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Un Cadet de Famille, v. 1/3

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The Project Gutenberg eBook of Un Cadet de Famille, v. 1/3

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Title: Un Cadet de Famille, v. 1/3

Author: Edward John Trelawny

Editor: Alexandre Dumas

Translator: Victor Perceval

Release date: December 24, 2011 [eBook #38400]
Most recently updated: April 28, 2012

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Valérie Leduc and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN CADET DE FAMILLE, V. 1/3 ***

COLLECTION MICHEL LÉVY

ŒUVRES COMPLÈTES
D'ALEXANDRE DUMAS

PARIS.—IMPRIMERIE DE ÉDOUARD BLOT, 46, RUE SAINT-LOUIS

UN CADET DE FAMILLE
TRADUIT PAR VICTOR PERCEVAL
PUBLIÉ PAR

ALEXANDRE DUMAS
—PREMIÈRE SÉRIE—

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS

1860
Tous droits réservés

Mon cher Éditeur,

Lisez le roman, les mémoires, les aventures, la chose enfin que je vous envoie, et que je viens de publier dans le Mousquetaire, sous le titre du Cadet de famille.

Ce sont les aventures de jeunesse du fameux pirate Trelawnay, ami de lord Byron.

Il y avait autrefois un libraire modèle qu'on appelait Dumont. Il fut alors ce qu'est aujourd'hui Cadot, l'étoile du cabinet littéraire dans le ciel de la librairie. Ils sont d'ailleurs les deux bouts d'une ligne d'horizon qui aboutit à moi. Dumont fut mon premier, Cadot sera probablement mon dernier libraire. J'allai un jour, je ne sais pourquoi, dans la librairie de Dumont. Il y a bien longtemps de cela, mon cher Éditeur: il y a quelque chose comme trente ans. Je faisais Henri III.

—Lisez donc cela, me dit Dumont en me remettant trois volumes dans la main, c'est amusant en diable.

—Qu'est-ce que c'est que cela, Dumont?

—Un livre que je viens de faire traduire.

Je n'avais pas une énorme confiance dans le goût littéraire de Dumont, qui venait de refuser d'imprimer mon premier volume, les Nouvelles contemporaines. J'ouvris donc son livre, je dois le dire, avec une certaine nonchalance.

J'y fus pris; je lus le livre de la première à la dernière page.

D'autres y furent pris comme moi, sans doute, car lorsque, vingt-six ou vingt-huit ans après, voulant relire ce livre, qui m'avait tant plu pendant ma jeunesse, j'allais écrire mon enfance: ce que c'est que d'être vieux! je ne le pus retrouver.

J'eus alors l'idée de le faire traduire, et de le publier dans le Mousquetaire. Je m'adressai à un de mes amis, garçon fort habile et que j'aime beaucoup, nommé Victor Perceval, et je le chargeai de ce travail.

Ce travail accompli, à ma grande satisfaction, je le publiai dans le Mousquetaire.

Publiez-le à votre tour, mon cher Éditeur; mettez-le dans votre collection, et je vous promets qu'il ne la déparera en aucune façon.

Tout à vous.
A. Dumas.
20 août 1856.


UN
CADET DE FAMILLE


I

Ma naissance est mon premier malheur. Je suis venu au monde dénoncé comme un vagabond, quoique je fusse le cadet d'une famille fière de son antiquité. Dans une telle maison, mon inopportune arrivée fut à peu près accueillie comme celle des jeunes loups, sur la tête desquels le bon roi Edgard avait mis un prix, à l'époque de l'invasion de ces animaux, qui infestèrent de leur désolante présence les années de son règne.

Mon grand-père était général. À sa mort, il ne laissa à l'auteur de mes jours, son fils unique, qu'un nom sans tache et des protections dans la carrière qu'il avait parcourue. La nature avait été plus généreuse à l'égard de mon père, en lui prodiguant toutes les qualités extérieures qui mènent à la fortune plus promptement encore que le travail, le courage et la vertu. Il était jeune, beau, spirituel, et avait des manières gracieuses, simples et distinguées. La jeunesse de mon père ne se signala par aucun fait remarquable; il menait la vie aventureuse et galante des jeunes gens de l'époque. Le vin, les femmes, la cour et le camp formaient le théâtre de ses exploits, mais il jouait parfaitement son rôle.

À l'âge de vingt-quatre ans, il devint amoureux d'une douce et charmante jeune fille. Ses pensées prirent alors une nouvelle direction, et en apportant un peu de régularité dans le désordre de sa vie, elles calmèrent l'effervescence de son goût effréné pour les plaisirs.

Mon père découvrit bientôt que la jeune fille partageait son amour (car il était savant dans l'étude des sentiments du cœur), que le seul obstacle qui s'opposait à leur union était la fortune. Leurs familles, non leurs espérances d'avenir, se trouvaient égales: car la jeune fille était pauvre, et l'ambition de mon père aurait pu, en dirigeant sa conduite, le faire arriver à une brillante fortune. Mais la jeunesse et l'amour ne calculent pas, et l'argent, les contrats, les douaires, sont des mots dont ils n'apprécient nullement la valeur; puis, lorsque ce sentiment se révèle pour la première fois, il est trop sincère, trop vif, trop passionné pour être retenu par l'intérêt personnel. Intérêt sordide, qui, à une certaine époque de la vie, se trouve si bien mélangé à tous les sentiments, qui les fait naître et mourir à l'aide d'un chiffre. Des passions nobles et généreuses, animées par le premier amour, impriment souvent sur le caractère incertain et irrésolu de la jeunesse une stabilité que le temps ne peut pas tout à fait détruire. Plût au ciel que mon père eût uni sa destinée à celle de cette charmante femme, car son mérite et sa constance ont résisté aux épreuves du temps et de ses vicissitudes!

Pendant que mon père essayait de vaincre les difficultés matérielles qui s'opposaient à son mariage, il lui fut soudainement ordonné de partir pour l'Ouest avec son régiment.

Pensant que leur séparation ne serait que momentanée, les deux jeunes gens se dirent adieu, comme tous ceux qui se trouvent dans la même situation, avec des larmes et des serments de fidélité éternelle; et quoique mon père fût un soldat joyeux et galant, il s'éloigna avec l'accablement du regret, et fit honneur à ses promesses pendant trois mois entiers.

Pour célébrer sa nouvelle dignité, le shérif du comté où mon père était en garnison donna un bal à ses administrés.

Mon père y fut invité, ainsi que les premiers officiers de son grade, car il était capitaine.

Les honneurs de la soirée étaient faits par la fille du riche gentleman. Celle-ci était le bonheur, l'idole et l'unique héritière de son père. À l'ouverture du bal, le shérif engagea sa fille à choisir pour cavalier l'homme le plus haut placé dans le monde par ses distinctions sociales: la jeune personne répondit qu'elle n'accorderait cette faveur qu'au plus charmant, et tendit la main à mon père. Cette flatteuse préférence enivra l'orgueilleux capitaine, car elle attira sur lui l'attention générale, et le brillant officier fut dès ce moment le sujet de toutes les causeries. Dès lors une modification complète s'opéra dans les idées de mon père, et lui fit concevoir des désirs que, sans cet événement, il n'eût jamais soupçonnés.

La fille du shérif avait vingt-huit ans, les traits prononcés, la tournure sans grâce. Ses gestes, ses allures et le son de sa voix avaient quelque chose de masculin et de peu agréable; mais elle était riche, et en parant ses imperfections des splendeurs de la fortune, elle les rendait intéressantes.

Naturellement, ou par l'exemple du monde, mon père était très-égoïste. Son ambition, prenant un nouveau point de départ, lui fit abandonner le chemin de l'amour et considérer la richesse et la beauté comme des dons semblables. Les constantes attentions de l'héritière, en élevant mon père au-dessus de ses rivaux, lui donnèrent encore le désir de les vaincre complétement par l'éclat d'une triomphante victoire, et ceux dont il avait autrefois envié le sort devinrent alors jaloux de lui.

Ce dernier succès fut le voile sous lequel disparurent les vivants souvenirs de sa première affection; car son premier amour passa bientôt dans son esprit à l'état de folie de jeunesse. L'or devint son unique idole, car il avait cruellement ressenti les humiliantes souffrances de la pauvreté. Il prit donc la résolution de sacrifier son cœur au dieu de la fortune, et n'attendit plus qu'un instant favorable pour dévoiler son apostasie envers l'amour. Il appelait sa conduite prudence, sagesse, nécessité, essayant ainsi d'en dissimuler le cruel et froid égoïsme. Ses lettres à l'aimante jeune fille si lâchement trahie devinrent moins longues, moins expansives, moins tendres; l'intervalle entre chaque jour de cette correspondance fut d'une interminable longueur; puis enfin elle cessa tout à fait, et la pauvre enfant fut entièrement convaincue de son abandon. Elle pleura ses illusions, son bonheur et sa jeunesse à jamais flétrie par d'inconsolables regrets; car la malheureuse fille resta fidèle aux serments violés par le trompeur oublieux.

Mon père consacra donc tous ses loisirs à sa nouvelle conquête, et finit par lui donner son nom. Mais pourquoi nous arrêter ainsi sur un événement si commun dans le monde? N'arrive-t-il pas journellement que nous jetons loin de nous la vertu et la beauté, pour prendre la laideur et la richesse, quoique ce soit le diable qui nous les donne?

Une fois initié aux affaires embrouillées du shérif, mon père découvrit que la fortune de sa femme était des plus médiocres. Désespéré de s'être si aveuglément laissé éblouir par les luxueuses apparences d'une fausse splendeur, il rentra au régiment avec la conscience peu satisfaisante d'avoir mérité sa punition. Non-seulement par l'excès des exigences de la dame, mais encore pour continuer la parade de son élévation, il dépensa en bals et en festins une bonne partie de la dot, et six mois après mon père quittait l'armée sous le faux prétexte d'une maladie de poitrine, mais véritablement pour se retirer à la campagne et y végéter, en attendant mieux, dans les privations d'une tardive et sévère économie.

Le savant Malthus n'avait pas encore éclairé le monde, et chaque année mon père enregistrait à contre cœur dans la Bible de la famille la naissance d'un fardeau vivant. Des dépenses inévitables le fatiguèrent tellement, qu'il s'attrista et perdit le courage de tâcher d'y pourvoir. Sur ces malheureuses entrefaites, un legs lui fut laissé, et, en relevant son affaiblissement moral, cette bonne fortune augmenta, s'il était possible, son système d'économie et ses désirs d'amasser de l'argent.

Cette avare occupation devint alors l'unique emploi de son temps; il y concentra toutes ses facultés, et fut enfin ce que l'on appelle un homme prudent. Si un pauvre parent se hasardait à venir demander à mon père l'appui d'un secours, il lui était refusé au milieu de phrases sonores qui élevaient au-dessus de toute considération les devoirs qu'il avait à remplir envers sa femme, et les nécessités sans cesse renaissantes d'un essaim d'enfants dont le chiffre n'était pas encore arrêté.

Plus la fortune de mon père prenait d'accroissement, et plus il s'entourait des apparences de la misère, plus il criait contre le prix déraisonnable de toutes les denrées. Son avarice, en ne se relâchant jamais que pour lui-même, mettait dans sa tête des idées absurdes. D'abord il se persuadait et essayait de persuader aux autres qu'il était au-dessus de ses moyens de nous envoyer en pension, parce que l'éducation coûtait bien au delà de sa valeur; il partait de là pour prouver encore que ses études à Westminster ne lui avaient été ni utiles ni agréables, et n'avaient apporté aucun changement à la direction de sa vie, puisqu'il n'avait point relu les livres grecs et latins qu'il avait été forcé d'y apprendre.

Cependant, disait-il, je ne suis ni plus sot ni plus ignorant qu'un autre: tout ce que l'on doit savoir, c'est la valeur de l'argent, les avantages qu'il procure et la nécessité d'en amasser beaucoup; la science vient quand on en a besoin. Car il croyait peut-être à la doctrine du talent inné, en trouvant qu'il n'était nécessaire de s'instruire qu'au moment de faire le choix d'une profession. Comme il me destinait, ainsi que mon frère, à celle des armes, nos études devaient se borner à la plus légère superficie de toutes les sciences. Mon père détestait les superflus onéreux; d'ailleurs il avait observé dans son régiment que ceux qui étaient instruits étaient les plus niais et les plus pédants, et que la profondeur de leur érudition ne les avançait pas d'une ligne dans la carrière militaire.


II

Mon frère James, garçon à peu près de mon âge (nous étions entre neuf et dix ans), avait un caractère doux, inoffensif, généreux. Il ne se plaignait jamais de la tristesse de notre vie, mais il en souffrait passivement. Quant à moi, j'étais sans cesse grondé par mon père, car, en suivant les caprices de mon imagination, je me révoltais violemment contre le frein qu'il voulait y mettre, et les entraves de sa volonté, le transport de ses furieuses colères ne servaient qu'à augmenter mon vif penchant pour l'indiscipline. Entre les mille rigueurs qui bornaient l'étroit horizon de notre liberté, il en était une que je n'ai jamais pu admettre: celle de nous promener dans le jardin sans jamais en franchir les allées.

Mon frère se soumettait tranquillement à cette règle, tandis que j'allais chercher une compensation à ce plaisir restreint en maraudant dans les propriétés voisines, d'où je revenais les mains et les poches remplies de racines, de fruits et de fleurs. En outre de la monotone promenade du jardin, nous avions celle plus monotone encore d'une route peu fréquentée qui longeait la maison, et pendant que le pacifique James arpentait lentement l'espace fixé, je grimpais sur les collines, et là, riche de mes frauduleuses récoltes, je passais une grande partie du jour mangeant, dormant, rêvant, sans être préoccupé une seule minute de l'accueil qui attendait mon retour.

À la nuit tombante, j'abandonnais ma solitude aérienne pour les eaux bleues du lac dans lequel j'appris à nager. Les coups qui célébraient mes rentrées nocturnes ne changeaient rien à mes projets pour le lendemain, car je les réalisais avec autant d'insouciance pour leurs mauvais résultats que j'avais, avec la même perspective, réalisé ceux de la veille. Je détestais les réprimandes, les sermons, les maîtres, les curés, enfin tous ceux qui se prétendent sages et qui ne sont qu'ennuyeux.

Loin d'intimider mes passions et de les contraindre, la cruelle sévérité de mon père ne faisait qu'en décupler les forces, et je recherchais toujours et plus avidement que les autres les actions dangereuses à tenter ou qu'il m'était défendu de faire; car c'était précisément celles qui s'emparaient avec le plus de force de mon esprit, et j'étais incapable de résister à cet entraînement qui me poussait à la désobéissance avec une joie d'esclave emporté par le courant d'une révolte.

Si, à la place de ses brutales remontrances, mon père m'eût témoigné un peu d'affection ou même un semblant d'amitié, je serais resté doux et gentil, comme je l'étais aux premiers jours de mon enfance. Mais les privations, les coups, les pénitences aigrirent mon caractère; et ce sont les seules preuves d'amour paternel dont je puisse me souvenir.

Mon père possédait depuis fort longtemps un affreux corbeau, pour lequel il avait, malgré sa sécheresse de cœur, une profonde amitié. Ce corbeau, qui était vieux, laid, sale, boiteux, passait sa vie à rôder solitairement dans le jardin, et détestait les enfants, car lorsque nous apparaissions à la porte il accourait vers nous en jetant des cris de fureur et nous chassait de son domaine. Bien certainement je ne lui eusse jamais disputé la possession de ce territoire, s'il n'eût mis tant de méchanceté à en constater les droits. Mais le sauvage égoïsme de cette odieuse bête, soutenu par mon père, nous la faisait considérer comme le second tyran du logis.

Il était hideux à voir; sa démarche chancelante sur des pattes roidies par les années et aussi dures que l'écorce d'un liége, son regard lourd et faussement engourdi donnaient à son approche quelque chose d'effrayant. Mon frère en avait peur: quant à moi, il ne m'inspirait qu'un invincible dégoût. L'affreuse bête passait la moitié du jour couchée au soleil, sur la crête d'un mur contre lequel était appuyé un des pruniers du jardin et le plus productif. La privation de ces prunes délicieuses, dont le corbeau défendait énergiquement la possession, augmenta notre haine et nous fit enfin, épuisés de patience, concevoir le projet de nous en rendre maîtres.

Avant d'en arriver à de trop vives représailles, nous essayâmes de le déloger amicalement, d'abord par des offres de fruits, de viandes qu'il aimait, puis enfin par de douces paroles.

Mais tout échoua devant l'impassible regard d'un œil flasque et vitreux. L'entêtement raisonné de la méchante bête, qui semblait deviner nos désirs, l'impossibilité de satisfaire ces désirs et la rage de nous voir vaincus nous rendirent tout à fait furieux. Nous eûmes alors recours aux procédés qu'on employait si souvent envers nous, procédés sans réplique, qui étaient de rosser d'importance la maligne bête. Mais nous étions trop faibles pour agir avec efficacité sur sa vieille carcasse, car les pierres et les coups de bâton l'atteignirent à peine; il fallait y renoncer et attendre une meilleure occasion. Le soir de la bataille, je demandai justice au jardinier en lui exposant nos griefs contre le corbeau; mais, dans la crainte de déplaire à son maître, le jardinier nous donna tort et se moqua de notre gourmandise.

Le lendemain de cette orageuse journée, en jouant sur la route avec la petite fille d'un de nos voisins, je fus entraîné à lui offrir des fruits, car, ayant soif, elle voulait nous quitter, et son départ eût suspendu nos plaisirs. Sans être vus, même de mon père, nous entrâmes tous les deux dans le jardin avec l'intention de remplir clandestinement nos poches de poires. Mais au moment où, joyeux de notre mystérieuse escapade, nous commencions notre récolte, le corbeau fondit sur nous et saisit la petite fille par la manche de sa robe. Éperdue d'épouvante et trop effrayée pour se débattre, la pauvre enfant jeta un cri d'angoisse, auquel je répondis en me précipitant sur le corbeau.

À mon approche, le monstre tourna sa fureur contre moi, et son bec de fer mordit violemment ma main, à laquelle il se cramponna. Mais, insensible à la douleur, car la colère de voir couler les larmes de ma compagne, que j'aimais tendrement, m'avait rendu furieux, je saisis le corbeau par le cou, et le forçant de lâcher prise, je le frappai violemment contre l'arbre. Mais cette dure secousse ne semblait lui faire aucun mal. Son corps rebondissait comme une balle élastique, et son regard restait terne et froidement féroce. Nous combattîmes ainsi pendant quelques minutes, et ses efforts pour échapper à l'énergique pression de mes mains, trop faibles pour le contenir, me causèrent de vives douleurs. J'étais évidemment moins fort que lui, et j'allais succomber.

—Si j'appelais le jardinier? me demanda l'enfant, dont l'effroi avait suspendu les larmes.

—Non, car il dirait à mon père que nous avons pris des poires. Je vais prendre ce lâche oiseau; donne-moi ta ceinture.

La petite fille me tendit le ruban bleu qui retenait les plis de sa robe, et je réussis, malgré mes blessures, à l'attacher au cou de notre ennemi. Après avoir grimpé sur l'arbre, j'attachai le ruban à une branche, et nous eûmes le plaisir de voir le corbeau à la portée de nos coups et dans l'impossibilité de se défendre.

Nous commencions à peine à prendre notre revanche, lorsque mon frère arriva vers nous. La vue de mes blessures, dont il ne comprit la cause qu'en apercevant lié comme un criminel celui qui les avait faites, changea vite sa tristesse en joie, et il nous aida à assaillir le corbeau d'une volée de pierres.

Quand nous fûmes fatigués de ce divertissement, et que, d'après l'immobilité de l'oiseau, nous le jugeâmes mort, je remontai sur l'arbre, et je repris le ruban de notre petite amie. Le corbeau détaché tomba au pied du poirier. Pour compléter notre triomphante victoire, mon frère prit une branche de sureau et le frappa encore violemment sur la tête, quand tout à coup,—à notre grande surprise et surtout à notre grande consternation,—l'infernal oiseau s'élança dans l'air en jetant un cri aigu. Mais sa méchanceté fut sa perte; car après avoir tournoyé un instant au-dessus de nous, il dirigea son vol oblique contre mes regards, levés vers lui, et auxquels il préparait un aveuglant coup de bec. Je le saisis par ses ailes en criant à mon frère de ne pas fuir, car la terreur l'avait jeté à vingt pas de moi, et nous emprisonnâmes de nouveau notre invincible ennemi. Mais il était enfin comme anéanti. Son regard terrifiant se voilait des ombres de la mort, le sang coulait de son bec entr'ouvert et ses ailes battaient la terre. J'avais le pied sur sa queue à moitié arrachée, et cependant l'expirante bête employait encore son dernier souffle à la conservation de sa vie. J'étais aussi ensanglanté que le corbeau, qui mourut enfin sous nos piétinements.

Nous lui attachâmes une pierre au cou, afin de cacher son corps et notre impardonnable crime dans la profondeur de l'étang. Ce duel est le premier et le plus redoutable que j'aie jamais eu. Je le raconte, quoiqu'il soit puéril, non-seulement parce qu'il s'est fortement imprimé dans ma mémoire, mais ensuite parce que la revue de ma vie m'a prouvé qu'il fut l'anneau auquel se sont liées toutes mes actions. Cet événement est une preuve que, jusqu'à une certaine limite, je puis supporter les ennuis et les vexations, mais qu'une fois révolté contre ma chaîne, je la brise sans souci, sans crainte, sans arrière-pensée, sans réflexion surtout. Je vois le but, je le saisis sans regarder ni en avant ni en arrière.

Cette brusque révélation d'une nature fort patiente, mais inexorable dans la démonstration de sa force trop longtemps contenue, est un grand défaut, et ce défaut m'a donné de vifs, de profonds remords; car j'ai tué sans justice, par violence, dans des circonstances où les corrections eussent été suffisantes. En commettant une action que mon emportement me faisait trouver naturelle et justiciable, ceux qui en souffraient ou qui vivaient avec moi la considéraient comme une horrible vengeance.


III

D'après le règlement établi dans notre famille par les convictions de mon père sur l'inutilité de l'enseignement précoce, on nous laissa jusqu'à l'âge de dix ans sans nous apprendre à lire.

J'étais à cette époque d'une taille élancée, grand, maigre, gauche dans tous mes mouvements, surtout en présence de mon terrible père.

En me voyant si rapidement atteindre la stature d'un adolescent, ma famille commença à entrevoir la nécessité de me mettre au collége, et on s'occupa journellement à discuter l'instant précis de ce départ et du choix à faire de la maison d'enseignement.

Comme mes parents n'arrivaient pas à se mettre d'accord sur la solution de ces importantes affaires, elles traînèrent en longueur, et ne se seraient peut-être jamais résolues si un événement puéril, et même trivial, n'était venu couper court à toutes leurs discussions.

La fatigante oisiveté qui absorbait lentement les longues heures du jour, en laissant mon esprit occupé à la recherche des distractions, me conduisait naturellement à mal faire, et cela parce que je ne savais que faire.

Un jour donc, excédé d'ennui et de désœuvrement, j'entrai au jardin, malgré la défense que nous avions reçue de ne jamais y reparaître, éternelle expiation de la mort du corbeau. Mon frère m'avait suivi. Je grimpai lestement sur un pommier, et nous nous amusâmes, moi à lui jeter des pommes, lui à riposter à mes agaceries par la dégringolade de celles qu'il atteignait avec des projectiles. Au milieu de l'animation d'un plaisir qui provoquait nos éclats de rire, nous fûmes violemment interrompus par cette foudroyante exclamation:

—Ah! les voleurs!

C'était la voix de mon père.

James voulut s'enfuir, mais, pris par l'oreille, il fut contraint d'attendre que mon père m'eût jeté en bas de l'arbre. Lorsque nous nous trouvâmes tous deux en sa possession, il nous dit d'un ton furieux:

—Suivez-moi, brigands!

Je m'attendais aux inévitables coups de canne dont mon père gratifiait si généreusement nos épaules pour la moindre faute; mais il passa devant la maison sans s'y arrêter, traversa la route et se dirigea vers la ville.

Nous marchâmes ainsi pendant une heure et sans échanger la moindre parole. Moi, je suivis mon père d'un air bourru, tandis que le pauvre James, ivre de peur, trébuchait à chaque pas, et, sans ma main qui saisit la sienne, il serait infailliblement tombé de faiblesse et d'épouvante.

Arrivés à l'extrémité de la ville, mon père questionna un marchand assis devant sa porte, et d'après la réponse qui lui fut faite, il se dirigea d'un air superbe vers un sombre édifice entouré de hautes murailles. Nous suivîmes automatiquement notre majestueux conducteur dans un long passage, au bout duquel se trouvait une porte massive, lourde et chargée de serrures comme celle d'une prison. Mon père frappa, le domestique qui ouvrit nous fit traverser d'abord une immense salle remplie d'ombre et d'une atmosphère glaciale, puis enfin il nous laissa dans un petit parloir sévèrement et tristement meublé de quelques chaises.

Après dix minutes d'une silencieuse attente, minutes dont l'anxieuse longueur me parut éternelle, un petit homme parut. La tête de cet homme, renversée en arrière, soit dans le dessein de relever par la fierté de cette pose la médiocre apparence de sa frêle personne, soit par l'habitude de regarder du haut en bas son interlocuteur en le toisant comme une bête de somme, donnait à sa physionomie, à demi cachée sous de grandes lunettes bleues, quelque chose de faux, de lâche et de servilement bas. Les grandes boucles d'argent qui reluisaient sur ses souliers, le col étroit qui emprisonnait son cou comme un carcan de fer, ajoutaient à la première impression produite par son aspect un air précis, froid et terriblement méthodique pour l'imagination d'un enfant.

Le regard rapide de ses yeux de faucon, sous ses lunettes relevées, tomba d'abord sur mon père, et, quand il nous eut également examinés, il comprit sans doute le but de notre visite, car il avança une chaise à mon père, et d'un signe brusque et impératif il nous engagea tous deux à nous asseoir.

—Monsieur, dit mon père après avoir répondu à la profonde salutation du petit homme, vous êtes, je crois, monsieur Sayers?

—Oui, monsieur.

—Pouvez-vous disposer de deux places dans votre pension?

—Certainement, monsieur.

—Eh bien! répliqua mon père, maintenant, monsieur, voulez-vous vous charger de ces indomptables vagabonds qui me rendent fort malheureux, car il m'est impossible d'en obtenir respect et obéissance? Celui-ci, continua mon père en me désignant, fait plus de mal, cause plus de tourments et de discorde dans ma maison que ne le font ici, bien certainement, vos soixante pensionnaires.

En entendant ces paroles, le pédagogue remit ses lunettes sur le bout pointu de son nez, et me regarda en dessous. Ses deux mains se joignirent comme rapprochées par l'étreinte d'un bouleau correcteur, et il jeta à mon père un coup d'œil oblique.

—Ce mauvais garçon, ajouta mon père, qui comprit l'éloquente réponse de son interlocuteur, a un naturel féroce, sauvage; je le crois incorrigible.

Un petit ricanement déplissa les lèvres froncées du maître.

—Incorrigible! s'écria-t-il en faisant un pas vers moi.

—Oui, et tout à fait. Il montera un jour sur l'échafaud si vous ne fouettez énergiquement le diable qu'il a dans le corps. Je l'ai vu commettre ce matin un acte de déloyauté, d'insubordination, de félonie, pour lequel il mérite la corde. Mais je me contente de satisfaire ma juste fureur par son exil, et c'est, je vous assure, trop d'indulgence. Mon fils aîné, que voici, est déjà gâté par les insinuations de ce vaurien, dont il a eu la faiblesse de se faire le complice. Cependant il y a plus à espérer de sa nature, qui est douce, tranquille, et que le travail polira complétement.

Quand mon père eut enfin achevé la longue énumération de nos crimes, dont je supprime les trois quarts, il prit avec M. Sayers les arrangements indispensables, nous recommanda encore chaleureusement à toutes les rigueurs de sa domination et sortit du parloir sans même nous regarder.

Je souffris mortellement de cet insensible abandon, et je restai bouche béante, immobile, terrifié, ne comprenant que trop la cruauté de la conduite de mon père, qui nous arrachait sans commisération du lieu de notre enfance, des bras de notre mère, dont il ne nous avait même pas été permis de rencontrer le regard. Cet exil, ce pouvoir étranger, cette maison à l'extérieur horrible, me causaient une si vive impression, que je ne m'aperçus pas que j'étais poussé par M. Sayers dans une vaste et triste cour, au milieu d'une quarantaine d'enfants. En les voyant tous, grands et petits, se grouper autour de moi, en entendant leurs questions déplacées, leurs rires moqueurs, je repris mes sens, et je souhaitai de toutes les puissances de mon âme que la terre s'entr'ouvrît pour me dérober à leur insolente inspection et à la misérable existence qui m'était promise.

Le cœur gonflé par les larmes que je n'osais répandre, je demandai intérieurement au ciel, avec une énergie bien au-dessus de mon âge, la fin de ma vie, et je venais d'atteindre à peine ma neuvième année!

Eh bien! si à cette époque il m'eût été permis d'apercevoir l'avenir qui m'attendait, je me serais brisé la cervelle contre le mur auquel je m'appuyai, morne, stupide de chagrin, sans voix et sans regard.

Le caractère tranquille et doux de mon frère le rendait capable de supporter patiemment sa destinée; mais sa figure pâle et triste, mais l'imperceptible tremblement de ses mains, la lourdeur de ses paupières, la faiblesse de sa voix, montraient que, si nos souffrances étaient dissemblables dans l'expression, elles avaient la même force et nous oppressaient également le cœur. Quoique je me sois constamment trouvé malheureux pendant mes deux années de collége, les douleurs qui marquèrent le premier jour de mon installation se sont plus fortement encore que les autres gravées dans mon souvenir. Je me rappelle que le soir, au souper, il me fut impossible de porter jusqu'à mes lèvres, tremblantes de fièvre, l'immonde nourriture qui nous fut servie en portions d'une cruelle mesquinerie.

Je ne trouvai un peu de soulagement que dans le misérable grabat qui me fut assigné loin de mon frère, car déjà on nous séparait.

Lorsque les lumières furent éteintes, et que les ronflements de mes nouveaux camarades m'eurent laissé en pleine liberté, je me pris à pleurer amèrement, et mon oreiller se mouilla de mes larmes. Si le frôlement d'une couverture ou la respiration d'un dormeur éveillé troublait le silence, j'étouffais vivement le bruit de mes sanglots; et la nuit s'écoula dans l'épanchement de cette surabondante douleur.

Je m'endormis vers le matin; mais cette heure de repos fut courte, car au point du jour on m'éveilla brusquement, et sitôt habillé il fallut descendre dans les salles d'étude.

Les enfants élevés sous l'oppression brutale, cruelle et absolue d'un maître sans cœur, perdent complétement les bons instincts qui gisent au fond des natures en apparence les plus mauvaises. La brutalité leur révèle leurs forces, les décuple pour le mal, en comprimant les efforts généreux qu'elles pourraient leur faire entreprendre si elles étaient doucement dirigées vers le bien. Mais la parole sans réplique d'une volonté supérieure par ordre, et non par mérite, mais la froide cruauté des punitions, souvent injustes, en aigrissant le caractère à peine formé d'un enfant, étouffe ses bonnes dispositions, en donnant naissance à la ruse, à l'égoïsme et au mensonge, car ce sont alors les seuls moyens de défense qu'il puisse opposer à d'indignes traitements.

Après le sonore appel de la cloche qui nous réunissait dans la salle, le professeur parut, sa férule à la main. C'était encore, comme le maître de la maison, un pédagogue du vieux temps, à l'air dur, à la physionomie froide, revêche, ennuyée. Il avait aussi une croyance absolue dans l'efficacité des coups, et la prouvait continuellement en les employant dans toutes les circonstances où la sagesse de l'élève paraissait douteuse. Cette pension, dans laquelle on n'entendait depuis le matin jusqu'au soir que des cris, des pleurs, des murmures de rébellion et des sanglots d'épouvante, ressemblait bien plus à une maison de correction qu'à une académie de sciences; et quand je songeais aux recommandations qu'avait faites mon père de ne point m'épargner la verge, je sentais dans tout mon corps un vif tressaillement, et mon cœur palpitait d'effroi.

Comme mon temps de pension a été, depuis le premier jusqu'au dernier jour, une horrible souffrance, je suis obligé d'en raconter les détails, non-seulement parce qu'elle a cruellement influé sur mon caractère, mais encore parce que ces rigueurs des maisons d'enseignement, quoique bien modérées aujourd'hui, sont cependant encore commises à la sourdine sur les enfants pauvres, ou qu'un motif de haine particulière livre à la tenace rancune d'un professeur.

Pour suivre à la lettre les ordres de mon père, on me fouettait tous les jours, et à toutes les heures une volée de coups de canne m'était administrée. Je m'étais habitué si bien à ces horribles traitements que j'y étais devenu insensible, et que les heureuses améliorations qu'ils apportèrent dans mon caractère furent de le rendre entêté, violent et fourbe.

Mon professeur proclama enfin que j'étais l'être le plus sot, le plus ignare et le plus incorrigible de la classe. Sa conduite à mon égard prouvait et motivait la vérité de ses paroles. Car ses plus terribles punitions ne faisaient naître en moi qu'un âcre ressentiment, sans même m'inspirer le désir de m'y soustraire par un peu d'obéissance. J'étais devenu non-seulement insensible aux coups, mais à la honte, mais à toutes les privations. Si mes maîtres se fussent adressés à mon cœur, si le sentiment de ma dégradation intellectuelle m'eût été représenté avec les images du désespoir que je pouvais répandre dans la vie de ma mère, mon esprit se fût plié à des ordres amicalement grondeurs; mais la bonté, la tendresse étaient bien inconnues à des êtres qui martyrisaient sans pitié un misérable enfant. Et, sous le joug du despotisme sauvage qui me courbait comme un esclave exécré, j'ajoutai à tous les mauvais instincts de ma nature, si indignement asservie, une obstination contre laquelle se brisaient toutes les volontés.

Je devins encore vindicatif, et, par d'injustes représailles, brutal et méchant envers mes camarades, sur lesquels je déchargeais ma colère... La peur me gagna non leur amitié, mais leur respect, et si je n'étais pas supérieur à tous par mon application ou mes progrès dans l'étude, je l'étais du moins par la force corporelle et par l'énergie de ma volonté. J'appris ainsi ma première leçon, de la nécessité de savoir se défendre et ne compter que sur soi-même. À cette rigide école mon esprit gagna une force d'indépendance que rien ne put ni comprimer ni affaiblir. Je grandissais en courage, en vigueur d'âme et de corps, dans mon étroite prison, comme grandit, malgré le vent destructeur des tempêtes, un pin sauvage dans la fente d'un rocher de granit.


IV

En augmentant de vigueur, mes forces corporelles me rendirent adroit et leste dans tous les jeux et dans tous les exercices de la gymnastique. J'acquis en même temps la malice, la finesse et la rouerie d'un singe. Résolu à ne jamais rien apprendre, je réservais pour le plaisir toute la vivacité, toute la fougue de mon esprit; je dominais si entièrement mes camarades, qu'ils me choisirent pour chef dans tous leurs complots de rébellion. Lorsque je fus certain de l'ascendant que j'avais sur eux, je songeai à la possibilité de me venger de M. Sayers; mais, avant d'arriver à lui, je voulus essayer ma puissance sur le sous-maître. Après avoir fait un choix parmi les élèves les plus forts et les plus intrépides, je leur communiquai mon intention, à laquelle ils applaudirent avec des transports de joie et de reconnaissance.

Tout bien projeté, discuté, arrangé, nous attendîmes la première sortie.

Une fois par semaine, on nous faisait faire dans la campagne une longue promenade, et le pédagogue désigné pour être le support de notre colère était d'ordinaire le surveillant qui nous accompagnait.

Le jour de sortie arriva le surlendemain, à la grande satisfaction de notre impatience. Nous partîmes joyeusement pour la campagne, et le maître arrêta notre course sous l'ombre d'un grand bois de chênes et de noisetiers. Les élèves qui ignoraient le complot se dispersèrent dans le taillis, tandis que ceux qui étaient initiés à la préparation de la bastonnade attendirent le signal en armant leurs mains du bouleau vengeur. Le sous-maître s'était solitairement assis, un livre à la main, sous l'ombre d'un arbre. Nous approchâmes de lui en silence, et lorsque la position de la bande en révolte m'eut assuré la victoire, je sautai sur notre ennemi, que je maintins immobile en le saisissant par les bouts de sa cravate nouée en corde. Au cri d'effroi et au geste violent qu'il fit pour se dégager de ma furieuse étreinte, mes compagnons tombèrent les uns sur ses jambes, les autres sur ses bras, et nous réussîmes, après de prodigieux efforts, à le jeter sans défense sur le gazon. Nous eûmes alors l'indicible plaisir de lui rendre largement les coups que nous en avions reçus, entre autres un échantillon du fouet dont il garda longtemps le visible souvenir.

Je fus aussi insensible à ses cris, à ses prières et à ses plaintes, qu'il l'avait été aux sanglots de mes souffrances et je laissai à demi mort de rage, de honte, d'indignation et de douleur.

À notre retour au collége, notre maître et pasteur (car M. Sayers était ecclésiastique) resta stupéfait en entendant la narration de notre conduite: il commença à comprendre jusqu'à quel point nous étions irrités contre les règlements de sa maison, et de quels emportements la colère nous rendait capables. L'idée terrible que le sous-maître lui donna de ma violence éveilla la crainte que la sainteté de sa vocation et de sa robe sacerdotale ne fût pas plus respectée que ne l'avait été le grade de premier maître d'étude. M. Sayers comprit qu'ayant une fois goûté les douceurs de la victoire, nous serions assez présomptueux pour refuser nettement d'obéir à ses ordres, que le mauvais exemple de ma rébellion et mon influence pernicieuse, en encourageant les élèves dans l'indiscipline, nuiraient à son autorité, qui deviendrait alors de jour en jour plus faible et plus chimérique.

Ce châtiment si durement infligé au professeur confondit son esprit en lui ouvrant les yeux sur la nécessité de prendre, pour préserver l'avenir, des mesures fermes et décisives: il lui conseilla de faire un exemple en me punissant sévèrement avant que je devinsse assez audacieux pour comploter quelque méchanceté contre lui. Sa prévoyance et ses précautions étaient trop tardives.

À la classe du soir, le lendemain, M. Sayers entra, et s'assit sur l'estrade à la place du maître. Quand il eut promené sur nous son œil de faucon, redressé ses lunettes, il m'appela d'une voix dure. Comme de jeunes chevaux qui viennent d'apprendre tout nouvellement leur force et leur pouvoir, les élèves bondissaient sur leurs siéges, et les énergiques soufflets appliqués par les professeurs n'arrêtaient pas leur turbulente agitation. J'escaladai mon banc, et je parus devant M. Sayers, non pas comme autrefois, pâle, tremblant, mais le regard hautain, le pied ferme, le front calme, et, par moquerie de la tenue de mon juge, audacieusement renversé en arrière. L'air sévère du prêtre ne me fit pas rougir. Mon œil se fixa hardiment sur le sien, et j'attendis son accusation avec arrogance.

Après avoir froidement écouté le récit de ma faute, je répondis en énumérant les griefs que j'avais à venger, et je plaidai, non pas ma cause, mais celle de mes camarades. Sans attendre la fin de ma défense, M. Sayers me frappa à la figure, et cela si violemment, que mes dents s'entrechoquèrent. Je devins furieux, et par un effort soudain, plutôt irréfléchi que calculé, je saisis le féroce directeur par les jambes, je le renversai en arrière, et il tomba lourdement sur la tête. Les professeurs accoururent à son secours, mais les élèves ne firent pas un geste; ils ricanaient entre eux, attendant avec anxiété le résultat de ma brusque revanche. Peu désireux d'être saisi par le sous-maître déjà bâtonné, qui, entre la peur que je lui inspirais et ses devoirs envers son chef, demeurait irrésolu, je m'élançai hors de la classe.

J'avais pris depuis longtemps la détermination de quitter le collége; l'invincible effroi que m'inspirait mon père avait toujours mis un sérieux obstacle à ce projet. Mais en me promenant dans la cour du pensionnat, je résolus de ne jamais y remettre les pieds, et de m'évader le soir même. Depuis deux ans que duraient mes souffrances, elles avaient tellement accablé ma patience, qu'il était impossible de songer à la mettre plus longtemps à l'épreuve. J'étais désespéré, et par conséquent sans espoir de résignation et sans peur de personne.

Vers la nuit tombante, je reçus l'ordre par un domestique de rentrer dans la maison; l'impossibilité d'un départ subit me contraignait forcément à l'obéissance, et, après quelques minutes d'hésitation, je le suivis sans réplique.

Un des professeurs m'enferma sans mot dire dans une chambre élevée de la maison, et, à l'heure du souper, on me donna un morceau de pain. C'était un pauvre repas, mais celui que nous faisions ordinairement n'était pas meilleur.

Le lendemain, je ne vis que la servante; elle m'apporta encore la maigre pitance du régime des prisonniers.

Le soir de ce même jour, on me laissa, sans doute par inadvertance, un bout de chandelle pour me coucher.

Une idée affreuse me vint à l'esprit; mais elle ne fut point dictée par un désir de vengeance: ce fut plutôt l'espoir de conquérir ma liberté.

Je pris cette chandelle, et j'enflammai les rideaux de mon lit: le feu se propagea rapidement, et sans même avoir la pensée de m'enfuir, je regardais les progrès avec un plaisir joyeux et enfantin.

Après avoir consumé les rideaux, le feu gagna le lit, la boiserie, les meubles, et la chambre devint le centre d'un violent incendie.

Je commençais à suffoquer de chaleur et d'étourdissement, car une épaisse fumée obscurcissait par intervalles la brillante clarté des flammes. Le domestique vint reprendre sa chandelle; à son entrée, le vent s'engouffra par la porte et augmenta rapidement l'intensité du feu.

—Georges, criai-je au domestique, dont la peur avait paralysé les mouvements, vous m'avez dit que, malgré le froid, je me passerais de feu; eh bien, j'en ai allumé un moi-même.

Le valet me prit sans doute pour un démon, car il s'enfuit en jetant des rugissements d'épouvante et d'alarme. On accourut; l'incendie fut rapidement éteint, mais il avait entièrement dévoré les meubles. Je fus transporté dans un autre appartement, et un homme resta toute la nuit pour me surveiller. Cette précaution me rendit extrêmement fier, et doubla, à mes yeux, la terrible crainte que j'inspirais. Cependant, lorsque j'entendais appeler mon action sacrilége, blasphème, frénésie, j'en restais un peu surpris, car je n'en comprenais pas le sens. On me laissa entièrement seul pendant toute la journée, et, à mon grand étonnement, je ne vis point mon révérend professeur; sans doute, il se ressentait encore de sa chute sur la tête. Mes maîtres défendirent expressément aux élèves de pénétrer jusqu'à moi, et cette recommandation se montra encore plus sévère à l'égard de mon frère, auquel on assura que j'étais un être maudit, et que mon contact serait sa perdition.

Le lendemain de cette mémorable journée, je fus reconduit sous bonne garde au domicile paternel. Fort heureusement pour mes épaules, mon père était absent, car une fortune imprévue et considérable venait de lui être léguée.

À son retour au logis, il feignit d'ignorer la cause de mon renvoi du collége; soit parce que son humeur morose s'était adoucie dans son enchantement d'hériter, soit par mesure politique; toujours est-il qu'il ne me parla nullement de mon aventure.

Un jour, en sortant de table, il dit à ma mère:

—Je crois, madame, que vous avez un peu d'influence sur l'indomptable caractère de votre fils. Donnez-lui vos soins, je vous prie, car je suis fermement résolu à ne jamais m'occuper de lui. S'il veut se conduire raisonnablement, gardez-le ici, sinon il faut songer à lui trouver un autre domicile. J'avais à cette époque à peu près onze ans.

Après une assez vive discussion sur le prix fabuleux qu'avaient coûté mes deux années de collége, mon père finit par conclure qu'il avait eu bien tort de sacrifier tant d'argent, parce qu'il eût été tout aussi bien de m'envoyer à l'école de la paroisse, à laquelle il était obligé de contribuer. Et pour connaître le bénéfice que cet onéreux déboursé de pension avait pu rapporter en savoir, il se tourna vers moi et me dit brusquement:

—Eh bien! monsieur, qu'avez-vous appris?

—Appris? répondis-je en hésitant, car je craignais les suites de sa question.

—Est-ce la manière de répondre à votre père, lourdaud? Parlez plus fort, et dites monsieur. Me prenez-vous pour un laquais? continua-t-il en élevant sa voix jusqu'à un rugissement.

Cette expression furibonde chassa de ma tête le peu de science que le maître m'avait enseignée avec des coups et des punitions abominables.

—Qu'avez-vous appris, canaille? redit mon père, que savez-vous, imbécile?

—Pas grand'chose, monsieur.

—Parlez-vous latin?

—Latin? monsieur, je ne sais pas le latin.

—Vous ne savez pas le latin, idiot? comment, vous ne le savez pas? mais je croyais que vos professeurs ne vous enseignaient que cela.

—Autre chose encore, monsieur, le calcul.

—Eh bien! quels progrès avez-vous faits en arithmétique?

—Je n'ai pas appris l'arithmétique, monsieur, mais le calcul et l'écriture.

Mon père avait l'air encore plus stupéfait que grave. Cependant, malgré l'étrangeté de ma réponse, il continua son interrogatoire.

—Pouvez-vous faire la règle de trois, sot que vous êtes?

—La règle de trois, monsieur?

—Connaissez-vous la soustraction, nigaud? répondez-moi: ôtez cinq de quinze, combien reste-t-il?

—Cinq et quinze, monsieur; et, comptant sur mes doigts, en oubliant le pouce, je dis: cela fait... dix-neuf.

—Comment, sot incorrigible, s'écria furieusement mon père, comment! Voyons, reprit-il avec un calme contraint, savez-vous votre table de multiplication?

—Quelle table, monsieur?

Mon père se tourna vers sa femme et lui dit:

—Votre fils est complétement idiot, madame; il est fort possible qu'il ne sache seulement pas son nom; écrivez votre nom, imbécile.

—Écrire, monsieur; je ne puis pas écrire avec cette plume, car ce n'est pas la mienne.

—Alors, épelez votre nom, ignorant, sauvage!

—Épeler, monsieur?

J'étais si étourdi, si confondu, que je déplaçai les voyelles.

Mon père se leva, exaspéré de colère; il renversa la table, et se meurtrit les jambes en essayant de me donner un coup de pied.

Mais j'évitai cette récompense de mon savoir en me précipitant hors de l'appartement.


V

Malgré son augmentation de fortune, mon père n'augmenta pas ses dépenses. Bien au contraire, il établit un système d'économie plus sévère encore que celui qui régissait sa maison à l'époque de ses désastres. Il éprouvait plus de bonheur dans la sourde accumulation de ses richesses qu'il n'en avait jamais ressenti dans le cours de son existence, dont la jeunesse avait été pourtant si joyeusement occupée. L'unique symptôme de vivacité d'esprit et d'imagination que montra encore mon père, au milieu des soucis abrutissants de l'avarice, était dans l'élévation fabuleuse de ses châteaux en Espagne; mais, heureusement pour lui, ses chimères étaient posées sur un piédestal plus solide que celles de la généralité des visionnaires. Les lingots, l'argent monnayé, les terres, les maisons, enfin tout ce qui a une valeur positive et réelle, étaient les objets de ses rêves, l'unique espoir de son ambition.

À ce travail de tête se joignit bientôt le travail plus sérieux de l'arithméticien. Mon père fit l'acquisition d'un petit livre tout rempli de règles de calcul, et sur lequel il chiffra, à un sterling près, la valeur relative de toutes les fortunes dont il pouvait espérer une parcelle. En écrivant sur les marges de ce précieux volume, son inséparable compagnon, le nom de ses parents, de ceux de la famille de sa femme, il y joignit leur âge, leur filiation, l'état moral, physique et financier de leur position; et quand il se fut rendu un compte exact de la valeur de chacun, en faisant la part des maladies, des accidents, de la goutte, il décida qu'on entretiendrait avec les riches une correspondance suivie et amicale, mais que les pauvres seraient entièrement expulsés du cercle des relations familières.

Comme mon père ne se trouvait jamais dans la dure nécessité d'emprunter de l'argent, il éprouvait une horreur profonde pour ceux qui avaient ce triste besoin, et cette horreur doubla son antipathie pour la générosité, car il lui était difficile de débourser sans tristesse même la valeur d'un penny. Si, par le hasard de ses relations, mon père se rencontrait avec des gens dont il fût présumable ou prouvé que la position était précaire, il se lançait alors dans de graves discours sur la cherté des vivres, sur ses obligations personnelles, sur la prévoyance de l'avenir. Toute cette phraséologie était entremêlée de proverbes, de citations faisant preuves, du récit fabuleux des plus fabuleuses tromperies. En ajoutant à cela le témoignage de son dédain pour les pauvres et de son horreur pour l'aventureuse condescendance de prêteur, il épouvantait les plus hardis, et on renonçait promptement à tenter une inutile démarche; car le vol, les tortures de la faim ou le suicide étaient préférables à l'insolent refus de mon père, dont la fortune et l'avarice avaient fermé le cœur.

Nous ne nous sommes jamais mis à table sans un discours en trois points sur l'économie. Ce discours produisait l'effet ordinaire des remontrances et des sermons sur ma nature toujours en révolte. Je prenais l'ordre, la parcimonie, la prévoyance en dégoût, me jurant en mon âme d'être toujours généreux, prodigue et dépensier.

L'excessive mesquinerie de nos repas, en me faisant souffrir la faim, m'indiqua la ruse et le vol comme les remèdes à opposer aux tiraillements de mon estomac. Je m'emparai donc sans scrupule des fruits, du vin, des confitures, pour lesquelles j'avais un goût particulier, et j'arrivai à satisfaire, non sans quelques soufflets, lorsque j'étais pris la tête dans un bol de crème, mon appétit toujours en éveil.

Un jour cependant je jouai tout à fait de malheur, car les élans contradictoires de ma générosité, sans cesse en lutte avec l'avarice de mon père, m'attirèrent une scène semblable à celles dans lesquelles mon maître, M. Sayers, jouait le premier rôle, celui du plus fort. Mon action parut si monstrueuse à mon père, qu'il maudit la destinée de lui avoir donné un fils si infâme, et afin que mon exemple ne nuisît plus à mes frères et ne le ruinât pas entièrement, il résolut de se débarrasser de moi.

Le crime odieux que j'avais commis, crime que mon père n'a jamais ni oublié ni pardonné, était celui d'avoir pris dans le buffet un pâté de pigeons, et d'avoir donné pâté et plat à une pauvre vieille femme qui se mourait de faim. Après son succulent dîner, la trop consciencieuse vieille rapporta le contenant vide du contenu, et cette démarche fit ma perte.

Je maudis de tout mon cœur l'honnêteté de la pauvresse, et, depuis cette époque, il m'est impossible de supporter les vieilles femmes.

Appelée devant mon père, la mendiante écouta silencieusement ses cris, ses reproches, ses menaces de la faire enfermer dans une maison de correction; puis, lorsque mon père se fut épuisé devant cette statue, qui paraissait sourde et muette, il la chassa, et me fit avancer près de lui.

—Vous êtes plus qu'un voleur, me dit-il d'une voix de stentor, vous êtes un criminel endurci, un monstre!

Et il accompagna ces paroles de soufflets et de coups de pied.

Je me tins ferme, aussi ferme que je m'étais tenu autrefois devant les fureurs de M. Sayers. J'avais tellement appris à souffrir, que les coups effleuraient à peine ma peau, épaissie et durcie par de nombreuses cicatrices.

Lorsque les pieds et les mains de mon père furent fatigués de cet exercice, il me dit furieusement:

—Hors d'ici, vagabond, hors d'ici!

Mais je ne bougeai pas, et je soutins d'un œil froid et intrépide le sanglant regard de ses yeux injectés de sang.

De peur qu'on ne s'imagine que j'étais réellement un mauvais sujet et que cet excès de sévérité était urgent pour corriger mes défauts, je dirai que mes frères et mes sœurs ont été gouvernés avec la même barre de fer. La seule différence qui existât entre nous était qu'ils se soumettaient avec patience à ces durs traitements, tandis que rien, ni coups ni sermons, n'avait d'influence sur moi, et que mon insubordination exaspérait mon père. Mais pour montrer entièrement la férocité de son cœur, un seul trait suffira.

Quelques années après l'histoire du pâté de pigeons, mon père résidait à Londres. Il avait toujours eu l'habitude d'accaparer pour lui seul une chambre de la maison dans laquelle il serrait soigneusement les choses qu'il aimait, comme les vins rares, les conserves étrangères, les cordiaux. Ce sanctum sanctorum était une chambre du rez-de-chaussée ayant un abat-jour au-dessus de la fenêtre. Une après-midi, les enfants de nos voisins s'amusaient à jouer, quand tout à coup ils eurent la maladresse d'envoyer leur balle sur le toit plombé de la maison mystérieuse. Deux de mes sœurs, âgées de quatorze à seize ans, mais en apparence déjà de grandes et belles jeunes filles, coururent à la fenêtre du salon pour essayer d'attraper la balle. La plus jeune glissa sur le toit et fut précipitée, au travers de l'abat-jour, sur les bouteilles et les pots qui étaient placés sur une table au-dessous. La pauvre enfant fut horriblement blessée: ses mains, ses jambes et sa figure étaient toutes meurtries, et elle a longtemps conservé les traces de cette effrayante chute.

Au cri d'alarme de ma sœur aînée, ma mère courut à la porte de la chambre, essayant de l'ouvrir avec toutes les clefs de la maison, mais n'osant en forcer la serrure. Pendant ces infructueux efforts, la pauvre enfant pleurait en demandant du secours. Si j'avais été là, j'aurais enfoncé la porte, malgré la défense expresse qu'avait faite mon père de ne jamais pénétrer dans la chambre bleue. Enfin, ma pauvre sœur attendit l'arrivée de mon père, qui était à la chambre des communes, dans laquelle il siégeait. Quel admirable législateur! À sa rentrée, ma mère l'informa de l'accident survenu, en mettant toute la faute sur la maladroite exigence des voisins; mais, sans écouter ses tremblantes explications, mon père se dirigea à grands pas vers sa chambre.

Au bruit sonore de cette rapide approche, l'innocente coupable réprima ses sanglots; et lorsqu'elle parut devant son juge, pâle, effrayée, la figure pleine de larmes rougies par le sang de ses blessures, elle reçut un soufflet et fut chassée de l'appartement.

Lorsque mon père se trouva seul, il transvasa en soupirant le vin qui restait encore dans les bouteilles cassées.


VI

Ma famille manifesta le désir de m'envoyer à l'université d'Oxford, car un de mes oncles avait à sa disposition plusieurs bénéfices, et mon père eût été désolé d'en perdre les avantages; mais, soit dans la crainte d'être obligé d'entrer en lutte avec l'insubordination de mon caractère, soit dans le désir de connaître sérieusement mes goûts, ma famille usa d'un meilleur procédé que celui par lequel elle m'avait conduit chez M. Sayers. Mon père daigna me consulter sur l'urgence de ce prochain départ; mieux encore, il voulut bien en préciser le lieu et me présenter l'image de ma future position sous l'aspect le plus séduisant.

Malheureusement pour la réalisation des espérances de mon père, je réfutai ses arguments à l'aide d'une parole si ferme et avec des manières si éloignées de toute concession, qu'il comprit enfin que je ne serais jamais guidé dans ma conduite ni par l'égoïsme ni par l'intérêt personnel.

À ma grande joie, je fus quelques jours après conduit à Portsmouth et embarqué comme passager sur un vaisseau de ligne nommé le Superbe, qui allait rejoindre à Trafalgar l'escadre de Nelson.

Le Superbe était commandé par le capitaine Keates. De Portsmouth, nous mîmes à la voile pour Plymouth, afin de prendre à bord l'amiral Duckworth; mais un ordre de l'amiral contraignit le vaisseau à stationner trois jours dans la rade, et ces trois jours furent employés par les officiers à maugréer tout bas contre un ordre qui retardait la satisfaction de leur vif désir d'être joints à l'escadre, et par les matelots à transporter sur le bâtiment des moutons et des pommes de terre de Cornwall, destinés à la table de l'amiral.

Ce maudit délai jeta tout l'équipage dans le désespoir, car nous rencontrâmes la flotte de Nelson deux jours après sa victoire immortelle.

J'étais bien jeune à cette époque mémorable de ma vie, et cependant je fus vivement impressionné par la scène qu'amena l'approche du schooner le Pickle, qui portait les premières dépêches de la bataille de Trafalgar et le récit circonstancié de la mort du héros. Le commandant du schooner brûlait d'une si ardente impatience pour être le premier à porter la grande nouvelle en Angleterre, que nos signaux furent vainement aperçus; il n'arrêta pas sa course, et nous nous trouvâmes dans l'obligation de nous détourner de notre route pendant plusieurs heures pour lui donner la chasse, afin de le contraindre à venir sur notre vaisseau.

Le capitaine Keates reçut le commandant sur le pont, et lorsque d'une voix tremblante il lui demanda des nouvelles de l'escadre, je me trouvais à côté de lui. Un profond silence régnait partout; les officiers se tenaient immobiles, pâles et frémissants, à quelques pas de leur chef, qui marchait sur le pont tantôt avec une précipitation fiévreuse, tantôt avec un calme d'écrasant désespoir.

Bataille, Nelson, vaisseaux, étaient les seules paroles intelligibles que pouvaient recueillir les oreilles avides de ces jeunes officiers, bouillants d'impatience et d'ardeur. Le capitaine trépignait, le sang avait jailli à sa figure, et sa voix haletante saccadait les interrogations.

L'amiral Duckworth, retiré dans sa cabine, attendait le résultat des ordres qu'il avait donnés d'arrêter le schooner. Son humeur irritable et violente s'était justement exaspérée du refus d'obéissance qu'avait opposé le commandant à son pressant appel; dès qu'il fut instruit de l'arrivée du schooner, il fit demander le capitaine. Mais Keates n'entendit ni l'ordre ni même la voix qui le transmettait, car il s'appuyait chancelant contre une batterie; et, frappé au cœur, il méconnut pour la première fois la voix de son chef.

—Maudite destinée! murmurait sourdement le capitaine, déplorable délai qui nous enlève la gloire d'avoir participé à la plus magnifique bataille, au plus illustre combat de l'histoire navale!

Un nouvel ordre de l'amiral, qui bouillait de rage et d'impatience, interrompit le sombre monologue du capitaine.

Je suivis Keates dans la cabine du chef, et je m'arrêtai derrière lui sur le seuil de la porte violemment ouverte par l'amiral.

—Une grande bataille vient d'avoir lieu à Trafalgar, dit le capitaine d'une voix basse et entrecoupée par l'émotion, les flottes combinées de la France et de l'Espagne sont entièrement détruites, et Nelson a rendu le dernier soupir. Après un court silence, le capitaine ajouta d'un ton plein d'amertume:

—Si nous n'avions pas perdu trois jours à Plymouth, nous serions au nombre des vainqueurs... Le commandant du schooner vous supplie, monsieur, de ne pas le retenir, de ne pas détruire ses espérances comme vous avez détruit les nôtres...

L'amiral pâlit; mais, sachant qu'il méritait les reproches, il ne fit aucune observation et monta sur le tillac pour interroger le commandant du schooner, qui ne répondit aux questions de Duckworth que par des monosyllabes.

Irrité contre lui-même et contre son entourage, l'amiral renvoya le messager et fit déployer toutes les voiles, afin de réparer par la marche d'une double vitesse les heures qu'il venait de perdre.

Pendant l'exécution de cette manœuvre, l'amiral se promena seul au milieu des officiers, qui gardaient tous un profond silence, et dont les physionomies exprimaient la tristesse et le mécontentement.

Placé au centre de cette désolation, j'en subis l'atteinte, et sans me rendre un compte bien exact du motif de mon chagrin, je m'affligeai avec tout l'équipage.

Le lendemain matin, nous rencontrâmes quelques vaisseaux de la flotte victorieuse; notre amiral communiqua avec eux, et reçut des dépêches du général Callingevood, qui mettait aux ordres du Superbe six vaisseaux de ligne, pour l'aider dans la poursuite des débris de la flotte vaincue. Au nombre de ces vaisseaux se trouvait celui sur lequel je devais prendre une place d'élève: j'y fus donc transbordé.

Il n'est pas nécessaire de dépeindre les misères de l'existence d'aspirant de marine, je les trouvai moindres que celles que j'avais supportées à la pension Sayers, et préférables aux bastonnades de mon père. Du reste, je dois dire en toute franchise que je fus traité par mes supérieurs et même par mes camarades avec une rare bonté, et que cet entourage d'extérieure affection me fit trouver heureux un temps de dure servitude.

—L'inutilité de nos poursuites contre les flottes alliées nous obligea à voguer vers Portsmouth, et la traversée fut très-orageuse; les vaisseaux étaient la plupart démâtés, et le nôtre avait subi des atteintes plus graves; car, fracassé par les boulets ennemis, le pont supérieur était presque incendié. Ce galant vaisseau, qui peu de jours auparavant faisait voltiger ses voiles jusque dans les nuages, tandis qu'il s'avançait fièrement sur les flottes réunies, que l'on nommait avec ostentation les invincibles, était maintenant—quoique son victorieux drapeau flottât encore dans les airs—entraîné çà et là à la miséricorde du vent et des flots. Enfin, après des travaux et des dangers inouïs, et au milieu des acclamations de triomphe de tous les navires auprès desquels nous passions, nous arrivâmes en sûreté à Spithead.

Quelle scène de joie, quel accueil enthousiaste, quel attendrissement universel célèbrent notre débarquement! Du vaisseau au rivage il y avait un pont de bateaux, et chacun s'efforçait d'arriver jusqu'à nous. Des personnes mourantes d'angoisse et d'inquiétude demandaient d'une voix tremblante et passionnée un père, un frère, un fils chéri, un mari adoré. Ces appels étaient suivis ou par un cri de joie délirante, ou par les sanglots déchirants d'un pauvre infortuné qui retournait seul au rivage.

Après les transports de félicitations qui réunirent les amis aux amis, les parents aux parents, vint se faire entendre la voix nasillarde des usuriers juifs, qui offraient aux matelots, d'une main crochue, des poignées d'or en échange de leur part de butin. Aux juifs succédèrent les enfants, les femmes et les parents des matelots; toute une population, tout un peuple qui ne poussait qu'un cri de bonheur; enfin, avec les provisions fraîches, une nuée de femmes de mauvaise vie envahit le vaisseau comme les sauterelles d'Égypte.

Ces femmes arrivèrent en une si prodigieuse quantité, que de huit mille qui demeuraient à cette époque à Portsmouth et à Gaspart, il n'en resta pas plus d'une douzaine dans les deux villes. En peu de temps elles eurent achevé ce que les flottes ennemies avaient menacé de faire, c'est-à-dire de prendre possession de l'escadre de Trafalgar.

Je me rappelle que le lendemain, pendant qu'on déchargeait le vaisseau, ces effrontées pécheresses enlevèrent les trois canons de 32, et je pense qu'il y en avait bien trois ou quatre cents qui viraient le cabestan.

Aussitôt notre débarquement opéré, le capitaine Morris écrivit à mon père pour lui demander ce qu'il fallait faire de moi, puisque son vaisseau, hors de service, était obligé de rester en rade.

Mon père répondit que, bien déterminé à ne pas me recevoir dans sa maison, il priait le capitaine de m'envoyer de suite dans l'école de navigation du docteur Burney.

Je fus épouvanté à l'annonce de cette nouvelle; je pensais en avoir fini avec les pensions; car, pour moi, elles ressemblaient toutes à celles du collége Sayers. Je pressentis donc une vie de pénitences imméritées et d'impitoyables tortures.

Le capitaine Morris, qui souffrait d'une cruelle blessure, fut obligé de quitter le vaisseau, et il me plaça, avec deux autres enfants de mon âge, sous la surveillance d'un contre-maître qui nous amena avec lui à Gaspart. Ce marin avait reçu l'ordre du capitaine de nous conduire dans la maison du docteur Burney.


VII

Le vieux Noé et sa famille hétérogène, en mettant le pied in terra firma, ne ressentirent point, bien certainement, un plaisir plus vif que celui qui nous remplit le cœur lorsque nous quittâmes le vaisseau. Le visage du contre-maître, qu'une longue habitude d'obéissance et à la fois d'autorité avait rendu impassible et grave comme une figurine de bois, venait de s'épanouir et ressemblait à celui d'un joyeux bouffon.

Il regardait autour de lui avec autant de majesté que s'il eût été conquérant et possesseur de l'île entière. Comme le vieux brave traitait de trahison et de blasphème l'expression pensive ou morose d'un débarqué, il se tourna brusquement vers moi, et me dit d'une voix grave:

—Holà! mon garçon, qu'avez-vous? Votre physionomie est aussi renfrognée que si nous étions en un jour de dimanche, et que la cloche sonnât pour annoncer l'heure des prières. Vous ne me prenez pas sans doute pour cet idiot de curé que nous avions à bord?

Le contre-maître avait deviné juste, en pressentant qu'une idée attristante absorbait ma joie. C'était le souvenir des ordres donnés par mon père et que le marin devait exécuter.

—N'allez jamais à l'église sur terre, mon fils, reprit vivement le contre-maître; sur mer on ne peut pas toujours en éviter l'obligation; mais là, les prières se comprennent, il y a quelque chose à demander à Dieu: le beau temps et de riches butins; mais à terre, garçon, il n'y a rien du tout à souhaiter. Allons, mes enfants, marchez la tête haute et cherchons la taverne de la Couronne et l'Ancre; elle doit être quelque part dans ces latitudes, si elle n'a pas échappé à son amarrage.

Ces paroles du contre-maître me firent bondir de joie.

Un répit! m'écriai-je en mon âme; il a oublié la pension et nous allons à la taverne!

Je doublai le pas, marchant de l'allure impatiente et décidée d'un cheval sans frein, quand j'aperçus (car je dévorais les enseignes du regard) une brillante couronne suspendue au-dessus de l'auvent d'une porte; je la montrai à notre gardien, qui nous y entraîna rapidement.

Au moment de franchir le seuil de l'entrée, le marin s'arrêta, et, passant la main sur son front, il nous dit d'un air effaré:

—Arrière, mes garçons, arrière, voyons! Voyons, le capitaine m'a dit de... de vous conduire à... au... où diable est-ce? Dites donc, garçons, où faut-il que vous alliez?

—Aller? répétâmes-nous d'un commun accord et de l'air le plus surpris.

—Certainement, le capitaine m'a ordonné de vous conduire quelque part; c'est très-drôle que vous ne le sachiez pas, et plus drôle encore qu'il me soit impossible de le rappeler à ma satanée mémoire. Bon, j'y suis... au docteur; quelqu'un de Gaspart, enfin... Oui, oui, j'ai entendu parler du bonhomme; je me souviens que dans le temps mon père voulait me faire nager dans son sillage; mais j'étais rusé comme un jeune marsouin, et je n'ai point voulu entrer dans sa maudite frégate. Pour vous, garçons, c'est différent, il faut obéir; j'en suis responsable. Voyons, je suis libre, loin du drapeau, et je puis agir à ma guise; eh bien, mes petits hommes, que pensez-vous? qu'allez-vous dire? Vous sentez-vous entraînés par le courant sur le sable de l'école? Diable! vous regardez autour de vous comme si vous aviez envie de prendre le large et d'échapper à ma surveillance (Nous songions en effet à nous évader). Allons, allons, enfants, suivez-moi; nous parlerons raison le verre en main; j'ai trois jours de bombances à faire, et il suffit à ma conscience de voir vos noms inscrits sur les registres du docteur un quart d'heure avant de me présenter devant le capitaine. Alerte, mes gaillards; filez votre nœud vers la taverne.

Un garçon s'empressa de nous faire entrer dans une chambre, et pendant qu'il arrangeait le feu en attendant des ordres, notre commodore criait de toute sa force:

—Eh! là-bas, vous autres, vous ne faites pas mal de poussière comme ça avec votre fourneau d'enfer, et si vous ne vous dépêchez pas de nous apporter du grog afin de nettoyer notre gorge, je verrai si une application de tapes sur votre poupe ne vous fera pas agir avec plus de vitesse.—Arrêtez, continua-t-il en rappelant le garçon qui se hâtait de courir pour chercher la consommation demandée.—Enfants, et il se tourna vers nous, ne sentez-vous pas le vent entrer dans votre tillac? Quelle heure est-il, garçon?

—Monsieur, il est dix heures.

—Fort bien, apportez-nous quelque chose à manger.

—Que désirez-vous, monsieur; nous avons du bœuf et du jambon froids?

—Je ne désire ni l'un ni l'autre, gronda le contre-maître; voulez-vous donc nous donner le scorbut, affreux coquin?

—Nous avons aussi des côtelettes et des biftecks.

—C'est cela, apportez-en et faites mouvoir vos jambes un peu plus vite que cela, imbécile que vous êtes... Attendez... serait-il possible d'avoir des poulets?

—Oui, monsieur, oui, nous en avons un superbe dans le garde-manger, répondit le garçon ahuri, et se tenant prudemment à distance du maître d'équipage.

—Un poulet! stupide animal; je vous dis de faire rôtir tout le poulailler et de vous dépêcher, encore; car s'ils ne sont pas sur la table dans cinq minutes, dites à la mère... je ne sais pas son nom.... à l'hôtesse, que je l'embrocherai elle-même. Eh bien! pourquoi ne bougez-vous pas? Mais allons donc, butor! Arrêtez.... Comment!.... Mais où diable est donc le grog que j'ai demandé il y a une heure?

—Mais, monsieur... balbutia le garçon, de plus en plus effrayé.

—Taisez-vous, belître, dit le marin en lançant au travers de la chambre son chapeau orné de dentelles d'or; taisez-vous et filez sous le vent, ou sinon...

Le garçon, à qui cette manière claire et précise de commander donnait des ailes, se baissa sous la table, et se levant avec l'élasticité d'un diable de tabatière, il s'élança vers la cuisine et disparut comme l'éclair sous les yeux du vieux loup de mer.

Celui-ci, à qui cette rapidité exagérée dans l'exécution de ses ordres était loin de déplaire, jeta sur nous un regard de triomphante satisfaction; puis, élevant la main droite jusqu'à la hauteur de sa bouche, il en retira, avec une délicatesse suprême, une chique qui y était toujours emprisonnée et qui faisait croire aux étrangers que le vieux marin avait sous une de ses joues un incurable abcès. Après avoir, par une seconde manœuvre, transporté de la main droite au creux de la main gauche ce morceau de tabac, à qui il ne donnait de répit qu'aux heures solennelles des repas, notre homme saisit son verre avec la ferme assurance d'un homme habitué à cet exercice, et en avala d'un trait le contenu.

—Diable! dit-il en faisant claquer bruyamment sa langue contre le palais, voilà un petit brandy que j'aime bien mieux dans ma gorge qu'une corde alentour d'elle, et je ne serais pas fâché, avant d'approfondir les côtelettes et les biftecks qu'on doit nous apporter, de renouveler connaissance avec lui.... Je vais donc lui dire encore un mot.

Et le contre-maître versa encore dans son verre une rasade de cognac, pour laquelle il mit pour la forme un passe-poil d'eau claire.

Ce grog fulminant étant avalé, les yeux de notre mentor brillèrent et s'humectèrent d'une larme de satisfaction, puis, s'affermissant sur sa chaise et fixant un regard assuré sur la table, que le garçon, revenu de sa frayeur, avait abondamment garnie de viandes, il brandit sa fourchette et nous donna le signal du branle-bas, en s'écriant:

—Adieu va! mes enfants, sus à l'ennemi!

L'ennemi, je veux dire les côtelettes et les biftecks, ne tint pas longtemps devant nos appétits aiguisés par une longue traversée, et, après une courte résistance, la table fut couverte des débris de notre victoire et de plusieurs bouteilles et flacons morts. Ces malheureux, qui avaient perdu l'esprit dans la bataille, furent dédaigneusement jetés sur le carreau par notre général en chef, qui, ainsi que nous, avait oublié et le vaisseau et la pension.

D'un pas légèrement festonné, nous arrivâmes à Gaspart. Là, notre pilote nous promena de boutique en boutique, et dans chacune d'elles il faisait une emplette, en nous engageant à l'imiter. Comme il nous avait avertis qu'il prenait à son compte personnel tout le montant des dépenses, et que nous savions que notre commanditaire n'aimait pas à être désobéi, nous nous donnâmes bien garde de le contrarier, et nous sortîmes des magasins où il nous avait menés chargés de butin.

Durant tout le cours de cette bordée, ou plutôt de cette invasion à Gaspart, le vieux marin, qui avait le vin très-hospitalier, invitait tous les camarades qui se trouvaient sur son passage et toutes les figures qui lui plaisaient—et il était facile de lui plaire dans ces moments-là—à dîner à la taverne de la Couronne et l'Ancre à deux heures précises.

Ce n'était pas seulement aux hommes que le prodigue amphitryon s'adressait. Non moins tendre que généreux, à toutes les jeunes et jolies femmes qu'il rencontrait également de sa connaissance,—et Dieu sait si le nombre en était grand,—il tenait ce discours flatteur:

—Mes toutes belles, virez de bord, mettez le cap sur votre domicile, balayez les ponts, mettez un peu d'ordre dans votre cabine, gréez-vous le plus coquettement possible, et venez me rejoindre au théâtre. Surtout, mes petits amours, ne manquez pas de remplir vos petites bouteilles de poche, afin d'avoir beaucoup de grog dans la cambuse; je serai exact au poste.

Ces invitations terminées, le contre-maître, qui était prévoyant et systématique dans les arrangements de sa fête, alla au théâtre, pour lequel il prit trois loges, et rentra enfin à la Couronne et l'Ancre, en se plaignant de son travail à sec, c'est-à-dire d'avoir travaillé sans boire.

Les nombreuses connaissances de notre joyeux commodore commencèrent bientôt à arriver. Les salutations extravagantes, rudes et folles le ballottèrent des mains de l'une dans les bras de l'autre. Ce fut une orgie de paroles qui précéda l'orgie d'action. On servit la table, et les viandes disparurent comme par miracle; les bouteilles vides volèrent çà et là, accompagnées des plats et des assiettes. Au dessert, l'eau-de-vie, la limonade spiritueuse et le rhum firent le tour de la table. On chanta, on porta des toasts, on fit des plaisanteries jusqu'au moment où notre méthodique amphitryon, se levant de table, nous dit avec gravité:

—Vous, là-bas, dans ce coin au bout de la table, jeunes chiens de mer, arrêtez votre jargon, ou je vous porte à l'instant dans les bras du docteur, vous comprenez... Maintenant, mes braves, ceci s'adresse à tous, que pensez-vous de l'offre d'une petite promenade? Il est l'heure du spectacle, et vous devez savoir que, pour aller aux églises et aux théâtres, il faut être de sang-froid; là, par respect pour les curés; ici, par amour pour les dames. Il n'est point admis dans les belles manières de s'enivrer avant le coucher du soleil, et je ne le permettrai pas. Ainsi, avancez à l'ordre; je n'ai plus qu'un toast à porter, et après cette dernière salve je hisse mon pavillon.

Le contre-maître fut bruyamment interrompu par les cris des convives.

—Silence! gronda-t-il d'une voix de tonnerre.

Tout le monde se tut, excepté les verres et les bouteilles, qui tremblèrent et rendirent un son cristallin.

Quand le calme fut un peu rétabli, le marin ajouta:

—Remplissez vos verres, messieurs, mais faites-le sans bruit, car nous allons porter un toast très-solennel. Je m'aperçois avec peine de la négligence que ce rustaud de garçon apporte à remplir ses devoirs envers nous; les bouteilles sont à moitié vides; eh bien! je vous ordonne d'empoigner chacun une bouteille, de la désenfler complétement et de lui casser la tête.

Cet ordre, reçu avec acclamation, satisfaisait fort peu le garçon de service, qui se hasarda à murmurer quelques remontrances.

—Marins! cria notre chef, soutenez votre capitaine. Qu'est-ce à dire, drôle, tu te révoltes?... Sors d'ici... Ah! tu ne veux pas vider le pont, eh bien! mes braves, écoutez ceci: un, deux, et quand je dirai trois, souvenez-vous que la tête de ce requin est une cible.

Le domestique, effaré, se précipita hors de la chambre, contre les portes de laquelle les bouteilles allèrent se briser.

Après avoir bu avec une gravité chancelante à la santé du grand Nelson, nous fîmes irruption dans la ville, tâchant, tant bien que mal, de marcher ensemble dans la direction du théâtre. Cette orgie fut ma première leçon d'ivresse, et j'étais tellement ébloui par les liqueurs que j'en respirais partout, et que l'air me semblait imprégné d'alcool.

Je ne me rappelle absolument rien de la pièce que je vis représenter au théâtre; il me souvient seulement que l'auditoire était composé de matelots et de leurs joyeuses compagnes.

Si le son de la grande cloche de Saint-Paul avait remplacé la musique aiguë qui remplissait les entr'actes, il n'eût pas été perceptible.

À minuit, un souper fabuleux nous réunit encore à la taverne, et à deux heures nous roulions, ivres de joie et de vin, dans les rues de la ville, attaquant les gardes de nuit, les employés du chantier de la marine royale et quelques soldats que le hasard nous fit rencontrer.

Malgré la prodigieuse quantité de liqueurs que le contre-maître avait absorbée, sa tête était aussi saine et aussi calme que la bonde de bois d'un tonneau de rhum. Quant à moi, je marchais en trébuchant; les maisons se livraient devant mes yeux atones à des danses macabres, et pour un pas que je faisais en avant, j'en faisais deux en arrière: mais le contre-maître veillait sur la faiblesse des traîneurs jusqu'à ce qu'il nous eût tous conduits au quartier général, ainsi qu'il appelait notre auberge. Là, il nous remit tous les trois dans les mains d'une vieille haridelle à la figure rouge comme un boulet en feu, en lui disant d'un ton emphatique d'avoir pour nos petites personnes les attentions les plus grandes.

La vieille femme répondit qu'elle nous traiterait avec des égards d'hôtesse et une affection de mère.

Ce soin accompli, le fastueux amphitryon donna l'ordre de préparer dans sa chambre un lit et une bassinoire, d'ajouter à cela un hareng salé, du pain et un bol de punch, puis il nous souhaita une bonne nuit, et sortit de la taverne pour aller en ville.

Notre prévenante et soumise hôtesse nous fit promptement préparer des lits, nous donna à chacun un verre de grog très-fort, et nous fit observer prudemment qu'il était fort tard. Sur ces paroles, elle me conduisit dans ma chambre, me coiffa d'un de ses bonnets en me disant que j'étais un très-joli garçon, et ajouta encore, après m'avoir embrassé:

—Maintenant, sois sage, et n'oublie pas de dire ta prière avant de t'endormir.

Je m'éveillai au point du jour; des rêves affreux avaient tourmenté mon sommeil, et si j'avais connu ce fantôme qu'on appelle le cauchemar, je me serais imaginé que ce hideux visiteur s'était glissé dans les rideaux de mon lit. J'étais encore étourdi des libations de la journée, et ma mémoire cherchait à rassembler les souvenirs confus des scènes de la veille. L'entrée de la servante dans ma chambre dissipa entièrement les nuages qui enveloppaient mon esprit.

Après avoir pris un bain et m'être habillé, je descendis au parloir, dans lequel se trouvait le contre-maître; j'y entrai, les yeux timides, la démarche honteuse, craignant des reproches, sans songer que c'était dans le seul but de me distraire que mon gardien s'était fait l'instrument de ma faute.

Le contre-maître était assis comme un empereur ou comme un prince abyssinien, dans un large fauteuil que la corpulence de sa royale personne remplissait en entier; il emprisonnait le feu entre ses jambes posées en arcs-boutants. Sur une table posée près de lui se prélassaient des tasses sans soucoupes, des théières sans manches, un morceau de beurre salé enveloppé dans du papier brun, une rôtie de pain à moitié mangée et des débris de hareng. Tous ces restes témoignaient de la sobriété du bon marin, lorsqu'il n'avait pas de convives pour lui tenir tête.

À la fin de deux jours de fêtes aussi bruyantes que celles que j'ai racontées, le contre-maître nous conduisit, mes camarades et moi, au collége du docteur Burney; mais, avant de se séparer de nous, il nous glissa à chacun deux guinées dans la main, nous engagea à être sages, en nous recommandant le silence sur l'emploi de nos jours de liberté.

Nous l'embrassâmes en pleurant, et il avait disparu que nous le cherchions encore et du cœur et des yeux.


VIII

Je passai un temps très-court dans la maison du docteur Burney, car je n'y étais entré qu'avec la condition expresse qu'au premier départ d'un vaisseau je serais immédiatement embarqué.

Parmi les élèves du docteur, il s'en trouvait quelques-uns qui avaient déjà vu la mer; je me liai de préférence avec ceux-là, et l'un d'eux me joua un mauvais tour, qui s'est gravé dans ma mémoire, comme le seul souvenir de ces quelques mois de collége.

Le capitaine Morris m'avait donné une lettre pour mon père. Un jour j'obtins la permission de sortir, afin de la mettre à la poste, et je fus accompagné par Joseph, le camarade rusé dont je n'ai pas même oublié le nom.

—Pour qui est cette lettre? me demanda-t-il lorsque nous fûmes hors de la maison; montrez-moi l'adresse, je vous prie.

Et prenant la lettre de mes mains, sans attendre mon refus ou mon consentement, il la sentit lourde et s'écria:

—L'enveloppe renferme quelque chose de plus précieux qu'un chiffon de papier.

Je lui dis alors que le capitaine Morris m'avait fortement recommandé de faire parvenir cette lettre à mon père, et cela dans le plus bref délai.

—Ah! ah! par Jupiter, je comprends: cette lettre renferme un trésor, et c'est bien certainement le reste des billets de banque que votre père avait donnés au capitaine pour satisfaire aux nécessités de votre entretien. J'espère que vous ne serez pas assez niais pour commettre la folie de l'envoyer.

—Mais si, répondis-je en essayant de lui prendre la lettre.

—Mon Dieu, que vous êtes stupide! Cet argent vous appartient, puisqu'il vous était destiné; gardez-le, il vous est bien nécessaire, puisque vos deux guinées sont dépensées; un garçon de votre âge ne doit jamais rester les poches vides.

Joseph ajouta tant de moqueries, tant d'arguments à ces paroles, qu'il parvint à éveiller en moi un sentiment de rancune contre l'avarice de mon père. Je songeai aussi qu'il me serait difficile de rencontrer la nouvelle occasion d'une pareille aubaine, et je ne fis aucune objection pour repousser la déloyauté des conseils de mon camarade.

—Vous avez droit, et un droit incontestable, à la moitié de cette somme, reprit-il; et comprenant que mon silence était une affirmation, il brisa doucement le cachet de la lettre.

—Ah! mon Dieu! s'écria Joseph, regardez, la lettre vient de s'ouvrir. Quel heureux hasard! Voici vos billets de banque.

La vue de l'argent me grisa la conscience; je le pris de ses mains et nous déchirâmes la lettre.

Généreusement aidé par Joseph, j'eus bientôt dépensé un trésor que, sur le premier moment, j'avais jugé inépuisable. Ma part, bien moindre que celle de mon compagnon, car il avait fait le partage, fut presque absorbée par l'achat d'un fusil, d'une boîte de poudre et d'un paquet de balles.

Le lendemain, le docteur Burney nous permit de sortir pour faire la chasse aux oiseaux.

Joseph me laissa tirer le premier coup, et comme nous étions convenus de mettre en commun la jouissance du fusil en nous en servant tour à tour, je le lui donnai aussitôt.

Mais après s'en être injustement servi, et à différentes reprises, il refusa de me le rendre.

Irrité de cet égoïsme, je lui dis qu'en bonne conscience il devait avouer que l'arme était à moi seul, et que ma complaisance méritait un meilleur remercîment.

—Ah! le fusil est à toi! s'écria-t-il en tournant le canon vers ma figure; mais il rabaissa l'arme, et d'un geste furieux m'appliqua un soufflet.

Je pâlis de colère et nous marchâmes en silence: Joseph fatigué de ne rien tuer ou de ne pouvoir rien tuer, ce qui est absolument la même chose, moi exaspéré d'indignation.

Vers le milieu de l'après-dîner, mon despotique compagnon eut faim, et m'ordonna de dépenser mon dernier écu à l'achat de quelques rafraîchissements dans une ferme dont nous longions les murs.

Je ne pouvais ni refuser ni hésiter à obéir; Joseph avait le fusil, il était donc mon maître.

À la fin de notre repas, l'insolence du coquin devint tout à fait impérieuse, car il me contraignit à placer mon chapeau à vingt pas de lui, afin d'avoir un but pour exercer son adresse.

—Puisque tu m'as obéi, dit-il d'un air de condescendance, je te permettrai tout à l'heure de viser ton chapeau; mais si je mets dedans plus de balles que toi, tu me donneras le reste de ton écu.

J'acceptai cet arrangement d'un air si joyeux et si satisfait, que Joseph me prit sans doute pour un imbécile.

Il tira maladroitement et me donna le fusil en ayant l'espoir d'une heureuse revanche à sa seconde tentative.

En saisissant l'arme, je me jetai à quelques pas de Joseph; je visai froidement, non pas mon chapeau, mais celui qui était sur sa tête, en lui disant:

—Chapeau pour chapeau!

Je tirai la détente.

Mon mouvement fut si rapide et si imprévu, que le jeune garçon ne trouva la force de crier qu'à l'instant où je m'aperçus que le fusil était sans amorce.

—Ne tire pas! hurla-t-il d'une voix perçante, tu me brûlerais la cervelle.

—C'est mon intention, répondis-je d'un ton glacial, et je rechargeai l'arme.

Le coquin s'enfuit en courant, et il essayait de franchir un mur, lorsque, rapidement arrivé jusqu'à lui, je fis feu...

Joseph tomba.

Mais, lorsque je vis la victime de ma colère étendue par terre, sans mouvement et le visage décoloré, le transport de rage qui m'avait égaré se changea en une indicible épouvante. Je jetai mon arme avec horreur et je me précipitai vers mon camarade.

—Tu m'as tué, dit Joseph d'une voix faible.

L'examen de la blessure me rassura sur les suites de mon emportement, car ce n'était qu'une légère égratignure dans un endroit où l'insolent aurait dû recevoir des coups de pied.

La peur paralysait tellement l'intelligence de ce lâche qu'il balbutiait d'une voix éperdue:

—Ne me fais aucun mal... je vais mourir... tâchons de rentrer au collége... Ce soir je n'existerai plus.

La première chose que fit Joseph à notre retour, et cela en violant sa promesse de garder le silence, fut de courir—car il avait retrouvé l'usage de ses jambes—tout raconter au docteur.

Sans approfondir la cause de ce qu'il appela ma rage, M. Burney se saisit de mon arme et m'enferma dans une chambre.

En me rendant ma liberté quelques jours après, le docteur m'annonça qu'une lettre de mon père lui donnait l'ordre de me conduire à bord d'une frégate, et mon départ eut lieu le lendemain.

Le capitaine de ce bâtiment connaissait ma famille; c'était un Écossais à la figure hideuse, au caractère sournois et flagorneur, et qui n'avait atteint ce grade qu'à force de bassesses, de cajoleries envers ses chefs et de servilité à l'égard de tous. Le premier lieutenant de ce mauvais drôle était né à Guernesey. D'une nature aussi vile que celle du capitaine, il avait de plus des manières communes, un esprit méchant, envieux, et cette dernière qualité lui faisait prendre en haine, et cela indistinctement, jalousement, sans cause excusable, toutes les personnes qui lui étaient supérieures, ce qui étendait son aversion sur l'univers entier.

Malgré la bonne intelligence qui régnait entre les élèves et moi, je ne pus m'habituer au régime de cette nouvelle existence, dans laquelle je ne trouvais ni la grandeur ni l'indépendance dont la vie maritime s'était parée à mes yeux. De l'ennui j'arrivai promptement à la résolution de rompre toutes les entraves qui me retenaient sous une volonté plus puissante que la mienne, et j'y songeai avec une impatiente ardeur.

Le capitaine, qui avait entre ses mains une autorité sans bornes, pouvait à son choix faire du vaisseau un paradis ou un enfer, et il préférait certainement le baptiser de ce dernier titre, car il usait de son pouvoir avec un rigorisme qui était à la fois injuste et cruel.

Les intraitables défauts de mon caractère, entier et dans sa résistance et dans l'expression de cette résistance, me rendaient incapable de soumission. Ne pouvant ni me plier devant des caprices ni m'abaisser à de vaines, à de fausses flatteries, je parvins à me faire détester cordialement de mes chefs. Dès lors les jours s'écoulèrent pour moi ou dans l'émancipation d'une révolte constante, mais sans résultat heureux, ou dans l'isolement des cachots; puis, en secouant avec une impuissante vigueur les chaînes de cet esclavage, je déplorais la perte des illusions qui m'avaient fait entrevoir des batailles sans nombre, de victorieux combats dans l'armée navale. J'avais souri autrefois, d'un air incrédule, aux histoires d'un vieux matelot qui m'assurait avoir déjà vécu cinquante ans sur mer sans connaître encore la portée d'un boulet de canon, et je voyais avec effroi qu'il pouvait avoir raison.

La bataille de Trafalgar semblait être le dernier exploit guerrier de la marine, et la passion du vieux Duckworth pour les moutons et les pommes de terre de Cornwall m'avait fermé le livre de gloire dans lequel j'aurais pu lire, sur d'émouvantes pages, à quel prix et comment la renommée s'acquiert.

Ce regret amena le désenchantement dans mon âme, et le mépris que m'inspirait la conduite abjecte et sans dignité des jeunes officiers du bord changea ce désenchantement en profond dégoût.

Je n'aurais jamais pu réussir, même avec la volonté la plus tenace, à courber ma nature sauvage sous le droit d'une autorité injuste ou d'un titre, comme le faisaient mes compagnons. Et il m'est encore difficile de comprendre comment des fils de bonne maison, dont l'intelligence a été développée par l'étude, peuvent descendre à cet abandon complet de leur individualité. Ces jeunes gens n'ont là ni idée à eux ni caractère propre; ce sont des brebis toujours prêtes à se laisser tondre.

Le règlement qui discipline les rapports entre les élèves et les chefs est formé de façon que la tyrannie soit entière et sans contrôle d'un côté, et la soumission absurde et complète de l'autre. On doit avoir sans cesse son chapeau à la main, ne jamais exprimer, même par un signe le plus simple, le moins sensible, un mécontentement. Si une querelle s'élève, si le droit est du côté du plus faible, n'importe, vous avez mal agi, vos supérieurs ont raison; car, de même que l'infaillible royauté, ils ne peuvent avoir tort. Cette suprématie est peut-être nécessaire au maintien de la discipline, soit; mais, en admettant l'utilité de sa rigoureuse exigence, on ne peut s'empêcher de la considérer comme arbitraire et souverainement despotique.

Cette appréciation de la loi est faite sans espoir d'en corriger les abus; mais ces abus ont toujours violemment froissé les hommes qui s'en trouvaient les victimes, et leur ont inspiré le désir d'y apporter des remèdes à l'heure du pouvoir. Malheureusement la nature humaine a tant de faiblesses, d'irrésolutions dans la pensée, d'égoïsme dans l'action, que, l'instant venu où une parole juste et ferme pourrait changer le déplorable état des choses, l'améliorer, ils oublient leurs projets de réforme, ou, pour mieux dire, ils ne les considèrent plus sous leur véritable jour.

Les changements, appelés de tant de vœux à une époque où ils leur eussent été personnellement utiles, ne sont, quand ils n'aident pas à leur bien-être, que des innovations dangereuses, des impossibilités, un abandon du droit.

Ils expriment alors leurs nouvelles croyances à l'aide de phrases spécieuses, telles que celles-ci:

«Il faut faire comme les autres.—Les choses sont bien ainsi. La tentative de les améliorer serait présomptueuse.»

Toutes ces défaites cachent maladroitement leur désir de tyrannie, désir souvent immodéré dans le cœur de ceux qui ont le plus crié à l'injuste en étant le moins maltraités.

Ils continuent donc à suivre le même chemin, à perpétuer le même système, car ils ne vivent que pour eux et agissent, sinon honnêtement, du moins avec prudence.

Bacon a dit de la fourmi: «C'est une sage créature pour elle-même, mais un fléau pour un jardin.» On oppose généralement d'infranchissables obstacles à ceux qui essayent de faire accepter des changements dans les habitudes invétérées par un long usage, parce que ces changements sont regardés comme une insulte à la mémoire ou à l'expérience des hommes qui ne les ont pas conçus, parce que c'est dire aux uns qu'ils ont été des sots, aux autres qu'ils le sont encore.

De tout temps et dans tous les siècles, les réformateurs, n'importe quel a été leur motif ou leur but, ont souffert le martyre, et la multitude a toujours montré une sauvage exaltation en assistant à leur supplice. Faites entrer la lumière dans un nid de jeunes hiboux, ils crieront contre l'injure que vous leur faites. Eh bien! les hommes médiocres sont de jeunes hiboux: quand vous voulez leur présenter des idées vivaces, fortes et brillantes, ils les dénigrent en les déclarant absurdes, fausses et dangereuses. Chaque abus qu'on tente de réformer est le patrimoine de ceux qui ont plus d'influence que les réformateurs, un bien défendu et insaisissable.


IX

Mon esprit se préoccupait donc exclusivement de la recherche des moyens à employer pour rompre les contrats d'un apprentissage qui me faisait souffrir autant au moral qu'au physique. J'avais dans ma force et dans mon courage une foi si complète et si aveugle qu'il me parut possible de hasarder, au premier débarquement, une désertion. Cette désertion, me disais-je, en me rendant ma liberté, me mettra à même de choisir le genre de vie qui convient à mes goûts. Sans vouloir cependant renoncer tout à fait à suivre la carrière maritime, je voulais arriver à conquérir plus d'indépendance et surtout plus de considération pour le rang que m'assignait mon titre de gentilhomme. Ces espérances illusoires avaient été puisées dans la lecture des romans et des histoires du vieux temps, qui racontaient les aventures de jeunes héros partis pour les Indes pauvres et nus, et qui avaient rapporté dans leur patrie les trésors d'un nabab.

La réelle misère de ma situation présente glissait parfois de sombres nuages au milieu de ces rêves d'or, et je songeais avec peine qu'étant sans amis, sans argent, sans expérience, j'aurais d'effroyables obstacles à surmonter pour conquérir même la médiocre fortune à laquelle j'aspirais dans mes jours de réel découragement. L'impitoyable abandon de mon père, le silence sans doute imposé à mes sœurs, la privation éternelle de la vue de ma mère, étaient, à mes heures de réflexion, de cruels supplices. Mais à quoi bon sonder les mystères de l'âme, à quoi bon! Je m'impose la tâche de raconter l'histoire de ma vie, et je ne dois qu'effleurer d'une plume légère la surface de ses affreuses douleurs.

J'aimais passionnément la lecture, et j'avais su me procurer une grande quantité de livres, seul charme de mes heures de prison ou de loisir.

Ces livres, qui étaient les uns de vieilles tragédies, les autres des récits de voyage, m'enseignèrent un peu d'histoire et beaucoup de géographie.

J'avais appris de mémoire et d'un bout à l'autre la narration du voyage du capitaine Bligh dans les îles de la mer du Sud; la révolte de ses hommes m'impressionna vivement, mais son récit partial ne m'illusionna pas sur ses propres mérites. Je détestais sa tyrannie, et l'impétueux Christian fut mon héros. J'enviais la destinée de ce jeune homme, en désirant que la mienne eût les mêmes hasards, car je brûlais du désir d'imiter sa conduite, si courageusement rebelle à des ordres cruels.

Ce livre m'instruisit, m'exalta et laissa dans mon cœur une impression qui a eu la plus grande influence sur les actions de ma vie.

Le secrétaire du capitaine s'aperçut un jour que je possédais beaucoup de livres, et que, n'ayant pas de place pour les serrer convenablement, je m'en trouvais quelquefois embarrassé. Pensant que ces volumes seraient un ornement pour sa cabine, il me proposa de construire une espèce de bibliothèque et de les y enfermer.

—Vous pourrez, me dit-il, disposer de ma chambre pour lire tant que vous le voudrez; moi, je n'ouvre jamais un livre.

J'acceptai joyeusement cette offre, que j'eus la niaiserie de juger comme une complaisance de bon camarade.

Quelques jours après, ayant une heure à perdre, je descendis chercher un livre.

Comme je sortais de la chambre en emportant le volume, il me dit d'un ton grossier:

—Lisez ici; je ne veux pas qu'un seul de ces ouvrages sorte de ma cabine.

—Ils ne sont donc pas à moi? lui demandai-je avec calme.

—Non, me répondit sèchement le secrétaire.

—Comment, monsieur! auriez-vous l'intention de m'en disputer la jouissance hors de votre chambre, et la possession si je voulais les reprendre?

—Voyons, voyons, pas d'insolence, s'il vous plaît.

—Donnez-moi mes livres; je ne veux pas les laisser un instant de plus ici, et je comprends l'indélicatesse de votre conduite.

—Je vous défends d'y toucher.

—Ah! c'est comme cela! m'écriai-je en m'élançant vers la planche sur laquelle ils étaient posés.

Ce déloyal garçon me frappa: je lui rendis le coup.

L'adversaire inattendu avec lequel j'allais entrer en lutte était un gros homme de trente ans et plus; moi, j'avais une quinzaine d'années; mais ma taille souple, mince, élancée, me donnait l'extérieur d'un jeune homme de dix-huit ans.

Très-étonné de mon audace, le secrétaire resta un instant silencieux.

Quelques élèves étaient descendus, attirés par le bruit de la dispute, et, immobiles auprès de la porte ouverte, ils en attendaient le dénoûment.

Lorsque j'eus rendu avec usure le soufflet de l'insolent secrétaire, j'entendis ces paroles:

—Très-bien! très-bien, camarade!

L'approbation des élèves irrita le sot et méprisable griffonneur. Il rougit, et, me saisissant par le cou, il cria d'un ton féroce:

—Jeune vagabond, je vous dompterai.

Appuyé contre les parois de la cabine, sans la possibilité de pouvoir faire un mouvement, je subis, dans la contrainte d'une indicible rage, des coups de règle et des soufflets. Enfin un instant d'inattention échappée à mon bourreau dégagea mes mains emprisonnées par la pression de son bras de fer, et je me défendis autant que mes forces purent me le permettre.

Les élèves m'encourageaient par de bonnes paroles, mais leur lâcheté craintive, cette lâcheté qui leur galvanisait le cœur les empêcha de me porter secours.

La tête me tourna; le sang jaillissait à flots de mon nez et de ma bouche; j'étais physiquement vaincu, mais mon courage ne faiblit pas, car je défiai le misérable d'une voix insolente et ferme.

Cette bravade augmenta sa fureur.

—Hors d'ici! hurla-t-il d'une voix terrible; hors d'ici, ou je vous extermine!

—Non. Je ne sortirai pas de votre cabine, je veux mes livres.

Le secrétaire redoubla la fureur de ses coups, et je compris que j'allais perdre connaissance, car tous les objets tourbillonnaient devant mes yeux. J'étais au désespoir de me sentir battre par un lâche, par une brute que je méprisais de toute mon âme, et dont les paroles insultantes et l'air vainqueur me torturaient plus encore que les mauvais traitements.

Tout à coup mes yeux tombèrent sur la lame luisante d'un couteau posé sur une table à proximité de ma main.

Un espoir de vengeance ranima mes forces; je saisis le couteau, et le brandissant sous ses yeux je lui dis:

—Lâche! gare à vous maintenant.

En voyant la lame affilée du couteau, le secrétaire recula; mais je m'élançai sur lui et le frappai avec violence.

—Grâce, grâce! murmura-t-il faiblement et à plusieurs reprises, grâce! puis il roula ensanglanté au milieu de la chambre.

—Que se passe-t-il donc? s'écria une voix encore éloignée, mais qui se rapprochait au pas de course.

Je me tournai vers le questionneur en répondant:

—Cet assassin m'a horriblement battu, et je l'ai tué.

Un silence d'écrasante surprise suivit ma réponse.

Je jetai le couteau sur la table, et, prenant mon livre, je sortis de la cabine.

Un sergent de marine vint bientôt me dire de monter sur le pont.

Le capitaine s'y trouvait, entouré de ses officiers.

Lorsque je parus, il demanda au premier lieutenant le récit du combat.

—Ce jeune étourdi, répondit l'officier, a tué votre secrétaire avec un grand couteau de table.

Le capitaine, qui avait entendu parler de la rixe sans en connaître ni les champions ni les détails, me regarda d'un air furieux, et, sans m'adresser une seule question, il s'écria:

—Tué mon secrétaire! mettez l'assassin aux fers... tué mon secrétaire!

J'essayai de parler.

—Bâillonnez ce drôle, cria le capitaine, et conduisez-le tout de suite dans la fosse aux lions; pas un mot, monsieur, pas un geste. Ah! vous avez tué mon secrétaire!

Le sergent allait me saisir, lorsque je lui dis d'un air fier:

—Ne me touchez pas, je vous le défends!

Et, la démarche ferme, le regard calme, car je me croyais un homme, je descendis lentement l'ouverture à travers les écoutilles.

Au bas de l'escalier, un sous-lieutenant vint contremander l'ordre.

—N'ayez pas peur, me dit-il, le capitaine ne peut vous faire aucun mal.

—Ai-je l'air de trembler, monsieur?

—Vous êtes un brave enfant, murmura l'officier en entendant le pas rapproché de son chef.

—Vous n'êtes pas honteux d'une pareille conduite? me demanda sévèrement le capitaine.

—Non, monsieur.

—Comment! est-ce là une réponse convenable? Ôtez votre chapeau. Vous allez être pendu, monsieur, pendu comme assassin.

—À l'humiliation d'être souffleté par vos valets, capitaine, je préfère la mort: pendez-moi.

—Vous êtes fou, monsieur, fou à lier.

—Oui, je suis fou d'indignation et de rage, fou parce que vous et votre lieutenant me grondez et me maltraitez sans cesse, et cela par méchanceté, injustement, cruellement; je ne me soumettrai plus à vos ordres; je veux être traité en officier et en gentilhomme, et je suis battu comme un chien. Débarquez-moi où vous voudrez, si vous ne me pendez pas, car je ne remplirai aucun devoir, je n'exécuterai aucun ordre; je ne veux plus ni être grondé par vous ni me sentir battu par vos domestiques.

En achevant ces mots, je fis un pas vers le capitaine. Ce mouvement l'effraya sans doute, car il me prit le bras.

—Asseyez-vous sur l'affût de ce canon, me dit-il d'une voix irritée.

—Non, vous m'avez défendu de jamais m'asseoir en votre présence, je ne veux pas obéir aujourd'hui, pas plus que je n'ai obéi autrefois à une défense contraire.

—Ah! vous ne voulez pas!

Et, reprenant ma main qu'il avait laissée tomber, il m'attira violemment vers lui, me saisit par le cou, et répéta, en me frappant avec violence:

—Ah! vous ne voulez pas!

—Non, non, mille fois non! et je lui crachai à la figure.

Le capitaine me repoussa violemment, ses dents s'entrechoquèrent, et sa figure passa d'une teinte livide à un rouge presque noir.

—Vous êtes un misérable! balbutia-t-il d'une voix suffoquée par la colère, et il disparut.

Le soir, on vint me dire que je pouvais descendre en bas, mais qu'il ne fallait pas me montrer sur le pont. À dater de cette époque, le ventru capitaine ne m'adressa jamais la parole.

Le voyage devint une fête pour moi, je ne recevais plus ni ordres, ni leçons, ni coups, et je lisais du matin au soir.

Le secrétaire fut sérieusement malade pendant un mois, et lorsque ses blessures commencèrent à se cicatriser, il reparut sur le tillac, mais en évitant toutefois de se rapprocher des élèves, qui tous étaient indignés contre lui.

Un jour, j'eus la méchanceté de lui dire, en désignant du regard une laide balafre qui traversait sa joue:

—Vous vous souviendrez longtemps, n'est-ce pas, d'avoir volé et battu un gentilhomme?

Le lâche coquin baissa honteusement la tête et ne répondit pas.

Ce pauvre sire était le fils unique d'un tailleur de notre noble capitaine, et son embarquement à bord de la frégate, malgré son âge avancé, était une invention écossaise pour payer la note de son père.


X

Dès notre arrivée à un port anglais, je fus placé et détenu à bord d'un garde-côte à Spithead, et peu de jours après on me transféra sur un sloop de guerre. Ces différentes dispositions furent opérées sans qu'un signe d'existence, de souvenir et d'amitié me fût donné par ma famille. J'en souffris cruellement; mais, quoique bien jeune, l'étrangeté aventureuse de ma vie m'avait donné assez d'orgueil et assez de philosophie pour me rendre dédaigneusement indifférent, en apparence du moins, à l'abandon de ma famille.

Cet abandon était cependant bien complet, car jusqu'à ce jour, quoique éloigné des miens, j'avais eu dans mes chefs des amis ou des connaissances de mon père, tandis que ce nouvel embarquement me livrait sans défense à la volonté tyrannique de personnes étrangères à mon cœur et à mes intérêts.

Je me trouvais donc, à quatorze ans, jeté sur un vaisseau, sans protection visible ou lointaine, sans argent et dépourvu des objets les plus nécessaires.

Je ne ressemblais guère à un prudent et soigneux jeune homme dont l'étonnante figure se dessine dans le tableau de mes souvenirs.

C'était un certain midshipman écossais que ses parents avaient envoyé à la mer avec une très-petite quantité d'habits pour son dos; mais, en revanche, une bonne provision de maximes écossaises dans la tête, telles que:

«Un sou épargné est un sou gagné.»
«Les petits ruisseaux font les grandes rivières.»

Cet impudent escroc à cheveux jaunes avait enlevé de ma malle, à bord du garde-côte sur lequel j'avais été emprisonné, la plupart de mes vêtements. Un jour, un matelot l'ayant surpris porteur d'un paquet de choses bizarres, telles que de vieilles brosses à dents, des morceaux de savon, du linge sale, lui demanda ce qu'il venait de faire.

—J'ai, répondit-il avec le plus grand sang-froid, ramassé sur le pont les vieilleries qu'on y laisse traîner.

Ce filou calédonien eut l'effronterie d'avouer qu'il possédait trois ou quatre douzaines de chemises, chacune avec une marque différente; le gaillard avait dîmé sur trente ou quarante d'entre nous. S'il avait trop de prévoyance, moi, j'en avais trop peu. Manquant de tout, n'ayant personne qui prît la peine de s'inquiéter de mes besoins, je repris la mer sur le sloop de guerre.

Nous touchâmes successivement à Lisbonne, à Cadix, à la côte de l'Amérique du Sud, puis à la côte d'Afrique. Notre voyage dura dix-huit mois, et je vis trois des parties du monde, de sorte que j'acquis par la pratique un peu de géographie pendant les douze ou quinze mille lieues que nous parcourûmes.

Notre commandant était un capitaine explorateur. Petit, arrogant, plein de suffisance, et, comme la plupart des petits hommes, il se croyait un très-grand personnage. La seule chose que je puisse me rappeler de cet extrait de commandant est son habitude de tourner la tête tout d'une pièce de mon côté en m'adressant la parole avec des grognements de voix et des mots bien sonores et bien grands pour une si petite bouche. Il me disait donc aigrement:

—Eh bien! hideux colosse, tête de bois, masse inerte et épaisse, pourquoi flânez-vous là au lieu d'obéir à mes ordres?

Le commandant me haïssait parce que j'étais formé comme un homme, et je le méprisais parce qu'il me ressemblait fort peu, et en toute vérité il avait des allures de singe lorsque la colère le faisait sauter à cheval sur l'affût d'une caronade pour frapper les matelots à la tête.

Comme, dans le cours de ma vie, j'ai revu en détail toutes les parties du monde, et avec des facultés développées et des sentiments éveillés, je n'ai pas besoin de m'appesantir sur des événements puérils. Je déteste les bavardages enfantins et les contes de grand'mère, cela est aussi fâcheux que les dédicaces du Spectator, ou les écrits moraux, fastidieux et méprisés par l'ivresse dont Addisson charme ses lecteurs.

En revenant en Angleterre, notre commandant fit la connaissance de mon père, lequel, loin d'être adouci par mon temps d'exil, temps plus dur encore que la pierre et le fer, réitéra l'ordre suprême et abhorré de me rembarquer sur un autre navire en partance pour les Indes orientales.

Nous fûmes bientôt en mer. Qui pourrait peindre ce que je ressentis en me voyant arraché de mon pays natal, condamné à traverser l'immense Océan jusqu'à des régions sauvages, privé de tout lien, de toute communication; déporté comme un criminel pour une si grande partie de ma vie, car, à cette époque, peu de vaisseaux revenaient de leur course avant sept ou huit ans!

J'étais enlevé aux miens sans avoir vu ma mère, mon frère, mes sœurs, sans avoir vu une figure aimée; personne ne m'avait dit un mot de consolation ni ne m'avait inspiré le plus petit espoir. Si le domestique de notre maison, si même le vieux chien compagnon de mon enfance était venu jusqu'à moi, je l'aurais embrassé avec bonheur, mais rien, mais personne!

À dater de cette époque, mes affections pour ma famille et ma parenté s'aliénèrent, et je recherchai dans la vaste étendue du monde l'amour des étrangers. Séparé de ma famille, je l'étais encore de ces compagnons de douleur que j'avais appris à aimer. Ce double supplice, on peut le ressentir, mais on ne saurait l'exprimer. L'esprit invisible qui soutenait mon énergie au milieu de tous ces chagrins est encore un mystère pour moi; aujourd'hui même que mes passions sont affaiblies par la raison, par le temps et par l'épuisement, j'en recherche la puissance et les causes. Mais le feu intense qui brûlait dans ma tête s'est assoupi et ne se révèle que par ces lignes profondes gravées prématurément sur mon front; cependant, de temps à autre, le souvenir de ce que j'ai souffert attise la flamme et ranime mon indignation.

Il ne me fut pas possible de mettre en doute la conviction désolante que j'étais un être maudit, que mon père m'avait rejeté de sa demeure dans l'espoir de ne m'y revoir jamais. L'intercession de ma mère (si elle en fit aucune) fut stérile; j'étais livré à moi-même. La seule preuve que mon père se souvînt qu'il avait encore des devoirs à remplir envers moi se réalisait par une allocation annuelle à laquelle l'obligeait ou sa conscience, ou son orgueil. Peut-être, ayant rempli cette formalité, il se disait, comme tant d'autres hommes qui se croient bons et sages:

—J'ai pourvu aux besoins de mon fils; s'il se distingue, s'il revient homme honorable et haut placé, je pourrai dire: C'est mon enfant, je l'ai fait ce qu'il est. Son caractère indomptable ne lui permettait que la carrière maritime, je la lui fis embrasser.

Mon père m'abandonna donc à mon sort, avec aussi peu de regrets qu'il en aurait éprouvé en ordonnant de noyer une portée de petits chiens.

Arraché de l'Angleterre dans de pareilles conditions, l'avenir me parut sombre, et malgré mon extrême jeunesse, malgré mon esprit bouillant et la tournure gaie de mon caractère, je ne pus apercevoir ni la plus petite espérance ni un jour serein dans la chaîne de mon esclavage.

Nous étions en mer depuis deux ou trois semaines, lorsque le capitaine, irrité contre un de ses lieutenants, s'approcha de moi et me dit:

—Faites bien attention à vous, et rappelez-vous que j'ai appris du commandant A... les atrocités que vous avez commises à son bord.

—Je ne me sens coupable d'aucune mauvaise action, répondis-je froidement.

—Quoi! s'écria-t-il, car il avait besoin d'épancher le reste de sa colère sur quelqu'un de moins capable de se défendre qu'un officier. Quoi! monsieur, n'est-ce rien que d'assassiner les gens? Je vous convaincrai du contraire, et à la première plainte que j'entends porter contre vous, je vous fais jeter hors du vaisseau.

La réalisation de cette vengeance, d'être mis à terre, eût comblé mes vœux les plus ardents; cela me fit sourire.

Il crut sans doute que c'était de mépris, et me quitta plus furieux encore.

Je m'aperçus bientôt que le capitaine n'était pas méchant, mais seulement faible et très-irascible.

Il avait vécu, pendant plusieurs années, en demi-solde, retiré à la campagne, et son retour forcé à la profession maritime avait interrompu, sans l'affaiblir, son goût pour l'agriculture.

Pendant le long espace de temps qui s'était écoulé jusqu'à ce qu'il fût appelé à commander un vaisseau, le capitaine avait suivi son penchant naturel en s'appliquant en toute satisfaction à cultiver les champs paternels, et il était plus glorieux de voir ses porcs et ses moutons bien engraissés, de labourer la terre pour ses navets de Suède, que de tracer un sillon sur l'océan des Indes avec la proue d'une brillante frégate.

Le pauvre homme n'avait pas cherché l'honneur de ce commandement; mais un membre honorable de sa famille, qui appartenait à l'amirauté, scandalisé des occupations de ce marin dégénéré, de ce fermier-capitaine, le fit rappeler au service et revêtir officieusement des honneurs du commandement.

Il abandonna donc avec tristesse ce qu'il ne pouvait emporter avec lui, sa maison et ses terres; il pleura ses enfants, sa femme, mais son cœur éclata sous l'émotion qu'il éprouvait lorsque ses regards humides contemplèrent la glorieuse et magnifique montagne du plus riche des composts.

Quant au bétail vivant, aux porcs, aux moutons, à la volaille, après avoir dépensé plus de temps, d'argent et de patience pour les nourrir et les élever que bien des pères ne le font pour leurs enfants, il les amena à bord avec lui, et cette singulière ressemblance du vaisseau avec une basse-cour faisait les délices du capitaine.

La plus grande partie de son temps était consacrée aux enfants de son adoption, et le premier lieutenant avait la charge du navire, sans autre dédommagement à ce plaisir que celui de recevoir une partie de la mauvaise humeur qui s'élevait sur le tillac à l'encontre des officiers, toutes les fois qu'une mésaventure arrivait dans la basse-cour.

En somme, nous autres midshipmen, nous lui étions plus à charge que le capitaine ne l'était à nous-mêmes, et je me rappelle qu'un de nos grands plaisirs était de percer avec une aiguille la tête d'une ou de deux volailles, et de les sauver de la mer en les fricassant pour notre souper.

Notre capitaine était, dans toute l'acception du mot, une bonne pâte d'homme, c'est-à-dire ni assez bon ni assez mauvais pour faire quoi que ce soit de bien ou de mal.

Il était aussi impossible de l'aimer et de le respecter que de le haïr et de le mépriser.


XI

Parfaitement résolu de quitter la marine pour suivre au gré du hasard, et à l'aide de mon courage, le cours d'une vie aventureuse, je commençai à comprendre le prix de la science et à m'occuper d'acquérir l'instruction qui m'était nécessaire pour me diriger sans conseil.

Mon temps fut dès lors si activement occupé par les leçons de dessin, de navigation et de géographie, qu'il ne me fut possible de réserver pour ma passion de lecture que les courts instants de loisir qui suivaient ou qui précédaient les heures de repas.

Après avoir longuement questionné les vieux matelots sur les mœurs, sur les habitudes, sur les goûts des habitants des Indes et de leurs nombreuses îles, j'acquis une certaine connaissance des lieux et des usages d'un pays pour lequel je ressentais une sorte de passion, et que mes rêves poétisaient au delà du réel.

La marche rapide du vaisseau ne fut arrêtée par aucun accident, et après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance, nous jetâmes l'ancre dans le port de Bombay.

La seule circonstance qui se rattache à la suite de ma vie et qu'il soit nécessaire de mentionner ici est l'intimité fraternelle que je formai à cette époque avec le plus jeune des lieutenants du vaisseau.

J'avais souvent partagé avec lui les veilles de nuit, et, pendant ces longues heures de silence et de solitude, Aston avait, en causant avec moi, approfondi et sondé mon caractère réel, de sorte qu'il avait découvert que je n'étais pas ce que je semblais être. La bonté de ses questions, les encouragements affectueux de sa parole bienveillante, avaient tiré de la coquille dans laquelle ils s'étaient cachés les bons instincts de ma nature. Aston réveilla en moi les sentiments engourdis de la générosité, de la tendresse; il m'aima, me conseilla, et devint mon champion dans la guerre haineuse que me livraient sans trêve ceux qui se trouvaient par leur position au-dessus de moi.

Une des causes de la vive amitié que me témoignait visiblement Aston était le souvenir d'une scène qui s'était passée entre le second lieutenant et moi, et à laquelle il avait assisté.

Un jour, en me questionnant sur un devoir, ce lieutenant me dit:

—Quand vous répondez à mes demandes, monsieur, il faut ôter votre chapeau.

—Je vous ai salué comme je salue le capitaine, monsieur, répondis-je en portant la main à mon chapeau.

Le lieutenant rougit et s'avança vers moi:

—Ôtez votre chapeau, monsieur, vous parlez à votre supérieur!

—Mon supérieur! je n'en ai pas.

—Comment, monsieur, vous n'en avez pas? Ne suis-je donc pas officier, n'êtes-vous pas sous mes ordres?

—Oui, monsieur, vous êtes officier.

—Eh bien! pourquoi me manquez-vous de respect? Pourquoi n'ôtez-vous pas votre chapeau?

—Je ne l'ôte jamais, monsieur.

—Obéissez-moi sur l'heure, gronda le lieutenant d'une voix furieuse.

—Non, je ne veux pas.

—Comment, vous ne voulez pas?

—Non, parce que je n'ôte mon chapeau que devant l'image de Dieu... que devant celle du roi.

Le lieutenant me quitta exaspéré de colère.

Ce parasite croyait,—ou du moins, on l'aurait pensé par sa manière d'agir,—que la seule utilité d'un chapeau était de pouvoir le tenir pointé vers la terre, comme la preuve d'une basse et rampante nature.

Quoiqu'il eût adroitement accaparé les bonnes grâces du capitaine, ses plaintes contre moi, lorsqu'il m'accusa d'une insolente désobéissance, ne produisirent aucun effet. Il m'en garda une si vive et une si profonde rancune, qu'il saisit avec une âcre méchanceté toutes les occasions pour entasser sur ma conduite une innombrable suite de méfaits. S'il réussit parfois à m'attirer de graves punitions, il fit grandir dans mon sein une haine qui rêva, qui chercha, et qui enfin exécuta son projet de vengeance...

Une seconde cause se rattache encore à la naissance de la tendresse qu'Aston me portait.

Pendant que nous rasions la côte entre Madras et Bombay, un bâtiment aux allures suspectes, après avoir essayé d'éviter nos regards, chercha à fuir sans que nous eussions manifesté, ni par un signal ni par un appel, le désir de le connaître. En voyant cette manœuvre, le capitaine donna l'ordre d'apprêter trois bateaux et de poursuivre le mystérieux bâtiment.

Je fus placé dans le bateau commandé par mon ennemi, le second lieutenant.

Il était mieux équipé et mieux armé que les autres.

Aston se trouvait dans le second bateau.

Le bâtiment, que nous supposions être un pirate des côtes de Goa, continuait, à force de voiles, sa course vers le rivage, et nous eûmes, malgré la rapidité de notre marche, une vive crainte de ne pouvoir l'atteindre avant qu'il fût arrivé à son but.

Un vent frais qui s'éleva au même instant nous en rapprocha, et nous allions l'atteindre, lorsque la frégate tira un coup de canon et hissa son pavillon de rappel.

Nous nous avançâmes encore, car nous nous trouvions à portée de mousquet de la barque étrangère, qui était tout près de la terre, et déjà les natifs armés se rassemblaient en foule sur le rivage.

En entendant le signal de rappel, le lieutenant donna l'ordre de virer de bord pour retourner au bâtiment.

—Aston, cria-t-il à mon ami, voyez-vous le signal de rappel?

—Quel signal? répondit Aston, je ne le vois pas.

—Si vous regardez, vous le verrez, répondit brusquement le lieutenant.

—Je n'ai pas l'intention de regarder, s'écria mon ami; il nous a été ordonné d'examiner cette barque, je le fais. Avançons, mes braves!

Je priai Aston de s'arrêter un instant, et, me tournant vers le lieutenant, je lui demandai d'une voix presque respectueuse:

—Avançons-nous, monsieur?

—Non, et je vous ordonne de naviguer pour regagner le vaisseau.

En entendant cette réponse, je quittai le gouvernail, et me précipitant dans la mer, je gagnai à la nage le bateau commandé par Aston.

—Je rendrai compte de votre conduite! cria le lieutenant en fureur.

—Ramez vers le rivage, dit Aston à ses hommes, dans dix minutes nous atteindrons le malais.

Au moment où notre vaisseau toucha la proue du malais, je saisis un cordage, m'élançai à son bord, et avant que mon pied eût touché le pont, j'avais fendu la tête à un homme d'un violent coup de sabre. Deux ou trois matelots m'avaient suivi, et nous faisions sans miséricorde un massacre de tous ceux qui nous tombaient sous la main. Les Malais sortaient hors du bâtiment dans un effroyable désordre. J'étais tellement excité, tellement exaspéré par ma propre violence, que, rendu tout à fait furieux en les voyant fuir, je saisis un mousquet et je fis feu.

Tout à coup Aston me saisit violemment par le bras:

—Ne m'entendez-vous pas? cria-t-il, je vous appelle à tue-tête; au nom du ciel, que faites-vous? Êtes-vous fou? êtes-vous enragé? Votre exemple a rendu tous mes gens insensés. Posez votre mousquet, vous n'avez pas le droit de toucher ces hommes.

—Ce bâtiment n'est donc pas un pirate malais? demandai-je étonné.

—Comment puis-je savoir ce qu'il est? me répondit-il; vous auriez dû attendre mes ordres avant d'agir. Peut-être n'est-ce qu'un innocent vaisseau du pays.

Ma rage se calma soudain, et j'eus l'angoisse affreuse d'avoir peut-être compromis Aston.

Mais je vis bientôt avec une joie inexprimable que mon emportement serait sans résultat désavantageux pour mon ami. Les sauvages commençaient à faire feu sur nous, et notre agression allait se changer en défense. Pendant que leurs canots armés s'arrêtaient pour secourir leurs compatriotes tombés ou nageant dans la mer, nous coulâmes à fond leur vaisseau; et, lancés activement sur nos bateaux, nous regagnâmes la frégate, qui s'était rapprochée. Aston amenait avec lui deux Malais blessés.

Après l'escarmouche, j'essayai d'adoucir la colère d'Aston, et j'y réussis si bien, qu'après m'avoir réprimandé, il fit au premier lieutenant un éloge si pompeux de mon courage et de mon intrépidité, que la plainte d'insubordination qu'avait portée contre moi le second lieutenant ne m'attira aucune punition.

La haine que cet officier avait conçue à mon égard s'envenima encore, mais elle fut impuissante contre le bouclier protecteur de l'amitié d'Aston.

D'ailleurs, la pusillanimité du second lieutenant avait été une source de ridicule, et les marins, qui considèrent le courage comme le plus grand des mérites, m'applaudissaient et m'encourageaient tous.


XII

Malgré la nonchalance et l'ennui que j'apportais dans l'accomplissement de mes devoirs ordinaires, je trouvai après cet événement plus de tolérance dans l'esprit de mes chefs, et plus de sympathie auprès de mes camarades. Les uns me témoignèrent une indifférente bonté, parce qu'ils découvrirent que le calme de mon maintien recélait un courage invincible; les autres, un semblant d'affection, parce que ce courage apparut à leur pusillanimité comme un puissant soutien. Du reste, pour contre-balancer la paresse d'une action par l'énergie de l'autre, je me montrai dans les cas graves d'une activité si diligente, si infatigable, que non-seulement on m'admirait, mais encore on me remerciait.

Dans la mer des Indes, il n'est pas permis de plaisanter avec les caprices du temps, car les rafales y sont tellement dangereuses, qu'après avoir courbé les mâts comme un souffle du vent courbe la frêle ligne d'un pêcheur, elles font voltiger çà et là par lambeaux les voiles déchirées, plient les vergues et jettent le vaisseau sur son gouvernail; alors le rugissement de la mer, le bruit sonore du vent, la rapide et rouge lueur des éclairs, mêlés aux voix fortes, brèves et haletantes des officiers de quart, font de ces tempêtes le plus magnifique, mais aussi le plus effrayant des tableaux. Les premiers instants de ces terribles scènes me surprenaient parfois endormi; mais au bruissement des vagues je me réveillais, et, avec la fougue irréfléchie de la jeunesse, je m'élançais sur le pont pour grimper dans les cordages, et ma voix était souvent la seule qui répondît à la trompette d'Aston.

Je me sentais à l'aise; j'étais heureux dans ce désordre de l'atmosphère, dans ce bouleversement de la nature. Je faisais aux vents en fureur, aux vagues en révolte, une sorte de guerre, et ces luttes faisaient battre mon cœur et couler en flots de vif-argent le sang de mes veines. Plus l'orage était dangereux, plus mon bonheur était grand; mon mépris du danger m'en cachait le péril, et j'étais partout; je me prêtais à toutes les manœuvres, tandis que les graves et méthodiques élèves, qui se piquaient d'une si grande exactitude dans l'accomplissement de leurs devoirs, regardaient avec étonnement ce garçon si souvent puni pour sa négligence se jeter volontairement dans des entreprises presque mortelles, pendant que leur égoïste prudence leur démontrait l'impossibilité de l'imiter. Les matelots admiraient mon courage, et leur franche et bonne amitié en suivait les imprudences avec un dévouement prêt à tout entreprendre pour me sauver la vie. Ils me prédisaient un avenir glorieux. «C'est un marin, disaient-ils, un vrai, un brave marin.» Quant aux officiers, leur admiration était surprise, et l'épithète de fainéant me fut à tout jamais épargnée.

Pendant ces heures de court triomphe, ils concevaient de moi une haute estime; mais mon intraitable orgueil, mon arrogante indépendance, anéantissaient dans le temps calme la considération née dans la tempête; je perdais vite tout mon prestige, et ils me traitaient plus souvent en élève insubordonné qu'en héros futur; mais leur injustice à mon égard ne froissait ni mon cœur ni mon orgueil; je n'avais pour eux ni affection ni estime, mais seulement la conscience de ma propre valeur. Je trouvais auprès de mes condisciples plus de réelle amitié, car je me faisais une gloire de protéger les faibles en tyrannisant les forts.

Ma taille, bien supérieure à mon âge, me donnait une force corporelle que mon caractère inflexible rendait presque indomptable, car nulle énergie physique ne peut être bien réelle si elle n'est appuyée par l'énergie morale; ainsi, dans mes fréquentes disputes avec mes camarades, j'arrivais toujours à leur prouver que j'avais raison, dans ce sens que, battus et hors de combat, ils étaient forcés de me déclarer leur vainqueur. Ma hardiesse et mon impétuosité brisaient tous les obstacles, et pour moi ce mot était le synonyme de bataille.

Parmi les plus âgés et les plus forts des élèves, il n'en existait pas un seul qui voulût disputer avec moi pour le plaisir de disputer; il était trop assuré de la défaite, car, ne voulant jamais avoir le dessous, je continuais la querelle sans respect ni pour les lieux, ni pour les heures, ni pour les témoins de ces escarmouches. Cette conduite me fit craindre de mes compagnons, mais cette crainte était admirative lorsque je leur donnais la preuve que je ne traitais pas mes supérieurs avec plus de ménagement.

Ces derniers avaient usé envers moi de tant d'injustes représailles; ils avaient épuisé sur mes premiers jours d'inertie et de découragement un si grand arsenal de méchanceté, qu'en m'indignant contre eux ils avaient doublé ma hardiesse naturelle. Je crois que la torture eût été impuissante devant le calme de mon front, aussi froid, aussi dur que l'airain. Pour me jouer d'eux et uniquement par badinage, j'allais plus loin que leur esprit dans l'exécution des supplices. Le second lieutenant, cet Écossais à l'âme chevillée de fer, avait inventé, pour punition usuelle, d'envoyer l'élève récalcitrant ou paresseux à la cime du mât, et cette dangereuse position devait être gardée pendant quatre ou cinq heures.

Un jour il me condamna à cette torture; je me couchai le long du mât en l'entourant de mes bras, et je feignis de dormir, comme si j'avais été parfaitement à mon aise. Mon persécuteur parut effrayé du danger qu'il courait si mon sommeil, en apparence réel, me faisait faire un faux mouvement. Il m'ordonna de descendre, et pour changer la punition, me fit monter sur la vergue de la voile du perroquet; j'y grimpai lestement, et arrivé sur la périlleuse hauteur, je saisis la balançoire de la voile du perroquet, et me couchant entre les vergues, je fis encore semblant de dormir.

Le lieutenant m'appela et m'ordonna de me tenir éveillé.

—Vous tomberez par-dessus le bord! cria-t-il plusieurs fois.

Cet avertissement me suggéra une idée, et cette idée, dans laquelle je trouvai un soulagement pour l'avenir de mes camarades, m'en cacha le danger.

—Eh bien! pensai-je, bourreau, gibier à potence, je vais antidater tes craintes, tu vas voir.

Je pris mes arrangements pour me laisser tomber dans la mer, non avec le désir d'y trouver la mort, mais avec celui de supprimer à tout jamais cette abominable punition. Je nageais parfaitement, et j'avais vu un matelot sauter dans la mer de la plus basse vergue, et revenir en se jouant sur le vaisseau. Je saisis donc un moment favorable: le roulis de la frégate était doux, la mer calme, et me laissant glisser sans bruit, je tombai sur la crête d'une énorme vague. Je fus si promptement engouffré dans son sein, qu'après la rapidité de ma chute l'agonie du manque de respiration fut terrible. Si je n'avais pas eu la prudence de maintenir mon équilibre en tenant mes mains sur ma tête et en conservant dans ma descente une position perpendiculaire, j'aurais infailliblement perdu la vie; mais je fus insensible à tout, excepté à une horrible sensation de ma poitrine, gonflée et près d'éclater; car j'eus bien vite acquis l'affreuse conviction que je tombais comme la foudre dans le sein de la mer, malgré tous mes efforts pour rester à sa surface. Je souffris une torture qu'il est impossible de dépeindre. Saisi d'une torpeur inerte, d'un découragement mortel, je me laissai aller avec une pensée du ciel et un adieu à la vie; puis j'entendis des voix, un bruit indistinct; ma poitrine et ma tête semblèrent se fendre, et un monde de figures bizarres et étranges passa devant mes yeux.

Un affreux mal de cœur, un froid mortel, qui faisait trembler mon corps et grincer mes dents en me rendant la connaissance des douleurs physiques, laissa à mon imagination la délirante idée que je luttais encore contre le bouillonnement des vagues, et je fis de prodigieux efforts pour les fuir. Cette impression dura longtemps, et les premières paroles qui en calmèrent la terreur furent prononcées par la voix d'Aston.

—Comment allez-vous, mon ami? me disait-il.

J'essayai vainement de lui répondre; mes lèvres s'ouvrirent, mais aucun son ne s'échappa de ma poitrine oppressée. Pendant quarante-huit heures je supportai une douleur inexprimable, et cette douleur était mille fois plus aiguë que celle que j'avais ressentie en tombant dans la mer.

Mais qu'importent mes souffrances, qu'importe mon agonie, j'avais gagné mon enjeu! L'Écossais fut sévèrement réprimandé, et le capitaine fit la défense formelle de jamais renouveler, ni à mon égard ni envers mes camarades, les cruautés de cette affreuse punition. Le cœur de notre fermier-capitaine fut si attendri, qu'il ordonna, non sans émotion, de tuer un de ses enfants, un de ses chers poulets, et de le faire rôtir pour mon dîner.

Le supplice au mât fut donc aboli, mais personne ne soupçonna jamais que j'avais pu être capable de faire la bêtise de risquer ma vie, de me donner une horrible torture, uniquement pour attirer sur un officier la colère du capitaine et pour détruire la cruelle invention du mauvais cœur de ce misérable.

Les élèves gardèrent rancune au lieutenant: ce fut un grief nouveau qu'ils ajoutèrent au souvenir de sa pusillanimité dans la poursuite du vaisseau malais. Pour faire comprendre la lâcheté de cet homme, il est nécessaire d'expliquer qu'un officier envoyé à une expédition doit être investi d'un pouvoir discrétionnaire et non précisé. Le signal de rappel fut fait dans la prévision que le vaisseau malais gagnerait le rivage, et que là, assisté par les natifs, il pourrait, à l'aide de ce puissant secours, faire une résistance acharnée. Les officiers revêtus de l'autorité discrétionnaire sont engagés à être économes des matériaux du vaisseau, c'est-à-dire des hommes. Cet ordre n'est point donné par humanité, mais pour un plus sérieux motif. La valeur d'un marin est cotée en chiffres, et le prix d'un matelot habitué au climat, routinier du service, est trop élevé pour qu'on le perde sans regret. En hissant son signal de rappel, le capitaine faisait son devoir, et si les suites de l'attaque portée contre le bâtiment pirate étaient déplorables, il ne s'en trouvait nullement compromis. L'officier, commandant à sa guise, gardait pour lui toute la responsabilité de ses actions; il était libre de voir ou de ne pas voir le signal.

S'il y a le moindre espoir de succès, un officier vraiment courageux ne s'inquiète pas de la conduite politique et obligatoire de son capitaine. Il va en avant, mais alors de son entière volonté, car il est libre d'agir ou de ne pas agir, et cela sans mériter véritablement le moindre reproche. Il est rare de rencontrer un lieutenant qui se rende avec une promptitude si pusillanime à ce semblant de rappel; la couardise de l'Écossais ne lui fut jamais pardonnée par les matelots, car ils se faisaient tous, et d'un commun accord, un réel plaisir de l'appeler tout bas le lâche et tout haut le prudent, le sage, le pacifique, dérisoires qualifications que l'officier feignait toujours de ne pas entendre.


XIII

En outre de l'affection que j'avais pour Aston, je me sentais vivement entraîné vers un jeune élève nommé Walter. Il n'y avait cependant entre nos deux caractères aucune ressemblance, ou pour mieux dire, nous différions dans nos goûts, dans nos habitudes et même dans notre manière de juger les choses. Cependant un motif puissant m'avait jeté vers lui avec l'amitié d'un frère dans le cœur. Walter avait été fort malheureux, et son père s'était montré envers lui plus cruel encore que le mien. Peut-être, dans les esprits scrupuleux, le pauvre enfant avait-il mérité la haine de son père en faisant son entrée dans le monde humanitaire d'une manière hétérodoxe et contraire aux lois. Parents, amis et tuteurs n'avaient pas été consultés, l'Église s'était vue frustrée de ses droits, ses saints ministres fraudés de leurs gages.

Il n'y avait point eu de gai carillon aux cloches du village où il était né, point de joyeux amis, point de voix harmonieuses pour souhaiter au petit étranger la bienvenue de sa présence.

Rien de tout cela; mais, au lieu des bons présages qui fêtent ordinairement l'entrée d'un enfant dans son berceau, ce furent des figures attristées, des femmes craintives, des mains tremblantes qui reçurent le nouveau-né.

Sa mère avait été transportée nuitamment dans l'obscur faubourg d'une grande ville, et on employa pour la dissimuler aux regards autant de précautions, de soins, d'artifices, d'argent qu'il en faut pour cacher un crime de meurtre.

Ce mystère fut la seule attention paternelle que donna à Walter l'auteur de ses jours.

La mère du pauvre abandonné était une de ces mille malheureuses qu'a séduites une promesse de mariage, une de ces infortunées qui ont cru aux protestations d'amour éternel, de constante adoration, d'inviolable fidélité, aux serments d'un lord! Comme si un lord pouvait aimer et rester fidèle à autre chose qu'à l'orgueil de son nom, qu'à la vanité de sa couronne. Comme si un lord pouvait hésiter un instant à sacrifier femme, enfant, famille, repos des uns, honneur de l'autre, à la crainte de paraître coupable, à la crainte d'entacher, même d'une ombre, la pureté de son écusson! Un lord ne peut tenir ses serments ainsi qu'un plébéien, il ne peut non plus reconnaître son enfant illégitime: il faut laisser cette prud'homie au peuple.

Walter fut élevé dans une maison de charité. Le Blue-coat-School est un établissement fondé par la royauté pour l'éducation des pauvres orphelins, enfants sans famille, et qui étaient moins pauvres que ce fils d'un homme qui avait cinquante mille livres de rente! Cette institution, qui n'est pas la seule en Angleterre, est une admirable place pour élever les bâtards de l'aristocratie, et le peuple doit être fier du haut et puissant privilége qui lui accorde de dépenser son argent pour l'entretien et l'éducation des enfants abandonnés de ses arrogants seigneurs. Ce serait en vérité un horrible sacrilége si une seule goutte de ce sang noble ne s'alimentait pas de la sueur du peuple.

La mère de Walter employa tout son courage et toutes ses ressources pour placer son fils dans la marine; mais, pauvre et sans protection, Walter n'y mena qu'une vie triste, sans espoir d'avenir, une vie de persécutions qui ne fut point améliorée sous la domination du lieutenant écossais. Ce brutal personnage appesantit sa force sur la faiblesse du pauvre garçon, et l'attrista tellement que, presque sans se rendre compte à lui-même des changements de son esprit, Walter devint pensif, soucieux, presque indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. Après avoir fui nos réunions, il s'éloigna complétement de nous et ne nous adressa plus la parole.

Cette conduite, dans laquelle se révélait une immense douleur, m'attira à lui, et je devins, malgré son mutisme, le plus attaché de ses amis. Souvent, et sans qu'il s'en aperçût, tant le pauvre enfant était absorbé dans ses sombres rêveries, je remplissais ses devoirs, et peu à peu, de jour en jour, j'arrivai à conquérir sa confiance et son amitié.

En cherchant par quel moyen il me serait possible d'infliger au second lieutenant la juste punition de la revanche que je m'étais promis de prendre, il me vint à l'esprit de compléter le rôle ridicule que nous lui faisions jouer depuis l'aventure du vaisseau malais en traçant au crayon le tableau de son obéissance empressée à se rendre au signal du rappel pendant que les deux autres bateaux se hâtaient impatiemment d'arriver sur le malais.

Je fis la composition de mon œuvre; mais, comme Walter avait plus de talent que moi pour le dessin, je lui persuadai de faire une bonne copie de mon travail.

L'ouvrage terminé, je saisis pour faire éclater ma bombe le moment où, rassemblés autour de la table servie, tous les officiers étaient en présence.

Mon dessin glissa comme une flèche sur la table, passa de main en main et excita un rire général.

Quelques minutes se passèrent avant que le principal personnage s'aperçût qu'il était le héros de mon œuvre; mais quand le dessin arriva à lui, sa longue et blafarde figure devint livide, puis couleur de citron; nous crûmes qu'il allait avoir une attaque de jaunisse. L'Écossais n'épargna ni les questions ni les recherches pour connaître l'auteur de la satire. J'oublie d'ajouter que nous avions joint à cette esquisse, pour en expliquer ironiquement le sujet, une chanson en mauvais vers, et, avec la vanité d'un auteur, ou peut-être suivant l'exemple des anciens bardes et d'un poëte moderne, je m'amusais constamment à la chanter, et cela sans souci du lieu, du temps ou des oreilles. Cette chanson devint bientôt aussi familière à l'équipage que Cessez, Hude Boreas, et Tom Bouling. Moi, je trouvais que la mienne leur était bien supérieure, mais cela parce que j'ignorais à cette époque que l'auteur de la dernière de ces chansons nationales avait obtenu une pension du gouvernement, et certes, si je l'avais su, je n'aurais point osé me mettre sur le même rang de versification et d'esprit. La seule récompense que me donna cet ingrat lieutenant, que j'étais si infatigable à immortaliser, fut un ordre de me taire; c'était animer la flamme: je chantais, ou, pour mieux dire, nous chantions de plus belle.

Quelques jours après le premier acte de notre petite comédie de vengeance, le lieutenant apprit que le dessin avait été fait par Walter.

—Je croyais que cet infâme barbouillage était l'œuvre du vagabond—j'étais ledit vagabond—l'œuvre de cet enfant du diable, car il est capable de toutes les atrocités, mais on le protége ici; son insolence n'a-t-elle pas le soutien du premier lieutenant, celui d'Aston? Petit misérable, petit brigand, il mourra sur les pontons: je ne puis rien contre lui; mais quant à Walter, à ce blême et maladif garçon qui est battu et maltraité par tout le monde, pardieu! je le dégoûterai tellement de la vie, qu'il finira par se noyer.

L'Écossais s'appliqua si lâchement à tenir sa parole, qu'à force de ruse, de lâcheté, de perfidie, il arriva à persuader au capitaine et au premier lieutenant que Walter était indiscipliné, paresseux, insolent, incapable de remplir le plus simple devoir.

Walter fut donc constamment puni, et tomba dans le désespoir.

Un jour, exaspéré par l'injustice d'une punition sans motif, il répondit insolemment à l'Écossais et refusa de lui obéir.

Son insubordination prit sur les lèvres du lieutenant des proportions si révoltantes contre la discipline, que Walter fut dégradé de son titre d'officier et attaché au mât comme un criminel.

Malgré la défense expresse de parler au malheureux garçon, j'essayai de le consoler; mais son cœur si doux, si patient, si bon, était littéralement brisé: il se dégoûta de la vie, et j'eus la douloureuse crainte qu'il ne réalisât le monstrueux souhait du lieutenant, qui tentait de le pousser à se donner la mort.

Toutes mes paroles d'amitié et d'encouragement restaient perdues: Walter ne les entendait pas, il ne les écoutait pas. Cette inertie m'affectait horriblement. Enfin j'employai le dernier moyen que me suggérait ma tendresse pour le pauvre enfant, en lui disant que j'avais pris la détermination de quitter le vaisseau et la marine aussitôt que nous serions arrivés à un port. En l'engageant à prendre courage, à me suivre, je lui dépeignis le délicieux plaisir que nous ressentirions en prenant une vengeance terrible des méchancetés de notre ennemi. L'espoir de cette revanche fit plus que toute la tendresse de mes paroles. Walter se ranima et parut reprendre ses devoirs avec le désir d'attirer sur lui la bienveillance de ses chefs.

Son persécuteur infernal continua de le tourmenter avec une inexorable persistance; il contraignit Walter à travailler avec les garçons de l'artimon; il l'obligea à s'habiller comme les matelots, à manger avec eux. Ce lâche, qui ne rougissait pas de torturer un enfant, usa de toute son influence sur le capitaine pour flétrir Walter par la honte d'une punition corporelle. Le commandant, juste et bon malgré sa faiblesse, refusa avec énergie d'accéder à cette demande.


XIV

Quand j'étais en faction, et particulièrement pendant les veilles de nuit, je restais auprès de Walter, et je soulageais, autant que cela m'était possible, les pitoyables gémissements du pauvre garçon contre sa misérable destinée. J'en revenais toujours, pour attirer son attention, à lui montrer la perspective d'une ample vengeance contre notre ennemi.

—Nous sommes maintenant des hommes, lui disais-je, il viendra un moment où nous aurons le pouvoir de briser les entraves qui nous gênent. Ce vaisseau n'est pas le monde, nous ne sommes pas des galériens enchaînés, condamnés à l'aviron pour toute la vie. Si les Anglais conspirent contre notre liberté, ce ne sont que des tyrans, et l'Inde, avec ses mille rois, est ouverte pour nous. Il y a de l'espoir, mon ami Walter, dans la douleur même de notre situation présente; il est impossible que nos misères s'accroissent, et un changement ne peut être qu'une amélioration.

—Oui, mon ami, répondit Walter, allons dans un pays inconnu aux Européens, dans un pays où leur race maudite n'aura jamais paru, et où ils n'oseront pas nous suivre; abandonnons une patrie où nous n'avons ni patrimoine, ni parents, ni amis; changeons de nation, de tribu, et cherchons une demeure parmi les enfants de la nature. J'ai lu que les hommes primitifs étaient bons, hospitaliers, généreux: allons à eux; qui, mieux que nous, pourra apprécier et leur simplicité et leur grandeur natives? Nous, qui sommes opprimés, torturés, chassés du sol natal par les injustices du sort, par la cruauté des hommes. Pour moi, devant mes yeux, le paria lépreux et méprisé, haï par tous, jouit, dans sa liberté restreinte, d'un bonheur suprême, si je compare sa vie à la mienne, ses souffrances à ce que j'ai souffert, à ce que je souffre encore.

—Quant à la lèpre, mon cher Walter, m'écriai-je, elle est en dehors de la question, puisque mon intention est de travailler, de me servir de mes membres; ils sont les seuls amis que je possède, et les vrais philosophes de l'Est mettent une très-grande valeur dans les dons de la nature; une plus grande valeur que les Anglais, parmi lesquels les avortons ont une ressemblance de forme et d'intelligence assez grande avec les hommes pour qu'ils les classent parmi eux; mais ces avortons naissent dans les palais, et nous qui pourrions les écraser comme une puce entre le pouce et le doigt, nous sommes obligés, par la hiérarchie des situations, de les saluer, de nous tenir tête nue devant eux! Parmi les natifs au milieu desquels nous irons vivre, il n'y a pas de dégradations si infâmes. La force, c'est le pouvoir, et les balances de la justice n'ont d'autre poids que la valeur de l'épée.

En m'entendant parler ainsi, Walter s'enthousiasmait, et son esprit charmant s'échappait de ses lèvres en paroles ardentes et passionnées. Il se transportait en imagination dans une des nombreuses îles de l'archipel des Indes, avec un arc et des flèches, des lignes de pêcheur et un canot.—Non, s'écriait-il en interrompant la description de sa vie future, non, pas de canot, car jamais je ne regarderai l'eau salée: mon sang se glacerait aussitôt dans mes veines. Je chercherai quelque ravin isolé, un vallon ombragé par des arbres, et je vivrai heureux et fraternellement uni avec les natifs.

—Tu leur prendras leurs sœurs? lui dis-je.

—Oui, mon cher Trelawnay, je me marierai, j'aurai des enfants, et je bâtirai une hutte.

—Tu te laisseras tatouer? demandai-je à Walter.

—Certainement, me répondit-il, je serai tatoué, je ne mettrai plus de vêtements. Qu'importe cela! tout ce qu'ils feront, je le ferai.

Nous passions ainsi les longues heures de veille, faisant des châteaux en Espagne, les possédant presque toujours, et oubliant nos misères jusqu'à ce que notre pastoral et romantique édifice fût entièrement détruit par la maudite, par la coassante, dolente et sycophante voix du lieutenant écossais, qui criait avec sa vulgarité d'expression:

—Taisez-vous, là-haut, ennuyeux vagabonds, ou je vous ferai descendre pour recevoir une raclée; taisez-vous, misérables gueux, ou j'appelle le contre-maître, qui viendra avec sa corde.

Alors, tellement est grande la force de l'habitude, nous descendions silencieusement pour regagner nos hamacs, et le lendemain nous nous réveillions au grondement de cette voix discordante, passant la journée à attendre la nuit, la nuit qui nous apportait dans sa robe semée d'étoiles, et l'espérance en des jours meilleurs, et les chants de l'illusion qui tracent sur le sable les féeries du désir. Le noble et généreux Aston ne cessa jamais de traiter Walter comme un gentilhomme; en voyant cela, les matelots, fins et rusés comme des esclaves, suivirent l'exemple silencieux que leur donnait le jeune officier.

J'ai raconté les événements qui se sont passés sur la frégate, non pas précisément dans l'ordre de leur arrivée, mais comme ils se sont présentés à ma mémoire.

Après être restés quelques jours à Bombay, nous naviguâmes vers Madras, et nous reprîmes le chemin de Bombay, avec des ordres secrets de l'amiral.

Un beau jour, pendant notre traversée de Bombay à Madras, il s'éleva sur le vaisseau des cris tellement furieux ou tellement effrayés, que, l'esprit encore sous l'impression d'une révolte d'équipage que je venais de lire, je crus à un commencement de mutinerie.

Je n'avais jamais vu ni pu concevoir une pareille commotion; les matelots se précipitaient les uns sur les autres par des ouvertures au travers des écoutilles; il n'y avait plus de discipline; le lieutenant qui commandait le pont était debout, pâle, stupéfait; le capitaine et la plupart des officiers donnaient des ordres et faisaient des questions tout en essayant de pénétrer la masse d'hommes qui se concentrait sur le pont avec des cris et des gémissements inarticulés. Mais ni le capitaine ni le lieutenant ne réussirent à se faire entendre; ils avaient perdu toute l'autorité de leurs voix, et, entraînés par la foule compacte, ils se trouvèrent confondus avec elle.

Je vis bientôt que c'était le désespoir et non la fureur qui était peint sur les fronts rudes et brunis des matelots.

Enfin, le premier instant de la peur passé, le secret de cette épouvante s'échappa en un cri lugubre de toutes les bouches.

—Le feu! le feu! le feu est dans les magasins de devant!

Ces effroyables paroles jetaient les marins dans une indicible terreur. Les plus braves, les plus hardis, les plus audacieux dans l'ardeur du combat, étaient inertes et sans courage devant l'écrasant malheur qui se présageait.

Le feu au magasin, le feu dans l'entre-pont, c'est-à-dire une mort hideuse, une destruction complète, sans espoir de secours ni du ciel ni de la terre!

L'habitude ou l'instinct réveilla les officiers, qui, après avoir entendu le premier cri, avaient paru s'anéantir dans le sentiment de l'unique torpeur.

Pendant l'espace de quelques minutes, personne ne bougea; tous les fronts étaient rougis par une délirante anxiété, tous les regards étaient fixés sur l'écoutille de devant, attendant et cherchant d'un œil insensé l'apparition d'une mort qu'il était impossible d'éviter. Nous étions hors de vue de la terre, et pas une voile, pas un point, pas une tache visible n'apparaissait sur la bleuâtre limpidité de l'horizon. Le seul nuage qui coupât l'air était la fumée noire et épaisse qui s'échappait de l'écoutille, et comme il n'y avait pas de vent, elle montait vers le ciel comme une colonne de marbre noir. Nous attendions à chaque instant la terrible explosion qui devait nous élancer de l'immensité des airs dans les profondeurs de la mer. Après un silence lugubre, quelques murmures confus se firent entendre simultanément, et, poussés par l'instinct de la conservation, tous les matelots se précipitèrent les uns sur les quartiers bateaux, les autres sur les côtés du vaisseau, regardant autour d'eux, dans le vain espoir de chercher un refuge.

Une petite bande de jeunes vétérans, dont les cheveux avaient grisonné dans les tempêtes de leur vie maritime, restèrent debout, immobiles, attendant la mort avec un calme résigné, mais intrépide.

La voix claire, forte et sonore d'Aston ordonna aux pompiers de préparer leurs seaux, aux soldats de marine de venir à l'arrière avec leurs armes, aux officiers de suivre son exemple. En achevant ces ordres énergiquement énoncés, Aston prit un poignard dans sa main:

—Obéir ou mourir! dit-il d'un ton ferme.

Le premier lieutenant et les officiers sortirent enfin de leur engourdissement; ils chassèrent les hommes des bateaux, les disciplinèrent, et un peu de calme rendit la manœuvre possible.

Dès que j'eus entendu la voix d'Aston, je m'avançai vers lui en disant:

—Je descendrai dans le magasin si vous voulez y envoyer les canotiers pour me passer de l'eau.

Sans attendre la réponse d'Aston, je me précipitai dans la grande ouverture à travers les écoutilles; je hâtai ma course le long du second pont, entièrement abandonné, et, saisissant une corde, je descendis, à travers la fumée, directement dans le magasin. L'obscurité y était plus profonde qu'elle ne peut l'être dans la plus profonde nuit, de sorte qu'au premier instant il me fut impossible de distinguer d'où sortait le feu. Je tâtai partout, et je sentis que mes mains et ma tête étaient atteintes par l'incendie; je pouvais à peine respirer la fumée qu'embrasait l'air. Enfin, en me heurtant contre un objet qui entrava ma marche, je sentis un corps humain, un homme mort ou ivre-mort, qui gisait au milieu de la pièce.

Le contre-maître canonnier était l'individu couché par terre. Sa pipe cassée dans sa bouche avait allumé (car tout abruti qu'il était, il fumait encore) des mèches qu'on tenait amorcées pour les canons. La négligence de cet ivrogne avait alimenté ce lent et étouffant brasier de plusieurs centaines de ces mèches; elles causaient donc l'effroyable fumée qui avait mis tout le vaisseau en révolution. Le seul danger qu'il y eût réellement était leur proximité de la poudre.

—Envoyez des hommes! criai-je.

À ce moment, Aston parut.

—Ne descendez pas, mon ami, envoyez-moi de l'eau, beaucoup d'eau, et dans quelques secondes tout sera fini.

Aston jeta sur moi le premier baquet d'eau, en disant:

—Vous êtes tout en feu!

Mes cheveux et ma chemise brûlaient. Cette aspersion saisissante, jointe à la fumée, me renversa, et je tombai sans mouvement aux pieds d'Aston qui était descendu. Il me remplaça.

L'air frais me rendit à la vie. L'incendie était éteint, la joie et le calme avaient reparu.

Le capitaine m'envoya l'ordre de monter sur le pont.

Mes traits noircis par la fumée, mes cheveux et mes sourcils brûlés, mes vêtements en désordre, ou plutôt en lambeaux, donnaient à ma personne un extérieur si diabolique que j'avais l'air d'un démon nouvellement arrivé des enfers. Tous les officiers sourirent, mais ils parurent sincèrement louer mon sang-froid et mon courage. Je dis, ils semblèrent, car il n'est point dans les habitudes de la marine d'en exprimer davantage. Me remercier eût été s'adresser à eux-mêmes une réprimande, ils ne me dirent donc rien. Le capitaine me fit donner des soins et un second poulet!

L'impression produite par l'opportunité de mon secours ne s'effaça pas aussi promptement que le souvenir de mon impétueuse attaque contre le vaisseau malais, et j'eus le loisir, sans craindre les reproches, de paresser pendant des journées entières. Si, par habitude, on revenait aux anciennes exigences, aux anciennes épithètes de lâche, de paresseux, je riais d'un air dédaigneux, et les officiers prenaient ma défense en disant:—En vérité, ce pauvre garçon mérite un peu de repos et beaucoup d'indulgence.


XV

Dès que le vaisseau jetait l'ancre dans un port, je saisissais avec ardeur le plus futile prétexte pour prouver la nécessité de mon débarquement, et tant que le pavillon n'était pas hissé au grand mât, il était inutile de songer à me voir reparaître sur le pont de la frégate. Quand nous entrâmes pour la seconde fois dans le havre de Bombay, je sautai un des premiers dans la chaloupe qui nous conduisit à terre, et j'allai établir mon quartier général dans une taverne de la ville pour laquelle j'avais ressenti tout d'abord une vive prédilection. Là, libre de toute entrave, de toute autorité, je me plongeais sans réflexion dans toutes sortes de plaisirs et d'extravagances. Les heures que je ne consacrais ni à la société des femmes ni aux libations des festins, s'écoulaient en longues excursions faites à cheval autour de la ville. Pendant ces courses, je m'arrêtais quelquefois dans les bazars, bouleversant tout, y faisant un tapage d'enfer. Comme sur le vaisseau, j'étais la cause des bruits et des émeutes, le boute-en-train de toutes les querelles.

Dans l'Inde, les Européens tyrannisent les natifs et leur font rigoureusement sentir leur orgueilleux pouvoir. Tous les outrages peuvent être commis sur ces pauvres gens, et cela avec la certitude de la plus complète impunité. La douceur faible et flexible du caractère des Indiens a acquis sous ce joug une subordination presque servile, et la résistance ou les plaintes leur sont à peu près inconnues. La bienveillance des Européens, le témoignage de leur reconnaissance pour les Indiens après de longs et fidèles services, sont exprimés par des flatteries et des caresses les jours de bonne et de joyeuse humeur, mais aussi par des traitements d'une insensible cruauté aux heures de spleen. Je parle ici du passé, et j'ignore si les rapports de ces deux peuples, si bien confondus l'un dans l'autre aujourd'hui, ne se sont pas complétement changés.

Quoique plongé dans les enchantements d'une liberté ivre de plaisir, je n'oubliais pas le pauvre Walter, auquel il n'avait point été permis de venir à Bombay. Je lui écrivais tous les jours, et j'avais arrangé qu'il resterait sur le vaisseau jusqu'au moment où ce dernier mettrait à la voile. En retenant un canot, je l'avais averti que, la veille du départ, il eût à se jeter à la mer à l'avant du vaisseau, et à nager jusqu'à la barque dans laquelle je stationnerais en l'attendant.

Quant à notre projet de vengeance relativement à l'Écossais, je me chargeais seul de l'exécution, car j'étais assez grand et assez fort pour lutter avec lui, et avec avantage.

Dans la taverne où j'avais établi le lieu de ma résidence, je fis la rencontre d'un marchand avec lequel je parvins à me lier intimement.

Dans la première jeunesse, on forme ainsi sans arrière-pensée, sans méfiance, des liaisons qui prennent une grande place et dans l'existence du moment qui les voit naître, et dans les souvenirs qui en rappellent les joies.

À l'époque d'un âge plus sérieux, on emploie souvent des années entières pour former ces liens du sentiment qui confondent, par la pensée, deux individus l'un dans l'autre. Des officiers du bord, qui m'avaient pris en amitié, venaient souvent me voir à la taverne, et je les rendais, à leur rieuse satisfaction, les spectateurs de mille folies. Mon ami l'étranger (c'est ainsi qu'on le nommait) recherchait avec empressement la société des officiers, et il semblait prendre un vif plaisir à écouter les narrations de leurs voyages, l'histoire des différents vaisseaux auxquels ils avaient appartenu, leur manière de naviguer, et les particularités qui distinguaient leurs respectifs commandants. Sa conversation se bornait généralement à faire des demandes, et comme la plupart des marins préfèrent le plaisir d'être écoutés à celui d'écouter eux-mêmes, il en résultait qu'adoré et recherché pour son bienveillant et curieux silence, l'étranger était constamment entouré de narrateurs.

J'accompagnais souvent mon nouvel ami dans les visites inspectives qu'il faisait aux vaisseaux de guerre stationnés dans le port. Mais le seul dans lequel je ne voulus pas le suivre, et qu'il laissa de côté, fut notre frégate; cependant, pour le dédommager de l'inexplicable refus que je lui fis de lui servir de cicerone, je lui donnai avec soin et exactitude tous les renseignements qu'il voulait bien me demander.

Quoique mon ami se fît appeler de Witt, je parlerai de lui sous son véritable nom, qui est de Ruyter. Il me dit un jour qu'il attendait une occasion pour aller à Batavia, et il parlait de cette ville comme de toutes celles des Indes, qu'il paraissait parfaitement connaître. Entre les remarquables particularités qui distinguaient de Ruyter, il en était une qui, en piquant vivement ma curiosité, excitait au plus haut point mon admiration, et frappait mon esprit si avide de l'inconnu, si avide du savoir. Il parlait toutes les langues européennes et n'avait pas le moindre accent étranger en s'exprimant dans la langue anglaise.

De Ruyter connaissait tous les coins de Bombay, toutes ses rues; ni la plus petite allée, ni le plus obscur carrefour n'avait échappé à son investigation. Souvent, à ma vive surprise, nous passions la soirée à courir d'une maison à l'autre, et il apparaissait au milieu des propriétaires de ces habitations comme un commensal désiré et attendu. Il s'asseyait au centre de la famille, causant avec elle dans les différents dialectes du pays, et cela avec une incroyable facilité. Tantôt il parlait gravement le guttural et sauvage idiome des Malais, tantôt le langage plus civilisé des Hindous, tantôt encore la douce et harmonieuse langue persane.

La déférence que ces différents peuples témoignaient à de Ruyter allait jusqu'à la servilité chez les uns, jusqu'à la déférence craintive chez les autres. Quand il passait dans la rue, les gros, fiers et pompeux Arméniens faisaient arrêter leurs palanquins, descendaient, et couraient au-devant de lui en proclamant tout haut le bonheur de leur rencontre.

Cet excès d'empressement, si contraire aux habitudes de ces orgueilleux négociants, m'étonnait autant que la science et la familiarité de de Ruyter avec tous ceux dont il approchait; mais ma surprise était sans arrière-pensée, car à dix-sept ans on admire naïvement, et on ne prend pas tous les étrangers, comme à trente, pour des suppôts de police ou pour des fripons.

Dans toutes ses actions, et même dans l'accomplissement des plus insignifiantes, de Ruyter apportait une décision rapide et un imperturbable sang-froid; il était supérieur, physiquement et moralement, à tous les hommes qui l'entouraient. Peut-être n'eussé-je pas aussi bien senti cette supériorité si elle n'avait pas été évidente au point de frapper les plus indifférents ou les moins perspicaces à pouvoir le faire.

La stature de Ruyter était haute, majestueuse; ses membres avaient de magnifiques proportions; la rondeur de sa taille souple donnait à tout son corps un air d'élasticité et d'agilité extrêmement rare chez les habitants de l'Est. Ce n'était qu'après un sérieux examen qu'il était possible de découvrir que sous la mince et fragile écorce du dattier se cachait la force du chêne.

Pour plaire aux yeux d'un artiste, la figure de de Ruyter manquait de largeur, mais elle était dominée par un beau front, un front clair, intrépide, sans une ride, aussi poli, quoiqu'il ne fût pas aussi blanc, que du marbre de Paros sculpté. Ses cheveux étaient noirs et abondants, ses traits bien dessinés; mais la plus grande beauté de de Ruyter étaient ses yeux, à la couleur si variable qu'il était impossible d'en déterminer la nuance. Semblables au teint d'un caméléon, ils n'avaient pas de couleur fixe, mais, comme un miroir, ils réfléchissaient toutes les impressions de son esprit.

Au repos, les yeux de de Ruyter semblaient obscurcis par un nuage bleuâtre; mais quand ils étaient animés par l'entraînement de la conversation ou par la véhémence des sentiments, ce brouillard disparaissait, et ils devenaient vifs, brillants, lumineux comme un rayon de soleil. Cette lueur intense éblouissait tellement nos regards, qu'il nous était impossible d'en supporter le contact sans baisser nos yeux à la fois effrayés et fascinés. Les sourcils étaient épais, droits et saillants.

De Ruyter avait contracté, sous l'ardente chaleur du soleil de l'Est, l'habitude de fermer à demi ses paupières, et ce mouvement, presque continuel, avait fini par tracer au coin de l'œil une infinité de petites lignes, mais ces lignes étaient légères, délicates comme des ombres, et n'avaient rien qui pût rappeler ou les signes prématurés d'une vieillesse précoce ou ceux d'une débauche constante, ainsi que le révèlent souvent les tempes des hommes du Nord.

La bouche était nettement, hardiment coupée, pleine d'expression, et la proéminence de la lèvre supérieure avait, lorsque de Ruyter parlait, un mouvement nerveux et indépendant de sa compagne. Les contours fiers et à la fois suaves de cette bouche donnaient à la physionomie un air posé, sérieux, bienveillant, mais d'une invincible détermination. On sentait qu'après avoir prononcé un refus, elle ne devait jamais revenir sur l'expression et sur l'exécution de sa volonté.

Quoique naturellement d'un teint moins brun que le mien, le visage de de Ruyter était, en certains endroits, presque brûlé par le soleil; mais cette nuance foncée s'alliait bien à l'ensemble de toute sa personne, quoique le vieillissant un peu; car il avait à peine trente ans.

Si je suis minutieux, si je m'arrête aux détails en faisant la description de de Ruyter, c'est pour arriver à faire comprendre l'influence extraordinaire qu'il exerça sur mon esprit et sur mon imagination. Il devint le modèle de ma conduite, et le but de mon ambition fut de l'imiter, même dans ses défauts. Mon émulation s'était éveillée pour la première fois de ma vie. Je me trouvais impressionné par l'intelligence, par la grandeur, par l'évidente supériorité d'un être humain. En toute circonstance, grave ou futile, de Ruyter avait une manière d'agir si naturelle, si libre, si noble, si spontanée, que cette manière semblait être produite inopinément par sa propre individualité, et tout ce que faisaient les autres ne paraissait plus qu'une imitation affectée.

L'influence énervante d'une longue résidence dans un climat tropical n'avait pas fatigué de Ruyter; la vigueur de son tempérament, sa force et son énergie semblaient insurmontables. Les fièvres mortelles des Indes n'avaient pas corrompu son sang, et les feux du soleil tombaient impunément sur sa tête nue, car il vaquait en plein jour à ses occupations ordinaires. J'observais alors qu'il buvait peu, dormait à peine et mangeait très-frugalement.

De Ruyter partageait souvent mes longues veilles; il assistait à mes orgies, se joignait à nous; mais il ne buvait que son café en fumant son hooka; néanmoins, il nous surpassait en gaieté, et malgré la vertu soporifique du moka berrie, il suivait la vivacité de nos causeries. Quand l'entraînement en était excité par le jus de la grappe ou par l'arrack-punch, sans le moindre effort, de Ruyter saisissait le ton de la conversation, et montrait ainsi la condescendance et la souplesse de son esprit, tandis que d'un regard, d'une parole ou d'un geste, il eût pu plier à l'ordre de sa volonté ou au souhait de son caprice l'entêtement du plus obstiné d'entre nous tous. Mais de Ruyter préférait faire ressortir le caractère des autres; il préférait les voir dans leurs couleurs naturelles: il se mettait donc de pair avec nous, et par cette conduite, il obtint une influence que Salomon, avec toute sa sagesse et tous ses proverbes, n'a jamais possédée.


XVI

Traité comme un égal par un être d'une supériorité si grande, je ressentis un vif orgueil, et cette intime satisfaction me donna un air d'importance tout à fait grandiose. La conduite de Ruyter lui gagna mon entière confiance, et insensiblement il parvint à arracher de mon cœur ses plus secrètes pensées.

Je lui dis un jour que j'étais fermement résolu à abandonner la profession maritime, parce qu'elle ne pouvait réaliser l'ardente ambition et la perspective de gloire qu'elle avait peinte à mon esprit. Mais, au lieu d'encourager l'exécution de ma fuite prochaine du vaisseau, il m'engagea à ne rien faire prématurément et sous l'empire de la passion.

—Mon cher de Ruyter, m'écriai-je, j'ai souffert d'horribles outrages, j'ai vu s'enfuir une à une toutes mes espérances, et l'abandon de ma famille a été la pierre d'achoppement contre laquelle sont venus se réunir tous mes malheurs. J'ai pris la ferme détermination de me défaire des entraves qui, en embarrassant mon intelligence, bornent mes aspirations, et je vous déclare que, s'il m'est impossible de rien faire de mieux, j'irai dans les jungles, je m'associerai aux buffles et aux tigres, et là je serai au moins le libre agent de ma courte vie. Oui, de Ruyter, je préfère l'existence périlleuse et sauvage d'un chasseur de bêtes fauves à celle qui est contrainte de se soumettre à un despotisme de fer, à un despotisme qui comprime la pensée... N'est-il pas écrit dans le code de la loi navale: Vous ne devez, ni par regard, ni par geste, témoigner que vous êtes mécontent de ceux qui vous gouvernent en tenant le fouet de la correction levé sur votre tête. Si les dieux nous gouvernaient par une brutale intimidation, quel est celui qui ne se révolterait pas? Et si nous devons avoir un maître, pourquoi ne pas entrer au service des démons et des diables en bons termes et avec des accords avantageux?

—Mon ami, me répondit de Ruyter, vous vous éloignez de la route et vous laissez parler vos passions; retenez-les, regardez les choses sous leurs véritables couleurs, et non défigurées par la teinte jaune dont les enveloppe votre esprit malade. Nous ne pouvons pas être tous chefs, oppresseurs et maîtres; il est impossible également qu'un supérieur contente toujours ceux qui sont sous ses ordres. Votre esprit a reçu une fausse direction, mon cher Trelawnay, c'est moins votre faute que celle de vos parents.

L'égarement de votre imagination vous est venu de faibles, mais non de méchantes créatures. Puisque vous avez souffert, mon enfant, puisque vous avez subi le joug de ces esprits étroits et moroses, vous devez apprendre à raisonner juste, apprendre à connaître, et tâcher de conquérir cette charitable vertu qu'on appelle la tolérance, apprendre surtout à distinguer entre la faiblesse et la méchanceté de ceux qui vous ont offensé. Dans le véhément récit que vous m'avez fait de vos griefs contre la destinée et contre ceux qui ont contribué à vous rendre malheureux, je ne vois qu'un cas de malice réelle, et, entre nous, il est trop insignifiant pour qu'on daigne y arrêter une seule pensée de rancune: je veux parler du lieutenant écossais.

—Comment, de Ruyter, vous appelez peu de chose l'entière ruine et la complète dégradation que ce misérable a accumulées sur mon ami Walter? J'en suis la cause, et je me dévoue à venger ses injures. Puissent tous les malheurs de la vie s'abîmer sur ma tête, puisse le paria m'insulter et me cracher au visage, puissent les chiens sauvages me poursuivre à travers les forêts, si je pardonne à ce monstre!

Le nom maudit de l'Écossais tremblait sur mes lèvres, et j'allais le prononcer, lorsque le scélérat lui-même entra dans la salle de billard où nous étions.

Au premier coup d'œil qu'il jeta sur moi, le lieutenant s'aperçut de mon émotion, et le regard de fureur dont j'accueillis son entrée, joint à la rougeur qui colorait mes joues, le fit rester un instant immobile sur le seuil de la porte, ne sachant s'il devait avancer ou reculer.

Il se décida pourtant, et après avoir éclairé sa figure verdâtre d'un gracieux sourire, après s'être armé de toute cette artillerie de grimaces et d'affectation courtisane qui lui avait fait faire son chemin dans le monde en détruisant toutes les espérances des bons, des braves, des honnêtes gens, il s'avança vers nous.—Je dois dire que, pendant mon séjour à la taverne, il était venu très-souvent s'y attabler, et qu'il déployait sur terre autant d'affabilité et d'obligeance qu'il montrait de cruauté et d'injustice sur le vaisseau.

Comme j'étais placé sous son commandement personnel, le lieutenant me considérait encore esclave de son pouvoir. Il s'approcha donc de moi, et me dit de sa voix mielleuse:

—Eh bien! Trelawnay, allez-vous aujourd'hui à bord? Le vaisseau met à la voile demain; tous les officiers seront rentrés dès l'aurore.

—Vraiment? répondis-je d'une voix sombre, car je cherchais à contenir l'emportement de ma fureur. Mais chaque fibre de mon corps tressaillait de colère, et mon sang bouillonnait dans mes veines comme une lave ardente. Monsieur, dis-je au lieutenant en faisant quelques pas vers lui, l'heure de régler mes comptes vient de sonner; je vais m'en occuper, car, fort heureusement, mon principal créancier est ici.

—Que voulez-vous dire? demanda l'Écossais en considérant d'un air effaré le bouleversement de ma physionomie.

—Je vais me faire comprendre: un jour vous m'avez défendu de paraître devant vos yeux la tête couverte; je vous obéis pour la dernière fois.

Et, en prononçant ces paroles, je lui jetai mon chapeau au visage.

Le lieutenant resta debout, pâle, stupéfait.

—Monsieur, repris-je en me dépouillant de mon habit, que je foulai aux pieds, je suis libre, vous n'êtes plus mon chef, et si je dois vous reconnaître une supériorité sur moi, il faut me la prouver avec votre épée.

Je fermai la porte en me plaçant entre la sortie et l'Écossais, et je lui dis insolemment:

—Allons, défendez-vous! M. de Ruyter et nos amis vont voir un beau jeu!

L'Écossais voulut tenter de franchir l'espace qui le séparait de la porte, en murmurant d'une voix plus effrayée que surprise:

—Que voulez-vous, Trelawnay? avez-vous bien toute votre raison?

Je bondis sur ce lâche, et, le saisissant par le collet, je le traînai au milieu de la salle.

—Vous ne vous échapperez pas, mauvais drôle, défendez-vous, ou je vous frappe sans merci!

—Monsieur de Ruyter, s'écria le lieutenant, je réclame votre protection; ce garçon est fou, car, en vérité, il est impossible de comprendre où il veut en venir.

—Cependant, répondit Ruyter sans quitter le bout d'ambre de sa longue pipe, cela me semble très-clair; arrangez-vous avec lui, vos querelles ne me regardent pas, et vous feriez mieux, au lieu d'hésiter, de tirer votre épée et de vous mettre en garde. Trelawnay est un enfant et vous êtes un homme, si j'en juge par votre moustache.

Le lieutenant, dont l'esprit était bouleversé par la crainte, s'humilia devant moi; il protesta d'une voix tremblante qu'il n'avait pas voulu m'offenser, mais que cependant, si je lui avais cru cette intention, il en était peiné et m'en demandait cordialement pardon.

—Remettez votre épée au fourreau, mon jeune ami, ajouta-t-il, et venez à bord avec moi; je vous jure que jamais je n'userai contre vous du droit de représailles; que ce qui s'est passé ici sera à jamais oublié.

Cette lâcheté ignoble, cette bassesse honteuse me firent rougir.

—Souviens-toi de Walter, brigand, souviens-toi de Walter, lâche assassin; quoi! aucune insulte, aucun mépris, aucune injure ne peut t'émouvoir. Eh bien! que la punition s'accomplisse, et malheur, malheur à toi!

Je tombai sur lui comme la foudre. Je le frappai au visage, et, lui arrachant ses épaulettes, je les déchirai en mille morceaux.

—Le noble drapeau anglais est déshonoré par un lâche, je dois en purger la terre!

Cris, protestations, prières, ce vil personnage employa tout pour tenter de m'attendrir, mais il ne faisait qu'exalter ma rage. J'avais honte en moi-même d'être resté, de m'être courbé si longtemps sous la domination d'une créature indigne du nom d'homme et du titre d'officier.

Quand je l'eus jeté presque sans connaissance à mes pieds, je lui dis:

—Pour les torts que tu as eus envers moi, j'ai pris une juste revanche; mais pour les souffrances dont tu as accablé Walter, il me faut ta vie!

Mon épée s'était brisée sur le dos du lieutenant, je lui arrachai la sienne.

Je l'eusse infailliblement tué, si une main plus forte que mon bras menaçant n'eût arrêté le coup mortel que j'allais porter.

—Ne le tuez pas, mon ami, dit derrière moi la voix grave de de Ruyter, prenez cette queue de billard, un bâton est une arme assez convenable pour châtier un lâche; ne souillez pas dans son ignoble sang l'acier de votre épée.

Je ne pus m'opposer à la volonté de de Ruyter, car il m'avait désarmé. Je saisis donc la queue de billard, et je frappai rudement le scélérat, qui poussait des hurlements épouvantables. Je ne m'arrêtai qu'après avoir vu que mes coups tombaient sur un homme mort ou sans connaissance.

Pendant le combat, de Ruyter avait placé des sentinelles à la porte afin de prévenir toute surprise; lorsqu'il vit mon ennemi vaincu, il leva la consigne. Alors un grand tumulte se fit entendre, et une foule compacte de noirs et de blancs se précipita dans la salle.


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