← Retour

Un Cadet de Famille, v. 1/3

16px
100%

XVII

À la tête de cette bande, et à mon grand étonnement, j'aperçus mon ami Walter. Sa surprise fut aussi vive, aussi joyeuse que la scène qui se présentait à ses yeux était extraordinaire. L'homme qu'il haïssait le plus gisait à ses pieds. Walter le regarda avec une sorte de triomphe; ses lèvres frissonnèrent, et son visage passa d'un rouge ardent à une pâleur livide. Il leva les yeux vers moi, et me voyant tremblant et muet, un tronçon d'épée à la main, il comprit qu'il arrivait trop tard. Son regard, empreint de reconnaissance et de regret, rencontra celui de Ruyter.

—Vous vous nommez Walter? demanda-t-il.

—Oui, monsieur.

—Eh bien, dit de Ruyter, votre bourreau est vaincu; mais il serait à souhaiter que Trelawnay gardât quelques mesures dans les emportements de sa colère.

—L'aurait-il tué? s'écria Walter.

—Je n'en suis pas certain, répliqua mon ami en s'approchant de l'Écossais, dont il tâta le pouls. Non, non, dit-il, enlevez-le, il a la vie tenace; la mort ne veut pas de ce tison d'enfer.

Les serviteurs soulevèrent le lieutenant, qui ouvrit les yeux; le sang sortait abondamment de sa bouche, car il avait plusieurs dents brisées. C'était vraiment un objet digne de commisération; il criait comme un enfant, et se tordait les bras en demandant du secours.

Le premier regard du lieutenant rencontra les yeux irrités de Walter; il frissonna et baissa les paupières devant le visage altéré de sa victime.

—Trelawnay a cassé son épée sur son dos, dit de Ruyter à mon jeune camarade, et je crois que cet homme serait aussi difficile à tuer qu'un chat-tigre. Je n'ai jamais vu une créature supporter tant de coups sans rester sur place. Allons, venez, mousses, votre ennemi en a reçu assez, et même trop si vous devez en répondre. Votre manière de punir les chefs et de renoncer au service peut vous attirer de grands embarras, et avant que l'alarme soit donnée, avant que les clameurs qu'elle ne manquera pas de soulever ferment les portes de la ville, il faut vous enfuir... Suivez-vous votre ami, Walter? Sans doute, car je m'aperçois que vous avez également quitté l'uniforme bleu. Que signifie cette couleur rouge? Avez-vous changé après mûre réflexion ou par simple boutade?

J'avais remarqué avec une vive surprise que Walter était vêtu en militaire.

—Oui, j'ai changé d'uniforme, monsieur, répondit-il à de Ruyter; non par boutade, mais, comme vous le dites, après mûre réflexion. J'en remercie les prières de ma mère et la bonté de Dieu, qui ont permis que je trouvasse un emploi dans le service de la compagnie. Le vaisseau m'a déposé ici ce matin, et j'accourais auprès de Trelawnay dans l'espoir d'acquitter ma dette envers le lieutenant.

—Mon cher enfant, me dit de Ruyter, venez et fuyez comme le vent, vous aurez le temps de causer avec votre ami dans une meilleure occasion; les instants sont précieux; allez au bungalo dont je vous ai parlé l'autre jour, près du village de Pimée. Vous connaissez le chemin; Walter ou moi nous irons vous rejoindre aussitôt que la frégate aura quitté le rivage et que le bruit qui va suivre votre duel sera entièrement éteint. Allons, adieu, partez vite.

Mon cheval me fut amené. C'était une bête vicieuse, qui avait quelque chose de louche dans son regard, d'une sinistre expression. Il avait été amené d'Angleterre; et comme il avait déjà renversé plusieurs officiers, personne ne voulait plus le monter; de sorte qu'au moment où on me l'offrait, il jouissait d'une véritable sinécure.

N'ayant jamais trouvé de caractère aussi opiniâtre que le mien, je fus enchanté de la rencontre, et je me pris d'une belle amitié pour cet entêté quadrupède. Il y avait pour moi un réel plaisir dans l'ardente lutte de nos deux natures, aussi tenaces l'une que l'autre dans la domination de leur volonté.

Un cheval fougueux et rétif n'est considéré, sous le climat tropical de l'Inde, que comme un moyen de récréation, mais de récréation rare. Les nonchalants cavaliers préfèrent le pas doux, lent et tranquille d'une jument bien apprise, qui suit docilement la direction de la bride.

Mon sauvage compagnon était une sorte de bête féroce pour les timides naturels, et dans les premiers jours de notre lutte on chercha à deviner lequel de nous deux serait vainqueur. Tous les jours je galopais dans les rues étroites de Bombay, au grand péril des hommes, des femmes et des marmots en pleurs. Le nombre des cabanes renversées, des meurtrissures faites, des fractures, des contusions, est innombrable, et je crois que le district tout entier, avec ses cent castes, se réunissait dans un souhait général pour appeler sur moi les malédictions les plus épouvantables. Si ces malédictions avaient pu me désarçonner et rouler mon corps sous le sabot de mon cheval, personne n'eût bougé un doigt pour arrêter l'exécution d'un si juste châtiment.

Grâce à un mors et à une selle turcs que j'avais substitués par méprise à la selle et au mors anglais que j'avais d'abord, ivre ou à jeun je gardais mes étriers. Peu à peu je parvins à dominer, sinon à dompter la fougue du cheval, et j'arrivai enfin à lui faire comprendre qu'aussi entêté que lui, je resterais toujours le maître. Si bien que fatigués, lui d'être battu, moi de battre, nous arrivâmes au parfait accord d'une sincère amitié.

En quittant de Ruyter et mon camarade, je montai donc sur ce cheval. J'avais une veste de de Ruyter, une épée qu'il m'avait donnée, passablement d'argent dans mes poches, et le cœur ivre de joie et d'indépendance. Sous l'influence des coups de bâton que j'avais donnés au lieutenant, fièvre de bataille qui faisait frissonner ma main, j'administrai quelques coups à ma monture, et nous gagnâmes au triple galop les portes de la ville.

La garde de cipayes était rangée sous l'arche de la porte, réunie pour quelque point de service.

Une idée brutale me traversa l'esprit.

Mon antipathie pour les extérieurs de la servitude s'étendait sur tous ceux qui en étaient revêtus.

Je me sentis, en voyant ce troupeau d'esclaves, si supérieur en intelligence et en force, que, pour prouver mon amour pour l'indépendance et pour ma nouvelle émancipation, je m'élançai vers le centre du bataillon formé par les gardes.

Ma capricieuse monture parut me comprendre et se jeta en avant.

—Hourrah! hourrah! m'écriai-je, et je passai comme un éclair à travers le groupe. Les uns tombèrent, les autres furent blessés; mais leurs cris n'arrêtèrent ni mes sauvages acclamations ni ma fuite dans la plaine sablonneuse qui entoure la ville. Là, loin de tout bruit, loin de tout regard, je me laissai aller aux violents transports de ma joie, extravagances d'un fou qui vient de briser ses chaînes. Je guidai mon cheval au milieu des sables, toujours poussant des cris jusqu'à perdre la respiration; puis, armé du sabre de de Ruyter, je m'escrimai de toutes mes forces, sans m'inquiéter de la tête ou des oreilles de mon compagnon. Dès que j'eus entièrement perdu du regard les portes de la ville, j'examinai les alentours, et, n'apercevant aucune créature humaine, je descendis...

—Nous voici libres, entends-tu? dis-je à mon cheval en caressant son cou ruisselant de sueur; libres, la chaîne de mon esclavage est rompue. Qui me commandera maintenant? Personne. Je ne veux plus d'autre guide que mon instinct: je suivrai ma propre impulsion. Qui replacera un joug sur mes épaules?

Que celui qui aura cette audace vienne, je me défendrai; et si la flotte et toute la garnison étaient à ma poursuite, je les attendrais de pied ferme; je ne bougerais pas!


XVIII

Je me complaisais tellement dans l'admiration de mon courage et dans celle de mon indépendance, que je racontais au vent et à l'immensité de la plaine l'histoire de mes luttes, l'enchantement de ma victoire. Ma poitrine était si gonflée par les battements de mon cœur, qu'il me fut impossible de supporter sur mes épaules la veste de de Ruyter; je m'en dépouillai, et, malgré l'ardeur brûlante d'un sable dont l'étincelant éclat réfléchissait les rayons du soleil, je continuai ma course effrénée, traînant mon cheval par la bride et le forçant à galoper derrière moi.

Je fus tout à coup arrêté au milieu de mes cris et de mes gambades par la vue d'un spectacle qui arrêta court mes bruyantes acclamations.

Ma première idée fut, non la crainte, mais la croyance que le bataillon si bien renversé par mon cheval à la sortie de la ville s'était mis à ma poursuite. Mais cette erreur fut dissipée, lorsqu'une seconde d'observation m'eut fait voir que je me trouvais placé entre Bombay et l'objet qui attirait mes regards. Je tâchai donc de distinguer les détails du tableau confusément déroulé devant l'ardeur de mon attention. Malgré tous mes efforts, il me fut impossible d'apercevoir autre chose qu'un nuage de sable argenté qui s'élevait dans l'air en formant un cercle brillant, dont le centre était un point noir. Je remontai vivement sur mon cheval, et, l'épée à la main, je courus éclaircir le mystère de ce tourbillonnement.

Le point noir autour duquel miroitaient les nuages lumineux du sable était un cheval tournant sur lui-même avec une vigueur et une précipitation qui, de minute en minute, croissait de violence et de rapidité.

Ma monture s'arrêta soudain, releva brusquement la tête et répondit par un hennissement aux cris presque sauvages de son compagnon; puis, malgré le puissant effort de ma main, qui maintenait la bride, il se précipita au milieu du cercle avec impétuosité.

Aveuglé par le sable, je ne distinguai d'abord que le farouche animal; mais, guidé bientôt par la voix d'un homme qui m'appelait à son secours, je puis voir un soldat à moitié couvert de sable, et dont la figure était horriblement souillée d'un mélange de sang et de sueur.

—Qu'y a-t-il? m'écriai-je.

Au son de ces paroles, le cheval irrité suspendit sa course haletante, et ses grands yeux noirs se fixèrent sur moi. Ses narines, dilatées, étaient d'un rouge de feu; le sang, qui jaillissait de sa tête et de son cou, mêlé à une écume blanche, couvrait son beau poitrail d'ébène. La crinière hérissée, la queue relevée, la bouche ouverte, il s'avança majestueusement vers moi.

—Quelle magnifique bête! pensai-je en moi-même, oubliant, dans ma contemplation admirative, le malheureux qui m'appelait encore.

À l'approche du cheval, je me mis sur mes gardes en agitant devant ses yeux la lame étincelante de mon épée, mais je ne l'effrayai pas, car il battit fièrement la terre avec son pied gauche, me regarda un instant et reprit sa course sur lui-même en lançant avec ses jambes de derrière un nuage de sable sur la tête du cavalier renversé à quelques pas de lui.

Protégé par la selle et son caparaçon, armé de son sabre, le soldat se défendit vigoureusement et porta un coup violent au cheval. Celui-ci se retourna, et, comme un lion en fureur, il bondit sur son maître, qu'il essaya de saisir avec ses dents. Il voulait, sans nul doute, tuer le pauvre militaire, car il tenta de se rouler sur lui. D'après mes idées sur l'indépendance, j'aurais dû, voyant là, face à face, un maître et un esclave, prendre le parti de l'opprimé ou rester neutre; mais un sentiment d'humanité, peu en harmonie avec l'admiration que m'inspirait le courageux quadrupède, me fit songer à l'homme: j'essayai donc de me placer entre eux deux; cela n'était pas facile à faire, car le cheval, dont je voulais tourner la fureur contre moi, refusait de répondre à mes attaques et concentrait toutes ses forces et toute son attention à frapper le soldat.

Cette lutte, dans laquelle je voyais comme dans toutes l'image de la guerre, me fit bondir le cœur, et je résolus de vaincre ce sauvage antagoniste. D'une voix retentissante je jetai mon cri de liberté, et au dernier hourrah je frappai le cheval, qui s'enfuit en hennissant à une centaine de mètres. Je sautai aussitôt à terre, et je secourus le blessé. Pendant que je m'occupais de consoler le pauvre homme, le cheval revint à la charge. Indigné de cette déloyale attaque, je saisis mon épée à deux mains, et sans pitié pour ma propre admiration, sans pitié pour le superbe animal, je le frappai si rudement, qu'après avoir fait quelques pas en arrière, après avoir laissé échapper de sa bouche un sourd et lugubre gémissement, il tomba pour ne plus se relever.

—De l'eau! de l'eau! murmura le blessé, de l'eau! de grâce! de l'eau.

—Mon brave, je n'en ai pas, et nous sommes dans une plaine aride, lui dis-je en ôtant de sa bouche le sable et le sang qui l'empêchaient presque de respirer.

Après lui avoir essuyé le visage avec ma veste, je compris, moitié par signe, moitié par parole, qu'il y avait un soulagement à ses souffrances dans les fontes de sa selle. Je cherchai vite, et je trouvai en effet ce que le vieux Falstaff préfère à une pistole, une bouteille, non de vin de Canarie, mais d'arrak. J'en fis boire au blessé, et je lui lavai avec le reste le visage et la tête.

—Mon ami, lui dis-je, voulez-vous monter sur mon cheval jusqu'à ce que nous soyons arrivés à quelque hutte?

—Merci, monsieur, merci; j'ai assez des chevaux pour aujourd'hui.

—Eh bien! voulez-vous marcher?

—Comment le pourrais-je? mon bras et ma jambe gauche sont brisés! Sans cette double fracture, vous ne m'eussiez point trouvé si faible contre les attaques de ce sauvage animal. Si vous n'étiez pas venu à mon secours, il m'eût infailliblement tué. Je n'ai jamais rien vu de pareil, et cependant je suis cité comme un rude cavalier au régiment; car, pendant seize ans, j'ai dompté, dominé, rendu doux comme des moutons de bien féroces brutes, de bien indomptables chevaux. Jamais de ma vie, et je ne suis plus jeune, non, jamais je n'avais été désarçonné. Mais celui-ci n'est point une bête ordinaire; c'est un démon incarné dans un corps animal; il m'a jeté sous ses pieds, et comme une bête farouche, il a voulu me massacrer; il était fou, j'en suis certain. J'espère, monsieur, qu'il ne se relèvera plus, vous l'avez bien réellement tué?

—Oui, il palpite encore, mais c'est la dernière convulsion de l'agonie; il sera mort dans quelques minutes.

Ô pauvre bête! pensai-je en moi-même. Pardieu! j'aurais bien dû rester neutre.

Dungaro était le village le plus proche de nous; je remontai sur mon cheval, et après avoir engagé le soldat à attendre patiemment mon retour, je partis pour me mettre à la recherche d'un palanquin.

Je trouvai à mon retour le blessé un peu plus calme.

En jetant un dernier regard sur le cheval mort, il me dit:

—Cette belle et méchante bête a appartenu au colonel du régiment, qui l'avait prise à un Arabe. Elle avait d'abord paru très-douce et très-docile; puis, tout d'un coup et sans qu'il fût possible de découvrir la cause de cette évolution du caractère, elle devint tellement féroce, tellement vicieuse, que personne ne voulut plus la monter.

J'entrepris de dompter ce cheval, et je fis tout mon possible pour y parvenir; mais ce fut en vain que j'essayai d'abattre sa fougue; les coups l'irritaient, et la privation de nourriture le rendait furieux. Il guettait constamment, et avec une finesse étonnante, la possibilité de me mordre.

Un jour, au moment où je versais l'avoine dans sa mangeoire, il me prit par le dos et me jeta dans son râtelier. Je n'étais pas assez fort pour entrer seul en lutte avec lui, surtout lorsqu'il n'était ni sellé ni bridé et que j'étais sans armes, et ce ne fut qu'avec l'aide de quelques-uns de mes camarades que je pus me délivrer.

Chaque fois que je le montais, au lieu de suivre la route sous la direction de ma main, il n'était occupé qu'à saisir un instant propice pour me jeter par terre: il n'avait point encore réussi; mais, aujourd'hui il a fait des mouvements si violents, qu'il est parvenu à renverser la selle, et tandis que j'étais occupé à la replacer sans me démonter, il s'est élancé au grand galop et m'a jeté bas. Mais au lieu de fuir, la maligne bête est revenue sur ses pas et m'a brisé bras et jambe. Je me suis défendu, mais sans votre bienheureuse intervention, monsieur, je serais mort, et d'une mort horrible. Grâces vous soient rendues!

Vous avez dû voir que je l'ai blessé à plusieurs reprises, mais mes coups enivraient sa fureur. Cependant j'étais encore plus épouvanté de ses regards et de ses cris que du mal qu'il me faisait. Je vous l'ai déjà dit, monsieur, et je vous le répète encore, c'était le diable en personne.

—Vous croyez? dis-je en souriant. Alors, c'est une consolation pour vous de voir qu'il n'existe plus.

J'ajoutai un adieu à ces paroles, et en payant le transport du soldat à Bombay, j'indiquai aux porteurs le chemin de l'hôpital.


XIX

Au coucher du soleil je retournai au village de Dungaro, décidé à terminer une journée active par une nuit bruyante.

Ce village est mis à part par le gouvernement pour être l'exclusive résidence d'une caste particulière. C'est là une espèce de petite Utopie.

Je mis mon cheval en sûreté et je fis un tour dans les rues du village pour examiner les groupes bizarres qui se trouvaient dans l'intérieur ou à la porte des huttes de banc et de bambous entrelacés.

Les beautés noires et huileuses de Madagascar se présentèrent d'abord à mes regards, qui furent bientôt éblouis par la rencontre d'une épaisse Japonaise aux yeux de furet, au teint couleur d'ambre, et qui me regarda d'un air si hébété, que je me mis à rire et à sauter autour d'elle, à son grand ébahissement. J'aperçus enfin la demeure d'une amie, femme charmante, qui, au besoin, vendait à boire à ses visiteurs. J'entrai donc chez elle. Cette aimable dame était le schaich femelle de la tribu, et son habitation se distinguait des autres par un second étage avec verandahs.

Cette habitation, splendide en comparaison de son pauvre entourage, était le principal refuge des Européens, en l'honneur desquels la maîtresse du logis portait une coiffure anglaise qui rendait bizarre jusqu'au grotesque son visage d'acajou. Mais Anne réunissait dans sa belle personne tous les traits caractéristiques du buffle des forêts. Sa peau, épaisse et de couleur sombre, était couverte d'un poil rude et menaçant; ses yeux s'enfonçaient dans leur orbite; elle avait les jambes courbées, une bosse de dromadaire et des dents d'éléphant; en un mot, c'était la plus horrible sorcière qui eût jamais hanté les sabbats du démon.

À peine entré, j'entendis accourir, pour me faire honneur, les hôtes de la maison. D'abord je distinguai les petits piétinements des enfants et le bruit de leurs anneaux.

Le bras, les poignets, les orteils, les doigts de ces enfants étaient encombrées de bagues de laiton et d'argent, et ils étincelaient de verroteries, ce qui faisait exécuter au mouvement de leur marche la plus incroyable musique. Après m'avoir salué par des cris épouvantables, ils grimpèrent à une échelle de bambou placée à la porte de la maison, et comme d'actives fourmis, ils passèrent la soirée à monter et à descendre, du toit sur la terrasse, de la terrasse sur le toit, et cela sans relâche, sans lassitude, sans pitié pour mes oreilles.

Après les enfants parurent quelques femmes en pantalons flottants, en vestes de coton, le front orné d'étoiles d'ocre rouge ou jaune. Dans le groupe qu'elles formaient au milieu de pièce, se voyaient toutes les gradations des couleurs: le terreux, l'olivâtre, le gris de plomb, le cuivre, enfin toute la famille des bruns, depuis le rouge foncé de l'Inde jusqu'au noir de jais des escarbots (petite bête noire) de ma patrie. Là, tous les âges et tous les degrés de stature se trouvaient réunis, depuis neuf ans, l'âge de la vieille Hécate, jusqu'à quatre-vingt-dix ans; depuis la hauteur du tube de ma pipe jusqu'à celle du palmier.

Tous les habitants du pays se succédèrent dans cette salle, panorama vivant qui déroula à mes yeux toutes les formes de la création humaine. J'y vis la Kubshée aux membres souples et légers, unie au bouffi et obèse Hottentot, qui agite son corps avec la pesanteur d'un marsouin; la jeune et belle Hindoue aux yeux de cerf et aux formes d'antilope; le beau et gras Arménien à la large face imprégnée d'huile, et ressemblant à une énorme tortue; puis la douce et mignonne Passée, blanche tourterelle de ces contrées. Au milieu de ces caractéristiques figures, se trouvaient les Chéechees, race mélangée de sang européen et de sang indien: composée de feu et de glace, unissant la blancheur mate et grasse des Anglais aux noirs chevaux de l'Est, et compensés largement du teint rosé de leurs frères d'Occident par les yeux brillants de leurs mères.

En entrant dans la hutte, j'avais donné l'ordre de préparer tous les ingrédients nécessaires pour composer le breuvage que les Esculapes désignent sous le nom de feu liquide, mais que les ignorants appellent simplement un punch.

Je versai dans mon estomac une si grande quantité de cette liqueur, que je fus presque privé de l'usage de mes sens, et que je fis un violent effort pour me traîner hors de la salle, et aller chercher un peu de l'air au dehors.

Je m'approchai en chancelant de l'échelle de bambou abandonnée par les enfants, et j'allais grimper sur le toit pour y chercher un peu de fraîcheur, lorsque la vieille schaich se plaça devant moi pour s'opposer à mon ascension. Je l'envoyai d'un tour de main faire une pirouette dans la chambre, puis j'arrachai une branche de pin tout enflammée, et je montai dans une sorte de grenier.

La moitié des hôtes de la maison se leva en fureur. L'opposition de la vieille m'aurait arrêté si j'avais été à jeun; mais, dans mon état d'ivresse, mon opiniâtreté devint inébranlable.

—Éloignez vous tous, m'écriai-je, ou je verrai si vous êtes de la véritable espèce des salamandres!

En prononçant cette menace, j'appliquai mon flambeau ardent aux branches de canne de la hutte.

Ceux qui, en se levant en fureur de leur place autour des tables, avaient voulu s'opposer à l'exécution de ma sale bravade, tombèrent à genoux en croassant comme des corbeaux pris au piége.

Au milieu du tumulte, une voix rude fit entendre ces paroles:

—Arrêtez, arrêtez, jeune chien!

—Holà! vieux sabot! m'écriai-je en reconnaissant la voix de mon dernier capitaine (vieux sabot était un sobriquet que nous lui avions donné d'après la dimension exorbitante de son pied). Holà! vieux sauteur! Vous ici, et ayant bu!

—Descendez, monsieur; que signifie une telle hardiesse? Pourquoi n'êtes-vous pas à bord, monsieur; ne connaissez-vous pas les ordres?

—Descendez, monsieur, répétai-je en riant, non, je ne veux pas descendre, je n'ai pas l'intention de retourner à bord, je suis mon maître, mon maître absolu, tout-puissant seigneur.

—Que voulez-vous dire, faquin que vous êtes?

—Ce que je veux dire, c'est qu'avant de nous souhaiter un grand bonheur éloigné l'un de l'autre, nous prendrons ensemble un glorieux bol de punch, et cela en dépit de vos graves regards.

Voyant qu'il était dans l'obligation ou d'acquiescer à mes désirs ou de voir brûler la hutte, le commandant me donna la main pour descendre.

Le brave homme n'était pas d'un naturel bien féroce, et, d'un autre côté, quoique ce ne fût pas un ivrogne, il ne vivait pas tout à fait comme un saint anachorète.

Nous nous assîmes en bons amis en face d'un bol de punch, et je me mis à chanter, ou plutôt à rugir la chanson du vieux commodore;

Les boulets et la goutte
Ont tant frappé son vieux corps,
Qu'il n'est plus capable d'être porté par la mer.

Après la chanson et pour sa récompense de l'avoir si bien écoutée, je fis un long sermon au bon capitaine. Je m'étendis sur ses nombreux péchés, sur ses iniquités, et spécialement sur son penchant à la débauche. Eh bien! malgré l'orthodoxie de ma doctrine, malgré la courtoisie avec laquelle les femmes écoutaient mon discours, le vieux commandant était aussi épouvanté, aussi désireux de s'enfuir que s'il eût été assis aux côtés d'un fou.

Néanmoins, il m'accabla de grog jusqu'à ce que les dernières lueurs de ma raison se furent évanouies. Au milieu de la salle, quelques filles de Nâch dansaient en agitant les jajaux. Ces danses, le feu volcanique qui brûlait ma poitrine, unis à la chaleur étouffante d'une chambre entièrement close, m'impressionnaient de l'idée que j'étais englouti dans les régions infernales.

Le capitaine s'esquiva pendant qu'à l'aide d'un chevron de bambou arraché à la muraille je faisais rouler à terre toutes les faïences du dressoir. La sorcière irritée s'élança sur moi, et, voyant à mon regard que la lutte serait entièrement à mon avantage, elle appela les burhandayers (officiers de police du village). Ainsi soutenue, elle m'attaqua vigoureusement en criant d'une voix glapissante:

—Vous êtes un tigre et non pas un homme! Vous ne reviendrez plus dans ma maison. Je ferai venir les cipayes pour vous lier, vagabond. En vérité, je n'ai jamais vu un bacchanal pareil à cela. Ce brigand casse, brise et détruit tout!


XX

Le vacarme intérieur amena bientôt quelques cipayes du village, et en voyant paraître la pique de l'un d'eux sur l'échelle qui aboutissait à la salle supérieure dans laquelle je m'étais esquivé, pour épargner à la sensibilité de mon ami le discordant tapage des grogneries de la vieille mégère, mon sang commença à s'apaiser, et ma fureur diminua.

Hécate et ses commères me suivirent dans mon refuge, et elles se balançaient au-dessus de ma tête comme une bande de bassets se balancent aux flancs d'un blaireau. Par un soudain et énergique effort je secouai les vapeurs de l'ivresse, ainsi que les vieilles harpies qui s'attachaient à moi, et en les repoussant vers l'entrée de la salle, je leur fis dégringoler l'échelle. Sous le poids des femmes, ajouté à celui de la molle et grosse hôtesse, le frêle escalier se brisa. Toute la troupe renversée forma une espèce de montagne dont elle occupait le sommet; la vieille sorcière tomba comme un dogre allemand, et les cipayes accourus disparurent sous sa large personne. Cette prouesse mit le tumulte au comble; une foule compacte s'était formée, et l'on apercevait de tous les côtés pions, cipayes et police. En voyant ce rassemblement orageux, je pensai qu'il était temps d'opposer une plus vigoureuse défense. Une mèche de la lampe brisée expirait dans l'huile. Je me servis de sa lueur pour allumer un morceau d'étoffe de coton préalablement imbibé de graisse, et je mis le feu aux quatre coins de la salle. Les matériaux secs et combustibles de la hutte s'enflammèrent rapidement, et une vive clarté illumina l'obscurité de la nuit.

Un cri sauvage, un cri de vieille femme en fureur, suivi de hurlements d'épouvante, jetèrent leurs clameurs désespérées.

Je compris, à la croissante irritation des invectives, qu'il fallait opérer ma retraite, si je ne voulais pas être massacré. Je me précipitai donc au milieu du torrent de flammes, et, m'élançant d'une fenêtre, je tombai fort adroitement sur la tête d'un hallebardier des cipayes. Je ne me fis aucun mal, mais je lui brisai le crâne.

Sans prendre le temps de m'attendrir sur le sort du mourant, je me relevai en toute hâte, et, lui arrachant sa pique des mains, je m'en servis comme d'un bâton à deux bouts pour me faire un passage jusqu'au hangar où mon cheval était attaché. Je lui mis précipitamment le mors dans la bouche; mais, ne pouvant trouver ma selle au milieu des ténèbres, je m'en passai; et m'élançant sur lui, je sortis du village.

Bien décidé à voir le feu, bien décidé à assister au dénoûment du drame dont j'étais, malgré ma disparition, le principal acteur, je revins sans bruit tourner tout autour de la maison. Un cipaye m'aperçut et tenta de se mettre à ma poursuite, mais au lieu de fuir son attaque, je lançai mon cheval au milieu de la foule, frappant de ma lance à droite et à gauche. Les injures et les pierres pleuvaient autour de moi, et entre autres insultes j'entendis celle-ci: joar, chien, mécréant; mais je riais des unes, et à la faveur de la nuit j'esquivai les autres.

Je disparus un instant pour ramener le calme dans les esprits; puis, au moment où on m'attendait le moins, je me montrai au centre de l'incendie pour empirer les dégâts qu'il causait. Stupéfaite de mon audace, la foule se dispersa devant moi comme se dispersent à l'approche du chasseur une bande de canards sauvages. Cependant la vieille hôtesse n'abandonna pas le champ de bataille, car, occupée du soin de réunir ses hardes, qu'elle arrachait à la voracité de l'incendie, elle ne s'aperçut pas que je dirigeais sur elle le bout de ma pique; mais, hélas! elle le sentit en tombant dans le brasier la tête la première. Prompte à se relever, la vieille salamandre saisit quelques bambous enflammés et les jeta sur moi; sa main tremblante manqua de justesse, et elle n'atteignit que mon cheval, qui s'élança en ruant et en bondissant avec fureur. Il me fut impossible de m'en rendre maître, et nous quittâmes ainsi le village.

Emporté par la course sans frein d'un cheval furieux, je me sentis saisi par le vertige; cette indisposition était produite non-seulement par ce galop désordonné, mais encore par la subite transition d'une chaleur étouffante à un air frais et pur. Je souffrais tant, que je crus que j'allais mourir; je me tenais à cheval avec des difficultés inouïes, car, étant privé de ma selle, je n'avais aucun point d'appui. Les plus profondes ténèbres régnaient autour de moi, et je gagnais du terrain sans avoir presque la conscience de ma situation. J'arrivai enfin à un large ruisseau; mon intelligent Bucéphale trouva un gué qu'il traversa, et me conduisit sur l'autre rive.

J'avais la tête presque inclinée sur les oreilles de mon cheval et je me tenais aux poils de sa crinière. Comme j'étais certain, en marchant devant moi, de m'éloigner de Dungaro, je ne songeais pas à m'inquiéter de la direction qu'avait prise ma monture, car j'étais anéanti par l'assoupissement de l'ivresse. Je ne sais combien de temps dura cette étrange course.

Nous arrivâmes auprès d'une lumière; elle appartenait à un chokey. Tout à coup mon cheval alla frapper contre un objet invisible, et le bruit que fit entendre ce double choc fut aussi sonore que celui qui se produit par le violent contact de deux corps d'airain. Effrayé ou blessé, il fit un bond terrible, me jeta à ses pieds et disparut dans la nuit.

Je perdis entièrement connaissance, et je dois être resté longtemps dans cet état.

En reprenant l'usage de mes sens, je jetai avec étonnement les yeux autour de moi. Une foule composée de gens du peuple, les poings appuyés sur leurs hanches, formaient un cercle autour de moi. Parmi eux je distinguai un homme maigre et semblable à un sorcier qui marmottait entre ses dents avec la piété d'un brahmine:

Topy, Sahib, ram, ram, dom, dom, dom...

Un autre personnage, d'une apparence moins repoussante quant au visage et aux vêtements, quoiqu'il eût une affreuse barbe, disait en me couvant des yeux et en se frappant la poitrine:

Dieu est Dieu! Dieu est Dieu!

J'essayai de me soulever sur mon coude, en faisant signe qu'on me donnât de l'eau, mais les béats enchanteurs secouèrent négativement la tête.

Ma bouche était desséchée: je ne pouvais parler, tant je souffrais de l'horrible tourment de la soif. En regardant autour de moi, plutôt dans le désir de chercher à obtenir de l'eau que dans celui de connaître la situation de l'endroit où j'étais, je me vis couché sur une natte sur le store de la boutique d'un burgan, entourée de verandahs. En apprenant que j'étais encore vivant, le maître de la maison sortit et m'adressa la parole en anglais. Jamais aucune musique n'a retenti aussi harmonieusement à mon oreille que les quelques phrases que m'adressa cet homme, qui, à ma demande, m'apporta un pot de toddy.

Près de moi se tenait immobile un Bheeshe, qui, avec ses grands yeux étonnés, me regardait silencieusement. Un bambou, placé en équilibre sur ses épaules, supportait deux seaux de feuilles de palmiste pleines d'eau. Je le suppliai par geste de m'en donner quelques-unes, mais il grimaça un refus. Le toddy m'avait donné quelques forces; je saisis donc le bord d'un des seaux, et je couvris ma tête de feuilles. L'eau fumait sur mes tempes brûlantes, et je sentis immédiatement un bien-être si vif, que j'eus la force de me lever.

Quelques questions me firent découvrir que j'étais dans un village qui borde la route de Callian; je restai longtemps dans une sorte d'abrutissement qui ne me permit pas de rappeler à mon esprit les événements de la veille. Mes os me semblaient brisés, mon visage et mes mains étaient couverts de blessures. J'entrai dans ma boutique, et, m'étendant de nouveau sur la terre, je m'endormis profondément.

Je ne m'éveillai que lorsque le soleil s'abaissa du côté de l'ouest. J'étais trempé de sueur; je pris quelques rafraîchissements, un bain, et je me sentis bientôt allègre, dispos et tout prêt à recommencer la série de mes fredaines. Après avoir réfléchi sur la situation que je m'étais faite, je m'informai de mon cheval; personne ne savait ce qu'il était devenu, car j'avais été apporté évanoui du chokey par quelques âmes charitables. En me souvenant de la rencontre que je devais avoir avec de Ruyter au bungalo, je demandai un moyen de transport.

D'après le conseil de mon hôte, je louai un attelage de buffles, et je me dirigeai en toute hâte vers le lieu du rendez-vous.


XXI

Un auteur, renommé avec justice pour sa grande connaissance de la nature humaine, a dit cette vérité: Malgré toute la droiture de son esprit, malgré toute la franchise de son caractère, l'homme qui fait le récit de sa vie jette sur ses défauts une voile dont le transparent tissu cache les plus visibles difformités; mais, en revanche, si l'ennemi de cet homme fait la narration de son existence, il accumule, en ne sortant pas de la vérité, les fautes sur les fautes, les erreurs sur les erreurs, si bien que ce même personnage se trouve différemment habillé, et qu'il n'y a plus la moindre ressemblance entre les deux peintures.

En commençant le récit de ma vie, je me suis engagé vis-à-vis de moi-même à être vrai toujours et à ne pallier, volontairement ou involontairement, ni mes défauts, ni même les actions mauvaises que j'ai commises, et cela librement, en pleine connaissance du mal que je faisais.

Vingt-quatre heures après mon départ de la maison du Burgan, j'arrivai à un petit village assis sur les frontières du Duncan; je fis choix d'un couple de cooleys qui me conduisirent, à travers des champs d'orge et de maïs, à la résidence de Ruyter. Cette demeure, située sur une petite élévation, dans un coin retiré de la montagne, était cachée par une avenue de cocotiers et par l'ombrage d'un grand bois. Un jardin sauvage, plein d'orangers et de grenadiers, protégé par une immense haie de poiriers épineux, gardait l'approche de la résidence et la rendait presque inaccessible.

À l'intérieur de la maison, les murailles étaient peintes et rayées de larges lignes alternativement bleues et blanches, afin de les faire ressembler au coutil d'une tente.

Le plafond de la salle d'entrée était soutenu par des bambous placés perpendiculairement, et auxquels se trouvaient suspendus des armes, des fusils et des lances pour la chasse.

Deux chambres à coucher, se faisant face l'une à l'autre, de chaque côté de la salle, étaient meublées de lits, de tables, de livres, et quelques dessins ornaient les murs.

Devant la porte de la maison, une large pelouse, entourée de bananiers et de citronniers, pliant sous le fardeau de leurs fruits, laissait apercevoir une vaste citerne bordée de rosiers en fleur, de jasmins et de géraniums.

On se servait de cette citerne comme d'une baignoire.

Un vieux paysan, qui m'avait ouvert l'entrée de la maison, me dit en souriant:

—Vous voyez, maître, c'est un gregi (habitation) à la mode anglaise.

Près de la maison, ombragée par un magnifique palmier de sagou, se trouvait un hangar qui servait de cuisine; sous le même toit demeuraient le paysan et sa famille, partageant fraternellement leur domicile avec une belle jak (ou petite vache), qui, pour l'instant, était en train de contester à deux petites filles la possession de quelques fruits.

Cette jak était si extraordinairement petite, que j'en fis la remarque au paysan.

—Malgré cette apparence de faiblesse, me répondit-il, elle est d'une force prodigieuse, et vous pouvez la monter comme on monte un cheval. Mon malek (maître) l'a prise sur les bords de la mer.

—C'est donc un monstre marin? m'écriai-je en riant, tant mieux, car je vais prendre un bain, et nous nagerons ensemble. En disant cela, je courus vers la citerne.

—Non, non, s'écria le paysan d'un air effaré, elle déteste l'eau, c'est une fille des montagnes.

—Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu votre maître?

—Un mois; mais hier il a envoyé ici beaucoup de choses, et ces choses sont pour huyoos (maître).

—N'a-t-il pas écrit?

Le paysan se mit à rire, et ôtant de sa tête un chiffon qui lui servait de turban, il tira de ses plis, dans lesquels elle était soigneusement cachée, une feuille de plantain pliée et attachée avec un morceau de fil.

Je trouvai sous la feuille une lettre de Ruyter.

—Pourquoi diable ne me donniez-vous pas cette lettre? demandai-je impatiemment au pacifique bonhomme.

—Vous ne me l'aviez pas demandée, répondit-il d'un air tranquille.

—Non sans doute; comment aurais-je pu le faire, je ne savais pas que vous étiez en possession de ce message?

—Mais vous le savez maintenant, parce que maître sait tout, et que pauvre goawaloman (paysan) ne sait rien du tout.

Ces paroles me firent comprendre l'admirable raison qui avait empêché le paysan de m'offrir à manger; je devais savoir que j'avais faim, et sa profonde ignorance de toutes choses lui permettait de l'ignorer. Je lui ordonnai donc de me servir à déjeuner, car j'étais aussi affamé qu'un loup à jeun dans une froide nuit d'hiver.

La lettre de de Ruyter m'annonçait que la frégate était partie après de nombreuses et inutiles recherches dirigées par le capitaine, qui avait promis une forte récompense à celui qui aurait l'adresse de s'emparer de ma personne.

Cette nouvelle me donna un vif plaisir, et le désappointement du commodore fit battre mon cœur de la satisfaction du plus ample succès.

Les derniers mots de la lettre de de Ruyter m'annonçaient que le retard de son arrivée près de moi était causé par l'emprisonnement de Walter, qui avait été accusé par le lieutenant écossais, mais que, grâce à la déposition de de Ruyter, mon jeune ami se trouvait acquitté et libre. Quant au lieutenant, il était encore fort malade, et, la veille du départ de la frégate, on l'avait transporté à bord dans un état qui donnait pour sa vie de sérieuses craintes. Le lâche bourreau crachait le sang, avait la mâchoire abîmée et deux côtes enfoncées. Amplement vengé de ce drôle, je chassai de ma mémoire et le souvenir de ses méchancetés et celui de ma vigoureuse revanche. Quelques années après cette époque, j'appris que ce courageux officier n'avait jamais osé remettre le pied dans Bombay, donnant pour raison de son horreur de la ville que la malaria (maladie indienne), les moustiques et les scorpions la rendaient un séjour pire que celui de l'enfer. Mais, en toute franchise, ce qu'il craignait plus que le cobra-di-capella (serpent), c'était la rencontre de Walter et peut-être la mienne.

J'envoyai un cooley au village pour me chercher un hooka; je pris un bain dans la citerne, et, ma pipe aux lèvres, un livre à la main (la Vie de Paul Jones), je me couchai sous les arbres. Je ressentais une si grande légèreté d'esprit, tant d'élasticité dans mes membres, une si forte exubérance de vie, que tout mon être se trouvait plongé dans une béatitude dont la suavité était indéfinissable.

C'était, depuis ma naissance, mon premier jour de bonheur complet.

Certainement, je ne faisais pas comme nous faisions dans un âge plus avancé, je ne cherchais pas à détruire le plaisir de l'heure présente par le souci de l'heure à venir.

Je me plaisais dans le farniente de mon repos, éprouvant, sans le trouver étrange, que le véritable bonheur est au milieu des champs.

—Ma foi, me dis-je en moi-même, je vais goûter de ce fruit savoureux et doux qu'on appelle la vie fade et monotone du paysan.

Je me dépouillai aussitôt de mes vêtements déchirés, et demandant au domestique de de Ruyter un morceau de toile de coton, je m'en drapai les reins à la manière indienne.

Je mis un turban sur ma tête; puis, ainsi vêtu, les pieds sans chaussures, bien graissés d'huile de coco, je pris un couteau, et, mêlé à la famille du paysan, je montai sur les arbres, et j'appris d'eux à les percer et à y suspendre les pots de toddy.

Cette occupation et l'arrosement du jardin me firent passer le temps d'une manière si agréable, que le troisième jour de mon installation, qui était celui de l'arrivée de de Ruyter, je me pris à regretter le paisible calme que sa présence allait si bruyamment troubler.

Dans la matinée qui devait m'amener de Ruyter à la résidence, je montai sur la jak, et, un bambou dans une main, un couteau dans l'autre, précédé de deux cooleys, je m'avançai à sa rencontre.

À peu de distance de la maison, au détour d'un groupe d'arbres, j'aperçus mes deux amis. De Ruyter racontait de sa voix sonore et grave l'histoire d'une chasse aux lions à Walter, qui l'écoutait avec une attention profonde. Ma métamorphose était si complète, que les deux voyageurs seraient passés sans me reconnaître, si l'œil d'aigle du propriétaire n'était tombé sur la petite jak.

Au moment où il allait, d'un air fort peu gracieux, interpeller le voleur de sa bête, je m'écriai en riant:

—Holà! holà! de Ruyter, regardez ma figure.

Walter et mon ami arrêtèrent leurs chevaux, et, après m'avoir considéré quelques instants, ils laissèrent échapper simultanément un bruyant éclat de rire; mais ce rire eut une telle violence d'expansion, que, n'en comprenant pas immédiatement la cause, je les crus atteints de folie. De Ruyter se jeta à bas de son cheval, et, se tenant les côtes, il se mit à rire aux larmes en me disant:

—Par le ciel, vous me tuerez, étourdi que vous êtes; d'où diable vous est venue l'idée de cet étrange accoutrement?

La moqueuse remarque de de Ruyter froissa l'enchantement dans lequel m'avaient jeté mes pastorales occupations, si harmonieusement confondues avec mon costume, et je lui répondis d'un ton plein de gravité:

—Je ne vois rien en moi qui puisse ainsi exciter votre verve caustique. Je suis habillé suivant la mode du pays, et le climat exige qu'on en adopte la légère simplicité. Si vous avez besoin de vous rafraîchir, voilà des hommes qui apportent des pots pleins d'un excellent toddy que j'ai préparé moi-même.

De Ruyter fit un signe d'acquiescement, et quand mes deux amis eurent épuisé leur gaieté, nous rentrâmes à la résidence. Deux jours s'écoulèrent, emportés par les ailes d'une félicité complète. Nous les passâmes à grimper sur les collines, à chasser les chacals, sans souci de la chaleur et de la fatigue.

Le soir, quand la lune éclairait de sa pâle lueur les allées sablonneuses du jardin, nous chantions, nous causions, nous dansions; mais nos chants, nos danses ne ressemblaient en rien à ceux et à celles des jours de notre esclavage, car alors ce n'était pas la joie, mais seulement la liqueur qui excitait nos sens.

Les goûts de de Ruyter et les miens étaient en eux-mêmes excessivement simples. Mon ami ne s'est jamais rendu coupable d'aucun excès, et ceux que je fis moi-même étaient causés par la fougue de ma nature volcanique, qui, semblable à la poudre, prenait feu à l'aide de la plus légère étincelle.

Malheureusement pour moi, j'avais l'orgueil de vouloir toujours être le premier dans tout ce que je faisais; je ne regardais pas si l'action était méritoire ou blâmable, ridicule ou cruelle: j'agissais, et maintenant mon front brûle de honte quand je songe aux folies (mot doux pour qualifier ma mauvaise conduite) dont je me suis rendu coupable.


XXII

À mon grand chagrin, Walter fut bientôt obligé de rentrer à son régiment. Comme le cher garçon était enchanté de sa nouvelle existence, il mettait tous ses soins à remplir d'une façon exemplaire les obligations de sa charge. Quoique nous eussions causé nuit et jour de nos mutuels intérêts, nous n'avions pas encore tracé les plans d'un avenir que nos différents caractères entrevoyaient dans la quiétude du présent. Il fut donc arrêté entre nous qu'une prochaine entrevue nous mettrait à même de discuter l'importance de la grave décision que je devais prendre. Une heure avant son départ, Walter me dit:

—Vous êtes maintenant, mon cher Trelawnay, entièrement libre de vos actions; ne vous laissez pas amollir par la paresse; venez me voir le plus vite possible; nous sommes campés sur le terrain de l'artillerie. Venez dans ma tente, et fasse le ciel que vous y entriez avec le désir de vous procurer une commission dans notre régiment!

—Ce désir ne me viendra point, ne l'espérez pas, mon cher Walter; je me suis débarrassé à tout jamais des marques de la servitude, et la couleur rouge ou bleue est toujours la couleur de l'esclavage. Ni le roi ni personne ne me gagnerait; je dédaigne leur or, leurs honneurs, et toutes les friperies de grade, des décorations, ne valent pas une heure de ma liberté. Pourquoi, pour quelle chose précieuse me mettrais-je un collier au cou, pour un morceau de pain? Je puis trouver ma nourriture sur tous les buissons.

—Vous avez raison dans un sens, mon ami; mais vous aimez la gloire, et vous ne pouvez vivre sans les disputes, sans les batailles.

—Les disputes et les batailles! mais le monde m'offre un large espace pour satisfaire un penchant que vous croyez naturel.

—Il ne faut pas que notre adieu se termine par une dispute, dit Walter en voyant mon visage coloré par la haine qui bouillonnait au fond de mon cœur contre cette immense propagation de la tyrannie. Je pense peut-être comme vous, et mieux que moi vous savez, mon ami, que mes sentiments sont semblables aux vôtres. Mais je n'ai pas reçu de la nature ces grandes qualités qui font les hommes forts, énergiques et vigoureux.

Ma pauvre mère n'a connu que le chagrin et l'affliction; son existence a été triste, je me dois à elle. Dans mon enfance, Trelawnay, la main de ma mère était la seule qui me caressât, je ne connais pas d'autre lieu de repos que l'appui de son cœur, que l'asile de ses bras, et quand je commençai à comprendre les tendresses de son âme, je ne voulus plus quitter sa chère présence. Malade, c'était elle qui m'endormait, elle qui, par les mélodies de sa harpe, charmait mes oreilles, elle qui fermait mes yeux sous ses tendres baisers. Une fois, mon ami, je lui causai un chagrin; je m'en suis repenti longtemps! C'était le soir, auprès du feu, je lui demandai, avec cette cruelle étourderie de la jeunesse, où était mon père. Ma mère cacha sa belle tête dans ses mains, et de convulsifs sanglots soulevèrent sa poitrine. Sir Walter devint pâle, une larme mouilla sa paupière.

—Ne me croyez pas un enfant, Trelawnay, si je vous parle ainsi, c'est que j'ai le cœur plein d'affection pour ma mère. Ah! cher, vous ne connaissez pas l'amour pur et ardent qui unit deux cœurs indifférents à tous les autres, deux cœurs qui sont celui d'une mère abandonnée, déshonorée, et celui d'un pauvre enfant orphelin. Je sais que le cher ange s'est privé pour moi des choses les plus nécessaires de la vie, que, pour me retirer de la marine, dans laquelle elle sentait que je souffrais, quoique je ne le lui eusse pas dit, elle a fait les démarches les plus cruelles, les plus humiliantes peut-être! Eh bien! Trelawnay, puis-je maintenant détruire ses plus chères espérances? Ma condition est heureuse, et dans deux ans j'aurai un congé pour aller en Angleterre, et alors... Mais, dites-moi, puis-je? voudriez-vous que, déserteur, je tuasse une pareille mère?

Je pressai la main de Walter sans pouvoir lui répondre.

—Venez me voir, reprit Walter, nous parlerons de vos projets, et rappelez-vous bien que, quelle que soit la différente direction que nous donnerons à notre vie, nous serons toujours des frères. Prenez ce livre, ami, il m'a rendu presque incapable de remplir ma nouvelle profession; je vous le donne. Sa lecture convient aux hommes qui ont une âme comme la vôtre. Il faut que j'essaye de l'oublier; mais qui peut détourner son esprit des charmes de la vérité? Walter me pressa une dernière fois la main et partit sans tourner la tête. Quand mes yeux tombèrent sur de Ruyter, tranquillement assis sous un arbre, occupé de fumer son hooka, je m'aperçus qu'il frottait ses paupières avec sa large main.

—Ce Walter fera de nous des femmes, me dit-il; j'aimais bien ma mère aussi, mais je ne puis pas parler d'elle, et, comme ce pauvre Walter, je n'ai point connu mon père.

En achevant ces paroles, de Ruyter baissa la tête et fuma silencieusement.

—Ce garçon, reprit-il après un moment de silence ému, a un bon cœur, mais il a trop teté du lait de sa mère, et cet abus l'a métamorphosé en fille. Quel livre vous a-t-il donné, Trelawnay? la Bible de sa mère, un livre de Psaumes, un manuel de cuisine ou une liste de l'armée?

Je tendis le volume à de Ruyter.

—Ah! s'écria-t-il, Des ruines des empires, et les lois de la nature, de Volney. Par le ciel! ce garçon a une âme. Si j'avais su cela plus tôt, je l'aurais fait travailler dans une meilleure cause. Bah! ajouta de Ruyter, non, un bâton courbé, quoique remis en droite ligne, essaye toujours de reprendre sa forme naturelle. J'ai confiance en vous, Trelawnay, en des hommes qui sont naturellement honnêtes et résolus. Ils peuvent aussi quelquefois être détournés de leur route par leurs caprices ou par la force, mais à la fin de la lutte ou de l'erreur de leur esprit ils reprennent la bonne route. Allons, il faut que je rentre en ville dès demain, et que dans dix jours je sois en mer. Qu'allez-vous faire?

—Je ne sais, je n'y ai pas encore pensé. Je me plais dans votre résidence, et j'y suis heureux.

De Ruyter se mit à rire.

—Bien, mon cher garçon, fort bien, je ne m'oppose pas à vos désirs. S'ils vous retiennent ici, le bungalo est à vous, si vous voulez. Visitons la propriété; voyons, il y a seize cocotiers, et ce sera bien le diable si, avec le produit de ces arbres et celui du jardin, vous et votre jak vous ne trouvez pas assez de subsistance pour vivre. Vous ferez du toddy, et le toddy fermenté devient un excellent rack. Mêlée avec du riz, l'amande du coco fera un nourrissant curry. De plus, cet arbre précieux vous fournira de l'huile pour polir votre peau et pour vous éclairer le soir. Ajoutez à cela que de chaque coquille de noix vous pouvez faire une tasse; les gousses vous fourniront de la literie, du fil, des cordages. On peut encore faire une canne de l'arbre lui-même lorsqu'il est vieux.

—Oui, je ferai tout cela, dis-je avec le plus grand sérieux; du reste, je ne me contenterai pas de la frugale nourriture des fruits, je chasserai.

—Parfaitement, mon garçon, mais permettez-moi de vous faire une petite remarque. Les choses les plus exquises deviennent insipides et nauséabondes lorsqu'elles sont trop entièrement possédées. Cela peut arriver à celles-ci, tout exquises, toutes délicieuses qu'elles sont. Si ce dégoût arrive, rappelez-vous que j'ai sur mer un joli petit vaisseau bien armé, et façonné pour la guerre ou pour la paix, suivant le besoin des circonstances. Souvenez-vous encore qu'il me manque un officier entreprenant, un homme tel que je vous jugeais autrefois, mais je me suis trompé.

—Où est ce vaisseau, de Ruyter? Vous ne m'avez jamais parlé de cela. Allons, où est-il?

—Vous oubliez votre toddy, vos noix de coco, votre vie pastorale?

—Eh! non, je ne l'oublie pas, mais laissez-moi voir le bateau. Comment est-il formé? où est-il? combien de tonneaux? d'hommes? qu'est-ce qu'il doit faire? Répondez-moi.

—Du tout, vous me semblez si admirablement conformé pour la vie de baboo (cultivateur), qu'il vaut mille fois mieux que vous restiez ici. Peut-être que l'année prochaine votre fantaisie vous conduira dans les îles pour ramasser quelques jeunes beautés perses et hindoues, afin d'activer la propagation des paysans. Est-ce là votre loi de la nature?

De Ruyter se moqua de moi pendant toute la soirée, et ne voulut jamais répondre aux questions que je lui faisais relativement au vaisseau. Comme il avait l'habitude de voyager la nuit, au premier rayon de la lune il se leva, me tendit la main, et me dit en jetant sur la table un sac de pagadas:

—Ne vous privez, mon cher Trelawnay, d'aucune des satisfactions que l'argent procure, et attendez ma visite d'ici à quelques jours.


XXIII

Je passai de longues soirées à moitié assoupi sur la pelouse, admirant ces belles nuits sans vent de l'Est, qui donnent à la terre tant de grandeur et tant de majesté dans son suave et profond silence. Pendant les nuits, tous ces objets, fruits, fleurs, arbustes, sont illuminés par la brillante et limpide clarté de la lune, qui montre leur forme et leur couleur presque aussi vivement que s'ils étaient baignés par la resplendissante clarté du jour. Mais les teintes du ciel, plus pâles et plus adoucies, l'air plus tranquille et plus doux, forment alors une délicieuse opposition avec l'ardente et éblouissante lumière du soleil.

Le soir venu, je m'asseyais sur le vert talus d'un tapis d'émeraude étendu à la porte de ma maison, et j'écoutais les huées des hiboux, en suivant de l'œil la voltige capricieuse des chauve-souris. Souvent je m'endormais, et mes rêves m'entraînaient dans l'Inde accompagné de mes deux amis, Walter et de Ruyter, ou bien encore la voix du maudit Écossais venait bruire à mes oreilles. J'entendais presque réellement cette voix me dire avec son âcreté sifflante:—Comment, monsieur, vous vous endormez à l'heure de la faction! allez à la cime du mât, cela vous éveillera.

Un jour ce rêve se présenta à mon esprit avec des formes si réelles et en apparence si palpables, qu'éveillé en sursaut et prêt à répondre au hargneux lieutenant, je vis penché vers moi, au lieu de la figure de ce détestable officier, la bonne tête de l'honnête Saboo, qui m'éveillait avec ces paroles d'avertissement:

—Pas bon de coucher dehors, rend malade; maison faite pour dormir.

Je me levai alors tout frissonnant; le soleil déchirait les derniers voiles du matin, et en attendant que le vieillard eût achevé les préparatifs de mon déjeuner, je pris un bain dans la citerne, dont l'eau était parfumée par l'odoriférante senteur des roses et des jasmins.

Malgré les prévisions de mon ami de Ruyter, le paisible bonheur dont je savourais si librement les jouissances ne m'avait pas encore fait connaître les dégoûts de la satiété. Cependant, pour rendre justice aux piquantes observations qu'il avait faites sur la bizarrerie de mon costume, j'avais déjà repris ma jaquette et mes pantalons. N'étant pas tout à fait à l'épreuve des moustiques, et ayant par inadvertance marché sur un nid de jeunes centipèdes, je m'empressai de remettre mes souliers.

Depuis ma plus tendre enfance, j'ai été involontairement soumis à des attaques de spleen, non d'un spleen triste, désespéré, mais plutôt d'une mélancolie douce, rêveuse et presque agréable.

La poétique habitation dans laquelle je me trouvais était faite pour éveiller dans mon esprit ces illusoires fantômes. Peu à peu, cependant, ils se dissipèrent, se confondirent dans la réalité, et je commençai à méditer sur la singularité de ma position vis-à-vis de Ruyter.

Il y avait dans la vie, dans les actions, dans les manières de Ruyter, et dans ses amicales poursuites à mon égard, un mystère qui m'intriguait vivement; mais, loin qu'il me mît en défiance contre cet homme au regard fascinateur, à l'entraînante parole, je me plaisais dans ce clair-obscur, dans ce doute indécis qui me montrait mon ami tantôt dans une situation ordinaire, tantôt dans des conditions tout à fait exceptionnelles. La rapidité avec laquelle de Ruyter avait acquis sur moi une irrésistible influence était merveilleuse. Sa franchise, son courage, sa générosité, la noblesse de sa nature, tout chez lui était si grand, si spontané, si réellement bon, que je ne pouvais croire qu'il fût de la race mercantile et intéressée des négociants que j'avais connus à Bombay.

Après avoir sérieusement réfléchi et sur ses paroles et sur tout ce que je connaissais de sa conduite, j'arrivai à la conclusion qu'il devait être le commandant d'un vaisseau de guerre particulier. Mais à cette époque ni les Anglais ni les Américains n'avaient de vaisseaux de guerre dans l'Inde; il est vrai que les Français en possédaient; mais si de Ruyter était sous leur drapeau, que faisait-il dans un port anglais, traité comme un ami bien connu par tous les habitants? Je pensai aussi que de Ruyter pouvait être l'agent de quelques-uns des rajahs, qui étaient encore des souverains indépendants, quoique la Compagnie les entourât de ses cercles jusqu'au jour où elle parvenait à les chasser de leurs villes dans les plaines pour y vivre en fugitifs et en bêtes fauves. Il était connu à cette époque que, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, les princes entretenaient des agents cachés dans les résidences pour leur transmettre le mouvement de la politique des résidents de la Compagnie.

De Ruyter me semblait admirablement propre à remplir les fonctions de cette charge, quoique souvent il ne parût avoir nul souci de déguiser ses opinions sous un prudent silence.

Cependant de Ruyter aimait l'Angleterre, et même les individus de cette nation, quoiqu'il leur préférât beaucoup ceux de l'Amérique, son pays de prédilection.

Le souvenir des réflexions de de Ruyter me montra que mon jugement sur lui était faux. Je ne m'arrêtai donc plus à la recherche de ce qu'il avait été dans le passé, ni de ce qu'il pouvait être dans le présent; je l'aimais, et je résolus de confier ma vie à la direction de son amitié.

Je recevais presque journellement des lettres de de Ruyter, et comme son départ de Bombay était retardé, je ne trouvai plus de prétexte plausible pour refuser l'invitation que Walter m'avait faite d'aller le voir.

Un soir je dis adieu à mes belles journées de paresse, et un magnifique cheval envoyé par Walter me conduisit à la porte de sa tente. Mon fidèle et tendre ami prit un plaisir enfantin à me montrer les agréments et les avantages de sa position, si différente du cruel passé de son séjour sur le vaisseau. Je fus heureux de son bonheur, heureux de le voir aimé, estimé par les officiers du corps, auxquels il me présenta.

Le récit de mes aventures amusa tous ces jeunes gens, qui me prirent en amitié, et le lendemain, escorté autour de mon palanquin par une demi-douzaine des amis de Walter, je fus m'installer dans mon ancien quartier de Bombay. De Ruyter se joignait à nous et partageait les plaisirs de nos nuits de folie lorsqu'il n'était pas retenu dans la ville par ses affaires, ou, comme il le disait, par ses occupations.


XXIV

Un jour, de Ruyter m'amena au bord d'un grab, brigantin arabe, remarquable par sa proue mince et élancée. Ce grab était funé comme un hermaphrodite, et, suivant la coutume des Arabes, il avait les antennes carrées et inégales. La plus grande partie de l'équipage était arabe par le teint et le costume; le reste des matelots laissait voir qu'ils appartenaient à différentes castes. Ce brigantin déchargeait une cargaison de coton et d'épices, achetée, me dit Ruyter, par la Compagnie.

Après sa première visite, mon ami n'alla que rarement à bord du vaisseau, mais son capitaine, nommé le Rais, vint le voir tout les jours. Ils fixèrent le lieu du rendez-vous sur un très-petit et très-singulier bateau nommé un dow. Ce bateau était principalement équipé d'Arabes, et, à mon grand étonnement, j'y vis aussi des matelots européens, des Danois, des Suédois et quelques Américains. Ces derniers restaient cachés dans l'intérieur du vaisseau. J'ignore pour quelle raison, mais je fus averti qu'il serait dangereux de parler sur terre de cette circonstance.

Ce dow avait un grand mât à l'avant et un petit mât à l'arrière; c'était bien le plus gauche et le plus vilain vaisseau que j'eusse jamais vu dans l'Inde. Son avant et sa poupe, élevés et saillants, étaient faits de légers bambous. Il semblait plein et n'avait que peu de prise sur l'eau.

De Ruyter me demanda si le titre de commandeur de ce vaisseau me serait agréable.

—Oui, lui répondis-je, quand je ne pourrai pas trouver un Catamaran (ou bateau masolie), peut-être hasarderai-je ma carcasse à son bord.

—Je vois que vous êtes difficile, mon cher Trelawnay; eh bien! comme j'ai le choix entre le grab et le dow, je vous laisse, si vous en avez la plus légère envie, le commandement du premier.

—En vérité, mon ami! alors, ôtez-lui sa tête de requin et mettez un beaupré à la place; je serai alors très-content de m'embarquer dessus, car j'aime la mine de ces pâles et sombres Arabes; j'aime leurs regards sauvages, leurs vestes rouges et leurs turbans. Je n'ai jamais vu de gaillards si bien constitués pour grimper dans les cordages à l'heure d'une rafale, ou pour aborder un vaisseau ennemi pendant le feu de la bataille.

—Votre remarque est juste, mon cher enfant; ce sont en effet les meilleurs soldats et les meilleurs marins que je connaisse; ils viennent de Dacca et ils se battront fort bien, je puis vous l'assurer.

—Se battre, se battre, il faut des armes pour se battre.

—Oh! il y a des canons sur le grab.

—Je déteste l'apparence des canons sur les plats-bords; quelques douze ou courts vingt-quatre ne seraient pas trop forts pour lui, car il a une magnifique ligne d'eau, et sa tournure à l'arrière est celle d'un schooner, sa proue est des plus minces; enfin, il a un air mauvais sujet et intelligent qui m'enchante.

—Eh bien! voulez-vous l'essayer, Trelawnay? voulez-vous le conduire le long de la côte jusqu'à Goa, je vous suivrai dans le vieux dow. Quand le soleil sera couché, allez à bord, et levez l'ancre sitôt que le vent de terre se fera sentir. Vous voyez que le grab est déjà transporté dans la rade, et qu'il est tout prêt pour se mettre en mer. Au point du jour, je lèverai l'ancre aussi. J'ai dit au rais que vous partiez dans le grab; il est prévenu également qu'il doit vous obéir. Je vais vous donner quelques notes dans la prévision de l'avenir. Un accident pourrait nous séparer; ce n'est guère probable, cependant il est plus sage que vous ayez, dans ce cas-là, un règlement de conduite à suivre. Ne considérez, mon ami, votre voyage jusqu'à Goa qu'en passager curieux d'en visiter les côtes, et ne parlez nullement de tout ceci à Walter. Quand nous serons sur l'eau bleue, je vous expliquerai bien des choses qui vous paraissent peut-être aussi étranges qu'incompréhensibles. Êtes-vous, malgré le mystère de ses allures, content de mon amitié?

—Très-content, mon cher de Ruyter, et je ne serais pas resté si longtemps sans vous questionner si je n'avais eu en vous une confiance absolue et entière. Partout où vous irez, je serai auprès de vous, et je n'ai ni l'esprit inconstant, ni l'estomac délicat.

—Fort bien, mon garçon; mais souvenez-vous toujours qu'avant que vous puissiez être en état de gouverner les autres, il faut que vous soyez tout à fait maître de vous-même; et afin de l'être, il ne faut pas, comme une fille, laisser vos paroles et vos gestes trahir les préoccupations de votre esprit ou les préparatifs de vos actions. Un seul mot dit dans un instant de colère, un seul regard embarrassé, peuvent gâter l'exécution des projets les plus admirablement conçus. Surtout, Trelawnay, gardez-vous de boire; car le vin ouvre le cœur, et, excepté un sot, quel est celui qui voudrait trahir des secrets devant des malveillants ou devant des espions? Ici nous sommes entourés de ce genre d'ennemis.

—Vous savez que je bois fort peu, dis-je en souriant à de Ruyter.

—Je le sais, répliqua mon ami avec un fin regard de moqueuse affirmation, mais je désire que vous ne buviez plus du tout.

Je regardai de Ruyter avec un air d'étonnement si stupéfait qu'il se mit à rire.

—Si quelquefois vous vous abandonnez à ce plaisir, reprit-il, faites-le avec de vrais amis; mais là, bien sérieusement, il vaut encore mieux ne pas boire, car je sais qu'il est plus facile de s'en priver tout à fait que de suivre un milieu. Mon observation n'est-elle pas juste?

—Parfaitement juste.

À mon retour dans la ville, de Ruyter me dit:

—Vous donnerez des ordres aux bateliers qui sont dans la taverne pour les choses dont vous pourrez avoir besoin, mais vous trouverez presque tout ce qu'il vous faut sur le grab, et cela est fort heureux pour vous, qui êtes d'un naturel si insouciant et si étourdi.

Je reçus les dernières instructions de de Ruyter quelques moments avant le coucher du soleil, et, en lui serrant la main, je sautai sur le bateau qui devait me conduire au grab. Le rais, qui parlait parfaitement anglais, me reçut à bord et me fit entrer dans sa cabine. Là, je lui donnai une lettre de de Ruyter; il la mit à son front, la lut avec les signes du plus profond respect, et me demanda à quelle heure on levait l'ancre.

—À minuit, lui répondis-je, suivant l'ordre que j'avais reçu de mon amiral; ensuite je commandai au rais de hisser à bord tous les bateaux, de les arrimer et de se préparer au départ.

Pendant que le rais exécutait mes ordres, j'examinai les notes de de Ruyter. Quoique j'eusse parfaitement compris que, si je le voulais, le commandement du vaisseau était à ma disposition, je ne savais que penser de l'étrange manière qu'employait de Ruyter pour me forcer à l'accepter. Les notes de mon ami me disaient que le rais n'agirait plus sans mes ordres.

—Fort bien, me dis-je, j'accepte le commandement de bon cœur. Demain nous serons rejoints par le dow, et de Ruyter m'expliquera le mystère de sa conduite.

Ma vie avait été, jusqu'à ce jour, tellement semblable à celle d'un pauvre chien ballotté de ci et de là par d'impérieuses volontés, qu'il ne m'était pas possible, en cherchant la fortune les yeux bandés, de tomber plus mal dans le présent que je n'étais tombé dans le passé: de sorte que non-seulement sans hésitation, mais encore avec une joyeuse promptitude, je me déterminai à exécuter tous les ordres de de Ruyter, car il était bien la seule personne qui semblait prendre intérêt à ma triste destinée.

Je montai sur le pont, et j'y fis deux ou trois tours avec le pas ferme et le regard fier que donne la puissance de l'autorité. Je parlai avec bonté au sérang (second officier) et aux autres, comme un homme fait toujours au commencement de son pouvoir; la bienveillance est alors si douce! Quoique en désordre, le grab ne manquait pas d'armes de guerre offensives et défensives; mais les mâts de ses voiles avaient quelque chose de malpropre aux yeux d'un homme habitué à l'admirable tenue d'un vaisseau de guerre; il manquait de goudron, de peinture, et sa carcasse avait la couleur du bronze. Malgré ce triste extérieur, on pouvait, en l'examinant avec attention, voir qu'il avait été équipé avec un grand soin sur tous les points essentiels, et surtout à l'aide des inventions européennes.

En mesurage, le grab était à peu près de trois cents tonneaux, mais il ne pouvait arrimer que la moitié de cela. Son milieu était profond et percé de sabords pour les canons, mais ils étaient enfoncés, à l'exception de deux placés en avant, et de quatre à l'arrière. Les plats-bords étaient armés de porte-mousqueton. Le gaillard d'avant était élevé, et celui d'arrière avait une poupe basse ou demi-tillac, sous lequel était située la principale cabine.

Quand le dernier coup de la cloche eut sonné huit heures, l'heure du souper des matelots, j'entrai par instinct dans cette cabine.

La fosse que le temps avait creusée dans mon estomac demandait à être remplie.

Une foule d'hommes qui ressentaient le même besoin se pressa d'en bas et s'accroupit sur les talons en petits cercles, divisés par tribus: ils mangèrent leur messalo (mets) de riz, de ghée, du bumbalo sec et des fruits frais.

Ayant bientôt rempli le vide de mon estomac, je me couchai sur le canapé, et je fumai le hooka de de Ruyter en faisant l'inventaire de sa cabine. Elle était basse, mais grande, bien éclairée, et l'air y entrait librement par les embrasures de la poupe. Elle contenait deux lits aux côtés opposés d'une fenêtre, et entre l'espace de ces lits il y avait deux étoiles formées de pistolets, c'est-à-dire une quinzaine de ces armes, dont les bouches réunies formaient le centre de l'étoile, tandis que les crosses en étaient les rayons. La projecture en avant de la cabine était garnie de barres de bambou, auxquelles étaient suspendues des baïonnettes et des poignards malais, dentelés et réunis dans les formes les plus fantastiques. Comme le disait de Ruyter, c'était son équipement de guerre; mais la partie arrière de la cabine était certainement dédiée à la paix. Ses rayons étaient encombrés de livres, de matériaux pour écrire, d'instruments nautiques. Dans d'autres coins se trouvaient des télescopes, des cartes de géographie, et, quoique moins pittoresques, mais également indispensables, les articles dont j'avais eu besoin pour mon souper.

Comme il ne m'était pas défendu de dormir, et que j'étais sans la crainte d'encourir une punition pour la négligence de mes devoirs, j'étais vigilant et alerte. Mon esprit était occupé de la responsabilité que de Ruyter avait remise entre mes mains; je remontai donc sur le pont pour regarder la girouette et attendre que la première caresse du vent de la terre me donnât le signal du départ.

À minuit, un souffle d'air la fit tourner sur elle-même, je dis au rais de lever l'ancre, et de la lever sans bruit si cela était possible.

—La première chose est facile à faire, me dit-il, mais quant à la seconde, elle est indépendante de ma volonté.

Nous levâmes l'ancre vers une heure du matin, et nous mîmes à la voile.


XXV

Lorsque les puissances matérielles ou morales d'un être ont été poussées par des moyens artificiels à un hâtif développement, cet être parvient à une croissance prodigieuse et rapide; mais s'il a porté des boutons et des feuilles, ils ont été vite flétris, et les fruits ont toujours paru malsains et sans goût.

Il en est ainsi des animaux: lorsque les facultés de leur nature élevée se trouvent excitées par les bienfaits de la civilisation, ils donnent l'espoir d'une force extraordinaire; mais ces promesses ne sont jamais réalisées, elles sont anéanties dans leur fleur, en laissant les traces de l'âge et de la décrépitude.

Il y a dans le Nord quelques hommes rares qui, sans soin et sans culture, s'élancent dans la vie avec la merveilleuse rapidité du vent, et la source de leur force ne peut être altérée ni par le temps ni par la fatigue, si bien qu'on les voit, à l'âge où l'homme penche vers sa fin, se tenir debout fermes et robustes comme des hommes de fer.

Tels étaient les patriarches des anciens temps, et encore maintenant, que le monde est mûri par la guerre, par les calamités qui déciment les peuples, il y a des êtres qui survivent à tout, qui ne comptent plus le temps par année, mais qui renvoient pour leur histoire aux annales du monde, et qui s'étonnent de ce que leurs frères soient morts de maladie.

Quoique je ne fusse pas un de ces piliers de granit, je donnais des signes non équivoques de ma ressemblance avec leur vaillante espèce, car, à cette période de ma vie, je possédais les attributs d'un homme fait. J'avais six pieds de haut, j'étais robuste, avec des os saillants jusqu'à la maigreur, et à la force de la maturité je joignais cette souplesse des membres que la jeunesse peut seule donner. Naturellement d'une nuance foncée, mon teint se brunit si bien, sous les feux du soleil, que je devins complétement bronzé. J'avais les cheveux noirs et les traits arabes. À dix-sept ans on m'en aurait donné vingt-sept. Comme, à toutes les époques de ma vie, j'ai été forcé de me frayer par mes propres forces un passage à travers la foule, mes progrès avaient été prompts dans ce qu'on appelle la connaissance du monde. Connaissance que l'expérience fait mieux approfondir que la maturité des années.

J'ai raconté les suites de ma première rencontre avec de Ruyter et les commencements de notre amitié; je crains qu'on ne puisse concevoir qu'il ait voulu tirer un profit de l'abandon de ma jeunesse; loin de là, de Ruyter était un grand cœur, et mon jugement sur lui n'était point erroné, car maintenant j'ai éprouvé cet homme par la pierre de touche, et je l'ai trouvé d'or pur. De Ruyter était lui-même un voyageur délaissé, un homme qui s'était délivré des entraves de la civilisation, et il était naturel qu'avec une imagination aussi élevée que la sienne et un esprit aussi bien cultivé, il cherchât un objet sur lequel il pût répandre ses affections et trouver un retour de sympathie.

Cet être n'était pas facile à rencontrer, au milieu d'un genre de vie qui conduisait de Ruyter dans toutes les parties du monde. Parmi les barbares il avait été inutile de le chercher, car les aventuriers européens étaient dispersés de tous les côtés, entièrement occupés du soin d'accumuler des richesses ou exclusivement engagés dans les vues particulières de leur propre ambition. Quelques rares amis lui avaient été enlevés par la mort, ou, ce qui est la même chose, par la distance. De Ruyter n'était pas formé pour être asiatique. Sa nature libre et légère le forçait de rechercher la société de quelques compagnons, et comme le hasard m'avait jeté sur son chemin dans un moment où il était isolé, les sentiments affectueux de son cœur se concentrèrent sur moi. De Ruyter avait pénétré jusqu'au fond de mon âme, et il ne doutait pas que, bien dirigé, je ne devinsse l'ami utile dont il poursuivait depuis si longtemps la possession.

Naturellement observateur, de Ruyter découvrit qu'en outre des frais et chaleureux sentiments de la jeunesse, je possédais l'honnêteté, la sincérité, le courage, et que je n'étais encore ni usé, ni gâté par les bourbiers du monde. D'après ces observations, la tendresse dont de Ruyter m'entoura n'est point si absurde que pourraient le trouver quelques observateurs superficiels, car depuis l'heure où j'avais consommé ma vengeance sur le lieutenant écossais, je me trouvais rayé de la liste maritime, sous le coup d'une condamnation injuste et infamante, sans amis, sans protection; la bienveillance de de Ruyter fut un appui suprême, et il me traita en frère dans le sens énergique et profond de ce mot... Frère! n'est-ce pas dire un second soi-même? Si les parents suivaient cet exemple d'urbanité, nous entendrions moins de plaintes sur l'insipide et éternel jargon de l'obéissance filiale, jargon qui est aussi émoussé que faux.

L'instabilité de l'esprit de de Ruyter le forçait à chercher une vie d'aventures et par conséquent une vie de périls. J'étais un scion de la même tige, mes inclinations étaient homogènes, et si le hasard ne m'avait pas favorisé en me donnant un si noble compagnon, j'eusse poursuivi seul les aventures d'une existence errante.

Comme j'écris maintenant plutôt pour ma propre satisfaction et pour passer sans ennui de longues heures de solitude que pour des étrangers, il faut qu'ils me donnent du câble et de l'espace pendant que je raconte cette partie de mon histoire, qui, quoique sèche et ennuyeuse pour eux, est pour moi la plus intéressante. Il est peu de personnes sur la terre dont le cœur ne batte avec plaisir au souvenir de ses vingt ans. Il n'en est pas ainsi pour moi, car à vingt et un ans j'étais semblable à un jeune bouvillon transporté de la pâture à la boucherie, ou comme un cheval sauvage choisi dans le troupeau et razoed au milieu de sa carrière par les Gauchos de l'Amérique du Sud. Le fatal nœud coulant était jeté autour de mon cou, ma fière crête abaissée vers la terre; mon dos, auparavant libre, plié sous un fardeau que je ne pouvais ni supporter ni rejeter loin de moi. Mes mouvements souples et élastiques étaient changés en un amble pénible. Bref, j'étais marié, et marié à... Mais il ne faut pas que j'anticipe sur les événements. Pendant l'heure où j'écris, il faut que je tâche d'oublier les moments douloureux, il faut que je raconte mes aventures dans l'Inde avec l'esprit ouvert et ardent que donne la liberté, et non avec le ton larmoyant, plaintif et soucieux d'un mari.

Le vaisseau sortit doucement du port, «juste avec assez d'air, comme disaient les matelots, pour endormir les voiles.»

Au point du jour, le havre était encore visible, et nous aperçûmes le vieux dow qui se traînait paresseusement, comme une tortue, le long du rivage.

À midi, une brise s'éleva du sud-ouest, et au coucher du soleil nous étions à une telle distance de Bombay, que nos appréhensions d'être guettés dans nos mouvements furent complétement détruites. Nous avançâmes de quelques lieues vers la terre, nous carguâmes les voiles, et nous jetâmes l'ancre.

Armé d'un télescope, j'aperçus bientôt le dow, qui était semblable à une tache noire sur la mer bleue.

J'ordonnai au timonnier de larguer, et, chargés de voiles, nous rejoignîmes le dow à huit heures.

Je le hélai, et de Ruyter vint à notre bord.

De Ruyter se retira avec moi dans la cabine, et pendant que nous déjeunions, il me demanda mon opinion sur le grab.

—Il semble se mouvoir indépendamment du vent, lui répondis-je; hier, nous sommes passés devant un vaisseau de guerre comme devant un rocher.

—Il est d'allure légère, mon cher Trelawnay, et il n'y a pas un vaisseau qui puisse l'approcher. Pendant un orage, il tangue beaucoup, mais s'il n'est pas trop chargé, il est rapide, flottant, et tient bien le vent. En conséquence, ne l'accablez pas trop de voiles, ou il sera enseveli.


XXVI

Après un entretien nautique, de Ruyter changea le sujet de la conversation et me dit en souriant:

—Tout ce que je vous ai raconté à Bombay est vrai, mon cher enfant; là, j'étais simplement un marchand, mais, comme j'ai fini mes affaires mercantiles, je suis prêt à fréter un vaisseau ou à me battre; mais généralement, quelques bonnes et pacifiques que soient mes intentions, je suis toujours forcé de commencer par le dernier. Ma conduite n'est cependant pas invariable, le grab et moi nous sommes à la merci des circonstances.

—Comment allons-nous régler notre course maintenant?

—Dans cette vaste mer, sillonnée en tous sens par des aventuriers européens en guerre ouverte avec les rajahs, se disputant entre eux la pâture, se déchirant, se coupant la gorge les uns aux autres pendant que les loups anglais s'insinuent au milieu de la bagarre et filent avec les bestiaux, l'occupation ne peut pas nous manquer, quoiqu'il soit nécessaire de faire un choix avant de décider un plan d'attaque. D'abord, il faut que nous allions à Goa, et après y avoir réglé quelques affaires et rendu le dow, nous nous réunirons. Quel âge avez-vous, Trelawnay?

—Dix-sept ans.

—Dix-sept ans! je croyais que vous en aviez vingt-quatre. C'est bien, n'importe votre âge, un tronc vert produit souvent le plus mûr et le plus riche des fruits. L'expérience que vous acquerrez bientôt et beaucoup de contrôle sur vos passions vous donneront toutes les qualités nécessaires pour faire un bon chemin dans la vie, soit que vous adoptiez la carrière maritime, soit que vous en choisissiez une autre, car vous êtes et serez toujours libre de vos actions. Si vous préférez travailler sur terre, j'ai des amis çà et là qui, par amitié pour vous et par considération pour moi, seront heureux de vous employer. Si vous restez avec moi, je n'ai pas besoin de vous dire que vous serez toujours le bienvenu. Mais ma vie est une vie rude, et si vous allez juger mes actions d'après les narquois raisonnements du monde, vous pourrez voir leur légalité comme étant quelque chose de plus que douteux; il vaut peut-être mieux ne pas hasarder votre réputation.

—Au diable tout cela, de Ruyter! Avec votre permission, je resterai où je suis; je vous ai déjà dit que je désirais partager votre existence, et, je vous le répète encore, je ne veux pas connaître vos projets; vous m'apprendrez ce que vous voudrez, lorsque vous me croirez assez d'expérience pour vous aider de mes conseils.

—Vous êtes un homme pour l'intelligence, et vous avez plus de fermeté dans le caractère que la plupart de ceux avec lesquels j'ai eu des relations. Pour quelque chose que j'ai fait, les sauterelles dévorantes de l'Europe m'ont dénoncé comme boucanier. Ces sordides fripons, qui arracheraient les yeux de leurs pères, s'ils étaient des muscades, ne permettent à aucun homme de chauffer son sang avec de l'épice ou de le rafraîchir avec du thé, sans qu'ils y trouvent leur profit, comme ils nomment cela, leur dustoory. Ils accaparent tout, et dès que dans un coin il y a quelque chose à gagner, ils en trouvent, ils en suivent la piste, et ils la suivraient au travers du sang et de la boue sans vouloir admettre personne au partage du butin.

Maintenant, j'aime aussi l'épice et le thé, et leur système de droit exclusif n'étant pas en harmonie avec mes idées, j'entrepris un commerce pour moi-même. Ils me dénoncèrent, saisirent mon vaisseau, et me firent faire banqueroute. Mais je ne me suis ni laissé pourrir en prison, ni anéantir par un abject désespoir. Je n'ai pas non plus prodigué mon temps à écrire de misérables pétitions. Je me suis relevé seul, comme un lion blessé et non vaincu; et, quoique borné par d'étroites limites, je pris la résolution de rendre coup pour coup.

Entre ma ruine et mon retour à une vie maritime, je satisfis mon désir de voir l'intérieur de l'Inde, et j'en traversai la plus grande partie. Je demeurai quelque temps avec Tippoo Saïb. Lui seul possède toutes les grandeurs de la noblesse. Je l'accompagnai dans quelques-unes de ses principales batailles; mais vous connaissez sa destinée. À cette époque, je fus du nombre de ces enthousiastes visionnaires qui, poussés par un amour ardent de la liberté, essayaient d'arrêter le courant qui emporte les hommes faibles et sans résistance.

Comme un pauvre torrent de la montagne se débattant contre l'entraînement d'une puissante rivière, j'écumai et je luttai pour soutenir ma cause; mais ce fut en vain, je fus emporté comme les autres jusqu'à ce que, mêlé avec eux, je me trouvai perdu dans le vaste océan. Je croyais sottement qu'on pouvait persuader aux hommes de mettre de côté pendant une saison leurs propres intérêts, et laisser dormir leurs passions, comme dorment les scorpions en hiver, jusqu'à ce que le soleil de la liberté apparût et leur donnât le loisir, sans être interrompus par une invasion étrangère, de reprendre leurs dissensions civiles et religieuses.

Je conjurai les princes et les prêtres (les avoués du monde) de relâcher leur prise sur la gorge des uns et des autres, jusqu'à ce que l'ennemi général fût chassé du pays à la mer d'où il était venu. Mais la vérité ressemble à une arme meurtrière dans la main d'un enfant, elle n'est dangereuse que pour lui seul. Ma doctrine fut trouvée damnable; je me sauvai avec difficulté pour éviter de voir mon nom compléter la longue liste des martyrs.

Dans toutes les parties de l'Est, j'ai vu la nécessité d'une grande révolution morale. Le vieux système est établi là dans toute la grisâtre horreur de la désolation et de la décadence; il y restera triste et hideux jusqu'à ce qu'un autre, entièrement nouveau, précipite sa chute par son élévation. Le temps seul peut opérer cette métamorphose, et les efforts des mains semblables aux miennes, pour hâter son pas de tortue, sont vains et puérils.

—Il me semble, de Ruyter, qu'en Europe il y a des hommes dont les esprits, aussi bien que les mains, ont déjà commencé l'ouvrage de la régénération.

—Oui, mais pour eux-mêmes, comme parmi les natifs ici. L'Europe est l'enfant d'un vieillard, un avorton dénaturé et ridé, créé des débris de l'Est, raccommodés et unis ensemble avec ingénuité, mais sans force. L'Europe est un bronze antique rapiécé et barbouillé de cosmétique; un petit modèle de plâtre d'après une statue de granit. Le doigt de la destruction est déjà dessus comme celui d'une mère spartiate sur son chétif enfant.

Mais je fus éveillé de mes rêves de réformation; j'avais dépensé mon or; je manquais de pain; je résolus donc d'aller vers le courant, en disant avec ce sage philosophe, le vieux Pistol:

«Le monde est mon huître; je l'ouvrirai avec mon épée!»


XXVII

Je retournai à la mer; j'allai à l'île Maurice, j'équipai à crédit un vaisseau armé, et j'eus bientôt quadruplé mon capital. Ma personne n'est pas beaucoup connue, cependant je ne me hasarde que rarement dans les résidences. Ma visite à Bombay avait un but, une affaire importante; ce n'était point pour y disposer de la mesquine cargaison du grab. Cependant, ajouta de Ruyter en riant, on pouvait m'attraper là; qu'en pensez-vous? Cette même cargaison, ils l'ont déjà payée une fois, et peut-être deux, si les premiers vendeurs n'en ont pas été fraudés. Il y a six mois que, croisant dans le grab sous les couleurs françaises, je détruisis un fainéant vaisseau de la compagnie d'Amboine, qui se mouvait lentement derrière son convoi. La cargaison du grab était la sienne. Je sais qu'il y a d'autres vaisseaux chargeant à Banda, et peut-être les rencontrerons-nous. Quand ils seraient ventrus comme des sangsues gorgées de sang, je les serrerai jusqu'à ce qu'ils en meurent.

Mais le soleil s'abaisse dans les vagues, et son manteau couleur de sang nous présage une brise. Je n'ai que ceci à ajouter: je ne suis pas un chien affamé, assis tranquille dans l'espoir de ronger un des os que ces nobles marchands blanchissent en général avec assez de succès avant de les laisser tomber. Laissons-les se gorger jusqu'à ce que, comme le vautour, le poids de leur ventre entraîne leurs ailes; alors, semblables aux faucons, après les avoir guettés attentivement, nous tomberons sur eux. Il n'y a pas de mal à dépouiller les voleurs. Un convoi de vaisseaux de pays, appartenant à la Compagnie, est parti pour les îles épicières. À propos, Trelawnay, il faut que vous vous transformiez en Arabe. Sous ce déguisement, ils ne pourront pas vous découvrir. J'ai écrit tout ce qu'il faut faire. Continuez votre course jusqu'à Goa, où je vous suivrai. Ne quittez pas le vaisseau jusqu'à mon arrivée. Le marchand perse, pour lequel j'ai préparé une lettre, fera tout ce que vous désirerez. Voyez, la brise s'élève; tirez le bateau bord à bord.

De Ruyter me serra la main, sauta dans le bateau et remonta sur le vieux dow.

Rien d'extraordinaire ne se présenta jusqu'à notre arrivée à Goa. Je m'étais habillé en Arabe, avec un large pantalon de couleur sombre, une veste écarlate et un grand chapeau de Mantois d'Astracan. Un châle de cachemire entourait ma taille, et dans ses plis j'avais mis un élégant poignard. Mes cheveux étaient rasés, à l'exception de la précieuse mèche du milieu de la tête, par laquelle les houris aux yeux noirs devaient m'emporter dans le paradis de Mahomet. Mes dents étaient teintes de la brillante couleur rouge des échecs; mon cou, mes bras et mes jointures, soigneusement frottés d'huile, étaient luisants et polis comme de l'ivoire. Les hommes du bord s'assemblèrent autour de moi, et d'une voix unanime, je fus déclaré un véritable Arabe.

Nous nous arrêtâmes près de la pointe du cap Ramas, et j'attendis toute la nuit l'arrivée du dow.

Vers le matin, je donnai l'ordre de jeter l'ancre dans le port de Goa. Le soleil s'était levé magnifiquement; il enveloppait dans ses rayons d'or les monastères de marbre, les arches des ponts et les colléges en ruines de l'ancienne ville. Ces ruines, disséminées sur une vaste étendue de terrain, montraient qu'autrefois elles avaient paré de leurs splendeurs éteintes une belle et florissante cité. La jetée était entaillée par la mer, et dans le port il n'y avait qu'un assemblage bigarré de petits bateaux appartenant à la Compagnie.

J'envoyai le rais dans la ville avec les papiers du vaisseau et la lettre de Ruyter destinée au marchand perse, puis, vers le soir, le dow arriva et vint jeter l'ancre sous notre poupe.

Le lendemain, de Ruyter alla dans la campagne à la rencontre de quelques agents envoyés par le rajah du Mysore et par un prince mahratte, me laissant à Goa pour y décharger le reste de la cargaison de café et de riz, y prendre lest et renouveler notre provision d'eau.

Quand de Ruyter reparut à Goa, il était accompagné par un Grec et par un Portugais, deux espions qu'il employait à la surveillance de ceux dont il avait à redouter le pouvoir. Les conférences de mon ami avec ces deux hommes avaient lieu pendant la nuit, dans les ruines d'un monastère de l'ancienne ville, tout près de la mer. Pour se rendre à ces rendez-vous, de Ruyter venait à bord du grab chercher un des bateaux, et l'équipage de ce bateau était choisi par lui-même.

Après avoir fait tous mes préparatifs pour nous remettre en mer, nous transportâmes hors du dow, qui devait être rendu à son propriétaire, les hommes et les choses dont nous avions besoin. Je touai le grab en dehors du port, et tous les soirs, au coucher du soleil, je guindais les bateaux à bord, afin d'être prêt à partir au premier signal.

Le dixième jour de notre arrivée dans le port de Goa, et au milieu de la nuit, je vis une lumière phosphorique et brillante sur la surface noire de l'eau, qui s'avançait vers nous avec une vitesse extraordinaire. Le bruit lointain du havre était calme et toute la ville était plongée dans une nuit profonde; cependant j'avais cru voir du mouvement sur la jetée, mais le bruit presque insaisissable de ce mouvement avait été emporté par les brises de la terre, et tout était redevenu silencieux.

Tout à coup j'entendis distinctement héler un bateau dans le port; ce cri se répéta plusieurs fois, et les intonations s'élevèrent à la rudesse d'un ordre donné avec fureur; puis des lumières apparurent le long du rivage, puis enfin un bruit d'avirons, de barres et de bateaux, comme s'il y en avait un qui se détachât des autres pour prendre sa course vers la terre. Le fracas augmentant, je dirigeai mes regards vers le premier objet qui avait attiré mon attention, et quoique tout parût tranquille, je distinguais toujours le bouillonnement de l'eau et la ligne de lumière qui, semblable à une étoile volante, courait dans le sillage du bateau. Par le bruit des avirons et par les coups longs et lourds que de Ruyter avait appris aux rameurs de son bateau préféré, je reconnus son approche, tout en m'étonnant de le voir rentrer avant l'heure habituelle. Je compris tout de suite qu'il courait un danger, et mon cœur battit sans qu'il me fût possible d'en préciser la cause. J'appelai vivement le sérang qui dormait (le rais était dans le bateau), je lui dis d'éveiller les hommes, et, dans mon impatience, je les jetai à bas des hamacs avec des coups de pied.

—Vite! armez le cabestan, détachez la misaine, lâchez les grandes voiles de l'avant à l'arrière!

Je retournai à l'embelle, d'où je vis distinctement le bateau, que je hélai.

Mais, au lieu de recevoir la réponse habituelle de Acbar, j'entendis une voix basse et contenue murmurer: Yup! yup! (silence! silence!) Ayant reçu des instructions à l'égard de ce signal, je me précipitai à l'avant, je saisis la hache qui était là toute prête, et j'ordonnai de lever le beaupré, afin de tourner le vaisseau. Impatienté de n'être pas assez lestement obéi, je coupai le câble et un morceau de la jambe d'un Arabe qui se trouvait à côté.

À ce moment, de Ruyter franchissait le bord:

—Vous avez bien fait de couper le câble, mon garçon, me dit-il; mais soyez moins emporté; vous avez blessé ce pauvre diable: envoyez-le à l'infirmerie. Chargez toutes les voiles immédiatement, j'irai à l'arrière. Les limiers ont trouvé la piste; ils croyaient nous prendre comme on prend les poules des jungles, mais ils trouveront une panthère qui n'est jamais endormie.

Le vaisseau se tourna lentement, et, comme je maudissais la longueur de sa quille et la légèreté de la brise qui le faisait se mouvoir avec une incroyable lourdeur, de Ruyter s'approcha de moi et me dit à voix basse:

—Armez les hommes, mais seulement avec leurs lances; ne laissez aucun bateau venir côte à côte du grab, ni même l'essayer. Parlez doucement; mais si un homme met la main sur l'échelle, tuez-le comme vous tueriez un sanglier. Pas de salpêtre, cela fait du bruit. Harponnez-les, mais seulement quand je vous le dirai. Il faut que je me tienne en arrière, afin de ne pas être vu; s'ils vous interrogent sur le marchand de Witt, dites que vous ne le connaissez pas.

Deux bateaux s'approchaient.

Le premier nous salua de ces paroles:

—Grab! holà! Arrêtez, je désire voir le capitaine.

Je dis au sérang de laisser tomber la grande voile, de détacher celle du perroquet, et je répondis:

—Nous allons en pleine mer; j'ai mes acquits du port, les papiers du vaisseau sont tous signés, je suis en règle, que voulez-vous? me faire perdre cette brise?

—Arrêtez de suite, monsieur, où nous allons vous y contraindre par l'ordre de faire feu sur vous.

—Ce serait un ordre absurde! m'écriai-je.

Nous n'avions pas assez de voiles sur notre vaisseau pour l'éloigner du premier bateau, qui appartenait au capitaine du port. De Ruyter ordonna aux hommes de se coucher sur le pont, tandis qu'il se tenait debout au gouvernail. De Ruyter allait me dire de me mettre à l'abri, quand, avec un éclat de lumière venant du bateau, une balle siffla près de ma tête et alla se loger dans le mât. Pour obéir aux ordres de Ruyter, mais bien à contre cœur, je ne rendis pas le coup. Bientôt après, comme le bateau s'élançait pour nous aborder, de Ruyter élargit le grab, et les agresseurs se trouvèrent à notre côté, sous le vent. Ne pouvant pas nous aborder là, ils perdirent du temps en reculant en poupe, avant qu'il leur fût possible de se servir des avirons. De cette manière (le vent s'était levé), nous les tînmes éloignés quelques minutes, pendant lesquelles aucune parole ne fut prononcée.

De Ruyter resta au gouvernail, tandis que moi et une partie des hommes armés de lances nous étions prêts à empêcher l'abordage. Le second bateau s'approchait; celui-là avait déjà tiré sur nous plusieurs coups de mousquet, mais ils furent perdus, car nous étions protégés par les bastingages du vaisseau. Le premier bateau avait saisi les chaînes de la poupe, et ils s'occupaient avec le plus grand sang-froid à tenter l'abordage. De Ruyter dit tout à coup: Cheela chae! (avancez, mes garçons!) Nous poussâmes nos lances à travers les sabords et trois ou quatre hommes tombèrent blessés en jetant des cris de douleur.

Malgré les ordres que donna un officier de recommencer l'attaque, ils ne voulurent pas la tenter; mais comme l'autre bateau s'avançait vers la poupe, j'avançai un des canons de l'arrière, et, le mettant hors du sabord, je hélai les deux bateaux en leur disant:

—Si vous tirez un autre coup dans notre sillage ou si vous continuez vos feux d'artifice sous notre poupe, vous entendrez le rugissement de ce serpent d'airain. Commandez où vous avez le pouvoir de forcer à l'obéissance, et non ici, où vous n'en avez aucun.

Je soufflai sur la mèche de coton, et ils virent abaissée au niveau de leur coquille de noix la brillante bouche d'airain du canon, avec laquelle je pouvais les faire sauter en l'air brisés en mille morceaux.

Ils retournèrent lentement au rivage, et les injures menaçantes de leur rage inassouvie se mêlèrent aux murmures des vagues, et furent emportées par le vent, pendant que notre vaisseau, chargé de voiles, glissait majestueusement hors du port.


XXVIII

Après avoir examiné la position de la terre, de Ruyter me frappa sur l'épaule en me disant d'un air joyeux:

—Ceux qui se battent sous la bannière du silence remportent la victoire; mais ceux qui s'amusent à faire du bruit et à menacer de leur attaque sont vaincus. La force de l'air et celle du feu comprimés sont irrésistibles, souvenez-vous de cela, mon jeune ami; souvenez-vous aussi qu'un homme silencieusement armé est plus à craindre qu'un fanfaron. Je suis content de vous, Trelawnay; votre prudence s'est montrée aussi prévoyante que celle d'un vieux loup de mer. Dites-moi, pour quelle raison êtes-vous donc si alerte? pour quelle raison avez-vous tout préparé pour mettre à la voile, même avant que je vous eusse hélé? J'ai cru un instant que ces hiboux du rivage m'avaient devancé auprès de vous.

—Quelques mouvements sur la jetée, un bruit de rames, peut-être un pressentiment, m'ont fait craindre un danger pour vous.

—Merci, mon cher enfant, merci; j'avais déjà pour vous une haute estime, mais je m'aperçois aujourd'hui que votre jugement n'a pas besoin des leçons de l'expérience. Vous m'égalez en tout; vous êtes digne de l'affection que je vous porte. Mais allez dormir, mon garçon, allez; je veillerai pendant le reste de la nuit.

J'étais à moitié endormi, ma tête appuyée sur l'écoutille, et je n'entendais que confusément les bienveillantes paroles de mon ami. De Ruyter me secoua le bras en me disant d'un ton amical:

—La rosée du soir, mêlée au vent de la terre, est aussi pernicieuse ici que la morsure d'un serpent, car elle est chargée de la vapeur des jungles. Bonsoir, mon enfant, bonsoir, bonne nuit.

—Laissez-moi dormir sur le pont, de Ruyter; il fait horriblement chaud dans la cabine, et puis nous pourrions encore être attaqués.

—N'ayez point cette crainte avant l'aurore; l'œil d'un aigle perché sur la plus haute montagne ne nous découvrirait pas.

J'obéis aux ordres réitérés de de Ruyter, mais je fus bientôt éveillé par le changement de l'atmosphère, et ce changement s'opère une heure avant l'apparition du jour. Je montai en trébuchant l'échelle qui conduisait sur le pont, et ce ne fut qu'en meurtrissant mes jambes contre l'affût d'un canon que je parvins à me réveiller. Un télescope de nuit à la main, de Ruyter était debout près de la poupe: la lune éclairait sa figure livide d'insomnie, ses cheveux et ses moustaches étaient humides de rosée, et toute sa personne révélait une horrible fatigue physique, mais soutenue par l'énergie de la volonté.

—Déjà levé, mon garçon! s'écria de Ruyter; les jeunes gens et les heureux du monde reposent pendant la disparition du soleil, mais quand vous aurez mon âge, vous tiendrez compagnie à la lune, et vous préférerez le sombre silence de la nuit à l'éblouissante clarté du jour.

Nous dirigions notre course, toutes voiles déployées, vers le midi-ouest; les sentinelles dormaient sous l'abri des demi-ponts, et un calme enchanteur régnait dans l'air et sur l'Océan. Nous étions à une si grande distance du havre que tous les objets étaient confondus dans une masse d'ombres enveloppées de légères vapeurs. Nous quittâmes la terre, et, avant de se retirer dans sa cabine, de Ruyter marqua sur la carte marine la course du vaisseau, me donna ses instructions, et, en les suivant, je dirigeai le grab vers le sud-est, afin de gagner la plus méridionale des îles Laquedives.

En entrant dans la latitude de ces îles, nous fûmes forcés de rester en panne pendant quelques jours. Ce contre-temps ne m'apporta aucun ennui, car j'aimais la mer, n'importe sous quelle forme. Pendant la journée, je m'occupais du vaisseau; et quoique le grab restât aussi stationnaire que s'il avait pris racine dans les profondeurs de la mer, les heures passaient pour moi avec la rapidité d'un vol de mouette. Pour la première fois dans ma vie, mes goûts et mes devoirs se trouvaient confondus ensemble, et le stupide et paresseux garçon s'était transformé, comme par magie, en un jeune homme actif, énergique et courageux.

De Ruyter désira donner à son vaisseau un air plus martial. Il fit donc transporter sur le pont quatre canons de neuf livres, ordonna de remplir les boîtes à balles, fit faire des cartouches et préparer des fourneaux pour chauffer les balles. Nous mîmes le magasin en ordre, de Ruyter passa la revue des hommes, les divisa en quatre parties et les exerça à tirer les canons ainsi que les petites armes. Moi, j'appris à manier la lance sous la tutelle du rais.

Nous avions à bord quatorze Européens: des Suédois, des Hollandais, des Portugais et des Français, de plus quelques Américains et un échantillon de tous les natifs de l'Inde qui vont sur mer, des Arabes, des musulmans, des Daccamen, des Lascars et des cooleys.

Notre munitionnaire était un métis français; le mousse, Anglais; le chirurgien, Hollandais; l'armurier et le maître d'armes, Allemands. De Ruyter ne faisait aucune distinction entre ses hommes, ni par rapport au pays qui les avait vus naître, ni à la religion qui gouvernait leur conscience; il ne les distinguait les uns des autres que pour leur mérite personnel. J'étais parfois extrêmement étonné de voir tant d'ingrédients incongrus et dissemblables mêlés et fraternellement unis avec la plus parfaite entente.

L'adresse de la main du maître opérait journellement ce miracle; sa manière d'agir, froide et ferme, dirigeait tout, et avant que le murmure du mécontentement se fût fait entendre, il y trouvait le remède. De Ruyter travaillait sur le vaisseau comme un manœuvre: actif, infatigable, il était toujours le premier au-devant du danger; mais les actions de de Ruyter dépeindront mieux son caractère que ne le ferait une brève analyse.

Le quatrième jour de notre station en pleine mer, la monotonie de la scène du ciel bleu et de l'eau limpide subit un changement: des masses de nuages commencèrent à se mouvoir et à se rencontrer, jusqu'à ce que l'horizon se revêtit d'un voile d'ombre.

Nous carguâmes nos petites voiles et celles du perroquet. Les pattes de chat ou les vents légers glissèrent le long des eaux parmi les éclairs et les sourds roulements d'un tonnerre bas.

La pluie tomba par torrents; les bouillonnements de la mer furent bientôt accompagnés par une brise ferme, et à la place du violent orage que nous avions attendu, nous eûmes un temps magnifique.

Au point du jour, nous vîmes en face de nous les îles Laquedives.

La surprenante rapidité des canots de ce pays m'étonnait beaucoup. Les Européens appellent ces légères embarcations des proues volantes. Un de ces canots s'avança vers nous, et quoique, sous l'influence d'une excellente brise, le grab filât onze nœuds à l'heure, le canot passa auprès de nous comme si nous avions été stationnaires. Deux ou trois hommes se tenaient debout sur les agrès de dehors; ils semblaient voler sur l'eau. Le canot ne glissait pas entre les vagues, mais il passait au travers, car de minute en minute il disparaissait sous des flots d'écume.

Tout en me la décrivant, de Ruyter fit une esquisse de cette embarcation.

—Ces ignorantes gens, me dit-il, ont complété dans la construction de ce bateau le triomphe de la perfection de l'architecture navale, dans laquelle, malgré notre érudition, nos études et les encouragements qui nous ont été donnés, nous ne sommes pas allés au delà de l'A B C pour la vitesse, la dextérité, et surtout pour la simplicité de manœuvre. Ce bateau les surpasse tous. La construction de leur proa est complétement en désaccord avec nos idées sur l'architecture navale. Nous bâtissons la proue ou la poupe d'un vaisseau aussi dissemblables que possible; ces gens les construisent de la même forme et dans les mêmes proportions.

Les côtés de nos vaisseaux sont, au contraire, précisément les mêmes; mais, dans le proa, vous voyez que les côtés sont tout à fait différents. Le proa ne revire jamais; il navigue indifféremment avec l'un ou avec l'autre bout en avant, selon l'occasion, mais le même côté est toujours celui du côté du vent. Le côté gauche (ou côté opposé au vent) est aussi plat qu'une ligne de plomb peut le faire. Le côté du vent est rond, et, à cause de sa longueur et de son étroit timon, le proa chavirerait; pour l'empêcher, un agrès de dehors, construit de bambous, saillit considérablement dans la mer et supporte un grand billot de bois de coco: cela lui donne un immense timon artificiel, sans opposer beaucoup de résistance à l'eau. Entre cet agrès de dehors et le côté plat du proa, l'eau passe sans peine: voilà la cause de sa rapidité.

Le proa lui-même, ou le corps du bateau, est composé seulement de quelques planches cousues ensemble et bourrées entre les joints avec de l'étoupe, car il n'y a ni un clou, ni un morceau de métal. Les voiles sont du paillasson, les mâts et les vergues du bambou.

Quand ceux qui conduisent le canot veulent virer, ils larguent, tournent la poupe au vent et meuvent le talon de la voile triangulaire jusqu'à ce qu'ils l'attachent à l'autre extrémité, en même temps ils transportent la barre dans la direction opposée, de sorte que ce qui était la poupe est maintenant la proue.

Il y a toujours un homme ou deux pour naviguer le vaisseau. Il peut être dit d'eux qu'ils marchent aussi rapidement que le vent. Pas un seul vaisseau européen n'a pu avantageusement lutter de vitesse avec eux.

Ces canots sont admirablement adaptés pour la navigation des îles situées dans la latitude des vents alizés, car ils peuvent passer d'un vent à l'autre avec un essor aussi sûr que celui d'une grue, tandis que, dans nos vaisseaux, si nous allons contre le vent, nous laissons échapper l'objet de nos poursuites. Il est vrai que ces canots sont d'une très-petite dimension et ne peuvent être employés que pour l'échange des produits superflus ou pour les choses absolument nécessaires. Le canot indien ordinaire ne servirait pas à leurs besoins, car il coule à fond dans les rafales imprévues, ou il est chassé par le vent loin de sa destination. Les natifs ont ingénieusement inventé le proa, et ils ont obtenu les importantes améliorations que je viens de vous désigner.


XXIX

En approchant d'une des îles Laquedives, je débarquai pour voir les natifs et pour en obtenir quelques fruits. Pendant la nuit, le vent s'affaiblit, et au point du jour nous aperçûmes, à trois lieues de nous, quelques vaisseaux en panne. J'abordai un de ces vaisseaux, accompagné d'une dizaine d'hommes tous bien armés. Le rais du premier bâtiment me dit que, hors du golfe Persan, il avait été abordé par un grand brigantin malais plein d'hommes, qui non-seulement avaient pillé son vaisseau et deux autres, mais encore avaient tué une partie de son équipage en les traitant avec la plus grande cruauté. Ce Malais croise à l'entrée du golfe, et il s'est déjà rendu maître de plusieurs bâtiments.

J'amenai le rais sur le grab avec quelques hommes de son équipage. De Ruyter écouta son histoire, et en m'assurant que tous les détails en étaient vrais, il me dit:

—Nous allons poursuivre cet affreux pirate et nous en emparer.

Le Malais est chargé d'or, dit le rais; sa cargaison est si riche, que le capitaine a été obligé de faire jeter dans la mer d'énormes ballots de soierie persane, n'ayant pas de place pour les arrimer.

Vers le soir, une légère brise s'éleva, et nous fîmes une longue course vers le nord-ouest, avec l'espoir de rencontrer le Malais avant qu'il entrât dans le détroit de Malacca.

Pendant quelques jours, nous voguâmes heureusement, abordant les bateaux de tous les pays pour leur demander des nouvelles du pirate. Notre vigilance était sans repos, sans trêve, et, d'heure en heure, l'apparition d'une voile dans les vapeurs nuageuses de l'horizon nous donnait de décevantes espérances. La patience de de Ruyter commençait à s'épuiser; il avait des dépêches importantes pour l'île Maurice, et il ne voulait plus prodiguer son temps en de vaines poursuites. À contre cœur, et surtout à mon grand chagrin, de Ruyter donna l'ordre de diriger la course vers le sud.

Le lendemain, au point du jour, l'homme qui était de faction sur la cime du mât cria:

—Une grande voile à l'avant!

Je pris vivement un télescope, et je montai sur le mât.

—Eh bien! qu'est-ce? demanda de Ruyter.

—C'est le Malais, répondis-je avec confiance.

—Quelle route prend-il?

—Il ne nous a pas encore vus, et sa course se dirige vers le nord.

Je descendis sur la poupe.

L'horizon devint obscur; et comme le Malais avait négligé d'être attentif, nous espérâmes l'approcher de très-près avant qu'il nous découvrît.

Nous avancions vers lui toutes voiles déployées; mais, à huit heures, le Malais nous aperçut et élargua.

Nous avions considérablement gagné sur lui, et de notre poupe la cime de ses plus basses antennes était tout à fait visible.

—Si la brise continue jusqu'à midi, dis-je à de Ruyter, il ne peut pas nous échapper.

Une vive allégresse se répandit sur le vaisseau, et tout l'équipage, excité par l'espérance du butin, se prépara activement au combat. Nous pompâmes l'eau qui était dans le vaisseau, et, pour l'alléger un peu, on jeta dans la mer quelques tonneaux de ballast. Les ponts furent débarrassés pour l'action, les armes et les bateaux apprêtés, et ensuite, comme un faucon guette un courlis, nous suspendîmes toute notre attention à la manœuvre du vaisseau.

À midi, le vent se rafraîchit encore, et nous gagnâmes rapidement sur le Malais. Il était près de six heures quand nous arrivâmes à la portée du canon, mais nos coups n'attirèrent point l'attention du pirate. De Ruyter hissa un drapeau français tricolore, et comme nous avions un Malais à bord du grab, il lui ordonna de héler le vaisseau en l'engageant à nous envoyer ses papiers.

Le corsaire ne répondit pas, et nous rendîmes la parole au canon. À cette nouvelle attaque, il opposa une décharge de quatre caronades, de plusieurs petits pierriers sur ses plats-bords et de vingt ou trente mousquets.

Quand les morceaux de vieux fer, de verre et de clous tombèrent sur nos agrès, trois de nos hommes furent blessés.

—Arrêtons leur insolence! cria furieusement de Ruyter.

Nous commençâmes à faire feu, manœuvrant avec nos volées sur sa poupe et sur ses quartiers. Nos coups étaient si bien dirigés, que de Ruyter nous cria bientôt de cesser. Nous n'avions pas seulement imposé silence aux canons ennemis, mais encore vidé son pont, coupé ses agrès en morceaux et jeté à bas son gouvernail. Trois de nos bateaux furent apprêtés, et je partis avec trente hommes pour aborder l'ennemi.

—Tenez-vous bien sur vos gardes, me dit de Ruyter; méfiez-vous de leurs ruses et de leur perfidie!

Nous nous avançâmes vers le Malais avec beaucoup de précaution, et il ne mit pas le moindre obstacle à notre approche; personne ne paraissait sur le pont.

—Abordez sur l'avant avec vos Arabes, dis-je au rais, qui commandait un des bateaux, mes Européens et moi nous allons grimper sur la poupe de bambou.

En arrivant à bord, nous trouvâmes quelques blessés et beaucoup de morts, mais rien de plus. Les voiles et les vergues pendaient de tous côtés en désordre. Installé sur le pont avec une partie de mes hommes, je me préparais à descendre, quand tout à coup retentit un tumultueux et sauvage cri de guerre. Je m'élançai à l'avant, et je vis apparaître d'en bas un bosquet de lances passées au travers du paillasson. Ces lances blessèrent plusieurs de mes hommes.

J'étais certainement aussi étonné de cette nouvelle mode de guerre que le fut Macbeth en voyant marcher la forêt de Dunsinam. Je me sauvai vers l'endroit le plus solide du pont, et je n'échappai qu'avec peine aux coups dirigés contre moi. Plusieurs de mes hommes avaient reculé.

—Tirez en bas, à travers les treillis! m'écriai-je.

Une partie des hommes commandés par le rais s'étaient jetés dans la mer pour regagner le bateau. J'expliquai à de Ruyter notre position.

—Je vais vous envoyer une haussière, pour l'attacher au beaupré du Malais, puis vous reviendrez sur le grab.

Très-soigneux de la vie de ses hommes, de Ruyter ne voulait pas les voir lutter plus longtemps contre l'irrévocable résolution des pirates, qui, une fois déterminés à ne pas être pris, devaient mourir dans l'énergie de leur résistance.

—Si j'avais des boules à feu, de Ruyter, je les ferais bien sortir, car nous en avons déjà tué un grand nombre avec nos armes; les Européens consentent à me suivre, mais les natifs résistent, et seuls nous aurons peu de chances de succès, car, incapables de voir nos ennemis dans l'obscurité, ils nous perceraient à coups de lance sans aucun danger pour eux.

L'équipage s'occupait à relever nos blessés et à les mettre dans les bateaux.

Un garçon suédois, pour lequel j'avais une vive amitié, avait été atteint au pied par un affreux coup de lance; il souffrait horriblement; je donnai l'ordre de le soulever avec précaution, et en courant à l'avant pour voir descendre mon protégé dans le bateau, je passai contre le corps d'un Malais mourant, qui avait été atteint par une balle avant que nous eussions abordé le vaisseau.

En observant mon entourage, au premier pas que j'avais fait sur le pont, j'avais remarqué sa mine particulièrement féroce, ainsi que l'expression méchante de sa large et brutale figure.

Au moment où j'allais passer sur lui, je fus arrêté par un regard de son œil profondément enfoncé dans l'orbite, mais qui brillait comme un ver luisant. Mon pied glissa sur le sang caillé échappé d'une blessure que cet homme avait reçue à la tête, et je tombai sur lui. Le moribond m'empoigna avec sa main osseuse, et fit un horrible effort pour se soulever. L'impossibilité de ce mouvement lui donna l'idée d'une dernière vengeance: il tira un poignard de sa poitrine et essaya de le plonger dans la mienne. La haine survivait aux forces physiques, le poignard ne fit que m'égratigner légèrement. Mais l'effort du malheureux était surhumain, car ses mains se détendirent, et il jeta un dernier cri d'agonie et de désespoir. Des hommes tels que ceux-ci ne peuvent être vaincus, pensai-je en moi-même; ils meurent dans un sanglant triomphe.

De Ruyter devint tout à fait péremptoire en nous ordonnant de rentrer à bord du grab, car la nuit approchait et les Malais commençaient de nouveau à faire feu sur nous avec leurs mousquets. Je fus donc obligé de retourner au grab le cœur plein de rage et fort désappointé.

Nous avions en tout huit hommes de blessés. À mon arrivée sur le grab, de Ruyter me dit:

—Il n'y a pas de remède, il faut maintenant que nous tâchions de touer le Malais vers la terre; quand ils seront près du rivage, ils se sauveront peut-être à la nage, mais j'ai bien peur que nous ne réussissions pas à les vaincre.

Nous remplîmes nos voiles et nous commençâmes à touer le Malais. Une bande d'hommes fut placée à notre poupe, prête à tirer sur les objets qu'elle verrait mouvoir à bord de l'ennemi. Nous eûmes beaucoup de peine à réussir dans notre tentative, car, n'étant pas gouverné, le Malais tournait sur lui-même. Quelques secondes après le succès de nos efforts, les hommes de l'équipage avaient trouvé le moyen de couper la corde de touage. Protégés par une volée de mousquets, nous attachâmes une autre corde; rien de vivant ne parut sur le pont, mais la haussière fut encore tranchée.

De Ruyter le héla à plusieurs reprises sans obtenir la moindre réponse. La nuit se passa dans le calme; mais au point du jour de Ruyter prit la résolution de couler à fond le Malais. Nous nous y résignâmes en faisant feu sans relâche avec nos plus grands canons. Des symptômes d'incendie se manifestèrent; bientôt une fumée opaque s'éleva lentement, et quelques explosions de poudre se firent entendre. Enfin, la fumée s'éleva plus noire et plus épaisse; les sauvages parurent, se traînant à plat ventre sur le pont. Nous avions jeté leurs canons dans la mer, et par conséquent ils étaient sans défense. Des rayons de feu s'échappèrent des écoutilles et des embrasures, et quand les balles percèrent le Malais, les Arabes s'écrièrent: «Nous voyons de la poudre d'or, des perles, des rubis, qui tombent dans la mer.» Je ne pouvais ni en dire autant, ni sentir l'eau de rose qu'ils prétendaient voir couler comme une fontaine des dalots. Je ne voyais que les flammes, l'épaisse fumée et les pauvres diables fourmillant sur le pont ou se jetant dans les vagues.

Dès que nous eûmes cessé notre canonnade, nous nous éloignâmes à quelque distance du Malais, dont nos regards suivaient anxieusement l'agonie. Après une explosion qui vibra dans l'air, semblable à un violent coup de tonnerre, nous ne vîmes qu'un nuage noir étendu sur la surface de l'eau, et comme un drap mortuaire obscurcissant le ciel. La place occupée quelques instants auparavant par le pirate ne pouvait être distinguée que par un bouillonnement de la mer, pareil au confluent des marées. D'énormes fragments du vaisseau voguaient çà et là, des mâts, des cordages, de temps à autre une tête d'homme surnageait à la surface, hurlant d'une voix faible son dernier cri de guerre. La carène du vaisseau était enfoncée la poupe la première, et sa tombe se remplit bientôt.

La secousse de l'explosion avait été si grande, que le vent s'était calmé, et que la carène du grab tremblait comme si elle avait peur. Le nuage noir disparut et passa doucement le long de la surface de l'eau, puis il monta et resta suspendu dans les airs, concentré en une masse épaisse. Je le regardais fixement, car il me semblait que le pirate était métamorphosé et non détruit, il me semblait que son équipage de démons peuplait l'immensité des airs.

—Nous venons d'assister à un terrible, à un pénible spectacle, me dit de Ruyter, mais ils méritaient leur destinée. Allons, donnons de l'ouvrage à nos hommes, faites hausser les bateaux et mettons toutes voiles dehors pour notre propre course.

Deux jours après cet événement, un de nos Arabes mourut de ses blessures, et ses camarades l'ensevelirent dans la mer, en présidant à cette cérémonie par des formes graves et mystiques.

Le corps du trépassé fut soigneusement lavé; sa bouche, ses narines, ses oreilles et ses yeux remplis de coton saturé de camphre, avec lequel son corps avait été également imbibé.

Les articulations de ses jambes et celles de ses bras furent brisées et resserrées les unes contre les autres, à la façon des momies égyptiennes; puis, avec un boulet de douze livres attaché aux extrémités, ce cadavre mutilé fut jeté dans l'Océan.

Je demandai aux Arabes pour quelles raisons ils avaient cassé les jointures du mort.

Leur réponse fut que c'était pour l'empêcher de suivre le vaisseau; «car, ajoutèrent-ils, si nous avions négligé ce devoir sacré, le corps flotterait sur les eaux, et l'esprit du mort nous poursuivrait éternellement.»

Heureusement pour nous, les Malais n'avaient pas empoisonné leurs lances, car nos hommes se rétablirent bientôt, à l'exception du pauvre garçon suédois, dont la blessure était tellement grave, que si de Ruyter n'avait pas possédé quelques notions médicales, nous aurions eu à déplorer sa perte.

De Ruyter l'installa dans sa propre cabine, et nous le soignâmes avec toute l'attention possible, cherchant à éviter pour lui une horrible opération que le chirurgien du grab démontrait comme indispensable.

Van Scolpvelt, notre Esculape, avait été engagé à bord d'un east Judiaman hollandais, dans lequel il avait été employé comme aide-chirurgien; il y vieillit, espérant voir arriver le jour où il lui serait possible d'exercer ses grandes capacités de découpeur de chair. Mais rien n'était capable de remuer le courage boueux de ces bourgeois hollandais, dont l'antipathie contre la poudre était aussi forte que celle des quakers; de sorte que Van Scolpvelt s'attrista de manquer d'exercice et que les instruments de son métier se rouillèrent dans leurs boîtes. Tout le travail qu'il avait à faire à bord de l'east Judiaman consistait en celui de donner un enseto catharticus, un enoma ou simple déjection aux Hollandais ventrus, lorsque leur gloutonnerie avait dérangé les fonctions gastriques.


XXX

Van Scolpvelt trouvait sa dignité et surtout celle de sa chère profession odieusement compromise par cette dégradante application de la science. Il accepta donc avec joie la proposition que lui fit de Ruyter de monter à son bord et de l'accompagner dans ses voyages.

—De Ruyter, disait le docteur, est un homme sensé, et généralement il me trouve assez d'ouvrage: cependant il a un défaut de caractère qui est inexplicable dans la nature d'un homme si libéral et si humain, ce défaut est celui d'approuver tous les païens préjugés de son barbare équipage, qui s'oppose toujours à l'amputation.

—Sur ce point, continua le docteur en s'adressant à moi, les Anglais sont les êtres les plus éclairés du monde. Votre gouvernement donne un prix pour tous les membres enlevés au tronc paternel: non-seulement l'opérateur est récompensé, mais encore la personne sur laquelle il opère, et souvent cette personne gagne davantage à être estropiée qu'à continuer les labeurs d'une vie de fatigues. Ainsi, moi, moi Van Scolpvelt, continua le docteur en s'animant, j'ai vu couper la jambe droite à un homme sur une frégate anglaise, et c'est bien la plus magnifique opération que j'aie jamais vue de ma vie. L'homme était tombé du mât, de sorte que l'os du genou était passé au travers des téguments.

Le lendemain, le blessé reprit ses facultés, et nous commençâmes à travailler sur lui.

Si vous aviez été là, monsieur, votre cœur se serait réjoui.

C'était un glorieux sujet, et personne ne pouvait assister à l'opération sans plaisir et sans étonnement.

L'homme ne jeta pas un cri, ne fit pas une grimace, ne dit pas un mot. À la fin de l'opération, il tourna flegmatiquement sa chique dans sa bouche et demanda un verre de grog. S'il n'y avait eu qu'une bouteille d'eau-de-vie dans le monde, il l'aurait eue, le courageux marin. Je l'adorais!

Les Anglais sont de braves gens; ils ne sentent pas plus le mal que ce morceau de bois que le charpentier est en train de couper. Les patients doivent être tous comme cela.

Maintenant, monsieur, parlons de ce garçon qui est dans la cabine du capitaine. Si on voulait, je lui ôterais la jambe sans lui rien dire, et demain nous lui demanderions comment il se porte, s'il survit toutefois!

Eh bien! ce cas existant, il serait envoyé à l'hôpital pour le reste de sa vie: s'il meurt, rien de plus. En le soignant, pour le guérir sans fracturer sa jambe, il me faudra trois ou quatre mois: pendant ce temps, il mangera, il boira, et cela sans faire aucun ouvrage. De Ruyter ne pense nullement à l'inutilité de cette dépense; persuadez-le de me laisser agir, j'ôterais la jambe au blessé avec si peu de douleur pour lui et avec tant de plaisir pour moi!

J'arrêtai brusquement les cajolantes lamentations du docteur en lui disant d'un air glacial:

—Si ma jambe n'était soutenue à mon corps que par un morceau de peau, et si un chirurgien essayait de me la couper, je le poignarderais avec ses propres instruments.

Le docteur me regarda d'un air surpris et méprisant, puis il mit sous son bras sa boîte d'instruments, avec laquelle il avait fait son discours, et se sauva en faisant autant de bruit qu'en fait la nageoire d'un requin, nageoire à laquelle ses pieds plats ressemblaient beaucoup. De Ruyter appela le docteur, et, tandis qu'il se rendait aux ordres de son chef, je m'amusai à jeter un coup d'œil sur sa figure extraordinaire. Il avait le corps petit, sec, sans séve, et, comme il s'était déshabillé dans l'espoir de faire cette opération, il me fut permis de le comparer à une énorme chenille au poil roussâtre.

La maigre figure de ce laid personnage était froncée comme celle d'un mandarin chinois, son crâne chauve entouré de longs cheveux d'un gris rougeâtre; les poils qui auraient dû former des sourcils, des cils et de la barbe, avaient déserté leurs postes respectifs et étaient pointillés çà et là sur ses maigres joues et sur son cou, pareil par sa longueur à celui du héron. Quatre ou cinq défenses irrégulières et incrustées de jaune s'élançaient de sa mâchoire comme de celle d'un sanglier, et sa large bouche aux lèvres poisseuses achevait de compléter sa ressemblance avec un john dory (poisson). Ses yeux, petits et enfoncés, avaient pris leur couleur dans un mélange du rouge clair, du vert et du jaune.

Cependant, malgré l'amour immodéré que le docteur avait pour l'exercice de sa vocation, malgré son absurde et risible extérieur, il ne manquait pas d'une certaine habileté, et il était fort enthousiaste et fort instruit dans les mystères de sa profession. Quand il n'était pas activement occupé des soins à donner à ses malades, il lisait avec beaucoup d'attention de vieux manuscrits annotés sur toutes les pages par sa propre main, et ornés d'effrayantes opérations coloriées avec une férocité de conception inouïe.

Le costume ordinaire du docteur était composé de divers articles qu'il avait ramassés dans le quartier des malades, ou arrachés aux cadavres des sauvages. Quant à son âge précis, il était impossible de s'en former une idée, car il avait l'air d'une momie égyptienne ressuscitée.

Quand le docteur revint vers moi—après avoir causé avec de Ruyter—il ouvrit la main en faisant d'affreuses contorsions, comme s'il eût cherché à saisir une victime de son fanatisme; il était très-fier de cette main longue, crochue, étroite et osseuse comme la serre d'un oiseau de proie. De plus, elle était si maigre, qu'un soir, en rencontrant le docteur avec une chandelle cachée entre ses doigts réunis, je crus qu'il tenait une lanterne, et je voulus la lui emprunter. Van Scolpvelt trouvait sa main admirable de forme, et surtout précieuse pour son utilité, car, ainsi qu'il le disait, «n'importe à quelle profondeur va une balle, je puis la suivre,» et il avançait un affreux doigt, orné d'une antique bague en escarboucle montée en argent.

Je descendis avec le docteur à l'infirmerie pour voir les blessés, et sans mots de commisération ni d'encouragement pour les uns et les autres, il se mit à l'ouvrage, maniant sa sonde avec la même indifférence que mettrait un homme à bourrer sa pipe.

Quand le chirurgien eut sondé, coupé ou touché ceux qui n'étaient que légèrement blessés par les lances ou par les coups de mousquet, de Ruyter lui fit regarder l'égratignure que j'avais à la poitrine. Il l'examina attentivement, et narra aux spectateurs la physiologie de cette partie du corps, harangue sur l'action et sur l'effet que produit le poison indien. Il s'étendit avec complaisance sur la subtilité avec laquelle il s'infuse par absorption dans le corps, et surtout par le moyen de la circulation du sang par le système nerveux.

—Pour vous dire toute la vérité, reprit le passionné docteur en admiration devant lui-même, ce poison, après avoir empoisonné, paralysé et miné son chemin à travers la cosse et la coquille, commence à manger l'amande; ensuite il arrive aux extrémités, qu'il détruit, puis il assemble et concentre ses forces jusqu'à ce que le venin touche le cœur. Quand le malade est saisi de convulsions, le poison a atteint son but, car il tue dans sa dernière étreinte.

Telle était la joyeuse chanson que le médecin hollandais chantait à mes oreilles pendant qu'il faisait rougir un fer qu'il appliqua sur ma poitrine d'un air plein de sensualité.

Si cette opération mit un obstacle à l'agréable voyage du poison dans mon corps, elle changea une légère blessure en une horrible plaie qui me fit longtemps souffrir.

Quand Van Scolpvelt examina pour la seconde fois la blessure vraiment dangereuse du pauvre matelot suédois, il se replongea à plaisir dans une description des muscles et des nerfs déchirés du cou-de-pied.

—La gangrène et la mortification des chairs sont, dit-il, les moindres choses qui suivront cet affreux coup, et si le pied n'est pas amputé de suite au-dessus de la cheville, dans vingt-quatre heures je serai obligé de couper la jambe entière jusqu'à la hanche, mais avec peu de probabilité de lui conserver la vie, car généralement le malade meurt pendant l'opération.

Le pauvre blessé cria, supplia le docteur, et s'adressa à moi; je fis appeler de Ruyter, qui défendit énergiquement l'opération.

Pour se dédommager un peu, le chirurgien donna l'ordre de maintenir le malade immobile, puis il se mit à travailler sur lui avec autant de satisfaction et d'adresse qu'un Indien en met à scalper son ennemi. Heureusement, le pauvre garçon devint insensible à cette horrible torture; le docteur le regarda d'un air surpris, et dit en riant:

—Pourquoi a-t-il crié, pourquoi s'est-il évanoui comme une jeune fille? En vérité, je lui gratte seulement l'os.

—Docteur, dit de Ruyter, vous ressemblez à une vieille cuisinière qui, mettant un jour dans un pâté brûlant des anguilles vivantes, leur frappait sur la tête en leur criant: «Restez donc tranquilles, folles que vous êtes!»

Quand le Suédois reprit ses sens, de Ruyter lui donna un verre d'eau-de-vie et ne laissa plus le docteur tourmenter le malade, il en prit soin lui-même.

En dépit des prédictions de Van Scolpvelt, mon protégé recouvra la santé et l'usage de sa jambe. J'ai parlé assez longuement de ce garçon, parce que j'aurai à raconter dans la suite de cette histoire sa mélancolique et triste destinée.


XXXI

Nous n'avancions que très-lentement vers le but de notre voyage, car nous étions fréquemment forcés de mettre le vaisseau en panne; malgré ces contre-temps, dont s'impatientait de Ruyter, je passai les longues heures du jour d'une manière fort agréable, car nous avions à bord une foule d'amusements. La douceur de la température, jointe à la sobriété de nos natifs, rendait le grab plus facile à gouverner que ne le sont généralement les vaisseaux équipés d'Européens. Ceux que nous avions à bord avaient été choisis avec un grand soin, et ils avaient tous des situations responsables sur le vaisseau. De Ruyter n'était pas seulement un hardi et excellent commandant, mais encore un admirable compagnon, de sorte qu'il m'était impossible de trouver une cause pour me plaindre de ma situation.

Après avoir quitté les îles Laquedives, nous nous arrêtâmes à Diego-Rayes pour y prendre du bois et de l'eau, et après avoir passé les îles des Frères, nous dirigeâmes notre course vers le sud. À quelques jours de là nous nous trouvions entre le grand banc de Galapagos et les îles de Saint-Brandan.

Un matin, l'homme stationné sur le mât cria:

—Deux voiles étrangères à l'ouest! elles sont dans notre chemin.

Une rafale de brouillard et de pluie nous surprit, et pendant quelque temps nous perdîmes de vue les voiles étrangères. Quand la rafale fut passée, elles devinrent encore visibles. J'appelai de Ruyter.

—J'aperçois deux frégates, lui dis-je, et je les crois françaises, du port de Saint-Louis, dans l'île Maurice.

—Elles peuvent l'être, dit-il, mais j'en doute; donnez-moi le télescope. Trop élevées hors de l'eau, murmura de Ruyter, voiles trop sombres, carène trop courte, et les vergues ne sont pas assez carrées pour être françaises; non, ce ne sont pas des Français. Lâchez les voiles, revirez le vaisseau près du vent.

En voyant exécuter cet ordre, le premier vaisseau étranger revira aussi pendant que l'autre continuait sa course. Nous ne faisions tous que tourner contre le vent, qui était très-léger. La première frégate manœuvrait remarquablement bien, et laissait sa compagne en arrière. Mais cependant sa vitesse n'était pas comparable à la nôtre. Toutes nos craintes étaient de voir tomber le vent, ou de perdre la frégate de vue, ce qui arriva après le coucher du soleil. Pendant la nuit, nous fûmes sur le qui-vive, et de Ruyter ne permit pas de lumière, dans l'appréhension que le grab fût aperçu par les frégates.

Nos ponts étaient arrangés pour l'action, les canons apprêtés, et les petites armes furent montées et disposées en faisceaux, non dans la vaine espérance de pouvoir attaquer la frégate, mais dans celle de prévenir les tentatives qu'elle pourrait faire si elle essayait de nous aborder avec les bateaux.

Au milieu de la nuit une légère brise s'éleva du canal de Galapagos, et nous fîmes une longue course vers l'est; puis le vent changea, et la nuit devint tout à fait obscure.

Les frégates ne montraient aucune lumière, et rien ne pouvait nous révéler la position qu'elles avaient prise.

Notre désir était de gagner le groupe d'îles des Frères, et de nous y cacher pour éviter leur rencontre; car, selon toute probabilité, elles devraient tenir position entre nous et le port, dans la direction duquel nous naviguions quand elles nous avaient aperçus.

Le vent était si bas que le grab se mouvait à peine, et la nuit si obscure que nos télescopes ne pouvaient servir.

Nous attendîmes donc le jour avec une horrible anxiété.

Enfin les sombres nuages de l'est commencèrent à disparaître et à changer leur couleur, qui devint pourpre et frangée d'une teinte orange; le cercle de l'horizon s'élargit, et chaque figure s'éclaircissait en considérant le lever de l'aurore. De Ruyter était debout sur un canon, regardant évaporer une épaisse masse d'obscurs nuages sur le côté opposé au vent, quand tout à coup il cria:

—La voici!

Je suivis la direction des yeux de de Ruyter, et je vis une des frégates sortir comme une île de la vapeur dont elle était enveloppée. Elle nous vit, car elle vira dans notre sillage et chargea toutes les petites voiles qu'elle avait. Elle était à peu près à neuf ou dix milles derrière nous; sa compagne se trouvait encore en arrière et à une très-grande distance. Nous mettions tous nos soins à arranger le grab, et nous déployâmes toutes les voiles qu'il avait, puis les vieux effets furent jetés à la mer.

Après avoir examiné la frégate pendant quelques instants, de Ruyter nous dit:

—Par le ciel! elle navigue bien; je crois qu'elle marche aussi vite que nous, et sa rapidité m'étonne d'autant plus que je ne connais pas de vaisseau qui puisse égaler le grab en légèreté. Ce doit être une frégate nouvelle et récemment arrivée d'Europe. D'ailleurs, avec cette assiette, le grab n'est pas lui-même. Je n'aime pas l'apparence du temps; quand le soleil se lèvera, nous n'aurons plus d'air. Il faut donc tout préparer pour ce changement.

Deux heures après, l'eau devint calme. Le soleil sortit du sein des flots comme un globe de feu; il avait l'air terrible, et on ne pouvait qu'avec peine supporter ses rayons, car ils brûlaient jusqu'à la cervelle. J'étais à chaque instant obligé de fermer les yeux; son éblouissant éclat me privait de la vue.

Malgré l'étouffante chaleur qui embrasait l'air, la frégate osa envoyer ses bateaux à notre poursuite; et, en admirant la hardiesse de cette chasse dangereuse, de Ruyter s'écria:

—Ces garçons travaillent inutilement; à midi, nous aurons un vent de mer, ils seront obligés de se rappeler qu'ils perdent du temps.

Comme l'avait prédit notre commandant, vers midi, des bouffées de vent commencèrent à agiter légèrement la surface de la mer; puis un faible courant d'air souleva la girouette ornée de plumes. Nous étendîmes nos mains vers le ciel, comme pour retenir le vent. Les légères voiles de coton du haut le sentirent les premières, et, au lieu de s'attacher au mât comme si elles y avaient été collées, elles se gonflèrent et prirent leur forme arquée.

—On croirait, dis-je à de Ruyter, que vous avez une communication avec les éléments.

—C'est vrai, me répondit-il, toute ma vie je les ai étudiés; mais l'existence d'un homme est trop courte, elle ne lui permet pas d'en pénétrer les mystères. Les éléments sont un livre sur lequel un marin doit toujours avoir les yeux attachés, car il est continuellement ouvert devant lui. Ceux qui ne se livrent pas à cette constante étude ne doivent pas accepter la responsabilité de l'existence des hommes qui se confient à eux.

Nous vîmes la frégate hausser son signal de rappel pour ses bateaux, et donner l'ordre, par signe télégraphique, à sa compagne de se mettre en panne à quelque distance de nous, pour nous intercepter le chemin, si, pendant la nuit, nous tentions de gagner l'île de France. De Ruyter avait une copie des signaux de l'amirauté et de ceux des vaisseaux de guerre. Cette copie lui fut extrêmement utile en plusieurs occasions. Nous continuâmes à avancer vers l'île la plus proche de nous; le vent augmenta de force, et nous fûmes forcés de carguer nos petites voiles. De Ruyter s'impatientait de voir que le grab ne devançait pas la frégate, comme il l'avait toujours fait lorsqu'il était poursuivi par un vaisseau hostile.

—Il est embarrassé dans ses mouvements! s'écria de Ruyter.

Et, pour alléger le grab, les étais du mât furent relâchés, le bateau de la poupe retranché, et les ancres qui pressaient sur l'avant du vaisseau furent mises plus en arrière; puis de Ruyter donna l'ordre aux hommes de venir sur l'avant du vaisseau, chacun avec une balle de dix-huit livres dans les mains; ensuite il les transporta de place en place; mais, malgré tout cela, nous avancions avec une très-grande peine.

—Le cuivre du grab a été gâté, dit de Ruyter, par la maudite vase de Bombay.

—Oui, répondis-je, et la frégate est un vrai clipper (vaisseau rapide).

Le soleil se coucha dans un nuage de sang, la brise fraîchit, et, vers onze heures du soir, étant rapprochés de la terre, de Ruyter se détermina à gagner le côté de l'île opposé au vent et d'y jeter l'ancre. Nous le fîmes, espérant que la frégate continuerait sa course vers le vent et qu'elle nous perdrait de vue. Cependant nous restâmes toute la nuit sur le qui-vive, et ceux qui dormaient avaient leurs armes toutes prêtes.


XXXII

Le docteur avait, pour respirer l'odeur du sang, un nez aussi subtil que celui du tigre; aussi, après avoir fait une plate-forme de caillebotis dans le fond de la cale pour ses blessés futurs, il passa sa tête hors de l'écoutille pour demander à quel heureux moment le massacre commencerait, et il sollicita de deux garçons la promesse de lui servir d'aides.

Dès que la nuit eut obscurci le ciel, Van Scolpvelt se hasarda sur le pont en tirant derrière lui un bandage aussi long qu'un câble, qu'il roulait adroitement autour de ses doigts.

—Mon cher garçon, me dit le docteur, il est temps que je vous instruise. Asseyez-vous pour une minute sur ce canon, je vais vous montrer comment il faut s'y prendre pour appliquer un tourniquet.

En disant ces amusantes paroles, Van Scolpvelt en tira un de son ceinturon.

—Vous êtes absurde, docteur, laissez-moi tranquille, j'ai bien autre chose à faire qu'à perdre mon temps à vous écouter.

—Ah! vous êtes jeune et entêté. Tous les hommes doivent savoir comment on applique un tourniquet, car si ce n'est pas fait avec promptitude, je perds mon patient et le blessé meurt.

Appelé à l'arrière par le rais, je quittai le docteur, qui se dirigea vers de Ruyter en le suppliant de se laisser enseigner comment il fallait mettre les doubles bandages et les bandages en travers. De Ruyter accueillit avec brusquerie la prière du docteur, qui descendit en murmurant:

—Le manque de sommeil crée la fièvre, la fièvre enfante le délire, et le délire amène la folie.

Quelques instants après, Van Scolpvelt fit une seconde apparition sur le tillac, une bouteille et un verre à la main. Il supplia de Ruyter, il m'engagea, il invita l'équipage à prendre un verre de son eau, en disant:

—C'est un breuvage rafraîchissant; il calme la chaleur du corps, il est même plus doux dans ses effets et plus utile que le sommeil.

De Ruyter, qui voulait réparer l'emportement de sa rebuffade, prit un verre de cette eau, en nous assurant que nous pouvions sans danger satisfaire la fantaisie du docteur, parce que son breuvage n'était que de l'acide nitrique et de la soude.

En voyant de Ruyter si docile à suivre ses conseils, Van Scolpvelt tira de nouveau de sa poche quelques brasses de bandages; mais, à la vue de l'énorme ruban qui se déroulait entre les mains frémissantes du chirurgien, de Ruyter se sauva en criant.

Alors le docteur s'attaqua à moi, mais je pris la fuite. À défaut d'auditeurs et de commentateurs sérieux, il se rejeta sur l'équipage; mais celui-ci repoussa insensiblement tous les efforts de cette verbeuse éloquence, qui tendaient à lui faire ingurgiter la précieuse composition.

Désespéré de l'insuccès de ses tentatives, le docteur absorba furieusement un grand verre de son eau, et il aurait infailliblement vidé la bouteille, s'il n'avait songé que, se trouvant sans moyens de défense, les malades lui en épargneraient la peine; en conséquence, il se précipita à travers les écoutilles dans la salle de ses triomphes.

J'attendais le jour avec anxiété, car j'étais harassé de fatigue. Habitués à de pareilles scènes, les vieux marins dormaient profondément, couchés à leur poste, tandis que de Ruyter marchait sur le pont avec un télescope de nuit dans les mains.

À la première et soudaine lueur du jour, nous fûmes très-étonnés de voir la frégate amarrée à trois milles de nous. Elle était stationnée près de la terre, et sa carène nous était cachée par de hauts rochers qui s'avançaient dans la mer. Ces rochers nous avaient empêchés de la voir pendant la nuit.

Les yeux vifs et perçants de de Ruyter découvrirent la frégate avant que celle-ci nous eût aperçus.

Notre câble fut vivement coupé, et le grab mit à la voile avec la rapidité de l'éclair.

La frégate nous suivit bientôt; mais elle avait à naviguer autour d'un sombre rocher de corail, qui était semblable à un énorme crocodile.

Les sinuosités qu'elle eut à suivre, en ralentissant sa marche, nous permirent d'avancer considérablement.

Nous allégeâmes de nouveau le grab, en jetant à la mer toutes les inutilités et du lest; mais, craignant d'être obligé de mettre en panne, de Ruyter disposa sérieusement les préparatifs du combat.

La brise était tombée, et à dix heures la frégate se trouvait à quatre milles de nous et commençait à préparer ses bateaux. Aidés par un peu de vent, et avec une peine infinie, nous réussîmes à continuer notre course. En voyant notre fuite, la frégate envoya sept bateaux à notre poursuite.

—Il n'y a pas d'espérance de vent jusqu'à ce soir, dit de Ruyter, et des efforts surhumains n'empêcheraient pas les bateaux de la frégate de gagner sur nous d'ici à trois ou quatre heures.

Après un instant de silence pensif, le beau front de de Ruyter devint sombre, et son regard ferme et sans peur parut attristé.

—Trelawnay, me dit-il en m'attirant à lui, voyez-vous là-bas ce rocher, celui qui s'avance hardiment dans la mer? il est blanchi par le soleil et possède des cavernes creusées par le temps. Il n'y a point de végétation dans les fentes de son granit, non plus que dans son entourage; il reste là comme une sentinelle surveillante de l'île. Vous remarquerez par la couleur et par la tranquillité de l'eau qu'elle est très-profonde de ce côté, et vous voyez une longue ligne semblable à un banc de poissons, s'étendant aux alentours en forme de croissant: c'est un sillon de corail blanc dont l'île abonde.

Maintenant, voici le but de ma description: je désire que le grab tourne le roc, mais vous vous en tiendrez à une certaine distance pour éviter le cap. Placez des hommes à la barre et à l'avant pour veiller aux écueils. Là, nous trouverons une petite place sablonneuse abritée contre les vents alizés qui soufflent à cette époque, et tout y est si bien protégé par les bancs, les rocs et les courants, que personne ne voudrait en approcher, à moins d'en connaître parfaitement les difficultés; car si le moindre vent chasse le vaisseau, ou si les vagues sont gonflées par la brise, tout est en commotion et fort dangereux même pour un léger bateau, car le corail coupe comme l'acier. Par un vent même modéré, le plus hardi navigateur n'ose pas s'aventurer à quelques lieues du rivage; les fortes lames qui s'élèvent entre cette île et le grand banc de Baragas sont très-redoutables.

Les montagnes de vagues sont brisées—comme des armées régulières par des guérillas—par ces rochers sans nombre dont vous voyez les sommets se réfléchir dans les eaux; alors la mer, retenue mais non arrêtée, couvre la moitié de l'île d'écume et de débris; de l'autre côté, rien ne s'oppose à la course de la mer, et le mugissement de ses vagues étouffe, dans un sourd roulement, le bruit du plus violent tonnerre. Dans la brèche qui conduit au rocher, brèche qui ne semble pas plus grande qu'un nid d'albatros, nous placerons le grab en travers pour donner le combat à ces hommes qui se battent par amour avec autant de férocité que les autres le font guidés par la haine. Avec mes hommes, je pourrais vraiment les rencontrer sur un meilleur terrain, et sans en craindre le résultat.

Mais les jours de la chevalerie sont passés; la ruse, la fourberie et la finesse constituent aujourd'hui l'art de la guerre. Je désire épargner l'effusion du sang, mais il faut que je défende le grab, et je le défendrai à tout hasard, même si la frégate venait côte à côte de nous. Les sauvages malais nous ont appris que la mort était préférable aux prisons. Si tous les hommes pensaient ainsi, il n'en existerait pas. Qu'en dites-vous, mon garçon?

—J'adore les combats, et je déteste l'air impur!

—Mais ils sont...

—J'en suis fâché; les dogues, vous le savez, se battent contre leurs propres parents, et je ne suis pas un métis: je montrerai ma race.

De Ruyter sourit, et je le quittai pour aller encourager les hommes, placer les sentinelles et donner des ordres au timonier.


XXXIII

Suivant le plan tracé par de Ruyter, à deux heures de l'après-midi, nous tournions autour du roc. La frégate était en panne au nord, à l'extrémité de l'île. Ses bateaux gagnaient sur nous rapidement. Quand nous fûmes encapalés parmi les battures et renfermés par le rivage, nous les perdîmes tous de vue, car ils étaient cachés à nos yeux par la proximité du roc. Je fis ferler toutes les voiles, et nous prîmes position à l'entrée intérieure de la petite baie. Des haussières furent suspendues à l'avant et à l'arrière du grab, et, avec une peine inouïe, nous réussîmes à les attacher au roc.

De Ruyter rassembla tous ses hommes; il n'y en avait que cinquante-quatre en état de porter les armes, et parmi eux plusieurs étaient fort ignorants dans l'art de s'en servir.

Tout était prêt, et un pénible silence régna sur le pont pendant qu'on attendait les bateaux, qui traversaient difficilement le cap.

Malgré mon insouciance habituelle et mon ardeur pour les combats, je ressentais une singulière émotion. Ne me trouvais-je pas ligué avec des Maures au teint bruni contre mes compatriotes aux cheveux blonds?

Quand le premier bateau parut, nous entendîmes leur cri d'encouragement, répété de bateau en bateau jusqu'à ce qu'il s'éteignît dans les murmures de l'Océan. Mon cœur battait tumultueusement dans ma poitrine, et des gouttes de sueur glacée tombaient de mon front.

Il régnait sur le grab un écrasant silence, et des pensées peu agréables commençaient à s'emparer de moi, lorsqu'elles furent chassées par la voix expressive, claire et vibrante de de Ruyter, qui s'avançait vers ses hommes le pas ferme et le regard tranquille, leur disant:

—Allons, répondez par le cri de guerre arabe; il n'est point dans vos habitudes d'être silencieux. Regardez si le premier des bateaux est à la portée des canons.

Je fis feu.

—Ce canon, dit de Ruyter, est trop élevé. Je vais essayer celui-ci; apportez une mèche. Oui, c'est cela.

Le boulet partit en ligne droite, frappa l'eau, bondissant comme une balle de crosse (jeu anglais), et passa au-dessus du premier bateau.

J'ai oublié de dire qu'en tirant le premier coup nous avions hissé les couleurs françaises, et que chaque bateau de la frégate avait l'union jack[1].

Quand les bateaux furent tous réunis, nous vîmes qu'ils tenaient conseil. À la fin d'une courte séance, ils se divisèrent en deux parties et avancèrent le long du cap; peu effrayés de notre défense, ils répondaient à chaque coup de canon par ce cri: «Courage!» en hâtant leur course vers nous.

—Regardez, de Ruyter, dis-je à mon ami peut-être avec un peu d'exaltation; regardez quel courage héroïque! Un des bateaux, atteint par un boulet, coule à fond, et les autres ne s'arrêtent même pas pour ramasser les hommes! Ils étouffent leurs souffrances et le désespoir de leurs pertes sous des acclamations aussi joyeuses que s'ils se réjouissaient au milieu d'un festin.

De Ruyter me répondit froidement:

—Butin, promotion, habitude font beaucoup. Maintenant donnons-leur une volée de balles: il faut que nous estropiions les chefs.

J'étais placé à l'avant du vaisseau, et presque tous les Européens étaient placés sous mon autorité. Après m'avoir donné les derniers ordres, de Ruyter se mit à l'arrière, entouré de ses Arabes, sur lesquels il avait une grande influence.

Un autre bateau chavira, et les pertes des Anglais devenaient évidemment si effrayantes, que nous les entendions s'appeler audacieux! Ils l'étaient certainement, et nous les vîmes délibérer avec attention sur la manière qu'il fallait employer pour avancer avec plus de vitesse; quant à reculer, ce mot n'était pas connu parmi des hommes que le succès avait rendus présomptueux.

Le plus lourd de leurs bateaux avait une caronade de dix-huit livres; il était rempli de matelots, et il s'avança à l'attaque avec sa barge. J'entendis l'ordre de give way, my luds! (avançons, mes garçons!) et, protégés par un feu bien nourri qui porta quelques dommages sur notre bord, ils s'approchèrent rapidement. Nos ennemis avaient supporté une fatigue énorme, et l'atmosphère était chargée d'un air aussi brûlant que celui qui sort de la bouche d'un fourneau. Il était évident qu'ils ne s'étaient attendus ni à une aussi chaleureuse réception ni à un combat aussi inégal. Le désespoir de leur bravoure caractéristique semblait seul les exciter à continuer.

Cinq bateaux de leur petite escadre vinrent côte à côte de nous, et nous fûmes forcés de repousser leurs attaques à l'aide de nos lances et de nos petites armes. Cependant quelques-uns des plus actifs grimpaient dans nos chaînes, et, quoique toujours repoussés, ils renouvelaient leurs tentatives pour gagner le bord. Pendant que nous étions tous occupés à soutenir le feu de l'avant, la barge passa à travers la proue; une brise et une légère houle tournèrent la proue du grab vers la terre, et plusieurs Anglais se précipitèrent sur le tillac. Cette action imprévue captiva notre attention, et de petites bandes en profitèrent pour aborder à l'arrière.

J'aperçus un lascar dont j'avais, quelques minutes auparavant, tancé la poltronnerie, qui se glissait vers l'écoutille. Toutes étaient fermées, à l'exception de la principale, sous laquelle le docteur devait recevoir les blessés, et de Ruyter, qui se méfiait du courage des matelots de Bombay, avait ordonné à Van Scolpvelt de ne permettre à personne (à l'exception des blessés et des porteurs de poudre) de descendre ou de monter.

—Docteur, avait ajouté de Ruyter en riant, coupez les jambes des lâches qui déserteront leur quartier.

—N'ayez pas peur, capitaine, répondit Van Scolpvelt en saccadant ses mots dans un ricanement joyeux; connaissant le mauvais exemple de la poltronnerie et la rapidité avec laquelle se répand une terreur panique, je ne manquerai pas les petits hérons.

Je laissai au lascar le temps de gagner l'entrée des écoutilles, et, au moment où il posait le pied sur la première marche de l'escalier, je lui cassai la tête d'un coup de mousquet, et il tomba lourdement sur le dos de Van Scolpvelt, qui était déjà en train de tenailler les jambes d'un déserteur. Mais je ne pus répondre aux acclamations de surprise que poussa notre chirurgien, car je reçus en pleine poitrine un affreux coup de couteau.

—Regardez sur la proue à tribord! me cria de Ruyter, qui, à la tête de ses Arabes, ravageait le pont.

Nos adversaires se battaient avec un courage téméraire; les blessés se cramponnaient aux cordages et combattaient vaillamment. Après les avoir repoussés dans les bateaux ou jetés dans la mer, nous les crûmes vaincus; mais ils s'efforcèrent encore de grimper sur le vaisseau. Mes veines semblaient remplies d'une lave brûlante; je ressentis une surexcitation si vive qu'elle me rendait presque fou, et, quoique plusieurs parties de mon corps fussent coupées et mutilées, je ne ressentais aucune douleur.

Deux bateaux ennemis coulèrent encore à fond, et les Anglais qui se trouvaient à bord du grab cessèrent bientôt d'opposer une inutile résistance. J'en entendis un qui disait d'un ton vivement peiné:—Que je sois damné si je baisse pavillon devant un nègre, n'importe comment il me traitera!

Pour mettre en repos sur ce point la scrupuleuse délicatesse de ces hommes, je leur dis avec bienveillance:—Allons, mes garçons, rendez vos armes; je vais vous faire donner une chose qui vous est plus utile en ce moment-ci, un morceau de porc salé et un bon verre de grog.

—Bien, dit un homme en se tournant vers ses compagnons; tout est fini, tout; et quoique ce jeune officier ne soit pas habillé, il parle comme un chrétien.

Les Anglais qui étaient restés à l'avant du vaisseau vinrent à moi, et me tendirent silencieusement leurs armes.

Après l'action, de Ruyter me raconta qu'aussitôt que Van Scolpvelt avait appris que j'étais l'auteur de la mort du lascar, il était monté sur le pont, et qu'au milieu des clameurs du combat il avait crié d'une voix de stentor:

—Trelawnay a agi contrairement aux ordres; il m'a volé d'une manière inadmissible un excellent patient, un patient dont j'avais guetté les allures, et sur lequel je me proposais d'essayer un nouvel instrument de mon invention.

—Et, ajouta de Ruyter, le docteur me poursuivait dans tous les coins du vaisseau, tenant à la main le fameux instrument, qu'il nomme un hexagone, et cet hexagone coupe, dit-il, les chairs sans causer la moindre douleur.

Quand de Ruyter fut parvenu à se débarrasser de Van Scolpvelt, ce dernier, tout en regagnant son poste, continua le cours de ses désolantes plaintes.

—Quel mépris de la science! s'écria le pauvre docteur; certainement Trelawnay complote pour arriver à flétrir dans leur germe les plus belles espérances de ma philanthropie. Ce magnifique instrument restera peut-être inconnu, peut-être incompris!

Cette dernière crainte bouleversa tellement l'esprit du docteur, qu'oublieux de la défense faite par de Ruyter, il reparut sur le pont, cherchant du regard un blessé, un mourant ou un mort. Le souhait du docteur se réalisa: un pauvre matelot, frappé au cœur par une balle, alla tomber sans vie à ses pieds. Van Scolpvelt fondit sur le malheureux comme un faucon sur sa proie; il le saisit par les bras, donna au corps la forme d'un Z, et, l'enlevant sur son épaule avec une force miraculeuse, il se dirigea vers l'écoutille en murmurant:

—Eh bien! si je ne puis essayer ma scie sur un patient vivant, je l'essayerai du moins sur un sujet mort!


XXXIV

Nous avions ordonné à quelques-uns de nos hommes de prendre possession des bateaux et de la barge de l'ennemi, qui se trouvaient côte à côte du grab, pendant que le cutter et un autre bateau rempli d'officiers fuyaient en pleine mer. Mais une poignée de matelots, guidés par un officier, s'opposa à l'opération, revint à la charge, et tenta de se frayer à l'arrière un passage jusqu'à de Ruyter.

Soit qu'ils voulussent, d'un commun accord, s'attaquer au commandant de notre sombre équipage, soit que l'officier eût l'intention de se mesurer avec mon ami, soit encore qu'il ne voulût être désarmé que par un égal, toujours est-il qu'il se fraya bravement un passage au travers de la foule compacte des marins.

De Ruyter comprit le véritable désir de l'officier, car il cria impérieusement:

—Retirez-vous, Arabes, laissez passer le chef, mais seul!

Au lieu de rendre son épée, ainsi que je m'y étais attendu, l'officier s'élança vers de Ruyter avec l'impétuosité de la foudre. Sa taille, vigoureusement élancée, égalait la souplesse de celle de l'ennemi qu'il voulait combattre. La résolution de l'officier parut sourire à de Ruyter, car sa figure se dilata, et un éclair jaillit de ses yeux expressifs et perçants.

De Ruyter tenait un pistolet dans la main gauche, et sa main droite s'appuyait sur une courte épée d'abordage. À plusieurs reprises, et presque inutilement, il ordonna aux matelots de s'éloigner de lui, les menaçant de ses armes s'ils n'obéissaient pas. Enfin l'espace fut laissé libre, et les deux champions se trouvèrent en présence.

L'arme de l'étranger, espèce de coutelas fait d'un mauvais métal, plia comme un cerceau quand il se frappa contre la garde de l'épée de de Ruyter, qui se tenait seulement sur la défensive. À ce moment critique, et croyant en danger la vie de son capitaine, le cuisinier du grab, un noir de Madagascar, s'arma de son couteau, et il allait le plonger dans la poitrine de l'officier anglais, lorsque de Ruyter, qui s'était aperçu du mouvement, changea de position, lui cassa la tête d'un coup de pistolet, et dit à l'étranger:

—Allons, lieutenant, vous avez agi en brave, et il fait trop chaud pour nous donner des coups d'épée. Vous oubliez que vous êtes sur le vaisseau d'un ami. Allons, allons, jetez votre arme!

En entendant les bienveillantes paroles de de Ruyter, je m'élançai vivement vers l'officier, et après un court examen de ses traits, je m'écriai avec joie:

—Aston! Comment, c'est vous, Aston?

Aston jeta son épée et me regarda avec surprise. Il pouvait à peine distinguer une figure humaine au travers du voile de sang, de sueur et de poudre qui me masquait le visage.

—Ah! dit-il, je vous vois tous deux maintenant: le bien connu de Ruyter, qui se nommait autrefois de Witt, laborieux marchand de Bombay, et... et vous!

Aston me considéra tristement, et reprit, après m'avoir laissé comprendre par un muet reproche combien il blâmait ma conduite:

—En luttant contre un équipage commandé par deux pareils hommes, nous n'avions aucune chance de succès; il était ensuite impossible de vous prendre dans une position si bien fortifiée; nous avons inutilement perdu les plus braves garçons de notre vaisseau. Quelle sottise ou quelle folie! Je ne sais de quel terme qualifier notre témérité; mais elle vient de l'ignorance du nom de l'ennemi que nous voulions combattre.

Quelques-uns des hommes appartenant à la frégate essayaient encore de se sauver, et deux bateaux partis pendant la confusion tentaient de s'emparer d'un troisième dont nos Arabes avaient pris possession; de sorte qu'il y avait encore de temps en temps des coups de canon et de pistolet. Irrité de l'entêtement des vaincus, de Ruyter s'avança vers Aston et lui dit d'un ton grave:

—Je vous en supplie, monsieur, parlez à vos hommes. S'ils désirent profiter des usages de la guerre, ils doivent abandonner des efforts inutiles pour soutenir une opposition plus longue; leur lutte est une folie, plus encore, une déloyauté. Je ne puis m'opposer, en face d'une attaque, à la défense de mes gens; mais, après avoir baissé leur drapeau, vos hommes ne doivent ni fuir ni essayer de reprendre leurs bateaux; et, croyez-le bien, lieutenant, le seul désir qui dicte mes paroles est celui d'éviter l'effusion du sang.

Aston sauta sur le devant du navire, et ordonna aux hommes qui se battaient dans la barge de venir à bord du grab.

Quand cet ordre fut exécuté, Aston se tourna vers de Ruyter et lui dit en souriant:—Permettez-vous à ceux qui sont partis de profiter de leur chance?

—Certainement, répondit de Ruyter; je n'ai besoin ni de bateaux ni de prisonniers; cependant il faut que je remplisse le devoir qui m'oblige de garder ceux que je possède, quoique je sois excessivement contrarié de les avoir. Je n'ai jamais de ma vie gagné une bataille aussi inutile, et non-seulement j'ai perdu mes meilleurs hommes, mais encore les services momentanés de ceux qui sont entre les mains du docteur.

—Un succès continuel, fit observer Aston en contemplant avec tristesse les débris de sa petite flotte, rend trop confiant, et en voici les résultats.

—Non, dit de Ruyter, c'est au contraire cette confiance qui assure votre succès dans presque tout ce que vous entreprenez. Toutes les nations ont eu leur tour, et aussi longtemps qu'elles se sont crues invulnérables, elles l'ont été. Quand elles commencent à douter de leurs forces, elles ne sont plus victorieuses. Il faut que ces races—de Ruyter désigna un drapeau américain qui couvrait une écoutille—prennent l'essor en haut, c'est leur station... Mais, Trelawnay, conduisez votre ami en bas, traitez-le en frère. Mon Dieu, garçon, qu'avez-vous? je ne vous croyais que très-légèrement blessé!

En prononçant ces paroles, de Ruyter s'élança sur moi, et la promptitude de ce mouvement amortit ma chute, car je tombai sans connaissance.

Depuis quelques instants, Van Scolpvelt se promenait sur le pont, examinant, additionnant, récapitulant avec une indicible satisfaction la riche moisson de patients que la bataille lui avait faite. Malgré la joie qui remplissait le cœur du bourreau Esculape, un froncement de sourcils très-prononcé accompagnait son regard lorsqu'il rencontrait, dans les évolutions de sa promenade fantastique, la figure bienveillante et douce d'un médecin anglais qui avait suivi Aston sur le grab, et auquel, par l'autorisation de de Ruyter, devaient être confiés tous les blessés de sa nation, beaucoup plus nombreux que les nôtres, et qui ne prétendaient nullement aux soins de Van Scolpvelt, bien au contraire, et il en eut l'irrécusable preuve.

Occupé à chercher dans le groupe des malades de son confrère un cas d'amputation, afin de tenter une seconde épreuve de son nouvel instrument, Van Scolpvelt fut interrompu dans son ardente et silencieuse perquisition par la voix d'un matelot qui disait avec l'accent d'une frayeur jouée:

—Tom, mon ami, regarde; voici un Indien, un diable, un cannibale, il va enlever le paillasson de nos têtes (c'est-à-dire nous scalper), nous hacher en morceaux, et ensuite il nous servira sous le nom de porc salé aux mauricauds qui seront assez forts pour se mettre à table à l'heure du dîner.

—Que je sois damné, répondit l'homme appelé Tom, si je n'oppose pas à la fourchette de ce vieux Belzébuth la défense d'une bonne cuiller!

Et il ramassa une des cuillers à balles.

Offensé par ces séditieuses paroles, l'opérateur vint pour se plaindre à de Ruyter au moment où je perdais connaissance.

En me voyant tomber, Van Scolpvelt se frotta les mains, se pencha vers moi, et dit en souriant d'un air content de lui-même:

—Je savais bien qu'il succomberait. Lorsque je l'ai vu blessé à la figure, je lui ai offert mes soins, mais il les a refusés, il a ri,—ri! Il ne rira plus maintenant. Oui, en vérité, il se croit plus savant que moi, plus savant que le docteur Van Scolpvelt!... Je préférerais fumer ma meershaun (pipe) dans le magasin à poudre que de prendre la peine de le saigner, car il est aussi entêté, aussi opiniâtre qu'une femme. Il a tué mon patient; n'aurait-il pas été plus simple, plus juste et surtout plus utile de me laisser scier les jambes du lascar? Mais non, il aime à tuer, c'est la passion de sa nature brutale, féroce, indomptable. Enfin, il a reçu sa punition, car ceci est un jugement de Dieu. Sans lui j'aurais eu un sujet, un sujet magnifique.

Pendant ce monologue, qu'Aston me répéta, je fus transporté dans ma cabine. Là, Van Scolpvelt détacha ma ceinture, et en ôtant ma chemise rougie par le sang, il trouva deux autres blessures, l'une faite par une balle qui avait traversé le bras gauche, l'autre par la crosse d'un mousquet.

—Jugement de Dieu, punition du ciel, reprit Van Scolpvelt, pour le plus atroce des crimes, celui de tromper son chirurgien. Il ne voulait pas non plus apprendre comment on applique un tourniquet, imprudent et déraisonnable jeune homme! Je ne doute pas, on ne doit pas douter qu'il aimerait mieux perdre la vie que l'opiniâtre entêtement de son caractère; rien ne l'émeut, rien ne l'arrête, rien! Il m'a triché, volé, frustré d'un patient!

Ici, Van Scolpvelt coupait les chairs meurtries et fourrait de l'étoupe dans la blessure.

À un vif tressaillement de douleur qui me fit reprendre mes sens, Van Scolpvelt s'écria d'un ton surpris:

—Ah! ah! il n'aime pas cela; je croyais pourtant qu'il n'avait pas la moindre sensibilité.

Sur ces paroles, le docteur me quitta en me confiant à la garde d'Aston.


XXXV

Lorsque j'eus entièrement repris connaissance, je vis Aston penché sur moi, attentivement occupé à laver ma figure avec de l'eau mêlée de vinaigre.

Quelques minutes se passèrent avant qu'il me fût possible de comprendre l'état dans lequel je me trouvais et même de me rendre compte des circonstances qui l'avaient produit. La figure d'Aston me rappela la boutade que j'avais eue de me jeter du haut du mât dans la mer, et je lui dis, en me croyant encore sur le vaisseau du capitaine-fermier:

—Est-ce bien vous, Aston; où suis-je?

—Où je suis fâché de vous trouver, Trelawnay; peut-être vous eussé-je pardonné tout autre drapeau que celui-ci.

—Voyons, Aston,—car ces paroles me firent revenir à la réalité,—avouez que j'ai eu mille raisons pour m'être à tout jamais dégoûté du premier. Maintenant, je ne me bats que sous les ordres de de Ruyter. Montrez-moi un homme plus loyal, plus chevaleresque, plus brave, plus noble, et je le quitte à l'instant.

—L'appréciation que vous faites du grand caractère de de Ruyter est connue, mon cher Trelawnay. Aussi bien que vous, je sais que c'est un homme d'un rare mérite; mais là n'est point le sujet du regret que j'exprime, et votre réponse nous éloigne de la question.

—Eh bien! Aston, pour y répondre, je ne puis qu'interroger vos souvenirs; ils vous rappelleront, sans doute, la situation dans laquelle je me trouvais à l'époque où je me suis mis, non dans la dépendance, mais sous l'amicale protection de de Ruyter. À ma place, quel parti auriez-vous pris?

Aston réfléchit quelques instants, me serra affectueusement la main et me dit avec bonté:

—Par le ciel! je crois que j'aurais agi comme vous l'avez fait... mais, ajouta-t-il en souriant, à votre âge.

—Si vous connaissiez de Ruyter comme je le connais, Aston, vous n'ajouteriez pas cette parenthèse. Sur tout homme de cœur, mon ami exercera l'irrésistible puissance qu'il a exercée sur moi: je l'ai suivi parce que je l'ai aimé, et je le suivrai toujours parce je l'aimerai toujours. En conséquence, ne parlons de rien qui puisse, même indirectement, assombrir l'éclatante lueur de cette amitié... Comment vont les choses sur le pont? Il me semble que la nuit est bien profonde, et que nous sommes dans une singulière situation. Est-ce le ressac qui frappe contre le grab?

—Non, mais contre les rocs. Il n'y a au monde que l'aventureux de Ruyter qui soit capable de se hasarder dans un pareil ancrage. Je comprends aujourd'hui son but, c'était celui d'empêcher notre vaisseau de venir côte à côte du sien. Quelle profondeur d'idée! Je n'eusse jamais pensé à cette ingénieuse défense.

—Et ce n'est point la première fois qu'il a jeté l'ancre à l'abri de ces rochers, mon cher Aston; mais le temps et les circonstances vous apprendront à connaître la supériorité de notre ami; en attendant, parlons de choses fort terrestres: donnez-moi à manger ou un verre de grog, car il faut que je me hâte de remplacer la liqueur rouge qui s'est échappée de mes blessures.

Mais comment diable le vieux Scolpvelt a-t-il arrangé mon bras? Je sens l'empreinte de ses griffes envenimer ma chair. Cet homme a toutes les qualités voulues pour être bourreau en chef des enfers. Aston, appelez, je vous prie, votre médecin. Van Scolpvelt a gâté mon appétit.

Aston envoya chercher son chirurgien, et me dit, en reprenant sa place auprès de moi:

—Van Scolpvelt a certainement une mise extraordinaire, et je ne puis pas dire que j'aime la coupe de sa figure.

—Je le crois, répondis-je en riant. Eh bien, mon ami, son affreux visage n'a rien de malséant ni de désagréable, en comparant la vue au toucher de ses mains, qui brûlent comme une pierre rougie dans un brasier.

Le chirurgien d'Aston parut.

Généralement les médecins ne censurent jamais avec franchise leurs confrères en profession, mais ils le font par une directe implication, c'est-à-dire en défaisant tout ce que l'autre a fait: ce qui fut exécuté par le médecin anglais, mais sans un mot de blâme. Pour apaiser l'irritation des chairs, du liniment était appliqué sur la blessure; mon nouveau docteur l'enleva, ainsi que les bouchons d'étoupe. Cette opération me soulagea aussi vivement que si on avait ôté une écharde de mon doigt.

Remis à mon aise par l'habileté du médecin, je repris ma conversation avec Aston, je lui serrai les mains en lui demandant des nouvelles de notre vaisseau, et pour quelle raison il l'avait quitté, car je savais que ce n'était pas celui-là qui nous avait poursuivis.

—Un de mes amis, me dit-il, avait reçu le commandement d'une frégate, et il m'a donné la place de premier lieutenant à son bord. Ayant reçu des nouvelles de deux frégates françaises, nous étions partis en toute hâte porter ces nouvelles à l'amiral, arrêté à Madras, et, en nous faisant accompagner d'une autre frégate, il nous avait ordonné de veiller sur elles et de ne point les perdre de vue. Nous les découvrîmes au Port-Louis, qu'elles avaient bloqué pendant quelques jours. Outre cela, on nous avait averti que de Ruyter était sur mer avec sa corvette, et nous avions ordre d'intercepter son retour au port. Je n'avais pas la moindre idée de le trouver ici sur le grab, que j'avais pris pour un vaisseau arabe. Je croyais bien cependant l'avoir vu quelque part, et je n'ai jamais pu me souvenir que c'était à Bombay. Mais alors je n'avais pas de cause pour supposer que de Ruyter et même de Witt avaient quelque connexion avec le grab, et à plus forte raison qu'ils étaient l'un et l'autre une même personne. De Ruyter a fait plus de tort au commerce de la Compagnie que tous les vaisseaux de guerre français. Aussi sa tête vaut-elle la rançon d'une frégate. Il est merveilleux, quelque habile qu'il soit, qu'il ait pu éviter si longtemps les piéges tendus sur son passage.

Après avoir fini ses arrangements sur le pont, de Ruyter vint nous retrouver; il serra la main que lui tendait Aston et lui dit avec bonté:

—Le désastre qui vous a fait tomber entre nos mains ne sera pas un très-grand malheur, et il est bien préférable que la victoire soit de mon côté. Quelle miséricorde pourrais-je espérer des marchands inquisiteurs s'ils me tenaient dans leurs griffes? Je préférerais mille fois sentir sur ma poitrine le genou d'un éléphant en fureur. Pour vous mettre à l'aise, autant que les circonstances peuvent le permettre, je laisse à votre jugement la disposition de vos hommes. Combien aviez-vous de personnes sur les bateaux?

—Soixante au plus, en comptant les officiers, répondit Aston.

—Bien. Profitez du voisinage de la frégate pour envoyer votre docteur à bord avec les hommes qui sont sérieusement blessés; ils y seront mieux soignés qu'ici, car nous sommes très-serrés, et nous nous attendions peu à recevoir des hôtes. Si vous avez des lettres à écrire, préparez-les.

De Ruyter remonta sur le pont; Aston commença sa correspondance, et, brisé de fatigue je m'endormis jusqu'au matin.

Le lendemain, je me trouvai assez fort pour monter sur le pont à l'aide d'un appui.

Une vigie que nous avions placée sur la pointe d'un rocher nous avertissait des mouvements de la frégate.

Vers huit heures, elle s'approcha de nous aussi près que purent le lui permettre le caprice du vent et le bouillonnement des vagues.

Nous envoyâmes notre chaloupe à son bord, pavoisée d'un drapeau de trêve. Elle contenait le docteur anglais, les blessés et un porteur des lettres d'Aston.

Le capitaine de la frégate renvoya ses remercîments; mais il promit à de Ruyter, tout en lui sachant gré de sa conduite polie et humaine, de le forcer à sortir de sa cachette.

Pour y réussir, tous les expédients furent employés; mais de Ruyter, en étudiant les signaux faits à l'autre frégate, savait que, sous aucun prétexte, elle ne devait quitter le blocus du Port-Louis. La première frégate, dépourvue de bateaux, ne pouvait donc rien faire par elle-même, et il lui était tout à fait impossible d'approcher du grab. La seule chance de succès qui restait à la frégate était de nous bloquer; mais les fréquents et dangereux orages de la saison ne pouvaient lui permettre de le faire efficacement.

Pour éviter la prolixité,—ai-je été assez fortuné jusqu'à présent pour y échapper?—et pour éviter le rocher sur lequel tant de gens ont fait naufrage, j'emprunterai un extrait du journal abrupt et concis de de Ruyter:

«Dix heures du matin.—Temps sombre, couvert de nuages, éclairs, fortes ondées; nous levons l'ancre, nous touons le vaisseau de son ancrage; aidés par les éclairs et par le vent frais de la terre, nous évitons les battures.
«Une heure.—Nous mettons à la voile et nous quittons l'île qui a été notre refuge.»

Ceci fut écrit trois jours après notre victoire. Nous dirigeâmes notre course vers Diego Garcia, et nous fûmes bientôt loin des frégates.

Nous avions à bord du grab mon ami Aston et vingt-six Anglais.


Chargement de la publicité...