» La Confession d'Ausbourg annonce, «que les Chrétiens sont nécessairement obligés d'obéir aux Magistrats & aux Loix, à moins qu'ils ne commandent le crime.» Celle de Bohéme, que l'Evangile veut «que les Peuples soient soumis aux Souverains, pourvu qu'ils n'attaquent ni Dieu, ni sa parole.» Celle de Hollande, «que tout homme, de quelque dignité, condition, ou état, doit dépendre du Magistrat légitime, le respecter, lui obéir en tout ce qui ne blesse point la parole de Dieu.»
Si le Magistrat politique franchit les bornes, (ce qui arrive dans les deux genres) alors le sacré & le prophane, de concert, forcent d'obéir plutôt à Dieu qu'aux hommes; s'il use de violence, la patience est l'unique ressource; car il est défendu de repousser la force par la force. J. C. instruisit S. Pierre, & S. Pierre avertit les hommes de ne pas porter impatiemment les maux qu'ils endurent; la fuite, la prière sont justes. Elie, Urias, tous deux Prophètes, ont échapé par la fuite. J. C. conseille aux Apôtres de fuir de Ville en Ville. S. Cyprien, S. Athanase se sont exilés: les Chrétiens répandoient des larmes sous la persécution de Julien. «Ils n'opposoient que ces armes à cet Empereur Payen, dit S. Grégoire de Nazianze; tout autre parti était criminel.» «Je ne sçais point me défendre, s'écrie S. Ambroise, je gémirai, je pleurerai, je serai accablé de tristesse, je ne puis ni ne dois résister autrement.» Eleusius & Silvain Évêques répondirent sagement à Constantius qui les menaçoit: «Vous êtes armé du glaive des vengeances, la piété ou l'impiété sont notre partage.»
Les premiers Chrétiens, que la cruauté des Empereurs a éprouvés sont des modèles de cette patience, ils auroient été formidables s'ils n'avoient préféré de sacrifier leur sang plutôt que celui de leurs Citoyens. «Tertullien fait sentir qu'ils occuppoient les Villes, les Isles, les Châteaux, les Bourgades, les Villages, le Camp, les Tributs, les Décuries, le Palais, le Sénat, le Bareau, & cependant, poursuit-il, aucun ne prit le parti d'Albin, de Niger ou de Cassien. Sous Julien l'Apostat & l'Hérétique Valens, des Gouverneurs de Provinces, des Chefs de Légions, embrassèrent la vraie Religion avec leurs Provinces & leurs troupes, & personne n'osa se vanger de leurs cruautés.» «Les Soldats Chrétiens, dit S. Augustin servoient les Empereurs Payens; mais étoient-ils sollicités d'adorer les Idoles, d'offrir l'encens, ils leurs preféroient Dieu, & distinguoient alors le Maître éternel du Maître temporel: cependant ils étoient fidèles au Maître temporel à cause du Maître éternel.»
Le pieux Eusèbe, Évêque de Samosate, exilé par l'Empereur Valens, rappelle à son Peuple, par l'exemple des Apôtres, la soumission qu'on doit aux ordres des Empereurs, & calme la sédition qui alloit éclater. «A Dieu ne plaise, s'écrioit-il, que je profite de l'émeute du Peuple.» Enfin la Légion Thébaine souffrit d'être décimée pour la foi, après avoir été tant de fois victorieuse des ennemis de l'Empire.
Les premiers Chrétienne sortoient point de leurs retraites, lorsque les Persécuteurs n'en vouloient qu'à quelques-uns; fidèles imitateurs de l'Apôtre S. Jean, qui obéissant aux Empereurs, se tint caché dans l'Isle de Pathmos. S. Cyprien reprend avec aigreur les Chrétiens qui en usoient autrement. «Elius proscrit de sa Patrie, y rentre, pour mourir, non comme un Chrétien, mais comme un coupable.» On rapporte un trait remarquable. On publia à Nicomédie un Édit cruel de Maximien & de Dioclétien, qui ordonnoit de brûler les saints Livres, de démolir les Églises, & de faire périr les Chrétiens dans les plus horribles tourmens: un seul d'entr'eux osa déchirer l'Édit, & ce manque de respect l'ayant fait arrêter, les Chrétiens publièrent hautement que sa mort étoit une juste punition de son crime. On voit par-là combien profondément étoit gravé dans le coeur des Chrétiens ce mot du Seigneur, qui défend d'user du glaive; celui-là l'usurpe qui ne l'a pas reçu de Dieu. Le Seigneur l'a donné au seul Magistrat politique, & aux autres par lui. Tous les exemples de l'Ancien Testament le confirment. Si des Peuples & des Villes se sont soustraites à l'obéissance des Princes, dont l'impiété a servi de prétexte à la révolte, ces coups terribles partent de la Justice divine, & ne canonisent point la rébellion des Sujets.
Le Souverain, qui, pour protéger l'Église, prend les armes contre un ennemi domestique ou étranger, est en droit de soutenir par la force de son pouvoir la vie & les biens de ses Sujets, dès que la Religion est est le motif; car sa défense lui est aussi essentiellement confiée que celle de ses frontières. «Il ne porte pas en vain le glaive, dit S. Paul, il est le Ministre de Dieu contre les coupables.» Je crois avoir clairement démontré le Pouvoir du Magistrat politique sur les actions sacrées & prophanes, extérieures, immédiatement; & sur les intérieures, à cause des extérieures; soit qu'il prescrive celles que Dieu a ordonnées, soit qu'il défende celles que Dieu a défendues, soit qu'il fixe celles que Dieu a laissées libres, soit que sous le nom du Droit il employe la violence.
Réunissant ensemble tous ces objets, on découvre peu de différence entr'eux. Binius même, Catholique Romain, convient que les Empereurs ont le sacré & le prophane. J'avoue qu'en détail le pouvoir du Prince est plus resserré dans les choses sacrées que dans les prophanes. La Loi divine s'est plus expliqué sur la Religion, & l'a moins abandonnée aux hommes. Le prophane ne va point au-delà des maximes de la Loi naturelle, (depuis que les Loix des Hébreux n'ont plus aucune force) on en excepte cependant quelques Loix du Mariage que les uns puisent dans la Loi naturelle, les autres dans la Loi divine.
L'Evangile rappelle encore des préceptes que la volonté divine avoit déjà déclarés: cela mis à part, je ne comprens pas qui feroit un obstacle à la Puissance temporelle, soit que la Religion demande une attention singulière & des soins plus pressans, soit que les principes naturels sont plus connus, soit que l'erreur en matière de Religion a des suites plus fâcheuses. Toutes ces observations n'altèrent point le droit; elles auroient plus de poids dans la manière de le bien exercer.
CHAPITRE IV.
Solution des objections contre le pouvoir du Magistrat politique sur la Religion.
Plus on aura goûté les maximes qui assurent le pouvoir du Magistrat politique; plus il sera aisé d'applanir les difficultés qu'on a coutume de former contre. La première est que J. C. a institué les Pasteurs, que la Puissance temporelle n'y a aucune part, qu'ils tiennent de ce Divin Législateur les fonctions de leur ministère, que Pasteurs ils ne sont pas les Vicaires du Souverain. Le paralelle des autres pouvoirs va démontrer qu'ils ne détachent rien du Pouvoir absolu. La puissance des Pères sur leurs enfans, des Maris sur leurs femmes rapporte son origine à Dieu, non à l'institution des hommes; cependant elle cède au Magistrat politique quoique plus ancienne. La Médecine prend sa source dans le Créateur, auteur de la Nature, comme le Pasteur a sa Mission de J. C. Sauveur du monde. Pour la pratique le Médecin tient de la nature & de l'expérience les règles infaillibles de son art, sans rien emprunter de l'autorité suprême, sans même la représenter dans l'exercice de cette science: cependant le Médecin est soumis à son pouvoir, de même que l'agriculture, le commerce, les arts & les métiers. Le Juge qui n'a de puissance que celle du Souverain dont il occupe la place, ne se prête pas plus aveuglément à tous ses mouvemens; il a des devoirs que Dieu lui prescrit de ne se point laisser gagner par des présens, de ne rien accorder à la faveur, de ne jamais agir par haine, de protéger les mineurs, & d'être l'azile des pauvres & des malheureux.
C'est donc un foible argument contre le pouvoir du Magistrat politique, que celui qui naît des ordres précis de Dieu: je ne suis point surpris que les Pasteurs ne soient pas contraints de se prêter aux Princes, qui défendent ce qui est ordonné de Dieu, ou qui ordonnent ce qui est défendu: tout particulier trouve ses engagemens dans la Religion & dans les préceptes de la Loi naturelle: ce Juge, revêtu de l'autorité du Prince, sollicité de juger contre l'équité, doit non-seulement s'en abstenir, mais il doit juger en sa faveur. Concluera-t-on de-là que le particulier ou le Juge ne sont pas Sujets du Magistrat politique? (l'opinion seroit folle & insensée) On pensera plutôt que le Magistrat politique, le Juge & le particulier fléchissent devant Dieu, & que lorsque les préceptes se croisent, il faut préférer ceux du Supérieur.
On se trompe grossièrement, de diviser des choses de même espèce, & de confondre des choses distinctes. Dans le sacré, dans le prophane, il n'est pas permis au Pasteur, au Juge ni au particulier d'agir contre la Loi de Dieu, ou d'omettre ce qu'elle recommande; quoiqu'il leur soit libre de souffrir en vue de la Loi divine ou humaine, ils y sont d'autant plus indispensablement obligés, qu'ils ne peuvent repousser la violence, ni rien tenter contre le Souverain au-delà des bornes que Dieu a placées.
Quelques-uns prétendent que le Prince n'est pas de l'essence de l'Église, c'est-à-dire, que l'Église peut exister sans lui, & qu'elle subsisteroit, quand il en seroit le persécuteur. Cette idée n'a aucun rapport à la question; car en continuant cette façon de parler, le Prince n'est pas de l'essence de l'homme, du Marchand, du Laboureur, du Médecin, que la Raison & l'Apôtre lui soumettent.
L'Objection la plus spécieuse est, que le Prophète prédit à l'Église que les Rois prosternés à terre l'adoreront & lécheront la poudre de ses pieds. Ce passage familier aux Ultramontains, semble plutôt assujettir les Rois à l'Église, mais à l'Église visible, que l'Église aux Rois. Si cependant, à l'exemple d'Esdras & de ses compagnons, on interprète l'Écriture par l'Écriture, si l'on rassemble tout ce que le Saint Esprit a dicté, on dévoilera que cet honneur, dont parle le Prophète, est propre & particulier à J. C. Le Psalmiste le rend en mêmes termes, Ps. 7e. V. 9. Il se figure alors J. C. présent au milieu de l'Église, comme l'Ancien Testament regardoit l'Arche de Moïse toujours honorée de la présence du Très-Haut: cet Oracle est une similitude qui ne s'explique point dans le sens vulgaire, à moins de décorer l'Église de cette Majesté, propre à J. C. seul, qui est le Roi des Rois de la Terre, suivant l'Apocalypse I. 5. «Les Papes se sont souvent parés d'un passage qui n'est point de l'Écriture, que l'Empereur est dans l'Église & non au-dessus de l'Église;» ce qui est très-vrai, en parlant de l'Église Catholique qui n'a jamais été, & ne sera jamais réunie sous un Roi de la Terre: il n'en est pas de même de l'Église visible d'un Royaume, ce seroit méconnoître la supériorité du Magistrat politique; car un Roi, comme Roi, est non-seulement au-dessus de chaque particulier, mais encore de tout le peuple ensemble, soit d'un Peuple infidèle, tel qu'étoient ces Nations dont parle Horace. Jupiter domine les Princes, les Princes leurs Sujets: J. C. dit «que les Rois des Nations les gouvernent,» soit même d'un Peuple fidèle comme les Hébreux que Dieu apostrophe ainsi: «Aussitôt que vous serez dans la terre que Dieu vous donnera, que vous la posséderez, que vous l'habiterez, vous direz, nous élèverons un Roi semblable à ceux des Nations;» & ce Roi, dit le Peuple, régnera sur la Nation. L'Histoire sacrée répète à chaque instant; «que Saul, David, Salomon sont établis Rois de tout Israël, du Peuple de Dieu & de son héritage.»
Or, quelle est l'Église visible? l'Assemblée des fidèles, cette Assemblée sur laquelle Justinien déclaroit avoir reçu le droit de commandement. Théophile interprétant cet endroit, avoue que le Prince a le droit de commander au Peuple. Saint Paul écrivit à l'Église Romaine, que tout esprit fût subordonné aux Puissances: il recommande à Titus d'imprimer aux Fidèles de Crête l'obéissance & la soumission due aux Puissances: on a encore une Lettre aussi précise de S. Pierre aux Églises de Pont, de Galatie & autres. Enfin ce passage de S. Chrysostome: «Si les Rois Payens ont vu ces maximes scrupuleusement observées, avec quelle attention doivent-elles l'être par les Fidèles?» On n'est pas surpris de lire dans de pieux Auteurs, que les Rois servent l'Église; car servir l'Église, signifie veiller à son avantage. Les anciens Payens ont appellé la Magistrature politique une servitude; ils ont dit que le Berger sert son troupeau; que le Tuteur sert le Mineur; que le Général sert son Armée. En oseroit-on inférer que le troupeau est au-dessus du Berger, que le mineur est au-dessus de son Tuteur, & que l'armée est supérieure à son Général?
En effet, au rapport de Saint Augustin, ceux qui gouvernent servent par le conseil & par la prudence: on convient que les Rois servent l'Église, mais ils ne sont pas ses Sujets. Saul n'étoit point le Sujet d'Israël, Israël au contraire étoit son Sujet. Le Grand Prêtre Abimelec ne lui étoit pas moins soumis que David, le premier de sa Cour. Le Grand Prêtre Sadoc étoit le Sujet de David & de Salomon. Les Conciles généraux qui composoient l'Église sous les Empereurs, leur ont donné le titre de Maîtres, & de même que le Père de famille règle sa famille fidèle ou infidèle, de même la vraie Religion que professe un Peuple n'altère point le droit du Magistrat politique.
Cependant, ajoutent certains Auteurs, avec un air de confiance capable de séduire, la fonction sacrée des Pasteurs s'étend jusque sur les Rois, tant à cause de la parole qu'à cause du ministère des Clefs: des exemples renversent ce système. Quel est l'art qui n'ait pas quelque relation au Souverain? le Laboureur, le Marchand, le Tailleur, le Cuisinier, ils lui sont tous nécessaires. Le Médecin guérit également le Roy & son Écuyer. Le Chirurgien, dans une occasion pressante, employe sur le Prince le fer & le feu. Le Philosophe, le Conseiller approchent encore plus près de sa personne, non comme homme, mais comme Roi: il serait sans doute imprudent d'affranchir des Loix & de l'autorité suprême ces personnages & les fonctions qu'ils exercent.
Je passe promptement à la difficulté de ceux qui attribuent à J. C. seul le pouvoir sur la Religion, & en refusent la plus petite portion au Souverain, sous prétexte qu'on n'a pas besoin de Vicaire quand on suffit à l'administration d'un État. Je distingue d'abord les actions de J. C. Les unes sont terminales, s'il est permis de parler de la forte, & les autres moyennes. Les Actions terminales ont pour but le principe & la fin de la Puissance suprême. La Législation est le principe qui prépare aux fidèles une récompense éternelle, & aux pécheurs des tourmens éternels. La Jurisdiction définitive en est la fin. J. C. a déclaré la première, il remplira la seconde. La prédication de la Loi divine est sous la Législation, elle interdit la lecture des commentaires dangereux; elle propose des choses qui, toujours approuvées de Dieu, sont voilées ou proscrites pour un tems; elle marque l'établissement du Ministère Évangélique, des Sacremens & de l'abolition de la Loi légale des Hébreux. La Jurisdiction renferme la condamnation de quelques-uns, l'absolution des autres & la possession de la félicité. J. C. s'étant dépouillé de l'administration du Royaume, conservera toujours la Majesté Royale; & dès qu'il s'est réservé des fonctions qu'il n'a point laissées à la disposition des foibles mortels, comme la vie & la mort éternelle; & que de simples hommes, ne dispensent point les récompenses & les supplices éternels; il est hors de doute que J. C, ne souffre dans ce ministère ni Vicaire ni Associé.
Les actions moyennes sont intérieures ou extérieures; les premières sont où de l'homme, ou dans l'homme. J. C agit dans l'homme quand son Esprit-Saint éclaire ceux-ci, ou aveugle ceux-là en ne les éclairant pas; quand il touche le coeur de quelques-uns, ou endurcit quelques autres; & distribue des secours plus ou moins puissans contre les efforts du Tentateur. Les actions sont de l'homme, quand il lie ou délie les Pécheurs, quoique souvent sa divine Providence grave au fond du coeur des signes certains. Toutes ces actions au-dessus de l'homme sont si propres à J. C. qu'il n'y admet ni Associé ni Vicaire: elles veulent cependant des Ministres qui sont les Pasteurs, soit qu'ils soient Particuliers, soit même qu'ils soient Rois, & auxquels il distribue proportionnément le ministère.
Le Vicaire & le Ministre différent beaucoup: le Vicaire produit des actions de même substance de celles que celui qu'il représente, mais à la vérité moins parfaitement. Le Ministre produit des actions, non de même substance, mais telles qu'elles servent aux actions de la cause première. Les actions du Prince & du Vicaire portent le même nom, car le Roi commande & il juge: le Magistrat ordonne & il juge; mais le degré d'autorité n'est pas égal. L'action du Ministre, eu égard à la cause principale, n'en a le nom que par similitude: de cette maniere les Pasteurs sauvent les ames, remettent et retiennent les péchés. Les autres actions de J. C. ont pour objet de conserver l'Église, de la secourir contre ses ennemis, de la réformer, de l'orner; voilà l'office de sa divine Providence. Quoiqu'elle suffise pour entretenir cette parfaite harmonie qui règne dans l'Univers, cependant la Sagesse suprême employe les Souverains comme des Vicaires, pour cimenter & perpétuer la société; & cette relation intime avec le Créateur, leur a mérité le nom de Dieu. Aussi J. C. toujours attentif sur son Église, s'est associé les Souverains qui font les Défenseurs de la Foi, & les serviteurs de J. C. auxquels il a daigné communiquer son nom: ce sont ces Rois & ces Grands qui, selon Saint Grégoire de Nazianze, partagent avec J. C. le gouvernement de l'Église; non qu'ils soient revêtus d'un pouvoir égal, (proposition erronnée) mais en qualité de ses Vicaires. La Confession de Foi de Bohême reconnoît que la puissance des Magistrats est commune avec celle de l'Agneau, puisque des Puissances subordonnées sont compatibles, qu'il n'en coûte point à la Majesté de J. C. de se réserver à lui seul la connoissance des principaux points, & d'en abandonner quelques portions aux hommes, comme aussi d'employer les Anges. Il est sûr que le Magistrat politique, en se mêlant, de la Religion, n'entreprend rien sur les droits du Souverain Maître. Je saisis avec vivacité cette occasion, pour détromper des ignorans; qui s'imaginent que le Clergé & les Conciles tiennent la place de J. C., le Roi des Rois & le le Seigneur des Seigneurs, & qui honorent de cet Empire immédiat de J. C, sur les Rois des Assemblées que le bon ordre & l'autorité respectable de la Loi divine soumettent au Prince.
L'Écriture Sainte & l'Histoire sacrée semblent accorder une sorte de Gouvernement aux Pasteurs & aux Églises: ce Gouvernement détruiroit-il le pouvoir du Magistrat politique? Pour dissiper toute équivoque, & manier une question aussi délicate, il est à propos de faire précéder quelques distinctions: tout Gouvernement est constitué de façon que le Sujet ou garde toute sa liberté, ou la perd. De la première espèce, dit Tacite, sont ceux qui obligent par la persuasion & non par la coërcition, dans les choses indifférentes; comme les Médecins, les Jurisconsultes, les Conseillers. Le Gouvernement qui éteint toute liberté est déclaratif où constitutif, & ce dernier est fondé sur le consentement; ou il est établi par la force: cette distinction naît de la manière dont l'obligation se contracte. Le Gouvernement déclaratif ne contraint pas proprement, il conduit à l'obligation, en faisant connoître ce qui produit ou augmente l'obligation. Le Médecin gouverne un malade, en lui découvrant ce qui est mortel, & ce qui peut rétablir ou fortifier sa santé; il faut que le malade évite l'un & embrasse l'autre; il n'y est point forcé par aucun pouvoir du Médecin, mais par la loi de la nature, qui recommande à l'homme le soin de sa vie & de sa santé. Le Philosophe règle la vie civile & morale, en dévoilant ce qui est honnête, & ce qui concourt au salut du Peuple.
De cette classe sont encore les Publications & les Ordonnances des Intendans des Provinces; le Gouvernement persuasif & le déclaratif sont compris sous le nom de Gouvernement directif, bien différent du constitutif, qui vient du consentement ou de la conquête. Le Gouvernement constitutif consenti à l'égard des constituans, tire sa force de la Loi naturelle, qui veut que ceux qui étoient libres de transiger observent inviolablement les traités; ceux qui n'ont pas consenti n'y sont pas directement astraints, ils y sont indirectement, si trois choses se réunissent.
1°. S'ils sont membres de quelque universalité.
2°. Si le plus grand nombre en est convenu.
3°. S'il est expédient de statuer pour la conservation de la société & le bien de l'État, chacun devient obligé, moins à cause que le plus grand nombre oblige comme supérieur, qu'à cause que la Loi naturelle dicte, que tout membre contribue au bien de tous. On désireroit en vain ce bien, il s'évanouiroit même s'il dépendoit de la fantaisie de quelques Citoyens de rompre ce que la plus grande partie auroit concerté.
Les compagnons de voyage sur un Vaisseau, les Collègues d'une négociation, doivent suivre le voeu du plus grand nombre dans les délibérations qui demandent une décision prompte, & qui intéressent la Communauté dont ils sont membres.
Le Gouvernement impératif oblige de lui-même; ces Gouvernemens, comme on l'a déjà dit, sont souverains ou subordonnés aux Souverains: ces derniers dérivent du Souverain, ou ont une autre origine. Le pouvoir du Père de famille dont les deux branches sont le Tuteur & le Gouverneur, est le seul qui, soumis au Souverain, n'en émane point; il est naturel, permanent & primitif. L'Écriture atteste que quelques-uns ont exercé un pouvoir distinct du Souverain. Dieu lui-même s'étoit expliqué en leur faveur. Le pouvoir qui coule du Souverain, a en même tems le droit de contraindre & d'agir comme la Préture, le Proconsulat, ou de contraindre seulement comme le délégué; car la coërcition est la base de tout Gouvernement, & en est l'effet ordinaire.
Qu'on applique maintenant ces maximes aux Pasteurs & aux Églises, J. C., avertit les Apôtres, les Apôtres recommandent aux Pasteurs de ne point subjuguer le Clergé, encore moins de dominer, seul attribut des Princes, S. Luc 22. 23. & de n'usurper, aucune puissance, seule prérogative des Grands, Math. 20. 25. Marc 42. Sous ce nom s'entendent les Princes, tels que les Etnaiques des Juifs, que Joseph nomme Bienfaisans: «Ils sont aussi» la lumière chez S. Luc: On les appelle Bienfaisans, parce qu'ils exercent tout pouvoir. Or, ôter aux Pasteurs le pouvoir souverain & le pouvoir des Magistrats, c'est leur ôter tout pouvoir.
Un passage de S. Paul, 1. Tim. 3.3 interdit au clergé toute coercition; «Un Évêque, dit-il, n'est point un Sergent ni un Archer. Si, selon S. Chrysostome, un homme s'écarte de la Foi, le Ministre du Seigneur doit s'armer de patience, il doit user d'adresse & d'exhortations pour l'engager à rentrer dans le sein de l'Église, parce qu'il ne sçauroit employer la violence pour le convertir: d'ailleurs J. C. n'a point appris aux Pasteurs à se servir de la force.» La législation, disent les Grecs, est réservée aux Rois, & S. Chrysostome assure aux Rois & ôte aux Évêques la nécessité du pouvoir & la coercition des Loix. J. C. réfléchissant sur son état d'abnégation, lui qui étoit la victime que son Royaume soit de ce monde il proteste, ce qui est moins, qu'il n'a point été constitué Juge.» Il a appellé les Apôtres au même ministère, d'où S. Chrysostome conclut: »Notre puissance ne vas pas jusqu'à détourner les hommes du crime par la terreur des châtimens. Je vois, dit Saint Bernard, les Apôtres cités au tribunal; je ne les y vois point assis. Les noms d'Envoyés, de Légats, de Prédicateurs, que l'Écriture prodigue aux Pasteurs, confirment ce sentiment; attendu que la fonction du Légat, du Nonce, du Prédicateur est de ne point obliger, mais seulement de faire connoitre les ordres du Prince qui le députe.
»Les Pasteurs sont établis pour enseigner, ajoute S. Chrysostome, non pour forcer ni dominer. On le sent à la lecture de la formule de la mission:» dire ce qu'ils ont entendu, & rendre ce qu'ils ont reçu, rien de plus; comme l'Apôtre n'avoit aucun ordre de Dieu à l'égard des Vierges, il n'ose décider, il conseille, & il avoue en même tems qu'elles ne pécheront point en agissant autrement. Après avoir invité les Corinthiens à aider leurs frères de Jérusalem d'une libéralité extraordinaire, il poursuit: »Je ne vous force point, parce que je ne vous le commande pas. L'espèce de Gouvernement particulier aux Pasteurs de conduire, de régler, de paître le troupeau, est ou purement persuasif, ou déclaratif: ainsi quand on lit que les Apôtres & les Pasteurs ont contraint, c'est une figure qui exprime la rémission ou la rétention des péchés. On explique de la force ce passage du Prophète Jérémie: »J'ay été envoyé de Dieu pour détruire les Royaumes, il veut dire pour prédire la destruction des Royaumes. Ces mots, imposer le joug, couchés dans la Lettre des Apôtres, des Anciens & des Frères aux Églises de Syrie & de Cilicie ont la même signification. La Religion n'offre point un nouveau joug, autrement il sembleroit qu'il eût été permis de pécher avant ce décret: elle apprend quels sont les devoirs que la Loi divine prescrit aux hommes, quelles sont les oeuvres qui provoquent le Salut du prochain & préservent des écueils du péché.
Quoique les Juifs eussent un amour plus tendre pour leurs Prosélytes, leurs livres sont garants qu'ils fraternisoient avec les Nations qui gardoient les préceptes que Dieu avoit dictés aux fils de Noë, consistant à s'abstenir du sang & des viandes étouffées: ils livroient au contraire une guerre éternelle, & rompoient tout commerce avec les Peuples qui violoient ces préceptes communs au genre humain, & ils jugeoient dignes de mort les Cananéens & les Nations voisines qui méprisoient cette Loi.
Les Juifs contemporains des Apôtres ne comprenoient qu'à peine que la Loi Légale fût abrogée; ils étoient prévenus que les Payens n'étoient pas moins asservis à ce culte universel qu'ils l'étoient à leur Loi. Le moindre relâchement les auroit révoltés. Comme ce préjugé étoit capable de retarder les progrès de la Religion, les Gentils se prêtèrent un tems aux foiblesses des Juifs; mais lorsque l'on commença à désespérer de leur conversion, l'Église d'Occident secoua d'elle-même le joug, & ne voulut connoître d'obligation que celle de la Loi divine qu'elle professoit. Saint Paul développe ces motifs en parlant aux Corinthiens des choses offertes aux Idoles.
L'Église n'a donc aucun pouvoir de droit divin, le glaive est le symbole de la domination. L'Apôtre S. Paul, les Jurisconsultes, d'accord avec Aristote, le nomment »la souveraine Puissance; les armes de l'Église ne sont pas matérielles, elle n'a reçu d'autre glaive de Dieu que le spirituel, c'est-à-dire, la parole de Dieu. Son Royaume n'est pas de ce monde, il est au Ciel: l'Église n'est point maîtresse sur la terre, elle n'y est que comme un locataire, lequel n'a aucun pouvoir. L'Église qu'on appelle visible est une Assemblée, non-seulement permise, mais fondée sur la Loi divine: Dès-là tout ce qui appartient de droit aux Assemblées légitimes, appartient de droit à l'Église, tant qu'il n'appert pas qu'on en ait rien détaché.
Ces Assemblées ont un pouvoir constitutif qui naît du consentement; deux exemples suffisent: la Loi du Sabat, éteinte, il étoit libre aux Chrétiens de choisir quel jour ils fixeroient pour le culte divin; ce culte de l'ordre exprès de J. C. demandoit l'Assemblée des Fidèles, & cette décision les intéressent tous devoit avoir le voeu de tous. On consacra donc, de l'avis des Apôtres & du consentement de l'Église, le premier jour du Sabat, en mémoire de la Résurrection, & on l'appella Dimanche.
Les Apôtres ne pouvoient plus vaquer au soin des pauvres; l'Église, sur leurs instances, institua les Diacres, & nomma les Fidèles qui en rempliroient les fonctions. Partout on régla, d'un avis unanime, des points qu'il n'est pas permis de rejetter sans être coupable; car puisqu'il étoit nécessaire de statuer, il n'y auroit eu rien de certain, si chacun eût eu la liberté de contredire, à moins que le petit nombre ne cédât au plus grand, ou le plus grand au plus petit; ce dernier n'étant pas juste, l'autre devint indispensable: ce droit de décerner est propre à l'Église, il est de l'essence de l'universalité; mais j'ai démontré plus haut que le Gouvernement impératif n'étoit pas également le partage de l'Église.
Je ne prétends pas inférer de là que l'Église est incapable d'exercer le pouvoir souverain ou subordonné au Souverain: elle auroit le pouvoir suprême, si les Fidèles, libres & séparés des autres hommes, formoient une République particulière, comme celle des Juifs sous les Machabées. Plusieurs monumens conservent encore les noms d'Ethnarque, de Sénat, & du Peuple, tant par rapport au Gouvernement politique que par rapport à la Religion, comme dans l'institution de la Fête des Dédicaces, appellée Encomia. L'Historien raconte que Judas, ses frères, & toute l'Église d'Israël fît le règlement. L'Église alors étoit revêtue de la Magistrature politique, non à cause que le Peuple étoit fidèle, mais parce qu'il étoit libre. Témoin aujourd'hui certaines Villes des Suisses, dont le Gouvernement est entre les mains du Peuple.
Le pouvoir subordonné au Souverain, ou la liberté de vivre sous ses propres Loix, ne fut point inconnu aux Juifs; ils en goûtèrent les douceurs en Judée, à Alexandrie, à Damas & en d'autres Villes sans aucune contrainte, tantôt plus resserré, tantôt plus étendu: il comprenoit quelquefois le droit de vie & de mort, quelquefois la peine du fouet, quelquefois la punition la plus sensible, c'est-à-dire, le bannissement de la Synagogue, selon qu'il plût aux Rois Chaldéens, Perses, Syriens, Égyptiens ou Empereurs Romains, de modérer, ou d'appesantir le joug.
Les Juifs, par le conseil de Mardochée, profitèrent des bontés d'Assuerus pour célébrer les jours appellés Sortimo, ou la Fête des Sorts. Les Juifs, sous Eidras & Nehemias, dressèrent, à la faveur de cette liberté, nombre de règlemens sacrés & profanes: je rapproche ces exemples du pouvoir subordonné, de peur que des gens de mauvaise foi ne le fassent passer mal à propos pour un droit immuable & perpétuel de l'Église; donc les Pasteurs n'ont de droit divin aucune puissance par essence, ni par fonctions, donc la magistrature politique n'est pas compatible avec ce ministère.
L'Église primitive n'a jamais pensé qu'on dût perpétuellement séparer la fonction pastorale du pouvoir subordonné; la portion qu'on lui assigneroit n'entameroit point la puissance souveraine sur la Religion, Le Gouvernement directif, qui est le conseil & la déclaration du précepte divin, est d'une toute autre espèce; & dans ces différens Gouvernemens il n'est pas surprenant que le même gouverne & soit gouverné. Le Conseiller guide le Prince, en le persuadant; l'homme versé dans la Loi naturelle, en lui dévoilant la Loi divine; le Médecin, en veillant sur sa santé; & le Pasteur, en lui frayant les voyes du Salut: cependant le Magistrat politique les gouverne tous, & souverainement; aussi n'est-on point étonné de voir chez les Saints Pères les Rois précéder les Évêques, & les Évêques précéder les Rois selon l'instant de la puissance.
Quoique le Gouvernement de consentement ait un pouvoir constitutif, il est entièrement soumis au Souverain, attendu que personne par son consentement ne donne plus de droit à un autre, ou à une multitude qu'il n'en a lui-même: cette obligation que l'on contracte librement n'a pas des limites plus reculées que celles de la liberté: or, personne n'a la liberté d'attenter au pouvoir du Magistrat politique, sous qui tout doit fléchir, excepté le droit divin; donc il n'est pas possible de pousser l'obligation jusques-là: ainsi deux Gouvernemens constitutifs ne sçauroient subsister ensemble qu'ils ne soient subalternes; un arrangement contraire feroit naître des obligations incompatibles. Ce motif engagea Dieu à soumettre au Prince le pouvoir paternel & sacerdotal de l'Ancien Testament, les Successeurs d'Aaron n'ayant jamais été sans une force de pouvoir.
Enfin, cette administration extérieure, confiée au Clergé, assure, loin d'ébranler la Puissance absolue, puisqu'elle lui est non-seulement subordonnée, mais qu'elle en émane toute entière: on découvre la cause par ses effets, & on juge que cela est, parce que cela est tel.
CHAPITRE V.
Du Jugement du Magistrat politique sur la Religion.
Après avoir confirmé au Magistrat politique le pouvoir qu'il a sur la Religion, il est juste de connoître comment il l'exerce: le jugement précède l'acte du pouvoir; car il est de la volonté de commander, toute action de la volonté est bonne, quand elle a deux rapports; l'un de la volonté avec le jugement, l'autre du jugement avec l'objet. L'Apôtre parlant de la première, dit, que tout ce qui ne vient pas de la foi est péché, &c où est la foi est un jugement approbatif, que l'on oppose à la conscience, qui blâme l'action ou qui flotte dans l'incertitude. La signification naturelle & simple du jugement est l'acte du Supérieur, qui, Juge entre deux partis, décide ce qui est juste. Le jugement vient de Juge, & le mot Juge, de qui dit le droit. On a depuis compris sous ce terme toutes sortes de décisions, même les intérieures, que l'on porte sur les matières que l'on médite, ou sur les actions que l'on fait.
Le jugement des actions en général est de deux sortes, ou il prévient les propres actions, ou par les propres actions il a relation avec les actions du prochain, & il est de deux espèces; nos actions sont comparées avec celles du prochain ou par le jugement ou par la volonté: ainsi le jugement des actions étrangères est ou directif, soit par la déclaration, soit par la persuasion, ou impératif. Aristote a distingué le jugement impératif en légal & judiciaire, celui-là universel, celui-ci particulier.
Dieu le Maître absolu a le jugement absolu impératif, & parmi les hommes celui-là juge souverainement, qui est le Magistrat politique Personne n'a le droit d'abroger les Loix, de casser les Arrêts par une décision souveraine; ils veulent une obéissance aveugle, quand ils ont la Loi divine pour bornes. Or, de même que le pouvoir renferme le sacré & le prophane, le jugement n'a pas des limites moins étendues: quelques Princes à la vérité ont évité de juger les matières de Religion, plongés dans une ignorance profonde; ils ont tantôt négligé cette portion de leurs devoirs, tantôt ils ont parlé du jugement infaillible, tel que le Pape se l'arroge.
Le Roi d'Angleterre entend de la sorte son aveu, & ceux des anciens Empereurs, que les Rois ne sont pas les Juges infaillibles de la Doctrine: il l'auroit également bien dit des autres matières. Constantin n'hésite pas d'examiner si les Évêques s'étoient bien ou mal comportés dans l'Assemble de Tyr. Marcian ne balança point à déclarer que son pouvoir étoit de faire connaître à son peuple la vraie Religion; & Charlemagne se constitue Juge de l'hérésie de Félix: »Nous décernons & nous avons décerné sous la protection de Dieu ce qu'il falloit croire fermement de cette dispute.
On se trompe grossièrement de penser qu'il y a de la contradiction à dire qu'on peut tomber, & cependant qu'on n'est pas soumis aux hommes d'une soumission coactive: on ne voit pas que cette opinion erronnée ôteroit aux hommes tout jugement, même celui du temporel. En effet, en quoi les hommes ne peuvent-ils errer? ou quel peut être un jugement, qui n'est pas souverain, ou qui n'en a pas un autre au-dessus de lui? «& puisqu'on iroit à l'infini, il est bon de le fixer, & de réserver les fautes de quelques-uns au jugement divin» dit Yves de Chartres, ou ceux-là sont punis d'autant plus sévèrement qu'il ont moins écouté les inspirations de Dieu.
En accordant au Magistrat politique un jugement souverain & impératif, je me garderai bien d'avancer qu'il est libre aux Pasteurs & aux Chrétiens d'abandonner les préceptes immuables de la charité & de la piété; si le Prince l'ordonnoit, ils ne seroient pas plus excusables que d'obéir à un Prince Barbare, qui défendroit de nourrir son propre Père. Je viens au contraire de prouver que dans les choses sacrées & prophanes les ordres & les défenses ne contraignent point à faire & à omettre ce qui est contre la Loi de Dieu naturelle & positive mais à souffrir seulement, jusqu'à ce qu'il n'y ait que la violence qui sauve du châtiment: il est bien différent d'endurer une insulte, ou d'éluder, un commandement de Dieu. Je serois étonné que des Sçavans eussent confondu ces maximes, si l'on ne sentoit que cela favorise leurs préjugés. Je remets à un autre tems les difficultés qu'on a coutume de proposer sur le changement de la corruption de la Religion.
D'abord, le Jugement souverain de J. C. diffère autant de celui en question que son pouvoir est opposé à celui du Magistrat politique. La législation qui porte avec elle la récompense en le châtiment éternel & le Jugement dernier qui en émane, appartient à J. C. Pendant cet intervalle J. C. entretient les hommes du Jugement divin par son Saint Esprit: on auroit tort de conclure que ce jugement fût une action humaine, à moins qu'il n'intervînt du jugement humain. Ce jugement des actions particulières de chaque Chrétien & des actions publiques, est déféré aux Puissances publiques, & Puissances publiques absolues. Bremins, dont je rapporte les termes, en étoit convaincu; de même que tout homme a le droit particulier, de même, le Prince a le droit général d'examiner & de décider de là Doctrine…… Le jugement des Souverains est encore nécessaire dans ce doute, quelle Religion ils doivent embrasser pour leur Salut, & celui de tout le Peuple de Dieu.
Ceux qui s'arrêtent à l'Écriture pensent bien, mais ils s'expriment figurément; car à prendre les termes à la lettre, l'Écriture est la règle de juger, & la même chose ne sçauroit être sa propre règle; même figure dans la Loi: «Il ne faut juger personne sans l'avoir écoutée»: & dans le discours de J. C. la parole qu'il prêchoit jugera les incrédules au dernier jour.
Le jugement de la Religion regarde aussi les Pasteurs, les Sçavans versés dans l'étude des Saintes-Lettres, les Assemblées de l'Église, & surtout l'Église Catholique d'une façon plus auguste. «Chacun, dit Aristote, juge sainement des choses qu'il connoît, & en est un bon Juge», mais ce jugement est d'une espèce autre que celui dont il s'agit; car il guide ou les actions propres, ou les actions étrangères par la voye de la persuasion, non par celle de la coërcition: ainsi ceux qui dirigent & ceux qui jugent, peuvent mutuellement se précéder & se suivre. Le Roi peut passer devant le Médecin, le Médecin peut être plus suivi que le Roi. Il n'est donc pas absurde de compter deux jugemens souverains de deux espèces différentes, tels que la Religion les éprouve; le jugement directif de l'Église Catholique, & le jugement coactif du Souverain. Il est plutôt évident que parmi les hommes rien n'a plus d'autorité que le jugement de l'Église, rien n'a plus de Puissance que le jugement du Magistrat politique.
Deux choses sont un obstacle au jugement, l'ignorance & les mauvaises inclinations: c'est au Souverain qui veut juger à étudier les matières de Religion & à être pénétré de son esprit: ces qualités sont intimement unies, que la Religion éclaire la prudence, & que la prudence vivifie la Religion. Lactance décrit bien cette liaison. Tacite a transmis à la postérité la formule des voeux du Peuple à l'avènement d'un Prince à l'Empire: »Que Dieu lui donne un esprit qui embrasse »le droit divin & humain:» d'ailleurs autant que le spirituel est au-dessus du temporel, autant la connoissance de la Religion est-elle plus précieuse, plus utile, & plus nécessaire au Magistrat politique que celle du Gouvernement civil. On »répète souvent au Prince d'être le modèle de la Loi, de la conserver, & de la méditer tous les jours de sa vie; Dieu recommande à Josué de ne point éloigner de lui le Livre de la Loi, & de le méditer nuit & jour. Dans le Pseaume II.v.10 qui s'applique aux siècles du Christianisme, Princes soyez intelligens, Juges de la terre soyez instruits. Les Rois fidèles d'Israël observoient autrefois ces préceptes, depuis eux les Princes Chrétiens ont fait de même. Témoins Théodose & Valentinien: »De toutes les sollicitudes que l'amour du bien public fait naître, nous regardons la connoissance de la Religion comme le plus digne objet de nos soins, & nous croyons qu'en affermissant son culte, notre »Empire deviendra plus florissant. Theodose écrit au Pape Hormisdas: »La connoissance de la vraie Religion est le devoir essentiel de notre Majesté Impériale. Justinien parlant à Epiphane: Nous travaillons avec une attention singulière à nous instruire des vrais Dogmes & de la discipline de l'Église. Saints Prêtres, disoit Recarede Roi d'Espagne, non-seulement nous n'épargnons rien, pour procurer à nos Sujets une vie douce & tranquille, mais sous la protection du Seigneur, nous méditons les choses célestes qui nous répondent de la fidélité des Peuples. Arnolphe, Évêque de Lizieux, s'exprime ainsi au milieu d'un Concile: La justice du Roi, soutenue de la science, dirige les hommes & les forme: elle les forme à la vertu, elle les dirige vers le Salut. Préceptes, exemples, tout dit que la connoissance de la Religion est du ressort du Souverain.
On objecte que la Prince, accablé & distrait, vaque difficilement à une partie des affaires; rien cependant n'a plus d'affinité que la connoissance générale, & celle de la plus noble portion. Le Métaphysicien considère ce qui est; il s'applique principalement aux êtres spirituels. Le Physicien a pour objet le mouvement, il s'adonne particulièrement à l'astronomie: le Souverain, en enveloppant toutes les parties du Gouvernement, doit surtout méditer là Religion.
La route n'en est pas aussi obscure, que quelques-uns se sont efforcées de le persuader. »La Théologie, dit S. Grégoire de Nazianze & la Religion est simple & nue; elle est fondée sur des témoignages divins, que quelques-uns regardent à dessein comme une science abstraite & embarrassée. Je ne parle ici que des dogmes & de la discipline: je mets à part les questions de Métaphysique, d'Histoire, de Grammaire, dont les Théologiens ont coutume de disputer avec vivacité, & dont il est inutile de charger l'esprit du Souverain.
Il en est de même des sophismes du Droit; mais il est important qu'il en sçache les principes généraux; il doit sur tout cela se borner; car il est une intempérance de sçavoir, & c'est une leçon très-difficile à pratiquer, selon le plus prudent des Historiens. Celui-là est sage, qui ne donnant pas dans tout, se renferme dans les connoissances utiles: ce passage de l'Apôtre, d'être sçavant avec sobriété, est adressé à tous, & singulièrement aux Puissances suprêmes; car continue S. Paul: »Il ne faut point s'arrêter à ce qui donne plutôt lieu à la dispute qu'à l'édification, laquelle vient de la foi: rien ne convient moins aux grandes âmes, dit autrefois Sénèque, que ces prétendues subtilités.
Au reste, la divine Providence aidera le Magistrat politique, & suppléra aisément à l'expérience qu'un temps trop court ne lui fourniroit pas. Un Ancien protestoit qu'il avoit plus appris par la prière, que par étude: »Dieu n'est point sourd à »ces voeux ardens de l'Église. Seigneur, dispensez au Prince votre prudence & votre justice à son Fils. Vous m'avez découvert, ô mon Dieu, s'écrioit David, la profondeur de votre sagesse. Salomon, jeune encore, ne sçavoir où porter ses pas, la multitude du Peuple, le poids des affaires l'accabloit: Qui pourra, dit-il, juger un si grand Peuple? accordez-moi donc, Seigneur, un esprit capable de le gouverner, & de discerner le bien & le mal. Le Seigneur lui répond, parce que vous ne m'avez pas demandé une longue vie, des richesses, la mort de vos ennemis, mais un jugement sain & droit, je vous ai donné un coeur sage & intelligent.» Dieu & la nature, comme on dit, viennent au secours dans les choses indispensables.
Comme les Empires sont l'ouvrage de Dieu, & qu'il les a établis pour servir d'asile à la vraie Religion, il est de sa bonté divine de gratifier des talens & des qualités propres au gouvernement les Princes qui les lui demandent avec ferveur: croira-t'on qu'il les leur refusera, tandis que sous la Loi légale il prodiguait aux Princes le don de Prophétie. Salomon répète dans ses paraboles: »L'Oracle est sur les lèvres du Roi, & sa Bouche en jugeant ne prévarique point. Moïse, ce grand Général, ce divin Prophète, ayant institué le Synedrin, composé de soixante-dix personnes, on dit que Dieu leur communiqua de l'esprit de Moïse, & cet esprit les échauffant, ils prophétisoient. Jésus, Fils de Nuni, succéda: au Généralat de Moïse, & il fut rempli de sagesse, aussi-tôt qu'on lui eût imposé les mains.
Saul, après son Sacre, fut inspiré, & devint un autre homme; telle est l'expression de l'Écriture. David, assis sur le trône, prophétisa ainsi que son Fils Salomon; en sorte que qui feuilleteroit assiduement l'Histoire de l'Ancien Testament trouveroit plus de Rois Prophètes que de Prêtres Prophètes. J'avoue que ces miracles furent plus fréquens dans les siècles où Dieu conversoit avec nos Pères, & leur faisoit connoitre sa volonté par les Prophètes; mais dans ces derniers jours il a parlé par son Fils, & a dévoilé ses desseins sur le Salut du genre humain: peu de Prophètes ont paru depuis lui. J. C. est le seul maître, dont nous avons tous hérité; il n'est plus nécessaire de prêcher une Religion nouvelle, comme autrefois; il faut seulement prêcher sa parole écrite. En vain se plaindroit-on de son obscurité & de sa subtilité; la parole est près de nous, dans notre bouche & dans notre coeur.
Cette Doctrine est publique, elle n'est cachée qu'aux hommes que Satan tient dans l'aveuglement: tous sont instruits de Dieu, tous connoissent Dieu; J. C. ayant par-là exaucé le voeu de Moïse, qui souhaittoit que tout le Peuple fut Prophète. Si la Doctrine de l'Evangile n'a rien d'obscur pour tous les Chrétiens, pour ces Ouvriers, ces Artisans, qui sont occupés du travail des mains, pourquoi refuser aux Princes cette faveur générale? surtout après que l'Apôtre leur applique spécialement «que Dieu a voulu que tous connoissent la vérité.»
L'Empereur Théodose, rempli de cette confiance, au moment de juger des erreurs qui attaquoient la foi, implora le secours divin en secret, & ne l'implora pas en vain. L'Empereur Justinien en éprouva les effets: sa Profession de foi est si belle, que Contius a dit avec raison «qu'aucun Père de l'Église, ni aucun Évêque n'en a donné une plus forte & plus pleine de Doctrine.» D'ailleurs, les dogmes nécessaires au Salut, ou les maximes de l'Église les plus importantes sont en petit nombre, & sont présentes à tout Fidèle. L'Écriture Sainte les renferme, le consentement perpétuel de l'Église les constate, le reste à peine intéresse-t-il le Magistrat politique. Au cas qu'il arrive quelque événement qu'on n'auroit pas prévu, chose que le temporel voit plus souvent que le spirituel; le tems & le Conseil y pourvoyent. Qu'on se rappelle ces vers d'Hésiode: «Tel est excellent qui sçait beaucoup, tel est bon & excellent qui se laisse persuader par celui qui parle juste.»
La piété est l'autre qualité propre au Magistrat politique; sans doute aucune vertu n'est si digne d'un Prince: il est ordonné au Roi des Hébreux d'apprendre à craindre Dieu, & à observer sa Loi. Il est prescrit à Josué de ne se point écarter de ses préceptes à droite ou à gauche. Les Saints Pères ne rebattent autre chose aux Princes; deux vices leur sont à craindre, l'impiété qui est le mal le plus incurable, & la superstition qui amolit le coeur, & qui éloigne les conseils salutaires; on évite ces deux écueils, en ne perdant point de vue le mot de l'Apôtre: «Le but du précepte est la charité qui naît d'un coeur pur, d'une bonne conscience & d'une vraie Foi»: ceux qui s'en éloignent tombent dans le précipice: ils sont jaloux d'être les Docteurs de la Loi, tandis qu'ils ne comprennent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils prêchent.
Telles sont les qualités nécessaires au Magistrat politique: je remarque ensuite que toute action du Souverain doit être droite, je ne dis pas tous ses actes, distinction indispensable; par exemple, un Juge ignorant a prononcé une sentence, il est en faute; mais sa sentence n'est pas nulle qu'il n'y ait un appel. Un particulier, qui n'est point interdit, donne son bien par une libéralité inconsidérée; la donation est bonne & son action est vicieuse. Un père est trop rude à ses enfans, un maître à ses esclaves, il faut obéir quoiqu'ils agissent mal; la raison est qu'il en coûte moins pour un bon acte que pour une bonne action: une bonne action part d'un jugement tourné au bien, d'un dessein réfléchi; elle dépend de la forme & des circonstances essentielles; il suffit à un bon acte, que celui qui ait le droit d'agir. J'appelle ici droit la faculté morale que la justice spéciale considère c'est-à-dire, la domination, le pouvoir, le droit de servitude, le droit actif d'obligation: tout acte prohibé l'est ou absolument ou relativement; absolument quand ses effets sont illicites par eux-mêmes ou par la Loi, relativement quand ses effets licites à la vérité ne sont pas au pouvoir de l'Agent: ainsi, à ne suivre que la Loi naturelle, en écartant pour un moment la Loi positive, tout acte est nul, si son effet a un vice essentiellement inhérent; où s'il est au-delà du pouvoir de l'Agent. On rapporte à la première espèce le commandement d'un Pere, d'un Maître, d'un Prince, de mentir ou d'adorer les Idoles: on place dans la seconde espèce le pouvoir d'un Maître sur un Esclave étranger, celui d'un Prince sur un homme qui n'est pas son Sujet, & celui de tout homme sur les actions intérieures, qui n'ont aucune relation aux extérieures: par conséquent, tout vice qui affecte l'esprit ou le jugement, n'annulle pas l'acte du pouvoir; & comme il est fondé sur l'ignorance de la vraie Religion, ou sur une passion ennemie de la vraie Religion, il est hors de doute que le Pere n'est point dépouillé du pouvoir paternel, le Mari de son autorité, le Maître de sa domination, le Roi de sa puissance souveraine.
Aussi, doit-on exécuter les Loix du Prince touchant la Religion, quand même il seroit fauteur d'hérésie, ou qu'il n'adoreroit pas le vrai Dieu, pourvu qu'elles n'attaquent point de front la Loi divine; trop de monumens le démontrent. Pharaon étoit un Roi impie, cependant le Peuple Hébreu n'osa sans sa permission sortir d'Égypte pour sacrifier. Le sacrifice étoit ordonné, & hors la puissance du Roi; mais comme le Seigneur n'avoit point désigné le lieu, le Peuple n'étoit point affranchi de l'obéissance qu'il lui avoit jurée. Nabuchodonosor ne vivoit point dans la vraie Religion; autant que sa Loi, d'adorer son image, eut peu d'effets, autant celle de ne point blasphémer le Dieu d'Israël fut-elle reçue & approuvée.
On sçait que Cyrus & ses Successeurs étoient ensevelis dans les ténèbres du Paganisme; les Hébreux cependant ne travaillèrent à la reconstruction du Temple de Jérusalem que de leur consentement. Si les Fidèles étouffoient les disputes qui s'élevoient entr'eux à l'occasion de la Religion, plutôt que d'en permettre la connoissance aux Payens; traduits devant eux, ils les reconnoissoient Juges; & souvent la nécessité les contraignoit d'implorer leurs secours, persuadés que ceux-là avoient le droit de juger, qui n'avoient point les talens nécessaires pour les bien juger.
Ptolomée, Roi d'Égypte, décida à son tribunal la question de la préférence du Temple de Jérusalem sur celui de Garisim entre les Juifs & les Samaritains. Ce Prince, argumentant de la Loi de Moïse, quoiqu'il ne la suivît pas, avoit le droit de juger, & jugea en effet, quel étoit le Temple, le culte, & le sacerdoce conforme à cette Loi: unique point de la contestation. Du tems des Apôtres, une partie du Synedrin Judaïque étoit prévenue; Pierre & Jean ne se croyent point exempts de sa Jurisdiction; ils le reconnoissent ouvertement pour Juge. On nous juge, dirent-ils, sur un miracle opéré, sur un malade guéri. L'état de la question étoit, s'il étoit permis de guérir au nom de J. C.
Saint Pierre le soutenoit, parce que Jesus est le Chef de l'Église, l'auteur du Salut, & qui le confirme par sa Résurrection & les miracles de sa vie. Aussi les Juifs lui défendant d'enseigner au nom de Jesus, «Jugez plutôt, dit-il, s'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux, hommes.»
Ces Juges avoient donc le droit de décider si Jesus étoit le Messie; & s'ils avoient bien jugé, la Sentence étoit bonne, quoique prononcée par des Impies. Félix étoit Payen, mais il représentoit l'Empereur: Tertullus accuse S. Paul devant lui; il le noircit de crimes, il lui reproche, entr'autres, qu'il est le Chef de la secte des Nazaréens. Saint Paul nie tous les crimes, & confesse qu'il adore Dieu selon la voye que cette Religion a frayée; étoit-ce un crime? voilà tout ce qu'il avoit à juger: je suis jugé, dit-il, sur la résurrection des morts; Dogme qui est le fondement de la Foi. Cette accusation est renouvellée devant Festus, Saint Paul le regarde comme son Juge; qu'on me juge ici, dit-il: craignant ensuite la prévention du Juge, il appelle à César, souverain Juge, & il saisit son tribunal de la cause de l'Evangile, non de la sienne; On demandoit, si d'enseigner l'Evangile étoit un crime, S. Paul, loin d'en convenir, ne cesse de répéter que l'Evangile étoit la doctrine du Salut.
Saint Paul ne récuse point le plus mauvais Prince. S'il eût absous. Paul comme il devoit, & plusieurs ont cru que son premier mouvement lui fut favorable, son Décret eût eu force de Loi, & auroit fermé la bouche aux Juifs; mais en condamnant S. Paul & l'Evangile, sa Sentence fut nulle, en ce qu'elle défendoit à S. Paul d'enseigner. Elle eut son effet, en ce qu'elle accorda le martyre à celui qui le souhaitoit ardemment.
Justin Martyr, & les autres Pères de l'Église présentèrent aux Empereurs Payens des ouvrages, pour confirmer la vérité de la vraie Religion. Paul de Samosate, ayant erré dans la doctrine, & cherchant à se maintenir dans l'Évêché d'Antioche, fut traduit devant l'Empereur Aurélien, Prince Infidèle, qui après avoir délibéré, statua que Paul seroit chassé du Siége d'Antioche: il avoit à juger si Paul de Samosate prêchoit la doctrine de la Foi.
Il est important à un Empereur, je ne dis pas religieux, mais prudent, de ne pas souffrir dans l'Épiscopat un Prélat qui enseigne des dogmes erronnés. On se souvenoit encore de ce que les Apôtres & leurs Successeurs avoient appris aux Églises dispersées, du Verbe, qui étoit dès le commencement, & qui venoit d'accomplir le Mystere de l'Incarnation. L'Évêque Archelaus disputa contre l'Hérétique Manés, qui a donné le nom aux Manichéens, devant Marcellus, Juge illustre, qui avoit choisi pour Conseillers un Médecin, un Philosophe, un Grammairien, un Rhéteur, tous Payens.
Saint Athanase, le fléau d'Arius, s'étant trouvé à Laodicée avec cet Hérésiarque, défendit la Foi Catholique devant Probus, Payen délégué de l'Empereur,& il l'emporta: comme on étoit convenu que l'Evangile seroit la Loi que l'on consulteroit, on fut aisément convaincu que cette Loi n'admettoit ni plusieurs Dieux ni deux Dieux.
Saint Athanase & les autres Saints Évêques agitèrent le dogme de la
Consubstantiation en présence de Constantius & de Jovinien Empereurs
Hérétiques. Les sages Évêques se sont depuis modelés sur eux lorsque les
Vandales occupoient l'Afrique, Eugene, Évêque de Carthage, offrit aux
Ariens de disputer de la Foi Catholique devant Hunerique Roi Arien;
mais ils rejettèrent sa proposition. L'Élection d'un Pape causa à Rome
quelque désordre; on implora le jugement du Roi Théodoric, & si ce
Prince étoit Arien. Voici un passage célèbre de la Confession de Basle.
«Tout Prince doit veiller à ce que ses Sujets sanctifient le nom de Dieu; que les bornes de son divin Royaume soient étendues; & qu'attentif à châtier les crimes, il vive soumis à sa volonté sainte. Les Princes Payens avoient ce devoir à remplir: combien est-il plus recommandé au Magistrat Chrétien comme au Vicaire de Dieu?» On lit dans une Apologie présentée à Philippe Roi d'Espagne, les sentimens de l'Église Reformée de Flandres, tandis qu'il sévissoit contre elle: combien s'en éloignent aujourd'hui ceux qui se vantent d'être les seuls appuis de l'Église?
«Princes, c'est à vous de juger, & d'étouffer les erreurs, quelques profondes qu'en soient les racines; malgré votre aveuglement, votre prévention contre la vérité, Dieu vous a donné ce droit; si vous en usez, il peut vous y rendre de plus en plus consommés.» Les mêmes termes se voyent dans une Lettre de Calvin au Roi François Ier, qui lui demande des éclaircissemens sur la Religion, assurant qu'elle est digne de son tribunal. Pourquoi les Églises & les Docteurs ne tiendroient-ils pas ce langage? Ils n'ignorent pas que Paul Sergius, Propréteur, homme profond, & nullement Chrétien, fut constitué Juge entre l'Apôtre S. Paul & le Mage Elyman. Sa propre Sentence l'éclaira, il crut; & peu s'en fallut que le Roi Agrippa, assis dans une autre occasion à côté du Préteur Romain, ne se rendît, du moins la vérité lui en arracha l'aveu. Quoiqu'on rapporte que Galion, Proconsul d'Achaie, ait refusé de régler quelques points de la Loi Légale, son action est plus digne de censure que de louanges, puisqu'il n'osa vanger l'affront fait à Sostenes.
Au reste, si un Chrétien pénétré le spirituel, si Dieu lui donne un jugement sain pour les choses divines, le don de lumière, qui réside dans cette partie de l'âme, appelée jugement, n'a point été refusé à quelques Infidèles. Personne n'a encore repris S. Augustin, dont le sentiment est développe dans un ouvrage sur la Grâce: «il semble que quelques-uns ayent obtenu le divin présent de l'intelligence, qui les porte à la Foi, quand ils entendent une parole, ou quand ils voyent des signes conformes à leurs idées.» Qui oseroit avancer que les Fidèles seuls jugent sainement de la Religion, puisqu'il est constant que l'on ne parvient à la foi que par le jugement? c'est pour elle qu'on recommande à tous de méditer les Saintes Écritures: on loue les habitans de Beroë d'avoir confronté l'Écriture Sainte avec la doctrine que Paul & Silas leur prêchoient. Or, on n'examine point, sans faire usage de son jugement; & Syrus, l'Interprete, l'a bien exprimé, en disant, «ils jugeoient l'Écriture».
Dès que les hommes qui ne professent point la vraie Religion, sont capables d'en décider, soit des particuliers, soit des Puissances, chacun par proportion, il n'est pas raisonnable d'exclure ceux qui, convaincus de la vérité de sa doctrine, s'abstiennent par quelque foiblesse de la participation aux Sacremens: a-t-on oublié que l'Empereur Constantin, avant son Baptême, a promulgué des Loix sur la Religion, de l'aveu & avec l'applaudissement des Évêques? qu'il a convoqué des Conciles, qu'il a jugé au milieu du Concile & après le Concile; qu'il s'est lui-même établi Juge des Catholiques & des Donatistes? L'Empereur Valentinien, mort sans Baptême, n'a-t-il pas suivi ses traces? mais dit-on, le Magistrat politique n'a point étudié ces questions spécieuses que les Théologiens ont coutume d'agiter dans les Écoles: si ce prétexte avoit lieu, combien de Pasteurs vertueux & appliqués ne pourroient juger de rien dans l'Église: un Clerc remplira dignement les fonctions pastorales, quoiqu'il n'ait pas assez de talens pour être reçu Docteur.
Suivant ce raisonnement, les Jurisconsultes devroient occuper la place des Juges comme plus capables: on voit au contraire dans les Villes, & plus fréquemment encore à la campagne, des Juges plus intègres qu'éclairés, qui prononcent sur les testamens, les contrats, & les autres matières du droit civil. Quelquefois un homme, peu instruit de la Chirurgie, a un assassinat à juger, si la plaie est mortelle ou non, si une grossesse peut durer onze mois. Il ne faut donc pas confondre la science du Juge avec le droit du jugement public ou impératif; car ou l'homme capable n'a pas ce droit, ou l'ignorance ne le perd point. «Heureuses les Républiques, s'écrie Platon, dont les Rois seroient Philosophes, ou dont les Philosophes seroient Rois»: il n'est pas pour cela permis aux Philosophes d'usurper le trône, & le Prince qui n'est pas Philosophe n'en doit pas descendre.
On dira peut-être que l'esprit des Prophètes est subordonné aux Prophètes; les anciens Grecs & Latins ont ainsi commenté ce passage de S. Paul. Les Prophètes ne doivent pas prêcher le Peuple au même moment ni de la même façon; ils doivent attendre que le Prophète qui a commencé ait fini son discours: comment, répond-t-on, retenir les dons du S. Esprit? ceux qu'il inspire ne ressemblent point aux Démoniaques; ils sont tellement maîtres de leurs dons, qu'ils peuvent ou le produire, ou le contenir pendant un tems, selon que l'ordre & l'édification le demandent; autrement Dieu seroit la cause de la confusion, lui qui est l'auteur de la paix & de la règle. Je ne rejetterai point ce commentaire, dès qu'il ne combat point la pensée de l'Apôtre. L'autre interprétation qui veut que les Prophètes souffrent & que d'autres Prophètes examinent leurs prophéties, n'a ici aucune application.
Le don singulier de prophétie, de guérison, & des langues, que Dieu a employé pour la propagation de la Foi, n'existe plus depuis long-tems, & n'a point de rapport à nos usages présens. Ce don admirable, qui rendoit infaillible la prédiction des événemens futurs, & qui imprimoit sur le champ la connoissance de la Théologie, que le travail humain n'auroit acquis qu'à peine, ne fera point valoir l'opinion des gens, qui l'accordent à tous les Pasteurs, & aux seuls Pasteurs. En effet, combien de Pasteurs médiocres Théologiens & combien de Séculiers habiles Théologiens? aussi compte-t-on des jugemens de plusieurs espèces; l'aveu de l'un ne détruit pas les autres. Un Médecin juge d'une maladie & d'une blessure, le Juge en décide, quand la cause est portée devant lui; le malade même en juge. Lorsque les Prophètes jugeoient dans l'Église Apostolique, on recommandoit à tous les Fidèles d'éprouver l'esprit. S. Jean donne un moyen sûr pour discerner l'Esprit de Dieu de celui de l'Ante-Christ; & le passage de S. Paul aux Thessaloniciens s'y rapporte. «N'étouffez point en vous l'Esprit-Saint, ne méprisez point les prophéties, examinez tout, & retenez ce qui est bon.»
Examiner & discerner est sans doute un acte du jugement; témoin ce mot de l'Apôtre, «que deux ou trois Prophètes parlent, & que les autres en jugent». Les plus anciens Pères, sous le terme autres, comprennent non les autres Prophètes, mais tout le Peuple: c'est avec raison, puisqu'ailleurs cet Apôtre sépare la pénétration des esprits du don de prophétie: il semble qu'il croyoit que les Chrétiens avoient reçu le don de prophétie, car il met au nombre des dons la Foi, distincte du don des miracles, ou qu'ils avoient un talent singulier pour juger les prophéties que publioient des hommes non Prophètes. L'Apôtre Saint Paul exige que les Corinthiens pèsent ses paroles. Les Saints Pères appellent aussi au jugement du Peuple: «Que ce Peuple, dont le coeur conserve la Foi divine, juge», dit S. Ambroise. De ces différens exemples, je conclus que dans aucun siècle on n'a abandonné aux seuls Prophètes le jugement de la Religion & de la doctrine.
On voit maintenant quelle est la triste ressource de ceux qui répondent aux momens de l'Ancien Testament, que ce que les Rois ont fait, ils l'ont fait comme Prophètes & non comme Rois. Si sous le nom de Prophètes ils entendent un don particulier de Dieu, c'est une pure chimere qui n'est d'aucune vraisemblance dans les faits que l'Écriture ne détaille pas. A quoi bon un don singulier où la Loi est commune, à moins qu'elle n'ait été portée contre les négligens? Si sous le nom de prophétie ils entendent un jugement plus éclairé de la volonté divine, obscure dans ces siècles, je conviens, en me servant de leurs termes, qu'ils ont sçu comme Prophètes, ce qu'il falloit commander, & qu'ils ont commandé en Rois.
Aussi l'Écriture n'a pas cru les noms propres assez forts dans sa narration; elle y a ajouté le nom de Rois, pour prouver que le droit d'agir venoit du pouvoir souverain & pour les proposer aux Princes pour modèles: ainsi, quand les Princes Chrétiens ordonnent de la Religion, ils commandent en Rois; ils traitent ces matières en Chrétiens habiles & instruits de Dieu; ils ont devant eux la Loi divine gravée plus profondément que les Rois & les Prophètes ne l'avoient autrefois. »Plusieurs Rois & Prophètes ont voulu voir ce que les Disciples de J. C. ont vu, & ils ne l'ont pas vu; ils ont voulu entendre ce que ceux-ci ont entendu, & ils ne l'ont pas entendu.
CHAPITRE VI.
De la manière de bien exercer le pouvoir sur la Religion.
Des qualités nécessaires au Magistrat politique, pour bien administrer la Religion, je passe à l'examen, de ses devoirs pour la même fin, je veux dire à la manière d'exercer son pouvoir. Je n'ai garde de donner dans l'erreur de certains Auteurs, qui confondent la question du droit avec celle de la façon d'en user; comme si le droit d'agir ne résidoit pas nécessairement dans celui à qui l'on donne des leçons pour en bien user. Le droit appartient à la justice spéciale, & la prudence fournit les moyens de le mettre en oeuvre. Autre chose est d'usurper le bien d'autrui; autre chose est de gouverner le sien imprudemment; rien au reste n'est plus étendu que cette matière de la façon d'agir: on sent toute la difficulté de réunir sous un petit nombre de maximes cette vicissitude de tems, de lieux, de personnes; aussi n'en toucherai-je qu'autant que cet ouvrage le demande.
Le premier devoir du Magistrat politique, est de consulter les Pasteurs recommandables par leur piété & leur érudition, soit sur ce que la Loi Divine ordonne aux fidèles de faire & de croire, soit sur l'établissement des pratiques qui peuvent être utiles à l'Église; c'est ce que conseillent dans les choses douteuses la raison & les notions les plus communes: un seul ne voit pas tout & n'entend pas tout; de là cet Axiome des Perses: »Les Rois doivent avoir plusieurs yeux & plusieurs oreilles; le commerce des sages rend sages les Princes.» Si le Gouvernement civil pousse aussi loin la prudence, combien doit-on être plus circonspect dans la Religion, ou les fautes ont des suites plus dangereuses: je n'accumulerai point les exemples; il est plus important de discuter jusqu'où le jugement du Magistrat politique peut & doit se prêter, au jugement directif des Pasteurs.
Tout Jugement humain est appuyé sur des principes intrinsèques, ou extrinsèques; les principes intrinsèques frappent les sens ou frappent l'esprit; par les principes qui frappent les sens, je juge que la neige est blanche; par les principes qui frappent l'esprit, je juge que les proportions mathématiques sont vraies, parce que toutes se rapportent à des notions communes. Le principe extrinsèque s'appelle autorité, laquelle est divine ou humaine; qui doute qu'il ne faille en tout obéir à l'autorité divine? Abraham n'hésita pas d'immoler son Fils. Noë de croire le Déluge; personne n'est également obligé de fléchir sous l'autorité humaine; lorsqu'elle n'est soutenue ni de l'autorité divine, ni des principes intrinsèques; il est cependant libre à y acquiescer dans les choses dont la connoissance n'est pas recommandée à chacun: un malade fait bien de prendre des remèdes, de l'ordonnance d'un habile Médecin; sa santé même s'altérant, elle l'oblige de suivre les conseils des Médecins, surtout quand il n'est pas en état de se gouverner par les principes naturels.
Dieu manifeste sa divine autorité en la proposant & la découvrant lui-même, en la découvrant & la proposant aux hommes par ses Ministres, par les Anges, par les Prophètes, les Apôtres. Lorsqu'on propose un dogme aux fidèles, pour y souscrire aveuglement, on doit être persuadé que celui qui propose n'a pu être trompé, ni ne peut tromper en ce qu'il propose. On en est persuadé, soit par un autre Oracle divin, tel que le fit Corneille par S. Pierre & S. Paul, par Ananias, soit par les signes de la Sagesse divine, témoins infaillibles de son Oracle: alors aucun Chrétien ne balance à se soumettre à ce précepte.
Une question, plus délicate est agité par les Docteurs Romains & les Réformés; «A-t-il existé depuis les Apôtres une personne, ou une Assemblée, qui doive ou qui puisse convaincre les hommes, que ce qu'ils proposent, est d'une vérité irréfragable?» Les Romains prennent l'affirmative, les Réformés la négative. Cette contestation influe beaucoup sur celle du pouvoir souverain sur la Religion. Les Romains conviennent, «que le Prince doit la gouverner», Hartus le passe à Renaud; ils pensent que tout pouvoir émane du Magistrat politique. Suarés le soutient clairement. Les Reformés tombent aussi d'accord, que s'il est parmi les hommes un Oracle, s'il est un Prophète infaillible, le jugement des Rois & des particuliers doit tellement s'y conformer, qu'il seroit impossible aux Princes de l'attaquer de front, & aux particuliers de croire & d'agir contre ce qu'il prescriroit, puisque tout pouvoir humain & toute action dépend du pouvoir divin: on demande «si depuis les Apôtres cet Oracle subsiste.» La question se réunit enfin au Pape, parce qu'il est constant que tout Pasteur, tout Prince, tout Particulier, tout Concile provincial, national, patriarchal, universel même, peuvent se tromper & ont coutume de se tromper.
Ce fondement posé que tout homme est faillible, même le Pape, comme en conviennent quelques Docteurs Romains, toute Assemblée visible l'est aussi. Examinons jusqu'où chacun est obligé de suivre un jugement étranger & faillible. I°, Personne en général n'est obligé de souscrire à un jugement directif. S. Chrysostome, traitant cette matière, l'a dit autrefois: »N'est-il pas absurde de se laisser entraîner bonnement à l'avis des autres. Souvent les principes extrinsèques de la chose, ou l'autorité divine démontrent qu'un tel jugement est faillible. Panorme & Gerson déclarent qu'il vaut mieux s'en rapporter au sentiment d'un particulier, fondé sur l'Evangile, qu'au Pape même: ainsi, les Évêques qui tenoient de l'Evangile,« que le »Verbe étoit Dieu, & qu'il n'y a qu'un Dieu,» ne devoient point écouter le Concile de Rimini. 2°. Comme l'esprit ne fait pas distinctement voir le contraire, personne n'est contraint de subir le jugement directif des autres, d'autant qu'il a la liberté de s'informer & de tenter si l'on peut parvenir à la connoissance du vrai. Il n'y est nécessité que quand la foiblesse de son génie, un tems trop court, ou des occupations pressantes le détournent de cette recherche. Les Jurisconsultes enseignent que les Juges ne sont point absolûment tenus de suivre un rapport de Chirurgie, pour juger une blessure, ni celui d'un Arpenteur pour planter des bornes, non plus que celui d'un Expert pour apurer des comptes; mais, après une mûre délibération, ils sont en état de décider selon la droiture & l'équité.
A l'égard de la Foi, personne ne sçauroit en sûreté acquiescer à un jugement directif étranger, moins parce que les Dogmes de Foi sont clairs & connus à tous, que parce q'ils ne sont dogmes de Foi, qu'à cause qu'ils sont fondés sur l'autorité divine. Les Romains le confessent; aussi Clément Alexandrin appelle un prétexte vain celui que l'on tire de différens Commentaires, en disant: »qu'il est permis de trouver la vérité à ceux qui le veulent. Abraham a cru en Dieu, & cela lui a été imputé à justice. La Foi vient de l'entendement, & l'entendement de la parole de Dieu. Quelques-uns peuvent être entraînés par les autres, comme les Samaritains par une femme: ils croient vraiement, non à une parole étrangère, mais ils ont entendu & sçu que J. C. est le Sauveur du monde;» de là ce mot du Prophète; le Juge vivra de sa foi, non de celle d'autrui: de-là on attribue à la Foi, la plénitude. »Le Roi d'Angleterre n'est point répréhensible d'avoir avancé, que chacun doit appuyer sur sa propre science le fondement, de fa Foi;» j'en dis de même de Zanchius, dont le passage suivant contribuera beaucoup à développer cette question. »Le devoir d'un Prince religieux est de connoître par la parole de Dieu, & par les dogmes de la Foi, quelle est la Religion Chrétienne, & quelle est la doctrine apostolique, à laquelle les Églises particulieres doivent s'unir, afin qu'il agisse ou qu'il ose agir dans une matière importante; moins par le seul avis des autres, que par les mouvemens de sa propre science. Ailleurs la science est nécessaire au Prince, parce qu'il faut qu'il comprenne ce qu'il: veut faire & qu'il voye de ses yeux: rien en effet n'est plus dangereux pour l'État & pour l'Église que le Prince se repose de ses devoirs sur les autres; c'est-là l'unique source de la décadence de l'Église Romaine.
»Ce n'est pas en vain, dit l'Évêque d'Elie, qu'on recommande au Roi de méditer attentivement la Loi, de ne point dépendre entierement des autres, & de ne »pas craindre de décider: il est naturel d'appliquer au culte divin ces maximes de la Foi. En vain, dit Dieu, ils m'honorent, enseignant des Doctrines & des Ordonnances humaines. S. Paul loue les Thessaloniciens de recevoir sa parole, non comme la sienne, mais comme celle de Dieu telle qu'elle étoit: dans les choses donc qui sont définies de Dieu, personne n'est lié au jugement déclaratif d'un autre (qui est une espèce de jugement directif) & ne peut en conscience y acquiescer.
L'espèce du Jugement directif, que j'ai appellé persuasif, concernant plutôt ce qui n'est pas de la Loi divine, écoute plus volontiers l'autorité d'un autre, point trop cependant: comme on ne loue point les gens entêtés de leur opinion, on ne goûte point ceux qui, semblables à des machines, se laissent conduire par les organes des autres. Il y a cette différence entre le Conseil & le Pouvoir, que les Loix conformes à la Loi divine obligent, mais le Conseil n'oblige pas. «Le Conseil, dit S. Jérôme, est l'opinion de celui qui le donne, le précepte est la règle de celui qui le reçoit. Un Conseiller, ajoute S. Chrysostome, ne force point à embrasser son avis; on est libre dans son choix, & il est permis de prendre le parti qu'on juge à propos; c'est au Magistrat politique à décider, toutes les fois qu'on sera partagé dans son Conseil, dont il est plus avantageux de peser les avis que de les nombrer.
Souvent on loue, loin de blâmer, l'ignorance du Prince sur le droit civil, la médecine, le commerce, l'agriculture, à cause de ses importantes occupations; il n'est pas également excusable de négliger la Religion, rien n'étant plus digne d'attention & n'intéressant plus essentiellement la conservation de l'État. On lit dans l'Histoire que les Princes qui ont déposé ce devoir, entre les mains de leurs Ministres, ont été aveuglés par les hommes, & punis de Dieu. Ils ont perdu leurs États, & assis sur le trône, ne tenant du Prince que le nom, ils sont devenus les esclaves de leurs Favoris.
On a coutume de se parer de quelques passages du Vieux-Testament, pour démontrer qu'il faut obéir sans réserve au jugement des Pasteurs sur la Religion; il s'en faut beaucoup qu'ils soient concluans; le premier est du Deutéronome XVII. On ordonne aux Israëlites, »d'exécuter à la lettre les ordres que les Prêtres leur donneront. Il est confiant que ce précepte regardait les Juges; il ne s'agissoit pas particulièrement de la Religion, mais de tout procès capital ou pécuniaire: «Si vous vous trouvez, dit la Loi, embarassé pour juger entre le sang & le sang, la cause & la cause, la playe & la playe, que toute contestation soit terminée entre vous.» La Loi s'adresse, aux Magistrats inférieurs, & non au Roi; elle leur enjoint, en cas d'obscurité, de consulter le Sénat, qui étoit composé de Prêtres & de Juges, tous habiles Jurisconsultes. Les Magistrats inférieurs ne sont point soumis à leur autorité, mais à la Loi qu'ils sont chargés d'interpréter: »vous suivrez ce qu'ils vous enseigneront suivant la Loi & le jugement qu'ils rendront, sans vous en écarter ni à droite ni à gauche: comme si le Roi prescrivoit aujourd'hui aux Juges de ne point aller contre ce que les Jurisconsultes leur enseigneroient être conforme au droit; car les Jurisconsultes confessent eux-mêmes, que le Juge n'est point astraint à leurs consultations. On produit encore un passage de l'Evangile: «Ils sont assis sur la chaire de Moïse, observez donc tout ce qu'ils vous commanderont d'observer»: passage que Stelle & Maldonat Romains commentent, & ont bien expliqué, en disant: «Écoutez-les, tant qu'ils enseigneront ce que Moïse a enseigné.» Vient ensuite un endroit du Prophète Malachie: »Les lèvres du Prêtre garderont la »science & la Loi, ils la recevront de sa bouche; parce qu'il est l'Ange du Dieu des Armées. Despense ajoute, on doit les suivre, autant qu'ils prêchent la Loi de Moïse, autrement non: Quand, poursuit Malachie, ils s'éloignent de la voye frayée; car si on les approuvoit, ils serviroient d'écueils à plusieurs, ce qui pouvant se trouver, Jérémie traite de fausseté cette opinion que la Loi ne manquera point par les Prêtres; le sage ne refusera point son conseil, & le Prophète ne recélera point la parole. Le siècle d'Ezéchias & des tems plus reculés ont vu ce qu'ils assuroient ne pouvoit arriver; »que les Prêtres ne distingueroient point le pur d'avec l'immonde: il est donc à craindre que ceux qui conduisent des aveugles ne le deviennent eux-mêmes, & qu'ils ne tombent ensemble dans le précipice: la faute d'un Directeur imprudent n'excuse point un Disciple trop crédule; il mourra, dit Dieu, dans «son iniquité, & je vous redemanderai son sang.
Personne n'étoit obligé de croire les Prêtres qui enseignoient contre la Loi ou hors la Loi. Dieu recommandoit surtout aux Prêtres: «N'ajoutez rien à la parole que je vous ai prescrite, & prescrivoit à chacun du Peuple de s'en tenir à la foi & au témoignage.» À considérer le châtiment que le Deutéronome inflige au Juif qui refusoit l'obéissance au Prêtre, on étoit convaincu que les Prêtres étoient Juges, & qu'une portion de la Magistrature politique leur étoit confiée; vérité que j'ai établie ailleurs. Ces passages de l'Ancien Testament, favorables aux Prêtres, les concernoient, en tant qu'ils étoient Magistrats, & n'ont aucune application aux Ministres de l'Evangile.
Quelques-uns s'appuyent sur un autre passage des Nombres XXVII, XXI où Dieu parle ainsi de Josué: «Il se présentera devant le Grand Prêtre Eléazar, & lui demandera la volonté de Dieu par l'Uria»; & suivant sa réponse, Josué sortira & marchera avec tous les enfans d'Israël & le reste du Peuple. Ce passage bien développé n'a aucun rapport à la question. L'Urim, qu'on nomme autrepart Urim & Thummin, étoit attachée à l'Ephod, que le Grand Prêtre des Hébreux portoit sur sa poitrine, Exod. XXVIII, 30. Levite VIII, 8. Elien écrit, que le Grand Prêtre d'Égypte étoit le souverain Juge; il avoit à son col un ornement de Saphir, appellé la Vérité. Diodore de Sicile Livre Ier. raconte que le souverain Juge d'Égypte avoit pendu à son col un cachet ou sceau, composé de pierres précieuses, que les Prêtres appelloient la Vérité. Aussitôt que le Juge revêtoit ce sceau, la plaidoirie commençoit, & à la fin le Grand Prêtre apposoit sur la partie qui gagnoit, ce symbole de la vérité.
Il est clair par ces deux témoignages, que les Nations voisines des Hébreux imitoient leurs usages, comme le Démon est le singe de Dieu. L'Histoire sacrée, au Livre des Juges VIII, 27. 33. & XVIII. 5. 14. remarque que du tems des Juges, Hébreux, les Prêtres des Idoles avoient un Ephod, par lequel ils rendoient des Oracles. Elien & Diodore de Sicile nomment ce sceau Vérité. Les Septante l'ont «appellé Thummin, & l'on dit Urim & Thummin, pour dire qui manifeste la Vérité. Suivant Philon, les Juifs ont conservé la maniere dont répondoient l'Urim & Thummin: une affaire importante, mise en délibération, on alloit consulter l'Ephod; si l'affaire étoit avantageuse aux Hébreux, les pierres brilloient d'un feu céleste; si le succès en devoit être malheureux, les pierres ne changeoient point. Samuel I. XXX. 7. a laissé une belle description, de la manière de consulter l'Urim. David dit au Grand Prêtre Abiatar, fils d'Abimelec; «apportez-moi l'Ephod», & Abiatar présenta l'Ephod à David, qui interrogea Dieu de la sorte: »Poursuivrai-je cette Aimée & l'atteindrai-je? Dieu lui répondit par l'Urim, «poursuivez, vous les joindrez & vous les déferez». Dans les Nombres est un endroit pareil; là Josué est le Chef des Hébreux, ici David conduit le Peuple d'Israël. On ordonne à Josué de se tenir debout devant le Grand Prêtre, pour être plus près du Pectoral & de l'Urim qui y étoit attaché: de même il est dit qu'on approcha le Pectoral de David.
Plusieurs Sçavans ont remarqué dans Maimonides, que le Grand Prêtre avoit coutume d'être debout devant le Roi par respect, & que le Roi ne l'étoit devant le Grand Prêtre, qu'en consultant l'Urim; preuve qu'il rendoit cet honneur à l'Oracle, non au Grand Prêtre. Là on ordonne à Josué d'interroger, ici David interroge. Abimelec ne répond point à David, mais Dieu qu'il consultoit par l'Urim: là on parle de la bouche de l'Urim, c'est-à-dire, de son jugement, & on prête par métaphore une bouche à l'Urim, comme dans le Deutéronome, ou en donne une à la Loi. Les Latins, par une même figure, ont formé le nom de présage, Omen. Il est mieux de l'attribuer à l'Urim qu'à Dieu, comme ont fait plusieurs tant Réformés que Catholiques Romains, quoique le sens soit absolument le même.
Un autre événement ne permet pas de douter que Dieu parloit & non le Prêtre. David, qui soupçonnoit la fidélité des habitans de Ceîlam, s'y transporta, & ordonna à Abiatar d'apporter l'Ephod; c'est-à-dire, approchez-moi l'Ephod, ainsi qu'il paroît par l'endroit cité. David consulta Dieu, & Dieu non Abiatar, répondit à David, que les habitans le livreroient à Saul. Quel motif engageoit David à prévenir l'Urim, c'étoit le succès de son voyage: Josué est dans la même circonstance; en effet, ce qui précède explique ces mots; «Ils sortiront, ils rentreront». Moïse supplie Dieu, de mettre à la tête de son Peuple un homme qui le gouverne & le conduise. On avoit donc soin de recourir à l'Urim pour la guerre & le salut du Peuple: d'autres Oracles décidoient pour les autres choses moins importantes; la réponse du Propitiatoire, »le soufle, la vision, & les songes. Joseph, après un mûr examen, prétend avec raison, que le feu de l'Urim signifioit les victoires, ne disant rien de plus. Maimonide ajoute que l'Urim & Thummim ne régloit point les affaires des Particuliers, & que la Puissance souveraine avoit seule le droit de le faire expliquer. Les Pasteurs qui se prévalent de ce passage des Nombres, ne rendent pas leur cause meilleure; il y auroit au contraire lieu de les soupçonner d'envahir l'autorité temporelle. Si l'on admettoit leurs idées, on ne déclareroit plus la guerre que par leurs ordres: il est vrai qu'ils seraient fondés, si leur ministère prédisoit les événemens, comme autrefois celui des Prêtres; quoiqu'à présent ce soit le témoignage de la divine préscience, & non leur jugement.
Au reste, le Grand Prêtre n'interrogeoit point l'Urim en arrière du Roi. Le Roi, ou le Général étoit présent au miracle, & on lui approchoit l'Urim: qui ne voit combien cela fait peu à notre question? S'il est cependant permis d'employer la figure, l'Evangile est notre Urim; & Syrachides a dit à propos, «que la Loi fidèle manifeste la vérité, comme la consultation de l'Urim». Les Hellénistes traduisent le mot Urim, tantôt manifestant, & tantôt par manifestée: est-il plus vrai de le dire de la Loi ancienne que de la Loi Chrétienne? Que le Prêtre l'apporte donc au Roi pour y lire les promesses, & les menaces divines; mais qu'il n'exige pas qu'on ait en lui la foi, qui n'est due qu'à la lumière qu'il annonce; & qu'il se souvienne aussi que notre Urim est non-seulement gravé dans le coeur des Pasteurs, mais encore dans celui de chaque Chrétien: c'est la grâce salutaire qui éclaire tous les hommes. En voilà, je pense, assez touchant les jugemens des Pasteurs par rapport au Magistrat politique.
Une autre règle générale, qui prépare la maniere de bien exercer ce droit, est que le Magistrat politique maintienne la paix dans l'Église, car c'en est l'âme. «Le monde connoîtra, dit J.C. que vous êtes mes Disciples, à l'amour que vous aurez les uns pour les autres.» Le divin caractère de la primitive Église étoit; «qu'un coeur & une âme animoit la multitude des Fidèles.» L'Empereur Constantin & ses successeurs n'eurent d'autres soins plus empressés que ceux de prévenir ou d'étouffer les dissentions. Julien, l'irréconciliable ennemi des Chrétiens, crut ne pouvoir mieux réussir à renverser la Religion, qu'en fomentant les divisions que les différentes sectes échauffoient parmi les Chrétiens. Ammian le raporte ainsi: «Dans le dessein de fortifier les indispositions mutuelles, en présence du Peuple, il recevoit dans son Palais les Évêques opposés; il les exhortoit de contenir tout mouvement de guerre civile, & de soutenir leur secte avec constance; comptant que la sédition augmantant la licence, il n'auroit point à redouter l'union du Peuple; convaincu que nulle bête farouche n'est plus ennemie des hommes que les Chrétiens le sont les uns des autres.»
S. Augustin peint des mêmes couleurs le projet de l'Empereur Julien: «Il ne voyoit, dit-il, d'autre voye pour faire disparoître de dessus la terre le nom Chrétien, que celle de rompre l'union de l'Église & de souffrir toutes les hérésies.» On doit plaindre ce siècle affligé plus qu'aucun autre par de tels malheurs auxquels le Clergé contribua plus que les Princes, ainsi que l'a remarqué l'Électeur Palatin dans ce qu'il écrit à ses enfans: ouvrage que les vrais fidèles de l'Église doivent lire & apprendre; mais si les anciennes playes ne peuvent être refermées, quoiqu'il n'en faille pas désespérer, puisque Dieu sçait ouvrir une voye aux choses impossibles, le devoir du Magistrat politique, en cette occasion, est d'empêcher que sur ces vieilles blessures il ne s'en fasse de nouvelles: «C'est aux Princes Chrétiens, dit Saint Augustin, à assurer sous leur règne la Paix de l'Église leur mere.»
Voici les moyens principaux qui en confirment l'union. 1° De s'abstenir, autant qu'il est possible, de donner des définitions, sauf les dogmes nécessaires au Salut, ou qui y conduisent. Les Jurisconsultes pensent unanimement que toute définition nouvelle dans le Droit est dangereuse; il en est de même de la Théologie.
Suivant un vieil axiome, «il est dangereux de dire de Dieu même des choses vraies.» La maxime de S. Gregoire de Nazianze vient ici à propos: «Ne cherchez point à pénétrer la fin de chaque chose.» Ce mot de S. Augustin est plus fort: «Plusieurs Auteurs, même les plus célèbres Défenseurs de la Foi Catholique, ne se rapprochent pas hormis pour la Foi; & celui de Vincent de Lerins: Nous devons suivre & examiner avec scrupule le consentement des Saints Pères, moins sur les points particuliers de la Loi divine, que sur la règle de la Foi.
Les Pères du Concile de Nicée & de Constantinople, & les Empereurs qui les ont convoqués, ne se sont point livrés à la passion de définir; après avoir déclaré que le Pere, le Fils & le Saint Esprit sont trois personnes, & qu'ils ne sont qu'un Dieu: il s'ensuit qu'ils sont consubstantiels; ces Pères ne se sont point tourmentés à différencier l'essence de l'hypostase. Les Évêques assemblés à Éphèse & à Calcédoine, & les Empereurs, ayant défini qu'il y avoit en J. C. une personne & deux natures, ne se sont point amusés à développer avec subtilité l'union hypostatique. Dans les Conciles de Diospole, de Carthage, de Milet, & d'Orange, les Pères & les Princes qui y assistèrent, pressés de soutenir la Grace de Dieu, prononcèrent ouvertement contre Pelage & ses Fauteurs, «que l'homme ne peut spirituellement commencer, continuer, ou achever rien de bon sans la Grace divine;» mais ils confièrent à un prudent silence la plupart des questions sur l'ordre de la prédestination & sur la maniere de concilier le libre arbitre avec la Grace. Les Pères de l'ancienne Église ont avoué, que les signe visibles du Corps de J. C. invisiblement présent, étoient dans le Sacrement de l'Eucharistie; mais ils n'étoient pas d'accord sur la maniere dont il étoit présent; cependant l'union n'a point été rompue.
Il n'y a qu'un petit nombre de dogmes à définir avec anathème, les autres ne le demandent pas: le Concile d'Orange a observé cette différence. On lit dans un ancien Concile de Carthage: «Il nous reste à déclarer ce que nous pensons sans juger personne, & sans excommunier celui qui pense différemment.» Ce qui resserra l'union de l'Église Catholique dans les premiers siècles, fut de ne proposer aucune définition dogmatique que dans les Conciles généraux; & si les Conciles particuliers en donnoient, elles n'avoient de force qu'autant qu'elles étoient approuvées des autres Églises: les Souverains ne sçauroient rien faire de plus avantageux que de ramener cet usage; car il eu peu de ressources dans ces remèdes, que les Médecins nomment topiques ou locaux. L'union des parties ne s'apperçoit que par l'unité du corps. Rien n'est plus beau que le Canon de l'Église d'Angleterre de l'an 1571. «Que les Prédicateurs ayent attention de ne prêcher au Peuple que des dogmes conformes à la Doctrine de l'Ancien & du Nouveau Testament, & à ce que les Saints Pères & les anciens Évêques en ont recueilli dans leurs ouvrages.»
Le principe est le même pour les choses qu'il faut pratiquer, comme pour celles qu'il faut croire, quoique sur les premiers les disputes soient moins fréquentes. S. Chrysostome dit bien autrefois: »On hésite d'observer quelques dogmes, mais on ne cache point les bonnes oeuvres.» Pour ne point en altérer l'union, il est important de bien convaincre le Peuple, que ces préceptes écoulent de la Loi divine. Sénèque désaprouvant les Commentaires sur les Loix, que la Loi ordonne, s'écrie-t-il, qu'elle ne dispute pas; il en devroit être ainsi des Loix purement arbitraires: cependant Justinien & les autres Empereurs, dans le Code & dans les Novelles, rendent volontiers raison des Loix civiles.
En matière de Religion, joignez la persuasion à la sévérité des Loix. Platon, Charondas, & les autres Législateurs l'ont employée avec succès. Les Empereurs Théodose & Valentinien ont imité ces Sages en 449. «Il nous convient de persuader nos Sujets de la vraie Religion.» Justinien dit: «Nous nous pressons de leur enseigner la vraie Foi des Chrétiens.» En effet, de même que les Empires florissent lorsque les Sujets vouent à leur Prince une obéissance volontaire, de même les progrès de la Religion sont rapides lorsqu'on l'embrasse de bon coeur. «Rien n'est si volontaire, dit Lactance, que la Religion; si l'esprit a horreur du sacrifice, il n'y a plus de Religion. Autrement, disoit Thémistius, ils adoreront la pourpre & non le Créateur.»
Telle est donc l'occupation la plus précieuse du Souverain de convaincre la plus saine partie de son Peuple de l'autorité des témoignages divins, & de lui faire comprendre que ses Ordonnances sont justes, & ne respirent que la piété: il est plus à souhaiter qu'à espérer que tous soient unis de sentimens; l'ignorance ou la malice de quelques-uns ne doit point faire perdre de vue la vérité de l'union. La démarche ne laisse pas que d'être délicate; il s'agit plus de détourner du mal ceux qui résistent aux Loix divines & humaines, que de les forcer au bien. S. Augustin a prudemment développé ces deux points dans un de ses ouvrages.
Il est des matières que la Loi divine a laissé indécises, le Gouvernement ou la discipline de l'Église, & ses Rits. Si la chose étoit nouvelle & facile à manier, il n'y auroit rien de mieux à faire que de rappeller la ferveur du siècle apostolique, que le consentement des fidèles & des progrès rapides ont consacrée. Selon ce mot, tout étoit autrefois mieux disposé; & les changemens qu'on «a essuyés, n'ont pas eu un heureux succès: cependant, le tems & le pays méritent quelque attention.» S. Jérôme dit sagement: «Regardons comme des Canons apostoliques nos usages qui ne seront ni contre la Foi ni contre les moeurs. St. Augustin, Épître 118. Soyons indifférens pour qui n'attaque ni la Foi ni les moeurs, & ne nous opposons pas pour demeurer unis avec qui nous vivons.»
La variété de la discipline manifeste bien la Liberté Chrétienne, & n'altéré point l'union de l'Église. Saint Irènée l'écrit au Pape Victor: «La différence du Jeûne déclare l'unité de la Foi.» Saint Cyprien ajoute: «Les moeurs différentes des hommes & des lieux varient certaines pratiques, & cette variété ne rompt point la paix & l'unité de l'Église Catholique. Saint Augustin, que la Foi qui enveloppe l'univers, soit partout professée quoique son unanimité éclate par des Rits différens qui ne touchent point à la vérité de la Foi; car la beauté de la fille du Roi est intérieure; ces usages variés décorent son habillement, d'où l'on dit, que sa robbe est un tissu d'or varié avec art; mais les nuances sont si bien détachées, que les couleurs n'en sont point confuses.»
L'Histoire de Socrate fournit plusieurs passages conformes, Liv. 5. Chap. 22. Si en cette occasion, le meilleur n'a point prévalu, & que le médiocre l'ait emporté, il est prudent de ne le corriger, qu'en profitant de l'instant & du consentement universel. «Que tout reste dans le même état; un changement perpétuel diminue la bonté des choses.» L'Empereur Auguste, chez Dion, l'a répété d'après Aristote & Thucydide; & Saint Augustin y a souscrit; «Autant que le changement d'un usage apporte d'utilité autant nuit-il par sa nouveauté». Le Souverain agira sagement dans les pratiques que la Loi divine a abandonnées à la discrétion des hommes, en dirigeant son pouvoir sur les inclinations de ses Sujets: le Gouvernement civil en offre des exemples fréquens. Tous les jours on permet à des Villes, à des Communautés, qui n'ont aucune Jurisdiction, de dresser des Statuts, que le Magistrat politique examine, approuve & scelle de son autorité.
Enfin, un moyen propre pour faciliter l'exercice du droit, est que le Prince prenne non-seulement le conseil, mais encore, qu'il employe le ministère de personnes éclairées; & de peur d'être accablé, qu'il défère les affaires particulières à des Cours établies, qui n'étant pas en état de les terminer, puissent les remettre à sa volonté; tels étoient dans l'ancienne Église sous les Empereurs Chrétiens, les Clergés des Villes, les Conciles des Métropolitains, des Exarques, & les Conciles que les Empereurs convoquoient: cette matière sera traitée incessamment.
Mais ces maximes de demander conseil, d'aider l'obéissance de ceux qui se soumettent, d'observer le degré de Jurisdiction, & tant d'autres dont cette matière est susceptible, ne peuvent être durables; ni toujours avantageuses; elles s'accommodent aux circonstances; le lieu, le tems, les hommes, diversifient ses opérations: convient-il de consulter sur une chose connue pour certaine, ni d'espérer un calme prompt au milieu de la tourmente? faut'il patienter dans un danger pressant, ou parcourir tous les tribunaux tandis qu'on auroit raison de soupçonner la fidélité des inférieurs, & d'en craindre la haine, la faveur & autres obstacles que prévoit un esprit prudent: il en est comme de la navigation, où les écueils ne souffrent pas qu'on tienne une route droite. Je ferai voir ici en passant l'erreur de quelques-uns qui distinguent deux puissances, l'absolue & l'ordinaire: ils confondent la puissance avec la manière de l'exercer.
Le Créateur n'use-t'il pas de la même puissance, soit qu'il agisse selon l'ordre qu'il s'est prescrit soit qu'il s'en écarte? Le Magistrat politique a cette puissance, soit qu'il se conforme aux Loix, soit qu'il s'en éloigne; il est de son équité d'invoquer l'ordre & les Loix dans les affaires ordinaires: les Loix sont principalement pour cela, mais dans les cas inopinés, il doit agir à l'extraordinaire, au moment qu'il peut ne les pas suivre: les espèces sont infinies, l'ordre ou la Loi positive est finie. Or, le fini ne sçauroit être la règle de l'infini.
Quoiqu'il soit mieux de se prescrire une règle générale dans les affaires ordinaires, s'en détourner quelquefois est peut-être malfaire; mais non pas franchir les bornes du droit inhérent au Magistrat politique; car ses devoirs appliqués à toutes les vertus, s'étendent plus loin que le droit en lui-même. «C'est folie de penser, soutiennent les Jurisconsultes, que la Puissance suprême ne peut évoquer à elle sans connoissance de cause»: de-là vient l'axiome de l'école, que personne ne peut se commander: personne ne peut s'assujettir à une Loi dont il ne soit pas possible de rappeller en changeant de volonté. Celui-là est le Magistrat politique, qui a le pouvoir de déroger au droit ordinaire: il résulte que la Loi positive ne sçauroit limiter le droit du Souverain; il est du supérieur de restraindre le droit. Quelqu'un est-il supérieur à soi-même?
L'Empereur est si peu soumis à les Loix, dit Saint Augustin, qu'il a le pouvoir d'en promulguer d'autres. Affranchissons des Loix, dit Justinien, la personne de l'Empereur, à qui Dieu a subordonné les Loix mêmes: au reste, est-il libre au Magistrat politique de ne point écouter les Loix dans les espèces ordinaires? Je répons avec l'Apôtre S. Paul, «qu'il le peut, mais que cela ne convient pas étant contraire à l'édification»; ou je répons avec Paul le Jurisconsulte, «il lui est à la vérité permis, mais il n'est pas décent. Votre raison, votre prudence, dit Ciceron, veulent que vous consultiez moins votre pouvoir que votre dignité.» Aussi les Auteurs célèbres opposent-ils souvent ce qui est permis à ce qui est décent, ce qu'il faut à ce qui est honnête, & ce qui est meilleur, sur-tout en ce qui concerne la magistrature politique. Voici le lieu convenable à cette proposition avancée plus haut. «L'acte est bon tant qu'on est en droit, quoique l'action ne le soit pas»: que le Souverain ordonne imprudemment, ou contre l'ordre, & qu'il soit possible d'exécuter sans crime, la nécessité de la subordination le fait valoir, dit l'Apôtre; Dieu lui a confié le pouvoir suprême; le Sujet a la fidélité en partage. «Ils sont Rois, s'écrie Sophocle, pourquoi ne pas obéir?» & alors il faut souffrir l'ignorance des Princes.
CHAPITRE VII.
Des Conciles.
Voici le moment de parler des Conciles. Tout ignorant sçait, tout homme sincère convient que leur autorité est d'un grand poids dans l'Église; les Grecs appelloient Conciles toutes sortes d'Assemblées des Églises, mêmes particulieres: on le voit dans les écrits de Saint Ignace, & dans les Constitutions de Constantin. ce mot cependant est plus usité & plus conforme à son origine, lorsqu'il caractérise ces Assemblées, composées de personnes réunies de divers lieux. Le Concile est différent du Sénat, à qui les Grecs donnent différens noms, en ce que le Sénat est une Cour ou une Assemblée formée d'un certain nombre de Citoyens demeurans dans une Ville ou autre lieu; au lieu que le Concile n'est point une Cour, & que le nombre de ses Membres n'est point limité. Les Grecs ont un nom particulier pour désigner l'Assemblée de la multitude, ils l'appellent Église, Synagogue, & en ce sens elle n'est point Concile; elle est l'Assemblée du Peuple qui habite la Ville.
La tenue des États d'un Empire se nomme en Latin Concile, & en Grec Synode: dans les Décrets du Royaume de Hongrie l'Assemblée des Évêques & des Grands est appellée Concile. Charlemagne fut déclaré Patrice des Romains dans un Concile ou Synode, c'est-à-dire, dans l'Assemblée des États, comme l'a parfaitement expliqué Melchior Goldaste, Auteur si consommé dans le Gouvernement de l'Empire Germanique: ces Décrets apprennent que ce Concile étoit composé d'Évêques, d'Abbés, de Juges, autrement dit Comtes, & de Jurisconsultes députés des Villes. La plupart des ces Conciles étoient de François & de Goths; on en a les Capitulaires dans le recueil des Conciles, & on y décidoit indifféremment le temporel & le spirituel.
Un Concile ainsi composé a la Puissance absolue. Dans un État aristocratique, tel qu'étoit l'Empire Romain sous Charlemagne, après avoir secoué le joug de l'Empereur de Constantinople, il est dans un État monarchique le Conseil du Prince, & revêtu d'une autorité plus pleine. Les Rois & les Empereurs d'Allemagne avoient anciennement deux Conseils; l'un fixe pour les affaires courantes, l'autre indiqué de tous les Ordres pour les affaires importantes; ainsi Pépin s'explique au Concile de Soissons: «Nous avons ordonné, constitué & décerné, par le Conseil des Évêques & des Grands». Le quatrième Concile de Tolède, les Pères ratifient ce Décret, de concert avec le Roi, & du consentement des Grands & des personnes distinguées; ce sont les propres termes.
Les Rois Hébreux tinrent souvent de pareils Conseils, où ils agitoient les choses sacrées & prophanes: on y déféra au Roi Ezéchias & aux Grands l'indiction de la Pasque; comme le Roi de Ninive, de l'avis des Grands, prescrivit un Jeûne universel. Le Conseil enfin est l'Assemblée de tous les Ordres de l'État; le Concile est l'Assemblée des Membres d'un seul Ordre: l'usage a prévalu d'appeller Concile les Assemblées formées des seuls Pasteurs de l'Église, ou d'eux principalement pour une affaire commune; car si on convoquoit les Pasteurs pour recevoir les ordres du Prince, je ne pense pas qu'on se servît alors du nom de Concile, par la raison qu'on ne donneroit pas le nom d'Assemblée générale à celle du Peuple appellé pour être présent à la promulgation d'une Loi.
Persuadé que l'on est de l'utilité des Conciles, on n'est point d'accord sur leur origine & leur nécessité: la Loi divine n'enjoint nulle part la tenue des Conciles; & c'est une erreur d'imaginer, que les exemples ont en cette matière autant de poids, que les préceptes: quoiqu'on ait tort de présumer que les exemples tirés des Livres saints soient absolument inutiles, ils manifestent l'usage ancien, & servent de modèles dans de pareilles circonstances. L'Ancien Testament ne rapporte aucun Concile, car autre chose est une Assemblée générale, autre chose est un Concile. On convoquoit quelquefois les Lévites dispersés dans les Bourgades, ou seuls, ou avec le Peuple; mais c'étoit moins pour recueillir les voix que pour écouter les Loix. Ezéchias assembla les Prêtres & les Lévites dans la Plaine Orientale, & leur dit: «Écoutez-moi, Lévites, sanctifiez-vous,» etc. Dans la nouvelle Alliance nous avons une Loi touchant les Assemblées des Fidèles, pour prier, pour assister à la lecture des Livres saints, & à la fraction du pain. Il seroit difficile de fonder sur ces monumens la nécessité des Conciles. Un fidèle qu'un Chrétien aura insulté, doit le traduire devant l'Église, ou devant l'Assemblée des fidèles: il est encore marqué, «que Dieu accordera les graces que deux ou trois lui demanderont de concert, & que J.C. inspirera deux ou trois fidèles qui se réuniront en son nom: Saint Paul assurant que l'esprit des Prophètes sera soumis aux Prophètes, entend les Prophètes d'une seule Église»; la suite du discours le prouve.
On a plutôt coutume de tirer l'origine des Conciles de l'Histoire rapportée dans les Actes Chap. XV. mais on soupçonneroit avec assez de vraisemblance que l'Assemblée, dont ce passage fait mention, ne seroit pas un Concile selon la signification que l'usage lui a consacré. Il s'étoit élevé entre S. Paul, S. Barnabé, & quelques Juifs habitans d'Antioche, une dispute sur la force, & l'efficacité de la Loi de Moïse. On députa S. Paul, S. Barnabé & des fidèles d'Antioche pour consulter la difficulté: s'adressa-t'on aux Pasteurs répandus dans l'Asie, ou à ceux de la Syrie, de Cilicie, de la Judée rassemblés en un lieu? point du tout, les Apôtres & le Clergé d'une Ville ne sont pas un Concile, on ne consulta qu'une Église, ou plutôt les Apôtres, à l'autorité desquels le Clergé de Jérusalem, avec les fidèles, joignit son consentement.
Il est plus juste faire remonter l'origine des Conciles au droit naturel, bien antérieur à l'établissement de l'Église & des fonctions pastorales: comme l'homme est un animal sociable, il aime naturellement la société, sur-tout quand quelqu'intérêt commun s'en mêle: les Marchands conversent ensemble sur leur commerce; les Médecins, les Jurisconsultes s'entretiennent de leur art. Le droit naturel est de deux espèces, le droit naturel absolu, nonobstant tout fait humain; le droit naturel considéré par rapport aux circonstances. Adorer le Créateur, aimer ses père & mère, protéger l'innocence, sont tous préceptes immuables du droit naturel absolu: avoir tout en commun, être libre, arranger la succession des parens, sont tous préceptes du droit naturel, eu égard aux circonstances.
Les choses sont communes de leur nature, jusqu'à ce que les Loix civiles les ayent distribuées; les hommes sont libres, jusqu'à ce qu'ils deviennent esclaves: les plus proches héritent, s'il n'y a nulle disposition testamentaire: la nature souffre tout ce qui n'est pas honteux; & cette liberté dure autant que la Loi humaine ne détermine rien de plus précis. «Pourquoi, dit Perse, ne me sera-t-il pas permis de faire tout ce que me suggère ma volonté, excepté ce qui est défendu par le Jurisconsulte Masurius?»
Les Conciles sont de cette dernière espèce de droit naturel. S'ils eussent été de droit naturel immuable, les Évêques n'auroient point sollicité les Princes de leur permettre d'en tenir; & S. Jérôme prouveroit mal que la convocation d'un Concile étoit vicieuse, quand il disoit, montrez-moi, je vous prie, quel Empereur a ordonné la célébration de ce Concile? Le Concile est une de ces choses, qui, souffertes par le droit naturel, dépendent des Loix humaines, soit pour être permises, soit pour être défendues; aussi recommande-t'on, aux Évêques appellés au Concile d'Agde, de s'y rendre, à moins qu'une maladie dangereuse, ou des ordres exprès du Prince ne les arrêtent.
On objectera sans doute, que les Évêques n'ont jamais demandé l'agrément des Empereurs Payens: quel besoin d'importuner des Empereurs, qui par leurs Édits ne s'y opposoient pas? Les anciens Senatus-Consultes portés contre les Assemblées, exceptoient celles qu'un motif de Religion animoit. Auguste les avoit accordées aux Juifs, comme le dit Philon dans sa Légation à Caligula.
Les Chrétiens adoptoient avec raison ce privilège, afin de pouvoir professer réellement avec S. Paul qu'ils croyoient tout ce qui étoit écrit dans la Loi & dans les Prophètes. Suétone désigne lui-même les Chrétiens sous le nom de Juifs, & dans les Provinces où la plupart des Conciles ont été tenus, on suivoit moins le Droit Romain que les Loix propres du Pays.
Trajan souffre que les habitans de la Ville d'Amise ayent des Collecteurs qui s'assemblent pour lever leurs impositions, parce que, sous le bon plaisir des Empereurs, ils suivoient leurs usages; bien entendu, dit ce Prince, que dans les autres Villes qui sont assujetties à notre droit, cela est interdit; & Pline raconte qu'au tems de Trajan on faisoit en Asie des Assemblées dans les Villes. Si donc les Églises ont joui du calme, ainsi qu'il est très-souvent arrivé sous les Empereurs Payens, rien n'empêchoit que les Évêques ne s'assemblassent: il est vrai, qu'au milieu de la persécution, comme les Chrétiens ne pouvoient interrompre les Assemblées ordonnées de Dieu, quoique proscrites par les Loix, les Évêques ne voulurent point envenimer la haine des Empereurs, par des Assemblées suspectes, lorsque les besoins de l'Église n'étoient pas pressans.
Saint Cyprien montre en plus d'un endroit que pendant la persécution s'éleva l'importante question, si l'on admettroit à la Communion ceux qui étoient tombés, mais que les Évêques avoient attendu le calme pour s'assembler, & que le Pape Libere n'osa convoquer un Concile à cause des défenses de Constantius. Les Évêques Ortodoxes d'Espagne crurent nécessaire la permission du Roi Alaric, quoiqu'il fut Arien, pour tenir un Concile dans la Ville d'Agde: au reste, ce dont les Empereurs Payens ne s'embarrassoient gueres, les Empereurs Chrétiens eurent raison d'en prendre connoissance, convaincus que plus un bien est précieux, plus il est facile de le corrompre; aussi, loin d'abandonner les Conciles, ils les convoquèrent ou les remirent, selon que le succès leur en parut devoir être heureux ou malheureux. L'Historien Socrate dit que les Conciles généraux ont été indiqués par les Empereurs. Quoiqu'il entende les Conciles universels de l'Empire Romain, il est sûr que l'Empereur Constantin convoqua les Nationaux; ce passage d'Eusèbe les regarde: «L'Empereur qui veilloit attentivement à l'Église de Dieu, envisageant les maux qui la déchiraient, & constitué de Dieu l'Évêque commun assembla les Ministres du Seigneur.» Constantin confirma non-seulement les actes du Concile de Nicée, il publia encore une loi générale, qui ordonnoit la tenue d'un Concile tous les six mois; ceux de Constantinople, de Calcédoine répètent cette Loi. Les Novelles de Justinien & les Capitulaires de Charlemagne s'y sont modelés: on ne l'a point depuis observé régulièrement, & on les a remis d'une année à l'autre.
Les Assemblées furent si peu à la discrétion des Évêques, que les Gouverneurs des Provinces avoient des ordres de forcer les Évêques négligens à s'y rendre. Outre les Conciles ordinaires, les Princes en convoquoient d'extraordinaires; témoins les Évêques François, Gaulois, Espagnols, qui déclarent s'être assemblés par les ordres de leurs Princes: ce qui se pratiquoit non-seulement pour les Assemblées qui regardoient tout un Royaume, mais même pour les moindres Synodes, comme on le voit par celui d'Aquilée, où les Évêques parlent ainsi à Valentinien & à Théodose: C'est pour étouffer toute semence de division que vous avez pris le soin de convoquer cette Assemblée. Les Évêques de Bithinie & de l'Hellespont supplièrent Valentinien de leur permettre de s'assembler.
On a coutume d'envisager le droit & le devoir du Magistrat politique sur les Conciles, sous trois différens côtés. 1°. A-t-il le pouvoir de régler la Religion sans le Concile? 2°. Que peut-il? que faut-il qu'il fasse avant le Concile & pendant le Concile? 3°. Enfin que doit-il faire après sa dissolution? Pour éclaircir la première question il faut concevoir que tout ce qu'on allègue sur la grande utilité des Conciles, concerne plutôt la maniere d'exercer le droit, que le droit même: si le Magistrat politique recevoit du Concile le droit d'ordonner, il cesseroit d'être Magistrat politique.
En effet, le Magistrat politique est celui qui n'est soumis qu'à Dieu seul, & qui sous Dieu exerce le pouvoir absolu; d'ailleurs il emprunteroit du Concile une portion de son autorité, s'il n'osoit ordonner sans le Concile que ce qu'il peut prescrire de concert avec le Concile: or, personne ne pouvant donner ce qu'il n'a pas, on conclueroit que le Concile a une sorte de pouvoir qui ne lui étant point dévolu par le droit humain, devroit lui appartenir par le droit divin. On a déjà fait voir que la Loi divine refuse ce pouvoir à l'Église, & par conséquent au Concile.
Après avoir établi le droit du Magistrat politique, on demande si sans le Concile il peut ordonner quelque chose sur le sacré: à quoi on répond hardiment qu'il le peut quelquefois. Ce seroit à ceux qui le nient absolument à combattre ma Proposition. Comme ils n'y réussiroient jamais, il m'en coûtera moins pour la mettre en évidence.
1°. Combien l'Histoire des Hébreux nous fournit-elle d'exemples? combien de règlemens, minutés sans l'avis du Clergé? Je rapporterai les paroles de l'Évêque d'Elie, plutôt que les miennes: L'Écriture Sainte se plaint si souvent & si clairement des Rois qui n'abolissoient pas les abus, & sur-tout la superstition si agréable au Peuple, qu'on ne peut douter qu'il ne fût singulièrement recommandé aux Princes d'en arracher les racines. Tortus convient que le devoir du Prince est de réprimer les abus & la corruption qui se glissent dans la Doctrine; mais après qu'ils ont été déclarés par l'Église. Cependant nous montrerons que les Princes, avant toute déclaration de l'Église, ont corrigé ces désordres. Pourquoi Tortus ne produit-il pas des témoignages, où cette déclaration de l'Église a précédé? si elle n'a prévenu, ce n'est plus alors le devoir du Prince, il a une excuse valable: je n'ai point réprimé cet abus, dira-t-il, l'Église ne me l'a point fait connoître. La faute retombe donc sur l'Église, non sur le Souverain, qui ne doit ni agir, ni briser les Autels qu'au moment que l'Église s'en sera expliqué; cependant nous voyons toujours donner le tort au Prince non à l'Église, d'avoir souffert les Temples des faux Dieux. C'est donc lui que regarde cette fonction, soit avant la déclaration de l'Église, soit qu'elle le déclare ou non, & il rendra compta à Dieu de sa négligence: ainsi, outre que tout ce qu'on allègue de cette déclaration de l'Église est imaginaire, il est encore hors de saison.
Le Roi de Ninive, sur les menaces de Jonas, ordonne un Jeûne, sans consulter les Prêtres, de sa propre autorité & par l'avis des Grands de son Royaume. L'Histoire de Théodose, que j'ai déjà citée, est remarquable dans le Christianisme. Au milieu des factions des Évêques, il entend un chacun, il lit les Confessions de Foi, il implore le secours du Très-Haut, il juge, il prononce suivant la vérité; & cet événement est de soixante ans postérieur au Concile de Nicée. Le premier Concile de Constantinople, que Théodose convoqua, n'ajoute rien au Concile de Nicée sur la Personne du Fils de Dieu; il en naquit à la vérité une question relative à la définition de Nicée, mais conçue en d'autres termes qui pouvoient jetter dans l'erreur ceux qui adoptoient la formule de Nicée. On demandoit si le Verbe avoit commencé: tous donnent à l'Empereur leur Confession de Foi, les Ariens, les Macédoniens & les Eunoméens, si ennemis des Ariens, qu'ils rebatisoient également les Catholiques & les Ariens. Il examine chaque Confession; il décide de chacune; non-seulement il sépare les Orthodoxes des Hérétiques, mais il distingue entre les différentes hérésies, & trouve les Novatiens plus excusables que les autres.
Avant cela, ceux qui s'opposoient aux Épiscopaux, disaient nettement que l'Empereur avoit lu les écrits, qu'il avoit invoqué les lumières du Seigneur, non pour déclarer une vérité connue, mais pour la tirer des ténèbres, où les hérésies l'avoient ensevelie; voici les termes de Brentius, qui rapporte cette Histoire.
Quel est alors le Juge en matière de Doctrine? l'Empereur n'a pas recours aux Évêques comme à ses maîtres; il les mande au contraire à sa Cour comme ses Sujets; & après avoir pris l'écrit de chaque Prélat, il n'en suit pas aveuglement la décision; il se prosterne devant Dieu Pere de J. C. il le supplie de l'éclairer & de lui découvrir, entre tant de Confessions de Foi, celle qui est conforme à la Doctrine Apostolique.
Comme l'esprit de parti couvre toujours de nuages les vérités les moins obscures, des gens ont essayé d'affoiblir ce qu'on opposoit aux Épiscopaux, afin de ne rien épargner de ce qui peut confirmer le droit du Magistrat politique. Passons à d'autres exemples.
Constantin renvoye la cause des Donatistes au Proconsul d'Afrique; S. Augustin ne relève point en cela l'Empereur; il croit seulement qu'il eût été plus édifiant qu'un Concile eût terminé cette affaire. Un Évêque, dit le Donatiste, ne doit pas être jugé par le Proconsul, comme si le Proconsul agissoit de son chef, & que ce ne fût pas par l'ordre de l'Empereur, qui veille particulièrement sur l'Église, & qui en doit un compte à Dieu.
La cause des Donatistes offre un autre exemple. Marcellin tint à leur égard la place des Empereurs Honorius & Théodose: «Nous voulons qu'en notre place vous soyez Juge de la dispute.» Marcellin s'énonce ensuite avec beaucoup de modestie: Quoique je sente, dit-il, que c'est une affaire au-dessus de mes forces, de juger des Évêques qui devroient plutôt être mes Juges; néanmoins parce que cette cause doit être agitée devant Dieu & ses Anges, & qu'après un examen, fait sous la protection du Ciel, elle doit opérer ma récompense ou mon jugement, selon qu'elle sera bien ou mal décidée; avant de rendre la vérité manifeste sur les contestations des Évêques assemblés, il est à propos de commencer par faire la lecture des ordres de l'Empereur. Cette décision, comme on voit, concernoit la Foi; aussi l'Édit porte, qu'il étoit là question de reconnoître la Vérité & la Religion. Les Orthodoxes ayant encore attaqué les Donatistes sur d'autres points, Marcellin leur dit: Le mémoire que vous nous avez présenté, contient une acusation de schisme & d'hérésie qu'il faut prouver: comment échapper à ces traits? peut-être répliquera-t-on, qu'on ne prononça que sur les crimes de quelques vagabonds, quoiqu'on n'en parlât qu'incidemment, & il ne fut pas question de les juger.
«Mais ces grandes vérités, quelle est l'Église Catholique? quels sont ses vrais signes? quelles sont les justes causes de séparation? & s'il faut rébatiser les Hérétiques? furent discutées avec soin. Enfin, comme le porte la Sentence de Marcellin, l'erreur démasquée fut contrainte de fuir devant la Vérité: cette décision fut sollicitée par les Catholiques, & non par les Donatistes.»
Ces exemples ont eu des imitateurs dans les Rois & les Magistrats qui, du tems de nos Pères, ont banni de leurs États des erreurs invétérées. Je ne blâme point l'adresse de ceux qui appuyent sur les circonstances qui ont déterminé à se conduire ainsi, ou qui ont empêché qu'on en est autrement. Je veux même que ces faits soient extraordinaires, c'est-à-dire, moins fréquens & moins solides; mais la conduite différente, en égard au tems & aux personnes, ne forme pas un droit nouveau; c'est la prudence à régler les opérations sur le droit déjà existant. Personne ne dit sans raisons qu'il ne faut pas de Conciles, mais qu'il peut y avoir quelquefois des raisons pour n'en point assembler: ces raisons sont, ou parce que le Concile n'est pas absolument nécessaire, ou parce qu'il est à présumer qu'il ne sera point avantageux à l'Église.
Pour développer ces deux propositions, il est bon de constater quelle est la fin d'un Concile universel: il ne s'agit que de celui-là. J'ai déjà suffisamment démontré que le Concile n'est point assemblé, comme ayant une portion du pouvoir absolu. La fin d'un Concile, dit parfaitement l'Évêque de Winchester, est que les Pères, par un jugement directif, frayent aux Princes les voyes d'étendre la Religion. De là Carloman demande l'avis du Clergé de France, pour faire fleurir la Loi divine; Louis le Débonnaire envoya ses Capitulaires au Concile de Pavie, ou les articles sur lesquels il vouloit être instruit: à quoi j'ajoute que le Concile sert à assurer le consentement de l'Église. Les Apôtres employèrent également la science & l'autorité dans la question des Cérémonies Mosaïques. L'Église réfuta ceux qui semoient partout que les Apôtres étoient partagés, en sorte qu'ils entendoient le vrai, & qu'ils l'avouoient tous.
Le Roi Becarede, appliqué à éteindre l'Arianisme en Espagne, ne convoqua pas un Concile dans le dessein de régler sa foi; mais il présenta aux Évêques la Confession Orthodoxe qu'il avoit dressée lui-même: une troisième preuve, c'est que le Clergé & les Conciles, outre le droit naturel, tiennent en quelque sorte à la Loi humaine, en vertu de quoi ils connoissent des procès comme les autres Tribunaux créés par le Magistrat politique, & en empruntent une sorte de coercition.
Aucune de ces fins n'est absolument essentielle à l'Église, & le Concile ne l'est pas à ces fins: à quoi bon le Conseil, quand la lumière naturelle ou surnaturelle éclaire l'homme? Nous consultons, dit Aristote, lorsque nous nous défions de nos forces, & comme n'étant pas sûrs de notre discernement. Saint Paul dit, «qu'après que Dieu lui eût révélé J. C. son Fils, il n'avoit eu nulle communication avec la chair ni le sang, & qu'il n'étoit point retourné à Jérusalem pour voir les Apôtres appellés avant lui: Il eut été absurde, s'écrie S. Chrysostome, qu'un homme, instruit de Dieu, eût communiqué avec les hommes: & selon S. Clément Alexandrin, puisque la parole nous vient du Ciel, ne soyons plus curieux de la doctrine des hommes.»
Qu'un insensé nie qu'il y ait un Dieu, que ce Dieu gouverne le monde, & qu'il publie qu'il n'y a point de Jugement dernier, que Dieu est auteur du péché, que J. C. n'est pas Dieu, que sa mort n'a point accompli le mystere de la Rédemption, le Souverain sera-t'il obligé de méditer long-tems pour lui fermer l'entrée des charges & le bannir de la société? Le passage de S. Augustin est remarquable: «Faut-il un Concile pour condamner une erreur connue? Toute hérésie n'a-t'elle reçu sa condamnation que dans un Concile?» Il en est peu au contraire à cause desquelles on ait été dans la nécessité d'en assembler.
Le Pape S. Léon écrit à Théodose le jeune; «Quand la cause est évidente, il est prudent d'éviter le Concile»: il arrive quelquefois que le Magistrat politique est si éclairé par les définitions d'un Concile oecuménique antérieur, qu'un nouveau ne lui seroit point utile. Le Concile de Nicée guida si sûrement l'Empereur Théodose dans le jugement qu'il dicta contre les hérésies, qu'il ne fut point obligé d'avoir recours à une nouvelle Assemblée: dans ces cas la tenue d'un Concile n'est pas nécessaire.
En vain s'efforceroit-on de reconnoître & de constater la décision de l'Église, lorsqu'elle paroît partagée en deux partis presqu'égaux; situation où étoit l'Afrique au siècle des Donatistes: il est alors, sans un Concile, une voie pour approfondir le sentiment de l'Église, c'est quand on voit unanimes les Professions de Foi de ceux qui sont regardés comme les Pères de leurs Églises; car chacun peut chez lui prêcher par écrit, ou de vive voix ce qu'il pense. Saint Augustin raconte qu'on s'est comporté de la sorte, & il approuve cette conduite. En feuilletant plus attentivement les premiers siècles de l'Église, on sera convaincu que les affaires de l'Église & son unanimité étoient plus attestées par la communication de Lettres, que par aucun Concile, ainsi que l'ont remarqué Bilson, Rainold, & les Docteurs de Magdebourg: de plus, il peut arriver que la cause que l'on traite intéresse tellement une Église particulière, qu'elle n'ait pas besoin du sentiment des autres. Le Clergé de Rome écrit à S. Cyprien: «Le Conseil devient plus important à mesure que le mal gagne. Comme la troisième raison, qui assemble les Conciles, émane du Magistrat politique, elle les lui subordonne entierement; & quoique l'on établisse des Tribunaux soumis à lui, s'ils deviennent suspects, ou si l'affaire ne souffre aucun délai, il est en droit de l'évoquer à lui»: qu'il soit donc constant que les Conciles ne sont pas toujours nécessaires, ni à toutes sortes de matières indifféremment. Wittakerus & autres l'ont prouvé; & les Églises des Villes libres montrent par leurs exemples qu'elles se conduisent bien sans Conciles.
Si les Conciles ne sont pas nécessaires, quelquefois ils peuvent être utiles, car tel est le tout, telles en sont les parties. Je ne répéterai point ici les plaintes ordinaires de presque tous les siècles, que le Clergé est la source des maux qui ont inondé l'Église: je m'en tiens à ce que S. Grégoire de Nazianze a transmis de son tems: Les deux principaux objets des Ecclésiastiques étoient l'amour de la dispute, & la passion de dominer. Il en veut moins aux Conciles des Ariens qu'à ceux auxquels il a surtout assisté: «C'est pourquoi, continue-t'il, je me suis retiré & je me suis livré au repos & à la tranquillité.» Le succès d'un Concile n'est pas heureux quand de violens préjugés empêchent la liberté des suffrages, ce qui arrive aux hommes les plus intègres, quand il se formera tant de factions, que le Concile, loin d'être le sceau de l'unanimité, devient la source de la discorde & de la dispute.
Je suis surpris de l'illusion de certains Auteurs, qui imaginent qu'on peut être Juge de celui qu'on accuse d'hérésie, & qui ne connoissent point dans l'Église la voye de récusation, qu'on admet dans les affaires civiles. Les maximes de l'équité naturelle ne devroient-elles pas avoir autant d'autorité dans l'Église que dans l'État? Je me souviens qu'Optat de Mileve a dit des Jugemens ecclésiastiques: «Il ne nous est pas possible d'entreprendre ce que Dieu n'a pas fait; il a séparé les personnes dans son jugement, & il n'a pas voulu que le même homme fût Juge & Accusateur. Choisissons des Juges, continue Optat, l'un & l'autre parti n'en sçauroit fournir, leurs intérêts voilent la vérité.»
Les Pères du Concile de Calcédoine avertissent les Légats du Pape de ne point être Juges, s'ils se portent Accusateurs de Dioscore. Saint Athanase refusa de se trouver aux Conciles, où la faction ennemie dominoit: tel est souvent l'événement des choses, qu'un Concile qui pourroit être dangereux pour le présent aura son utilité, s'il est différé jusqu'à ce que les esprits soient calmés. L'Apôtre s'écrie avec raison: «Le jour éclairera l'ouvrage de chacun, c'est-à-dire sa Religion»: & ailleurs, «si vous pensez autrement Dieu le révélera». Ces deux passages marquent qu'il faut du tems pour juger sainement: cependant tel mal peut arriver qui ne sçauroit attendre les délais d'un Concile, il faut un remède plus prompt. Outre que le Magistrat politique auroit lieu de soupçonner les Conciles généraux: «Il n'est pas moins du ressort de la politique, observe un homme fort habile, d'assembler les Évêques, que d'assembler les États, il en résulte la même crainte, les mêmes maux, si les Pasteurs ne dépouillent l'homme.»
Doute-t'on qu'il n'y ait eu des Conciles peu heureux? tel fut celui d'Antioche sous Constantin, ceux de Césarée & de Tyr. Constantin écrivant aux Évêques de ce dernier leur reproche qu'ils sont enfin parvenus à soufler la haine & la division, & que leur ouvrage tend à la perte du Genre humain. Sous le jeune Théodose, tel celui d'Éphèse qui fut un vrai brigandage; si les Empereurs en eussent prévu les suites, ils auroient épargné & leurs soins & leurs dépenses. Je conviens que la situation de l'Église est triste, quand elle est hors d'état de souffrir un Concile; aussi doit-on conserver & reprendre ces Assemblées lorsqu'elles instruisent au nom de l'Église les Princes & les fidèles.
Le Magistrat politique exerce son pouvoir absolu avant que l'Église ait prononcé, soit qu'elle juge en plein Concile, soit que sa décision éclate par le consentement unanime des personnages, qui en différens tems & en différens lieux, ont eu une Religion,& des moeurs plus pures. Dans chaque siècle on a chez soi des Théologiens judicieux & éclairés, & il s'en trouve aussi chez les Étrangers, dont l'autorité n'est pas moindre que celle de ses propres Sujets; surtout quand il s'agit du dogme qui est commun à tous: ce qui fait que chacun peut dire, qu'il est dans la croyance universelle. «On admettoit, dit l'Évêque d'Elie, à la Législation des choses sacrées, ceux que la raison suggère d'écouter, & qui sont instruits de ces matières. Les Assemblées ecclésiastiques doivent enseigner le Roi, ajoute Burhil; si elles ne suffisent pas, qu'il appelle les plus habiles.»
Les raisons & les exemples qu'on vient de proposer, prouvent qu'il ne faut pas restraindre l'omission des Conciles au seul cas où la Religion est sur le penchant de sa ruine; d'autres causes peuvent & doivent différer des Conciles: aussi y voit-on demander des Conciles aux Empereurs plus souvent qu'ils n'en ont accordés. «Nous supplions votre clémence, écrit S. Léon à Théodose, avec larmes & sanglots, d'indiquer un Concile en Italie; il ne l'obtint pas. En vain les Empereurs auroient-ils le droit de convoquer des Conciles, s'ils n'avoient pas celui de les refuser par de justes motifs.»
Les Églises, travaillées du dogme des Ubiquitaires, n'étoient pas dans un danger pressant, cependant les Électeurs & les Princes, qui de droit ont le soin, de la Religion en Allemagne, étouffèrent ce mal sans Concile, de l'avis des gens sages; loués en cela par ceux mêmes qui ne reconnoissent point le droit sur lequel cette, correction étoit appuyée. Zanchius & les autres Auteurs remarquent que le devoir du Prince est que jusqu'à ce qu'il se tienne un Concile libre, (chose assez difficile) d'ordonner aux contestans de se servir des termes de l'Écriture,& ce sans en venir à une condamnation publique: dès-là le Prince a droit d'ordonner avant le Concile & sans le Concile.
Ce Jugement du Magistrat politique, hors du Concile, ne touche point à la liberté que le droit divin accorde aux Théologiens de juger: ils sont toujours en droit sans Concile de dire leur avis devant lui, ou d'en rendre raison devant tout autre, & d'autoriser sur l'Écriture Sainte les motifs de leur Jugement. Je résume maintenant: j'avoue que le Concile est la voie la plus simple de gouverner la Religion; mais je soutiens qu'il est des momens où les Conciles ne sont ni utiles ni nécessaires; & je suis surpris que quelques-uns poussent la hardiesse jusqu'à soutenir que les Conciles, tenus malgré le Souverain, sont légitimes, lui à qui le soin de l'Église est singulièrement confié: ceux-là sont bien éloignés de Beze, qui veut qu'on n'assemble un Concile que par les ordres & sous les auspices du Prince; bien éloignés de Junius, qui assure qu'il est injuste & dangereux à l'Église de convoquer un Concile général à l'insçu & sans l'autorité de celui qui gouverne; enfin, bien éloignés de ceux qui ont embrassé le parti des Protestans contre les Catholiques Romains.
On n'est pas aujourd'hui d'accord sur cette portion du droit & du devoir du Magistrat politique envers le Concile. «A-t'il le choix des Évêques qui vont au Concile?» Je ne crains point de le lui donner; mais pour le mieux faire connoître, je procéderai par ordre.
Au moment que J. C. institua l'Église & la fonction pastorale, l'Église pour les affaires qui la touchent, les Pasteurs pour leurs devoirs, avoient le choix de ceux qui devoient aller au Concile, & ce en vertu du Droit naturel, non l'immuable, mais celui qui subsiste autant qu'on n'en substitue pas un autre; parce qu'il n'y avoit encore nulle Loi, nulle convention, nul autre moyen qui déterminât ce choix. C'est ainsi que les fidèles d'Antioche députèrent à Jérusalem quelques-uns d'entr'eux avec Saint Paul & S. Barnabas, tandis que de l'autre côté, le Clergé & l'Église de Jérusalem choisirent parmi eux des Fidèles qui accompagnèrent les Apôtres à Antioche.
Je ne découvre dans le siècle suivant aucun exemple d'élection faite par l'Église. Tous les Prêtres assistoient au Synode de chaque Diocèse. Les Évêques d'une Province se réunissoient tous au Concile du Métropolitain, hors ceux que la nécessité retenoit chez eux; nulle autre élection que celle des Prêtres, des Diacres, que les Évêques menoient aux Conciles. A l'égard des Conciles généraux, les Lettres circulaires des Empereurs aux Métropolitains marquoient le plus souvent les Évêques qui dévoient remplir le nombre fixé par les Empereurs. J'ai extrait ces faits de la Lettre des Empereurs Théodose & Valentinien à S. Cyrille. Les Actes certifient qu'on expédia de pareilles Lettres à tous les Métropolitains.
Il y est clairement ordonné à Saint Cyrille de choisir les Évêques: tantôt les Métropolitains les nommèrent seuls; tantôt ils y appellèrent les Évêques de leur Province, & jamais on ne demanda les suffrages de leurs Églises. Le Colloque, auquel Marcellin présida, ne fut pas un Concile,& cependant il ne fut pas moins important à l'Église. Les Évêques qui s'y trouvèrent présentèrent seulement les Lettres de leurs confrères Lorsqu'un Métropolitain n'assistoit point au Concile, il y envoyoit à sa placé ou un Évêque, ou un Prêtre à qui on donnoit le titre de Vicaire.
D'ailleurs, quoique cette maniere d'élire soit ordinaire, il n'est pas défendu au Magistrat politique de convoquer un Concile d'Évêques qu'il aura désigné, & c'en est assez pour que cela soit censé permis, la raison même en est garante, si l'on considéré les fins des Conciles que j'ai rappellées plus haut.
1°. Il y a eu plusieurs Assemblées tenues pour l'instruction d'un seul. Quoi de plus naturel qu'un Prince forme son Conseil de Sujets qu'il croit les plus capables? la Justice, la Guerre, le Commerce, & tant d'autres affaires se règlent ainsi; leur Gouvernement n'est point différent quant à la Consultation.
2°. Des Conciles ont départi à chaque Évêque la Jurisdiction extérieure dont le Souverain les gratifioit. Quoi de plus naturel qu'il choisisse celui qu'il décore de cette fonction?
3°. A l'égard des Conciles, tenus pour publier l'unanimité de l'Église, il sembleroit plus à propos que l'élection fût au nom des Pasteurs, ou des Églises, afin que le grand nombre ratifiât ce que le petit nombre auroit décidé. On applaudit volontiers à ceux dont la bonne foi & l'habileté canonisent l'élection: ces motifs se tirent non du droit, mais de l'usage prudent du droit qui n'est pas uniforme; car quelquefois l'élection remise aux Pasteurs reculeroit plus la Paix, que celle du Magistrat politique. Aussi dans un Concile dont les délibérations ne rouleront que sur le Conseil, ou la Jurisdiction, l'Église présentera au Prince des hommes habiles, que son discernement n'auroit pu découvrir.
Je ne prétends point que le Magistrat politique doive toujours élire les Membres du Concile, je soutiens qu'il lui est permis de les choisir. Marsilius de Padoue a ouvert cet avis: «Il appartient au Législateur, dit-il, de convoquer le Concile général, & de nommer les sujets les plus propres. Ceux qui excluent les Prêtres du nombre de ces personnes, ou qui resserrent le mot déterminé à la simple approbation, forcent la signification des termes», Marsilius s'explique de la sorte: «Les Législateurs en choisissant des hommes capables de composer un Concile, sont obligés de pourvoir à leur subsistance, & de contraindre, s'il le faut, ceux qui refuseroient, soit Prêtres ou non Prêtres, à cause du bien public; il le prouve ainsi, la Jurisdiction coactive sur tous les Prêtres indifféremment & non Prêtres, le choix & l'approbation des personnes, la création de toutes les charges, appartiennent à l'autorité du seul Législateur, non au Clergé entant qu'il est Clergé.»
Rien n'est plus clair: il rend le mot détermination par celui d'élection, il distingue les personnes, en Prêtres & non Prêtres; le Législateur détermine par lui même ou par d'autres: dès-là ce qu'insititue Marsilius, «que les Villes jettent les yeux sur des Prêtres fidèles pour définir les Dogmes, & sur d'autres personnages, selon la détermination du Magistrat politique, ne combat point le passage précédent, puisqu'il ne l'étend pas aux autres espèces de Conciles, qui dressent des Canons qui décident & conseillent sur la Foi. Or, former un Concile suivant l'idiome de ce siècle, c'est faire une partie du Concile. Constantin le dévelope dans la lettre qu'il écrit aux Pères de Tyr. Ainsi quand sur ce que Marsilius avance, «que le Concile est composé de Prêtres par des non Prêtres», on nie que le Concile soit intègre, c'est comme si on nioit, que l'oeil est une partie de l'homme, parce que sa main en est un membre. Voilà jusqu'où les hommes poussent la fureur de la dispute. Marsilius n'est pas le seul de ce sentiment. Le Sçavant Ranchin, qui défend là cause des Protestans, contre le Concile de Trente, l'a embrassé avec chaleur, en s'appuyant de l'autorité de Marsilius; & les exemples ne manquent pas.
Le Roi d'Israël appelle auprès de sa personne les Prophètes qu'il désire, surtout Michée par le conseil de Josaphat. Les Donatistes, dans une Requête sollicitent auprès de l'Empereur Constantin un Concile, qui assoupisse leurs différends avec les Évêques d'Afrique: «Nous vous supplions, Constantin, très-excellent Empereur, puisque vous êtes issu d'un sang juste, vous dont le Pere, entre les autres Empereurs, n'a point répandu le sang Chrétien, & que la Gaule n'est point souillée de ce crime, Nous supplions votre Religion de nous donner des Juges de la Gaule même, pour décider les contestations élevées dans l'Afrique entre les Évêques & nous.» L'Empereur ne s'adressa point aux Églises ni au Clergé des Gaules, il nomma Juges Matémus de Cologne, Rheticius d'Autun, Marin d'Arles & Melchia de Rome.
Au premier Concile de Constantinople, Théodose admit les Macédoniens, qui n'auroient certainement point eu la voix des Évêques & des Églises Catholiques. Les Actes de Calcédoine ont conservé une Lettre de Théodose & de Valentinien, qui ordonne à Dioscore d'amener dix Évêques avec lui & non plus, Théodoret observe qu'on n'en prit pas plusieurs. J'ai lu dans un Auteur, que les Empereurs s'attachoient aux Évêques distingués par leur éloquence & leur bon sens.
L'Histoire du Bibliothécaire Anastase raconte que les Rois de France ont usé de ce droit: il en parle dans la vie du Pape Etienne. «Au commencement de son exaltation, le Pape envoya en France, où régnoient de Grands Hommes, Pépin, Carloman, Charlemagne tous Patrices de Rome, priant & exhortant leurs Excellences, par ses Lettres Apostoliques de nommer des Évêques célèbres & profonds dans l'Écriture-Sainte & les saints Canons pour tenir un Concile à Rome. Les Protestans pressèrent l'Empereur Charles V. & les autres Princes de choisir des hommes intègres & sçavans pour assembler un Concile».
Je remarque même que quand les Églises ou les Évêques élisent ceux qui doivent les représenter au Concile, ce qu'ils font par une liberté dative ou naturelle, il reste toujours au Magistrat politique le droit de Souveraineté; car tout usage de liberté est subordonné au pouvoir souverain; il l'est au point que par de justes raisons, le Prince est maître de rejecter les esprits inquiets ou incapables d'une si belle mission: maxime constante dans toutes les autres Assemblées.
En effet, si quelque Juge est suspect, le Prince lui ordonnera de se retirer, parce qu'il lui est important qu'on juge bien: il en est autant des délibérations de chaque Ville, des Communautés, des Marchands, des Artisans qui traitent de leurs affaires. Le Magistrat politique peut & a coutume d'y statuer ou comme Législateur ou comme Juge.
Après avoir démontré, tant par les anciens que par les modernes, que les Empereurs ont fixé le tems & le lieu des Conciles, qu'ils ont proposé la matière & la façon de la traiter; j'ajoute qu'ils ont annoncé leur translation ou leur dissolution, & on ne peut, je crois, le révoquer en doute. J'examine de quelle espèce est le Jugement que le Magistrat politique porté dans un Concile. Les Auteurs, dont tout le système se réduit à dire, qu'outre les Empereurs, les Évêques ont jugé, attaquent un phantôme dont ils triomphent aisément: quel homme sensé peut nier ce fait? la difficulté consiste à sçavoir si le droit du Souverain est de juger avec les Évêques: que serviroit de le prouver? Le droit universel de juger, réside en sa personne, & un Concile ne sçauroit le lui ôter.