Un Cadet de Famille, v. 1/3
XXXVI
De Ruyter aurait volontiers libéré Aston, si ce dernier avait voulu accepter les offres généreuses de mon ami.
—Non, disait-il en fermant la bouche à de Ruyter, je dédaigne d'éviter les conséquences naturelles et méritées de ma folle entreprise. Si le succès qui a couronné votre défense avait récompensé mes efforts, il est certain que je me serais montré aussi généreux que vous. Malheureusement, les preuves de mes bonnes dispositions seraient limitées. Il est donc préférable que les événements aient pris cette marche. Je me soumets volontiers aux usages de la guerre, et je vous supplie, mon cher de Ruyter, de ne pas hasarder votre réputation en froissant les engagements que vous avez contractés envers la France. Ne vous servez pas de votre pouvoir pour me préserver de la punition qui m'attend. Ce ne sera qu'un emprisonnement rigoureux, mais court; puis il y a tant de prisonniers dans l'Inde, qu'un échange pourra promptement s'effectuer.
—Votre volonté sera la mienne, mon cher Aston; seulement, soyez assuré de ceci,—j'ai du moins assez de pouvoir pour vous le promettre avec certitude,—que si le nom de prisonnier ne vous tourmente pas, vous n'éprouverez aucune des indignités qui accompagnent ordinairement cette fâcheuse position. Si je pensais que dans les lieux où je commande il pût en être autrement, je vous libérerais malgré vous. Ma fidélité aux Français est de l'encre, et non du sang; je ne leur en dois pas. Notre contrat est un mutuel intérêt; cet intérêt n'existant plus, chaque parti peut le briser sans un instant d'hésitation. La lie que la révolution de 93 a fait bouillir m'ouvre l'île de France, une seconde Botany-Bay, où la France exile ses félons. Là, ils sont aussi frivoles, aussi légers, aussi violents que les brises du Mousan à Port-Louis, où le vent souffle de chaque quartier de la boussole, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil; mais ils n'osent pas se jouer de moi: je dis ils n'osent pas, parce qu'avec toutes leurs batteries de trompette, leurs cœurs ne sont ni nobles ni braves. Leur courage est une parole, leur fureur un ouragan en jupon. Ils vous détesteront parce que vous êtes brave, parce que vous êtes beau garçon, parce que vous avez un habit élégant; ils sont aussi envieux, aussi cruels, aussi lâches que l'est la race caquetante des singes de Madagascar.
Aston regarda de Ruyter avec surprise, tandis que je riais de cette moqueuse tirade.
—Je vous dis tout cela, lieutenant, parce que je désire que vous compreniez que, sous leur drapeau, je ne sers que mes intérêts. Comme nation, je les méprise, quoiqu'il y ait quelques bonnes âmes parmi eux. Malgré toute leur civilisation,—civilisation dont ils sont très-fiers,—malgré toute leur élégance de geste et de langage, ils vous traiteront avec indignité, car rarement ils ont eu ici l'occasion de décharger leur bile sur un prisonnier anglais. Mais, je vous le jure, ils vous respecteront, et je ne permettrai pas qu'un de mes prisonniers reçoive d'eux même un regard de mépris. Ainsi, nous nous comprenons.
—Maintenant, mes garçons, allons voir ce qu'il y a pour souper; j'ai peur que notre cuisine et notre faïence aient souffert depuis que ces rudes visiteurs nous ont abordés, et pourtant, avec un temps si froid et si obscur, nous n'avons pas besoin d'absinthe pour aiguiser notre appétit; descendez en bas, je jetterai seulement un coup d'œil sur la mer et je vous rejoindrai.
En descendant, j'appelai notre munitionnaire Louis, et je lui dis que nous étions aussi affamés que des hyènes.
—Mais, Louis, m'écriai-je en jetant un coup d'œil sur la table, qui pourra avaler le porc sec et la salaison pourrie que vous avez servis? Allons, mon vieux garçon, donnez-nous quelque chose de mieux, ou je serai obligé de faire rôtir Van Scolpvelt.
—Une fois que vous l'aurez avalé, vous ne mangerez plus, me répondit le munitionnaire; je préférerais dîner avec le sabot d'un cheval.
Au même instant, le docteur parut, attiré par le désir d'examiner mes blessures.
—Laissez-moi tranquille, vieux Van, lui dis-je; pas de chevilles caustiques pour moi. Asseyez-vous, et remplissez un peu votre peau, qui traîne sur vos os comme un morceau de canevas goudronné et ratatiné.
—Comment! s'écria Van Scolpvelt en essayant d'attirer à lui tout le service de la table pour le faire disparaître, mais il ne faut pas que vous mangiez. J'ai ordonné au garçon de vous préparer du conzé.
—Que votre eau de riz soit maudite! Allez, Louis, allez auprès du cuisinier, et dites-lui de nous faire rôtir deux poulets, ainsi qu'un morceau de porc; j'ai besoin de prendre quelque chose de solide et de réconfortant.
Van Scolpvelt allait contremander cet ordre, lorsque je lui mis impatiemment la main sur les lèvres. Puis, à la grande surprise du pauvre docteur, je versai dans une tasse le contenu d'une bouteille de madère, et je me préparais à la vider, lorsque, revenu de sa stupeur, Van s'élança sur moi en s'écriant:
—Pendant que vous êtes mon patient, je ne vous permettrai pas d'attenter à vos jours; vous ne stigmatiserez pas mon système. Au lieu de madère, vous boirez du jus de citron, à moins que vous ne préfériez du gruau de conzé; mais le citron vaut mieux: c'est le fruit du citrus de la classe polyadelphia, ordre icosandria, le principal ingrédient dans l'acide citrique, précieux pour les usages pharmaceutiques sur terre, et mille fois plus utile sur un vaisseau, où on ne peut jamais le trouver. Mais moi, moi Van Scolpvelt, j'ai travaillé longtemps pour le rendre applicable par la condensation. Jusqu'à présent, dans les mains des chimistes, il a montré des symptômes de décomposition; mais, avec l'aide d'un précieux mémoire composé par le savant Winschatan, précepteur de l'immortel Boerhaave, et daté de 1673, j'ai réussi à le préserver dans la forme concrète. Il a maintenant seize mois, et vous verrez qu'il est meilleur et plus frais qu'à l'époque où on l'a enlevé de l'arbre. Garçon, donnez-le-moi.
Tout occupé de prendre sa composition des mains de son aide, Van Scolpvelt oublia le madère, que j'avalai d'un trait.
Le docteur se leva gravement, et, après m'avoir jeté un regard froid, il prit sa bouteille, l'engouffra dans sa large poche et disparut.
—Capitaine, dit-il à de Ruyter, qu'il poursuivit sur le pont, Trelawnay est un fou: je ne suis pas habitué à les soigner; seulement, je vous conseille de lui faire mettre un gilet de force.
À la fin du souper, Louis plaça sur la table une bouteille de grès couverte de poussière et contenant du skedam couleur de bambou.
Nous nous assurâmes qu'il avait conservé son véritable goût et, selon la délicate observation de Louis, qu'il possédait la saveur d'une flamme mêlée avec le fumet de genièvre.
—Allons, Louis, faites-nous griller un biscuit; vous êtes le seul homme utile à bord; personne n'est capable d'égaler votre adresse pour faire cuire un biscuit à point.
Quand Louis fut descendu pour remplir sa mission, Aston me demanda:
—Quel homme est donc ce Louis?
—Le munitionnaire; il remplit de plus les fonctions de commis et quelquefois celles de cuisinier. C'est un homme double, un garçon sans pareil. Né à l'île Maurice, il réunit dans sa personne les traits caractéristiques de deux nations, le gros ventre et la taille carrée d'un Hollandais aux maigres bras et aux jambes d'un Français; il ressemble à un muid de skedam posé sur des échasses. Sa figure est un burlesque mélange des traits de son père et de ceux de sa mère; grasse et ronde comme une citrouille, elle laisse une large place à un nez français, semblable à une figue mûre, rouge et à la queue élevée. Sa bouche, fendue d'une oreille à l'autre, a des lèvres grosses, flasques, humides, qui en s'entr'ouvrant montrent une rangée de dents tout à fait pareilles aux pieux posés à l'entrée d'une digue hollandaise, et, comme cette digue, toujours prête à recevoir ce qu'on lui offre. Le véritable menton de Louis est ridiculement court, mais, d'une nature aussi féconde que son estomac, il s'est ajouté trois ris. C'est une masse de gras collée sur un vrai cou français, long, osseux et courbé à la façon de celui du dromadaire. La tête de Louis paraît être formée pour porter une couronne d'or, car, à moins de quelque chose de cette forme et de ce poids, rien ne peut rester sur sa tête lorsqu'il fait du vent: aussi ses compagnons lui ont-ils donné le sobriquet de Louis le Grand. Mais le voici, regardez-le bien, et dites-moi si j'ai exagéré le portrait que je viens de faire.
Quand les biscuits furent placés sur la table, je dis à Louis:
—Racontez au lieutenant de quelle façon vous avez obtenu la place de munitionnaire.
—Quand le dernier mourut, monsieur.
—Soit, bien, je sais cela; mais comment mourut-il?
—Monsieur, dit Louis dans un jargon mêlé d'anglais et de français, ce munitionnaire avait un très-grand amour pour l'économie, et un soir, comme il était en train de placer sur la table de la cabine un morceau de fromage dur, sec et salé, je voulus lui faire observer que ce fromage n'était pas mangeable. Il ne répondit à la justesse de ma remarque qu'en m'appelant niais, délicat, extravagant, et il me soutint que le fromage était un très-bon fromage; pour me le prouver, tout en continuant de m'appeler entêté, imbécile, il en cassa un morceau et essaya de l'avaler; mais le morceau resta dans sa gorge comme restent dans celle d'un serpent les cornes d'une chèvre qu'il a avalée tout entière. Van Scolpvelt était sur terre, j'étais l'ami du pauvre munitionnaire, et je frappai sur son dos pour lui faire rendre l'étouffant fromage. Ma foi, monsieur, je frappai tant et tant qu'il en mourut, et je pris tout naturellement la place du défunt.
XXXVII
L'équipage du grab s'amusait constamment aux dépens de Louis, dont il ridiculisait les gestes, la figure et les habitudes: mais cette amicale moquerie était rieuse, inoffensive, sans méchanceté, car tous les hommes du bord avaient contracté envers ce brave et loyal garçon une dette d'amitié ou de reconnaissance. Toujours bon, toujours honnête et serviable, Louis se montrait infatigablement industrieux: puis, comme son estomac avait la régularité d'un véritable chronomètre, il ne mettait jamais le moindre retard dans le service des rations, du partage desquelles, malgré son économie, il n'était nullement parcimonieux.
La parfaite organisation du système de dépense établi par le consciencieux munitionnaire satisfaisait tout le monde, et Louis était enchanté de voir ses matelots joyeux, dodus et bien portants.
Un seul personnage paraissait indifférent, non-seulement au physique, mais encore au moral, à l'excellente nourriture distribuée par Louis, et ce personnage était l'étique Van Scolpvelt.
—Je crois, disait le munitionnaire, que ce docteur hollandais est le diable sous forme humaine; il vit de lecture et de tabac; sa pipe fume toute la journée; il ne mange pas, il ne dort que d'un œil.
En entendant l'éloge que nous faisions des admirables qualités de Louis, de Ruyter, qui entrait dans la cabine, dit en s'asseyant près de nous:
—Il n'y a rien de si utile et de si important pour un commandeur que de bien nourrir ses hommes. Les matelots mangent très-peu, mais si les aliments leur sont parcimonieusement limités, ils deviennent aussi indomptables et aussi sauvages que les bêtes fauves. Votre flotte, ajouta de Ruyter en se tournant vers Aston, s'est révoltée une fois, et cette flotte vous prit vos murs de bois, parce que vous aviez mesuré en petites portions leur part de nourriture. Pour nous, qui tenons notre autorité du suffrage universel de ceux qui se placent sous sa domination, il serait excessivement dangereux d'être entouré par des hommes mécontents et affamés. La faim est sourde à la voix de l'honneur; elle ne connaît pas la crainte; elle brise les liens de fer de l'habitude. Le seul abus qu'il soit nécessaire de réprimer à bord d'un vaisseau est celui des liqueurs, car l'ivresse réveille les idées d'indépendance et d'insubordination.
—Allons, vieux Louis, dit de Ruyter, donnez-nous encore une rasade de genièvre, et comme mes hommes ont beaucoup travaillé, je vous engage à leur porter à boire. Vous avez corrompu l'orthodoxie de nos Arabes, votre superbe éloquence a vaincu leurs scrupules. Ce Louis, continua de Ruyter en riant, a persuadé à mon équipage musulman que le gin n'a jamais été défendu par Mahomet, que les libations prohibées sont celles du vin; la raison de cette dernière défense vient de la faveur dont jouit le gin dans le paradis des croyants. Une vision miraculeuse m'a assuré ce que je vous dis, déclama Louis le munitionnaire: les jours où quelques rebelles refusèrent le genièvre, un ange m'est apparu; il m'a donné une bouteille de grès pleine de gin, et ce gin était un échantillon de celui qui se boit dans le séjour des bienheureux.
Après avoir rempli sa commission, Louis vint nous dire qu'un requin suivait notre sillage.
—Nos provisions fraîches sont épuisées, ajouta-t-il, je vais l'attraper; il sera très-bon à manger, car je le ferai cuire moi-même.
Aston et de Ruyter me suivirent sur le pont. J'appâtai le croc avec des entrailles de volailles, et je le lançai devant le poisson. À peine le vorace animal eut-il aperçu ma friandise qu'il se précipita sur elle, et, sans bénir le ciel de la trouvaille, il avala viande et pointes de fer. Nous le hissâmes sur le pont, et Louis eut bientôt taillé sur ses côtes un plat de côtelettes.
—Ma foi, il a mérité sa mort, dit le munitionnaire en montrant les restes d'une jaquette de matelot enfouis dans l'estomac du monstre.
Les hommes du bord passèrent la soirée autour du requin. De Ruyter s'absorba dans la lecture d'un drame de Shakspeare, et je restai songeur, cherchant à prévoir l'avenir qui m'était réservé.
Le temps passait, toujours rapidement, emporté sur les ailes de la satisfaction; si quelquefois l'harmonie de notre tranquillité était interrompue par les inévitables rencontres d'un voyage à travers l'Océan, ces nuages fuyaient bientôt vers l'horizon, en laissant le ciel plus bleu et plus limpide. J'étais donc heureux entre deux hommes que j'aimais et que j'admirais à la fois. Il ne manquait au complément de mon bonheur que la présence de Walter. Un déluge eût englouti le monde, que le grab serait resté mon arche. Je n'aurais rien perdu, car, à cette époque, l'affection que je ressentais pour de Ruyter absorbait mon cœur. Il y avait entre mes deux amis, malgré la différence de leur éducation, de leur patrie, de leurs habitudes, une profonde ressemblance. Chez l'un comme chez l'autre existaient une grande stabilité d'esprit, un courage héroïque, des manières douces, affectueuses, un air mâle, fier, et l'inaltérable bonté des grands caractères.
Les marins considèrent la mer comme leur patrie, et tous les vrais enfants de Neptune sont frères; les préjugés nationaux lavés et effacés par les éléments permettent de former vite des amitiés qui durent longtemps. Quand les marins partagent leur bourse, cette action se fait avec plus d'empressement et de générosité que n'en mettra sur terre un frère à obliger son frère avec la garantie des hypothèques. Le mot emprunter ou prêter n'existe pas dans le langage d'un matelot. Il donne ou il reçoit; ce qui ferait croire que l'amitié, la confiance et la sincérité ont cherché un refuge sur l'océan.
Un matin, nous aperçûmes à l'ouest une voile étrangère, qui dirigeait sa course vers nous.
De Ruyter nous dit:
—C'est une corvette française.
Nous hissâmes un signal secret, et elle répondit.
Au coucher du soleil, la corvette vint sous nos quartiers, et, après une conversation avec le capitaine, de Ruyter alla à son bord.
Au retour de notre commandeur, nous changeâmes notre course vers l'île de Madagascar.
Plusieurs de nos blessés moururent, et, n'ayant pas assez de place sur le grab pour garder les prisonniers sans un grand embarras, de Ruyter demanda à Aston s'il voulait lui permettre de les confier au capitaine de la corvette.
—C'est un homme humain, dit de Ruyter, ils seront très-bien traités.
—J'y consens, répondit Aston, qui présida lui-même au transfert des prisonniers.
Aston et quatre Anglais dévoués à leur jeune lieutenant restèrent avec nous.
XXXVIII
Cette corvette, nous dit de Ruyter, a été envoyée pour examiner et mentionner les détails d'un acte de piraterie qui, on le suppose, a été commis par les Marratti, formidable nid de brigands perché vers le nord, sur la pointe de Madagascar.
Les Portugais et les Français ont tenté plusieurs fois de s'établir dans l'île de Madagascar, mais leur séjour n'a jamais pu s'y prolonger, tellement les natifs le leur rendaient odieux. Ils harcelaient nuit et jour ces faibles colons, qui abandonnaient l'île en rejetant l'insuccès de leurs efforts sur l'insalubrité du climat. Quelques-uns n'avaient même pas le temps de fuir: ils étaient assassinés; ceux qui parvenaient à s'échapper le faisaient avec une telle précipitation, qu'ils abandonnaient leurs bâtiments, leur famille, et les Marratti s'emparaient de tout.
Ces Marratti sont une ancienne horde de pirates qui demeurait autrefois à l'est de Madagascar. De là, ils jetèrent dans les îles voisines une profonde terreur, car ils étaient alliés avec les corsaires de Nassi-Ibrahim, nommés plus tard les corsaires de Sainte-Marie. Ils détruisaient ou s'emparaient des provisions et des bestiaux envoyés aux îles par Madagascar. Quelquefois ils débarquaient sur les côtes, brûlaient et massacraient tous les habitants des îles Maurice et Bourbon. Les Hollandais, qui possédaient alors l'île Maurice, furent si tourmentés par le manque de vivres, si harassés par ces frelons, qu'ils abandonnèrent le pays. Comme les Portugais, les Hollandais eurent leur excuse toute préparée. Ils prétendirent que les sauterelles et les rats étaient la cause qui activait le désordre de leur fuite. Mais, ainsi que le dit le vieux Shylock, il y a des rats de terre et des rats d'eau. Ce furent des rats d'eau qui chassèrent les Hollandais.
Retirés au cap de Bonne-Espérance, les pauvres gens y trouvèrent le sauvage Hottentot, un animal peu agréable, mais cependant moins dangereux et moins rongeur que les rats (c'est-à-dire les pirates). Les Français, qui s'étaient établis dans l'île Bourbon, profitèrent avidement du départ des buveurs de gin: ils se précipitèrent dans leur nid, sans attendre même qu'il fût froid. À cette époque, Port-Louis était un misérable hameau; car les Hollandais adorent la boue et le bois, matériaux avec lesquels ils construisent leurs habitations.
Quelque temps après ces diverses installations, les compagnies française, portugaise et hollandaise équipèrent un armement pour exterminer les Marratti, qui continuaient à faire un grand ravage dans leur commerce. Ils attaquèrent la place forte de Nassi-Ibrahim, refuge des pirates, et réussirent, non sans de grandes pertes, à détruire une partie de leurs canots de guerre et à les chasser vers les montagnes de Madagascar.
Un mois de repos suivit cet exploit, puis les Marratti, après avoir exterminé une colonie française que la compagnie avait établie dans la baie d'Antongil, se rétablirent de nouveau sur les côtes de Madagascar, près du cap de Saint-Sébastien, où leur nombre devint alors formidable. Encouragés par les natifs, qui les trouvèrent moins désagréables que les Européens, lesquels ravageaient leurs côtes et les tuaient pour conquérir plus facilement des œufs frais ou une salade, les Marratti élargirent le cercle de leurs dévastations; ils dépeuplèrent le Comore, Mayatta, Mahilla et toutes les îles de leur voisinage, dont ils saisissaient les habitants pour les vendre comme esclaves aux marchands européens.
Avant leur expulsion de Nassi-Ibrahim, on ne pouvait leur persuader d'entrer dans le commerce des esclaves, car ils avaient pour ce commerce une si profonde horreur qu'ils massacraient invariablement l'équipage de chaque vaisseau qui tombait dans leurs mains, poursuivant comme une vengeance ce détestable trafic en comparaison duquel leur piraterie leur paraissait honorable. Cette conduite antérieure à leur première défaite avait servi à la combinaison de la compagnie pour arriver à les anéantir comme des barbares peu chrétiens et assez aveuglés pour ne pas comprendre leur propre intérêt. À Saint-Sébastien (qui, je le suppose, est le patron des esclaves), les Marratti prouvèrent qu'ils avaient non-seulement changé leur manière d'agir, mais encore qu'ils étaient moins portés vers le paganisme qu'on voulait bien le croire, car avec un vrai zèle chrétien, ils entrèrent dans toutes les ramifications du commerce des esclaves, ils accaparèrent ce trafic dans l'Est avec le système exclusif dont se servaient les méthodiques Hollandais pour vendre l'épice, et les Anglais pour exploiter les feuilles de thé.
Pour tout faire avec ordre, les Marratti comptèrent leur population, se divisèrent en districts, calculèrent leurs produits, et au commencement de chaque saison ils envoyèrent une flotte de proas pour visiter en rotation les différentes îles. Mais ils se gardaient bien de tomber sur la même île plus d'une fois dans l'espace de quatre années. Quand ils faisaient leur descente, ils choisissaient les habitants jeunes et robustes, depuis l'âge de dix ans jusqu'à celui de trente. Après avoir été marqués d'un fer chaud noirci de poudre, ces malheureux étaient transportés à Saint-Sébastien et vendus comme esclaves aux Français, aux Portugais, aux Hollandais et aux Anglais. Les Marratti s'instruisirent fort à l'école des Européens; ils apprirent encore à savoir tirer un grand parti de la discorde en semant le germe de ces disputes parmi les natifs de Madagascar, et cela en leur montrant l'avantage qu'ils auraient de se vendre les uns les autres. À ce trafic, les Marratti gagnèrent un très-joli intérêt, une sorte de dustovery. Alors les fils furent vendus par leurs pères, les frères et les sœurs par l'aîné de la famille, et tout fut accepté comme un commerce juste et honorable.
Sur ces entrefaites, un schooner français, ayant débarrassé un village de ses volailles et de ses moutons, fut poursuivi par les Marratti, abordé, pris, avant que les Français eussent eu le temps de couper la gorge aux moutons; ils furent eux-mêmes massacrés, et les innocents agneaux reprirent le chemin de leur pâturage. Les représentants de la grande nation, établis à l'île Maurice, furent frappés d'horreur, et on décida que si cette audacieuse atrocité n'était pas expiée par une destruction complète des pirates, l'honneur de la France se trouverait compromis. Le massacre des natifs de Madagascar fut d'abord prémédité, mais ce projet de rigueur échoua devant une malheureuse circonstance. Toutes les forces que les Français avaient à leur disposition se composaient de deux frégates, bloquées dans le Port-Louis par deux vaisseaux anglais. Enfin une corvette arriva et fut envoyée par des ordres très-amples; mais les moyens sont limités pour les exécuter. Cette corvette, mes amis, est celle que nous venons de rencontrer.
Quand de Ruyter nous eut quittés, je dis à Aston:—Bien certainement, nous allons attaquer les Marratti.
Le lendemain, le commandeur de la corvette vint à notre bord. Il employa tous les arguments possibles pour persuader à de Ruyter de se joindre à l'expédition.
—Venez dîner à mon bord avec ces messieurs, ajouta-t-il en désignant Aston et moi; vous me donnerez, au dessert, votre réponse définitive.
XXXIX
—Il y a une grande difficulté à l'exécution de votre projet, commandant, dit de Ruyter; mais si vous croyez qu'il nous soit possible de la surmonter, je me ferai non-seulement un devoir, mais encore un plaisir de partager les périls de votre expédition. Cette difficulté est notre faiblesse matérielle, car par nous-mêmes ils nous est littéralement impossible d'agir. D'abord nous ignorons dans quel lieu ils se trouvent, ces Marratti. (Je ne parle pas ici de les attaquer à Saint-Sébastien.) Puis, quel est leur nombre? Il faut également que nous soyons informés du motif de leur attaque contre le drapeau français, et si le schooner leur avait donné réellement un sujet de plainte. Car, mon cher commandant, et je suis fâché de le dire, nous sommes quelquefois trop emportés et trop arrogants dans notre manière d'agir vis-à-vis les natifs de ces îles. En conséquence, notre devoir est de chercher à connaître le premier agresseur. Si les Marratti ont tort, nous les punirons.
—J'ai abordé plusieurs vaisseaux, capitaine, répondit le commandeur, et tous m'ont dit qu'ils avaient été récemment pillés par les canots de guerre de Saint-Sébastien.
—Je croyais que les Marratti n'allaient sur mer que vers le sud-ouest, à l'époque des moussons. Cependant je ne mets pas en doute la mauvaise action dont ils se sont rendus coupables envers le schooner. Malheureusement je suis forcé d'être prudent et de me demander si une attaque faite avec passion ne sera pas une témérité regrettable.
—Ils sont en mer dans ce moment, capitaine, et je suis certain de la vérité de mes paroles; seulement il m'est impossible de désigner le lieu où ils se trouvent. Pensons d'abord à vos dépêches, car je crois que nous allons avoir une occasion pour les envoyer; je m'attends tous les jours à faire la rencontre de nos bateaux de transport.
La corvette et le grab marchèrent ainsi de compagnie. Le temps était beau, et nous passions les heures du jour et celles de la nuit d'une manière très-agréable. Aston, qui avait été prisonnier en France pendant son premier séjour sur la mer, parlait français aussi bien que de Ruyter. Au point du jour les deux vaisseaux se séparaient, et au coucher du soleil nous les rapprochions, afin de passer la nuit ensemble.
Le premier vaisseau que nous rencontrâmes fut un schooner, et après l'avoir chassé longtemps, nous découvrîmes que c'était un bâtiment américain. Aussitôt qu'à son tour il nous eut reconnus pour être des Français, il mit en panne. Cet américain était un magnifique vaisseau aux mâts élancés, terminés en pointe, aux girouettes en queue-d'aronde, volant çà et là comme des feux follets. Le drapeau étoilé voltigeait sur la poupe, et quand le vaisseau tourna sous le vent pour se mettre en panne, il mit dans ses mouvements une vitesse et une légèreté d'oiseau qui n'appartient qu'à cette classe de bâtiments. Il s'agitait avec la grâce et la fierté qu'apporte dans sa course un coursier arabe traversant le désert.
L'Amérique a le mérite d'avoir perfectionné cette merveille nautique, et elle surpasse tous les autres vaisseaux par ses proportions exquises, par sa beauté autant que la fine et souple gazelle surpasse toute la nature animale.
Un bateau léger, presque féerique, fut lancé à la mer par-dessus le plat-bord, et j'avais de la peine à comprendre comment il était possible que ce léger esquif pût supporter le poids des quatre hercules qui en dirigeaient la course. Deux ou trois coups de rames l'amenèrent auprès de nous, et de Ruyter fut joyeusement surpris en reconnaissant des compatriotes; car, Hollandais par son père, il s'était fait naturaliser Américain. Après avoir affectueusement serré la main du capitaine du schooner, qui était de ses amis, après avoir longuement causé de Boston-Ville, où s'était écoulée sa première jeunesse, de Ruyter demanda pour quelle destination voyageait le schooner.
Il avait touché à Saint-Malo et voguait vers l'île Maurice.
Ce schooner était un de ces vaisseaux qui sont remarquables pour l'excessive rapidité avec laquelle ils naviguent, et qui suivent ce que l'on appelle un commerce forcé de drogues et d'épices. Généralement ces vaisseaux étaient américains, et, après avoir quitté l'Amérique, ils touchaient à quelque port français, prenaient du papier, des livres, des commissions, des lettres; et comme tous les hommes du bord avaient une part dans les profits de la cargaison, ils étaient tous intéressés au succès de l'entreprise.
Le schooner que nous venions de rencontrer avait, à mon avis, une cargaison plus riche qu'une mine d'or; elle se composait des meilleurs vins de France et de différentes liqueurs européennes. Tous ces précieux liquides devaient être échangés à l'île Maurice contre des épices. Le schooner avait déjà passé sous les baguettes de l'escadre anglaise, dans la baie de Biscaye, ainsi qu'au cap de Bonne-Espérance; et si nous ne l'avions pas informé des événements, il n'eût point évité les Marratti.
De Ruyter conseilla au capitaine d'entrer dans le port de l'île Maurice par le côté opposé au vent; il lui donna nos dépêches, ainsi qu'un paquet de lettres. En échange, le capitaine fit passer sur notre bord une pipe de vin de Bordeaux, une pièce de cognac et une grande quantité de vivres.
La corvette vint nous rejoindre. Nous nous séparâmes du schooner, et nous continuâmes notre course vers Saint-Sébastien.
Quelques jours après, nous fîmes la rencontre de plusieurs vaisseaux arabes; ils avaient été pillés, et la plupart n'avaient plus à leur bord que de pauvres vieillards. Cet outrage avait été commis par une flotte de dix-huit proas, montées chacune par une quarantaine d'hommes. Ces malheureux nous apprirent que la flotte se dirigeait vers les îles situées dans le canal de Mozambique.
Après une longue conférence avec le capitaine de la corvette, il fut décidé que, pendant l'absence d'une partie des pirates, nous ferions une descente sur Saint-Sébastien.
—Nous allons, dit de Ruyter, nous diriger vers ce repaire de brigands pendant la nuit; il nous sera facile de les surprendre, de détruire leurs fortifications, de brûler leur ville et d'emmener leurs prisonniers.
Ce plan d'attaque arrêté, la corvette nous donna deux canons de cuivre et quinze de ses soldats.
Aucun événement particulier ne troubla notre course, et nous arrivâmes bientôt en vue des montagnes de Madagascar. Des pêcheurs de baleines nous donnèrent toutes les informations dont nous avions besoin pour diriger savamment notre attaque.
À la faveur du crépuscule, de Ruyter nous pilota au travers d'un étroit canal dans la retraite, et vers minuit nous nous trouvâmes à l'est, près des rochers cachés par le cap placé entre la ville et nous.
La nuit était profondément obscure. Nous fîmes sortir nos bateaux, et nous débarquâmes cent trente soldats et marins, tous résolus et bien armés. Pour rendre justice et pour faire apprécier le caractère du capitaine français, je dois dire ici qu'il n'était point jaloux de la supériorité de de Ruyter; que non-seulement il la reconnaissait, mais encore qu'il avait insisté pour que ce dernier prît le commandement. Il ordonna donc à ses officiers d'obéir implicitement aux ordres du commandeur du grab, car il restait lui-même sur la corvette.
En débarquant, de Ruyter divisa ses hommes en trois parties, se réservant pour lui une troupe composée de cinquante hommes armés de mousquets et de baïonnettes. Le lieutenant français eut trente-cinq marins sous ses ordres, moi j'en reçus trente, et parmi ces hommes j'avais plusieurs Arabes de la compagnie favorite de de Ruyter.
Nous marchâmes ensemble jusqu'à ce que nous fûmes passés de l'autre côté du cap. Là, de Ruyter me dit de grimper sur les rochers et de faire le tour de la colline au pied de laquelle était située la ville; je ne devais m'arrêter qu'en me trouvant placé au-dessus de Saint-Sébastien. Le lieutenant continua sa course le long du rivage et se mit en face de moi; de Ruyter dirigea ses hommes en avant. Nous devions marcher aussi près que possible les uns des autres et prendre les précautions les plus minutieuses pour éviter d'être découverts. Il avait encore été convenu que nous devions jusqu'au point du jour rester en silence dans nos positions respectives, que le signal annonçant l'heure de l'attaque serait une roquette faite par de Ruyter.
Protégés par la solitude de la nuit, nous pouvions faire toutes les observations possibles, afin d'entrer facilement dans la ville, qui n'était défendue que par des murs de boue, et qui avait trois portes d'entrée. En prenant possession de ces trois portes, nous devions y laisser une partie de nos hommes, afin de les garder. Il fut ordonné de tuer ou de faire prisonnière toute personne qui essayerait de fuir. Si nous étions découverts et attaqués avant le signal, il fallait se replier sur de Ruyter.
—Ne tuez que les gens armés, avait encore dit notre commandant, et surtout évitez de faire aucun mal aux femmes, aux enfants et aux prisonniers.
XL
Mes hommes m'avaient précédé de quelques pas, et nous suivions un sentier rude, étroit et irrégulier. Nous fûmes arrêtés tout à coup par un infranchissable obstacle; un profond ravin coupait la route, et nous entendions clapoter une eau que l'obscurité nous montra noire et boueuse. Franchir cet abîme était une chose à la fois impossible et dangereuse, car, ne pouvant agir librement, deux hommes se seraient facilement opposés à notre entrée dans la ville. Nous descendîmes plus bas, et cette descente ne put s'opérer sans de grandes fatigues et une perte de temps considérable; enfin nous réussîmes à passer de l'autre côté du ravin.
Quelques minutes avant l'aurore, nos sentinelles avancées me donnèrent l'agréable nouvelle que nous étions à quelques pas de notre destination. Je fis arrêter ma petite troupe, et, suivi de deux Arabes, je descendis vers la ville par un étroit sentier bordé d'arbrisseaux et d'informes blocs de cocotiers. Nous entendions distinctement le choc des vagues qui frappaient contre la terre avec la monotone régularité du mouvement de pendule. Le terrain devint plus ferme, et nous aperçûmes au-dessous de nos pieds les huttes basses de la ville, tout à fait semblables à des ruches d'abeilles; puis, sur la hauteur d'une petite colline, je découvris un bâtiment en ruines: il était vide, et je me dis que, si on venait à nous surprendre, ce bâtiment pouvait être un excellent poste.
Je gagnai le mur de la ville; il était fort bas et commençait à tomber en poussière. Sur un coin de ce mur, une hutte était bâtie. Elle avait dans le bas une entrée, ou plutôt un trou qui devait conduire dans l'intérieur. Après avoir examiné la place dans son ensemble et dans ses détails, je rejoignis ma troupe. Les nuages commençaient à disparaître, le jour allait poindre. Accompagné de dix hommes, je m'avançai sous l'ombre du mur, et nous nous plaçâmes à une portée de fusil de la première porte. Là, nous prîmes position, attendant avec impatience de voir paraître le signal concerté avec de Ruyter.
Le calme du silence fut interrompu par le sifflement de la roquette, qui vola comme un météore sur la maudite ville des pirates; mais elle ne venait pas de de Ruyter, car elle monta directement en face de la place que nous occupions. Cette roquette annonçait que le lieutenant était découvert, ou seulement qu'il le craignait. Je répondis à cet appel, et à la même minute la fusée de de Ruyter s'élança dans les airs: l'heure de l'attaque était arrivée.
Je brisai lestement les frêles obstacles de l'entrée, et, dans mon emportement, je tombai sur quelque chose qui était par terre. L'homme, car c'était un de nos sauvages, essaya de se relever, mais je le saisis par la gorge. La plupart de mes Arabes se précipitèrent sur la hutte, au pied de laquelle dormait le Marratti que je tenais dans mes mains. Ils en forcèrent l'entrée, et les quelques individus qu'elle contenait furent expédiés avant d'avoir pu jeter un seul cri d'alarme.
L'homme que je tenais n'avait plus besoin de défense; il était mort sous la crispation de mes doigts. De l'autre côté de la ville, le bruit de l'assaut commençait à se faire entendre. Je donnai à quelques-uns de mes hommes l'ordre de garder l'entrée, et je courus vers les habitations; elles s'ouvraient toutes les unes après les autres: les habitants en sortaient pâles, à demi vêtus et dans la plus grande confusion. La surprise était horrible et complète. Ceux qui passèrent devant ma petite troupe furent percés par nos lances, et les fuyards arrêtés à coups de fusil. Nous ne leur laissions pas le temps de se rallier, et en tuant tous ceux qui s'opposaient à mon passage, je gagnai un grand bâtiment, dont l'heureuse situation au milieu de la ville m'inspira l'idée d'y établir un quartier général. Le lieutenant et de Ruyter vinrent bientôt m'y rejoindre.
—Fort bien, mon garçon, me dit le commandant, je suis content de vous, mais je vous engage à aller reprendre votre poste à l'entrée de Saint-Sébastien. Je crains que les habitants n'essayent de fuir par cette sortie, qui les conduirait dans la montagne.
Comme pour appuyer la vérité des paroles prononcées par de Ruyter, un feu très-vif fut ouvert à cet endroit de la ville. J'y courus en toute hâte.
Douze hommes, placés sous la garde d'un officier, furent chargés par de Ruyter de la surveillance du poste que j'avais désigné comme le centre de la ville, et tous les prisonniers devaient y être conduits.
Les balles de mousquet volaient çà et là, des cris de désespoir, d'horreur, d'impuissance et de rage faisaient retentir l'air du bruit sinistre d'un affreux hurlement. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards couraient éperdus dans toutes les directions, et leurs clameurs épouvantées se mêlaient aux cris de guerre des Arabes, aux allons! et aux vite! des Français.
En approchant de la porte par laquelle nous étions entrés, je vis une foule mêlée de sauvages nus de tout âge, armés de poignards, de fusils, de couteaux et de lances de bambou, qui essayait de se creuser un passage dans la muraille vivante qui barrait la porte. J'arrêtai mes hommes, et en prenant l'ennemi de côté, je lui fis donner une volée de mousquets; il se retourna vers moi, et se défendit avec la férocité que donne le désespoir; mais sa résistance était sans méthode, et il fut bientôt vaincu.
Nos hommes oublièrent les recommandations faites par de Ruyter. Ils massacrèrent sans pitié tous les Marratti qui leur tombèrent sous la main, car le sang produit une ivresse plus insatiable encore que celle donnée par l'eau-de-vie, et il est plus facile de persuader à un homme ivre de cesser de boire pendant qu'il peut encore tenir son verre, que d'arrêter le furieux emportement d'un homme dont les mains sont couvertes de sang, et qui a la possibilité d'en verser encore.
Bientôt le jour commença à poindre; les objets devinrent plus visibles, et je m'aperçus de l'horrible confusion et de l'effroyable carnage qui décimait les malheureux habitants de Saint-Sébastien. Je réunis quelques hommes, et je leur donnai l'ordre de garder la sortie que nous venions de défendre, car j'avais versé tant de sang et j'en avais tant vu verser, que mon regard était obscurci par un voile de pourpre.
Enveloppés dans leurs murs, les Marratti firent des efforts surhumains pour essayer de sauver de la mort leurs femmes et leurs enfants; mais comprenant bientôt qu'il n'y avait pour leur famille aucun espoir de salut, ils revinrent sur nous avec l'intrépidité ou l'imprudence d'un tigre tombé dans un piége. Ils couraient de porte en porte avec une furie aveugle, se jetant la tête la première sur les baïonnettes et sur la pointe acérée des lances.
N'ayant jamais entendu parler de miséricorde ou de soumission, n'ayant jamais demandé grâce, ces malheureux ne voyaient que la mort ou le succès.
Depuis leur enfance, ils avaient été habitués à verser le sang, soit celui des hommes, soit celui des singes, et l'un comme l'autre avec une profonde indifférence, car les Européens tombés entre leurs mains avaient toujours été traités avec une odieuse brutalité. Sachant par eux-mêmes le sort d'un prisonnier de guerre (ils nous jugeaient aussi féroces qu'eux), les Marratti se battaient vaillamment, et, malgré nos désirs, il nous était impossible d'épargner même les femmes, qui nous attaquaient avec un incroyable courage.
J'éprouve maintenant une honte réelle, une peine profonde, lorsque mes souvenirs me rappellent avec quelle horrible férocité j'ai massacré ces barbares, et surtout le délice sauvage et inhumain que j'ai trouvé dans cette odieuse action.
La destruction des habitants de Saint-Sébastien eût été complète, si quelques-uns ne s'étaient sauvés en faisant des trous dans la boueuse maçonnerie du vieux mur qui entourait la ville.
Quelques minutes après l'entière défaite de nos ennemis, une femme, sur laquelle j'avais marché fort involontairement, essaya de me couper une jambe. Ma première pensée fut de lui briser la tête; mais ma fureur tomba devant son impuissante faiblesse, et, au lieu de l'écraser sous le talon de ma botte, je la fis transporter au poste du milieu de la ville.
—Nous avons versé assez de sang, me dit de Ruyter, laissez fuir ces pauvres diables; appelez vos hommes, et conduisez-les aux huttes, sur cette colline de sable, là-bas, à l'extrémité de Saint-Sébastien; vous y trouverez un chef arabe qui a été pris et emprisonné par les Marratti; quelques prisonniers de différentes nations se trouvent avec ce malheureux. Veillez, je vous prie, mon enfant, à ce qu'il ne leur soit fait aucun mal. Mais, ajouta de Ruyter en apercevant ma blessure, reposez-vous plutôt, mon cher Trelawnay, et faites mettre un bandage sur votre jambe, car vous perdez beaucoup de sang.
XLI
Je pris à la hâte le soin recommandé par de Ruyter, et, suivi de mes hommes, je grimpai lestement sur la colline sablonneuse, dont une des principales huttes renfermait les prisonniers des Marratti.
Un horrible spectacle se présenta à mes regards.
Les malheureux prisonniers étaient couchés par terre, enchaînés les uns aux autres, bâillonnés, pieds et mains liés, et une troupe immonde de vieilles femmes, accroupies sur ces corps sans défense, les massacraient en poussant d'effroyables cris de triomphe. Mes hommes tombèrent comme la foudre sur ces odieuses sorcières, qui furent bientôt jetées sans vie en dehors de la hutte.
Nous détachâmes les prisonniers, et, après leur avoir donné les premiers secours, j'aperçus, dans un coin reculé de la vaste et sombre pièce qu'ils occupaient, un pauvre Arabe attaché à un court poteau enfoncé dans la terre. Le corps de cet homme, vieux et faible, était couvert de coups de poignard; il nageait dans une mare de sang. Quoique enchaîné, impuissant et presque sans vie, le vieillard semblait ne pas sentir ses douleurs; son regard brillant et fier avait encore une suprême puissance. Je m'approchai vivement de lui, et, avec une surprise pleine d'horreur, j'aperçus une vieille femme couchée auprès du moribond, un couteau à la main, et hachant sa victime à l'aide de faibles coups; à la droite du vieillard, une toute jeune fille, presque nue, criait avec un accent intraduisible de souffrance et de terreur.
—Mon père, mon père, laissez-moi me lever!
Mais l'Arabe retenait l'enfant, dont il cachait la poitrine sous la forte pression d'un de ses bras, cherchant à la soustraire au démon qui se cramponnait si cruellement à lui.
Je bondis comme un tigre sur la vieille Hécate, et, la saisissant par la ceinture de drap qui entourait ses reins, j'envoyai sur le sable de la rue sa carcasse flétrie. La violence de la chute la fit rester immobile, et, comme un crapaud écrasé, elle mourut sans jeter une plainte.
Cette scène me montra la cruauté sous sa forme la plus hideuse et la plus diabolique; elle me remplit le cœur d'épouvante et de pitié.
J'ordonnai à un de mes hommes de détacher le vieillard, et je m'occupai de la jeune fille.
Pendant les minutes que ce soin remplit, l'Arabe, peu inquiet de son sort, suivait avec inquiétude tous mes mouvements; il semblait douter de sa délivrance, plus encore de ma loyauté. Je devinai les craintes de ce pauvre père, et, pour les dissiper entièrement, je m'avançai vers lui, je le fis asseoir, et je tirai un poignard de ma ceinture.
L'Arabe me lança un regard de flamme, un regard brillant de fureur.
Je compris son impuissante menace. Le sourire aux lèvres, je mis l'arme dans ses mains en lui disant d'une voix émue et affectueuse:
—Nous sommes des amis, mon père, des sauveurs, ne craignez rien.
Le vieillard voulut parler, mais un flot de sang noir s'échappa de ses lèvres, et il ne put que balbutier des paroles inintelligibles.
Débarrassée de ses liens, la jeune fille s'enveloppa dans un manteau que j'avais jeté sur ses épaules, et vint s'agenouiller auprès de son père; elle se pencha sur lui, et son regard exprima une profonde angoisse. Les yeux du vieillard se mouillèrent de larmes. J'étais profondément ému; involontairement, et peut-être sans avoir conscience de mon action, je m'agenouillai auprès du mourant, que je soutins dans mes bras. L'Arabe prit ma main dans la sienne, il la porta à ses lèvres, ôta une bague de son doigt, la posa dans ma main, qu'il unit à celle de sa fille; puis il nous regarda alternativement, murmura quelques mots, et pressa avec tendresse nos deux mains unies.
Je me pris à pleurer comme un enfant. Cette scène me brisait le cœur; le pauvre vieillard frissonna; ses doigts se glacèrent; ses yeux perdirent le regard; il tressaillit faiblement, et l'âme de ce malheureux père s'enfuit en gémissant de sa demeure terrestre; mais la main froide du moribond retint encore si fortement celle de sa fille et la mienne, que l'expression de la pensée, du désir, de l'ordre, survivait à l'existence même.
Immobile comme une statue de marbre, pâle et sans haleine, la jeune fille avait le regard attaché sur son père avec une si effrayante fixité, que je crus un instant qu'elle avait cessé de vivre. Cette affreuse angoisse me rendit la raison. Je me dégageai doucement, mais par un énergique effort, de l'étreinte du vieillard, et je m'approchai de la jeune fille.
Quand j'essayai de l'enlever, elle me repoussa, et se jeta en sanglotant au cou de son père, qu'elle serra contre son sein avec une force convulsive.
Je fis sortir mes hommes, tous émus de ce triste spectacle, et j'ordonnai à dix Arabes de garder l'entrée de la hutte, puis j'en sortis moi-même; j'avais besoin d'air; mon cœur battait dans ma poitrine avec une violence telle que je craignais de perdre tout à fait l'usage de mes sens. Je jetai ma carabine sur mes épaules et je m'élançai vers la ville, faisant tous mes efforts pour arrêter le carnage.
Saint-Sébastien était livré au pillage. Des chaloupes appartenant au grab et à la corvette attendaient au rivage, car les vaisseaux ne pouvaient longer le tour du cap, l'eau était trop calme. En conséquence, nous commençâmes à charger les bateaux et quelques canots qui se trouvaient dans la rade. Le butin était considérable: il se composait d'or, d'épices, de ballots de soieries, de mousselines des Indes, de drap, de châles du golfe Persique, de sacs de bracelets, de bijoux d'or et d'argent, de maïs, de blé, de riz, de poisson salé, de tortues, et d'une immense quantité d'armes et de vêtements; en outre, d'esclaves de tous les pays et de tous les âges. Les yeux de nos hommes brillaient de joie, et chaque dos ployait sous un fardeau précieux.
Dans les premiers instants du pillage, les marins se trouvèrent très-insouciants du choix de leur butin; mais bientôt ils devinrent insatiables et si avares, qu'ils regardèrent tout avec des yeux d'envie; leur désir de possession augmenta tellement, qu'ils emportèrent des viandes dont un chien sauvage n'avait pas voulu: les uns s'étaient chargés de poissons gâtés, de riz moisi, de ghec rance, de pots, de casseroles cassées, de vêtements en lambeaux, de nattes et de tentes. Ils ne trouvaient rien ni d'inutile ni de dégoûtant, tellement leur avidité devenait insatiable. Tout ce qu'ils ne pouvaient pas porter sur leur dos, ils le portaient dans leur estomac, car, comme l'autruche, ils se gorgeaient jusqu'à en perdre la respiration.
Van Scolpvelt et le munitionnaire apparurent bientôt, et chacun prit sa place respective. Certes, le but de l'un et de l'autre était bien dissemblable. Le docteur semblait hors de lui; il contemplait avec un regard insensé de joie la riche variété de patients qu'il avait devant les yeux. Il courait comme un fou sur le champ de bataille, et sa chemise retroussée laissait voir ses bras maigres, nus, osseux et velus; d'une main il tenait une boîte remplie d'instruments d'un effrayant reflet, et dans l'autre une énorme paire de ciseaux arrondie dans la forme d'un croissant. Quelques-uns, à moitié expirants, menacèrent Van Scolpvelt avec leurs poignards; d'autres jetèrent des cris de terreur quand il s'avança vers eux pour examiner leurs blessures; les plus effrayés ou les plus faibles moururent de la peur de son approche.
D'un autre côté, en voyant l'énorme quantité de butin et le massacre des Marratti, qu'il détestait pour leurs pirateries, le munitionnaire ricanait de joie. Mais cette joie fut bientôt amoindrie, car il vint me dire d'un ton triste, et avec un jargon mélangé d'anglais et de français, plus bizarre encore que celui que je lui donne:
—Ah! capitaine, pouvez-vous laisser ces imprévoyants imbéciles gâcher tant de bonnes choses; regardez la terre, elle est couverte de grains et de farine, comme s'il avait neigé. Voyez-vous là-bas ces vigoureuses tortues: elles sont bien les plus belles, les plus délicieuses créatures qui existent sous le ciel. Quels brutaux sauvages, de les laisser ici! Dites à vos hommes de jeter toutes les choses inutiles qu'ils emportent à bord du grab. Avez-vous? et faites charger les bateaux de tortues. Pensez-vous que les noirs corbeaux que vous envoyez dans les chaloupes nous seront utiles à quoi que ce soit, on ne peut pas les manger. Pouvez-vous? Bah! je déteste les sauvages et j'adore la tortue, vous aussi, n'est-ce pas? Je n'en ai jamais vu d'aussi magnifiques que celles que je vous montre. Avez-vous?
L'esprit de Louis s'absorba dans le désir de posséder des tortues. Il épuisa les menaces, les supplications, les prières, pour persuader aux hommes qu'ils devaient emporter des tortues; puis enfin il devint furieux devant l'énergique opposition que firent les Arabes, qui ont ce poisson en horreur.
Tout en criant que les Arabes donnaient dans l'expression méprisante du refus de leur aide une preuve qu'ils n'avaient pas de goûts humains, il commença à en charger les esclaves et les femmes, assurant que ces dernières n'avaient jamais de leur vie été si bien utilisées. Pendant le transport, Louis se tourna vers moi, et me dit, avec sa voix dont la singulière expression commençait comme un roulement de tambour et finissait comme l'aigre tintement d'une sonnette:
—J'ai, avez-vous?
De Ruyter vint me rejoindre, accompagné par Aston, qui était venu seulement pour voir la place. Je lui racontai la scène que j'avais vue dans la tente des esclaves. Le tendre cœur d'Aston fut vivement affecté, et il me reprocha d'avoir trop légèrement abandonné la jeune fille.
—Mon cher Aston, lui répondis-je, j'ai cru agir avec délicatesse en laissant cette enfant épancher dans une solitude gardée et respectée la première violence de sa douleur.
XLII
—Ne perdons pas les précieux instants qui nous restent pour regagner le grab, dit de Ruyter; mais profitons en toute hâte du désordre et de la stupeur qui affaiblissent les forces des Marratti. Ceux qui errent encore dans les murs de Saint-Sébastien ne sont pas à redouter; mais les hommes enfuis peuvent se rallier d'une minute à l'autre, appeler à leur aide les habitants de Madagascar et nous attaquer à leur tour. Ainsi, cher Trelawnay, ramassez les traînards, dirigez-les vers les bateaux; les prisonniers sont embarqués, il faut que nous les suivions.
—Occupons-nous d'abord de la pauvre orpheline, répondis-je à de Ruyter. Voulez-vous m'accompagner auprès d'elle, Aston?
Le lieutenant me suivit, et nous nous dirigeâmes vers la hutte.
À notre approche, la jeune fille se leva vivement, joignit les mains, et sa figure, inondée de larmes, s'inclina sur le pâle visage du mort, dont elle n'avait pas encore compris l'effrayante immobilité.
—Mon père, dit-elle d'une voix pleine de sanglots, lève-toi, les étrangers sont bons, regarde, ils viennent nous libérer. La vieille femme ne m'a pas tuée, je suis bien portante; lève-toi, j'ai enveloppé tes blessures, le sang s'est arrêté.
La pauvre enfant avait soigneusement bandé les bras et les jambes du vieillard avec l'unique vêtement que les sauvages lui eussent laissé.
—Chère sœur, dis-je à la jeune Arabe en prenant doucement sa main, vous êtes libre; venez, il faut que nous quittions sans retard la ville de ces cruels Marratti.
—Mais voyez comme mon père dort, dit-elle en dégageant sa main de l'étreinte de la mienne; parlez bas, il faut le laisser dormir, car il est bien fatigué.
—Mais, chère, nous sommes obligés de quitter Saint-Sébastien, venez.
—Nous en aller, mon frère, nous en aller quand notre père dort; non... S'il le faut absolument, reprit-elle en m'enveloppant d'un regard de prière, eh bien, réveillez-le, nous lui donnerons à manger; j'ai des fruits, de beaux fruits; un Arabe libre me les a apportés. Regardez comme les lèvres de notre pauvre père sont sèches et froides. Vous dites qu'il faut partir; vous ne songez donc pas que pendant notre absence les cruels Marratti pourront revenir, et alors qui défendra mon père contre leurs coups meurtriers? Mon père, si épuisé par les privations, par le manque de sommeil, par sa longue captivité! Pitié pour ta fille, père, pitié pour ta pauvre Zéla! ouvre les yeux, tiens, essaye de boire le jus de cette grenade; parle-moi, lève-toi.
—On nous appelle, dit Aston, hâtons-nous. Si vous le voulez, je vais prendre cette enfant dans mes bras, et je la porterai jusqu'à un bateau.
—Je vous en prie, ma sœur, venez avec nous, dis-je en dégageant doucement les mains de Zéla des mains de son père, auxquelles la pauvre enfant s'était cramponnée.
La jeune fille voulut résister; mais je couvris vivement ses épaules avec mon abbah, et Aston la prit dans ses bras.
Les cris de la pauvre enfant étaient lamentables. Elle se débattait, appelait son père, et les tremblantes mains d'Aston pliaient, non sous le léger fardeau de ce corps d'enfant, mais sous l'émotion d'une profonde peine.
Quelques Arabes accompagnèrent Aston, et je me rendis auprès de de Ruyter, qui tâchait de réunir ses hommes.
Quand Aston passa auprès de Louis, celui-ci s'écria d'un ton de fureur comique:
—Qu'est-ce donc qu'il emporte, Seigneur Dieu? Comment! une jeune fille! elle ne sera pas utile, qu'il la laisse; il vaut mille fois mieux qu'il emporte cette grande tortue près de laquelle il passe sans seulement la regarder, et cependant elle est magnifique; il faut un homme fort pour la porter. Monsieur Aston, laissez aller la jeune fille, prenez la grosse tortue; votre compagne portera cette petite que je tiens, et j'en prendrai une autre; il y en a des masses de ces belles filles-là, et ces belles filles-là se mangent; celle que vous leur préférez ne sera bonne à rien, c'est un fardeau inutile; laissez-le, prenez cette bonne tortue, elle fera une excellente soupe; elle est très-jolie, beaucoup plus jolie que votre petite fille.
J'arrivai auprès de Louis au moment où il achevait cette lamentable prière.
—Venez à bord, lui dis-je, venez-y vite, si vous ne voulez pas que les Marratti fassent de la soupe, non avec une tortue, mais avec un munitionnaire.
—Comment, capitaine, comment, laisser cette tortue? Cette tortue qui vaut à elle seule toutes celles que nous avons prises. Jamais! jamais! répéta Louis en se tordant les mains dans une indicible angoisse, jamais!
Des Marratti armés apparurent sur les collines. De Ruyter perdit patience, et ce fut avec fureur qu'il hâta la marche de ses hommes. La plupart des Français étaient ivres, et nous ne pouvions les faire sortir des huttes. Des exclamations de rage se firent entendre sur la colline. De Ruyter sortit par la grande porte de Saint-Sébastien, et je restai avec quelques Arabes pour ramasser les traînards.
J'ai oublié de dire que nous avions incendié la ville dans plusieurs endroits, brûlé deux vaisseaux arabes et sept ou huit canots appartenant aux vaincus.
Les natifs se précipitèrent vers la ville, et nous aperçûmes bientôt des groupes d'hommes armés, courant le long de la rivière que nous avions à traverser. Évidemment, ces hommes avaient l'intention de nous attaquer là. Tout en préparant nos armes, nous hâtâmes le pas; de Ruyter traversait la rivière, et une partie de ses hommes protégeait son passage par une volée de mousquets tirée presque à bout portant sur les natifs. Un messager vint m'avertir de hâter ma course, et il me prévint que de Ruyter allait garder les bateaux. Mais, retenu par la difficulté que j'avais de faire marcher les hommes ivres, je ne pouvais mettre obstacle au rassemblement des natifs, qui s'augmentait de minute en minute.
Quand le nombre des Marratti parut leur promettre une force suffisante, ils s'enhardirent et attaquèrent les marins que de Ruyter avait placés sur l'autre côté du rivage, puis ils traversèrent le courant, se réunirent derrière nous, et un réel danger menaça notre sortie du cap. Je tins ferme et je restai sur le rivage jusqu'à ce que mes hommes eussent passé la rivière. Au moment où j'allais les suivre avec mes Arabes, j'entendis derrière moi des coups de fusil, puis apparut tout à coup, au détour d'un banc de sable, un énorme personnage revêtu d'une brillante armure écailleuse. C'était le munitionnaire, portant sur ses épaules la fameuse tortue, l'un et l'autre accompagnés et protégés par un soldat hollandais.
—Marchez rapidement, leur criai-je de toutes mes forces, car les minutes sont précieuses.
Eh bien, malgré l'extrême danger de ma position, je ne pouvais m'empêcher de rire en considérant l'étrange aspect de Louis.
Il s'avançait vers moi en chancelant sous le poids de son fardeau, et il était difficile de distinguer dans l'ensemble de Louis les formes d'un être humain: il ressemblait à un hippopotame. Le soldat hollandais qui suivait Louis était gonflé dans des proportions ridicules: son surtout rouge de Guernesey et son ample pantalon hollandais, attachés aux poignets et aux genoux, étaient remplis d'une masse d'or et de bijoux qu'il avait découverts après la démolition d'une hutte. Il ressemblait à un ballot de laine, et se mouvait comme un dogre hollandais manœuvrant dans une houle.
—Jetez tout ce que vous portez, si vous tenez à votre vie! leur criai-je avant de m'élancer dans la rivière.
Les natifs approchaient à grands pas de notre arrière-garde, et les difficultés que nous avions à surmonter pour nous servir de nos armes encourageaient les Marratti. Sans l'aide des hommes stationnés de l'autre côté de la rivière, nous n'aurions pas eu la possibilité d'échapper à la mort. Leur feu mettait entre les vaincus et nous une légère distance. Nous étions donc obligés non de nous éloigner, mais bien de fuir en grande hâte.
Tout d'un coup j'entendis quelque chose se débattre dans l'eau, et un cri sauvage de triomphe fut jeté par les natifs. Je regardai vivement autour de moi, le soldat hollandais venait de disparaître, trop chargé par son trésor. Le malheureux avait glissé sur le gué et il coulait à fond. Malgré ses efforts, il lui fut impossible de se débarrasser du poids écrasant qui l'entraînait dans les profondeurs de l'eau. Ce malheur m'affecta, et cependant je n'y pouvais apporter aucun secours. Mon attention fut bientôt distraite par le munitionnaire qui venait également de tomber dans l'eau.
Je courus en arrière, et je tendis ma lance à Louis, qui s'y cramponna avec force. Ce mouvement fit tomber l'énorme tortue, qui profita de ce répit de liberté pour ouvrir ses lourdes nageoires et regagner en triomphe son élément naturel.
Quand Louis se fut redressé, il s'écria avec une expression de physionomie lamentable:
—Mais où est ma tortue? Ah! ne faites pas attention à moi, capitaine, sauvez la tortue!
—La tortue! m'écriai-je, que la tortue soit maudite! je voudrais qu'elle fût dans votre gorge!
—Ah! et moi aussi, capitaine, c'est tout ce que je désire. Ah! ma tortue, ma tortue, où est ma tortue?
Au moment où le désespéré Louis vociférait cette demande, la tortue s'éleva à la surface de l'eau et nagea vers Louis, comme si elle eût voulu se moquer de son ennemi. Dès que le munitionnaire vit la brillante carapace du crustacé reluire au soleil, il tendit les bras, fit le geste de se précipiter au-devant d'elle, en criant d'une voix suppliante:
—La voilà, elle revient, elle approche. Oh! sauvez-la, capitaine! sauvez-la!
N'entendant qu'à moitié les prières de Louis, je crus qu'il me parlait du soldat.
—Où? m'écriai-je en mettant dans ma question autant d'empressement qu'il avait mis d'instance dans sa prière.
—Ici, me dit-il en me désignant la tortue. Oh! capitaine, je ne vous ai pas encore dit comme elle est belle et vigoureuse; je lui ai coupé la gorge il y a deux heures, mais elle ne mourra pas avant le soir: elles ne meurent jamais de suite. Mais si nous la laissons fuir, elle sera perdue, perdue! Vous ne le voudriez pas, j'en suis certain, capitaine.
J'ordonnai à un de mes hommes de s'emparer de Louis; la force l'entraîna au milieu de nous, mais le pauvre munitionnaire marchait aussi obliquement qu'un crabe, les yeux fixés sur la bien-aimée tortue.
Arrivés de l'autre côté du rivage, nous nous empressâmes de regagner nos bateaux; quatre de nos marins furent légèrement blessés pendant cette retraite, mais je n'eus que ce malheur à déplorer, en y joignant toutefois la perte du soldat hollandais et celle de la magnifique tortue.
XLIII
Partout où le terrain présentait des irrégularités, partout où se trouvait un abri de rochers ou d'arbrisseaux, nous trouvions des Marratti; ils se formaient autour de nous par groupes ou disséminés en espèce de cercle. En conséquence, nous nous retirâmes tout près de la mer, et nous courûmes le long du bord.
Nous avions encore un passage très-dangereux à traverser: c'était celui qui se trouvait sous la rude proximité des rochers, dont les pointes inégales s'avançaient vers la mer, à un demi-mille de laquelle nos bateaux étaient stationnés. Les natifs s'étaient rangés en file le long des sommets, et un feu très-vif était déjà commencé. Dans le premier moment, je fus surpris que de Ruyter m'eût abandonné seul au hasard d'une lutte aussi dangereuse, et en réfléchissant sur le meilleur parti que j'avais à prendre, je vis sur l'extrême pointe d'un rocher son drapeau en queue-d'aronde. Il veillait sur nous.
Je fis courir mes hommes, et nous fûmes bientôt appelés par nos camarades, qui, ayant vu que ce poste était occupé par l'ennemi, l'avaient chassé sur les rochers et avaient ainsi préparé notre passage.
Malgré le ferme appui de cet utile secours, chaque pouce du terrain nous fut disputé, et six de mes hommes y trouvèrent la mort; car, protégés par les rochers et se couchant par terre, les natifs, armés de leurs longs mousquets, avaient sur nous le grand avantage d'être presque invisibles.
Les bateaux s'approchèrent, et les soldats français furent rangés sur le rivage. Quoique n'osant pas tout à fait s'approcher de nous, les natifs continuèrent le feu; nous nous embarquâmes au milieu des cris farouches des sauvages, et dès que nous eûmes quitté la terre, ils vinrent comme une innombrable multitude de corneilles faire autour de nous un fracas et un tapage épouvantables. Quelques-uns même nous suivirent dans l'eau, et leurs flèches, leurs pierres, leurs balles tombèrent sur le grab comme une pluie d'orage.
Une joie universelle régna à bord dès que nous fûmes tous rentrés à peu près sains et saufs sur le vaisseau, et à la nuit tombante nous dirigeâmes notre course vers l'île Bourbon.
En calculant nos pertes personnelles ainsi que celles de la corvette, nous nous aperçûmes qu'il nous manquait quatorze hommes; mais nous en avions vingt-huit assez grièvement blessés. J'inscrivis ces particularités sur le journal de mer de de Ruyter, et je lui dis:
—Il me semble qu'en considérant et les dangers que nous avons eu à courir et le nombre de nos adversaires, nos pertes n'ont pas été grandes.
—Si, elles ont été très-grandes, dit Louis, qui venait de descendre l'escalier; vous n'en reverrez jamais une si belle. J'aurais voulu que tous les hommes, oui, tous, eussent été perdus plutôt qu'elle. Vous aussi, n'est-ce pas?
—Je ne vous comprends pas, Louis. Que voulez-vous dire?
—Ce que je veux dire? s'écria Louis; je veux dire que je déplore la perte, l'irréparable perte de la tortue. Vous l'avez vue, capitaine, et vous auriez pu la sauver! Ne le pouviez-vous pas? Mais M. Aston et vous, vous ne pensez à rien, car une petite fille, ce n'est rien, ma tortue valait toutes les filles du monde, n'est-ce pas vrai? ajouta Louis en tournant sur lui-même comme il le faisait à chaque interrogation, et en avançant ses narines dilatées jusque sur le visage de ses interlocuteurs.
—Cet homme, dit de Ruyter, est un Hindou; il croit que le monde est soutenu sur le dos d'une énorme tortue.
—Et je ne serais pas étonné, ajoutai-je, s'il faisait un voyage au pôle nord, non pas dans l'intérêt de la navigation, mais pour se livrer à la recherche des crustacés. Quel luxe et à la fois quel bonheur pour vous, Louis, si vous pouviez prendre un bain dans une mer de gras-vert! (graisse de tortue.) Ne serait-il pas? ajoutai-je en imitant sa forme de dialogue interrogative et incompréhensible.
—Oui, me répondit-il, mais dans le pôle nord, au lieu de tortues, il y a des wabrusses, des ours blancs et des baleines.
Van Scolpvelt apparut tenant quelques esquilles dans une main et une scie dans l'autre.
—Voyez, nous dit-il, j'ai trépané un crâne, et tout ce que je vous ai dit est vrai; tâtez les bords de l'os, ils sont aussi unis que l'ivoire, et ils ont un lustre qui est tout à fait beau. J'ai extrait une balle, et le cerebrum n'est point blessé, car le poids d'un cheveu n'est pas même tombé dessus.
Van Scolpvelt allait dire qu'il avait opéré avec une adresse si remarquable, que le patient, n'ayant point souffert, se portait admirablement bien, lorsqu'on vint lui dire que le malade était mort.
—Voilà un affreux mensonge! s'écria le docteur en se précipitant sur l'échelle derrière le messager, qui courait devant Scolpvelt tout effrayé de la scie.
À la descente de l'escalier, l'instrument chatouilla le dos du garçon, et ce contact le fit bondir jusqu'au bas aussi lestement qu'une balle lancée par une main ferme.
Quelques heures après cet incident, et sous la surveillance de Louis, un festin, qui pouvait très-bien être nommé un festin de tortue, fut servi sur la table.
Une énorme soupière, sur la surface de laquelle une flotte de canots aurait pu se livrer bataille, fut placée en face de moi par le munitionnaire lui-même, qui nous dit en essuyant son front couvert de sueur:
—Goûtez cela, et vous vivrez un siècle. En vérité, l'odeur seule est un régal, aussi bien pour un prolétaire que pour un empereur. Je n'ai jamais respiré une odeur aussi délicieuse, avez-vous?
Après la soupe, la chair de tortue fut servie sous toutes les formes: une partie bouillie ou rôtie, une autre hachée et roulée en boules. Quand ce premier service eut été enlevé, Louis le Grand nous dit, sans s'apercevoir du dégoût que nous éprouvions pour la chair de tortue:
—Maintenant, voici deux plats que j'ai inventés moi-même, et personne n'en a le secret, quoique des bourgeois et des ambassadeurs étrangers m'aient été envoyés pour le découvrir, pour me l'acheter avec le prix de la rançon d'un roi; mais je n'ai voulu ni vendre ni donner mon secret, parce que ce secret me rend plus puissant que les rois du monde, qui, avec toute leur puissance, ne peuvent pas acheter la science d'un homme. Non, je ne l'ai pas voulu, ajouta Louis en clignant les yeux d'un air content de lui. J'aurais refusé un royaume! Voudriez-vous?... La seule chose que je vous dirai, et je n'en ai jamais dit autant à personne, c'est que les œufs mous, la tête, le cœur et les entrailles sont tous là! Mais il y a aussi bien d'autres différents ingrédients, et je ne veux pas, je ne dois pas en parler.
Louis jeta les yeux sur mon assiette, et, y voyant le gras-vert que j'avais laissé, il me demanda d'un ton surpris:—Pourquoi ne l'avez-vous pas mangé?
—Je ne puis pas, mon cher Louis, je ne l'aime pas.
—Vous ne l'aimez pas? vous ne pouvez pas? s'écria-t-il. Comment! mais moi, moi qui vous parle, si j'étais mourant, si je n'avais que la force d'ouvrir la bouche, ce serait pour demander et avaler cette divine nourriture. Et vous ne l'aimez pas? Alors, capitaine, vous n'êtes pas un chrétien. Est-il? Mais c'est impossible, je ne le crois pas; le croyez-vous?
Je tendis mon assiette à Louis, qui avala le gras-vert, et qui sortit en faisant un geste mêlé de plaisir et d'indignation.
XLIV
Madagascar est une des plus grandes, des plus belles et des plus fertiles des îles du monde; elle a presque neuf cents milles de longueur sur trois cent cinquante de largeur. Une magnifique chaîne de montagnes traverse tout le pays, et de grandes et navigables rivières y prennent leur source. L'intérieur de cette île n'est pas plus connu que ses habitants; mais les parties de la côte que j'ai longuement visitées donnent d'abondantes preuves que la nature y a prodigué d'une main généreuse ses plus précieuses richesses. Rien ne manque à cette terre productive, rien, excepté la science et la civilisation, qui sont indispensables pour arriver à placer cette île sur le premier rang que tiennent les grands et puissants empires. À l'époque de mes voyages, la sauvagerie y était si complète, qu'à peine pouvait-on distinguer une différence de manière entre les hommes et les animaux.
La soirée était singulièrement belle; la mer calme, limpide comme un miroir, et notre équipage se reposait des accablantes fatigues de la journée. De Ruyter était dans sa cabine; et en compagnie d'Aston, qui était couché sur la poupe élevée du vaisseau, contre laquelle je m'appuyais, je regardais la terre. Les formes des montagnes devenaient sombres et indistinctes, le bleu profond et transparent de la mer disparaissait dans une sombre couleur d'un vert olive subdivisée par une infinité de barres confuses et brillant faiblement, comme si elles étaient bordées par une ligne de diamants. Le soleil s'enfonçait dans la mer, et ses rayons expirants nuançaient le ciel des brillantes couleurs de la topaze, de la pourpre et de l'émeraude, rayées d'azur, de blanc et de violet.
Quand le soleil disparut dans l'eau, tout le firmament fut teint en cramoisi et laissa l'ouest plus brillant que de l'or fondu. La lumière argentée de la lune fit disparaître les joyeuses couleurs, qui s'éteignirent en laissant çà et là sur la nacre du ciel de légères taches aux nuances délicates et presque indistinctes. La poupe du grab tourna, et je vis notre compagne la corvette, dont la carène et les ailes blanches coupaient la ligne de l'horizon. Éclairée par la lune, elle ressemblait à un esprit de la mer se reposant sur l'immensité de l'eau.
Absorbés dans la contemplation des merveilleuses beautés d'une nuit de l'Orient, nous passâmes la nuit dans un poétique et suave silence. Après les écrasantes fatigues d'une journée de combat, ce calme surnaturel avait sur l'esprit une influence plus douce, plus magique et plus rafraîchissante que celle du sommeil. Quoique endormi, mais cédant à la force de l'habitude, le timonier criait de temps en temps:—Doucement! doucement!
La formule ordinaire de changer le quart avait été négligée, et les sentinelles qui avaient la garde des prisonniers, ignorant que l'heure de leur devoir était passée, dormaient à leur poste. Le baume du sommeil guérissait les blessés, rendait libre les captifs, qui rêvaient peut-être qu'une chasse bruyante les entraînait dans les montagnes de leur pays natal; peut-être encore croyaient-ils qu'assis à l'ombre des cocotiers ils jouaient avec les jeunes barbares leurs fils, et ces malheureux, dont les rêves étaient si doux, devaient s'éveiller enchaînés, liés avec des menottes, dans le pire des donjons, le fond de cale d'un vaisseau, sous la mer, et condamnés à la mort ou à l'esclavage!
Le calme enchanteur de la nuit fut troublé tout à coup par un bruit étrange, mais dont, au premier instant, il me fut impossible de comprendre les causes. Je prêtai l'oreille, et mon ardente attention me permit de saisir le murmure confus d'un piétinement assez vif, auquel se joignit bientôt le râle d'une respiration haletante.
Aston tressaillit, se leva vivement, et me dit d'un ton ému:—Que se passe-t-il donc?
—Je l'ignore, répondis-je, mais nous allons le savoir.
Aston bondit sur le tillac, et nous avançâmes de quelques pas vers l'avant.
Tout d'un coup une ombre noire se dressa devant nous.
Croyant qu'elle allait essayer de nous barrer le passage, je saisis le poignard malais qui ne quittait jamais ma ceinture, et j'attendis l'approche de l'immobile fantôme.
Mais il ne bougea pas, et fit seulement entendre une sorte de sanglot.
—Est-ce vous, Torra? demandai-je, en croyant reconnaître la voix d'un nègre de Madagascar que de Ruyter avait émancipé.
—Oui, maître.
—Que voulez-vous, et quelle est la cause du bruit que nous venons d'entendre à l'avant?
—Ce bruit est celui qu'a fait Torra en tuant mauvais frère avec ce grand couteau.
—Tué! m'écriai-je avec surprise; qui avez-vous tué?
—Mon frère, mauvais frère Brondoo.
—Quel frère? vous êtes ivre ou fou, je ne vous connais pas de frère.
—Torra pas fou, Torra pas ivre, maître.
Les hommes du bord avaient entendu le bruit de la lutte criminelle que révélait l'aveu de Torra; ils se levaient tous les uns après les autres et s'approchaient lentement de nous.
En voyant les hommes du bord se grouper en silence à quelques pas de lui, Torra les examina d'un air triste et froid, puis il me dit avec douceur:
—Torra parlera à maître quand jour sera venu.
La vue du couteau rougi par le sang, et que le nègre tenait encore dans ses mains, irritait ou effrayait les hommes. Torra comprit le sentiment d'horrible effroi qui était peint sur la physionomie de ses compagnons. Il secoua la tête, sourit et murmura doucement:
—Ne craignez pas Torra, Torra ne fait pas de mal; il a seulement tué mauvais frère. Arme fait peur à vous? eh bien, voilà l'arme!—Et il lança son couteau dans la mer.—Maître, continua l'esclave en se tournant vers moi, vous bon, vous aimer pauvre nègre! vous ne pas laisser marins tuer Torra pendant que le ciel tout noir ne montre point les faces; mais demain vous devoir écouter Torra, parce que Torra dira vrai; il ne désire pas vivre; vous tuerez lui, et il ira rejoindre son frère dans le bon pays. Au bon pays, il n'y a point d'esclaves, point de mauvais hommes blancs pour acheter pauvre noir! pour enchaîner pauvre noir!
Je crus le malheureux fou, et je donnai l'ordre à mes gens de le charger de fers sans lui faire de mal. Ne comprenant pas le mouvement que les hommes firent vers lui, Torra répéta d'une voix troublée:
—Il ne faut pas tuer Torra la nuit, il faut attendre le matin, le jour, le soleil; Torra dira tout.
Je n'écoutai plus les supplications inutiles du nègre, dont je ne connaissais pas encore le crime réel, et je me rendis à l'avant, suivi d'Aston. Un de nos hommes nous avait devancés, car à mon approche, il souleva un vêtement de coton blanc tout taché de sang, et me dit:
—Le voici!
Quelques Arabes qui s'étaient joints à nous reculèrent épouvantés en criant:—Allah! Allah!
Les rayons de la lune, dégagée d'un voile de nuages, tombèrent sur le cadavre d'un homme noir et nu: la couverture blanche qui le couvrait à demi nous laissa voir sa tête horriblement défigurée par une affreuse balafre et presque entièrement séparée du corps.
J'interrogeai tous mes hommes, afin de pouvoir donner un nom à ce cadavre; mais l'ignorance de l'équipage était aussi complète que la mienne: personne ne connaissait la victime. Après un long examen des traits, je finis par découvrir que cet homme était un des prisonniers marratti. La mort bien constatée et tout secours se trouvant inutile, je donnai l'ordre que, placé sur un treillis, le cadavre fût porté à l'arrière du vaisseau, sous la garde d'une sentinelle qui veillerait également sur l'assassin.
Cet horrible spectacle semblait avoir banni le sommeil; les hommes se réunissaient, parlaient à voix basse, tout émus et tressaillant presque au murmure de leur propre parole. Une réelle épouvante se communiqua à tout l'équipage, et ces mêmes hommes, dont les mains et les vêtements étaient encore humides et souillés du sang d'un terrible combat, ces mêmes hommes, qui avaient assailli quelques heures auparavant une ville entourée de murailles et défendue par des pirates intrépides, frémissaient d'horreur devant la preuve d'un crime commis dans l'ombre. Quelques-uns se groupèrent silencieusement autour de Torra, qui était assis sur ses talons, la tête dans ses mains.
Aston et de Ruyter conféraient ensemble. J'étais seul à veiller sur le pont. En sentant une légère brise s'élever de la terre, j'appelai toutes les mains aux voiles; l'équipage, qui était plongé dans une sorte de torpeur, tressaillit au son de ma voix. J'allais donner l'ordre de raccourcir les voiles, de carguer le perroquet, lorsque de Ruyter vint à moi et me dit:
—Pourquoi toutes les mains? Je ne vois aucune apparence de tempête.
—Ni moi non plus, répliquai-je; mais une panique dangereuse règne à bord, attriste les hommes, il faut que je tâche de les distraire par une grave occupation; ils sont sous la puissance d'un mauvais charme, et si une rafale survenait, nous perdrions nos mâts avant qu'ils eussent la conscience du danger.
—Vous avez eu une très-bonne pensée, mon garçon.
Les marins obéirent à mes ordres, et leur préoccupation intérieure était si grande, qu'ils ne s'apercevaient pas de l'inaltérable tranquillité de la mer. Dans un tout autre moment, je me serais certainement attiré une averse de malédictions et de blasphèmes.
Mes ordres remplis, je laissai la garde du pont à de Ruyter, et en dépit de ce qui venait d'arriver, l'excès de la fatigue me fit tomber mourant de sommeil sur l'oreiller de mon lit.
XLV
Dans un corps jeune, bien constitué, plein de santé et de vigueur, un cœur généreux cherche naturellement asile; car pour s'épanouir, se développer, il faut qu'il ait une large place, il faut que ses impulsions ardentes puissent se répandre sans obstacle. Dans ce corps privilégié par la nature, l'âme ou l'esprit qui nous gouverne est fortement engendré: sa naissance et sa vitalité sont puissantes.
En revanche, quand l'âme est emprisonnée dans une poitrine étroite, sous le fardeau des humeurs sombres et tristes, quand elle manque d'air et d'espace, sa flamme vacille obscurément dans la lampe de la vie, jusqu'à ce qu'elle soit entièrement éteinte.
Le philanthrope Owen de Lanark et la sage et pieuse Hannah More disent que la différence des constitutions fait la différence du caractère des hommes, et que la nature nous a envoyés dans le monde également disposés pour faire le bien et pour faire le mal.
Shakspeare et Bacon pensaient autrement, et ils sont aussi profonds et aussi savants que les autres sont ignorants et superficiels.
Bacon dit: «Les gens difformes sont généralement méchants de caractère; la nature leur ayant fait du mal, ils en font autant par instinct que par vengeance: ils naissent donc exclusivement méchants, et n'apportent point avec eux cette part de bonté qu'on croit commune à tous les hommes.»
Le double souvenir d'Aston et de de Ruyter m'éloigne de mon sujet; pour eux, la nature avait été prodigue de ses dons en leur accordant non-seulement la beauté du visage, la grâce des formes, mais encore la vigueur d'une âme fortement trempée à la puissance magnétique, car eux seuls m'ont révélé, en me l'inspirant, cette vive amitié qui unit les hommes les uns aux autres plus saintement, plus tendrement surtout qu'ils ne le sont par les liens du sang. Avant d'avoir connu ces deux nobles cœurs, j'avais pensé que le monde était peuplé de démons et que j'étais emprisonné dans un enfer.
Avec quel plaisir je puise dans les souvenirs des jours passés auprès de mes amis! Avec quelle joie je leur paye ici le tribut de mon affection et de ma reconnaissance, faible prix pour tout le bonheur que m'a fait connaître leur vive et sérieuse tendresse! Ma vie auprès d'eux a été un enchantement; sous leur regard brillant d'amitié, le monde me paraissait un jardin plein de fruits et de fleurs. À cette époque, je n'eusse pas échangé mon existence contre les délices du paradis, tels qu'ils sont dépeints par les enthousiastes. Cependant je menais une vie de fatigues et de dangers presque sans exemple; une vie partagée entre les combats, la douleur des blessures, les tourments de la faim et ceux plus ardents encore de la soif. J'ai si douloureusement connu ce dernier supplice, que plus d'une fois il m'est arrivé de vouloir donner mon sang et mes deux mains pleines d'or pour quelques gouttes d'eau.
L'abondance est venue, mes souffrances sont oubliées, et, si je m'en souviens, c'est seulement pour en faire la narration ou donner plus de saveur aux mets exquis que l'habitude rend communs et inappréciés. J'ai souvent dormi ma tête sur une boîte à balles, et le fer me paraissait alors plus doux que le duvet, couvert d'un canevas goudronné pour me protéger contre la violence de la pluie, contre la glaciale étreinte de l'écume dans laquelle j'étais presque submergé, profondément endormi dans ce qu'on pourrait bien appeler un cercueil de mer, près d'un rivage dangereux, parmi les éclairs et le tonnerre, dans une tempête dont la violence aurait déraciné un cèdre aussi facilement qu'un homme déracine une tige de blé.
Eh bien! ce sommeil de repos, si près de l'éternel sommeil, était aussi calme, aussi doux, aussi profond que celui d'un enfant fatigué. Si, soutenu par l'affection, il m'a été possible de supporter ces fatigues sans en souffrir, sans m'en plaindre, quelle conduite odieuse et dénaturée faut-il que mes parents aient tenue vis-à-vis de moi, pour arriver à me dégoûter de la vie dans l'âge le plus tendre, pour me faire concevoir et méditer sérieusement ma propre destruction! Non-seulement je l'ai méditée, mais à l'âge de quatorze ans je me suis vu sur le point de mettre à exécution cet effroyable projet.
Je ne m'éveillai qu'à midi, et la première personne sur laquelle tomba mon regard fut l'aide du docteur, qui tenait d'une main une bouteille d'huile camphrée, avec laquelle je devais frotter mes blessures, et de l'autre une potion calmante, dont, suivant l'ordonnance de Van Scolpvelt, il était nécessaire que j'abreuvasse mon estomac.
Je me levai et, suivi du garçon, dont je repoussais les offres, j'entrai dans la cabine où se trouvait Louis aux heures de repas.
Le munitionnaire, qui donnait au cuisinier l'ordre de préparer un second festin de tortue, s'interrompit brusquement, et se tournant vers le garçon, il lui dit, avec un inimitable accent de mépris dans le geste et dans la voix:
—À quoi le camphre est-il bon, je vous prie, si ce n'est à bourrer les narines et la bouche d'un Arabe mort? J'en déteste l'odeur; la détestez-vous? Le docteur vous croit-il de la race des scorpions et des centipèdes, qu'il veut vous nourrir de poison? Le croyez-vous? Le capitaine a besoin de remplir son estomac, et nullement d'avaler des potions et de masser ses jambes. La soupe est prête, et je garantis que son bienfaisant bouillon, après avoir visité l'estomac, descendra jusqu'aux ongles des pieds, et même qu'il circulera autour des cors, dont il amortira les élancements douloureux, si toutefois le capitaine a des cors. Avez-vous? Ma soupe est un remède, un remède universel pour toutes les maladies, n'est-ce pas?
J'approuvai le raisonnement de Louis, car, aussi affamé que l'est un oiseau par une forte gelée, je trouvais une immense différence entre une bonne assiettée de soupe et la nauséabonde potion du docteur.
Le garçon disparut, et Louis posa sur la table une immense soupière remplie de potage.
Quand de Ruyter et Aston vinrent me rejoindre, je leur demandai ce qu'on avait fait de Torra.
—Il est toujours assis sur ses talons, la tête dans ses mains, répondit de Ruyter.
—Pauvre garçon! Avez-vous découvert le mystère que cache son étrange conduite? car je suis convaincu qu'il doit avoir été excité au crime par un puissant motif; il m'a toujours paru bon, naïf, doux et tranquille.
—Vous devinez juste, répondit de Ruyter; mais j'observe depuis longtemps que les hommes aux extérieurs calmes sont les plus dangereux, les plus vindicatifs et les plus cruels. S'ils ont une raison de haine, ils projettent la vengeance et l'accomplissent pendant que les brailleurs se contentent de paroles. N'avez-vous pas remarqué l'effroyable rage qu'apportait Torra dans la destruction des Marratti? Il était couvert de sang comme un peau-rouge.
—Je me suis aperçu en effet de cette ivresse furieuse, mais je l'ai attribuée à l'entraînement du combat. J'avoue même que, tout en comprenant l'exaltation de cette conduite, elle m'a effrayé, car Torra se jetait avec une sorte de désespoir au centre même de l'ennemi et n'avait pour arme qu'un immense couteau, le même qui lui a servi pour tuer son frère. Malgré cette apparente cruauté, je suis certain que le cœur de Torra est bon, qu'il est d'une nature honnête et brave. Rappelez-vous, de Ruyter, la preuve de sensibilité et de dévouement qu'il a donnée l'autre jour en se précipitant dans la mer pendant une rafale pour sauver la vie à mon oiseau, à mon charmant loriot; oui, je le répète, Torra est brave, Torra est honnête, car il était presque continuellement dans cette cabine, où les dollars sont aussi abondants que les biscuits et les liqueurs; eh bien, il n'a jamais pris ni un dollar, ni un biscuit, ni même un verre de vin; n'est-ce pas, Louis? demandai-je au munitionnaire, qui écoutait bouche béante, n'est-ce pas que Torra est un brave garçon?
—Oui, capitaine, oui, je suis sûr de la loyauté de ce pauvre nègre; j'en suis si sûr, que je n'hésiterais pas à lui confier ma fortune si j'avais une fortune. Écoutez-en une preuve, une preuve évidente, non de ma confiance, mais de son honnêteté, quoique ce soit ma confiance qui l'ait fait ressortir: Auprès de Ceylan, je ramassai un jour une petite tortue, que vous preniez tous pour un morceau de bois, mais je savais bien que c'était une tortue; je verrais une tortue à vingt milles de nous, quand bien même elle ne montrerait au-dessus de l'eau que la rondeur de sa carapace. Quand les tortues dorment, elles aiment à sentir la chaleur du soleil: vous aussi, n'est-ce pas?
Eh bien! rappelez-vous que je pris la tortue tout doucement, sans l'éveiller, comme on prend dans un berceau un petit enfant endormi. Au moment où je glissais mon couteau dessous sa carapace, elle sortit sa jolie petite tête et me regarda d'un air de reproche; mais elle n'eut pas le temps de m'attendrir, car je la mis aussitôt dans le pot, qui était sur le feu. Ah! oui, l'homme noir est honnête et brave, car il assomma un des hommes, qui voulait mettre sa cuiller dans ma soupe. Eh bien! messieurs, je laissai Torra seul auprès de ma tortue; il en respecta la cuisson et ne mit même pas son doigt dans le pot pour le lécher avec gourmandise.
Ah! je le dis et je le dirai toujours, ce nègre est le plus honnête homme du monde; tout autre que lui aurait goûté ma soupe; n'auriez-vous pas? Un homme noir, un homme si différent d'un chrétien et qui ne vole pas une cuillerée de soupe, c'est un homme remarquable. J'aime Torra rien que pour sa discrétion; et vous?
—Allons, bavard, dit de Ruyter, faites passer les longs bouchons et débarrassez le pont.
Le vin mis sur la table, Louis se retira dans l'office, et nous l'entendîmes manger comme un glouton un cormoran, son mets favori.
—Le vaisseau serait en feu, dit Aston, que Louis ne bougerait pas de son amarrage; il s'y tient ferme.
—Maintenant, de Ruyter, dis-je en me tournant vers mon ami, racontez-nous ce que vous savez sur les causes qui ont conduit Torra au crime.
—Volontiers, mais il faut d'abord que je vous raconte l'histoire de sa vie.
XLVI
—Il y a dix mois, en touchant à l'île Rodrigues pour y prendre du bois et de l'eau, il me prit fantaisie d'aller chasser dans les jungles; je découvris dans une crevasse de rocher un homme nu, sauvage et affamé. Ce malheureux était Torra.
—Comment! s'écria Louis, qui ne se leva pas de son siége, mais qui avança son énorme tête en dehors de la porte de l'office; comment! répéta-t-il, affamé! S'il a encore faim, je lui donnerai de cette tortue, je ne puis pas tout manger, et il y en a en abondance sur le vaisseau; j'aime Torra, moi, parce que c'est un honnête homme.
La sueur qui coulait du front de Louis, la graisse de tortue qui suintait de sa bouche, ses yeux brillants de satisfaction sensuelle, nous firent éclater de rire. Il retira sa tête en grommelant un interrogatif croyez-vous?
—Mon arme ne permettait pas à l'esclave de fuir, reprit de Ruyter, je lui fis signe d'approcher de moi, et je l'interrogeai.
Avec une peine et une attention inouïes, je parvins à comprendre qu'il avait fui les tortures que lui faisait subir un inspecteur hollandais, son maître; il me dit encore qu'il avait été employé avec d'autres esclaves, dans le nord de l'île Rodrigues, à saler du poisson et à attraper des tortues pour les expédier à l'île de France.
Torra s'était évadé au moment où ses compagnons et lui allaient partir pour Macao, avant que le sud-ouest mousson fût passé, et depuis cette époque, qui datait de plusieurs semaines, il avait vécu dans les bois, se nourrissant d'œufs, de poissons et de fruits. Bien que ce lamentable récit me parût une vieille histoire, l'histoire de tous les nègres marrons, je pris ce pauvre diable en pitié et je l'emmenai sur le grab. Depuis cette époque, il s'est parfaitement comporté.
Lorsque Louis fut rassasié, il vint nous engager à prendre un verre de skedam.
—Il est très-urgent de m'obéir, ajouta Louis; l'absorption de cette liqueur apaisera la tortue que vous avez mangée, car, quoique vous l'ayez dans l'estomac, elle ne mourra pas avant le coucher du soleil, n'ayant été tuée qu'au matin. Une tortue devrait toujours avoir la gorge coupée le soir, alors elle mourrait tout de suite. Torra sait cela, mais les autres hommes du bord sont des imbéciles qui ne savent absolument rien; savent-ils quelque chose? Allons, buvez cette petite goutte, elle tournera la tortue, qui restera tranquille jusqu'au soir, et passé le soir, vous n'entendrez plus parler d'elle. Le vin français n'est bon que pour faire digérer la soupe de tortue, et encore est-il bien inférieur au madère.
Comme Louis ne pouvait arriver à nous persuader que le gin était meilleur que le vin de Bordeaux, il essaya de se consoler de cet échec en remplissant de la liqueur dédaignée une tasse de coco qu'il nommait un dé de voilier, et, ouvrant sa large bouche, il vida la tasse d'un trait.
De Ruyter reprit le récit de l'histoire de Torra.
—Hier au soir, après votre départ, je questionnai le nègre, et il me raconta sa vie; je vais, autant que ma mémoire pourra me le permettre, vous traduire ses propres paroles.
—Soyez consciencieux, mon cher de Ruyter, dis-je en riant, et ne faites pas le récit que nous attendons avec votre brièveté habituelle. Vous êtes un impitoyable rogneur des histoires des autres, et je désire connaître toutes les particularités de l'existence de Torra; car, pour me servir de l'expression de Louis, je dirai simplement je l'aime, et je serais très-fâché de m'apercevoir qu'en le jugeant bon et brave, j'ai commis une grande erreur.
—Je serai plus honnête, mon cher Trelawnay, que ne le sont la plupart des narrateurs; car, si je ne raconte pas l'histoire littérairement, vous aurez du moins la matière pure, sans aucune digression morale, soit comme épisode, préface, notes, choses qu'un sot se permet d'ajouter au récit de l'auteur en croyant que plusieurs sots les liront.
«Je suis né, m'a dit Torra, dans un village habité par des pêcheurs; ce village est situé au nord-est de Madagascar, dans la baie d'Antongil. Mon père était pauvre; il prit une femme, et eut d'elle un garçon chétif et qui ne valait pas grand'chose.» Sa mère ne voulait pas le laisser travailler, et désirait avoir un autre enfant; mais c'était chose impossible, car elle vieillissait, et sa vieillesse la rendait méchante, ou, pour mieux dire, d'une détestable maussaderie.
Ainsi vous voyez que les mêmes femmes florissent en Europe et à Madagascar. Quand nous leur faisons la cour, elles nous donnent leur main couverte de faveurs, et, la trouvant douce comme le velours, nous les épousons. Le nœud conjugal formé, les mains deviennent griffes, la douce voix se change en sifflement furieux.
Aston et moi nous nous mîmes à rire. De Ruyter oubliait vite l'engagement qu'il avait pris de faire d'une manière concise et dépourvue de toute réflexion le récit de l'histoire de Torra.
De Ruyter comprit la cause de notre gaieté, car il reprit vivement:
—Par le ciel, mes amis, ceci est une traduction littérale ou pour mieux dire l'imitation d'une comparaison faite par Torra. Écoutez donc ses propres paroles: «Dans sa jeunesse, une femme ressemble à une tortue verte; sa coquille est douce et souple; mais, dans sa vieillesse, elle est plus dure que du bois de fer. Mon père voulut calmer l'irritation de sa femme, sa peine fut perdue; alors, en homme prudent, il acheta une autre femme et eut d'elle trois beaux enfants.
»La première épouse fut froissée, et elle ne permit pas à son mari d'introduire cette seconde femme dans la maison. Mon père ne discuta pas, il traversa la rivière et se bâtit une autre hutte. Là, il eut du bonheur; il fit de bonnes pêches et en vendit le produit aux blancs. Séparé de sa vieille femme, dont le fils était assez grand pour travailler, mon père leur donna un canot, un filet de pêche et une lance. Mais, aussi paresseux l'un que l'autre, la mère et le fils devinrent très-pauvres.
»Je grandis et je fus un bon pêcheur, mon père m'aimait. Quelquefois je partageais avec mon père le poisson que j'avais pris, et lorsque ma journée avait été mauvaise, ne voulant pas qu'il en souffrît, je lui donnais des courses (petite coquille, argent des Indiens sauvages). Ayant appris que la place occupée par mon père était bonne, les blancs de l'île de France vinrent s'y établir. D'abord ils parlèrent doucement à mon père, qui ne voulut pas les écouter. Quand ils virent cela, ils se fâchèrent et bâtirent une place forte dans le champ où mon père cultivait son pain. Mon père n'était pas content; voyant son irritation, les blancs le tuèrent et prirent ma mère et mes sœurs pour en faire des esclaves.
»Je me sauvai dans les montagnes et je me rendis à Nassi-Ibrahim. Là existe un très-brave peuple; il vole sur l'eau, c'est vrai, mais il ne fait point d'esclaves. Quand je leur dis que les blancs étaient venus tuer mon vieux père, ils dirent qu'ils étaient contents, parce que le vieillard avait eu tort d'établir un commerce avec les blancs; mais quand je terminai mon récit en ajoutant que ma mère et mes sœurs étaient devenues les esclaves des blancs, ils s'écrièrent:
»—Ceci est mal, et nous allons tenir conseil.
»Ils me dirent:
»—Nous voudrions parler aux hommes blancs.
»Un vieillard, qui était un ami de mon père, dit:
»—Non, il ne faut pas parler aux blancs: leurs paroles sont blanches comme le matin, mais leurs actions sont noires comme la nuit; il est inutile de les entendre: il faut les tuer, voilà tout.
»Après un long entretien, l'assemblée se rendit aux conseils du sage vieillard. On arma de grands canots de guerre, et pendant la nuit cette petite armée traversa l'eau pour aller surprendre et attaquer les blancs. Il n'y avait pas de lune, pas d'étoiles, et la nuit était sombre.
»—J'aime la nuit sombre, dit le sage vieillard, parce que les blancs ont peur de l'obscurité, parce qu'ils n'aiment à se battre que sous les rayons du soleil. L'homme noir est un hibou qui voit pendant la nuit; mais eux, ils sont semblables aux coqs d'Inde sauvages, qui ne voient rien; leurs tonnerres ne frappent pas.
»Les hommes blancs étaient en réjouissance; car c'était le grand jour de leur bon esprit, et ils étaient tous ivres dans la maison des pauvres noirs. Quand nous ne les entendîmes plus chanter, nous descendîmes la montagne. Ils dormaient autour des débris d'un festin; nous les tuâmes tous.
»Mes amis prirent ce qu'ils trouvèrent, et ils me dirent adieu.
»Je souffrais de rester dans les lieux où était mort mon père. Je pris ma mère et mes sœurs avec moi, et nous allâmes de l'autre côté de l'eau, dans la première maison de mon père.
»Mon frère aîné parut très-chagrin de la mort de mon père, et nous fûmes bientôt de très-bons amis. Je travaillais pour tous, mais je travaillais seul; car mon frère s'absentait souvent, et il ne disait pas où il allait.
»Quatre lunes après la destruction des blancs qui avaient tué mon père, je me rendis à Nassi-Ibrahim pour voir le vieillard, car il était bon, et son âge commandait le respect. Quand je rentrai à la maison, je n'y trouvai personne, et cependant l'heure du repos était venue. Enfin, après de grandes recherches, je découvris mon frère couché dans le champ et presque mort de douleur.—Les Marratti, me dit-il d'une voix frémissante, sont venus; ils ont pris ta mère et mes sœurs, et comme la vieille mère les suppliait d'avoir pitié, et comme elle ne valait pas grand'chose, ils l'ont tuée. Maintenant, continua mon frère avec une poignante expression de souffrance répandue sur tous ses traits, faisons du feu pour brûler le corps de cette pauvre femme.
»Nous le fîmes en pleurant.
»—Les larmes ne sont pas utiles, me dit mon frère, elles ne feront point revenir les femmes.
»—Pourquoi les Marratti ne t'ont-ils pas pris? demandai-je à mon frère.
»—Ah! me dit-il, je courais sur la montagne et ils ne m'ont pas vu.
»—Je vais aller demander conseil au sage vieillard de Nassi-Ibrahim, dis-je.
»—Non, Torra; le peuple est pauvre et il ne vend ni n'achète d'esclaves. Mais les Marratti de Saint-Sébastien sont un très-grand peuple, et il a beaucoup d'esclaves. Parmi les Marratti il y a des hommes qui sont bons, allons les trouver; un d'eux est frère de ma mère: il nous fera rendre ce que nous avons perdu, car il m'aime. Allons-y.
»Je partis avec mon frère.»
FIN DE LA PREMIÈRE SÉRIE
Paris.—Imprimerie de Édouard Blot, rue Saint-Louis, 46, au Marais.
Note
[1]Drapeau des marins anglais
Notes de transcription
Les coquilles ont été corrigées et les majuscules accentuées. La graphie ancienne (complétement, poëte, remercîment, teté, etc.) a été conservée. Nous croyons également que :
- «prendre» devrait se lire «pendre»;
- «Gaspart» devrait se lire «Gosport»;
- «jajaux» devrait se lire «joyaux»;
- «revêtit» devrait se lire «revête»;
- «mauricauds» devrait se lire «moricauds».