Traité du Pouvoir du Magistrat Politique sur les choses sacrées
Mais seroit-il d'un Prince prudent de s'ouvrir en plein Concile, & jusqu'à quel point? la proposition est délicate. Parcourons les objets différens des Conciles. Si la fin d'un Concile est le jugement déclaratif, c'est-à-dire, s'il faut que les Évêques décident par l'Écriture-Sainte ce qui est vrai ou faux, licite ou illicite, on ne refusera point à un Prince, instruit des saintes Lettres, ce qu'on accorde aux particuliers, d'approfondir l'Écriture, d'éprouver les esprits. J'avoue que la majesté d'un seul porte coup à la liberté des autres, selon ce passage: «De quelque côté que vous panchiez, César, je vous suis, pourvu que j'aye un modèle.» Cependant il sera non-seulement avantageux que le Souverain honore le Concile de sa présence, pour en régler & modérer les actions; il y doit demander les motifs des avis, & proposer ses objections.
L'Empereur Constantin se comporta de la sorte à Nicée. Les auteurs lui attribuent le discernement de la vérité, ils disent qu'il fut commun à tous les Évêques. Charlemagne dit qu'il étoit l'Inspecteur & l'Arbitre dans le Concile de Francfort.
Si le Concile donne son avis au Magistrat politique sur des matières que la Loi divine n'a pas définies, s'il lui expose l'usage de l'Église, il est mieux qu'il daigne s'informer, qu'il pèse le pour & le contre que de se déclarer en plein Concile: «Demandez à plusieurs ce qu'il est à propos de faire; mais confiez à un très-petit nombre ce que vous voulez faire.» Si le Concile s'assemble pour constater l'unanimité des sentimens, la présence auguste du Souverain sera d'un grand poids; elle tempérera le feu des esprits vifs & brouillons; en s'abstenant de décider il se réserve pour la ratification, & s'assure que le Concile a été libre & d'accord.
Les autres Ordres s'éprouvent tous les jours; ils arrangent des projets qu'ils soumettent ensuite à l'autorité du Prince. Les Conciles qui délibèrent sur des Loix humaines, doivent se conduire ainsi. Quoique le Souverain assiste de droit à l'Assemblée, & qu'il ait le droit de juger, il est mieux que Spectateur, il la laisse libre; on le sera quand il présidera au Concile. Les Empereurs, trop occupés, ont député en leurs places: la commission portoit ou de juger avec les Évêques, ou uniquement de les présider.
Il est certain qu'au Concile de Calcédoine, les Sénateurs & les Juges ont eu souvent la parole & qu'ils ont eu part à la définition de la Doctrine. L'Empereur Théodose ne voulut point que le Comte Candidien donnât sa voix à Éphèse. L'Empereur Constantin avoit envoyé à Tyr le seul Denys, homme Consulaire, pour être témoin de tout. Saint Athanase ne dissimule point qu'il abusa de son pouvoir: «Il parloit, dit-il, les Évêques gardoient le silence, ou plutôt ils obéissoient au Comte.»
La Ratification, à en croire les Pères Grecs, est le jugement qui, après le Concile, appartient au Souverain; il est inhérent à la Magistrature politique, qu'il ne peut, ni n'en pas user, ni le déposer. Le Concile donne au Prince son avis sur la manière dont il doit se comporter alors; il est hors de doute que celui-là doit décider à qui l'on donne un conseil, soit qu'il soit entraîné par des témoignages irréprochables, & qui sont absolument nécessaires dans la Foi, soit qu'il le soit en quelque façon par l'autorité des autres; attendu que la bonté d'un acte dépend du jugement de l'Agent. Le jugement d'un homme n'est pas servilement attaché à celui d'autrui, à moins qu'il ne soit impossible de juger autrement. Celui d'un Concile n'a pas ce privilège: la promulgation du Dogme & de la Loi divine demande l'attention du Magistrat politique; il faut examiner s'il est conforme à l'Écriture-Sainte. Constantin le pense de lui-même, dans sa Lettre aux Pères de Tyr, car son devoir est de commander.
Si le Concile, comme plusieurs, par ignorance, par cabale, ou parce que la plus faine portion n'a point été écoutée, propose un Dogme qui altère la Foi Catholique, & l'Écriture-Sainte, témoins les Conciles de Rimini & de Seleucie, plus nombreux que celui de Nicée, témoin le fécond de Nicée; le Souverain tiendra-t'il la main à ce que la Loi divine, & la conscience instruite par la Loi, dicteront de ne pas faire? Toute personne sensée ne bazardera pas de soutenir l'affirmative. Que si un Concile règle quelques points qui concernent la discipline de l'Église indéfinie par la Loi divine; comme toute police, tirée de la Loi naturelle, ou de la Loi positive, est soumise au Magistrat politique, c'est à lui de voir si la décision du Concile deviendra avantageuse à l'Église, attendu que le jugement du Supérieur est le dernier. Donc le Dogme & les Canons essuyent l'examen des Empereurs & des Rois sous des objets différens, le Dogme pour subir l'examen de l'Écriture; le vrai ne fuit point la lumière, le faux est rejetté après le Concile; les Canons, pour en mesurer l'utilité sur les règles de la prudence: leur utilité leur fait donner force de Loi; mais tous ne l'obtiennent point. On lit dans Balsamon ce titre des Canons à observer: tous les anciens Conciles offrirent aux Empereurs leurs informations & leurs Canons. La formule usitée est dans l'Épître du premier Concile de Constantinople à l'Empereur Théodose: «Après avoir rendu à Dieu de très-humbles actions de grâces, nous présentons à votre Majesté les Actes du Saint Concile; depuis qu'en exécutant vos Lettres nous nous sommes assemblés à Constantinople, nous avons d'abord renouvellé la formule de notre Foi, nous avons ensuite proposé de courtes définitions qui ont affermi la Foi des Pères de Nicée. Nous avons anathématisé les hérésies & les opinions dangereuses, nous avons dressé des Canons de discipline, que nous avons soussignés: Nous supplions donc votre Majesté de confirmer par vos Lettres les Décrets de notre Concile, afin que comme vos Lettres qui nous ont mandé, témoignent le respect que vous portez à l'Église, d'autres scellent l'objet de nos Décrets.»
Il est écrit dans l'inscription des Canons, qu'ils sont fournis à Théodose. Les termes qui chez les Grecs expriment la Ratification, sont, «approuver, signer, confirmer, confirmant, fiable»; ils se trouvent tantôt dans les Actes des Conciles, tantôt dans les Constitutions des Empereurs. On rapporte aux Canons ce que j'ai extrait des Conciles de France: «S'il y a à suppléer, c'est à sa prudence; s'il y a à corriger, c'est à son jugement; s'il y a quelque chose de bien, c'est à sa clémence à y mettre la dernière main….. Que ce que nous avons reglé avec prudence soit autorisé par son examen. Si nous avons obmis quelque chose, que sa sagesse y supplée; que votre pouvoir promulgue nos décisions, en cas qu'elles en soient dignes; que votre Majesté Impériale ordonne la révision de celles qu'elle ne goûtera point: les mêmes Conciles appellent cette révision, porter les Actes au Jugement souverain.»
L'ancienne Église a non-seulement reconnu dans le Magistrat politique le droit d'approuver que quelques-uns exercent aujourd'hui; mais encore celui d'examiner, de rayer, d'ajouter, & de corriger. Comment peut-on dire que quelqu'un approuve, ou reçoit une chose, sans entendre, qu'il est le maître de la rejetter? Celui-là consent qui peut ne pas consentir, s'écrie Tryphoninus; à quoi se rapporte ce mot de Sénèque: «Voulez-vous sçavoir si je veux, faites qu'il me soit libre de ne pas vouloir; tout de même Aristote, nous avons le pouvoir de faire & de ne faire pas.» Que de Canons condamnés à l'obscurité? Les Capitulaires de Charles le Chauve ne renferment pas à beaucoup près tous ceux que les Évêques avoient dressés en 856. Bochel observe que cela n'est point rare.
«Toutes les fois qu'on tenoit des Conciles, les Décrets n'en étoient publiés qu'après avoir été reçus par le Roi dans son Conseil,& qu'après en avoir retranché ce qui déplaisoit, comme nous l'avons dit, témoins les Conciles de Tours & de Chalons sous Charlemagne, M. Pithou, homme respectable, que j'ai toujours révéré, comme mon père le prouve par les signatures en lettres majuscules des Capitulaires de Charlemagne & de ses Fils.»
Charlemagne à son tour ajouta des dispositions aux Décrets du Concile de
Thionville: Nous ajoutons cela, dit-il, de nous-mêmes.
Enfin, un Concile prend ses décisions dans la Loi humaine: alors il est constant que le Magistrat politique juge après lui; toute Jurisdiction, émanant de lui, doit retourner à lui. Le Concile d'Éphèse nous l'apprend, quand il dépouilla Nestorius du Patriarchat de Constantinople, le Concile supplie l'Empereur de donner force de Loi à la Sentence prononcée contre Nestorius. On répondra peut-être que le Souverain, assistant au Concile, n'a plus que la confirmation. Je ne souscris point à ce raisonnement. Le Magistrat politique, qui donne sa voix avec les autres, n'a point décidé comme Magistrat politique, le plus grand nombre a pu l'emporter; mais il a son jugement impératif & libre: cela arrive aux Magistrats supérieurs, qui jugent dans les Cours inférieures; l'exemple est remarquable au Digeste: «Si le Président est Juge, on l'appellera selon la coutume, comme si on n'avoit point appellé de lui, mais de l'ordre.»
Le Prince exerce ce dernier jugement impératif, tantôt par lui-même, tantôt par le ministère de ses Sujets; de même qu'il traite les affaires civiles. Les Rois, devant qui l'on se pourvoit, contre les ordonnances du Préfet du Prétoire, & les Arrêts des Cours supérieures en attribuent la dernière connoissance à des Jurisconsultes, dont ils confirment l'avis s'il n'est point suspect, ou ils évoquent à leur personne. Les affaires ecclésiastiques essuyoient ces degrés de Jurisdiction. Les Empereurs en remettoient la discussion aux Évêques les plus pieux & les plus habiles, ou aux Conciles universels, dont ils approuvoient les Décrets, après un compte exact: c'est pourquoi on convoqua de nouveaux Conciles pour corriger les Conciles précédens; non que le dernier fût au-dessus du premier, mais parce que les Empereurs s'en rapportoient plus aux uns qu'aux autres. Au reste, il étoit rare que les Empereurs attirassent les affaires devant eux. Constantin, après un double Jugement ecclésiastique, examina seul la cause de Cécilien, & rendit le Jugement définitif: il fit venir les Pères de Tyr, pour lui expliquer les motifs de leur conduite. Les Ministres Protestans ont raison d'appuyer sur ces maximes contre certains Docteurs de la Religion Romaine; il est vrai que la Loi civile peut empêcher l'Appel suspensif, tant des choses sacrées que des prophanes; mais elle ne sçauroit fermer toutes les voyes d'implorer la justice du Souverain, sur-tout celle qu'on appelle querelle, supplication, Appel comme d'abus. Le Prince ne feroit pas de son Trône disparoître tout mal; il ne seroit pas la terreur des méchans; c'est-là cependant son devoir essentiel. Une vieille ne craignit point de reprocher à Philippes de Macédoine, qu'il n'étoit pas digne de régner, s'il ne prenoit pas le tems de distribuer la justice. Cette vérité étoit si profondément gravée dans le coeur de Mécène, qu'au rapport de Dion, il représenta à Auguste qu'il ne convenoit pas de confier à un Particulier Sujet un pouvoir si étendu, qu'il ne fût pas possible d'en appeller.
Cet exemple me rappelle ce que j'ai avancé dans une matière semblable, que le droit du Magistrat politique qui veut décider quelque chose contre le Concile, après la tenue, n'a point lieu dans ces questions importantes qui regardent le corps de la Religion. Le droit du tout est aussi celui des parties: les motifs précédens ne sont pas moins forts pour accorder au Magistrat politique la libre ratification dans chaque question, que dans plusieurs assemblées; car un Concile pourroit errer à chaque question, & le Magistrat politique n'est pas obligé à une obéissance aveugle, ni à souffrir dans son État un Dogme faux & dangereux, ni à permettre que la vérité soit étouffée. La prudence veut qu'on s'oppose à l'erreur qui gagne peu-à-peu, & à ces opinions licencieuses dont les progrès deviennent si considérables, qu'on n'oseroit les dissiper, sans un danger évident de l'État.
CHAPITRE VIII
De la Législation sur les choses sacrées.
J'ai jusqu'à présent considéré le pouvoir en général, il en faut examiner chaque partie; tout pouvoir est ou public ou particulier. Le public s'appelle Législation, le particulier, à l'occasion d'une contestation, se nomme Jurisdiction: hors de cette espèce, il conserve son nom en général, tel est celui dont le Centurion parle: «Je commande à l'un d'aller, il va; de venir, il vient; à un autre de faire, il fait»: l'essentiel en ce genre est l'exercice des fonctions inhérentes.
Les Chapitres précédens ont annoncé les principes de la Législation; & les exemples de la Législation, comme les plus nobles, ont contribué à éclairer le pouvoir en lui-même. On apprend d'eux, qu'on peut porter des Loix fur les choses définies par la Loi divine; & qu'à l'égard de celles qu'elles a laissées indéfinies, les Loix embrassent toute la Religion, ou ses parties: rien ne met le pouvoir souverain dans un plus grand jour que de voir dépendre de lui l'exercice public de la Religion. La politique place ce droit à la tête de ceux du Magistrat politique, & l'expérience le confirme. Pourquoi, sous le règne de Marie, la Religion Romaine eut-elle le dessus? pourquoi, sous celui d'Elizabeth l'Anglicane prévalut-t'elle? Nulle autre raison sensible que la volonté des Reines, ou plutôt celle des Reines & du Parlement. La volonté des Souverains détermine les Religions qui dominent en Espagne, en Dannemarck & en Suède.
Si ce droit existe, répliquera quelqu'un, l'état de la Religion variera sur-tout dans une Monarchie, où la Religion essuyera à chaque règne le changement du Maître: il est vrai, & cet écueil n'est pas seulement à redouter pour la Religion, il l'est encore pour le Gouvernement. Tel est l'artisan, tel est l'ouvrage, tel est le Roi, telle est la Loi: cependant la crainte qu'on n'abuse du pouvoir n'en doit priver personne, autrement on ne jouiroit point de ses droits. D'ailleurs, quand le Magistrat politique seroit le maître de déposer son pouvoir entre les mains d'un autre, (chose impossible) le péril n'en seroit pas moins évident; on changeroit d'hommes tous faillibles. La Providence divine est l'unique azile: Dieu tient les coeurs des hommes en sa main; mais il veille particulièrement sur ceux des Souverains: il employe à son ouvrage les Rois vertueux & les méchans; tantôt le calme, & tantôt la tempête, sont utiles à l'Église: que le Souverain ait à coeur la Religion, qu'il médite l'Écriture-Sainte, qu'il prie Dieu assiduement, qu'il respecte l'Église; qu'il écoute attentivement les Docteurs; la vérité sera de grands progrès; qu'il soit méchant ou corrompu, il lui en coûtera plus qu'à l'Église, il sera jugé sévèrement pour l'avoir abandonnée; mais l'Église, quoique privée de ce secours étranger, n'en est pas moins l'Église, & le fer impie d'un Roi cruel lui inspirera du courage, & lui ouvrira des trésors.
«Les Empereurs, dit Saint Augustin, ensevelis dans l'erreur, la soutiennent contre la vérité, par des Loix qui éprouvent & couronnent les Justes, en résistant à ce qu'elles ordonnent…. Les Rois aveuglés par l'erreur, dit ailleurs ce Pere, défendent l'erreur contre la vérité: éclairés par le flambeau de la vérité, ils combattent l'erreur en faveur de la vérité: ainsi les Loix impies éprouvent les Justes, les Loix salutaires corrigent les méchans. L'orgueilleux Nabuchodonosor voulut qu'on adorât son image; l'humilié Nabuchodonosor défendit de blasphémer le vrai Dieu.»
La Judée sentit plusieurs fois que le changement de Religion dépendoit des Rois. Ezechias fils d'Achas, renversa le culte de son père; son petit-fils Manassés le rétablit, & Josias son arriere-petit-fils le détruisit. On n'a jamais douté de ce droit des Souverains. L'Écriture-Sainte loue les Rois seuls d'avoir reculé les bornes de la Religion; elle leur reproche de l'avoir abandonnée; c'est ce que dit si bien l'Évêque d'Elie: «Un nouveau Roi change-t'il de sentiment, la face de la Religion est changée, & ce changement est toujours attribué au Roi, comme si c'étoit son propre ouvrage; les Évêques n'étoient pas assez puissans pour la rendre meilleure, ni pour l'empêcher de dépérir: jamais il ne fut permis à des Sujets de renverser par la force l'usage public de la Religion; & les anciens Chrétiens, quelques nombreux qu'ils fussent, quoiqu'ils eussent des Sénateurs & des Magistrats, n'eurent jamais cette témérité.
Comme il appartient au seul Souverain d'introduire la vrai Religion, il lui appartient aussi d'étouffer les erreurs, soit par la douceur, soit par la violence. Nabuchodonosor défendit, sous peine de mort, de blasphémer le Dieu d'Israël. Le Roi Asa brisa les Idoles. Ezéchias marcha sur ses traces; & toujours en vertu du pouvoir souverain. Le Seigneur d'un lieu a le droit d'en enlever les Idoles; s'il est négligent, le Roi, Maître universel, y remédie. Le Prince a seul droit d'en purger les lieux publics, ou les Officiers qu'il commet à cet effet. J'interprète de la sorte la Loi du Deutéronome VII. v. 5. «Mettez en poudre leurs Autels, brisez leurs Idoles, coupez leurs bois sacrés, brûlez leurs statues.»
Si le pouvoir de la Religion est attaché au Magistrat politique, l'exécution prompte de ce pouvoir est dévolue aux Sujets. S. Augustin l'expose par ce passage: «Aussitôt que vous aurez les ordres, exécutez-les: tant que nous n'avons pas la mission nous sommes tranquilles; nous volons au moment qu'on nous l'accorde. Les Payens adorent les Idoles dans leurs maisons, en approchons-nous? les renversons-nous? il est bien plus sûr d'arracher les Idoles de leur coeur, lorsqu'ils sont devenus Chrétiens: ou ils nous invitent à faire cette bonne oeuvre, ou ils nous préviennent.»
Nicéphore reprit à propos l'Évêque Abdas d'avoir osé toucher aux Idoles des Perses; les Chrétiens payèrent cher cette action imprudente. Les Temples des Payens ne furent point fermés dans l'Empire Romain, avant la Loi de Constantins, couchée dans les deux Codes: Si quelqu'un, dit le Concile d'Eliberis, est tué en brisant une Idole, il ne doit pas être mis au nombre des Martyrs, parce que ce précepte n'est point écrit dans l'Evangile, & que les Apôtres n'en ont point donné l'exemple. Le Magistrat politique étend sa sévérité & sur les Assemblées des Payens, & sur celles qui, livrées aux superstitions dangereuses, ou tombent dans une hérésie manifeste, ou se séparent par un schisme du corps de l'Église. Ce motif engagea les Rois Ezéchias, Josias, Asa, Josaphat, à détruire les Autels dont le culte divisoit l'unité de la Religion. Les Empereurs Chrétiens ont dissipé les Assemblées des Hérétiques, & des Schismatiques; ils ont donné leurs Églises aux Catholiques, ils leur ont fermé l'entrée des honneurs, & les ont déclarés incapables de profiter des Testamens. S. Augustin détaille ces châtimens contre les Donatistes. La primitive Église ne désaprouva pas ces punitions qui facilitoient le retour des Pécheurs endurcis; mais elle eut toujours en horreur de les voir livrer à la mort. Les Évêques de Gaule blâmèrent Idacius & Tacius, d'avoir forcé le Prince à punir par le glaive les Priscillianistes. On blâma tout un Concile d'Orient d'avoir consenti que Bogomyle fût brûlé.
Ce n'est pas que les Empereurs les plus zélés n'ayent quelquefois toléré les fausses Religions. Les Juifs eurent un libre exercice tant qu'ils ne tournèrent point en ridicule la Loi Chrétienne, & qu'ils n'attirèrent point des Chrétiens à leur secte. Constantin ne ferma point les Temples au commencement de sa conversion; il créa des Payens Consuls: Prudence le remarque dans un poëme contre Symmaque. Les Empereurs Jovinien & Valentinien, Princes dont le zèle a mérité les louanges de l'Église, n'épouvantèrent par aucun Édit menaçant les Incrédules & les Schismatiques; & loin de se roidir contre les nouvelles hérésies, ils donnèrent souvent des Loix sur la police de leurs Assemblées. Constantin, Constantius, Valentinien, Valens, Honorius, Arcadius, accordèrent aux Chefs des Synagogues les privilèges dont ils gratifioient les Évêques. Théodose avertit l'Église de ne point recevoir les Juifs, que leurs Chefs réclameroient; Justinien exempta de l'anathème les Juifs Hellénistes, Nov. 146. Cet Empereur, ordonnant aux Juifs de bannir d'entr'eux ceux qui nieroient la Résurrection & le Jugement dernier, ou ne confesseroient pas que les Anges sont des créatures de Dieu, se glorifie d'avoir étouffé cette erreur chez les Juifs. Les Proconsuls ôtèrent aux Maximianistes les Églises des Donatistes, dès que le Concile des Donatistes les eut condamnés.
La raison & les monumens veulent que le droit & le devoir du Magistrat politique embrasse le corps & chaque partie de la vraie Religion. Seroit-il possible que qui a le droit sur le tout, ne l'eût pas sur les parties? Les exemples sont fréquens: Ezéchias brisa le serpent que Moïse avoit élevé, & arrêta la superstition naissante. Charlemagne défendit d'adorer les Images malgré les décrets du second Concile de Nicée. Honorius, Arcadius, réprimèrent par un Édit Pélage & Celestius Hérésiarques; & quelques Princes d'Allemagne ont purgé depuis peu leurs États du Dogme Ubiquitaire.
Constantin retrancha des questions inutiles dans la crainte d'un schisme; Sozomene, Liv. VII. c. 12.1, Nemo cleric. C. de Sum. Trin. Plût à Dieu que les Princes le prissent pour modèle. Le discours de Sisinnius à Théodose étoit bien vrai, «que les esprits s'aigrissent en disputant sur la Religion.» Marcien interdit toute dispute sur la Foi. Il y a un titre dans le Code de Théodose, de ceux qui agitent les questions de Religion. Il y a une Loi de Léon & d'Anthemius, (L. qui in Mon. C. de Epis. & Cle.) qui défendit aux Religieux hors de leurs Monastères de parler de Religion ou de Doctrine.
L'Empereur Andronic, grand Théologien, menaça les Évêques qui expliquoient avec trop de subtilité ce passage, Mon père est plus grand que moi, de les précipiter dans la mer s'ils ne déterminoient ces dangereuses altercations. Il y eut un tems qu'on n'osa se servir des termes propres, parce qu'ils n'étoient point dans l'Écriture. L'Empereur Héraclius ne voulut pas qu'on assurât une ou deux énergies ou puissances en J. C. Pour ne pas condamner légèrement cette conduite, j'invoque l'autorité de Basile: il avoue que plusieurs ne se servoient point des termes de Trinité ni de Consubstantiation; & ils évitoient avec soin les noms & les termes qu'on ne découvroit point dans l'Écriture. Ailleurs il dit sur le terme, non engendré du Père, que la dignité se taisoit parce qu'il n'est pas dans l'Écriture. Melece d'Antioche fut un tems sans parler des Dogmes, il ne discouroit que sur la reformation des moeurs; persuadé qu'il étoit prudent d'en agir de la forte. Une des Loix de Platon suspend la publication d'un ouvrage qui n'a pas l'approbation des Censeurs.
Les moeurs du Clergé ne font point affranchies des Loix. David exclut du Temple les aveugles & les boiteux. Ezéchias & Josias ordonnent aux Prêtres de se purifier. Justinien refuse aux Évêques la course, le jeu & les spectacles: il dit en un autre endroit, «qu'il est occupé des dogmes de la Religion & des moeurs du Clergé. Platine s'écrie avec raison:» Plût à Dieu, Grand Louis, que vous vécussiez de notre tems, l'Église a besoin de vos saints règlemens & de votre sévérité.»
Il est confiant que le Magistrat politique use de son droit dans les choses que la Loi divine n'a point définies. Le Roi de Ninive indique le Jeûne, David fait transporter l'Arche, Salomon ordonne la construction & les ornemens du Temple, Josias veille à ce que l'argent destiné aux usages sacrés ne soit point dissipé. Les Codes de Théodose, de Justinien, les Novelles, les Capitulaires des Rois de France renferment nombre de Constitutions pareilles…. Elles traitent de l'age des Évêques, des Prêtres, des Diacres, de l'Immunité, de la Jurisdiction du Clergé, & d'autres points qu'il seroit insipide de rappeller. L'étude apprend, & Wittacherus en convient qu'il y a dans ces Loix plusieurs chefs ajoutés aux Canons & étrangers aux Canons: Aussi le Roi de France représente-t'il au Concile de Trente par ses Ambassadeurs, «que les Rois Très-Chrétiens, à l'exemple de Constantin, de Théodose, de Valentinien, de Justinien & des autres Empereurs, ont réglé plusieurs points de la Religion dans leur Royaume; qu'ils ont promulgué plusieurs Loix Ecclésiastiques; que leurs Loix, loin de déplaire aux anciens Papes, sont couchées dans leurs Décrets; que Charlemagne & Louis IX. qui en sont les principaux auteurs, ont mérité le nom de Saints, & que le Clergé de France & l'Église Gallicane, fidèles observateurs de ces Loix, ont gouverné l'Église avec piété & avec édification.»
J'avoue que les Empereurs ont eu souvent égard aux nouveaux & aux anciens Canons:» de-là, dit-on, les Loix ne dédaignent point de suivre les saints Canons; ils sont doublement utiles à un Législateur dans les choses que la Loi divine n'a point définies; ils contiennent l'avis des gens habiles; ils assurent que la Loi sera agréable aux Sujets. Quoique cette considération ne nécessite pas la promulgation de la Loi, elle ne lui préjudicie pas. Une Novelle de Justinien donne force de Loi aux Canons dressés & confirmés par les quatre Conciles de Nicée, de Constantinople, le premier d'Éphèse, & le premier de Calcédoine: par ce mot de Canons confirmés, on entend ceux des Conciles provinciaux d'Ancyre, de Langres, d'Antioche, & de Laodicée, qui reçus partout, étoient au nombre des Canons Catholiques.
L'Église auroit-elle une puissance législatrice? les principes précédens décident la question. La Loi divine ne la lui attribue point, c'est l'apanage des Princes; il n'appartient pas aux Prêtres de faire des Loix. Avant les Empereurs Chrétiens, les Décrets de l'Église sur la discipline & les cérémonies ne s'appellent pas Loix, mais Canons: ils sont Conseils dans ce qui concerne plutôt chaque Particulier, que l'universalité; & s'ils obligent, cette obligation naît de la Loi naturelle, non d'aucune Loi positive; en sorte qu'on n'est contraint ni à vouloir, ni à ne vouloir pas. A Dieu ne plaise qu'on refuse à l'Église, aux Pasteurs, aux Prêtres, aux Conciles toute Législation. Si le Magistrat politique, comme l'expérience l'apprend, en accorde aux Tribunaux & aux Assemblées, dont l'utilité n'est pas comparable à celle de l'Église, pourquoi l'Église n'auroit-elle pas ces avantages, puisque le droit divin n'y répugne pas?
J'observe cependant deux choses, I°. la Législation que le Souverain communique ne diminue rien de son droit; il la donne comme par accroissement cumulative, en termes d'École, & non privativement: il se défera bien en faveur d'un autre, du droit de promulguer des Loix; mais il ne pourra s'en dépouiller. 2°. Il a le pouvoir de corriger ou de casser les règlemens d'une Cour s'il est nécessaire, d'autant que l'État ne souffre point deux Puissances suprêmes, & que l'inférieure doit obéir à la supérieure. Les Canons des Conciles renferment toujours le consentement exprès du Prince: «Par l'ordre du Prince, par le décret du très-glorieux Prince, du consentement du très—pieux & très-religieux Prince, sous le bon plaisir du très-glorieux Prince, le Concile a constitué & décerné.»
On répondra sans doute que les Rois ont quelquefois déclaré qu'ils étoient soumis aux Canons; qu'ils ont défendu l'observation des Édits qui auroient des dispositions contraires aux Canons; c'est comme s'ils publioient qu'ils veulent vivre sous leurs Loix,& qu'ils défendent de pratiquer ce qu'ils publient contre les Loix. Des professions de cette espèce ne touchent point au droit; elles sont l'écho de la volonté du Législateur. La clause d'un premier Testament, qui déroge à tout autre Testament postérieur, opère la nullité du dernier; non que le Testateur ne soit le maître de tester plusieurs fois; mais il est à présumer qu'un jugement bien sain n'a point dicté le dernier, à moins qu'il ne déroge expressément à la clause dérogative, alors le dernier testament reprend toute sa force: il en est ainsi d'une Constitution postérieure. «Vous voyez, dit Ciceron, qu'on n'a jamais écouté les Loix abrogées; sans cela, presqu'aucune ne seroit anéantie, & toutes éluderoient la difficulté de l'abrogation: quand une Loi est annullée, elle l'est de façon qu'il n'est plus nécessaire de l'abroger.»
Balsamon répète à chaque instant, que la Puissance donnée de Dieu aux Souverains les met au-dessus des Loix & des Canons: il en cite un exemple fameux. Le douzième Canon du Concile de Calcédoine statue, «que si un Empereur honore une Ville du titre de Métropole, elle jouira du titre seul, & les prérogatives resteront à l'ancienne Métropole.» Il nomme plusieurs Métropoles que les Empereurs ont érigées de plein droit depuis ce Canon: la première Justinienne en Illyrie eut sous Justinien le titre de Métropole, & l'Archevêque de Thessalonique ne s'attribua plus sur elle aucune prééminence.
Justinien changea dans les élections des Évêques la forme que les Canons avoient prescrite; & selon la remarque de Tolet, souvent les anciens Canons, sur l'élection, étoient cassés par un Édit du Prince. Un des Canons de la primitive Église décerne, «que chaque Ville ait son Évêque.» Les Empereurs en exceptèrent les Évêques d'Isaurie & & de Tomés, à qui ils unirent plusieurs Villes. Enfin, ce qui confirme l'autorité des Loix Impériales sur les Canons, est la maxime du Concile de Calcédoine, en vigueur depuis que le Clergé de chaque Diocèse garde les Constitutions civiles. Le Concile in Trullo le répète: on a amplement prouvé au Chapitre des Conciles, que les Empereurs & les Rois cassoient & corrigeoient les Canons, & que les Conciles leur en déferoient le droit.
Il est même surprenant que les Canons Apostoliques n'aient pas été perpétuellement suivis; apparemment qu'ils contenoient moins l'exposition de la Loi divine, qu'un Conseil conforme aux moeurs du siècle: telle est cette leçon à Thimotée de ne point élever un Néophite à l'Épiscopat. Le Concile de Laodicée la renouvella: cependant Théodose respecta peu ce Canon dans l'élection de Nectaire, & Valentinien, dans celle de Saint Ambroise: tel est ce précepte de ne point choisir de Diaconesse veuve au-dessous de soixante ans. Théodose le renouvella par une Loi, & Justinien le limita à quarante ans.
Je ne parlerai point sous silence ces Loix des Rois Hébreux, qui ont changé des pratiques ordonnées par la Loi divine. Elle défendoit aux impurs de manger la Pâque: Ezéchias, après avoir invoqué le Seigneur, en accorda la permission aux impurs. La Loi vouloit que les Prêtres sacrifiassent les victimes; cependant deux fois les Lévites, sous Ezéchias, remplirent ce devoir à cause du petit nombre de Prêtres. Ce n'est pas que les Rois délient personne du lien de la Loi divine, (le penser est un crime) mais parce qu'ils sont les meilleurs interprètes du droit divin & humain, & qu'ils apprennent qu'en cette occasion la Loi divine & l'ordre de Dieu n'obligent point: de même que de simples Particuliers, dans des affaires particulieres & pressées, sont en droit de faire une telle déclaration, (David & sa suite interprétèrent de la sorte la Loi qui réservoit aux Prêtres seuls les Pains de Proposition, de ne point arrêter une faim pressante;) de même le Magistrat politique, dans les choses publiques & dans les particulières, qui souffrent du délai, comme Gardien du Droit divin, permet d'agir par l'avis des gens pieux & sages. Je finis par ce trait des Machabées, qui déclarèrent permis de combattre l'ennemi le jour du Sabat.
CHAPITRE IX.
De la Jurisdiction sur les choses sacrées.
La Jurisdiction est si étroitement liée à la Législation, qu'on ne sçauroit posséder l'une au souverain degré, sans y réunir l'autre: ainsi dès que la Législation de la Religion appartient, après Dieu, au Magistrat politique, il est naturel qu'il en ait la Jurisdiction. La Jurisdiction est civile & criminelle. L'effet de la Jurisdiction civile fut quand l'Empereur dépouilla Paul de Samosate de son Évêché d'Antioche. La Jurisdiction criminelle s'appelle Glaive, de la portion la plus éminente: «Le Magistrat ne porte pas En vain le glaive; il est le vangeur contre tous les méchans, & par-conséquent contre ceux qui attaquent la Religion.»
Ce fut en vertu de cette Jurisdiction que le Roi Nabuchodonosor fit mettre en pièces ceux qui blasphémoient Dieu, & que Josias condamna à mort les Prêtres Idolâtres. Il est encore de cette Jurisdiction de bannir d'un lieu, d'exiler dans autre: Salomon de son propre mouvement, comme le remarque l'Évêque d'Elie, confina dans une retraite le Grand Prêtre Abiatar, coupable sans doute de Lèze-Majesté. Il auroit également été en droit de le corriger, s'il eût péché contre les Loix sacrées, comme les Empereurs Chrétiens punirent par l'exil Arius, Nestorius, & d'autres Hérésiarques. Esdras & les Grands d'Israël reçurent d'Artaxercés la Jurisdiction: ils s'en servirent contre les Juifs criminels, en confisquant leurs biens, & en les séparant de la société. L'Évangile a rendu ce mot par abjection ou excommunication. De même qu'Esdras obtint du Roi de Perse toute Jurisdiction, de même le Sanhédrin des Juifs la retint sous le bon plaisir du Peuple Romain & des Empereurs, avec le pouvoir d'emprisonner & de faire fouetter.
Les Docteurs Hébreux enseignent qu'il y avoit chez les Juifs trois degrés d'abjection; l'un étoit de rester à la dernière place de la Synagogue; l'autre de défendre au Peuple de regarder le coupable dans la Synagogue, de ne l'employer à aucun ouvrage, & de ne lui fournir de quoi vivre que pour le sustenter; le troisième étoit que celui qui par la Loi de Moïse avoit mérité la mort ne la subissent point, parce que les Juifs n'avoient plus le pouvoir de vie & de mort, étoit évité avec soin, & tout commerce lui étoit interdit: c'est ce qu'il faut entendre par le passage de l'Épître de S. Jean, où il est dit, qu'on étoit chassé de l'Église par l'ambitieux Diotrephes, qui s'arrogeoit une sorte d'autorité dans l'Église. Être exclus du Barreau, ne point siéger dans le lieu des Archives, & ne pouvoir assister aux Assemblées étoient tous châtimens des Loix Romaines, assez ressemblans à cette abjection, ou excommunication.
Par cette Jurisdiction on suspendoit un Prêtre de ses fonctions. Josias suspendit les Prêtres Schismatiques en leur assignant une pension alimentaire. Ainsi, Théodose, Honorius, Arcadius, Théodoric, & les Othons déposèrent ou rétablirent des Évêques. Constantin menace de contrainte les Évêques désobéissans & obstinés, mais comment le fait-il? c'est par la puissance qu'il à sur les Ministres du Seigneur. Le glaive renferme non-seulement la privation des emplois qui émanent du Magistrat politique, mais de tous les autres offices. Une des peines du Droit Romain étoit d'être exclus du Barreau à perpétuité, ou à tems, de ne point consulter, de ne point plaider, écrire, témoigner, de ne point dresser, signer, écrire un testament, assister aux affaires publiques, négocier, ni recouvrer les impôts.
L'infamie est attachée au glaive, ainsi que l'admonition, peine moindre que l'infamie, & qui étoit réservée aux Censeurs Romains. La Sentence du Censeur, dit Ciceron, ne répand que de la honte sur le criminel: on l'appelle ignominie, parce que sa force est dans le nom. Festus Pompée place l'ignominie au nombre des peines militaires.
La Jurisdiction des choses sacrées appartient au Magistrat politique, comme une portion de son pouvoir. Baliamon, excellent Canoniste, ne l'a point oublié au Canon XII du Concile d'Antioche; voici ses termes: «Comme on a statué qu'il ne sera permis à personne d'en insulter une autre, peut-être que l'Empereur, dont la puissance s'étend sur l'Église, citera le Patriarche devant lui, comme un Sacrilège, un Hérétique. Plusieurs exemples prouvent que les Empereurs se sont comportés de la sorte.»
Maintenant quelle est la Jurisdiction propre du Clergé? (toute Loi humaine mise à part) & quelle est celle qu'elle emprunte de la Loi civile? Le Clergé n'a aucune Jurisdiction propre, c'est-à-dire, nul pouvoir impératif ou coactif; l'essence de sa fonction ne dénote rien de semblable. Aristote observe que la fonction du Pontife n'a rien de commun avec la Puissance suprême. La Jurisdiction est temporelle, elle coule du Magistrat politique.
Les Prêtres, à la vérité, ont eu une Jurisdiction sous la Loi naturelle; ce n était pas leurs fonctions, mais leur qualité de Magistrat qui la leur donnoit; & quoique le Souverain ne revêtît point alors le Sacerdoce, il n'y eut point de Sacerdoce sans pouvoir. Le nom de Cohen devint commun aux Prêtres et aux Magistrats, & il se conserva long-tems chez les Nations. Les Druides parmi les Gaulois étoient du sang le plus noble. Hérodote témoigne qu'en Epire les Prêtres étoient les plus riches & les plus nobles. En Cappadoce, au rapport de Strabon, qui étoit du Pays, le Sacerdoce étoit la première dignité après le Roi. Les Rois & les Prêtres étoient presque d'une naissance égale. Tacite dit que chez les anciens Germains il n'étoit pas permis de corriger, de mettre en prison, ou de fouetter quelqu'un sans la permission des Prêtres. Dans l'Aréopage d'Athènes c'étoit un Prêtre qui présidoit. Les Vestales à Rome vivoient sous le pouvoir des Pontifes, ils en ordonnoient les châtimens: tantôt elles étoient enterrées vives, tantôt elles étoient flagellées: ils interdisoient les Prêtres de leurs fonctions, ou les punissoient. Lentulus dit dans le Sénat que les Prêtres étoient les Juges de la Religion, non-seulement parce qu'ils en étoient parfaitement instruits, mais encore qu'ils y avoient une sorte de pouvoir.
La Loi de Moïse accordoit aux Prêtres, & sur-tout au Grand-Prêtre une Jurisdiction toujours subordonnée au Magistrat politique; soit que la Puissance fût entre les mains du Roi, soit qu'elle fût rendue à l'Assemblée de la Nation; en sorte que quand il n'y avoit point de Rois ni de Juges, le Grand Prêtre, comme le Citoyen le plus respectable, prit les rênes du Gouvernement: témoin Héli, témoins les Asmonéens, Joseph & Philon assurent que la principale noblesse des Juifs étoit celle des Prêtres. Un seul passage constate que les Prêtres ont exercé la Magistrature: «On punissoit de mort celui qui n'obéissoit pas au Prêtre»; cette Loi approchoit le Grand Prêtre du Souverain.
Comme les Pontifes étoient excellens Interprètes de la Loi, le sacré & le prophane étoient indifféremment la matière de leurs décisions. La distinction du temporel & du spirituel étoit alors inconnue; on portoit à leur Tribunal les meurtres, les assassinats & toutes les autres affaires. Dieu dit, dans Ezéchiel, en parlant des Prêtres: «Ils seront Juges des différends, & mes Jugemens seront leur règle. Joseph avance avec raison que les Prêtres avoient la Police, qu'ils connoissoient de tous les procès, & que la Loi les avoit commis pour punir les coupables. Dans l'explication du Deutéronome, le Pontife & les Sénateurs, ajoute-t'il, prononcent des choses justes.» Philon, parlant de Moïse sur son Tribunal, dit que les Prêtres s'assurent. J. C. par la Loi nouvelle n'ayant assuré aux Pasteurs aucune domination, ne leur a point départi de Jurisdiction, c'est-à-dire, de coërcition, qui est la vraie signification du mot Latin.
Il ne sera cependant pas inutile de parcourir les actions des Pasteurs ou de l'Église, qui ont une apparence de Jurisdiction, & qui figurément mériteroient ce nom. Je ne me fixerai qu'à celles qui indépendantes de la Loi humaine ou de la volonté du Souverain, ne tiennent rien de leur Législation. Cette verge dont Saint Paul menace les Corinthiens, ressemble beaucoup à la Jurisdiction; voici les termes de l'Apôtre: «User de sévérité, juger avec rigueur les opiniâtres, ne point pardonner. Ils expriment un châtiment exemplaire»: par elle Ananias & Saphira reçurent la mort, Elymas perdit la vue; Hymenoeus, Alexandre & le Scélérat de Corinthe furent livrés au Démon. Ce dévouement à Satan étoit si prompt, qu'il s'emparoit sur le champ du corps, & le tourmentoit. Saul l'éprouva après que Dieu l'eut abandonné, selon Saint Chrysostome, Saint Jérôme, Saint Ambroise, Théodoret, Sédulius, Oecuménius, Théophylacte & Pacianus.
Les siècles attestent que quand le Souverain négligeoit de veiller & de purger l'Église des abus qui s'y glissoient, Dieu y suppléoit extraordinairement. Les Corinthiens ayant prophané le Sacrement de l'Eucharistie, plusieurs tombèrent malades, plusieurs en moururent. Saint Cyprien raconte que depuis ce tems, «le Baptême chassoit les Démons de ceux qui étoient baptisés, & qu'il y rentroit après un nouveau crime, afin qu'il fût constant que le Baptême délivroit du Démon les fidèles, & qu'ils en devenoient les victimes au moindre relâchement.»
Aussitôt que le Peuple d'Israël eut touché la Terre promise, la manne cessa de tomber: aussitôt que les Empereurs eurent pris la tutelle de l'Église, qu'ils en eurent proscrit ceux qui la déchiroient au-dedans & au-dehors, les marques terribles de la colère divine cessèrent: cette vengeance divine étoit plutôt une Jurisdiction divine qu'une Jurisdiction humaine. L'Apôtre n'avoit aucune part à l'ouvrage, c'étoit tout entier l'ouvrage de Dieu. Dieu vouloit manifester la vérité de l'Evangile; & comme la présence, la prière, ou le toucher des Apôtres guérissoit les malades & chassoit les Démons, leur imprécation attiroit les maladies & les Démons. S. Paul n'étoit pas plus le maître de livrer les hommes au Démon, que Saint Pierre, Saint Jean, de guérir ce boiteux, eux qui avouent n'y avoir aucune part, & qui rapportent à Dieu tout le miracle. Dieu sur les prières ferventes de son Église, frappoit souvent les coupables: on blâme les Corinthiens de n'avoir point souhaité qu'on les délivrât de cet incestueux, & l'Apôtre écrivant aux Galates ne commande pas, il exhorte: «plût à Dieu qu'on extermine ceux qui vous détournent du vrai chemin.»
L'usage des Clefs, qui est la fonction perpétuelle des Pasteurs, est une sorte de Jurisdiction: ainsi J. C. appelle-t'il l'application à chaque homme des promesses & des menaces de l'Evangile. Il en est de la Législation à la Jurisdiction comme de la prédication à l'usage des Clefs. Selon cette figure, la prédication de l'Evangile se nomme Législation; & l'usage des Clefs Jurisdiction. La Loi de J. C. & sa Jurisdiction exercent son pouvoir sur les âmes, non-seulement en prononçant au Jugement dernier, mais dès cette vie, en retenant ou remettant les péchés.
«Celui-là seul lave les péchés, dit Hilaire le Diacre, qui seul est mort pour les péchés; aussi il n'y a que Dieu qui efface les péchés du monde, étant l'Agneau qui ôte les péchés du monde. Selon Lombard, Dieu a donné aux Prêtres le pouvoir de lier & de délier, c'est-à-dire, de montrer les hommes liés ou déliés: ensuite, le Ministre de l'Evangile a autant d'autorité dans le Tribunal de la Pénitence, que le Prêtre de la Loi légale en exerçoit sur les Juifs attaqués de la lèpre, simbole du péché.»
«Quand Saint Cyprien annonce que le Prêtre est Juge à la place de J. C. il ne s'écarte point du sens de Saint Paul, qui dit: C'est pour J. C. que nous faisons la Mission, parce que le Prêtre prononce l'Arrêt de J. C. On ne reçoit pas de nous, poursuit S. Cyprien, la rémission des péchés, mais nous invitons à la Pénitence, en peignant l'énormité des péchés. Saint Ambroise est du même avis: le Prêtre qui exhorte un Pénitent fait son devoir, & n'a les droits d'aucune Puissance. Le Pasteur, s'écrie Saint Augustin, est quelque chose pour administrer les Sacremens, & dispenser la parole; mais il n'est rien pour corriger & pour justifier, puisqu'alors l'opération est toute intérieure, & ne vient toute entière que de celui qui a créé l'homme, & qui restant Dieu s'est fait homme. S. Jérôme ne dissimule point que comme le Prêtre de l'ancienne Loi guérissoit, ou laissoit le Lépreux tel qu'il étoit; de même, l'Évêque ou le Prêtre lie ou réconcilie un Pécheur; & ailleurs, quelques-uns n'approfondissant point la force de ce passage, se laissent aller à l'orgueil des Pharisiens & s'imaginent qu'ils perdent les innocens & sauvent les coupables, comme si Dieu consultoit moins la vie des Pécheurs que la Sentence de son Ministre: on connoît par-là que le Ministre qui erre dans le droit ou dans le fait, rend nul l'effet des Clefs.»
On voit encore une Lettre de Nicon à Euclistius sur l'excommunication injuste. La Jurisdiction ne se gouverne pas de la sorte: la Sentence d'un Juge ignorant est exécutée à cause de l'autorité dont il est revêtu. Un Pasteur avec l'usage des Clefs n'a pas plus de Jurisdiction qu'un Prédicateur qui décide bien ou mal.
L'imposition de la Pénitence est unie à l'usage des Clefs; elle est générale, lorsque S. Jean-Baptiste dit aux Juifs: «Faites des fruits dignes de Pénitence; & que Daniel invite le Roi de laver ses péchés dans la miséricorde»; elle est particulière, lorsqu'on fait une restitution, ou qu'on déteste ouvertement un crime public; ces deux espèces ont rapport à la Loi, non à la Jurisdiction; mais si l'on prescrit spécialement ce que la Loi divine n'a pas spécialement défini, c'est un conseil, non un acte de Jurisdiction; qualification que les anciens lui ont souvent donnée, de même que les Philosophes, les Médecins, Ces Jurisconsultes, les amis que l'on consulte, ne jugent pas, malgré le danger qu'il y a quelquefois de négliger leurs avis; de même un Pasteur ne contraint point un coeur en lui donnant un conseil salutaire.
On a encore prêté à l'usage des Clefs une image de la Jurisdiction, comme de ne point communiquer à certains les signes de la Grâce; ce seroit également un acte du ministère plutôt que de Jurisdiction de baptiser, de présenter l'Eucharistie à la bouche ou à la main, conformément à l'ancien usage, comme de s'en abstenir. Nulle autre différence sensible entre les signes visibles & les signes vocaux; par conséquent le droit en vertu duquel le Pasteur représente à un scélérat la Grâce de Dieu, est celui en vertu duquel il lui refuse le Baptême, qui est le signe de la rémission, ou l'Eucharistie, qui est celui de la communion avec J. C. parce qu'il ne faut pas accorder le signe à l'homme qui ne mérite pas la Grace comprise sous le signe, ce seroit prodiguer la grâce aux Pécheurs.
Le Diacre avoit coutume de proclamer dans l'Église les choses saintes aux Saints: l'usage eût blessé la vérité & la charité, si on eût admis à la sainte Table un indigne qui mangeoit & buvoit son jugement. Le Ministre donc suspendant son acte, & n'exerçant aucun pouvoir sur les actes étrangers, il semble que son ministère concerne davantage l'usage de la liberté, que l'exercice de la Jurisdiction: tel est par comparaison le Médecin, qui près de l'hydropique lui refuse l'eau qui lui seroit mortelle: tel est un homme sans reproche, qui dédaigne le salut & le commerce d'un homme perdu de réputation: tel est un homme sain qui suit un lépreux, ou toute autre maladie contagieuse.
Voilà les actes propres aux Pasteurs; voici ceux qui sont propres à l'Église, ou que les Pasteurs ont en commun avec l'Église. 1°. Le «Peuple, pour parler avec Saint Cyprien, fidèle aux Commandemens de J. C. doit se séparer du Pécheur public: il est enjoint à chacun, combien plus à tous, d'éviter les faux Prophètes, de fuir un Pasteur étranger, de rompre avec ceux qui sèment de faux dogmes, & souflent la discorde. 2°. On interdit aux fidèles le commerce des hommes, qui, sous le nom de frères, sont des impudiques, des avares, des idolâtres, des calomniateurs, des yvrognes, des voleurs, des hérétiques & des impies. Éloignez-vous d'eux, prévient l'Apôtre, point de familiarité; ayez-les en horreur, & gardez-vous de manger avec eux; de tels hommes, remarque l'Apôtre Jude, sont autant de taches dans les agapes ou festins des Chrétiens.»
L'Écriture, usant de ces termes, fait voir que tous ces actes sont des actes particuliers: la conduite de l'Église est-elle autre que celle d'un disciple qui quitte un maître ignorant, où d'un honnête homme qui renonce à l'amitié & au commerce des scélérats. Les termes qui ont prévalu dans la suite, «de déposer des Pasteurs, d'excommunier les fidèles», semblent plus approcher de la nature du pouvoir extérieur; mais il faut mesurer les termes à la chose qu'on veut exprimer, non la chose aux termes qui l'expriment. L'Église dépose un Pasteur, quand elle le prive des fonctions pastorales; elle excommunie un Chrétien, quand elle le sépare de sa communion: cette sévérité coule de l'autorité spirituelle, & n'entreprend rien sur l'autorité temporelle. Quoiqu'il y ait une Sentence qui prononce la déposition ou l'excommunication, l'Église n'en a pas plus de Jurisdiction; c'est pourquoi on dit que les fidèles jugent les Infidèles. En effet la Jurisdiction est du Supérieur sur l'inférieur, & le jugement est souvent entre égaux; de-là cette maxime: Ne jugez pas de peur d'être jugés.
Après avoir parcouru ce que l'Église tient du droit divin, il est bon de considérer ce qu'elle a pris du droit canon & du droit civil; le droit canonique est un droit formé par le conseil des Pasteurs & le consentement de l'Église sur des cas dont la décision n'étoit pas évidente: par exemple, de différer quelque tems à admettre à la sainte Table les pécheurs d'habitude; agir autrement n'étoit pas un crime, mais ce délai étoit plus avantageux & aux Pécheurs & aux autres fidèles; aux Pécheurs qui pleuroient leurs fautes plus amérement; aux fidèles qui avoient devant eux de si tristes modèles.
Ceux qui avoient commis un crime affreux pleuroient d'abord leur faute hors la porte du Temple: on les appelloit Battus de la tempête, ou les Ardens: ils étoient ensuite Ecoutans, ou sous la férulle; après cela ils étoient prosternés, puis ils étoient comme au rang des Cathécuménes; alors on les souffroit assister aux prieres des fidèles; & enfin on les admettoit aux saints mistères. Les Esseniens punissoient les coupables avec autant de sévérité. Joseph l'observe: «Ils banissent de la société les criminels dignes de mort; les blasphémateurs & les pécheurs d'habitude ne vivent pas avec les autres, mais ils macèrent leurs corps par les herbes, la faim & les mortifications.» Les Juifs de ce siècle, qui ne sont que de simples Particuliers, n'infligent point de peines. Un assassin reste à la porte de la Synagogue, & crie qu'il est homicide, d'autres sont flagellés ou réduits au pain sec, & on en exile d'autres. La soumission des coupables supplée à l'autorité des Juges.
Reprenons les Canons de la discipline ecclésiastique: en vain les attribueroit-on au droit divin, comme s'il étoit permis à quelqu'un de faire grace du droit divin. Les Évêques ont toujours été les maîtres, vu l'état du Pénitent, de prolonger ou de diminuer le tems; témoin le Canon II. & V. du Concile d'Ancyre; on communioit même ceux qui étoient en danger de mort. Le Concile de Nicée reconnoit que c'est un ancien & louable usage, conforme en cela à la pratique des Esséniens qui les recevoient à l'article de la mort. A entendre Joseph, «ils s'assembloient & disséroient de remettre les péchés jusqu'à l'article de la mort». Ces obstinés, à qui la parole divine interdit les Sacremens, sont seulement privés de la communion de leur Province, d'autres déchus de la communion des Clercs, sont réduits à la communion des Laïcs, en sorte que le même crime excommunie le Laïc, prive le Clerc de ses fonctions, & lui laisse la communion des Laïcs.
S. Augustin pense qu'il est dangereuse d'employer l'excommunication, «quand la contagion du péché a infecté la multitude»; exception qui ne seroit pas admissible, si l'excommunication étoit fondée sur le seul droit divin. Eh! ne sçait-on pas que plusieurs règlemens, scellés du consentement des hommes, tant que le pouvoir suprême ne les a point consacrés, loin d'être des Loix, n'obligent personne, à moins qu'on n'invoque la Loi naturelle, qui veut qu'on évite les obstacles.
Il en est ainsi des Canons, & des décisions appuyées sur les Canons. -L'Apôtre S. Paul conseille de s'adresser aux Laïcs pour discuter les affaires légères; de choisir des Clercs pour les affaires importantes. La remontrance, fruit de l'équité naturelle, prévenoit ces jugemens,& on ne reçevoit l'accusation contre un Prêtre de bonnes moeurs, que sur le témoignages de deux ou trois personnes dignes de foi.
Depuis que les Empereurs eurent fait profession du Christianisme, on distribua une portion de la Jurisdiction aux Pasteurs, comme participans aux fonctions publiques. Ils l'obtinrent sous trois titres différens, du droit ordinaire, du consentement des parties, par délégation: on accorda de droit ordinaire aux Évêques de juger les affaires, ecclésiastiques. L'Empereur Valentinien premier donna l'exemple; S. Ambroise cite son rescrit: celui-là doit être juge en cause de foi & de discipline, dont les fonctions & le droit y sont unis: les termes du rescrit, continue ce Pere, sont; «il veut que les Prêtres jugent des Prêtres». Le même décret est répété dans la Constitution d'Arcadius, & d'Honorius: «toutes les fois qu'il s'agit de la Religion, il faut en traiter devant les Évêques». Valentinien III. étoit aussi zélé. Il est constant que les Évêques & les Prêtres n'ont par les Loix aucun for extérieur, & que les Constitutions d'Arcadius, d'Honorius, qu'on voit dans le Code Théodosien ne leur ont accordé que la connoissance de la Religion». Une Loi de Valentinien II. de Théodose & d'Arcadius, plus ancienne que celle d'Honorius, statue, «que les affaires ecclésiastiques seront décidées par l'autorité des Évêques: s'il s'élève une contestation sur un point de Religion, on procédera devant celui qui est à la tête de tous les Prêtres.» Justinien, fidèle imitateur de ses prédécesseurs ajoute: «Nous ordonnons de porter devant les Évêques, ou le Métropolitain, ou les Conciles, ou les Patriarches, les causes ecclésiastiques; & par une autre Constitution il en enlève la connoissance aux autres Juges. De plus, si le crime est ecclésiastique & qu'il exige un châtiment ecclésiastique, que l'Évêque, agréable à Dieu, le décerne sans en communiquer aux Juges des Provinces; car nous ne voulons pas que les Juges civils connoissent absolument de ces affaires; il faut qu'elles soient examinées par des Ecclésiastiques, qui décerneront des peines ecclésiastiques, contre les ames coupables, conformément aux Loix divines & humaines, que nous prenons volontiers pour modèles dans nos Constitutions.»
A l'égard des procès civils, les Clercs & les Laïques ne procédoient autrefois devant les Évêques que par compromis, Constantin gratifia les Évêques de cette Jurisdiction; il défendit même de porter à aucun Tribunal l'appel de la Sentence que l'Évêque prononceroit. Valentinien, dans une Constitution citée plus haut s'énonce de la sorte: «Dès qu'il s'élèvera une contestation entre les Clercs,& que les dissidens conviendront d'Arbitres, nous permettons que l'Évêque les juge, pourvu qu'ils s'y soumettent avant par compromis. Nous étendrons ce Privilège aux Laïques qui contracteront la voie du compromis.» Le Chapitre IX. du Concile de Calcédoine défend aux Clercs, qui plaident entr'eux, de saisir les Tribunaux séculiers; il leur ordonne de discuter avant devant l'Évêque ou devant les Commissaires que l'Évêque leur donnera.
Ce n'est pas que le Tribunal séculier eût été incompétent, si les Clercs n'eussent point obéi aux Canons; mais le mépris de ces Canons rendoit les Clercs coupables. Justinien fut le premier de tous les Empereurs, qui limita les Tribunaux séculiers, & qui prescrivit aux Clercs & aux Laïcs d'assigner les Clercs devant l'Évêque; en sorte cependant que l'Évêque pouvoit renvoyer les questions difficiles aux Juges séculiers, & la Partie lésée avoit l'appel aux Tribunaux. Au reste, la Jurisdiction criminelle ne fut point démembrée des Cours séculières, même pour les Clercs dont les crimes n'étoient pas purement ecclésiastiques.
Les Empereurs Honorius, Arcadius & Théodose; dans une Lettre écrite à Théodore Manlius, Préfet du Prétoire, confirment, «qu'il n'étoit pas permis d'appeller de la Sentence d'un Évêque nommé Arbitre par les Parties.» Que le Jugement d'un Évêque soit irrévocable pour ceux qui l'auront choisi, & qu'on ait pour sa Sentence la soumission qu'on défère à l'autorité dont il n'est pas permis d'appeller, telle qu'étoit celle de Préfet du Prétoire; néanmoins quand la Partie se trouvoit lésée, elle se jettoit aux pieds de l'Empereur; d'où l'on disoit que les Préfets du Prétoire tenoient la place de l'Empereur dans leurs Jugemens, ce qui se pouvoit également dire des Évêques qui jugeoint sur les compromis. Les Patriarches avoient ce droit dans les causes ècclésiastiques, que les Évêques jugeoient en première instance. Justinien, parlant des Patriarches dit: «Nos prédécesseurs ont décerné qu'on n'appelleroit point des Sentences des Évêques constitués Juges par compromis.»
La troisième espèce de Jurisdiction est la délégation; soit qu'elle émane directement du Magistrat politique, soit d'une Puissance inférieure. On appeloit à l'Empereur dans la première espèce, on appelloit au Juge ordinaire dans la seconde. Je réunis sous le nom de Jurisdiction toutes ces espèces de connoissances, qui forçoient l'obligé de citer les témoins, de lier par le serment & de soumettre à la Sentence la Partie qui avoit succombé, à moins qu'on n'en appellât. Celui qui refusoit étoit exécuté au nom du Juge civil, non au nom de l'Évêque (ce qui eût été peu séant).
«Il fut ordonné, dit Sozomene, d'appeller la Justice pour mettre à exécution les Jugemens des Évêques»: on voit encore une Constitution d'Honorius, d'Arcadius, & de Théodose. De là les Jurisconsultes qui pèsent les termes, ont donné le nom d'Audience à cette Jurisdiction, parce que le Juge n'exécute pas sa Sentence; ils prêtent aussi cette dénomination au Juge délégué.
Le Magistrat politique a donc beaucoup ajouté au pouvoir que le droit divin & les Canons déféroient aux Pasteurs & à l'Église; le Peuple avoit non seulement le droit de fuir un Pasteur infidèle, mais la Sentence dépouilloit le Pasteur des fonctions & des honneurs dont il étoit décoré. Honorius & Arcadius veulent, «que l'Évêque condamné par son Clergé, perde son titre & son Évêché»; qu'il soit banni, s'il attente à la Sentence. Un Pasteur pouvoit refuser les Sacremens, & les autres fidèles fuir le commerce d'un pécheur public; & le Jugement à peine rendu, l'entrée de l'Église lui étoit fermée. «Chassez de l'Église, disent Honorius & Arcadius, le Chrétien que vous avez cru indigne de votre société; une Loi de Gratien, de Valentinien & de Théodose le proscrit du commerce des honnêtes gens, & de la Communion des Saints.» Valentinien, Théodose & Arcadius éloignent de l'Église une femme qui s'étoit coupé les cheveux, ce que Sozomene appelle pousser hors de l'Église par force. Marsilius, considérant cette action, approuve une Excommunication ainsi faite sans l'autorité du Législateur.
Je ne suis point étonné que les Pasteurs ayent obtenu des Empereurs Chrétiens les graces qu'ils accordoient aux Juifs, de ne pouvoir forcer leurs Prêtres à accepter des Prosélites, ou à réconcilier les pécheurs. Théodose, Arcadius & Honorius motivent ainsi leur Constitution: «il est certain que leurs Chefs ont le droit de décider de la Religion.» En même tems que Justinine défend aux Anciens des Juifs de déclamer contre l'usage des Livres Grecs, il leur acorde, sur des raisons assez plausibles, le droit d'Anathème.
Arcadius & Honorius, dans une autre Constitution, étendent les privilèges dont ils combloient les Évêques, «aux Juifs soumis aux Patriarches, aux Chefs des Synagogues, aux Patriarches, aux Prêtres, & autres Juifs chargés de quelques fonctions de la Loi légale». Suit naturellement un Décret des Empereurs Constantin, Constantius, Valentinien, Valens, mais il me semble qu'on a passé une négation, dans la Constitution de ces Princes écrite au Code de Justinien, & qu'il feroit mieux de lire, «que les Juifs qui vivent sous l'Empire Romain, s'adressent aux Tribunaux, tant pour ce qui concerne leur secte, que pour leurs Loix & leurs droits, & qu'ils rapportent tout aux Loix Romaines»; car leurs Chefs avoient le droit de décider sur la Religion: là Loi précédente l'établit. Les Empereurs Payens, à en croire Ulpien, imposoient aux Juifs un joug qui ne blessoit point leur Loi. Les Empereurs Chrétiens ont porté leurs bontés bien plus loin, en affranchissant les Chefs de la Synagogue & les autres Docteurs de la Loi, des charges personnelles ou civiles; & en enjoignant aux Juges d'exécuter sur le champ leur Sentence, lorsque deux Juifs de concert plaideroient devant eux; tant les Princes se sont appliqués à récompenser les Juifs, parce qu'ils ont été les premiers éclairés, & qu'on espéroit toujours de les attirer plus aisément à la Religion: tel est le sentiment des anciens Pères de l'Église.
Elle travailloit avec tant d'ardeur au salut des pécheurs, qu'elle ne se contentoit pas de rompre tout commerce avec eux; elle joignoit à l'Excommunication des peines encore plus sensibles; coutume ancienne & que les exemples des différens âges, depuis la création du monde, apprennent avoir été de presque toutes les Nations. Voici un passage célèbre des Commentaires de César sur les Druides; » Si un Particulier, ou un Officier public n'obéit; point à leurs Loix, ils lui interdisent les sacrifices; cette peine est la plus grave parmi eux; les coupables sont regardés comme des impies & des scélérats; tout le monde les abandonne ou fuit leur présence & leurs discours, de peur que leur commerce n'apporte quelque préjudice; & les Grands sont dépouillés dès ce moment de leur autorité & de toute marque de distinction.
Platon embrasse ce sentiment, loin de le combattre. Plutarque ajoute, que les termes d'exécration de malheureux, de triste, étaient l'anathème des Athéniens & & des Romains: souvent la formule était ainsi terminée: »Que les biens soient mis à l'encan, qu'ils soient offerts aux Dieux: cela respondait à la malédiction des Juifs, dont Esdras a conservé un trait fameux. On défend aujourd'hui, dans plusieurs pays, aux Excommuniés, l'usage des Communes. On punit ailleurs les Excommuniés opiniâtres; & Luher soutient, avec raison, que l'Excommunication majeure est une peine du Gouvernement politique.
Toute cette Jurisdiction, soit pouvoir impératif, soit for extérieur, soit Audience, coule du Magistrat politique: Le Roi d'Angleterre ne lui connoît point d'autre origine; «tout pouvoir de décider, & toute Jurisdiction, tant ecclésiastique que séculière, émane du Roi comme de sa source.» La Police Angloise, qu'on a publiée, parle ainsi au Roi Jacques: «La Jurisdiction ecclésiastique est Royale, elle est la portion première, principale, indivisible de votre Couronne & de votre dignité. Les Loix ecclésiastiques sont Loix Royales; elles ne partent point d'une Puissance distincte; elles ne se soutiennent, elles ne s'apuyent point sur un autre fondement»: la Jurisdiction écclésiastique est une émanation du pouvoir souverain, que célèbre des Commentaires de César sur les Druides: «Si un Particulier, ou un Officier public n'obéit point à leurs Loix, ils lui interdisent les sacrifices; cette peine est la plus grave parmi eux; les coupables font regardés comme des impies & des scélérats; tout le monde les abandonne ou fuit leur présence & leurs discours, de peur que leur commerce n'apporte quelque préjudice; & les Grands sont dépouillés dès ce moment de leur autorité & de toute marque de distinction.»
Platon embrasse ce sentiment, loin de le combattre. Plutarque ajoute, «que les termes d'exécration, de malheureux, de triste, étoient l'anathème des Athéniens & des Romains»: souvent la formule étoit ainsi terminée: «Que les biens soient mis à l'encan, qu'ils soient offerts aux Dieux»: cela repondoit à la malédiction des Juifs, dont Esdras a conservé un trait fameux. On défend aujourd'hui, dans plusieurs pays, aux Excommuniés, sembler: ils n'ont d'eux-mêmes aucun pouvoir législatif dans un État Chrétien, & ne sçauroient s'arroger le droit d'entendre & de terminer les affaires ecclésiastiques, malgré le Souverain, ou sans sa participation.
Tokerus continue: «Le Prince a sur moi la Jurisdiction temporelle, donc il a la spirituelle; axiome certain, si on l'explique de la Jurisdiction du for extérieur, dont le Souverain a la puissance suprême. L'Évêque d'Elie ne s'en écarte pas: les Jugemens de l'Église reçoivent de l'Empereur l'autorité extérieure.»
Après avoir rendu compte des actes que l'Église & ses Pasteurs ont de droit divin & humain, mon projet est d'examiner quels sont ceux qui regardent le Magistrat politique, & la maniere dont on peut les exercer à son égard. Le simple usage des Clefs & le droit divin ne concernent pas moins le Prince que le dernier du Peuple: il est même d'autant plus nécessaire de s'y appliquer que le mal qu'il fait devient plus contagieux. «Malheureux le Prince, dit une ancienne maxime, à qui l'on voile la vérité». Valentinien exhorte avec raison S. Ambroise à le bien convaincre que la Loi divine guérit les maladies des âmes.
C'est insulter l'Evangile, que de prêter le nom de Clefs aux Tribunaux séculiers; de produire en public les actions cachées des Princes, ou celles qui sont susceptibles d'une mauvaise interprétation, & sur tout de les peindre au Peuple, qui n'est ni en droit ni en état d'y remédier, & qui, de plus esclave de la foiblesse humaine, irréconciliable ennemi de ses maîtres, écoute avec avidité, & croit aveuglement le mal qu'on en débite, source trop ordinaire des séditions & du mépris que l'on conçoit pour le Souverain. Un Sage a dit fort à propos, «que les traits équivoques, lancés sur la conduite des Princes, servent à troubler le Peuple».
Au reste la prédication de l'Evangile & l'usage des Clefs différent beaucoup. La parole qui se prêche à tous, doit être tellement maniée qu'elle fructifie dans tous; son ministère est de fronder les vices, sans nommer les pécheurs; c'est une coutume indécente de tourner la Chaire en spectacle, & la voix majestueuse de l'Evangile en fade plaisanterie. Les anciens Romains étoient indignés qu'on souffrît l'éloge du crime, dans un lieu où l'on n'avoit pas la force de le repousser. Ciceron ne le dissimule pas. Dieu a voulu qu'on respectât la vie des Souverains, des Magistrats, & leur réputation; il a voulu que sa Loi leur servît d'azile, tel est le sens de ses paroles: «Peuples n'insultez point, ne maudissez point le Souverain»: il est clair que cette défense est plus précise, que celle qui regarde les particuliers.
Un passage de Saint Paul prouve qu'il ne faut pas interpréter cette Loi, ou de la Puissance en elle-même, ou d'un Prince de bonnes moeurs. L'Apôtre ayant invectivé le Grand Pontife Ananias, revêtu du pouvoir suprême, parce qu'il violoit ouvertement les Loix, il s'excusa sur ce qu'il ignoroit qu'Ananius fût le Grand Prêtre, parce qu'il est écrit dans la Loi, «Peuples ne maudissez point le Prince.» Les Hébreux conviennent que le nom de Prince dans la Loi divine s'exprimoit par un terme approchant de celui de Juge souverain, ou de Chef du Grand Synhedrin à la place de Moïse: Les Chefs des Synhedrins des deux Palestines sont Princes dans la Loi de Théodose & de Valentinien. Les Auteurs, versés dans la Loi Judaïque, sçavent que Sabinius, Proconsul de Syrie, outre le Synhedrin de Jérusalem, seul & unique autrefois, en établit quatre autres ayant la même autorité: ils avoient leurs Princes & leurs Chefs.
On donnoit le nom de Prince au Grand Prêtre,& quand il n'y avoit point de Nasi, il le représentoit. Les Rabins nous apprennent que le Roi étoit la première personne de la République des Juifs, que le Nasi occupoit la seconde place, & le Grand Prêtre la troisième; de forte que pendant l'interrègne le Grand Prêtre devenoit la seconde personne, & la première, en l'absence du Nasi. Vient ici naturellement un passage célèbre de l'Apôtre S. Jude, qui, démasquant certains hérétiques, dit: «Ils improuvent la domination, & ils blasphèment contre les Sentences; comme l'Archange Michel, ajoute-t'il, disputoit avec le Diable à qui auroit le corps de Moïse, il n'osa le maudire; il s'écria seulement que Dieu le confonde»: on conclut de-là qu'on envisageoit moins la dignité en elle-même, que les personnes placées dans un rang suprême, & qu'on ne respectoit pas moins les Princes d'une vie dissolue, que ceux d'une conduite pure: aussi présente-t'on aux hommes l'exemple du Démon, qui quoique très-méchant fut épargné par l'Ange, à cause de l'excellence de sa nature; pour leur apprendre quels égards méritent ceux que Dieu met au-dessus d'eux. Je n'omettrai point ce Canon du Concile de Toléde: «Ayant réfléchi sur les moeurs dépravées du siècle, nous décernons qu'il n'est pas permis de maudire le Prince; car le Créateur a écrit, Peuples ne maudissez pas le Prince; qui osera le faire, sera puni de l'Excommunication ecclésiastique.» Optat de Mileve trace le portrait de Donat, Chef du schisme d'Afrique. Dans les accès de sa fureur ordinaire il s'exhala en ces reproches: «Qu'a de commun l'Empereur avec l'Église?» il proféra plusieurs impertinences semblables à celles qu'il écrivoit à Grégoire, la tache du Sénat, la honte des Préfets, & d'autres injures, auxquelles Grégoire répondit avec la douceur épiscopale. La teneur de plusieurs autres Lettres est dans la bouche de tout le monde; c'étoit bien peu suivre le précepte de Saint Paul, que d'insulter les Puissances & les Rois, pour lesquels au contraire il étoit obligé d'offrir incessamment des prieres à Dieu.
Saul avoit péché mortellement, Samuël, en Prophète, lui avoit annoncé la colère de Dieu. Saul exigea de lui cette vénération qu'il lui marquoit devant les Grands du Peuple d'Israël; le Prophète obéit. Nathan ne reproche point à David son adultère & son homicide en présence du Peuple; il le va chercher au fond de son Palais. S. Jean-Baptiste prit sans doute la même précaution, lorsqu'il fit des réprimandes à Hérode. Les anciens Évêques & les Conciles parlent avec respect aux Empereurs Payens, ennemis de l'Église, & à Constantius, plus livré aux Ariens: ils n'attaquent Julien qu'à sa mort. Il est vrai que les Prophètes, inspirés d'en haut, ont quelquefois franchi ces bornes; mais Dieu qui sacra les Rois par le ministère des Prophètes, qui en fit mourir par Samuël & par d'autres, se servit d'eux pour couvrir d'ignominie les méchans Princes. Rien de plus naturel assurément que de mettre au-dessus des Loix les hommes que Dieu inspire par son esprit. Simei découvre publiquement le crime de David; le Prince excuse sa témérité en disant, que Dieu peut-être le lui avoit ordonné. Il montroit qu'il n'y avoit qu'une voye permise de maudire un Prince; c'est-à-dire, si Dieu le commande expressément: les Prophètes, accusés d'avoir allumé le feu de la sédition, se retranchèrent sur ce qu'ils en avoient l'ordre positif de Dieu. On ne voit pas que les Prêtres dont les fonctions étoient ordinaires & réglées, ayent parlé aussi librement aux Rois. L'exemple de Zacharie Joïadas, que l'Evangile nomme fils de Barrachias, est étranger à la question; son discours ne regardoit pas le Roi, mais tout le Peuple; & guidé par l'Esprit-Saint, il l'exhortoit à la Pénitence, pour une faute que tous avoient commise. J. C. conseille aux fidèles insultés par leurs frères, de les reprendre d'abord seuls, de les corriger ensuite en présence d'un petit nombre, & d'en instruire enfin une pieuse Assemblée. Les Sçavans, surtout Beze, entendent ici par le terme d'Église, non la multitude, mais le Synhedrin. Les Septante appellent toute Assemblée Église, & les Rabins Abenesra & Salomon ont remarqué que par ces paroles de Moïse, toute l'Église, on doit explique le Synhedrin ou l'Assemblée des septante personnes. Qui doute que le Corinthien, coupable d'un inceste, n'en ait reçu le châtiment devant plusieurs? Qui doute qu'on recommande à Timothée de punir les pécheurs en présence des fidèles, pour leur inspirer de la crainte? Appliquez néanmoins ce passage aux Prêtres pécheurs, que l'Évêque corrigeoit, le Clergé assemblé. A quelques personnes qu'on le donne, il est certain que la qualité limite & restraint ces préceptes universels: «Ne reprenez point avec aigreur un vieillard,» dit Saint Paul, «avertissez-le comme votre père, & les jeunes comme vos frères»: Le Souverain & le Magistrat sont plus respectables que l'âge, d'autant que l'usage de la primitive Église & l'observation de plusieurs Auteurs attestent, qu'on ne reprenoit point les Évêques devant la multitude; maxime plus juste à l'égard du Prince, qui, selon Constantin, est l'Évêque commun choisi de Dieu. Or, comme le Magistrat politique ne subit aucun châtiment, il n'éprouve point la coërcition; elle émane de lui, & ne s'exerce point contre lui.
L'Histoire d'Oziasne détruit point cette opinion; toute l'erreur vient de la traduction, la voici: «Le Grand Prêtre Azarias & tous les Prêtres le regardèrent, & voilà que son front devint lépreux; ils le chassèrent du Temple, il fut contraint de sortir, parce que Dieu l'avoit frappé. La Loi divine fermoit l'entrée du Temple aux Lépreux, les Prêtres se pressèrent d'éloigner le Roi couvert de lèpre; ils lui récitèrent la Loi divine, & le mal augmentant, il l'obligea de se retirer. Le Prêtre dénoncé; Dieu punit.»
Voilà l'autorité du droit divin, par rapport aux Canons en eux-mêmes, ou confirmés par les Loix: comme leur application est quelquefois utile au Souverain, je ne vois point à quel titre, à quel droit on pourroit l'y soumettre, lorsqu'il s'y opposé, & qu'il les rejette, surtout après avoir établi, que tout Gouvernement fondé sur le consentement, dépend en tout du Magistrat politique, & que toute Jurisdiction lui obéit, & émane de lui. Il est encore certain que le Prince est affranchi des Loix pénales. Harmenopulus confesse, «qu'un Roi coupable n'est pas puni»: les Saints Pères ont ainsi développé cette confession de David, «Seigneur, j'ai péché devant vous seul.» S. Jérôme: «Il étoit Roi & ne craignoit personne.» Saint Ambroise: «Comme Roi il n'étoit lié par aucune Loi. La puissance des Princes les sauve des peines, & les châtimens prononcés par les Loix ne les concernent pas.» David ne pèche donc pas devant les hommes, «puisqu'il n'étoit pas criminel à leurs yeux.» Othon de Frisingue: «les Rois, seuls placés au-dessus des Loix, & ne répondant qu'au jugement de Dieu, ne sont point assujettis aux Loix humaines. David Roi & Prophète fournit ce témoignage, j'ai péché contre vous seul.» C'est ce qui a donné lieu à la remarque que fait Balsamon sur le Canon XII. du Concile d'Ancyre, que l'Onction Impériale exempte de la Pénitence, c'est-à-dire de la nécessité d'y satisfaire publiquement: il est cependant vrai que des Princes sont très-applaudis de se soumettre aux Pasteurs, comme Juges publics dans les choses sacrées; de même qu'ils se rapportent à leurs Cours, ou Parlemens dans les affaires civiles.
«C'est une maxime que nous adoptons, dit Ulpien, que si un Particulier, égal, ou d'un rang plus élevé, reconnoît la Jurisdiction d'un tiers, le Juge a le droit de prononcer, soit en sa faveur, soit contre lui; mais des Sçavans ont démontré que cette soumission, toujours subordonnée à la volonté du Prince, ne diminuoit rien de son pouvoir suprême: on demande ordinairement s'il est décent qu'un Souverain admette cette espèce de Jurisdiction? En prenant l'affirmative il sera vrai que la discipline ecclésiastique acquiert une nouvelle force & une nouvelle autorité. On a raison de dire, tels sont les Princes dans un État, tels sont les Sujets: l'exemple est l'ordre le plus doux. En soutenant la négative on allègue que la base de la République est l'autorité du Souverain. Aristote prétend, «que le mépris est la ruine d'un État». A croire ceux qui ont écrit l'Histoire de l'Empereur Henri, & le Cardinal Bennon lui-même, la source de ses malheurs vint de ce qu'Hildebrand le joua pendant trois jours, qu'il le retint à Canosse par un hiver très-rigoureux, faisant pénitence publique, les pieds nuds, habillé de laine & en spectacle aux Anges & aux hommes.
Quelle différence aussi entre les signes d'une vraie pénitence, & les châtimens qui notent d'infamie? Consultez Othon de Frisingue dans l'Histoire de cet Empereur Henri: Je lis, dit-il, & je relis la vie des Rois & des Empereurs Romains, & je n'en trouve aucun avant ce tems qui ait été excommunié par le Pape, ou dépouillé de ses États, à moins qu'on ne prenne pour excommunié Philippe, que le Pape mit quelque tems au rang des Pénitens; & l'Empereur Théodose que Saint Ambroise arrêta à la porte de l'Église, encore tout couvert du sang qu'il venoit de répandre.
De ces deux exemples, l'Histoire de Philippe est incertaine: les Auteurs les plus estimés font commencer les Empereurs Chrétiens à Constantin; cependant sur le témoignage d'Eusèbe, Philippe satisfit volontiers; & Théodose, rare exemple de la modestie Chrétienne, obéit à Saint Ambroise. L'Empereur Henri fut donc le premier Prince que l'on força à une soumission involontaire. Othon de Frisingue n'est pas le seul témoin, Godefroi de Viterbe ne le cache pas: «Nous ne connoissons avant cet Empereur aucun Prince excommunié par le Pape.» Onufrius Panvinius ajoute: «Quoique l'on respectât les Papes, comme Chefs de la Religion Chrétienne, Vicaires de J. C. & Successeurs de Saint Pierre, leur autorité étoit renfermée dans la déclaration & la manutention des dogmes de Foi. Ils étoient en tout Sujets des Empereurs, ils étoient à leurs ordres, ils tenoient d'eux leur élévation, & ils n'avoient garde de les juger, ou de rien décerner contre eux. Grégoire VII. fut le premier de tous les Papes, qui à peine assis sur la Chaire de Saint Pierre, foula aux pieds l'autorité & la puissance de l'Empereur, & s'ouvrit une route inconnue à ses prédécesseurs. Soutenu des armes des Normands, des grands biens de la Comtesse Matilde, la Princesse de l'Italie la plus puissante, & profitant habilement des dissentions intestines qui déchiroient l'Allemagne, il osa je ne dis pas, excommunier, mais priver de son Empire l'Empereur lui-même, qui, s'il ne l'avoit pas nommé, l'avoit du moins confirmé: entreprise inouïe avant ce siècle, car les fables qu'on débite d'Arcadius, d'Anastase, & de Léon Iconomaque méritent peu d'attention; ce qui fait connoître que les Princes & les Empereurs qui se soustraient avec ou sans raison à ces censures, doivent être abandonnés au Jugement divin.»
Grégoire de Tours le pensoit, quand il dit à Chilpéric: «Si vous tombez qui vous relèvera? nous avons la voie de remontrance. Si vous persistez dans le crime, qui vous condamnera? hormis celui qui s'appelle la Justice.» Hildebert Évêque du Mans: «le Souverain a plus besoin d'avis que de reproches, de conseils que de préceptes, & d'instruction plutôt que de châtiment. Yves Évêque de Chartres: parce que le Gouvernement temporel appartient aux Princes, & qu'ils sont la tête & la base du Peuple, lorsqu'ils abusent de la Puissance qui leur est confiée, il ne faut pas les reprendre aigrement; s'ils ne se rendent point aux avis sages des Pasteurs, la seule ressource est le Jugement divin, qui les punira d'autant plus sévèrement qu'ils sont moins exposés aux remontrances humaines.»
L'Église de Liège a embrassé ce sentiment, & je me fais un plaisir d'en transcrire le passage, une portion de ma Patrie étant autrefois du Diocèse de cette Église: «Si quelqu'un veut feuilleter l'Ancien & le Nouveau Testament & l'Histoire des siècles, il sera pleinement convaincu que les Empereurs ne sçauroient ou que difficilement être excommuniés; la nature du pouvoir & celle de l'excommunication le prouve. Les personnages vertueux sont bien capables de les exhorter, les reprendre & les corriger; parce que ceux qui représentent J. C. le Roi des Rois, sont réservés à son Jugement seul. Ainsi les Rois de France, depuis plusieurs siècles, conservent le droit de ne pouvoir être excommuniés».
Yves de Chartres apprend comment un Pasteur satisfait à sa conscience, sans cette coërcition dans l'usage des Clefs: qu'on dise au Prince, «je ne veux point vous tromper, l'entrée de l'Église visible tournera à votre perte, & une telle réconciliation ne vous ouvrira point la porte du Royaume céleste».
Mais quel est le droit & le devoir du Magistrat politique sur les actions que j'ai assignées à l'Église, & aux Pasteurs? On sçait que la Jurisdiction du Souverain comprend celles qui remontent à la liberté & à la Loi divine, & qui oseroient préjudicier au prochain. La Puissance absolue est non seulement Juge des actions qui émanent de son pouvoir, mais encore de toutes celles ou moralement bonnes ou moralement mauvaises. En effet, que dans le ménage on ne se gouverne pas selon la Loi du Mariage, qu'un père ne règle pas bien sa famille, on a recours aux Tribunaux, & le Prince est le vangeur de tous maux; or l'abus des Clefs, l'excommunication injuste, le refus des Sacremens est un mal.
Une Loi Impériale défend aux Évêques d'éloigner de la sainte Table, ou de bannir de l'Église sans cause légitime. Justinien dans une Novelle enjoint aux Évêques & aux Prêtres de ne priver personne de la Communion, qu'ils ne justifient que la Religion le prescrit. L'Empereur Maurice écrit à Grégoire le Grand de ne point se séparer de Communion avec Jean, Patriarche de Constantinople. Il s'étoit glissé dans les Gaules un abus, de forcer les Évêques, par la saisie des biens temporels & par d'autres voyes aussi injustes, d'accorder les Sacremens. Les Princes de Hollande ont souvent recommandé aux Prêtres la fréquentation des Sacremens. Ces actions sont donc plus l'objet du Magistrat politique, quoi qu'elles partent des Canons plutôt que du droit divin; car sous prétexte d'observer les Canons, il arrive quelquefois qu'on les viole, & les Canons eux-mêmes peuvent aller au-delà des préceptes de la Loi divine. Quoi qu'il en soit, le Magistrat politique n'est pas en état de refuser sa protection aux Sujets qui s'en plaignent; enfin il est certain, qu'il déploye son pouvoir sur les actions qui viennent de la Loi humaine, qui obligent, & qui emportent la coërcition avec elles. Comme toute Jurisdiction coule du Magistrat politique, elle retourne à lui qui en est la source.
Au reste, la plupart des espèces d'actions semblent se confondre en une seule action. Les remèdes qu'on y apporte ont différens noms. Les Espagnols disent, intercéder ou opposer. Les Flamands par les termes de rescripts pénaux envisagent plus la liberté que la Jurisdiction; tous ces secours pourvoient au salut des particuliers. Les François appellent comme d'abus & donnent tout à la Jurisdiction, quoique dans une signification plus étendue l'appel puisse s'étendre à des actes qui ne sont pas judiciaires, par exemple, les Jurisconsultes employent l'appel sur le rapport d'un Médecin, d'un Arpenteur. L'appel comme d'abus en France est ordinairement porté aux Parlemens, dans les cas où les Ecclésiastiques auroient entrepris sur la Jurisdiction royale, & dans le cas où les Canons reçus en France seroient enfreints; le propre de la Jurisdiction est de juger, ou de déléguer des Juges. Le Souverain qui réunit toute la Jurisdiction en a seul le droit. Amasias & d'autres Prêtres furent nommés Juges par le Roi Josaphat.
Et ce qui établit incontestablement la Jurisdiction du Prince, sont les différens degrés de Jurisdiction qu'il détermine à sa volonté. Pourquoi appelleroit-on des Pasteurs d'Angleterre à tel ou à tel autre Évêque? Pourquoi de tous les Évêques à deux Archevêques seulement? Pourquoi des Synodes Ecclésiastiques aux Conciles Provinciaux? des Provinciaux aux Nationaux? Pourquoi? parce que le dernier degré n'est point marqué par le droit naturel ou divin. Le Roi d'Angleterre pense sagement qu'il est accordé à tout Prince & à tout État Chrétien de prescrire à ses Sujets la forme extérieure de la Discipline Ecclésiastique, & celle qui a une liaison étroite avec le Gouvernement civil. Les Empereurs Chrétiens se conduisoient autrefois de la sorte; l'Église de Constantinople tient d'eux sa prééminence.
Melchiade, Maternus, Reticius furent par eux les Juges du Schisme d'Afrique. Le Concile de Calcédoine, revêtu de leur Puissance, cassa les Actes du second Concile d'Éphèse.
De même que le Souverain commet ordinairement à des Tribunaux la connoissance des affaires civiles, & qu'une Cour ayant prononcé, si les Parties veulent faire casser l'Arrêt, il en permet rarement la révision devant des Commissaires délégués; plus rarement assemble-t'il dans son Conseil des gens éclairés, pour juger avec eux après tous les autres; & plus rarement encore une Cour étant devenue suspecte, évoque-t-il à lui l'instance. De même il étoit d'usage de traiter des Affaires Ecclésiastiques dans des Conciles ordinaires, & de les terminer ensuite dans un particulier tenu exprès, quand on en appelloit, il étoit moins fréquent, cependant utile d'instruire le Prince de la Religion & de l'équité des premiers Juges. Conduite de Constantin dans la cause des Donatistes: après deux jugemens d'Évêques, où en désapprouvant l'appel, il ne refuse pas d'en prendre connoissance, il étoit cependant rare de voir l'Empereur évoquer à sa personne la récusation du Concile faite sur des moyens plausibles, & après en décider avec l'avis d'habiles Théologiens. Le Concile d'Antioche dans le Canon XII défend de se plaindre à l'Empereur, pendant qu'on pourra faire décider l'affaire par un Concile plus nombreux; mais il ne s'avise pas de dépouiller l'Empereur, si la plainte est déjà portée devant lui.
La modestie des anciens Évêques attribue avec raison au Magistrat politique le pouvoir de connoître d'une excommunication juste ou injuste, & d'en relever quant aux peines du droit positif. Yves Évêque de Chartres, zélé Défenseur de la Puissance ecclésiastique contre les Rois, écrivit aux Évêques: «Si j'ai communiqué ces Fêtes de Pâques avec Gervais, que votre Paternité n'en soit ni surprise ni indignée; la vénération que je porte au Roi, & l'autorité de la Loi m'y ont engagé; elle nous apprend que ceux à qui le Prince aura rendu ses bonnes graces, & qu'il aura admis à sa table, doivent être admis dans l'Assemblée des fidèles; parce que les Ministres du Seigneur ne proscrivent point celui que la piété du Prince reçoit.»
Yves ajoute ailleurs, que ce Capitulaire Royal a été confirmé par l'autorité des Évêques; aussi n'est-on plus surpris de la Lettre, que le Pape Jean écrivit à l'Empereur Justinien: «Je supplie votre Clémence, que s'ils abjurent leur erreur, s'ils détestent leurs pernicieux desseins, & cherchent à rentrer dans le sein de l'Église, vous daigniez communiquer avec eux; que vous suspendiez les effets de votre indignation; que favorable à nos prieres, vous leur fassiez goûter les douceurs de votre clémence.» On approuve les Rois de France & leurs Parlemens d'avoir établi & jugé: «Que les Magistrats publics sont affranchis des censures ecclésiastiques, en ce qui concerne la Jurisdiction.»
Il est défendu au Clergé de Hongrie dans les Actes de l'année 1651, «de fulminer l'excommunication contre les Grands du Royaume, sans en avoir prévenu l'Empereur.» Une ancienne Loi des Anglais porte: «qu'on n'excommuniera point les Ministres qu'on n'en ait averti le Roi.» Nos Souverains les ont pris pour modèles, témoin l'Empereur Charles V. dans une Constitution de l'année 1540.
Le Magistrat politique protège l'usage des Clefs & les peines ordonnés suivant les Loix & les Canons; c'est l'anathème impérial, répété si souvent chez Justinien. Les Princes Chrétiens n'innovent point, en voulant connoître de l'excommunication; comme elle emporte une ignominie publique, ils ne l'emploient que sur des causes légitimes; obligés qu'ils sont de s'opposer aux injustes Censures. Car leur devoir essentiel est d'étouffer les différends des particuliers, & de préserver l'Église de la tyrannie.
CHAPITRE X.
De l'Élection des Pasteurs.
Reste à développer cette portion du pouvoir, qui consiste à assigner les fonctions. Il y a deux sortes de fonctions perpétuelles dans l'Église, celle des Prêtres & celle des Diacres. J'appelle Prêtres avec toute l'ancienne Église, les Ministres qui paissent les Brebis avec la parole, les Sacremens & les Clefs, trois fonctions inséparables de droit divin. J'appelle Diacres, ceux qui en quelque sorte sont utiles aux Prêtres: tels étoient autrefois les Lévites, eu égard aux Prêtres de la Loi Judaïque, & les Anagnostes, ou Lecteurs, qui sur le témoignage de l'Evangile & de Philon, étoient dans les Synagogues: & que selon l'Histoire, les Canons & les Pères, l'Église a conservés. Car le Clerc, qui est le dépositaire des Lieux saints, s'appelle dans l'Evangile, Ministre, nom qui revient à celui de Diacre.
Le Concile de Laodicée nomme Diacre du degré inférieur, celui qu'on appelle ensuite Soudiacre. La fonction du ministère la plus laborieuse fut le soin des pauvres. L'Église Latine métamorphosa les Prêtres en Senieurs. Les Diacres, à mon avis, sont les Ministres, quoiqu'il y ait des Sçavans, qui ayent mieux aimé innover que de reconnoître le vrai. Pline, si je ne me trompe, excellent Grec, excellent Latin, parlant de la Religion Chrétienne, nomme Ministres ceux que Saint Paul & l'Église qualifient d'Administrateurs. Comme les Prêtres pouvoient faire tout ce que faisoient les Lévites, aussi les Prêtres pouvoient exercer les fonctions des Diacres; ceux-ci étant pour aider les Prêtres à conduire les fidèles. Avant l'établissement des Diacres, Judas Iscariote gardoit l'argent; depuis lui, les Apôtres distribuèrent l'aumône aux pauvres, jusqu'à ce qu'au sujet d'une dispute élevé entre les veuves, & sous prétexte des occupations multipliées, ils commirent ce soin à des fidèles.
Cette commission ne fut pas si absolue, que les Prêtres ne veillassent encore sur les pauvres. De là les Évêques eurent en main les deniers de leur Église, & ne rendoient aucun compte; ils en destinoient une partie à leur entretien, à celui de leur Clergé, & chargèrent les Prêtres de faire des aumônes du reste, comme on le voit par les Canons appellés Apostoliques 38, 40 & 41, & le 44 du Concile d'Antioche. Les Loix veulent que les Intronistiques, que l'Évêque donnoit, soient également reçues & distribuées par l'Archiprêtre, comme par l'Archidiacre. En vain l'Apôtre auroit-il recommandé à l'Évêque d'aimer l'Hospitalité! En vain auroit-on confié la Collecte d'Antioche aux Prêtres de Jérusalem! Je traiterai d'abord des Prêtres, dont la fonction est la principale & la plus nécessaire; & s'il est à propos, je dirai ensuite un mot des Diacres.
D'abord j'examinerai quatre choses, que les Sçavans n'ont pas assez distinguées. La première est le ministère de la parole, l'administration des Sacremens, & l'usage des Clefs, que j'appelerai Fonction. La seconde est l'application de la fonction à une certaine personne, ce sera l'Ordre. La troisième est la destination de cette personnes à un certain lieu & à une certaine Assemblée, c'est l'Élection. La quatrième est l'exercice de la fonction par une certaine personne sous la protection & l'autorité publique; je l'appellerai, si l'on veut bien, Confirmation: Les Grecs l'expriment par Confirmation ou Caution.
La Fonction & l'Ordre sont bien différents, une comparaison rendra ma pensée. La puissance du mari vient de Dieu, l'application de cette puissance à une personne naît du consentement; il ne donne cependant pas le droit: si le consentement en étoit la source, la liaison conjugale se dissoudroit par le consentement, ou il arriveroit qu'on ne souffriroit plus la supériorité au mari. Maxime erronée, la puissance impériale n'appartient pas aux Électeurs, ils ne la conférent point; mais ils en revêtent une certaine personne. Les hommes avant d'être réunis en République n'ont point en eux le droit de vie & de mort, & le particulier n'a pas celui de se vanger; néanmoins ils le communiquent à un Corps, ou à un Chef. Le ministère de la Parole, l'usage des Clefs, l'administration des Sacremens, descendent immédiatement de Jesus-Christ, & en tirent toute leur force; & comme sa divine Providence conserve l'Église, elle pourvoit à ce qu'elle ne manque point de Pasteurs.
Marsile de Padoue a judicieusement marqué la différence qui est entre la seconde chose & la troisième, elles sont autant éloignées que de ne pas être Médecin, ou de l'être d'un lieu; d'être Jurisconsulte, ou d'être le Maire d'une Ville; outre qu'elles sont toujours distinctes, elles sont quelquefois séparées. Les Apôtres étoient de vrais Prêtres, ils en prennent le nom, (la puissance supérieure fait disparoître ici l'inférieure,) leurs fonctions n'étoient bornées à aucun lieu. Les Évangélistes étoient des Prêtres, ils n'étoient liés à aucune Ville. Long-tems après Pantenus est ordonné par Démétrius, Évêque d'Alexandrie; Frumentius l'est par Athanase, & tous deux sont envoyés pour prêcher la Foi dans les Indes. Usage encore en vigueur; plût à Dieu qu'il le fût avec plus de zèle. La défense d'ordonner quelqu'un sans titre, écrite dans le Canon VI. du Concile de Calcédoine, dans les Constitutions de Charlemagne, & rappellée dans le Concile de Plaisance, n'est point de droit divin, elle est de droit positif, & souffre plusieurs exceptions.
Le Canon, selon la note de Balsamon, est la preuve de l'usage contraire. Justinien se souvient après le Concile de Calcédoine des Périodentaires dont les anciens Conciles & celui de Laodicée font mention: «ainsi appellés, dit Zonaras, par la circuition & l'instauration des fidèles qui n'ont pas la Loi domestique.» Le motif du Concile de Calcédoine fut, qu'il y avoit à craindre, que le grand nombre des Prêtres inutiles, ne devînt à charge à l'Église, & que ses revenus ne suffisant point à leur entretien, la dignité de l'Ordre n'en fût avilie. Le premier Canon du Concile de Londres, tenu en 1575, & le 23 d'un autre Concile, assemblé dernièrement dans la même Ville, avoient le même motif; ils en exceptent les Membres des Collèges de Cambrigde, d'Oxford, & ceux qui, entrant dans l'État ecclésiastique, vivent de leur Patrimoine, lesquels on prévoit être bientôt pourvus de Bénéfice: «L'Évêque qui ordonnera un Prêtre sans titre, le nourrira jusqu'à ce qu'il le place dans quelque Église.»
L'Ordre & l'Élection ne marchent donc pas toujours ensemble, & quand on les confère en même tems, elles ne sont pas la même chose. On voit les Clercs transférés d'un lieu à un autre, & on ne réitère point l'Ordre, cérémonie nécessaire, si l'Élection étoit la même chose que l'Ordre; ou si l'Ordre faisoit partie de l'Élection. D'ailleurs l'Élection se fait par tout un Peuple, au lieu que l'Ordre est réservé aux Pasteurs, & plus anciennement aux seuls Évêques. Aussi Saint Paul écrivant au premier Évêque d'Éphèse, l'avertit de ne point sitôt imposer les mains à un Clerc. Les plus anciens Canons nommés Apostoliques, veulent «qu'un Prêtre soit ordonné par un Évêque, & qu'un Évêque soit sacré par deux ou trois Évêques;» coutume empruntée des Hébreux, si je ne me trompe, puisque suivant les Talmudistes, trois Prêtres ordonnoient les Membres du Grand Sanhédrin, & ce en leur imposant les mains. Il est constant, que cet usage est sacré, & utile à la propagation de la saine doctrine, ne préposant à l'instruction du Peuple que des Sujets, que les Docteurs auroient reconnus être dans les bons sentimens.
La fonction singulière des Évêques est d'ordonner des Prêtres, non parce qu'ils sont attachés à telle ou à telle Église, mais parce qu'ils sont les Ministres de l'Église. «L'Épiscopat est un, dit Saint Cyprien, chaque Évêque en tient solidairement une portion»; tous universellement veillent sur l'Église, aussi admet-on le Baptême d'un Prêtre hors de son Église.
Il est indifférent que l'Élection précède l'Ordre ou la suive, quand l'Élection précède, elle est conditionelle, & les Canons des siècles suivans l'appellent Postulation. Saint Paul nomme l'Ordre l'imposition des mains. Les Canons les plus anciens, même Apostoliques, disent l'imposition des mains. Ceux de Calcédoine déjà cités, les Canons Apostoliques 29 & 68, du Concile d'Ancyre 13, de Neocéfarée 11, de Trécée 4, d'Antioche 9, 10 & 18, de Laodicée 5, & souvent les Pères Grecs, que Bilson rapporte dans le 13 Canon du Concile de Carthage; il y a dans la version Latine, «trois Évêques sacreront un Évêque,» dans la version Grecque, imposeront les mains; ce Concile le répète au moins en cinq endroits.
Le consentement du Magistrat politique n'est point indifférent à l'ordre des Constitutions de Justinien sur le Sacre des Évêques, & l'Ordination des Prêtres. Des Loix des autres Empereurs prescrivent l'âge & les études des Clercs; l'Église les a adoptés, & plût à Dieu, qu'on n'éprouvât pas les malheurs qu'annonce un ancien passage: «Dites-moi, je vous prie, qui a causé si vite la ruine de votre République? C'est que vous aviez de jeunes Orateurs insensés & sans expérience.»
La quatrième chose diffère autant de la troisième, que l'Église particulière diffère de l'Église universelle; là se rapporte ce qu'on dit d'Ezéchias, «qu'il confirmoit les Prêtres; là s'applique ce que l'on dit, que les Loix & les Armes protègent les Pasteurs»; que leur Jurisdiction ou Audience en dérive, que le Trésor public leur assigne des revenus, soit sur des fonds, soit en argent qu'ils ont obtenus; l'exemption des impôts; l'évocation des Juges inférieurs en certaines affaires; par ces motifs on ne disputera pas au Magistrat politique le droit de cette confirmation.
J'avance donc avec certitude que la Fonction appartient à Dieu, l'ordination aux Évêques, la Confirmation au Souverain, reste l'Élection indécise, c'est-à-dire, la destination d'une personne à un lieu, d'un lieu à une personne: pour assurer un jugement certain, je reprends une ancienne distinction. Il y a des choses de droit immuable, d'autres justes tant qu'on n'a rien statué de contraire. L'Élection d'un Pasteur est de la seconde espèce, & l'ouvrage du Clergé, ou des Citoyens d'une Ville. L'Élection du Clergé est fondée sur la Loi naturelle, puisqu'il est de l'essence d'une société d'employer tous les moyens propres à sa conservation. L'assignation des fonctions de religion est de ce nombre.
De même que des Négocians ont le droit de choisir un bon Pilote, des Voyageurs un Guide, & un Peuple libre d'élire un Roi; de même si la Loi divine n'a point prescrit une maniere d'élire, si la Loi humaine ne l'a point réglée, chaque Église a le choix de son Pasteur; quiconque regarderoit l'Élection de droit immuable, le doit démontrer par le droit naturel ou divin positif. Qu'il approfondisse la Loi naturelle, il n'en tirera aucun témoignage, & des exemples apprennent le contraire. Les Peuples qui vivent dans une République aristocratique, ou dans un Royaume héréditaire, n'ont plus le droit d'asseoir un Prince sur le Trône. Ils ont perdu par la Loi civile ce droit que la nature leur avoit accordé, qu'ils cherchent à s'aider de la Loi positive, ils n'en produiront aucune. J'ai observé plus haut, que les exemples ne sont pas des Loix: aussi combien de choses bien faites, qui ne sont pas utiles!
De plus, l'usage a détruit nombre de pratiques, fondées sur des exemples de la primitive Église, jusqu'à une portion de la Discipline Apostolique qui ne concernoit pas les préceptes. Les Apôtres instituèrent des Diaconesses dans les Églises. Pline raconte que l'Église en avoit de son tems; elle ne les a point perpétués. Béze ne voit pas la nécessité de les rétablir; il avoue que la fonction des Diacres a été perpétuelle depuis l'institution des Apôtres; cependant il approuve la coutume particulière de Genève. Les Apôtres baptisoient par immersion; aujourd'hui on baptise par aspersion; & combien de points abrogés, qu'il est inutile de rappeller, étant de principe qu'on prouve les abus, non les Commandemens.
A méditer l'Histoire du Nouveau Testament, il ne paroit pas que le Peuple eût part à l'élection de ses Pasteurs; il en résulte plutôt que la maniere d'élire demeura indéfinie: je parle des Pasteurs, non des Trésoriers. Les Apôtres avoient grand soin que l'argent qu'ils recevoient ne les rendît pas suspects, ou ne leur attirât pas des reproches. L'Apôtre Saint Paul pouvoit de droit apostolique s'associer S. Luc, & lui confier les Collectes de l'Église; il aima mieux en laisser la disposition aux Églises, de peur qu'on ne le reprît dans l'administration de fonds si considérables, comme il le dit lui-même. Les Apôtres déférent au Peuple, par le même motif, l'élection des Diacres; dans la crainte qu'on ne se plaignît qu'ils préféroient les Hébreux aux Hellénistes, ou ceux-ci aux autres; cet usage ne fut pas toujours, il dura autant que le motif: quelque tems après les Apôtres, les Évêques élurent les Diacres, tantôt après en avoir parlé au Peuple, tantôt sans le prévenir.
Je retourne maintenant aux Pasteurs. Dieu le Pere & J. C. élurent les Apôtres: «Je vous ai choisi douze, dit J. C. Je sçais qui j'ai choisi. S. Luc annonce que l'Esprit enseigna les Apôtres; l'Apôtre Saint Paul ne reçut pas sa Mission des hommes, ni par les hommes, mais de Dieu le Père & de J. C.» J. C. prit encore les Septante Évangélistes, destinés à secourir les Apôtres: cette divine élection pour prêcher la parole céleste, reçut le nom de Mission; car depuis le choix des Septante on pria le Seigneur d'envoyer plusieurs ouvriers à la moisson: «Comment prêcheront-ils, dit un autre passage, s'ils n'ont été envoyés? Le Saint-Esprit promis aux Apôtres, remplaça J. C. monté aux Cieux; il présida à l'élection des fidèles, les plus propres aux fonctions ambulatoires ou sédentaires, qui furent assignées par les Apôtres pour conduire les Églises à peine formées».
Théodore dit que Timothée fut admis à la fonction sacrée par révélation divine, selon les anciennes prophéties; & comme dit Saint Chrysostome, ce ne fut point par le suffrage des hommes. Les Évêques de ce siècle, selon Oecumenius, se faisoient par l'inspiration du Saint Esprit & non tumultueusement. Saint Paul, dans la Lettre au Clergé d'Éphèse, assure que le S. Esprit les a «nommés Conducteurs du Peuple de Dieu». On usa quelquefois du sort, pour apprendre au Peuple le Jugement divin. Clément d'Alexandrie, Auteur très-ancien, observe de l'Apôtre S. Jean, qu'il jetta le sort pour connoître ceux que l'Esprit-Saint avoit élus. Cette coutume d'avoir recours au sort dans l'élection des Prêtres, n'étoit point nouvelle, les Nations étrangères l'avoient employée; elle tiroit sans doute des Noachides son origine.
C'est ce qui fait dire à Platon, dans le sixième livre de ses Loix: «Pour les Prêtres, il faudra jetter au sort, afin d'être plus certainement instruit de la volonté divine.» Abandonnant ainsi l'élection à sa providence, David distribua aux Prêtres les fonctions que le sort leur assignoit. Ciceron rapporte que les habitans de Syracuse jettoient plusieurs noms dans une urne, & donnoient tous les ans au sort le Sacerdoce de Jupiter, la première dignité de la République. Tacite atteste l'usage des Romains. Les Prêtres d'Auguste étoient choisis au sort entre les premières familles de Rome. A l'exemple des Prêtres Titiens, on consultoit aussi le sort pour recevoir les Vierges Vestales.
Les exemples éclairciront l'Histoire de l'Apôtre Saint Mathias, dont plusieurs attribuent l'élévation au suffrage du Peuple: Je n'en découvre aucune trace dans Saint Luc. Ces termes, ils en proposèrent deux, Barsabas, & Mathias, ne conviennent point à la multitude, comme l'a cru S. Chrysostome, mais plutôt, selon la commune opinion des Pères, aux Apôtres, dont les noms précédoient, & au nom desquels Saint Pierre haranguoit le Peuple. Ce sont eux encore, dont il est dit qu'ils prièrent le Seigneur, & jettèrent ensuite au sort pour sçavoir lequel des deux Dieu appelloit à l'Apostolat, non lequel seroit le plus agréable à la multitude, du moins s'expliquent-ils ainsi: c'est pourquoi il y faut joindre les paroles suivantes, il fut par suffrage joint au onze Apôtres. Comment avancer que l'on briguoit le voeu du Peuple après que Dieu s'étoit fait entendre? craignoit-on que le choix du Seigneur ne lui déplût? suivant les Actes XIX. 18, on en fit le calcul; il en fut de S. Mathias comme de Judas, il fut agrégé au corps des Apôtres, ou comme s'exprime Horace: il est de notre Corps.
Cependant quelques Auteurs ne se concilient point sur ces deux expressions, adjoint, constituant, termes couchés dans les Actes. Les Apôtres recommandèrent à Dieu par des Prières & des Jeûnes les fidèles Lycaoniens, après avoir constitué des Prêtres dans chaque Église: le Grec de S. Luc en a trompé plusieurs par l'étimologie, & ils l'ont adopté à l'élection du Peuple. Il étoit ordinaire à Athènes & dans les Villes d'Asie de voter en étendant la main, maniere que Ciceron, dans son Oraison pour Flaccus, déclare être peu digne de la sévérité Romaine: «Ce sont-là ces suffrages respectables que l'autorité ni la raison n'ont point manifestés, & que le serment n'a point liés, mais qu'on interprète par une main étendue & par un cri confus de la multitude assemblée.»
Si cette subtilité avoit lieu, il seroit mieux d'entendre le mot constituer de l'imposition des mains, ou de l'ordination apostolique; car le suffrage de l'imposition des mains en dérive. En effet, le Ministre, qui impose les mains, les étend; & les Auteurs contemporains des Apôtres ont souvent employé en ce sens le terme constituer; ce n'est pas au reste la manière des Évangélistes & des Grecs, d'agiter les matières peu importantes; au contraire, à peine est-il quelque mot dont on ne se serve au-delà de sa signification naturelle; donc, quoique dans les Villes Grecques le voeu exprime proprement l'élection du Peuple, il est sûr que l'usage y comprend toutes les espèces d'élections. Appian l'entend des élections des Magistrats créés par les Empereurs; & les Historiens postérieurs disent que les Empereurs ont constitué leurs enfans Empereurs; Philon croit que Dieu constitua Moïse Roi & Législateur.
Mais il est inutile de feuilleter d'autres Auteurs. Saint Luc dans les Actes nomme les Apôtres témoins constitués de Dieu, ce qui ne s'étoit pas fait sans doute par l'imposition des mains, ni par les suffrages du Peuple: si le dessein de Saint Luc eût été d'indiquer l'élection du Peuple, il lui auroit plutôt déféré ce choix qu'à S. Paul & à S. Barnabas. S. Paul dit que les Églises continuèrent S. Luc pour recueillir les aumônes. S Paul & Saint Barnabas firent là ce que Saint Paul voulut ailleurs que fît Titus, de constituer des Prêtres dans chaque Ville; Saint Paul énonce dans chaque Ville, Saint Luc dans chaque Église; Saint Paul dit constituer, Saint Luc «choisir», d'où l'Interprète Syrien exprime bien le choix par le mot de constituer. Ce que l'Apôtre prescrit à Titus, l'Apôtre le pratique; éclairé par l'Esprit-Saint, la voix du Peuple ne lui étoit pas nécessaire: il ne s'y prépare pas par le Jeûne & l'Oraison, mais on les observoit entre l'Élection & la Bénédiction qui recommande les fidèles à Dieu; en sorte qu'il est singulier de l'appliquer à l'Élection du Peuple, comme s'il importoit beaucoup que les prieres & les jeûnes du Peuple précédassent l'élection. Le Peuple jeûne & prie le Seigneur, afin que les Électeurs jettent les yeux sur un Prince accompli, sans avoir d'autre part à l'élection.
Quelques-uns prétendent que de droit divin & immuable le Peuple a l'élection de ses Pasteurs, sur ce que Dieu lui ordonne de fuir les faux Pasteurs. On concluroit de ce principe absurde, que l'élection seroit le partage de la multitude & de chaque membre solidairement; étant autant important à chacun qu'à tous, de se précautionner contre les mauvais Magistrats. On passeroit à un malade de se défier d'un Médecin téméraire, mais on ne conviendroit pas que le Médecin d'une Ville dût nécessairement tenir du Peuple sa Mission.
Je serois d'avis qu'on laissât au Peuple, avant l'élection consommée, la liberté de proposer contre l'élu les motifs d'exclusion. Saint Paul parlant des Évêques & des Diacres, dit, «qu'ils étoient d'abord éprouvés». Il n'est pas à présumer que demandant aux Diacres ce qu'il désire des Évêques, il ne souhaite que les Évêques soient éprouvés, sur-tout s'étant expliqué, qu'ils doivent être irrépréhensibles; il le répète en plusieurs endroits. Les Athéniens avoient l'Information ou l'examen. La formule en est dans Pollux, liv. VIII. On s'informoit quels étoient leurs Pères, leurs ayeuls, leurs ancêtres, quelle étoit leur Tribu, leur cens, leurs biens: on cherchoit dans un Évêque quelles étoient ses moeurs, son ménage, ses enfans & autres choses, que Saint Paul requiert dans un Pasteur, & de même dans le Concile de Calcédoine; ce que Lampridius, Auteur de la Vie d'Alexandre Sévère, a rendu de cette sorte: «Lorsque ce Prince avoit à remplacer des Gouverneurs & des Intendans, on publioit leurs noms, avec injonction de dévoiler leurs défauts, disant qu'il étoit important de faire pour des Gouverneurs de Provinces ce que les Chrétiens & les Juifs pratiquoient pour les Ministres qu'ils avoient à ordonner.»
Témoignage non suspect de la coutume des Chrétiens, voisins du siècle Apostolique; car entre la mort de l'Apôtre S. Jean & l'Empereur Sévère, cent dix ans s'écoulèrent à peine. Loin de donner par ce passage l'élection des Prêtres au suffrage du Peuple, on est convaincu du contraire, puisqu'autre chose est d'élire, autre chose est de proposer des difficultés. Sévère déclaroit au Peuple les noms des Gouverneurs, c'est-à-dire, il les choisissoit, mais il eût été inutile de proposer ces sujets au Peuple, si ce Peuple les eût choisis; par la même raison, il n'eût pas été nécessaire de proposer les Prêtres au Peuple, s'il en avait déjà fait le choix, & il est certain que sous la primitive Église, après les Apôtres, le Peuple ne désignoit pas partout les Pasteurs. Quoiqu'il en eût le droit, souvent il s'en abstenoit; effrayé des suites dangereuses que traîne après lui le suffrage populaire, il s'en réservoit cependant la confirmation, fonction autre que l'élection.
La Lettre de S. Cyprien aux Espagnols, à la bien approfondir, n'a pas un sens différent, quoiqu'elle semble établir l'élection populaire: ce passage ne dit pas simplement que le Peuple a le pouvoir d'élire de dignes Prêtres, il dit de choisir des sujets qui soient dignes d'être élus ou de rejetter ceux qui en sont indignes. L'un ou l'autre suffit pour marquer la pensée de S. Cyprien; «de ne point donner la Prêtrise à une personne indigne»: il ne veut pas que le Prêtre brigue les suffrages du Peuple, mais qu'il obtienne ce grade, en sa présence ou de son consentement, afin que la voix publique manifeste aux yeux de tous »que le sujet est digne & capable, ainsi que pour faire connoitre au peuple les crimes des méchans & la vertu des bons.»
Saint Cyprien atteste encore que l'usage de l'Église n'étoit pas d'élire un Évêque en présence du Peuple, mais que cela se pratiquoit dans l'Afrique & dans presque toutes les Provinces. D'autres Auteurs ont clairement démontré que les passages qu'il tire de la Loi divine ne prouvent pas la nécessité de la présence du Peuple dans l'élection d'un Évêque; son motif à peine a-t'il lieu dans l'espèce, où le Pasteur d'une Ville est pris d'entre le Peuple ou d'entre le Clergé de la Ville même.
Une autre Lettre de S. Cyprien, que les Sectateurs de l'élection populaire font beaucoup valoir, apprend que le Peuple n'avoit souvent aucune part à l'élection. Dans «les Ordinations du Clergé, nous avons coutume, mes frères, de vous consulter avant, & de peser ensemble les moeurs & les actions de chacun: pourquoi s'adresser aujourd'hui aux hommes, puisque le Ciel se déclare? Aurelius notre frère, jeune homme illustre, & déjà approuvé de Dieu, en est appellé au divin ministère… Ensuite je vous apprens, mes frères, que mes Collègues & moi l'avons ordonné.» Il avoue que sa coutume étoit de prévenir son Peuple; il ne dit pas qu'il fallut en tout le consulter, sa conduite n'y répondroit pas; il avoir, de concert avec les Évêques, fait choix d'Aurelius avant d'en parler au Peuple.
On parle ordinairement au Peuple, disoit-il, pour avoir des témoins irréprochables de la vie du sujet; ici une double confession que S. Cyprien nomme suffrage divin, suffisoit à Aurelius en vertu de ce droit. S. Cyprien écrit au Clergé & au Peuple de Carthage de placer Numidicus & Célérinus au nombre des Prêtres: ce mot de l'Évêque Aurelius, assistant au Concile d'Afrique, montre que les Évêques avoient le pouvoir de choisir leurs Prêtres. Un seul Évêque, avec la grace de Dieu, peut faire plusieurs Prêtres. Le Canon 22 du Concile III. de Carthage, insinue qu'on ne présentoit pas toujours les voeux du Peuple. Qu'aucun fidèle n'entre dans le Clergé qu'il n'ait les suffrages ou des Évêques ou du Peuple.
Deux voyes frayoient le chemin à la Cléricature, le témoignage du Peuple ou l'examen des Évêques. Saint Jerome demande à Rusticus: «Quand vous ferez parvenu à un âge mûr, & que le Peuple ou l'Évêque vous auront mis au rang des Clercs; ailleurs, les Évêques qui ont le pouvoir d'établir des Prêtres dans chaque Ville.»
Le Concile de Laodicée, dont les Canons furent consacrés par un Concile Oecuménique, rejetta les élections populaires: «Le Concile défend d'abandonner au Peuple l'élection des Clercs destinés au Sacerdoce.» Balsamon remarque sur ce Canon, que les Prêtres, pénétrés des suites fâcheuses des élections populaires, les avoient abolies par ce Canon; il en dit autant sur le vingt-sixième Canon Apostolique, que les suffrages des fidèles appelloient au ministère sacré, mais que cet usage a pris fin.
Je viens à l'élection des Évêques; matière d'autant plus importante, que l'Église leur est confiée, plus particulièrement qu'aux simples Prêtres. Il est vrai que peu après les Apôtres, le Peuple, c'est-à-dire les Laïcs & les Clercs en avoient le choix; mais comment en inférer que c'étoit en vertu d'un droit immuable? Sans alléguer ces Évêques désignés au lit de la mort par leurs Prédécesseurs, combien d'Évêques choisis par le Clergé de la Ville, ou par le Concile provincial? Le fameux passage de Saint Jérôme favorise beaucoup l'Élection du Clergé. «Le Clergé d'Alexandrie depuis Saint Marc l'Évangéliste jusqu'à Heraclas & Denis, a toujours placé sur ce Siége un Sujet de son corps.» Saint Grégoire de Nazianze s'explique plus obscurément; il souhaiteroit qu'on s'en rapportât pour l'élection au Clergé seul ou surtout à lui, l'Église courroit moins de risque; il ne dissimuloit pas en même tems, que son siècle n'y avoit aucun égard, & que les brigues des Grands ou des Riches & la fantaisie du Peuple, l'emportoient dans les élections.
Le Canon IV du Concile de Nicée approuve l'Élection faite par le Concile Provincial; le Texte Grec ne fait point mention du Peuple, ni Théodoret qui rappelle deux fois ce Canon, ni le premier Concile de Carthage dont le Canon XIII, iii du rapport de Balsamon, est modelé sur celui de Nicée. Le XIX d'Antioche est conforme, & ajoute «Si l'on dispute une telle Élection, la voix unanime de plusieurs Évêques préponderera.» Ce n'est pas, qu'on n'assemblât le Peuple en plusieurs Villes du tems du Concile d'Antioche & de Nicée; mais il s'en falloit beaucoup, que cela fût généralement pratiqué: on eut la liberté d'y souscrire jusqu'au Concile de Laodicée, autorisé par un Concile universel. Le Canon XII. retraçant ceux de Nicée & d'Antioche, donne le droit d'élire aux Évêques de la Province, & le XIII, dépouille directement la multitude de toute élection du Clergé.
Justinien interdit au Peuple l'élection des Évêques, il n'y appelle que le Clergé & les Premiers de la Ville; & entre plusieurs proposés, il commet le Métropolitain, pour en décider un; en sorte, que faute de bons Sujets, l'élection étoit dévolue au Clergé & aux Premiers de la Ville. Or ces Premiers de la Ville étoient les Magistrats Chefs de Décurions, qui dans les Loix & dans Salvianus & Firmicus sont nommés Principaux ou Pères de la Ville; ce qui s'exprime en Grec, par rapport au nombre, comme tantôt les cinq Premiers, tantôt les dix Premiers ou Décemvirs, & tantôt les vingt Premiers. La Constitution de Justinien ne subsista pas long-tems; on revint aux élections des Conciles, usage universel en Orient du tems de Balsamon, à moins que les Patriarches ne nommassent les Métropolitains, & les Empereurs les Patriarches.
Dès là l'Écriture Sainte & l'ancienne Église n'ont jamais cru que les élections des Prêtres, ou des Évêques appartenoient immuablement au Peuple; ceux mêmes qui les ont déférées au Clergé, ne sçauroient être d'un autre sentiment. S'il est de droit divin & immuable, que la multitude choisisse ses Pasteurs, on n'a pu transférer l'élection au Clergé plutôt qu'à d'autres particuliers; de plus tous les Compromis, que l'histoire a transmis à la postérité, auroient été nuls, que le précepte divin auroit défini «que le Pasteur tiendroit sa mission du Peuple: en effet cet axiome, ce que quelqu'un fait par un autre, il est censé le faire lui-même, a rapport à ces actions, dont la cause première n'est pas définie.» On a décidé la question contre Morel, Ministre à Genève, Ville, où le Peuple a des droits si étendus. Le célèbre Beze, défendant ce Décret, soutient, qu'il n'étoit ni essentiel, ni d'une tradition constante, que la multitude fut convoquée, & qu'elle donnât son suffrage; suffisant seulement de lui permettre de proposer les motifs, qui lui feroient rejetter l'Élection, & qu'il seroit bon d'examiner avec attention; d'ailleurs il charge de l'élection les Ministres & les Grands de la Ville; opinion conforme à la Loi de Justinien, non, que cet arrangement soit de droit divin & immuable; sur quoi l'établiroit-on? Après avoir distingué l'Élection de l'Ordination, & de la Confirmation, l'Église primitive en a autrement agi, elle qui commettoit à l'Évêque l'élection de son Clergé, & celle d'un Évêque aux Évêques de la Province.
Il est par conséquent une manière d'élire dans les choses que le droit divin n'a point défini,& qui doivent être gouvernées par des Loix générales propres à entretenir dans l'Église l'édification, le bon ordre, & y étouffer toute semence de division: on a vu que, sans altérer ces règles générales, la législation de cette discipline, appartient au Magistrat politique. Bullinger, Auteur d'un profond jugement, après avoir rassemblé plusieurs exemples de l'élection populaire, conclut ainsi: «Je n'ai garde d'inférer, qu'un Peuple tumultueux a le droit de nommer son Évêque; il ne seroit pas plus aisé de décider, s'il vaut mieux laisser à l'assemblée d'une Église, ou au suffrage d'un petit nombre le choix d'un Évêque. Une forme générale ne conviendroit point à toutes les Églises. Chaque Nation a ses droits, ses usages, ses réglemens. C'est au Magistrat politique de veiller, à ce que les Vocaux n'abusent point de leurs voix, & à les priver quelquefois du droit de désigner les Ministres. Il suffiroit de choisir, sous le bon plaisir du Prince, ou du Magistrat, un petit nombre de Sages, qu'ils informeroient exactement de l'importance des fonctions d'un Évêque, du génie du Peuple qu'il auroit à mener, de l'état de l'Église qu'il auroit à conduire, du caractère, de l'érudition, des moeurs de celui sur lequel on jetteroit préférablement les yeux.»
Justinien, fondé sur ce droit, fixa une maniere d'élire, un peu différente de l'usage & des ancien Canons. Plusieurs Évêques depuis Nicée tinrent leur élection du Clergé & du Peuple. Les Capitulaires de Charlemagne, de Louis le Débonnaire, & d'autres Rois, employent l'une & l'autre façon d'élire; en sorte que Bucer a bien trouvé: «Que les Princes pieux ont prescrit la forme de l'élection.»
Au reste le Souverain auroit-il le droit d'élire les Pasteurs? On ne demande point s'il le doit, ou s'il le doit toujours, on demande s'il pèche contre le droit divin, en se mêlant de l'élection. J'ose affirmer avec le grand Marsilius de Padoue, «Que la Loi divine ne défend point au Législateur l'institution, la collation & la distribution des Offices ecclésiastiques.» Le révoquer en doute, ce seroit taxer d'impiété tant de Princes pieux, que la révolution des siècles a produits. Imprudence d'autant moins pardonnable, qu'il seroit impossible de s'appuyer d'aucune Loi divine, comme plusieurs Auteurs l'ont démontré, ainsi que nous. Je pourrois m'en tenir là, puisque le Prince dispose de tout ce qui n'est pas précepte divin. Cependant il y a encore des raisons & des exemples, qui confirment mon sentiment.
I°. Le Souverain exerce à juste titre tout acte propre à tout particulier, pourvu que la nature n'en ait point défini la cause. Ce sont les parens qui donnent des gouverneurs aux enfans, des tuteurs aux pupilles, les malades qui choisissent leur Médecin, les Marchands qui désignent des gardes ou directeurs à leur commerce. Mais l'usage de plusieurs Nations laisse la tutelle à la Loi, ou à la volonté du Magistrat; il confie au Gouvernement le soin d'établir les Médecins, de choisir des Maîtres, former la Jeunesse, & enfin de préposer des Sindics aux différens Corps des Marchands, avec défense à toute personne d'exercer ces fonctions.
Comme le pouvoir du Magistrat politique s'applique au bien de chaque particulier, il est encore plus dévoué à l'intérêt public, dont il est la personne: Maxime connue d'un médiocre Politique. Quelquefois aussi des motifs légitimes autorisent les Princes à se réserver l'élection des Pasteurs; combien d'hérésies, qui ont affligé l'Église, n'ont été assoupies que par eux? combien de schismes étoient à craindre sans eux? combien de fois le Clergé étoit-il déchiré par les factions, & le Peuple par des divisions? Les siècles les plus purs en ont fait une triste expérience. Enfin le Souverain seroit quelquefois dans une telle situation, qu'il courroit risque de perdre ses États, s'il n'élevoit à l'Épiscopat des Sujets fidèles & dévoués. L'Histoire apprend à la postérité les malheurs éprouvés par les Empereurs Allemands, pour s'être laissé dépouiller de ce droit.
Avant la Loi de Moïse, & depuis elle, les Rois voisins de la Judée, réunissoient en eux le Sacerdoce, & la Loi divine ne s'y opposoit point. Pourquoi douter, qu'ils n'ayent pu alors revêtir un Sujet du Sacerdoce, comme les Rois de Rome créèrent des Pontifes & des Flamines?
La Loi de Moïse déclara incapables du Sacerdoce, ceux qui ne seroient pas issus de la famille d'Aaron; & du ministère, du Temple, ceux qui ne seroient pas de la Tribu de Levi. Aussi a-t-on reproché à Jéroboam d'avoir pris des Prêtres hors de la Tribu de Levi, la Loi y étant expresse. Le Roi n'eut plus même le droit d'ordonner les Sacrifices hors de la Ville de Jérusalem, après la construction du Temple; l'assignation des autres fonctions dépendoit de lui. Il distribuoit les Villes & les Bourgades aux Prêtres & aux Lévites. David régla le ministère des Lévites. Les uns annonçoient la Parole, les autres chantoient. Les Prêtres disent, que Dieu ordonnoit aux Chanteurs d'employer les tymbales, les harpes, les psalterions; par tout on attribue à David & à Salomon son successeur la destination des personnes à chaque fonction. Josaphat, Roi, non Prophète, choisit les Prêtres & les Lévites, pour enseigner dans les Villes de la Judée.
Ces exemples ont une liaison intime avec notre question. A entendre quelques Saints Pères, le droit du sang dans la Loi de Moïse, répond à l'imposition des mains dans la Loi Chrétienne. Or, de même qu'un Roi Hébreu destinoit à exercer certaine fonction, & en certain lieu, les descendans d'Aaron & les Lévites seulement; de même un Prince Chrétien met du Clergé d'une Ville, ou sur le Trône épiscopal des Clercs qui sont ordonnés, ou qui doivent l'être.
Néhemias, représentant le Roi de Perse en Judée, dispersa des Lévites en chaque Ville, & rassembla les autres à Jérusalem. Maimonides, le plus sçavant des Hébreux, observa que le Grand Pontife obtenoit sa place moins par succession, que par l'élection du Grand Sanhédrin, quoiqu'elle roulât entre certaines familles; la même chose se faisoit pour le Vicaire du Grand Pontife, qui par cette qualité avoit plus d'espérance au Grand Pontificat qu'aucun droit assuré. Tant que la Monarchie subsista en Israël, les Rois paroissent seuls avoir exercé ce droit du Sanhédrin. Comment interpréteroit-on cet endroit de l'Écriture: «Le Roi constitua Sadoc Successeur d'Abjatar?» puisqu'on ne se sert pas d'autres termes, pour dire, que Benaja fut établi pour succéder à Joab dans le commandement des Armées. Les Macédoniens, les Romains, & les Successeurs d'Hérode se réservèrent l'Élection des Grands Prêtres, abandonnant aux Juifs le Gouvernement intérieur & la liberté de vivre sous leurs Loix.
Les Juifs gémissans à Babylone dans une dure captivité, avoient un Chef appellé Rasgaluth. Jérusalem détruite, ils obéirent à des Patriarches dispersés dans les différentes parties du monde, & les croyant issus de David, ils leur étoient soumis comme à leurs Princes légitimes, suivant que le témoignent Origene, Epiphane, Théodoret & Saint Cyrille. Les Empereurs Romains décoroient ces Patriarches du titre d'Illustres. Ils imposoient aux Synagogues une taxe anniversaire, sous le nom de L'OR de la Couronne. Les Empereurs acquirent ce droit à l'extinction des Patriarches. Comme ils agissoient partout en Rois, ils plaçoient à la tête des Synagogues des Chefs des Prêtres, qu'on qualifioit de Premiers, d'Anciens & de Pères. Le Code de Théodose en parle souvent.
On n'est point étonné qu'avant Constantin, les Évêques n'ayent point été élus par les Empereurs ennemis de l'Église; ces Princes la méprisoient, ou ne daignaient pas s'abaisser jusqu'à en prendre soin. Constantin donna force de Loi au Canon de Nicée, qui décernait, que les Évêques auroient le droit de l'Élection. Ses Successeurs l'ont imité, ou en le renouvellant, ou en ne l'abrogeant pas, & cette Loi fut long-tems en vigueur, parce que les bornes de l'Empire étoient trop reculées, pour que l'Empereur veillât à toutes les Églises. Ce Canon ne lioit pas les Empereurs, il en recevoit toute sa force; dès là libre à eux de s'en écarter sur de justes motifs, ou en tout, ou en partie.
Les Législateurs suppriment, ou modifient les Loix, dès que les Politiques conviennent que le Souverain n'est pas censé privé de son droit par des termes généraux couchés dans une Loi. Les Élections, qui sont l'ouvrage des Évêques, déterminent à croire que le Prince n'a pas nécessairement part à l'Élection, & les Canons prouvent que, sous le bon plaisir du Souverain, les Évêques peuvent achever les Élections, On ne veut détruire aucune de ces propositions; mais on demande s'il est permis au Magistrat politique d'élire les Évêques?
Les Empereurs éclairés, & les Saints Évêques en sont d'accord. Théodose tenant le premier Concile de Constantinople, ordonna aux Évêques d'écrire sur des cartes les noms des Sujets les plus dignes, s'en réservant le choix. Rien de moins obscur. Un seul Évêque propose Nectaire, l'Empereur l'agrée, & passe outre, malgré les instances de plusieurs Évêques, qui, vaincus par son opiniâtreté, se rendent, & lui témoignent leur obéissance, dans une occasion où la Loi divine ne souffroit point, mais où les Canons étoient enfraints; car, selon les Canons, l'Empereur ne se mêloit point des Élections; cependant ici l'Empereur élit seul, c'est-à-dire, il nomme; les Évêques, le Clergé & le Peuple approuvent l'Élection. Autre chose est d'élire, autre chose d'approuver l'Élection. Les Évêques donnent leur consentement, parce que c'étoit à eux à imposer les mains à Nectaire, encore Laïc & Cathécumene.
Les Canons devenoient un nouvel obstacle; ils excluoient un Cathécumene, un Néophyte; le Clergé & le Peuple souscrivent à l'Élection, d'autant que l'approbation leur appartenoit; on a fait voir combien elle diffère de l'Élection. Les Évêques supplient l'Empereur de disposer de l'Évêché de Milan, démarche qu'ils n'auroient point hazardée, s'ils l'eussent cru contraire au droit divin. J'ai cité les exemples de Valentinien & de Théodose le jeune, qui ayant cassé l'Élection de Proclus, faite par la plus grande partie, le tirèrent d'Antioche pour le placer à Constantinople: Théodose fit asseoir Proclus sur le Trône épiscopal; tous monumens certains de l'Élection de l'Empereur, non de l'Élection canonique.
Des raisons particulieres engagèrent quelquefois les Empereurs à évoquer les Élections; la prudence y eut plus de part que le droit. J'examinerai si les Empereurs se le croioient permis, avant de considérer, s'il étoit expédient de se conduire ainsi; on ne consulte point les choses illicites, il y auroit eu de la témérité ou de l'ignorance de prétexter l'inspiration, ou la révélation dans ces siècles de l'Église. L'Empereur Justinien créa Papes Hormisdas & Virgilius, avant que les Papes eussent été gratifiés de la Souveraineté; en sorte que ceux qui n'ont imaginé que cette unique ressource, n'ont point refléchi au moment auquel cela s'est passé.
L'Empire d'Orient conserva cet usage. Nicephore Phocas, au rapport de Zonaras, ne souffroit d'Évêques que ceux qu'il nommoit. Balsamon raconte que de son tems les Empereurs, après avoir invoqué la Sainte Trinité, faisoient les Patriarches. Démétrius Chomatenus, Archevêque de Bulgarie, parcourant les droits des Empereurs sur la Religion, dit que c'en est un de présider aux Élections, & de faire d'un Évêque un Métropolitain. Enfin plus la Religion s'est refroidie dans le Clergé, plus la vénération du Peuple a diminué, & plus le Magistrat politique a eu raison de s'approprier les Élections.
Passant en Occident, & ouvrant tous les Historiens François, on y lit que les Rois Très-Chrétiens ont souvent, & durant plusieurs siècles, disposé des Évêchés de leur Royaume, sans le Suffrage du Peuple & du Clergé; malgré cela plusieurs ferment les yeux à la lumière. Présumeroit-on que tant de Princes religieux eussent tenu une conduite si opposée à la Loi divine, & que les Évêques qu'ils introduisoient dans leurs Conseils, que les Conciles qu'ils célébroient fréquemment, n'eussent point crié à l'usurpation? Mais voyons ce qu'on objecte. Cet usage étoit insolite & nouveau; néanmoins j'ai daté son antiquité plus de 25 ans avant le Regne de Charlemagne. Loup de Ferare en attesta l'origine; il écrivoit sous Charles le Chauve, il ne regarde point comme une nouveauté l'usage où les Rois étoient de pourvoir les plus grands Sièges du sein de leurs Palais.
Brunehaud étoit Régente vers l'an 600. Le Pape Grégoire l'avertit de remplir les Sièges vacans. Ce qu'on dit de la domination temporelle des Papes, qui auroient autorisé les Rois à s'emparer des Élections, a été dissipé plus haut, & n'embrasse nullement les siècles auxquels les François ne dominoient pas en Italie. Le Roi ayant ce droit en France, Charlemagne voulut l'exercer en Italie, pour ne pas être moins Souverain en Italie, qu'il l'étoit en France & en Germanie; En sorte que le Décret de ce Prince, publié sous le Pontificat d'Adrien, au rapport de Goldaste & d'autres, ne regardoit que les seuls Évêques d'Italie, puisqu'il avoit la nomination bien établie dans ses autres États.
En vain reclame-t-on le temporel des Évêques, & leur Jurisdiction extérieure. Sous Charlemagne dans les siècles plus reculés & plus simples, les Évêchés étoient pauvres & modiques: tels du moins les dépeint Onufrius Panvinius, homme d'une recherche & d'une vérité reconnue. Les Évêques contemporains de Charlemagne n'avoient aucune Jurisdiction attachée à leurs Évêchés; ils l'usurpèrent au moment que la Germanie fut démembrée du Royaume de France. Sous la domination des Othons, les Évêques étoient si peu les maîtres des Élections & de la Jurisdiction, que les Empereurs les en décorèrent dans la vue de se les dévouer inviolablement, & ne craignirent point pour y parvenir, de leur confier le soin des Villes les plus importantes.
C'est le sçavant Onufrius qui a écrit ces vérités au milieu de Rome même: «Aussitôt, dit-il, que l'Élection des Évêques fut devenue un droit de l'Empire, comme les Princes séculiers, les Empereurs étoient favorables à la Religion; sans énerver l'État, ils comblèrent les Évêques & les Abbés de plus grands honneurs que les autres Laïcs, persuadés qu'étant les Ministres de l'Église, ils étoient les membres les plus précieux de l'Empire; ils les dotèrent de biens & d'argent; ils leur donnerent des Châteaux, des Villes, des Bourgs, des Marchés, des Duchés, des Provinces; ils leur accordèrent des Péages, des Impôts & d'autres droits, qu'ils démembrèrent de l'Empire, soit de leurs propres fonds, soit des fonds étrangers. Ils donnerent aux Évêques les successions des Princes morts sans postérité, dont la dépouille appartenoit à l'Empire: par là les Évêques & Abbés d'Italie, de Germanie, de Gaule & tout l'Occident, sur-tout le Pape, de pauvres qu'ils étoient avant, furent les Princes les plus riches & les plus puissans, parce qu'ils profitèrent de ces biens qui étoient à l'Empire. Les Empereurs n'imaginoient point que cette libéralité excessive pût jamais ébranler les droits de l'Empire; ils étoient assurés qu'ils disposeroient de ces places, & que les Prélats ne tenteroient aucune autre voye pour y être installés».
Nicolas de Cusa attribue cet ouvrage à Otton II. «Otton II n'avoit qu'un fils; il eut peur que des États aussi vastes ne pussent goûter long-tems les douceurs de la paix: jaloux de marcher sur les traces de son grand Père Henri premier & de son père Otton, il s'adressa au Clergé que ses Prédécesseurs avoient déjà enrichi & dont les biens jouissoient d'une tranquillité profonde; c'étoit un sacrilége de ravager les Terres consacrées à Dieu; il s'appuya sur le Canon du Concile de Rome, dont il est fait mention dans la soixante-trois distinc, au Concile, qui maintenoit la souveraineté des Empereurs, qui prescrivoit aux Papes & aux autres Évêques de l'Empire de recevoir, après l'élection canonique, l'investiture, ou du moins le consentement de l'Empereur: distinc. 63, à ces mots, Nos Sanctorum. Il ne douta point que l'Empire ne vécut dans un repos tranquille, s'il augmentoit le Domaine de Rome & des autres Sieges, avec une certaine servitude; il comptoit en même tems étendre la Religion, & imprimer une plus grande vénération pour elle, quand l'autorité des Saints Évêques balanceroit celle des Princes Laïcs; il préparoit des chaînes aux pestes publiques; il opposoit aux ravages, aux séditieux, aux incendiaires, la puissance du Clergé; il se flatoit de purger l'Allemagne des Brigands, des petits Tyrans qui subjuguoient les Villes particulieres; & il espéroit que le Peuple, secouant un joug aussi dur, recouvreroit sa première liberté. Il envisageoit encore le bien de l'Empire; il chargeoit ces Terres aumônées à l'Église, de Services annuels, de redevances en argent, qui devoient augmenter la force de l'Empire; attendu que tous ces Domaines de l'Église releveroient de l'Empire & sans succession.»
Thierry de Niem ajoute qu'Otton Premier jetta les fondemens de cette domination: «Que le grand Otton & ses Successeurs, Otton II & Otton III, accablèrent de Domaines laïcs l'Église Romaine, celle de France & celle d'Allemagne».
Il s'en faut bien que la France ait adopté tout ce système; quelques Auteurs n'ont point entendu le mot Investiture. Trompés par la signification qu'il a aujourd'hui, ils ont avancé que les Investitures des Évêchés étoient la mise en possession des Fiefs & Domaines; cette erreur est grossière, car vestir & investir sont de vieilles expressions Germaniques, qui signifient la collation de toutes sortes de droits, d'ou chez les Anciens elles embrassent indifféremment les offices civils & ecclésiastiques. Juret remarque que Romain, Évêque de Rouen, vivoit en 623. on lit dans sa Vie: «Les Grands firent unanimement choix du Saint Homme; ils supplièrent le Roi de ne point tromper l'espérance du troupeau, mais de ratifier l'Élection divine: le Roi charmé de cette prière, convoqua les Évêques & les Abbés, & lui mit en main le Bâton pastoral.»
Par ce passage, l'investiture étoit antérieure d'environ trois cens ans au règne d'Otton I. qui le premier dota les Évêchés; d'ailleurs, si l'on eût caractérisé la Jurisdiction civile par l'Investiture, le Sceptre, ou l'Enseigne, en auroit été le simbole, selon la coutume de ces siècles, non l'Anneau & le Bâton pastoral. Quoique les Princes Chrétiens ne se soient point approprié l'imposition des mains qui fait les Prêtres, ils ont néanmoins pensé qu'il leur appartenoit de lier un Ecclésiastique à une telle Église, par l'Anneau, & de lui conférer par le Bâton pastoral la Jurisdiction ecclésiastique, c'est-à-dire, de juger de la Religion avec un pouvoir public.
On présentoit au Roi à son Sacre, le Bâton avec le Sceptre, & ce signe, dit Aimoinus, le chargeoit de défendre l'Église: chaque Simbole répondoit à chaque fonction, comme le Livre investissoit le Chanoine. Les siècles suivans virent l'opulence naître de la piété, & cette fille ingrate méditer la ruine de sa mère. Les Empereurs, déchus de leur ancien droit, commencerent à sentir cette indignité de la part des Évêques, qui dévoient à leurs bienfaits les biens & les Domaines qu'ils possédoient; mais jamais l'Élection n'est venue de l'Investiture, elle étoit avant la libéralité des Rois; de plus, l'accessoire ne sçauroit entraîner le principal, & comme ils ont des droits, à cause de leurs Fiefs, le droit du Magistrat politique n'existe pas moins qu'il existoit autrefois.
L'Investiture n'étoit point un phantôme dans l'Histoire de ces siècles, & les Princes n'étoient pas assez insensés pour essuyer tant de guerres & de troubles, pour une vaine cérémonie; la collation des Églises passoit avec le signe, & la chose signifiée étoit comprise dans le signe. Or, la collation se faisoit de deux façons, ou les Rois nommoient seuls, & sans suffrages, ou ils permettoient d'élire, & se reservoient le droit réel, & non imaginaire, d'approuver, & la liberté de casser; ils le faisoient quelquefois par une Loi qui autorisoit l'élection, comme Charlemagne qui voulut que le Clergé & le Peuple concourussent à l'élection; quelquefois par un privilège, comme le même Charlemagne laissa l'élection au Peuple de Modene. Les Rois de France accordèrent cette grace à l'Église d'Arras; quelquefois aussi par un Indult, qui, sous les Successeurs de Charlemagne, fut la voie la plus ordinaire.
Le Testament de Philippes Auguste s'explique ainsi: «Aussi-tôt que le Siége Episcopal vaquera, nous entendons que le Clergé de l'Église s'adresse à la Reine & à l'Archevêque, pour demander la permission de procéder à l'élection»; (cet Archevêque étoit celui de Reims, nommé Guillaume, à qui le Roi, avant son voyage d'Outremer, avoit confié la Régence du Royaume.) Saint Louis, dans les Lettres-patentes, qui remettent le Gouvernement entre les mains de la Reine Mère, détaille les droits régaliens, & n'oublie point le pouvoir de conférer les Dignités & les Bénéfices ecclésiastiques, de permettre aux Chapitres & aux Communautés de s'assembler pour élire.
Le Parlement de Paris, dans des Remontrances très-respectueuses au Roi Louis XI, représente à ce Prince, que Louis le Débonnaire exerça toujours le droit des Investitures, que les droits régaliens lui ont succédé, & sur-tout celui de permettre les élections, le Siége Episcopal devenu vacant, droit que les Anglois appeloient liberté d'élire. Combien de monumens & d'Auteurs respectables ont appris aux siècles futurs que les Rois de France & leurs Successeurs ont disposé des Évêchés, soit en France, soit en Allemagne, sans en prévenir leur Peuple ou leur Clergé. Grégoire de Tours ne cache pas que Denis fut placé sur le Trône Episcopal par Clovis, premier Roi Chrétien; Ommatius par Clotaire Fils de Clovis; & Saint Quintianus par Théodoric, autre Fils de Clovis, qui ordonna qu'on lui remît tout le pouvoir de l'Église.
Le Clergé de Tours, continue Grégoire, parle en ces termes à Caton, que Clotaire lui avoit envoyé: «Nous ne vous recevons pas de choix, mais sur l'ordre du Roi». Le Roi Charibert destina à Pascentius l'Évêché de Poitiers. Walramus, Évêque de Naumbourg, dit que dans ces siècles on éleva à l'Épiscopat les plus saints & les plus sçavans hommes; au reste, il vaut mieux écouter Onufrius, Auteur de la Vie d'Hildebrand; il n'est point suspect, il étoit dévoué au saint Siége.
«C'étoit un usage qui remontoit à l'Empereur Charlemagne, & que l'autorité du Pape Adrien I. avoit introduit, qu'à la mort de l'Évêque ou de l'Abbé, le Clergé ou les Moines assemblés, députoient à l'Empereur, & déposoient à ses pieds le Bâton & l'Anneau pastoral du Prélat défunt, & le supplioient de le remettre au Successeur qu'il devoit choisir: le Prince, souvent de l'avis de son Conseil, en gratifioit ou un Membre du Clergé de la Ville, ou un Clerc de sa Cour, ou un Chapelain ou un de ses domestiques, selon la dignité du Siége; & à sa volonté, il l'investissoit par l'Anneau & le Bâton pastoral du défunt, qu'il accompagnoit de son diplôme; & il ordonnoit qu'on le sacrât Évêque ou Abbé; sans consulter le Clergé ou les Moines: telle étoit la pratique des Gaules, de la Germanie & de l'Italie, composant alors le monde Latin. Les Rois d'Espagne, de France & de Hongrie la perpétuèrent; toutes les Églises de l'Empire Chrétien, sur-tout l'Église Romaine, l'ont retenue longtems; témoins les Papes Jean XIII. Grégoire V. Sylvestre, Clément, Damase, Victor, Nicolas, que les Empereurs Othon I. & III. Henri III. & IV. mirent sur la Chaire de Saint Pierre, sans les suffrages du Clergé Romain, & qu'ils investirent de leur nouvelle dignité par l'Anneau & le Bâton. Cet Auteur dit ailleurs: L'Empereur conféroit non seulement les Évêchés, les Abbayes, & les autres Bénéfices, comme les Prébendes, les Canonicats, les Prépositures, les Décanats, mais encore il faisoit le Pape. La Pragmatique de Ferare le répète: les Empereurs donnoient les Bénéfices dans le monde entier.»
Voici la teneur du Rescrit de Conrade, touchant l'Église d'Utrecht «Il est constant que l'élection & l'institution d'un Évêque est un droit inviolable des Rois des Romains & des Empereurs, exercé sans interruption par nos Prédécesseurs, & transmis jusqu'à nous.»
Le Capitulaire de Charlemagne, sur les élections du Peuple & du Clergé, ne porte aucune atteinte à ce droit, puisque dans toutes les Loix, les droits & le pouvoir du Souverain sont censés tacitement exceptés. Le Clergé & le Peuple élisent donc, à moins que l'usage ne semble déférer l'élection au Prince. Genebrard, ennemi déclaré du pouvoir des Rois, avoue que Charlemagne décidoit de droit des Évêchés, quoique rarement. Loup de Ferare cite pour cet usage Pepin & Charlemagne. Les Défenseurs même de l'autorité du Pape sont obligés de convenir que l'Empereur Charles avoit le droit de donner un Évêque aux Romains, & qu'il avoit décerné que seul il pourvoiroit aux Évêchés & Archevêchés. Sigonius explique ainsi les termes de louer & d'investir, couchés dans le Décret. Le Concile d'Aix-la-Chapelle reconnoit ce droit dans le Roi Louis; & j'ai montré plus haut, que les descendans de Charlemagne en avoient usé. Par-là les Historiens comprennent sous le nom d'investiture le droit d'élire & celui de permettre d'élire avec la modification d'approuver ou de casser, & il a existé jusqu'à Hildebrand qui l'a si vivement attaqué. Onufrius Panvinus raconte dans sa Vie, «que le premier de tous les Papes, il mit tout en oeuvre pour dépouiller l'Empereur non-seulement de l'élection du Pape, entreprise qu'Adrien III. avoit tentée, mais de lui enlever le droit qu'il avoit d'instituer les Évêques & les Abbés: ce mot instituer rend celui d'Investiture.»
L'Empereur Henri V. chez l'Abbé de Swarzahensem déclara au Pape & au Concile, «la puissance qu'avoit l'Empereur Charles d'instituer les Évêques»: & Onufrius insinue que les Investitures étoient la collation. L'Empereur lui-même, & des Auteurs dignes de foi ne laissent aucun doute, que l'exercice de ce droit a continué depuis Charles jusqu'à Henri, qui dans un Édit, extorqué par le Pape Pascal, abdiqua les droits régaliens, attachés à l'Empire, dès les règnes de Charles, de Louis, d'Othon, d'Henri & de ses Prédécesseurs. L'Édit en fait une exacte énumération: «Il vouloit dépouiller le Souverain des Investitures, usage en vigueur dès le regne de Charles, & qui avoit plus de quatre cens ans. L'Historien de Westminster, sous l'an 1112 appelle ce droit celui de donner l'Épiscopat. L'Empereur & le Pape Pascal eurent cette année un grand différend: l'Empereur s'obstinoit à garder le droit dont ses Prédécesseurs avoient joui pendant trois cens ans, sous plus de soixante Papes, c'étoit de conférer les Évêchés & les Abbayes par le Bâton pastoral.»
«Guillaume, Archevêque de Tyr, souscrit à cet ancien usage: c'étoit la coutume, dit-il, de remettre à l'Empereur l'Anneau & le Bâton du Prélat défunt. Suivant la Pragmatique de Ferare, qui parcourt ces siècles, les Empereurs donnoient tous les Bénéfices ecclésiastiques de leurs États.» On eut soin de distinguer ces deux droits qui formoient les Investitures, la faculté de choisir le Sujet, & celle de casser l'élection. Les Auteurs qui ont le plus approfondi cette matière, les ont mis au nombre des droits régaliens. Les passages précédens d'Onufrius en sont garants. Ce Témoin est encore ici nécessaire: «Il est hors de doute que Jean XIII. Successeur de Léon VIII. Grégoire V. & Sylvestre II. ont occupé la Chaire de S. Pierre par la seule autorité des Empereurs, sans le suffrage du Clergé, ni du Peuple Romain; & s'il paroit dans l'Histoire que les Empereurs n'ont point eu part à l'élévation des Papes, qui ont tenu le Siége entre Jean XIII. & Sylvestre II. ou que leur élection ait été l'ouvrage seul du Clergé, du Sénat & du Peuple Romain; c'est qu'absens & éloignés de cette Ville ils étoient embarqués dans les guerres d'Allemagne, & ils n'étoient pas à portée de donner sur le champ un Pape à Rome: il est du moins certain que tant que les Empereurs, les trois Othon sur-tout, demeurerent à Rome, ou séjournèrent en Italie, le Siége vacant, ils nommoient le Successeur; & si le Prince étoit absent au moment de l'élection, les Papes, que le Clergé, le Sénat, le Peuple proclamoient, n'osoient se faire sacrer qu'ils n'eussent auparavant obtenu la confirmation de l'Empereur.»
Le sçavant du Tillet, dans son Traité des Libertés de l'Église Gallicane, remarque, «qu'on voit par l'Histoire de Grégoire de Tours & d'Aimoinus, que les Rois avant Charlemagne remplissoient les Évêchés vacans, & que l'Évêque proposé par le Clergé & le Peuple, n'étoit point Évêque s'il n'avoit le consentement du Prince.»
Juret, profond Canoniste, à la Lettre CIV. d'Yves de Chartres, pense, «que quoique le Clergé & le Peuple eussent la liberté d'élire, il falloir avoir l'attache du Prince.» Il offre après nombre d'exemples d'élections cassées; en sorte qu'il est vrai de dire que le droit d'approuver n'est point imaginaire, comme on s'efforce de le persuader aujourd'hui; il étoit inséparable de celui d'improuver, & il étoit affranchi de tout jugement étranger.
Le salut de l'Église & de l'État étoit intéressé à affermir dans le Souverain les Investitures; il importoit plus de s'attacher des sujets par des bienfaits, que de fermer la porte des dignités à des ennemis; Quand Paul Emile rappelle comment l'Empereur se désista de ce droit, «il observe que la vénération des Peuples pour la Majesté Impériale diminua de beaucoup, & qu'il lui coûta plus de la moitié de sa puissance. Onufrius ne s'en écarte pas: l'Empereur perdit la moitié de son pouvoir, & ailleurs il s'agissoit alors, ou de le dépouiller entierement, ou d'assurer à jamais son autorité: en parlant d'Henri III. l'Empereur retint opiniâtrement le droit de conférer.» Ainsi pensèrent les Princes qui élevèrent leur puissance sur les ruines de l'Empire Romain.
Outre les Rois de France & d'Allemagne, Onufre parle encore des Rois d'Espagne & de Hongrie: le Concile de Toléde, qui défère aux Rois l'élection des Prélats, est une époque certaine de ce droit connu en Espagne avant l'Empereur Charles: «Pourvu, ajoute le Concile, que l'Évêque de Toléde, qui les consacroit, les trouvât dignes du fardeau.» Covarruvias & Vasquez font sentir combien cet usage importoit au salut de l'État, non que les Princes en soient redevables au Droit Canon, car ils le tiennent de leur Couronne, c'est-à-dire, de la Loi naturelle. Dans une Monarchie, dont les fondemens sont inébranlables, le Magistrat politique a la législation absolue sur tout ce que la Loi divine n'a point défini, & qui procure aux Sujets une vie tranquille & pieuse.
Martin, & d'autres Chroniques font foi, que cette coutume ne s'est point démentie en Hongrie jusqu'au tems du Pape Paschal. Thierri de Niem raconte de «Sigismond, Roi & Empereur, qu'il donna à qui il voulut les Évêchés, les Abbayes, & tous les autres Bénéfices de la Hongrie.» Alexandre, Évêque de Naumbourg, qui combattoit en 1109 les Sectateurs d'Hildebrand, joint à ceux-là les Rois de la Pouille & ceux d'Écosse. «Le Roi d'Angleterre Henri, le premier depuis la conquête de Guillaume, donna l'Évêché de Winchester à Guillaume Giffort, & l'investit sur le champ des Domaines de l'Évêché contre les Canons du nouveau Concile. Cet Henri transféra Rodolphe, Évêque de Londres, à l'Archevêché de Cantorbéri, & il l'investit par le Bâton & par l'Anneau; &, selon Westminster, il protesta constamment qu'il n'abdiqueroit point les Investitures quand il lui en coûteroit son Diadème, & accompagna même son serment de paroles menaçantes.» Loin d'ici ces gens peu versés dans l'Histoire, ils ne comprennent point que les Investitures ne sont autre chose que la collation des Évêchés; je n'en veux d'autre témoignage que l'autorité du Parlement d'Angleterre, sous le Roi Edouard III. «Notre Souverain Seigneur Roi & ses Successeurs, auront & conféreront dans le cours de leur regne les Archevêchés & les dignités électives qui sont à leur disposition, & dont leurs Prédécesseurs jouissoient avant qu'on eût permis les élections.» Puisque les anciens Rois ont prescrit une forme particulière d'élire, qui étoit de demander permission au Roi avant de procéder, & d'en solliciter le consentement après l'élection, & non autrement. Voilà en Angleterre le droit des Rois de conférer les Évêchés, plus ancien que l'élection du Clergé, suivant le témoignage des Historiens, qui prouvent l'usage des Investitures depuis sept cens ans, c'est-à-dire, depuis Etelrede. Les premiers Rois les ont ensuite remises au Clergé, sous deux conditions que la France avoit imposées, d'obtenir l'agrément du Prince pour élire, & la confirmation après l'élection, laquelle revint toute entière au Roi dans les siècles suivans. Les Chapitres s'assemblent aujourd'hui pour la forme, & le Roi décide: Un Évêché vaque, le Roi inscrit le nom du sujet qu'il désire dans les Lettres qui permettent l'élection. Burhil, pour appuyer ce droit, prétend, «que les Princes ne peuvent désigner les Ministres du Seigneur qu'autant que les Loix du Royaume le souffrent.» Bilson, Évêque de Winchester, qui discute cette matière avec soin, ne cesse point de répéter: «Le droit divin n'a marqué aucune façon d'élire. Comme les Princes sont les Chefs du Peuple, & qu'ils ont de droit divin & humain la souveraine administration extérieure des choses sacrées & profanes, il est naturel qu'ils disposent des offices ecclésiastiques, s'ils daignent s'en charger.» Un autre passage continue: «On ne révoque point en doute que les Princes, autres que les Empereurs, ont eu dès le berceau de la Religion, la puissance souveraine dans les élections des Évêques, qu'ils ont même prévenu les suffrages du Clergé & du Peuple des Villes, en leur envoyant des sujets de leur propre mouvement.»
Si ces monumens ne sont d'aucune force, que serviroit d'en amasser d'autres? A Dieu ne plaise que j'embrasse le parti de ceux qui prodiguent les noms de sacrilèges à tant de Princes fameux. Les uns ont les premiers professé la Foi Chrétienne, & l'ont introduite dans leurs États; les autres se sont courageusement opposés à l'ambition des Papes, & quelques-uns ont commencé ou achevé la réforme de l'Église. Il s'est trouvé parmi tous ces Princes des modèles de justice & d'érudition; cependant, dira-t'on qu'en conférant les Prélatures de leur Royaume, ils ont attenté au droit divin?
Pourquoi séparer les Curés des Évêques? Seroit-ce à cause que ceux-là habitent les lieux où il n'est pas nécessaire d'établir des Évêques? S'ils ont cela de commun avec les simples Prêtres, qu'ils ne sont au-dessus d'aucun Clergé, ils ont du moins avec les Évêques cette prérogative, qu'ils ne sont soumis à aucun Pasteur; il est plus douteux, s'il faut les ranger dans la Classe des Évêques, ou dans celle des simples Prêtres. Outre que la Prêtrise est inséparable de l'Épiscopat, ceux qui donnent l'Épiscopat, assignent en même tems le lieu ou la Ville; en sorte, qu'il est aisé de procéder du fort au foible, & du tout à la partie. Les Empereurs & les Rois se sont moins occupés des Curés, ils ont mieux aimé se reposer de ce soin sur les Évêques, qu'ils donnoient de leur propres mouvemens aux Églises, ou en faveur desquels l'Église obtenoit leur agrément.
Aussi les anciens Canons traitent-ils rarement de l'Élection des Curés; ils s'en rapportoient absolument aux Évêques. On a cependant des exemples de l'attention des Rois à remplir les plus petits Bénéfices ecclésiastiques. Onufrius convient, que les Empereurs conféroient les Évêchés & les moindres Bénéfices. On lit dans une Lettre du Pape Pélage, que le très-clément Empereur avoit ordonné d'admettre certains Clercs de Centumcelles, aujourd'hui Civita-Vechia, à la Prêtrise ou Diaconat, & au Soudiaconat; à l'égard des Abbayes, elles étoient à la nomination des Rois, & personne n'en doute.
Les Actes publics de Flandres constatent ce droit, & les Princes de Hollande, de Zélande, & de Westfrise sont des témoins irréprochables que, dès la formation de leur État, ils dispersoient dans les Villes & les Paroisses des sujets dignes & capables, à moins qu'un Seigneur particulier n'en revendiquât le droit. Ce patronage universel a subsisté jusqu'à la dernière guerre. Quoiqu'il ne soit pas ancien, il combat avec force ceux qui ont osé soutenir, que le Peuple choisissoit ses Curés jusqu'à ces derniers tems de trouble: on produirait aisément, s'il étoit nécessaire, plusieurs Actes d'Investitures dont les Princes récompensoient leurs Vassaux. Je ne comprends point pourquoi les Investitures ne sont plus, je n'examine point pourquoi elles sont? S'il est nécessaire qu'elles soient? Et comment elles sont? Les États qui ont facilité la Réforme, n'ont point innové. Le Sénat nomme les Ministres dans le Palatinat, & il veille sur les Églises au nom & sous la protection de l'Électeur.
Les Églises de la Réforme de Bâle n'ont, hors la Ville, aucun pouvoir de choisir leur Pasteur. Elles reçoivent avec soumission celui que le Magistrat leur destine, sans l'avoir jamais entendu. Au commencement de la Réforme, plusieurs Pasteurs approuvèrent cette vocation, ce qui fit dire à Musculus: «Qu'un Pasteur Chrétien n'hésite point sur sa vocation, qu'il ne doute point qu'elle soit légitime, dès que le Prince ou le Magistrat l'appelle à la prédication de l'Evangile.» La Réforme ne dépouille point du droit divin les Souverains, & les États n'ont jamais pensé autrement.
Le Synode s'étant assemblé sans le consentement des États en 1586, le Comte de Zeichester qui les gouvernoit, pour les engager à souscrire à ses décisions, protesta le 16 Novembre, que ce consentement ne préjudicieroit point à l'institution des Pasteurs. Les États les reçurent le 9 décembre suivant, avec quelques modifications, dont l'une est que les États, la Noblesse & les Magistrats des Villes & autres, conserveroient le droit d'instituer & de destituer les Pasteurs & les Maîtres d'École.
Je passe aux objections principales. On reproche à des Rois, à des Princes, d'avoir écouté davantage l'avarice & la faveur, soit; quel rapport cela a-t-il avec la question? On n'a point vu que l'abus du droit privât quelqu'un du droit; tout au plus un Sujet en sera déchu par une sentence de son Supérieur: il est encore moins vraisemblable que, sous prétexte d'en abuser, on en sera dépouillé; autrement personne n'auroit un droit certain. D'ailleurs si les Souverains ont confié les premières dignités à des sujets indignes, le nombre de bons sujets, dont ils ont fait présent à l'Église, est au moins aussi considérable. Comme si les Élections populaires n'avoient pas souvent attiré des séditions, des meurtres, des combats, des incendies, & que le Clergé eût été plus exempt de brigues & de factions: que l'on compare les inconvénients de chaque espèce d'Élection, laquelle préféreroit-on? ou plutôt, laquelle existeroit-elle? Genebrard le fléau des Princes, regarde comme des monstres les Papes nommés par les Empereurs, tandis que l'Histoire les représente comme bons ou médiocres, & qu'elle peint des couleurs les plus noires ceux que le Clergé ou le Peuple ont placé sur la Chaire de Saint Pierre. Le Magistrat politique n'est pas si aisé à corrompre, il ne se livre pas aveuglement à d'injustes préjugés. De plus l'Ordination réservée aux Pasteurs, & les Remontrances, qui sont le partage du Peuple, adoucissent les maux, s'ils ne les étouffent pas, ce qui est au-dessus des forces humaines.
Restent quelques Canons, quelques Passages des Pères, qui semblent ne pas être de cet avis. Le XXX. Canon apostolique parle des Magistrats, non des Souverains; de même que le précédent roule sur la simonie, de même celui-ci s'oppose à l'intrusion. Les termes le développent, il interdit toute intrusion, il s'applique à ces Clercs, qui, au défaut d'une Ordination légitime & d'un examen rigoureux de leurs moeurs & de leur doctrine, protégés par les Magistrats, occupent & se maintiennent dans les Églises par la force. Le Concile de Paris ne condamne point l'Élection royale, mais l'Ordination. Il n'attaque point le pouvoir absolu du Prince; mais il improuve ce qui se fait contre la volonté du Métropolitain & des Évêques de la Province, que l'Ordination regarde.
Le Roi Charibert, sous le regne duquel ce Concile fut assemblé, désigna Pascentius à l'Évêché de Poitiers, les Évêques de la Province le reçurent, & publièrent que la disposition contraire d'un autre Canon ne le concernoit pas. En effet, ou ce Canon seroit dressé de concert, & alors le Roi & ses Successeurs pouvoient le casser, surtout de l'avis de leur Parlement (les Loix positives n'étant pas immuables,) ou ce Canon passeroit le Souverain, & dès là il n'est point Loi, & il ne sçauroit entreprendre sur l'autorité du Roi. Depuis que les Princes François se réservèrent les Élections des Évêques, ils convoquèrent fréquemment des Conciles; aucuns ne traitèrent ce droit d'usurpation; plusieurs cependant les supplièrent d'employer tous leurs soins à l'institution des Évêques; d'où je conclus que les Évêques de France n'ont découvert dans ce droit rien d'étrange & de contraire aux Loix divines.
Quoiqu'il ne soit pas d'un Protestant de s'appuyer sur le Concile second de Nicée, qui a ordonné le culte des Images, néanmoins ses Canons tiennent le même langage. On a relevé un expression aigre de Saint Athanase, lâchée contre l'Empereur Constantius, qui le persécutoit; est-il surprenant qu'il l'ait déchiré? Son discours est moins vrai, qu'il n'étoit du siècle. Les Pères de ces siècles se sont émancipés à des traits, qui ne soutiendroient pas aujourd'hui un examen sérieux. Saint Athanase, peut-être trop échauffé, ne s'arme point du droit divin; tout se termine à demander: «Où est le Canon qui dicte qu'il faut que l'Évêque, qui doit être sacré, sorte du Palais Impérial.» Il prouve seulement que le procédé de Constantius n'étoit pas conforme aux Canons, & il avoit raison.
L'autre espèce d'Élection fondée sur le Concile de Nicée, & infirmée par Constantin, étoit alors en usage. S'il est de justes motifs, qui permettent aux Princes de s'écarter quelquefois des Canons, il n'étoit pas d'un Grand Empereur de les fouler aux pieds, pour étendre l'Hérésie d'Arius. Cette sorte d'Élection étoit donc blâmable, qui, sans attendre l'Ordination, souffroit que des Évêques s'emparassent des Églises, (comme il est souvent arrivé,) car les Orthodoxes n'auroient point ordonné d'Ariens, ou de fauteurs d'Ariens. Enfin aucun Pére de l'Église n'a prétendu, que le droit divin défendoit aux Rois la nomination des Pasteurs. Les Évêques qui souscrivirent à l'Élection de Theodose, & qui déférèrent l'Élection à Valentinien, pensoient autrement.
Je termine ici les exemples des États, qui ont embrassé la vraie Religion. A l'égard des Princes infidèles, l'Église ne les importunera point pour lui chercher des Pasteurs; seroit-il prudent d'espérer que ses ennemis prendroient sa défense? «Quand elle se répondroit du succès il seroit honteux & deshonnorant qu'elle fût jugée sur des choses injustes, & non sur des choses saintes.» Ces Princes, au reste, en révendiquant ce droit, se creuseroient un abîme plus profond. Que s'ils avoient cependant résolu de ne souffrir de Pasteurs, ou d'Évêques, que ceux qu'ils nommeraient, en laissant au moins à l'Église la Confirmation, & l'Ordination aux Évêques; je ne crois pas qu'il soit d'un Chrétien de rejetter des hommes capables, parce que leur Élection seroit l'ouvrage des Infidèles. Dieu opère de bonnes oeuvres par le ministère des méchans. Je ne blâmerai point les Églises de Thrace, de Syrie, d'Égypte, qui reçoivent du Sultan leurs Patriarches & leurs Évêques. Barlaam, Évêque de Cyr, dit, que cette soumission des Chrétiens n'est pas nouvelle: «Chaque Évêque, dit-il, dépend de son Prince; celui de Bulgarie est soumis au Roi de Bulgarie; celui de Tribal a son Souverain; le Roi d'Arménie a dans ses États le Patriarche d'Antioche; le Roi impie d'Égypte asservit Jérusalem & Alexandrie. Aucun d'eux n'est admis sans l'approbation, le décret & le consentement de son Prince séculier. Il faut accepter celui que le Prince veut, lors même que le Clergé & le Peuple, à qui l'Élection appartient, n'applaudiroit point à son choix»: comme s'il n'étoit pas plus avantageux de tenir de la main d'un Prince infidèle un bon Évêque, agréable au Peuple, ordonné par les Évêques, que d'essuyer par un refus la destruction des Églises. Esdras ne refusa pas d'Artaxercès, Prince Payen, la commission de rétablir en Judée le Culte divin.
Au reste, je n'ai hazardé ces observations, que dans le dessein d'exciter quelque Auteur à traiter plus au long la matière; mais revenons à nos Princes Chrétiens, je suis bien aise d'avertir le Lecteur que mon objet dans ce Chapitre est de développer ce qui est permis au Souverain, & non de guider ses démarches, en reprenant les tems les plus reculés, ou en se rapprochant des nôtres. La maniere d'élire n'a jamais été invariable, soit que l'on compte les siècles, ou que l'on parcoure les Histoires des différens États, soit que l'on considère les années, ou qu'on se borne à la pratique de chaque Ville; de sorte, qu'il n'y a rien encore de certain dans une matière que la Loi divine a laissé incertaine.
Quand une fois le droit sera constaté, que la dispute ne roulera que sur la façon d'élire la plus avantageuse à l'Église, de bonnes raisons soutiendront chaque parti. Saint Cyprien & ses Contemporains ne connoissent que l'Élection du Peuple. Les Pères de Nicée n'adoptent que les Élections des Évêques. Théodose, Valentinien, Charlemagne ne soupçonnent aucun danger, en se reposant sur la volonté des Princes. Pour nous, nous sommes sur le retour de l'Église; & après avoir approfondi ces opinions différentes, il n'en est aucune, qui n'ait ses inconvéniens; par conséquent, il seroit impossible de prescrire quelque chose de certain.
Si cependant on me pressoit, je serois volontiers de l'avis de l'Empereur Justinien, avec la modification de ne point jetter les yeux sur un sujet désagréable au Pape, & d'assurer au Magistrat politique le pouvoir de casser une Élection, qui porteroit préjudice à l'Église ou à la République. Les anciens Empereurs & les Rois de France l'ont souvent exercé. De peur que le grand nombre de monumens ne me mène trop loin, feuilletez les Histoires, les Conciles, les Décrets des Papes. J'en extrairai peu de chose. Le Patriarche Sisemius étant décédé, la plupart des Suffrages demandoient, que Proclus lui succédât au Siége de Constantinople; les Empereurs cassèrent son Élection.
L'Histoire des Papes rapporte que le Pape proclamé n'étoit point installé, que le Diplôme de son Élection n'eut été envoyé à la Ville Royale, c'est-à-dire, à Constantinople, selon l'ancien usage. J'ai parlé plus haut des Empereurs François. Voici l'aveu du Pape aux Empereurs Lothaire & Louis; il faut que la confirmation de l'Empereur précède la consécration du Pape. Une Lettre de l'Empereur, écrite à un Métropolitain, contient ces mots, «comme l'ancien usage le dicte.» Selon un Passage de Platine, «il ne suffit pas au Pape d'avoir le Suffrage du Clergé, à moins que l'Empereur n'approuve son Élection.»
Il est arrivé quelquefois, que les Princes balançoient. Jean, Roi d'Angleterre, déclara nulle l'Élection d'Etienne à l'Archevêché de Cantorbery. C'est se tromper, que de confondre le droit du Magistrat politique, & le consentement des Magistrats particuliers de chaque Ville, qui concourent à l'Élection, selon les Loix, & les Canons avec le Clergé & le Peuple; ils différent beaucoup. La volonté du Magistrat politique est au-dessus de l'Élection, le consentement du Magistrat fait partie de l'Élection. Ce droit est propre au Magistrat politique, parce qu'il a le pouvoir absolu. Les Magistrats le tiennent de la Loi positive, non en tant qu'ils sont Magistrats, mais en tant qu'ils sont la portion de la Ville la plus distinguée. Le Suffrage du Magistrat est pour la Ville qu'il habite; le pouvoir du Magistrat politique n'est point borné aux Villes où il a sa Cour, comme Constantinople, Paris, Londres; il enveloppe toutes les Villes de son Empire selon l'usage.
L'Empereur de Constantinople l'étendoit à Rome, à Milan; le Roi de France à Rouen, à Poitiers, à Tusculum, à Roarti; le Roi d'Angleterre à Cambridge, à York; enfin le plus grand nombre peut l'emporter sur les Magistrats. Le Magistrat politique n'est point contrebalance. Aussi le Pape Calixte, tandis qu'il dépouilloit l'Empereur Henri des Investitures, il lui permettoit d'assister aux Élections, & de protéger la plus saine partie dans une sédition. L'Empereur déchu de son droit de Souveraineté, fut réduit au rang des Magistrats ordinaires. Certainement le Magistrat politique, qui permet aux autres d'élire, ne sçavoit abdiquer le droit d'approuver ou d'infirmer.
Son autorité va encore jusqu'à exiler, après l'Élection, l'Évêque de son Diocèse. Dès que des gens peuvent s'arroger ce droit, il ne sçauroit être démembré de la Magistrature politique. Salomon ôta à Abiatar le souverain Pontificat. Belarmin confesse que les Empereurs ont plus d'une fois déposé des Papes; la raison est sensible: le Souverain a le pouvoir de bannir un Sujet d'une Ville ou d'une Province; il a nécessairement celui de lui interdire les fonctions dans cette Ville & cette Province; il a l'autorité sur le tout, il l'a donc sur la partie; ce n'est pas seulement à titre de châtiment, mais à titre de caution. Par exemple, le Peuple dans un tumulte, mettra son Évêque à sa tête, il n'a peut-être aucune part à la sédition; si le Prince n'étoit pas le maître, l'édifice d'un État écrouleroit bientôt; c'est une erreur de ne donner qu'à celui qui élit, le droit de refuser. Le Souverain est toujours libre de le faire par des Actes publics & particuliers, pour lesquels il ne choisit point les personnes, soit par négociation, soit par conduction, comme je l'ai prouvé dans le Chapitre de la Jurisdiction, & comme plusieurs exemples le démontrent. Les Empereurs ont déposé plus de huit Papes, tantôt au moyen de Conciles, & tantôt sans Conciles; cependant plusieurs d'entr'eux étoient montés sur la Chaire de Saint Pierre par les Suffrages du Clergé & du Peuple Romain.
CHAPITRE XI.
Des Fonctions non absolument nécessaires dans l'Église.
Pour entretenir l'union de l'Église, il est indispensable de distinguer les Points définis de droit divin, & ceux qui ne le sont pas, quoique la discipline ou l'usage soient différens; elle n'est point censée divisée, tant, qu'aucun des deux côtés n'a pas en sa faveur l'autorité du précepte divin; c'est pourquoi je me suis appliqué à démontrer, que le droit divin ne condamne point la forme d'élire, que plusieurs Princes & Rois vertueux ont introduite; non que je les propose pour modèles, les autres manières d'élire peuvent être plus utiles, plus conformes aux moeurs des Nations, à la situation de quelques Églises, & plus respectables par leur antiquité; mais en la proscrivant trop légèrement, je serois en butte à ces Souverains, & à ces Églises chez qui elle se pratique.
Je suivrai pour les fonctions ecclésiastiques la même méthode que j'ai suivie dans les Élections. Quelques Églises Réformées de ce siècle les ont gardées, d'autres les ont rejettées; preuve nouvelle que le droit divin n'a rien statué de positif sur cette matière, & que quelqu'opposé que semble la discipline, elle ne doit point altérer l'union des fidèles. Cette dissertation développera les droits du Magistrat politique. C'est lui que regarde la nécessité d'exécuter les préceptes divins. On est assez maître de choisir dans les autres choses. La Discipline ecclésiastique suit presque la Police de la Ville, suivant la réflexion d'un des plus grands Rois d'Angleterre. La principale question que les Protestans ont coutume de traiter, est la Suprématie des Évêques, & la fonction de ces Clercs, qui n'étant point Pasteurs, parce qu'ils ne prêchent, ni n'administrent les Sacremens, sont néanmoins assis au rang des Pasteurs, & reçoivent de quelques-uns le nom de Prêtres. Je n'en parlerai qu'autant que le but de ce Traité le permettra.
Les Auteurs ont si souvent & si longuement manié ces questions, qu'il seroit difficile d'y suppléer; entre autres, le fameux Beze, qui avoit à défendre le Gouvernement de Genève, n'a rien épargné de favorable à ces sortes de Desservans; il a rassemblé avec toute la sagacité possible tous les monumens qui pouvoient faire contre les Évêques; tandis que l'Évêque de Winchester, & Saravia, Sectateurs outrés de l'Église Anglicane, ont soutenu avec vigueur le parti des Évêques contre ces Prêtres. Je renvoye à leurs Ouvrages ceux qui voudroient approfondir cette matière. Pour moi, qui n'ai en vue que de me resserrer, au lieu de m'étendre, je me contenterai d'un petit nombre de définitions, qui sont ou avouées des deux côtés, ou si évidentes, que les plus obstinés n'oseroient les révoquer en doute.
D'abord je parlerai des Évêques, & je prêterai à ce terme la signification que les Conciles, soit universels, soit nationaux, & tous les Pères lui ont consacrés; les titres n'étoient point différens sous les Apôtres, quoique les fonctions fussent distinctes. «Les fonctions des Apôtres & le Presbitère s'appellent ministère, inspection, parce que c'est un usage assez ordinaire d'attacher à une espèce le nom du genre, comme dans l'adoption, la connoissance & les autres termes du droit. Ainsi le mot Évêque de sa nature signifie tout Inspecteur, tout Préposé. S. Jerome l'appelle un Surveillant, les Septante un Gouverneur, ils qualifioient ainsi leurs Magistrats: chez les Athéniens, le Préteur de dehors; chez les Romains, Édiles Municipaux, & Ciceron se dit Évêque de la Campanie.»
Les Apôtres & les Hommes Apostoliques, selon l'usage des Hellénistes, prodiguèrent le nom d'Évêques à tous les Pasteurs de l'Église; cependant il n'étoit pas moins propre à tous les Pasteurs du troupeau, qu'à ceux qui, choisis d'entr'eux, sembloient veiller sur tous les autres; on consume donc inutilement le tems, en voulant démontrer que le mot Évêque étoit commun à tous les Pasteurs, puisque sa signification est encore plus étendue; c'est même battre l'air, que de s'efforcer de prouver qu'il y a des fonctions communes a tous les Pasteurs, par exemple, le ministère de la parole, l'administration des Sacremens, & quelques autres: on ne considère point ici en quoi elles se rapprochent, mais le rang qui les distingue. D'autres enfin poussent le fanatisme jusqu'à implorer le témoignage des Pères pour avancer que les Évêques n'ont rien au-dessus des simples Prêtres; tous les Évêques sont d'un mérite égal; comme si on disoit, tous les Sénateurs Romains étoient égaux aux Consuls, parce que les deux Consuls avoient la même dignité; réfuter de telles absurdités, ce seroit indigner un Lecteur.
I° L'Épiscopat, c'est-à-dire, la Prééminence d'un Pasteur, n'est point contraire au droit divin. Celui qui ne souscrira point à cette proposition, ou plutôt qui osera taxer de folie & d'impiété l'ancienne Église, doit sans doute établir son sentiment, le passage qui favoriseroit son opinion, est celui-ci de Saint Mathieu: «Quiconque voudra être grand parmi vous, soit votre Serviteur»; ou cet autre de S. Marc: «Quiconque voudra être le premier, soit votre Serviteur.» Il ne bannit point les rangs, ni la prééminence d'entre les Pasteurs; il leur annonce seulement, «qu'ils exercent un ministère, non un pouvoir»; témoin ce qui précède: «les Princes, des Nations dominent, & les Grands ont la puissance; vous n'êtes pas de même vous.» Il seroit plus naturel d'interpréter, par ces mots l'éminence & la suprématie: ce que S. Mathieu & S. Marc viennent de dire, est rendu dans Saint Luc par «celui qui est le plus grand entre vous, & qui vous conduit, est votre conducteur»: ajoutez à cela que J. C. dit que le Fils de l'Homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir; ce précepte du ministère n'empêche pourtant point, que celui-là soit plus grand que ceux qu'il sert.
«Vous m'appellez,» poursuit-il, «Maître & Seigneur, & vous avez raison, car je le suis: Si donc je vous ai lavé les pieds, moi qui suis votre Seigneur & Maître, vous devez vous les laver les uns aux autres.» Comment J. C. auroit-il improuvé la distinction des fonctions ecclésiastiques, lui qui établit septante Évangélistes du second ordre, & «d'un degré inférieur», comme parle S. Jerome; ou «au-dessous de la dignité des Apôtres», comme l'annonce Calvin. J. C. montant au Ciel, laissa aux hommes des Apôtres, des Évangélistes, des Prophètes, des Pasteurs, des Docteurs, dont les fonctions & les rangs étoient définis. Les Apôtres eurent la première place dans l'Église, les Prophètes eurent la seconde, & les Docteurs ensuite. L'ordre des Diacres, institué par les Apôtres, confirme que J. C. n'avoit point ordonné l'égalité des fonctions ecclésiastiques.
Voilà ma première proposition d'une vérité reconnue, & reçue de
Zanchius, de Thémistius, d'Hammingius, de Calvin, de Melancton, de
Bucer, de Béze même qui est obligé d'avouer qu'on ne peut, ni qu'on ne
doit blâmer le choix de tout un Clergé pour placer un Prêtre à sa tête.
2°. Ma seconde maxime est que l'Épiscopat est répandu dans toute l'Église; témoins les Conciles universels dont les gens vertueux respectent l'autorité; témoins les Conciles nationaux & provinciaux, qui portent les signes certains de la préséance Épiscopale; témoins tous les Pères sans exception, & dont celui qui donne le moins à l'Épiscopat, est Saint Jérôme qui ne fut point Évêque, mais Prêtre; son suffrage est d'un grand poids. On a décerné par tout l'univers, qu'un Prêtre pris de «chaque Clergé auroit la première place, & veilleroit sur chaque Église»; les hérétiques attestent cette coutume générale; ceux même qui en ont attaqué les Dogmes, ont conservé cet usage. Voici le langage que tient l'Auteur, des Homélies sur S. Mathieu: «Pourquoi ces choses? parce qu'elles viennent de J. C.» Les hérésies, malgré leur séparation, ont des Églises, des Écritures, des Évêques, des Ordres, des Ministres, des Clercs, le Baptême, l'Eucharistie & les autres Dogmes. Toute l'Église a condamné l'hérésie d'Aërius, qui prêchoit qu'il n'y avoit aucune différence entre l'Évêque & le Prêtre. Quelqu'un ayant écrit à Saint Jérôme que l'Évêque & le Prêtre étoient égaux, il lui répondit «qu'il n'étoit pas instruit, & que c'étoit faire naufrage au port.» Zanchius reconnoît aussi sur ce point le consentement de toute l'Église.
3°. L'Épiscopat a commencé aux Apôtres; il suffit de feuilleter les catalogues des Évêques dans Saint Irènée, Eusèbe, Socrate, Théodoret & les autres qui remontent au siècle des Apôtres. Ce seroit être opiniâtre & imprudent que de ne pas croire tant d'Auteurs si unis dans un fait historique, comme si on doutoit, malgré toutes les Histoires Romaines, que le Consulat de Rome dût sa naissance à l'exil des Tarquins. Je reviens à S. Jérôme, il rapporte que les Prêtres d'Alexandrie, depuis S. Marc l'Évangéliste, ont placé sur ce Siége un d'entre eux.
Saint Marc décéda la huitième année de Néron. Son Successeur du vivant de l'Apôtre S. Jean fut Anianus, ensuite Abilius, & après celui-ci Cerdon. S. Jean vivoit encore lorsque Simon occupoit le Siége de Jérusalem après l'Apôtre S. Jacques. Linus, Anaclet, Clément succédèrent à Rome aux Apôtres Saint Pierre & Saint Paul; Evodius & Saint Ignace remplissoient le Siége d'Antioche: cette antiquité est respectable. Saint Ignace qui étoit contemporain des Apôtres, Justin Martyr, & Saint Irenée qui l'ont immédiatement suivis, en rendent des témoignages incontestables; il est inutile de les rapporter. Saint Cyprien dit, «que depuis long-tems on a établi des Évêques dans toutes les Provinces & dans toutes les Villes.»
4°. Le droit divin a approuvé l'Épiscopat, ou selon Bucer, il a paru au S. Esprit qu'un d'entre les Prêtres devoit être particulièrement chargé du soin de l'Église. L'Apocalypse le confirme: J. C. enjoint à Saint Paul d'écrire aux sept Anges des Églises d'Asie: c'est ne pas entendre le sens de l'Écriture que d'expliquer par le terme d'Ange chacune de ces Églises. Ces Chandeliers, dit J. C. sont les Églises, & les Étoiles sont les Anges des sept Églises. Jusqu'où n'entraîne point le goût de la contradiction, quand on confond ce que le Saint-Esprit a si clairement distingué! Il est vrai que tout Pasteur peut mériter le nom d'Ange; mais aussi il est évident qu'en cette occasion il étoit adressé à un de chaque Église.
Conclueroit-on de-là qu'il n'y a qu'un Prêtre dans une Ville? je ne l'imagine pas. Du tems de S. Paul, plusieurs Prêtres administroient l'Église d'Éphèse; pourquoi donc adresser les Lettres à un de chaque Église, si aucun n'avoit une fonction singulière & éminente? On loue sous le nom d'Ange, le Préposé de l'Église, selon Saint Augustin. Les Anges président aux Églises, suivant Saint Jérôme. Veut-on des modernes? voici Bullinger: «L'Épître céleste est adressée à l'Ange de l'Église de Smyrne, c'est-à-dire à son Pasteur. L'Histoire nous apprend que l'Ange ou l'Évêque de Smyrne étoit alors S. Polycarpe, placé sur ce Siége de la main des Apôtres, sacré Évêque par Saint Jean, & mort après quatre-vingt-six ans de travaux.» La réflexion de Bullinger sur S. Polycarpe est vraie; S. Irenée la confirme. «S. Polycarpe tient non-seulement des Apôtres sa Doctrine, mais il a conversé avec des fidèles qui avoient vu J. C. mais il a été choisi par les Apôtres Évêque de Smyrne en Asie, où je l'ai vu dans ma jeunesse: Tertullien marque, la tradition de Smyrne est que Saint Jean lui a donné Saint Polycarpe pour Évêque; & ailleurs nous avons des Églises Filles de Saint Jean, & quoique Marcion ait rejetté son Apocalypse, on commencera toujours à lui la liste des Évêques. Marlorat croit que Saint Jean fonda l'Église d'Éphèse, à cause de sa célébrité; il ne parle point au Peuple, mais au Chef du Clergé, c'est-à-dire à l'Évêque.» L'autorité de Beze ou de Rainold sera peut-être mieux reçue; la vérité leur a arraché cet aveu. Beze remarque, à l'Ange, ou au Président, «qu'il étoit nécessaire d'avertir sur-tout de ces choses, pour qu'il en fît part à ses Collègues & à toute l'Église; & Rainold, quoique le Clergé d'Éphèse ait beaucoup de Prêtres & de Pasteurs, cependant ils étoient présidés par un seul, que le Sauveur nomme l'Ange de l'Église, & auquel il écrit ce que les autres dévoient apprendre par sa bouche.»
En effet, si Dion Prusaeus a eu raison de traiter les Princes de Génies de Leurs États, si l'Écriture les honore du nom d'Anges: ce nom ne convient-il pas, par un droit éminent, au Prince des Prêtres? J. C. écrivant aux Évêques, comme les premiers du Clergé, a certainement approuvé leur prééminence; les anciens manuscrits Grecs du Nouveau Testament portent ces mots à la fin: «On écrit de Rome à Timothée, le premier Évêque d'Éphèse, lorsque Saint Paul parut pour la seconde fois devant l'Empereur Néron.» On ne sçauroit ici entendre un simple Prêtre par le mot d'Évêque, non-seulement parce que les Églises ne comptoient pas leurs successions par les Prêtres, mais encore parce qu'avant Timothée l'Église d'Éphèse avoit des Prêtres. Ces mêmes manuscrits, dans la Lettre à Titus, laissent lire, de la Ville de Nicopolis on écrit à Titus, premier Évêque de Crète. L'Auteur, vulgairement appellé Ambroise, ne donne pas d'autre titre à Timothée; voici ses paroles: «L'Apôtre dit qu'il a consacré Évêque le Prêtre Timothée; parce que les premiers Prêtres se nommoient Évêques; en sorte qu'à la mort de l'Évêque le Doyen succédoit; mais, étant arrivé que les plus anciens Prêtres se trouvoient indignes de cette place le Concile changea l'usage, & ordonna qu'on feroit attention au mérite & non à l'ancienneté, de peur que les Prêtres indignes n'occupassent le Siège Episcopal, & ne devinssent le scandale de l'Église.»
Cet Auteur reconnoït que l'Apôtre fixoit un rang entre les Prêtres. Les anciens monumens militent contre les Sçavans qui infèrent de ce passage une Présidence circulaire: le discours de S. Ambroise ne la favorise pas. Les Évêques s'éloignant, c'est-à-dire, mourant ou abdiquant les Prêtres, qui tournoient étoient toute autre chose, & n'avoient aucun rapport avec la prééminence inséparable du Grand Prêtre & des autres Évêques de son rang. Ambroise insinue que dans l'institution d'un Évêque on examinoit l'ordre du Tableau, ou plutôt l'ancienneté des fonctions; quoiqu'aucun ancien n'ait embrassé cette opinion, elle n'est pas hors de vraisemblance, en l'adoptant à quelques Églises particulières.
Les Constitutions de Justinien portent que les Archimandrites des Moines furent au commencement élus selon l'ordre. S. Jerome, sur la pratique de l'Église d'Alexandrie, empêche qu'on ne pense ainsi de toutes les Églises; il dit sur Timothée: «Il instruisit Timothée, déjà Évêque, comment il devoit gouverner son Église. Sur Tite: l'Apôtre consacra Tite Apôtre, & l'avertit de veiller à son Église. Epiphane, Eusèbe, S. Chrysostome, Oecumenius, Théodoret, Théophylaste, Primasius y sont conformes. Le Concile Oecuménique de Calcédoine, s'énonce de la sorte dans l'Action onzième. On a ordonné à Éphèse vingt-sept Évêques depuis Saint Timothée jusqu'à présent».
L'antiquité n'auroit point prévu le système de quelques-uns qui avancent avec hardiesse, que les Évangélistes n'ont pu être Évêques; tandis qu'ils parcouraient les Provinces ils étoient Évangélistes; mais dès qu'ils se fixoient dans des Villes, où ils trouvoient une moisson abondante, y étant sans doute à la tête du Clergé, ils y remplissoient les fonctions d'Évêques: aussi l'antiquité a-t'elle judicieusement pensé que les Apôtres ont été Évêques des Villes, dans lesquelles ils ont fait un plus long séjour, ou pour parler plus correctement dans lesquelles ils ont siégé. S. Luc se sert de cette expression significative, pour marquer le tems que S. Paul demeura chez les Corinthiens.
On lit encore que les Apôtres ont fait Évêques d'autres fidèles que Tite & Timothée. S. Ignace écrivant à la Ville d'Antioche, dit, parlant d'Evodius: «Il est le premier que les Apôtres ayent élevé aux fonctions, que nous remplissons.» Il est inutile d'expliquer ces fonctions de S. Ignace, puisque partout il distingue l'Évêque des Prêtres, & qu'il le leur prépose: «Il les avertit ailleurs de ne rien agiter sans l'Évêque, & d'obéir à l'ordre des Prêtres»; il dit encore, «pour que l'ordre des Prêtres soit digne de Dieu, il faut qu'il soit aussi intimement lié à son Évêque que les cordes le sont à la Guitarre:» il demande dans un autre endroit, «Qu'est-ce qu'un Évêque? si ce n'est celui qui a l'autorité & le pouvoir absolu; il est le maître de tout, autant que le peut être un homme qui se modèle sur les Vertus de J. C. Quel est l'ordre des Prêtres? c'est un Conseil sacré, qui consulte & qui siége avec l'Évêque»; & il écrit à ceux d'Antioche: «Prêtres, paissez le troupeau qui vous est confié, afin que Dieu fasse voir que vous devez gouverner.» Ce S. Ignace étoit le même qui vit J. C. en chair, qui vécut avec les Apôtres, & fut Évêque d'Antioche après Evodius.
Mais avant que les Évêques eussent singulièrement obtenu ce nom, quel autre donnoit-on à cette Prééminence si ancienne & approuvée de Jesus Christ, & que Saint Jerome se persuade s'être introduite dans la huitième année de Néron? Les anciens Pères font entendre qu'on les appelloit Apôtres. On voit des traces obscures de cette opinion chez Saint Cyprien & chez les Auteurs de son siècle. Quand Saint Paul avance, qu'il n'est pas au-dessous des Grands Apôtres, on présume qu'il y avoit des Apôtres d'un degré inférieur. Théodoret interprète ainsi le Passage où Saint Paul nomme Epaphroditus Apôtre de la Ville de Philippe. Mais plus vraisemblablement, ce titre vient des Juifs Hellénistes, car les Dixmeurs & les Collecteurs avoient le nom d'Apôtres chez les Hébreux Hellénistes.
La Constitution d'Arcadius & d'Honorius le prend dans cette signification, lorsqu'elle rappelle, que leur devoir étoit de remettre au Grand Prêtre les sommes levées dans chaque Synagogue. Saint Paul, en ajoutant au nom d'Apôtre, le terme de Ministre de mes affaires, déclare, que les Habitans de Philippe lui avoient envoyé Epaphroditus avec de l'argent; & dans un autre endroit, il nomme Apôtres des Églises, les fidèles qui accompagnoient Tite. Suivant l'Apocalypse, on disoit plus anciennement Ange, & ensuite on a dit Évêque. Il y a apparence, que l'usage a eu beaucoup de part à ces dénominations. Ces Lettres étoient écrites en stile vulgaire, elles expliquoient l'emblème des étoiles par le nom d'Anges; cependant il paroit que le terme de Président étoit plus simple. Justin Martyr, dans sa seconde Apologie, donne ce titre à l'Évêque.
Quel seroit le modèle, sur lequel l'Église a fondé l'éminence de son Épiscopat? On sçait que les Prêtres des Gentils avoient des rangs. C'étoit l'usage des Grecs; & l'ancienne discipline des Druides, copiée sur celle des Grecs, en est un témoignage non suspect: «Les Druides ont un Chef,» dit César, «qui a la souveraine autorité.» Thucydide nous apprend quelle préséance avoient dans les choses sacrées les Villes Métropoles. Il dit en parlant des habitans de Corcyre, Colonie des Corinthiens: «Ils ne leur rendoient point des honneurs ordinaires dans les Assemblées générales; & ils ne permettoient point qu'un Corinthien présidât aux Sacrifices, comme le souffroient les autres Colonies.» Un ancien Scoliaste sur ce Passage remarque: «Que la coutume étoit de tirer le Grand Prêtre de la Ville Métropole.» Strabon décore du titre de Grand un Prêtre des Cattes; & Marcellinus, un Prêtre des Bourguignons.
Dieu, Auteur de la République des Juifs, approuva cet usage, en mettant à la tête des Prêtres un d'entr'eux avec la souveraine autorité, quoiqu'il fût en plusieurs occasions la figure de Jesus-Christ. Ce point ne fut pas cependant l'unique objet du Pontificat; car la dignité du Sacerdoce ne contribua pas moins au bon ordre, que la Puissance Royale, qui a en quelque sorte résidé en Jesus Christ. Je croirois le modèle suffisant, si je n'étois convaincu, que le Gouvernement de l'Église, n'est pas tant formé sur celui du Temple de Jérusalem, que sur celui des Synagogues.
Elles étoient dispersées sans aucun pouvoir, de même l'Église de Jesus Christ n'en a point. Par tout où les Apôtres abordoient, ils voyoient des Synagogues bien réglées, depuis la transmigration de Babylone, & lorsque les Juifs, qui les composoient, recevoient l'Evangile qui leur étoit prêché par préférence, on ne touchoit point à une discipline, que plusieurs siècles avoient respectée, & à laquelle les Gentils se soumetoient volontiers. Or il est évident qu'il y avoit un Chef qui présidoit à chaque Synagogue. Le mot Grec le rend par la Prince de la Synagogue, ou le Prince tout court; il est souvent dans l'Evangile & dans les Actes des Apôtres, en sorte que par tout il désigne un Prince de la Synagogue. L'article XIII. des Actes étend sa signification, il comprend & celui qui, chez les Hébreux étoit Prince de la Synagogue, & ceux qui s'appelloient Pasteurs, mot venu du Syriaque. Aussi les Maîtres Hébreux établissent un Prince dans chaque Synagogue, lequel répond à l'Évêque, & ensuite des Pasteurs, dont l'Église Chrétienne a perpétué le nom & les fonctions. C'étoit la même chose que les Aumoniers qui ont du rapport avec les Diacres. Les Pasteurs, confondus dans ce passage avec le Chef de la Synagogue, s'y nomment Princes des Prêtres.
Souvent le Grand Prêtre, & les plus anciens Prêtres ont dans le Nouveau Testament le titre de Princes des Prêtres. Jérémie les appelle les Anciens des Prêtres. Le nom d'Archisynagogue est répété dans le Code de Théodose pour les distinguer des Pères de la Synagogue, que les autres Loix nomment Majeurs ou Anciens. Justinien dans une Novelle qualifie ces Archisynagogues d'Archipherekites, & les distingue des Prêtres des Juifs. Archipherekites est un mot Syro-Grec. Le Texte Hébreu s'en sert d'un autre. Saint Luc Act. VIII. 32. l'entend des Pasteurs, parce que ce mot Grec a le son du mot Hébreu. Un Archipherekites est celui que Constantius dit être Président de la Loi: comme Philon parle de l'Évêque des Esséniens. Ces Archipherekites avoient au-dessus d'eux des Primats, qui gouvernoient dans l'une & l'autre Palestines, & c'en étoit d'autres dans les autres Provinces, comme on le voit dans les Constitutions des Empereurs. Cette courte Dissertation suffit pour éclaircir l'origine des Évêques.
L'Histoire de tous les siècles annonce les avantages que l'Église a tiré de l'Épiscopat; témoin Saint Jerome, l'homme de l'antiquité le moins aveugle sur le chapitre des Évêques: «On a décerné dans tout l'Univers, que pour prévenir les désordres & les Schismes, on placeroit un d'entre les Prêtres à la tête des Clergés; il dit ailleurs: Le bien de l'Église réside dans la dignité du Souverain Prêtre, c'est-à-dire, de l'Évêque; si les fidèles d'un avis unanime ne lui assurent point un pouvoir particulier, l'Église essuyera autant de Schismes qu'elle aura de Prêtres.» Saint Cyprien ne se lasse point de le répéter.
«Quelle a été, & quelle est la source des divisions & des hérésies? Nulle autre que le mépris, que quelques brouillions font de l'Évêque, qui est un, & à la tête de l'Église. Pourquoi, continue-t-il dans un autre endroit, chercher ailleurs l'origine des hérésies, & des troubles, qui ont déchiré l'Église? Elle naît de l'obéissance qu'on refuse au Prêtre du Seigneur, du défaut d'Évêques dans l'Église, & de Juges à la place de Jesus Christ.» L'élévation d'un ne préservoit pas seulement chaque Clergé de Schisme, mais, selon Saint Cyprien, toute l'Église étoit liée étroitement par l'union de ces Prêtres; car le commerce qu'entretenoient entr'eux ces Évêques, maintenoit partout la concorde, & cela par leur prééminence.
S'il est des maximes qui assurent la supériorité des Évêques, il en est d'autres, qui, sans combattre les premières, établissent l'égalité des Pasteurs. 1°. La dignité épiscopale n'est pas de précepte divin; cette proposition est d'autant plus certaine, que le contraire n'est pas démontré. Jesus Christ ne l'a ordonnée nulle part, il y souscrit à la vérité dans l'Apocalypse; mais ce consentement n'est point un précepte. L'Épiscopat est d'Institution Apostolique, parce que les Apôtres ont ordonné, ou approuvé plusieurs Évêques; mais on ne lit point qu'ils ayent enjoint, qu'il y eût de tels Évêques dans chaque Église: cette distinction résout la question née entre Saint Jerome & Aerius. Saint Jerome soutient, «que les Évêques sont au-dessus des Prêtres, plutôt par coutume, que par l'ordre du Seigneur». Aussi Saint Augustin prétend-t-il: «Que l'Évêque a, par honneur, une place distinguée, que l'usage ancien de l'Église lui a assignée». Les Pères en convenant de cette coutume, ne rejettent point l'Institution Apostolique. Saint Augustin au contraire assure, que ce qui se pratique dans l'Église, sans avoir été établi par les Conciles, & qui cependant a toujours été suivi, est censé avec raison venir de l'autorité des Apôtres.
Au reste, l'Institution Apostolique n'est pas un précepte divin. On règle plusieurs points avec la liberté d'innover. L'Église sous les Apôtres avoit décerné, que le Peuple répondroit Amen à haute voix, & que celui qui enseigne auroit la tête découverte, ces pratiques sont éteintes en plusieurs endroits. De plus, les Apôtres instituèrent un si petit nombre d'Évêques, que plusieurs Villes n'en eurent point. Epiphane l'avoue: «Il falloit des Prêtres & des Diacres, leurs fonctions suffisoient au gouvernement des ames; & à la discipline ecclésiastiques s'il ne se trouvoit point de Clerc digne de l'Épiscopat, la Ville en étoit privée; si elle en demandoit, & qu'elle en fournit de capable, on l'établissoit. Les autres Églises, suivant Saint Jerome, étoient administrées par le Clergé.»
On n'avoit point universellement résolu, qu'il y auroit un Évêque dans chaque Ville; on l'a déjà fait voir dans le siècle des Apôtres. Depuis cela on a placé plusieurs Évêques dans une seule Ville, à l'imitation des Juifs qui avoient autant de Chefs que de Synagogues. Or il y avoit souvent plusieurs Synagogues dans la même Ville, ou comme parle Philon, plusieurs lieux destinés à la prière; ce qui a fait dire au Satirique: «Dans quelle Synagogue vous chercher?» Par exemple, à Jérusalem, on voyoit la Synagogue des Libertins, celle des Cyrenéens, celle des Alexandrins. Les Corinthiens vers ce même tems avoient deux Chefs de Synagogue, Crispus & Sosthenes. Epiphane dit: «Que la Ville d'Alexandrie fut la première, qui se détermina à n'obéir qu'à un seul Évêque.» Autrefois Alexandrie n'eut point deux Évêques comme les autres Villes. Le Canon VIII. de Nicée définit, qu'il n'y ait point deux Évêques dans une Ville. Les circonstances ont quelquefois fait éluder l'exécution de ce Canon. Il conservoit la Dignité Épiscopale aux Évêques, qui abandonnoient la Secte des Cathares, & qui rentroient dans le sein de l'Église.
Le Concile d'Éphèse, après l'Élection de Théodore, accorde à Eustache l'honneur de l'Épiscopat; du moins cela paroît par une Lettre écrite au Concile de Pamphilie. Dans le Colloque, tenu devant Marcellinus, les Catholiques offrirent cette prérogative aux Donatistes, s'ils rentroient dans la Communion: «chacun de nous peut céder la place éminente, que nous donnons ordinairement à l'Évêque étranger.» Valerius Évêque d'Hippone, s'associa Saint Augustin, & quoique ce dernier ait rejetté cette action, sur ce qu'il ignoroit la défense des Canons, on peut présumer, qu'elle n'étoit point insolite, encore moins opposée aux préceptes divins.
De plus, les Chaires Episcopales, vaquoient des mois & des années entieres. Le Clergé, dit Saint Jerome, en avoit alors le Gouvernement. Les Prêtres, ajoute Saint Ignace, paissoient le Troupeau; combien de Lettres Saint Cyprien n'adressa-t-il pas au Clergé de Rome? Combien de Réponses n'en reçut-il pas sur les Affaires de l'Église les plus importantes? Tous les anciens Pères protestent, que hors l'Ordination, il n'est aucune fonction propre à l'Évêque, qu'un Prêtre ne puisse remplir. S. Chrysostome raisonne de la sorte sur ces deux grades; ils différent peu. «Les Prêtres ont le pouvoir d'enseigner, & les premières places. Les Évêques n'ont de particulier que l'Ordination, ou l'Imposition des mains. Par cette fonction seule, ils paroissent être au-dessus des Prêtres.» Saint Jérôme pense de même. «Que fait l'Évêque, excepté l'Ordination, que le Prêtre ne puisse faire?» Quoique le sentiment des Pères interdise aux Prêtres l'Ordination, & que nombre de Conciles universels ou particuliers l'ayent ainsi statué, rien n'empêche de croire que les Prêtres peuvent ordonner sans appeller l'Évêque. En effet, le IV. Concile de Carthage insinue, que les Prêtres concouroient quelquefois à l'Ordination: «Au moment que l'Évêque benit le Prêtre, & qu'il lui impose les mains sur sa tête, que tous les Prêtres assistans ayent aussi leurs mains sur la tête auprès de celles de l'Évêque.» Je n'oserois m'autoriser d'un passage de Paulin sur cette imposition des mains des Prêtres, je sçais que Saint Jerome, Saint Ambroise & les autres Pères, ainsi que Calvin, le Chef de la Réforme, n'entendent pas là le Presbitérat, mais la fonction à laquelle Timothee fut élevé. Aussi un homme qui aura étudié les Conciles & les Pères, n'ignorera pas, que le Presbitérat est un nom d'Office comme l'Épiscopat & le Diaconat; & S. Paul ayant imposé les mains à Timothée, il n'étoit ni nécessaire ni décent, que les Prêtres s'unissent pour l'associer à l'Apostolat, & le combler de toutes les vertus. Mais comment refuser aux Prêtres l'Ordination dans les endroits où il n'y a point d'Évêque? puisqu'entre les Scholastiques, l'Auxerrois en convient, car les reglemens, qui ont pour but le bon ordre, ont leur exception. «Un ancien Concile de Carthage permettoit aux Prêtres de réconcilier les Pénitens en cas de nécessité, & ailleurs d'imposer les mains aux Baptisés.» De plus comme nous l'avons déjà remarqué, placera-t-on avec les Évêques ou avec les simples Prêtres, ceux qui n'ont point de Prêtres au-dessous d'eux, ni d'Évêques au-dessus? Saint Ambroise dit de Timothée, il étoit Évêque, parce qu'il n'avoit personne au-dessus de lui. La forme d'un Gouvernement a beaucoup de rapport à cette question. Le Sénat sans Roi a une autorité qu'il n'exerce pas sous un Roi, attendu qu'un Sénat sans Roi est presque Roi.
Ce siècle vit plusieurs Villes se passer d'Évêques pour quelques années, & ce sur des motifs indispensables. Beze paroit regarder ces motifs comme passagers, & déclare, qu'il n'est pas de ceux qui croyent, qu'il ne faudroit pas rappeller l'ancienne discipline si les abus en étoient écartés. On peut regarder comme le premier de ces motifs la disette de sujets dignes de cet auguste ministère; car si l'Église dès son berceau jugea à propos de ne point pourvoir d'Évêques nombre de Villes, comme le dit Saint Epiphane, pourquoi, ayant à peine dissipé les ténèbres épaisses, que l'ignorance avoit répandues, n'auroit-elle pas suivi la même route, surtout dans les endroits où l'on ne voyoit plus de ces anciens Évêques qui maintenoient la vérité révélée?
2°. Le relâchement de l'Ordre Episcopal devint un second motif. L'Historien Socrate se plaignoit autrefois, que quelques Évêques ses contemporains avilissoient le Sacerdoce & avoient perdu toute leur autorité. Hierax se plaignoit dans Isidore de Peluse, que la douceur & la modestie s'étoient tournées en tyrannie. Saint Grégoire de Nazianze condamne ouvertement l'ambition des Évêques, & il veut qu'on interrompe dans des Villes la succession des Évêques, si on n'y abolit pas l'Épiscopat: «Plût à Dieu que la vertu seule donnât la préséance, les honneurs & l'autorité»; le Concile d'Éphèse craint, «que la fumée de la dignité mondaine ne serve à la décoration du Sacrifice.» Les Conciles d'Afrique y sont conformes.
Cependant l'ambition du Clergé n'avoit pas jetté d'aussi profondes racines depuis les Apôtres jusqu'à ces siècles, que depuis ces siècles jusqu'au tems de nos Pères; en sorte qu'on pût desespérer de guérir cette maladie, si l'on ne coupoit les membres cangrénés. Je n'abrogerois pas de bons usages, parce qu'on en abuse; mais il ne seroit pas nouveau d'en suspendre l'exécution quand l'abus est insensiblement devenu l'usage. Le serpent d'airain auroit pu subsister, sans devenir l'objet de la superstition; néanmoins Ezéchias qui vit le penchant du Peuple, le fit mettre en poudre pour soustraire aux yeux des Juifs un sujet de superstition.
Les Évêques avoient terni l'éclat & affoibli la vénération, que les fidèles portoient à la Dignité Épiscopale; le nom seul leur étoit odieux; n'est-il pas des occasions, où il faut se prêter aux préjugés? Témoins les Romains, qui dégoûtés des Tarquins, jugèrent de ne souffrir à Rome aucun Roi.
En troisième lieu dans les tems de trouble, sous le nom de Juges de la Loi, ils devoient non seulement étouffer les secrets mouvemens de l'ambition, mais encore en dissiper jusqu'aux moindres soupçons. Quoiqu'on y ait remédié, en éteignant l'Épiscopat, on n'a pu échapper à la calomnie. Que n'auroit-on point inventé, si l'espoir d'un rang plus élevé, eût concouru au changement de Doctrine?
Une raison particulière a fait que la Réforme s'est abstenu de l'Épiscopat. Dieu suscita de Grands Hommes, d'un génie vaste, d'une érudition profonde, également accrédités chez eux & chez les Nations voisines. Ils étoient en petit nombre, mais capables de faire face à tout: leur réputation suppléa aisément à ce qui leur manquoit du côté de l'Épiscopat. Il faut reconnoitre avec Zanchius, que ceux-là furent plus Évêques, quoiqu'ils n'en eussent pas le nom, que ceux dont ils foudroyoient l'Épiscopat.
Je rappelle ce que j'ai avancé quelque part, que la discipline ecclésiastique s'est modelée sur la Police civile. Dans l'Empire Romain les Évêques étoient à l'instar des Commandans, les Métropolitains ressembloient aux Gouverneurs des Provinces, & les Exarques Patriarches ou Primats étoient à l'imitation des Princes Vicaires des Empereurs. Je ne suis donc pas surpris, qu'un Peuple accoutumé plutôt au Gouvernement des Grands qu'à celui d'un seul, confiât plus volontiers le Gouvernement de l'Église au Clergé qu'à l'Évêque. Ce préjugé excuse les Églises qui n'ont point d'Évêques, pourvu qu'elles s'abstiennent de combattre les autres saines pratiques & qu'elles ne perdent pas de vue ces maximes que Beze recommande fort: «Tout précepte divin est essentiel au salut; il fut nécessaire, il l'est, il le sera, qu'un du Clergé ait la première place & les honneurs, qu'il veille au Gouvernement, & qu'il ait en main l'autorité que la Loi divine y a attachée.»
Je passe à ces Adjoints, qui tirés d'entre le Peuple sécondoient les Pasteurs. Leur ministère duroit un an ou deux. Ils avoient le titre de Prêtre, sans avoir la Prédication ni l'administration des Sacremens. I°. Je crois que les Apôtres & la primitive Église ne s'en sont point servis: aucun Auteur, que je sache, n'a avancé que ces Prêtres à tems existoient déjà, encore moins l'a-t-on prouvé. Tertullien écrivant contre les Hérétiques, «pour marquer combien leurs Ordinations téméraires, inconstantes, & légères suivoient peu la méthode de l'ancienne Église, ajoutoit, aujourd'hui Prêtre & demain Laïc.»
Ce passage découvre que les Prêtres à tems étoient alors inconnus à l'Église Catholique; quelques-uns prétendent qu'il est indifférent à l'essence de la fonction qn'elle soit ou perpétuelle ou momentanée; si cela est vrai, il faut s'étonner de ne trouver chez aucune Nation de ces Pasteurs annuels chargés des fonctions sacrées. Si ce raisonnement est absurde, quelle en est la raison? Sinon que, comme les dons de Dieu ne se reçoivent point à regret, c'est-à-dire, avec envie de s'en défaire, de même les fonctions établies de Dieu doivent être durables, puisqu'elles sont pour les besoins continuels de l'Église, «Celui qui tenant le soc de la charrue regarde derrière lui, n'est pas propre au Royaume de Dieu,» c'est-à-dire, au ministère de l'Église, ces différens changemens des Anciens sont plutôt l'usage de la prudence humaine, que la suite de la Loi divine.
2°. L'ancienne Église n'a compris sous le nom de Prêtres que les Pasteurs chargés de la parole & de l'administration des Sacremens. Je ne m'arrête point au terme Latin de Senieurs ou Anciens, qui quelquefois s'adopte à l'âge, & assez souvent à la Magistrature; je parle du mot Grec, qui traduit en Latin, signifie toujours la fonction & la dignité pastorale; car les Auteurs Grecs, qui usent du terme de Prêtre marquent par tout l'âge ou la Magistrature. Je ne parle pas encore du passage de Saint Paul, qui regarde plus la question du droit divin; je dirai cependant par la suite quelque chose des Senieurs de l'Ancien Testament. De tous les Pères, de tous les Livres qui ont traité du Gouvernement de l'Église, aucun ne donne la dignité du Sacerdoce qu'aux Pasteurs: s'il y eût eu de deux sortes de Prêtres, on auroit du faire mention, non pas une fois, mais cent, mais mille, surtout dans ces Canons qui ont tracé le plan de la Hiérarchie ecclésiastique, & on auroit déterré dans quelqu'endroit la maniere d'élire ces Prêtres qui ne sont pas Pasteurs. Combien de passages au contraire répètent que tous les Prêtres ont le droit de paître le troupeau, de baptiser, d'administrer les Sacremens; ils rapprochent les Prêtres des Évêques, & les appellent Successeurs des Apôtres. Combien s'étendent-ils sur les Pénitences des Prêtres: c'étoit pour eux un châtiment d'être chassés du Clergé, d'être pour un tems réduits à la Communion des Laïcs, & d'être assujetis à une discipline plus rigoureuse.
Les Loix qui affranchissent les Prêtres du Barreau & des Charges publiques, & les Constitutions qui défendent de reconnoître d'autres Prêtres que les Pasteurs, existent encore. Saint Ignace, qui le premier des Pères parle du Presbitérat, range partout les Prêtres au-dessus des Diacres, & les distingue des Laïcs; il nomme même le Presbitérat l'union des Apôtres de J. C. il étoit sans doute persuadé que les Prêtres avoient succédé aux Apôtres dans le ministère de la parole, la dispensation des Misteres, & l'usage des Clefs, & il leur prodigua les noms de Conseillers, de Sénateurs des Évêques, en sorte qu'il est singulier que quelques-uns ayent si mal interprété ce passage. Au reste, rien n'égale la confiance d'un Auteur qui a cru depuis peu trouver dans le Concile de Nicée des Prêtres non Pasteurs; il cite le Canon XVII. «Le S. Concile Général a été informé, que les Diacres de quelques Villes donnoient l'Eucharistie aux Prêtres, quoique la pratique de l'Église interdise la distribution de J. C. à ceux à qui elle a refusé le pouvoir de la consacrer.»
La lecture de ce Canon présente-t'elle l'idée des Prêtres non-Pasteurs, tandis qu'il recommande expressément aux Diacres de ne point siéger parmi les Prêtres? S. Jerome, reprenant l'abus condamné par ce Canon, s'écrie: «C'est pousser l'impudence bien loin que de préférer les Diacres aux Prêtres, je veux dire aux Évêques. Comment? le Ministre des Veuves & des aumônes auroit le front de précéder le Ministre qui consacre le Corps & le Sang de J. C.» D'autres se rejettent sur l'Histoire du Prêtre Pénitencier, dont ils désapprouvent l'abrogation, qu'ils canonisent cependant, lorsqu'ils attaquent la Confession auriculaire; d'où on a inféré que le Prêtre Pénitencier n'étoit pas Pasteur. Et où les Pères ont-ils pensé que l'usage des Clefs pût être détaché du ministère de la parole, & de l'administration des Sacremens? Certainement J. C. a confié les Clefs à ceux qu'il a revêtus du pouvoir de prêcher & de baptiser: «Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni.»
Saint Ambroise dit parlant du droit de lier & de délier, cette fonction appartient aux Prêtres seuls. «Nous autres Prêtres, poursuit-il, nous avons tous reçu les Clefs du Royaume des Cieux, par l'Apôtre Saint Pierre. Saint Jerome assure de ceux qui ont succédé aux Apôtres, que munis des Clefs, ils jugent avant le jour du Jugement: il n'est pas aisé, continue-t'il, d'être à la place de Saint Paul & d'occuper celle de Saint Pierre». Saint Chrysostome ajoute: «ce lien enchaîne l'âme des Prêtres.» Les Pères regardoient comme Pasteurs les Prêtres qui avoient la parole & les Sacremens; terme inusité dans le Nouveau Testament, mais autorisé par la Loi divine. Dieu, chez Isaïe, prédisant la vocation des Payens par l'Evangile, annonçoit, «que de ces Nations, il choisiroit des Prêtres & des Lévites.»
L'exercice des Clefs, & le pouvoir d'absoudre les Pénitens, appartient, de l'aveu de tous les Pères, aux seuls Pasteurs dépositaires de la parole & des Sacremens; par conséquent les Prêtres, chargés d'absoudre les Pénitens, ne sont point autres que ceux que le Nouveau Testament nomme Pasteurs. Or de même que le mot de Prêtre désignant la fonction ecclésiastique, est chez les Pères uniquement consacré aux Pasteurs; de même le terme latin Senieur ne s'applique qu'à eux. Tertullien, traitant de l'usage des Clefs, dit: «On juge, comme étant certains de la présence de Dieu, & comme avançant le Jugement dernier; si un Pécheur a tellement péché, qu'il mérite de ne point assister aux Prieres, aux Assemblées des fidèles, & de rompre tout commerce avec lui, des Senieurs approuvés, président à ces délibérations, leurs vertus, non l'argent, leur méritent cet honneur, car la chose de Dieu ne s'achète point.»
Calvin lui-même avoue que les seuls Pasteurs formoient le Clergé de ces siècles. Tertullien, traduisant le Texte Grec, appelle Senieurs ceux qui avoient l'exercice des Clefs: en Grec, on les nommoit Prêtres, terme qui, ayant d'abord caractérisé l'âge, exprima ensuite les Dignités séculières, & resta enfin aux fonctions ecclésiastiques. Le mot Sénat a la même origine en Latin & en Grec. Firmilien, Évêque de Césaréé, décrivant à Saint Cyprien les Conciles provinciaux, composés d'Évêques & de Pasteurs: «Cette raison, dit-il, nous oblige d'assembler tous les ans des Senieurs & des Prêtres pour régler l'Église commise à nos soins. Saint Ambroise remarque deux degrés de Senieurs, l'Évêque & les Prêtres, & il les oppose aux Laïcs: il ne faut pas, observe-t'il, que nos Juges Clercs fréquentent les maisons des Veuves & des Vierges, si ce n'est pour les visiter; ils y accompagneront les Senieurs, c'est-à-dire, l'Évêque ou les Prêtres, si le sujet est de conséquence.»
Il est donc inutile de donner sujet à la critique des Laïcs: feuilletez les Actes de tous les Conciles, vous n'y lirez aucun nom de Senieurs, qui n'auront point été Pasteurs: on commença même à appeller les Pasteurs les Ainés, terme uniquement propre à l'âge, à l'imitation d'un mot Grec. Firmilien dénote clairement les Pasteurs, quand il dit: «les premières places de l'Église sont occupées par les aînés qui ont le pouvoir de baptiser, d'imposer les mains, & d'ordonner»: ainsi ces mots Majeurs, Senieurs embrassent également l'âge, la Magistrature, & le Sacerdoce. Grégoire de Tours qualifie de Majeurs les Gouverneurs pour le Roi Childebert. La Novelle de Léon & de Majorien traite les premiers d'une Ville de Senieurs. L'Ordonnance de Marcellinus adresse aux Senieurs des lieux l'ordre de réprimer les Assemblées secrettes.
Dans les Fiefs, le Senieur est celui qui a des Vassaux; d'où vient le nom de Maître, commun aux Italiens, aux Espagnols & aux François: on ne s'est pas seulement servi du mot Senieur pour les Pasteurs & les Magistrats; on en a encore décoré l'Assemblée des Prêtres que Saint Ignace appelle la sainte Assemblée des Prêtres, c'est-à-dire, de ces Prêtres qu'il a d'abord égalés aux Évêques, & par le conseil desquels l'Église étoit gouvernée. De même Tertullien appelle le Clergé l'Ordre: «L'autorité de l'Église a posé les bornes qui séparent l'Ordre & le Peuple.» Il est vrai que les Auteurs ecclésiastiques ont souvent donné le nom de Senieur à l'âge plutôt qu'à la dignité: comme il est hors de doute que les Évêques consultoient leurs Églises dans leurs affaires importantes, conduite utile & toujours nécessaire, lorsqu'elle étoit agitée de persécutions, & qu'elle étoit menacée d'un schisme. Aussi pour appaiser les murmures que le ministère de tous les jours avoit élevés, on assembla les Disciples. Le bruit s'étant répandu à l'arrivée de Saint Paul à Jérusalem, qu'il enseignoit qu'on ne devoit plus obéir à la Loi de Moïse, quoique tous les Prêtres fussent présens, on résolut selon l'usage d'assembler la multitude.
«Je n'ai pu vous écrire de mon chef, dit Saint Cyprien, m'étant imposé la Loi dès le commencement de mon Épiscopat (ce terme dénote une chose arbitraire,) de ne rien statuer sans le Conseil de mon Clergé, & le consentement de mon Peuple.» Il prévenoit son Peuple sur l'ordination des Clercs, sur la séparation ou la réception des Pécheurs: ce n'étoit pas toujours ce Peuple composé de femmes & de jeunes gens, c'étoit les plus anciens d'entre les Pères de famille, & ceux d'un jugement mûr; ce que peut-être Saint Paul appelle la plupart; ils représentoient donc le Peuple.
Dans les Actes de la Justification de Félix & de Cécilien il est parlé des Évêques, des Prêtres, des Diacres, des Semeurs; on dit ensuite: «Appelez ceux qui font corps avec les Clercs & les Senieurs du Peuple.» Il y avoit donc des Senieurs non Clercs, mais Laïcs: ces deux espèces sont toujours opposées chez les Pères. On a tort d'entendre ce terme de travers, il n'a rien de honteux, il est plutôt indispensable, pour ne point confondre les Senieurs du Clergé avec les Senieurs du Peuple. Les Pères, dont l'autorité suffit pour consacrer certaines expressions, l'ont employé & l'ont emprunté des Prophètes qui avoient coutume de distinguer les Prêtres & le Peuple; c'est pourquoi on a raison de mettre au rang des Laïcs tous les Ministres de l'Église, qui n'ont point l'administration des divins mistères. S. Augustin écrit «au Clergé & aux Senieurs de l'Église d'Hippone. Il est dit dans Grégoire de Tours, en présence des Évêques, du Clergé et des Senieurs» Je conviens qu'en cette occasion le mot Senieur pourroit désigner les Magistrats; car parmi les Lettres de Saint Grégoire, une est inscrite au Clergé, à l'Ordre & au Peuple de Ravenne, où l'Ordre est, comme le sçavent les moins habiles, l'Assemblée des Senieurs. Saint Léon dans une Lettre distingue par la suscription les Clercs de l'Assemblée, de l'Ordre & du Peuple. Ce Pape met sur une autre Lettre, au Clergé, aux personnes constituées en dignité, & au Peuple.
Or, de même qu'il n'est pas clair si plusieurs passages entendent par le mot Senieur, les Magistrats ou les personnes d'un âge mur; de même on hésite ailleurs, s'il désigne les Prêtres ou les personnes avancées en âge. S. Grégoire, par exemple, veut qu'on informe devant les Senieurs de l'Église de l'accusation intentée contre un Clerc. S. Augustin fait mention de ceux qui pour la crapule, le vol, ou autres vices, sont réprimandés par les Anciens; & Optat remarque que les ornemens de l'Église étoient sous la garde des Senieurs fidèles: ces exemples regardent également les Prêtres & les Laïcs. Un Auteur anonyme me fournira un passage célèbre, tiré des Commentaires sur les Épîtres de Saint Paul, attribués à S. Ambroise. «Les Nations ont toujours honoré la vieillesse d'une profonde vénération. La Synagogue & l'Église depuis ont eu des Vieillards, sans le conseil desquels rien ne se faisoit dans l'Église: j'ignore pourquoi cette pratique est éteinte, peut-être que la division des Docteurs, ou plutôt leur orgueil y a beaucoup de part, parce qu'ils vouloient seuls être estimés quelque chose.»
Pour développer la pensée de l'Auteur, il est bon d'examiner quels étoient les Senieurs de la Synagogue: étoient-ils des Magistrats? formoient-ils les Juges de la Synagogue? comme Saint Mathieu le donne à entendre, «ils vous flagelleront dans leurs Synagogues.» Je n'ose le croire; quoique on l'ait relevé plusieurs fonctions des Magistrats Juifs, que par similitude on a prêté aux Prêtres des Chrétiens. «Cet Auteur rapporte que l'usage de la Synagogue avoit distribué les places, que les Senieurs les plus distingués parleroient assis sur des chaises, les suivans sur des bancs, & les derniers à terre sur des nattes». Je crains que le mot distingués n'ait furtivement passé de la glose dans le texte; puisque Philon le décrit de la sorte: «Arrivés dans le lieu sain ils sont rangés par ordre, les jeunes après les vieux, donc les plus âgés siégeoient les premiers». Il est à présumer que la primitive Église ne s'en est point écartée. S. Jacques semble l'adopter, quand il réprimande ceux, qui déférent aux riches l'honneur des premières places, tandis que les pauvres, reculés au bas de l'Église, sont quelquefois obligés de se tenir debout: de plus, il étoit permis à tout homme, instruit de la loi, d'interpréter les Saintes Lettres dans les Synagogues; les Juifs l'étudioient presque tous, excepté les Ouvriers. Les Protestans se sont en cela modelés sur eux. Suivant cette liberté, J. c. enseigna dans les Synagogues, & après lui les Apôtres firent de même; on le voit surtout dans Saint Luc, Chap. IV. & dans les Actes, Chap. XIII. Dans le premier endroit on présente un Livre à J. C. dans l'autre on prie Saint Paul & Saint Barnabas, quoiqu'inconnus, de parler au Peuple. Si personne, soit étranger, soit du Peuple, ne se levoit, alors quelques-uns des anciens qu'on nommoit Pères Majeurs de la Synagogue, ou & par excellence Senieurs, interprétoient la Loi; & quand ceux-ci n'étoient pas préparés, c'étoit au Chef de la Synagogue à faire cette fonction.
Tels furent les premiers siècles de l'Église; l'Apôtre permet de prêcher au Peuple, à ceux qui avoient le don de Prophétie; chaque Assemblée en avoit deux ou trois. Les autres examinoient leur Doctrine; mais ce don, étant devenu plus rare, à peine hors les Pasteurs, se trouvoit-il quelqu'un capable d'instruire les Fidèles. On lit, à la vérité, qu'Origene & d'autres Clercs, non Prêtres, ont enseigné dans l'Église; mais outre que ces exemples sont en petit nombre, ils ne l'ont jamais fait que par une permission particulière de l'Évêque.
L'Évêque de Césarée, repris d'avoir souffert Origene dans la Chaire de Vérité, donna trois exemples de cette dispense, & conclut que cela se pratiquoit ailleurs, quoiqu'il n'en fût pas assuré; il paroît par-là qu'il y avoit déjà de la différence entre les Interprètes de la Synagogue & les Prédicateurs de l'Evangile. La Synagogue admettoit tous ceux qui s'offroient; l'Église vouloit des gens surs & irréprochables; & comme dit Tertullien, autorisés par les suffrages. On élisoit les Juges du Grand Sanhédrin, on ne nommoit point les Interprètes de la Loi: la différence est sensible; non-seulement le ministère de la parole est plus essentiel que n'étoit l'exposition de la Loi, mais encore l'Église donne aux Prédicateurs l'administration des saints Misteres inconnus à la Synagogue. Tous les sacrifices s'offroient en un seul Temple, hors la Pâque, que chaque père à la tête de sa famille célébroit en sa maison, & non à la Synagogue. La Loi de Moïse n'avoit point prescrit de circoncire à la Synagogue, & d'y appeller certains Ministres. Ainsi l'on peut être en suspens sur les Senieurs de l'Église qu'entend le faux S. Ambroise: seroient-ce ceux qui répondent aux plus prudens de la Synagogue, qui sont les Vieillards, comme Justinien, dans la cent trente-troisième Novelle, nomme Senieurs les principaux des Moines? seroit-ce ceux que Philon pense être les Prêtres les plus âgés?
Si le faux S. Ambroise embrasse le premier sens, lui & S. Jérôme se rapprochent: le premier dit, «que l'Église n'ordonnait rien dans l'avis des Senieurs»; le second, que «l'Église étoit gouvernée par l'avis unanime des Prêtres». Saint Jérôme parle là de ces Prêtres, qu'on qualifia d'abord d'Évêques, & entre lesquels ensuite on prit les Évêques. S'il préfère le dernier sens, son discours ayant plus de rapport à l'âge qu'à la fonction, il sera du sentiment que je viens d'exposer; je veux dire, que les Vieillards représentant le Peuple avoient coutume d'être convoqués dans les affaires graves, comme pour l'Ordination, pour l'Absolution des Pécheurs; car il est plus naturel de penser qu'on ait discontinué d'inviter le Peuple, ou la plus saine portion du Peuple, que de soutenir que les Évêques ont tout attiré à eux; entreprise, qui cependant a peu-à-peu étouffé l'ancien usage.