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Un drame au Labrador

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The Project Gutenberg eBook of Un drame au Labrador

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Title: Un drame au Labrador

Author: Vinceslas-Eugène Dick

Release date: November 12, 2004 [eBook #14030]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Renald Levesque, from files made available by La
bibliothèque Nationale du Québec

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN DRAME AU LABRADOR ***

(Illustrations de Edmond-J. Massicotte).




I

LES FUGITIFS

Il y a un peu plus d'une cinquantaine d'années,—en face du Grand Mécatina, sur la côte du Labrador,—vivait une pauvre famille de pêcheurs, composée du père, de la mère, de deux enfants (un garçon et une fille), et du cousin de ces derniers.

Le chef de la famille s'appelait Labarou; le fils, Arthur, et le cousin, Gaspard.

Quant aux deux femmes, l'une répondait au nom de mère Hélène et l'autre au sobriquet de: Mimie.

Tout ce petit inonde vivait en parfaite intelligence, se contentait de peu et n'avait pas la moindre idée que l'on fût plus heureux ailleurs que sur cette lisière de côte désolée qu'il habitait.

Pour peu que la pêche allât bien, que la tempête ne vînt pas démolir la barque ou abîmer les filets et que le hareng, la morue et le maquereau fissent leur migration au temps voulu, on n'en demandait pas davantage.

L'automne et le printemps, une goélette de cabotage parcourait cette partie de la côte, approvisionnant les pêcheurs échelonnés ça et là, achetait leur poisson et les quittait pour ne revenir qu'à la nouvelle saison navigable.

Quelquefois cette goélette avait à son bord un missionnaire, chargé des intérêts spirituels de cette, vaste étendue de pays.

Et cette visite bisannuelle, impatiemment attendue, constituait tout le commerce qu'avait avec le reste de l'humanité la petite, colonie de Kécarpoui.

Car c'était sur la rive droite de la rivière Kécarpoui, à son embouchure même dans le fond de la baie du même nom, que la famille Labarou avait assis son établissement.

Cela remontait à 1840.

Un soir de cette année-là, en juillet, une barque de pêche lourdement chargée abordait sur cette plage.

Elle portait les Labarou et tout ce qu'ils possédaient: articles de ménage, provisions et agrès.

Le père,—un Français des îles Miquelon,—fuyait la justice de la colonie lancée à ses trousses pour le meurtre d'un camarade, commis dans une de ces rixes si fréquentes entre pêcheurs et matelots, lorsqu'ils arrosent trop largement le plaisir qu'ils éprouvent de se retrouver sur le plancher des vaches.

Il s'était dit avec raison que le diable lui-même n'oserait pas l'aller chercher au fond de ces fiords bizarrement découpés qui dentellent le littoral du Labrador.

Le fait est que les hasards de sa fuite précipitée avaient merveilleusement servi Labarou.

Rien de plus étrange d'aspect, de plus sauvage à l'oeil que l'estuaire de cette baie de Kécarpoui, à l'endroit où la rivière vient y mêler ses eaux; rien de plus caché à tous les regards que cette plage sablonneuse où la barque des fugitifs de Miquelon venait enfin de heurter de son étrave une terre indépendante de la justice française!

Les lames du large, longues et presque nivelées par une course de plusieurs milles en eau relativement calme, viennent mourir avec une régularité monotone sur un rivage de sable fin, dessiné en un vaste hémicycle qui enserre cette grosse patte du Saint-Laurent allongée sur le torse du Canada.

Mais, au-delà de cette lisière de sable, d'un gris-jaunâtre très doux à l'oeil, quel chaos!... quel entassement monstrueux de collines pierreuses, de blocs erratiques à équilibre douteux, de falaises à pic encaissant l'étroite et profonde rivière qui a fini par creuser son lit,—Dieu sait au prix de quelle suite de siècles!—au milieu de cette cristallisation tourmentée!....

Ça et là, des mousses, des lichens, de petits sapins même. épais et trapus, s'élancent des fentes qui lézardent ou séparent les diverses assises de ce couloir de Titans, au fond duquel la Kécarpoui chemine, tapageuse et profonde, vers la mer.

Le thalweg de cette vallée est indiqué par la ligne sinueuse des conifères en bordure sur ses crêtes, jusqu'à un pâté de montagnes très élevées qui masque l'horizon du nord.

A droite et à gauche, le sol, moins tourmenté, offre ci et là des bouquets de sapins ou d'épinettes, qui semblent des îlots surélevés au sein d'une mer de bruyères, d'où émergent de nombreux rochers couverts de mousse et de squelettes d'arbres foudroyés, où le feu du ciel a laissé sa patine noirâtre....

En somme, s'il plaît à l'imagination, le paya semble aride et tout à fait impropre à l'agriculture.

Pourtant, Labarou embrassa d'un oeil satisfait ce paysage d'une horreur saisissante....

Bon homme au fond, mais d'humeur taciturne,—surtout depuis cette fatale rixe où il avait tué un camarade,—le pêcheur miquelonnais ne tarda pas à s'éprendre de cette nature bouleversée, si Lien en harmonie avec sa propre conscience.

La situation exceptionnelle aussi de cette jolie baie, en pleine région de pêche, le décida....

Il résolut de s'y fixer.

L'installation ne fut ni longue, ni difficile.

Des sapins et des épinettes, de médiocre futaie sur toute cette partie du littoral, furent abattus, grossièrement équarris et superposés pour former les quatre pans du futur logis. Toutes ces pièces de bois, liées à queue d'aronde aux quatre angles, formèrent un carré très solide, que l'on surmonta d'un toit en accent circonflexe, recouvert de planches confectionnées à la diable....

Et la maison était construite.

On s'en rapporta aux jours de chômage à venir pour améliorer petit à petit cette installation faite à la hâte et y ajouter les hangars et autres annexes indispensables.

L'essentiel, pour le moment, c'était de s'organiser pour la pêche.

Les agrès furent inspectés et réparés; la barque radoubée et goudronnée de l'étrave à l'étambot; les voiles remises en état....

Bref, quinze jours après leur abordage, les Labarou se retrouvaient chez eux et reprenaient leur train de vie ordinaire.

Cela devait durer douze années entières, pendant lesquelles un incident digne d'être rapporté vint rompre la monotonie de cette existence patriarcale.




II

AVENTURE DE CHASSE

En juillet 1850,—c'est-à-dire dans la dixième année de leur séjour à Kécarpoui,—les jeunes cousins Labarou firent une assez longue expédition en mer.

Âgés tous deux alors d'un peu plus de vingt ans, très développés physiquement et hardis marins, ils ne craignaient guère de s'aventurer en plein golfe, dans la barque à demi pontée qu'ils s'étaient construite eux-mêmes, sous la direction du vieux Labarou.

Cette fois là,—soit hasard de la brise, soit curiosité d'adolescents,—ils avaient poussé une pointe jusque près de la côte ouest de Terre-Neuve, malgré les recommandations paternelles; et, joyeux comme des galopins qui ont fait l'école buissonnière, ils revenaient à pleines voiles vers la baie de Kécarpoui, lorsqu'on remontant le littoral, qu'ils serraient d'assez près, un spectacle fort attrayant pour des yeux de chasseurs leur fit aussitôt oublier qu'ils étaient pressés....

Deux caribous,—arrêtés au bord de la mer, où ils étaient venus boire sans doute,—se tenaient côte à côte, les pieds dans l'eau et la mine inquiète, regardant cette embarcation voilée qui se mouvait sans bruit, à quelque distance du rivage.

La tentation était vraiment trop forte!....

Un coup de barre, et la barque se dirigea vers le rivage, qu'elle laboura de son étrave et où elle s'immobilisa.

Les deux jeunes gens, le fusil à la main, étaient déjà partis en chasse.

Mais les gentilles bêtes,—revenues de leur premier mouvement de surprise et ramenées d'instinct au sentiment de la prudence,— pirouettèrent sur leurs pieds et disparurent sous bois, gagnant la côte voisine.

Les chasseurs s'élancèrent sur leurs traces et eurent bientôt fait d'escalader la côte boisée qui leur masquait l'horizon du nord.

Arrivés sur la crête, ils s'arrêtèrent un moment pour reprendre haleine et s'orienter.

Devant eux s'étendait une large savane, tapissée de bruyères longues et maigres, émergeant d'une herbe jaunie, haute et clairsemée. Ça et là, des rochers du formes diverses accidentaient cet espace découvert, que Jupiter tonnant avait dû défricher lui-même S'il fallait en juger par les souches à demi calcinées qui dressaient partout leurs squelettes noircis.

Au-delà de cette savane, au pied de la chaîne de montagnes qui fermait l'horizon du nord, Se voyait une lisière de forêt épargnée par l'incendie.

C'est vers ce bois que se dirigeaient les caribous, quand nos chasseurs les revirent du haut de la côte.

La délibération ne fut pas longue.

Nos jeunes Nemrods résolurent de continuer la poursuite.

Mais ce fut bien inutilement qu'ils s'essoufflèrent à courir au milieu de cette savane pleine de trous et de bosses, car les caribous prirent un galop allongé, qui les porta en quelques minutes au pied des contreforts boisés de la chaîne de montagnes, où ils disparurent....

Haletants et penauds, les deux cousins s'arrêtèrent enfin sur une éminence rocheuse, d'où ils pouvaient embrasser toute la savane, et même l'immense golfe, dont la nappe bleuâtre, échancrée par les dentelures de la côte, s'étendait devant leurs yeux jusqu'au littoral ouest de Terre-Neuve.

Quel panorama!

A droite, le bras oriental de la baie de Kécarpoui s'avançait dans la mer, à demi replié, comme s'il eût voulu retenir les flots qui la baignaient. L'ouverture de la baie, elle-même, était visible jusqu'à son milieu, mais, à part ce petit triangle d'azur miroitant au sein des masses sombres qui l'enserraient, ce n'étaient, jusqu'à perte de vue, que le chaos mouvementé de la côte labradorienne s'abaissant avec gradation vers le golfe, dont la surface scintillante se confondait avec l'horizon, dans les lointains du couchant.

Tout homme, en présence d'un pareil spectacle, est poëte d'instinct; et les jeunes Labarou, sans connaître un traître mot des règles de la poésie, ne purent s'empêcher de faire entendre des exclamations admiratives:

—La belle vue qu'on a d'ici! s'écria Arthur.

—Hum! grommela Gaspard: c'est rudement chiffonné!

—Vois donc.... notre fameuse baie Kécarpoui, ce qu'elle est devenue; à peine grande comme le foc de la barque!

—Nous en sommes loin!... répliqua Gaspard, que cette réflexion de son cousin arracha aussitôt à sa contemplation. Au fait, ajouta-t-il, il est temps de regagner la mer. Filons.

—C'est vrai... Ces diables de caribous vont nous faire perdra une marée, et nous ne serons pas chez nous avant ce soir.

—A la côte, et courons!

Et Gaspard, prenant les devants, s'engagea aussitôt sur la pente du monticule qui leur avait servi d'observation, dévalant comme un cerf qui aurait eu toute une meute sur les jarrets.

Arthur ne fut pas lent à le suivre; et tous deux, prenant la savane en diagonale pour «piquer au plus court», firent ainsi un bon demi-mille, ne s'arrêtant qu'au pied d'une colline peu élevée, qui leur barrait la route.

Là, ils firent halte un moment pour souffler, puis reprirent aussitôt leur marche en avant.

Arrivés sur le dos de cette intumescence, absolument dépourvue de végétation, ils s'orientèrent un instant et allaient redescendre le versant opposé, lorsqu'un coup de fusil, tiré de fort près, les cloua net sur place.

Avant même d'avoir eu l'opportunité d'échanger une parole, ils entendirent un hurlement de douleur et virent, à une couple d'arpents en face d'eux, un ours blessé qui traversait la savane, par bonds inégaux, et qui finit par se laisser choir au pied d'une souche, où il demeura immobile.

D'où portait co coup de fusil?....

Qui avait tiré?....

Les Labarou eurent à peine le temps de se poser ces questions, qu'elles étaient résolues.

Un enfant d'une douzaine d'années environ,—un pâtit sauvage, à en juger par son costume et son teint basané,—surgit des broussailles, parut examiner les traces sanglantes laissées par l'animal blessé, puis retournant aussitôt sur ses paa, il se prit à crier:

—Vite, père, y a du sang tout plein!

Un homme grand, sec, la figure osseuse et brune, parut aussitôt, tenant en main un fusil qui fumait encore.

Il échangea quelques paroles avec son fila et s'approcha avec précaution jusqu'à quelques pieds de l'endroit où, gisait l'ours.

Ayant aperçu ce dernier, il s'arrêta et fit mine de recharger son arme. Mais, voyant la bête immobile sur le flanc, il remit en place la baguette, à demi tirée, du fusil qu'il tenait do la main gauche et s'avança, tout courbé, vers l'animal, en apparence mort.

A deux pas de sa victime, le sauvage s'arrêta de nouveau et se mit en frais do fourrer le canon de son arme sous le cadavre, pour le retourner, sans doute, et voir la blessure par où la vie c'était échappée.

Mais il arriva alors quelque chose de bien inattendu et de bien terrible....

D'un coup de patte, l'ours fit voler le fusil au loin; puis bondissant sur le sauvage abasourdi, il l'écrasa sous sa masse pesante, lui labourant en même temps la poitrine, de ses longues griffes.

Pendant quelques secondes, l'homme et la bête s'agitèrent....

Puis l'homme demeura immobile....

Il était mort!

La scène avait déroulé ses péripéties si vite, que ni l'enfant, muet et terrifié, ni les deux cousins, frappés de stupeur, n'avaient eu lo temps d'intervenir.

Ce fut le petit sauvage qui secoua le premier l'espèce de paralysie qui immobilisait les trois spectateurs....

Tirant un couteau d'une gaine de cuir, suspendue à sa ceinture, il se rua sur l'ours avec frénésie et se prit à lui cribler les flancs de blessures profondes.

Puis, avec une force musculaire au-dessus de son âge, il retourna la bête.—bien morte, cette fois,—dégageant ainsi le corps de son père, sur la poitrine duquel il se jeta, y enfouissant sa figure.

C'était navrant et terrible.




III

UN REPAS DE GIGOT D'OURS

Gaspard, qui arrivait, précédé d'Arthur, ne put s'empêcher de dire, malgré son flegme:

—Triste!

Quant à Arthur, il prit doucement l'enfant dans ses bras, tout comm l'aurait fait une mère, et l'arracher à son étreinte pour le transporter plus loin.

Il lui disait, tout en le câlinant:

—Ne pleure pas, petit.... Nous aurons bien soin de toi.... Il y a encore de là place pour un chez le papa Labarou.... Tu vas venir avec nous.... Tu seras de la famille....

L'enfant, adossé à une souche, ne répondait pas.

Seulement, il souleva un instant ses paupières et fixa ses prunelles, très noires et très lumineuses, sur Arthur, comme pour s'assurer a'il avait affaire à un ami ou à un ennemi.

Puis il courba de nouveau le front, gardant un silence farouche.

Sans se décourager, le jeune Labarou lui releva doucement la tête, la forçant ainsi à le regarder.

Puis, d'une voix engageante:

—Tu me comprends, dis?

L'enfant fit un signe affirmatif.

—Tu n'as pas peur de nous, n'est-ce pas?

Mouvement de tête négatif.

—Alors. pourquoi ne parles tu pas?

Le petit sauvage mit un doigt dans sa bouche, fit mine de le mâchonner, puis dit enfin:

—Manger!

—Tu as faim, petit? s'écria Arthur.

—Moi aussi! dit Gaspard, jusque là spectateur muet.

—Ah! ah! je m'explique,... fit en riant le plus jeune des Labarou. Ce garçon-là ne veut pas faire mentir le proverbe: «Ventre affamé n'a point d'oreilles!» Eh bien, puisque c'est comme ça, mangeons un morceau.... Seulement, pour manger un morceau, il faut l'voir sous la main.

—L'ours! fit laconiquement Gaspard.

—Tu deviens fou!.... On ne mange pas de ce gibier-là! se récria Arthur.

—Demande à ce moricaud, ton nouvel ami.

L'enfant, sans attendre la question, répondit aussitôt:

—Bon, bon, l'ours.

Puis il se prit à mâcher à vide, de façon si drôle, que les deux cousins eurent une folle envie de rire.

Ce qua voyant, le petit sauvage sourit à son tour et se leva.

Alors, s'armant de son couteau-poignard, avec lequel il s'était si bien escrimé tout à l'heure, il s'approcha de l'ours et se mit en frais de lui fendra le ventre.

Gaspard ouvrait la bouche pour l'arrêter, dans la crainte qu'il n'abîmât la peau, mais il se rassura aussitôt en voyant avec quelle dextérité le garçonnet opérait.

Il se contenta de lui venir en aide, afin que la besogne fût plus vite expédiée.

Arthur, lui, profita d'un moment où l'enfant, tout occupé à son travail, lui tournait le dos, pour enlever prestement le corps du père et le dissimuler, quelques pas plus loin, derrière une touffe de bruyère.

Le brave garçon avait agi spontanément, sans calcul ni réflexion, mû par un sentiment de pudeur filiale, en présence de cet enfant qu'un drame terrible venait de rendre orphelin.

Mais le petit peau-rouge, sans détourner la tête, avait pourtant vu.... ou deviné, car il murmura à l'oreille du jeune Labarou, quand celui-ci l'eut rejoint:

—Bien fait, ça.... Toi, bon ami.

Et il se reprit à écorcher l'assassin de son père, sans manifester plus d'émotion.

Au bout d'un quart-d'heure, maître Martin, dépouillé de sa peau, n'était plus reconnaissable. Il ressemblait aussi bien à un honnête veau, apprêté dans l'étal d'un boucher, qu'à une bête féroce, réputée immangeable.

Cette métamorphose avantageuse réveilla les estomacs assoupis et fit taire toutes les répugnances.

On se unit résolument à l'oeuvre pour organiser un repas sérieux.

Mais, ici, une difficulté imprévue se présenta: Comment faire du feu!

Personne n'avait d'allumette ni du pierre à fusil.

D'ailleurs, en supposant même qu'on pût se procurer du feu, de quelle façon l'utiliser pour cuire le morceau de venaison destiné au festin?...

Ce fut encore le petit sauvage qui tira nos amis d'embarras.

Il se mit à fouiller partout, dans les environs, jusqu'à ce qu'il eut trouvé un éclat de bois de cèdre, dans le centre duquel il pratiqua un trou, avec la pointe de son couteau. Partant de ce trou, il creusa une petite rainure, qui s'en éloignait de quelques pouces et qu'il bourra de mousse, bien sèche, saupoudrée de charbon de bois écrasé, emprunté à une souche du voisinage.

Ayant alors confectionné une légère baguette de cèdre, effilée à l'un de ses bouts, il en introduisit la pointe dans le trou qu'il venait de faire et se mit à la tourner aussi rapidement que possible entre les paumes de ses mains....

Quelques étincelles jaillirent bientôt, qui enflammèrent la mousse et le charbon....

On avait du feu!

Restait à confectionner le fourneau où se rôtirait la pièce de résistance du festin en perspective.

Gaspard s'en chargea.

Il mit de champ deux pierres plates, pour former les parois latérales, puis les couvrit d'une troisième, plus mince et plus large, destinée dans son esprit à servir de.... lèchefrite.

Alors, fort satisfait de son fourneau, il alluma aussitôt au-dessous un bon feu de branchages.

Pendant que ce chef-d'oeuvre d'architecture.... culinaire s'édifiait, il va sans dire que le petit sauvage ne demeurait pas inactif.

Il avait détaché de l'ours un cuissot des plus respectables et, après l'avoir enveloppé d'herbes, paraissait attendre que l'appareil de Gaspard fût prît à fonctionner.

De son côté, celui-ci trouvait le nouveau marmiton bien lent à apporter au fourneau la «pièce de résistance» du futur dîner.

De sorte que tous deux se regardèrent d'un air assez drôle, qui voulait dire clairement: «Eh bien, qu'est-ce que tu attends?»

De toute évidence, nos deux taciturnes ne se comprenaient pas du tout.

Heureusement, Arthur,—qui n'avait pas, lui, la langue dans sa poche,—intervint:

—Alors, gamin, demanda-t-il à l'enfant, que fais-tu là?.... Te manque-t-il quelque chose?

—Cailloux! répondit le marmiton improvisé, en déposant son jambon par terre et, désignant le feu:

—Des cailloux dans le feu! se récria Arthur. Pourquoi faire? Les cailloux de ce pays-ci seraient-ils du charbon de.... pierre, par hasard?

Mais Gaspard, lui, avait fini par comprendre.

—J'y suis! dit-il.... Des cailloux rougis au feu, un trou dans la terre.... Nous dînerons avec du jambon d'ours cuit à l'étouffée.

—Tiens! c'est vrai.... j'ai entendu parler de cette cuisine de voyage.... Laissons notre petit ami préparer la chose à sa guise, et agissons. Moi, je vais chercher des cailloux. Toi, creuse un trou comme tu pourras.

En un clin-d'oeil, Arthur eut rempli son chapeau de ces pierres arrondies, à nuances variées, qui abondent dans ces parages.

Il les disposa adroitement entre les tisons du foyer et se chargea d'entretenir le feu.

Gaspard, de son côté, creusait une fosse dans le sable, se servant, en guise de pioche, d'un bout de branche pointue et, à défaut do bêche, de ses mains, pour rejeter la terre au dehors.

Bref, nos trois affamés y mettant chacun du sien, un lit de cailloux brûlants fut étendu au fond de cette fosse, puis recouvert d'une couche d'herbes sur lesquelles le cuissot fut déposé. Par-dessus, on ajouta une nouvelle couche d'herbes; puis on remplit la fosse de terre autour d'un bâton maintenu verticalement au centre, de façon qu'en le retirant avec précaution, il restât une sorte de cheminée communiquant avec l'extérieur.

Ces deux opérations terminées, les deux cousins crurent, cette fois, qu'il n'y avait plus qu'à laisser faire et prirent une posture aisée pour fumer une bonne «pipe» de tabac—histoire de tromper la faim canine qui les travaillait.

Mais le petit sauvage, lui, songeait bien au repos, vraiment!

Il furetait du regard autour de lui, ayant l'air de chercher quelque chose.

Tout à coup, il partit comme un trait et disparut dans les broussailles.

—Qu'est-ce qui le prend? se demanda Arthur, qui le suivait des yeux avec étonnement.

Ce petit bonhomme l'intéressait décidément. Il lui trouvait de ces allures, à la fois farouches et gentilles, qu'ont les jeunes chats qui commencent à s'apprivoiser.

Cependant le petit bonhomme revint bientôt, toujours courant. Il tenait à la main une large écorce, qu'il venait de détacher d'un bouleau et qu'il façonnait à l'aide de son poignard,—sans s'arrêter, du reste.

En un tour de main, il eut fabriqué un de ces récipients que nos sucriers canadiens appellent cassots et qu'ils destinent à recueillir la sève de l'érable à sucre.

Un ruisseau coulait non loin de là. Le cassot y fut empli et rapporté à bras tendus.

Tout cela dans le temps de le dire.

C'est alors que les Labarou eurent d'explication de l'utilité du bâtonnet fiché dans la terre recouvrant le jambon.

De temps en temps, en effet, le petit sauvage avait le soin de retirer ce bâtonnet pour vider un peu d'eau dans le trou qu'il laissait.

Et, chaque fois, un jet de vapeur montait à l'orifice:

—Bravo, garçon!.... s'écriait Arthur, tout à fait enchanté de son protégé.

Puis à Gaspard, toujours calme ut froid:

—Quel luxe, cousin!... Une cuisine à vapeur dans les savanes du Labrador!

—Tout cela prend bien du temps... murmurait ce dernier, une main sur l'estomac.

Mais non!... Il se trompait, le cousin; car, en moins d'une demi-heure, le gigot fut retiré du trou et servi sur une belle écorce de bouleau.

L'appétit aidant, sans doute, il fut trouvé mangeable par les Français, qui lui firent honneur.

Quand au «sauvagillon», il en avait la figure toute irradiée.

—Ah! mes amis, conclut Arthur en se levant de table, si, pendant la dernière quinzaine, ce jambon, au lieu de courir la savane, se fût tranquillement reposé dans une bonne saumure, il serait superbe!

—Il ne lui manque, en effet, qu'une chose, appuya Gaspard: du sel.

—Nous salerons ceux qui restent, aussitôt arrivés:—car nous les emportons, tu sais!....

—Et la peau?

—Moi porter la peau, dit l'enfant.

—Non pas; c'est trop pesant pour toi, protesta Arthur. Je m'en charge. Vous deux, prenez chacun un gigot, et en route!... voici le soleil qui baisse.

Avant de partir, toutefois, les jeunes Français voulurent donner une sépulture sommaire au vieux sauvage, qui gisait là, près d'eux.

Mais l'enfant les gênait.

Comment l'éloigner?

Ce fut lui-même qui coupa court à l'hésitation de ses nouveaux amis, en allant droit au cadavre et en cherchant du regard un endroit où il pourrait l'enfouir.

Dès lors, les autres mirent de côté leurs scrupules.

Le corps fut transporté au pied d'un monticule de sable, qui se trouva d'aventure à un arpent de là, et que l'on égrena sur lui.

Deux bâton» croisés, figurant tant bien que mal le signe de la Rédemption, furent dressés sur ce tumulus, que l'on recouvrit par mesure de précaution, de cailloux pesants....

Puis, après avoir adressé mentalement une courte prière au Tout-Puissant à l'intention du pauvre Abénaki, qui attendrait là le jugement dernier, les trois jeunes gens, très impressionnés, se chargèrent des dépouille» de l'ours et quittèrent la savane, se dirigeant vers le fleuve.

Inutile d'ajouter que le petit sauvage s'était emparé de l'attirail de chasse de son défunt père, et qu'il portait, lui aussi, outre sa nart de venaison, le fusil sur l'épaule....

Sa démarche conquérante le disait assez!

Songez donc.... Un fusil à lui!

Le rêve je son adolescence réalisé!

Il y avait bien de quoi rendre un peu fat, même un garçon d Quimper, au vieux pays.

En moins de deux heures, on atteignit la plage.

La barque, couchée sur le flanc, était à sec. Mais, comme la mer montait, il n'y avait pas lieu de maugréer contre cet élément.

Toutefois les voyageurs, impatients de rentrer chez eux, ne voulurent pas attendre.

Ils glissèrent sous la quille de leur embarcation des rouleaux de bois flotté, très abondant partout sur la grève, et réussirent en peu de temps à la remettre A flot.

Puis les voiles furent livrées à une brise de «nordêt», qui soufflait ferme....

Et vogue la galère vers Kécarpoui!

Seulement la «galère», outre son équipage habituel des Français, avait, cette fois-ci, un passager bien inattendu; un descendant direct des aborigènes du golfe Saint-Laurent.




IV

WAPWI

Le petit sauvage, en effet, n'avait soulevé aucune objection quand on lui proposa de l'emmener.

Loin de là, peu s'en fallut qu'il ne sautât au cou de son nouvel ami, Arthur en l'entendant lui dire, comme conclusion du dialogue échangé entre eux:

—C'est entendu, mon petit homme: tu viens avec nous et, sauf empêchement imprévu mis par les bonnes gens de Kécarpoui, tu fais de ce jour partie de l'intéressante famille Labarou.

Et il plaça sa main ouverte sur la tête de l'enfant, dont le regard intelligent le remerciait.

Ce geste d'Arthur Labarou, c'était une adoption, une adoption sérieuse.

L'avenir le prouva bien.

Alors, ce fut une avalanche de questions, auxquelles le nouveau «frère» dut répondre le mieux possible,—ou plutôt le plus possible, car il n'était guère babillard, ce gamin de race rouge.

Mais, comme le fils des Gaules avait de la langue pour deux, il finit par tirer au clair la biographie de son protégé.

D'abord, il s'appelait Wapwi.

Il était né de l'autre côté de la mer (le Golfe Saint-Laurent), dans un ouigouam construit sur les borda d'une grande baie qui mêlait ses eaux à celles du lac sans fin (l'Océan Atlantique).... par delà une autre baie bien plus étendue devant laquelle il fallait passer.... (la Haie de Miramichi, évidemment, qui se trouve plus loin que la Baie des Chaleurs, laquelle est dix fois plus considérable).

Ses parents étaient des Abénakis.

Ils vivaient assez misérablement de chasse et de pêche, lorsqu'un jour des étrangers survinrent qui leur défendirent de prendre du saumon dans la rivière, avec des filets, sous peine de se voir chasser du paya,...

Découragés, les parents de Wapwi émigrèrent vers le nord, longeant la côte dan» leur canot d'écorce jusqu'à ce qu'ils atteignissent la Baie-des-Chaleurs....

Pendant des jours et des jours, ils remontèrent la rive droite de ce grand bras de mer, qu'ils n'osaient traverser dans sa partie la plus large....

Finalement, croyant qu'il ne verrait jamais se rétrécir cette nappe d'eau interminable, le père prit le parti de la traverser, par un beau temps calme....

Hélas! cette tentative devait amener une catastrophe!....

Le léger canot avait à peine dépassé le milieu de la baie, que le vent ne prit à souffler avec rage, soulevant des lames hautes comme des cabanes (c'est Wapwi qui parle, ne l'oublions pas) et ballottant l'embarcation comme une simple écorce....

Il devint évident que le canot allait se faire coiffer, d'une minute à l'autre, par les lames qui déferlaient sous la brise....

Cependant, l'Abénaki luttait héroïquement, tenant tête, l'aviron en mains, aux montagnes d'eau qui assaillaient sa pauvre pirogue....

Déjà, on distinguait nettement la rive à atteindre.

Le bruit du ressac sur le sable retentissait à travers les clameurs du vent....

Encore quelques efforts, et l'on allait pouvoir remercier les manitous d'un salut si chèrement gagné, lorsqu'un craquement sinistre fit pousser un gémissement au vieux canotier....

Son aviron s'était rompu par le milieu!

Dès lors, le naufrage devint inévitable....

La pirogue, saisie par une vague échevelée, tourna sur elle-même et, se remplissant d'eau, fut renversée, livrant au gouffre ceux qui la montaient....

Que se passa-t-il ensuite?

Wapwi n'en eut point conscience.

Tout ce qu'il se rappelait, c'est, qu'il fit nuit dans son cerveau et qu'il lui parut que cent moulins à farine faisaient entendre leur fracas dans ses oreilles....

Il perdit connaissance.

Quand il rouvrit les yeux, il était couché sur le sable du rivage, et son père, penché sur lui, épiait son réveil.

Le vieil Abénaki avait l'air désolé, le regard morne.

A l'enfant qui demandait sa mère, il montra les flots déchaînés.

L'enfant comprit, et un grand déchirement se fit dans sa poitrine....

En évoquant ce souvenir, le pauvre petit Wapwi, les yeux dilatés, semblait revoir la scène terrible qui le rendit orphelin.

Il se tut et demeura rêveur, le front penché.

Les deux cousins respectaient cette émotion filiale.

Mais l'enfant releva bientôt la tête et se hâta do terminer son récit,—heureux probablement de se débarrasser de souvenirs pénibles.

Au reste, l'année qui suivit la mort de sa mère ne fut marquée par aucun incident extraordinaire, à part de continuels déplacements qui amenèrent finalement le père et le fils sur la côte du Labrador, où ils furent accueillis par un campement de Micmacs....

C'est là,—à quelques milles de l'endroit où avaient atterri les deux Français,—que vécurent depuis les fugitifs; là aussi que le père se remaria a une grande diablesse de veuve Micmaque, qui lui fit la vie dure et battait le pauvre petit Abénaki comme plâtre.

Il était bien heureux d'être débarrassé de cette méchante femme et ne demandait qu'à vivre dorénavant avec ses nouveaux amis blancs....

Tel fut le récit qu'à force de questions et de caresses encourageantes, Arthur parvint à arracher à son protégé.

Toute une vie de misère, de privation, de deuil!

Pauvre petit sauvage!... Le jeune Français, qui avait le coeur excellent, se promit bien de faire tout en son pouvoir pour que, chez ses nouveaux parents de la grande famille blanche, il goûtât un peu de ce bonheur passager que le bon Dieu ne refuse pas aux enfants de son âge.

Et, comme à-compte, il l'embrassa fraternellement....

Ce qui fit lever les épaules à Gaspard, homme peu démonstratif.

Mais on arrivait au fond de la baie de Kécarpoui....

Un homme et deux femmes se tenaient sur le rivage, le regard tendu....

Les femmes agitaient leurs mouchoirs....

C'étaient les bonnes gens qui célébraient le retour des enfants...

Il va sans dire que le petit Wapwi fut accueilli avec joie, surtout par les femmes.

La suite de ce récit prouvera que les exilés du Labrador venaient de faire là une heureuse acquisition.

Puis la petite colonie, composée maintenant de six personnes reprit ses habitudes patriarcales, améliorant sans cesse ses conditions d'existence matérielle et vivant dans une paix profonde.

Mais il était écrit que le guignon avait suivi cette famille éprouvée jusque sur les rives du Saint-Laurent.

La coupe du malheur, encore à moitié pleine, devait être vidée jusqu'au fond.

La tranquillité présente n'était qu'une accalmie.




V

UNE VOILE A BÂBORD

Un matin de l'année 1852, Arthur remontait de la grève en courant comme un lévrier.

Apercevant son cousin près de l'habitation, il lui cria, avec des gestes d'ancien télégraphe:

—Ohé! de la cambuse!

—Qu'y a-t-il? répondit l'autre.

—Une voile à bâbord.

—C'est la goélette qui remonte, je suppose?....

—Es-tu fou?.... Voilà huit jours à peine qu'elle est passée ici! Et, d'ailleurs, il lui faut aller aux îles pour sa petite contrebande....

—Qu'est-ce que c'est, alors?

—Allons voir.

Les deux cousins s'étaient rejoints.

Ils redescendirent ensemble vers le rivage, d'où l'on apercevait, à moins d'un mille dans l'est, la côte occidentale de la baie.

Il y avait là, en effet, une voile.

Dans le langage du marin, qui dit une voile dit un vaisseau.

Or, cette fois, la voile en question était une grande barque de pêche, bien gréée, bien arrimée et paraissant avoir pour cargaison tout le méli-mélo qui constitue l'attirail d'une maison de pêcheurs.

Elle venait justement de jeter l'ancre à une couple d'encablures du rivage.

On s'agitait à bord; on allait, on venait,—les hommes carguant et serrant les voiles, les femmes rangeant ci et là de menus objets.

Bientôt les allées et venues cessèrent, et une mince colonne de fumée montant de la barque annonça aux jeunes gens que les nouveaux voisins étaient en train d'apprêter leur déjeuner.

—Eh bien? fit Arthur.

—Pour du nouveau, voilà du nouveau.... murmura Gaspard.

—Tout un arsenal de pêche, et une belle barque!

—Ils sont du métier, ça se voit.

—Et puis des femmes.... deux!

—C'est fait exprès pour toi, qui n'avais pas de prétendue à courtiser.

—Au fait, tu as raison.... J'oublie toujours que, non content d'être mon cousin, tu aspires encore à devenir mon beau-frère.

—Puisque Mimie le veut, il me faudra bien en passer par là.

Et une ombre passa sur le front du jeune homme, connue si quelque inspiration désagréable venait de surgir en son esprit.

On remonta vers la maison pour annoncer l'événement.

C'est ici le moment de dire que les deux cousins Labarou, bien qu'ils parussent s'aimer beaucoup, ne se ressemblaient guère, ni au physique, ni au moral.

Arthur, grand, mince, les cheveux châtain-clair, les yeux d'un bleu foncé, les membres délicats, mais d'une musculature ferme, pouvait passer pour un fort joli garçon, en dépit de son teint bronzé et de sa vareuse de matelot.

Pas un meilleur gaillard au monde. Le coeur sur la main, gai comme un pinson, narguant l'ennui, à terre; se moquant de la bourrasque, quand il était au large....

Une vraie alouette de mer.

L'autre,—Gaspard,—était son antipode.

Fortement charpenté, brun comme un Espagnol, il avait les traits réguliers, mais durs. Il parlait peu et riait encore moins. Bref, c'était un caractère en-dessous, suivant l'expression de la mère Hélène.

Cependant, malgré ces dissemblances,—et peut-être même à cause d'elles,—les deux garçons s'accordaient comme les doigts de la main. Jamais une difficulté sérieuse n'avait surgi entre eux.

Ils étaient à peu près du même âge,—Gaspard ayant vingt-trois ans et Arthur vingt-deux. Depuis leur petite connaissance, ils avaient toujours vécu ensemble, et le premier ne se souvenait que vaguement de son père, qui avait péri sur les Grands Bancs, en 1837.

Quant à sa mère, il ne l'avait pas connue, la pauvre femme étant morte alors qu'il n'avait, lui, que quelques mois.

Labarou adopta l'enfant de son beau-frère et le considéra désormais comme faisant partie de sa propre famille.

On vivait heureux là-bas, à Saint-Pierre; la pêche rapportait suffisamment pour constituer une honnête aisance. Le père et la mère jouissaient d'une santé robuste; les enfants grandissaient à vue d'oeil et allaient bientôt, eux aussi, contribuer au bien-être général, lorsque le malheur que l'on sait s'abattit sur cette paisible maison....

Labarou fut attaqué, dans un cabaret de la ville, par un camarade dont la violence de caractère n'était que trop connue.... Les couteaux se mirent de la partie, et l'agresseur tomba, la poitrine ouverte par plus de six pouces de fer....

Labarou étant estimé de tout le monde, on le plaignit plutôt qu'on ne le blâma.... Des amis l'aidèrent à s'esquiver, et il put gagner la côte du Labrador, terre anglaise.

Seulement, ce n'était plus Jean Lehoulier,—comme il s'appelait réellement.

Il avait cru plus prudent d'adopter le nom de sa femme: Labarou.

Mais.... assez de retours en arrière.

Reprenons notre récit.




VI

LE PASSÉ REVIENT SUR L'EAU

Inutile de dire que la nouvelle apportée par les jeunes gens produisit une révolution dans la famille.

Songez donc!... Des voisins après un isolement d'une douzaine d'années!.... Des visages autres que ceux des Labarou à rencontrer autour de la baie de Kécarpoui!... Pour les vieux de bonnes causeries près de l'âtre, l'évocation du passé et des souvenirs de là-bas!.... Pour les jeunes, la connaissance à faire, l'intimité grandissant à mesure qu'on se connaîtrait mieux, la joie de se revoir après s'être quittés, les suaves émotions de l'amour partagé: quelle porte entr'ouverte sur l'avenir! et, par cet entrebâillement, que de perspectives riantes, vaguement éclairées à la lumière de l'imagination!

Il faut avoir vécu isolé sur une côte déserte, ayant sans cesse sous les yeux la majesté vierge de la nature telle que Dieu l'a faite pour comprendre l'insondable mélancolie qu'une telle situation amène à la longue dans l'âme humaine.

L'Écriture Sainte l'a dit: Voe soli!—malheur à l'homme seul sans cesse replié sur lui-même et abîmé dans la contemplation de sa misère!

Mais, si l'isolement est fatal à l'homme mûr qui a vécu auparavant dans la communauté de ses semblables et a dû en maintes circonstances, subir les heurts de là promiscuité, les chocs des passions en lutte—que dire de la solitude constante pour des jeunes gens encore au seuil de la vie et dont l'âme avide a soif d'inconnu, d'épanchement, de satisfaction légitime à une curiosité toujours en éveil!

Pour ceux-là, c'est le repos,—un repos trop complet, peut-être; mais, à ceux-ci, comme la solitude est lourde et quelle inénarrable tristesse elle infiltre goutte à goutte dans les veines de la personnalité morale!....

On en causa longtemps dans la famille.

Jamais on ne s'était vu à pareille fête.

Seul, Jean Labarou ne prenait pas part à l'allégresse générale; ce qui mettait bien un peu de gris dans le ciel bleu de la mère Hélène....

Mais son Jean avait parfois de si singulières lubies,—comme tous les hommes, du reste!—que la bonne femme, haussant les épaules, se contenta de penser: Allons! le voilà encore qui voyage dans la lune!

Et elle se reprit à caqueter,—car elle n'avait pas la langue dans sa poche, la mère Hélène, «ma foi jurée», non!

—Mes gars, dit-elle aux jeunes gens, il faudra «traîner vos grègues» par là, vers la brunante, sans faire semblant de rien....

—Oui, oui.... appuya Mimie, en frappant ses mains l'une contre l'autre et en jetant une tendre oeillade à Gaspard, qui fit un signe de tête approbateur.

—Pourquoi ça, la mère? demanda Arthur.

—Hé! mon fieu, pour savoir quelque chose.

—A quoi bon se cacher?.... C'est métier de loup. Nous irons plutôt les visiter demain, au grand jour et comme de bons voisins.

—L'un n'empêche pas l'autre, reprit la mère Hélène... Allez pêcher des truites en bas des chutes, au ruisseau Rouge, tout là-bas, et arrangez-vous pour ne pas les perdre de vue.... Tachez même de leur parler, s'il y a moyen, sans que ça paraisse....

—Tu entends, Gaspard?.... Il faudra entrer en conversation avec eux, s'écria la pétulante Mimie. D'abord, moi, je ne pourrai dormir si je ne sais rien avant la nuit....

Jean Labarou releva la tête.

—Tout doux, tout doux, les femmes, fit-il en retirant sa pipe; ne vous mettez pas si vite martel en tête... Laissez ces gens-là tranquilles.

—Mais, Jean....

—La paix, femme. Tu dois savoir ce qu'on gagne au commerce de ses semblables.

—Mais, papa....

—Toi Mimie, ne sois pas si pressée de faire de nouvelles connaissances; tu pourrais t'en mordre les pouces plus tard, ma fille.

—Moi, père!.... Comment cela?

—Suffit!.... Je me comprends.

Mimie ouvrait ses grands yeux bleus et ne comprenait pas, elle.

Gaspard était-il plus avancé?

Peut-être bien, car, à cette observation du père Labarou, il passa sa chique de «tribord à bâbord», comme disent les matelots, sans toutefois perdre son flegme.

On jabota encore une grande heure. Puis la mère Hélène, qui avait sur le coeur l'observation de son mari et tenait à avoir le dernier mot, conclut en ces termes aigres-doux:

—C'est bon, les enfants.... Puisque mossieu Jean le veut, on attendra que les voisins fassent la première visite.

C'est plus «huppé»!

On n'attendit pas longtemps.

Le lendemain dans la matinée, deux solides gars, montant une petite chaloupe, abordaient en face de l'habitation Labarou.

Gaspard se trouvait là, d'aventure.

—Venez, camarades, dit-il aux étrangers, qu'il semblait déjà, connaître... Mais ne parlez à personne de notre rencontre d'hier soir; mon cousin m'en voudrait de l'avoir devancé....

—Ni vu, ni connu! firent les jeunes gens en riant.

Arthur accourait.

Mimie derrière sa mère, regardait par l'entrebâillement de la porte.

Jean Labarou était invisible.

Sans faire attention à Gaspard, qui ouvrait la bouche pour parler, Arthur donna une bonne poignée de main aux nouveaux arrivés, tout en leur disant:

—Soyez mille fois les bienvenus, mes amis.... Savez-vous que çà devenait furieusement ennuyeux de ne voir toujours que nos figures, qui ne sont pas déjà si avenantes, jugez-en!....

—Hé! hé! il y en a de pires aux Iles.... répliqua galamment le plus vieux des visiteurs.

—Ah! dame! je plains ceux qui les possèdent.... Mais, dites donc.... jetez le grappin et allons voir les bonnes gens.... Je les sens qui grillent d'impatience.

—Allons! firent les gars, se laissant conduire do bonne grâce.

On pénétra pêle-mêle dans la maison, le bouillant Arthur tenant la tête.

—Père et mère, et toi Mimie, voici nos voisins.... annonça-t-il sans plus du cérémonie.—A propos, comment vous appelez-vous?.... Nous autres, notre nom est Labarou: le père Jean Labarou, la mère Hélène Labarou, le garçon que je suis, Arthur Labarou, la fille Euphémie Labarou,—plus connue sous la petit nom de Mimie; enfin ce garçon discret et sage que vous avez vu tout d'abord s'appelle, lui, Gaspard Labarou.... Voilà!

Arthur, ayant ainsi désigné chaque membre de la famille par ses noms et prénoms, mit les poings sur ses hanches et reprit baleine.

Ce n'était pas sans besoin!

On se donna la main à la ronde, comme de vieux amis qui se retrouvent. Après quoi, l'aîné des deux frères, sans répondre directement, dit;

—Ça nous fait plaisir, tout de même, nom d'un loup marin, de rencontrer des pays sur cette bigre de côte,—car vous êtes de Saint-Pierre n'est-ce pas?

—De Saint-Malo! se hâta de rectifier Jean Labarou.

—C'est tout comme. Notre père aussi était de là.

—Ah!... et son nom?

—Pierre Noël.

—Pierre Noël!.... Vous êtes les fils de Pierre Noël? s'écria Jean Labarou, pâlissant affreusement.

—Oui. L'auriez-vous connu, par hasard?

Jean fut quelques secondes sans répondre.

Puis il dit d'une voix changée:

—Non, pas précisément.... Mais j'en ai entendu parler aux Iles.

—Vous savez alors comment il a fini, ce pauvre père?

—Dans une rixe, n'est-ce pas? bégaya Jean.

—Malheureusement, oui: d'un coup de couteau en pleine poitrine.

—Le pauvre homme! murmura, Labarou, qui se remettait peu à peu.

—Nous étions bien jeunes alors, dit le fils aîné de Pierre Noël, et c'est à peine si nous nous rappelons vaguement cette terrible affaire.

—Vous a-t-on dit le nom de... celui qui a tait le coup?

—Oui, c'est un nommé Jean Lehoulier.

—Il a sans doute été puni?

—On n'a jamais pu mettre la main dessus.... Il disparut avec sa famille dans la nuit qui suivit l'affaire et, depuis, on ne sait pas ce qu'il est devenu.

—Il aura péri en mer, sans doute!

—C'est, probable, car il luisait, cette nuit-là, au dire de ma mère, un temps de chien; et sa barque qui n'était pas grande, n'a pas dû résister à la bourrasque.

Que Dieu ait pitié de lui et des siens! dit gravement Jean Labarou. Lui seul est le juge des actions des hommes.

Puis, changeant brusquement de sujet:

—Comme ça, vous venez pour vous établir ici?

—S'il y a moyen d'y vivre!—Ça ne va plus la-bas.

—On vit partout, mon garçon, quand on n'est pas trop exigeant.

—Ah! pour ça, la misère nous connaît... Il n'y a pas toujours eu du pain blanc dans la huche.

—Je conçois.... fit Jean avec une émotion contenue. On vous aidera, mes enfants. Vous n'aurez qu'un signe à faire, vous savez.... N'allez pas au moins vous gêner avec nous: ça me ferait de la peine, là, vrai.... Et, pour commencer par le commencement, mes fils, vous allez tout de suite donner un coup de main à vos amis pour qu'ils se construisent sans retard une maisonnette.... C'est le plus pressé.

—Bravo, père! s'écria Arthur.

—Bien parlé, mon oncle! appuya Gaspard.

—Vous êtes trop bon.... Merci, tout de même.... Ça n'est pas de refus... murmurèrent les jeunes Noël, enchantés.

—Allez, mes enfants... Ah! mais non; il faut dîner tout d'abord.

—C'est ce que j'allais dire, put enfin articuler la mère Hélein;, jusque là muette, contre son habitude.

—C'est que les femmes... voulut objecter l'aîné des Noël, qui s'appelait Thomas.

—Nous attendent... acheva le cadet, Louis.

—Vous les rejoindrez tous ensemble, aussitôt la dernière bouchée avalée.

—Dame! puisque vous êtes assez honnêtes....

—C'est dit. Allons, femme, attise le feu.

—Dans un quart-d'heure, tout sera prêt.

Point n'est besoin de dire si le repas fut animé. Toute cette jeunesse avait soif de confidences. Chacun fit sa biographie, qui n'était pas longue, heureusement. On échangea, force propos, souvent sans à propos.... On fit des projets pour l'avenir.... Des chasses qui resteraient légendaires furent organisées séance tenante. On extermina, autour de cette table primitive, tout le gibier à poil et à plume des forêts et des savanes labradoriennes; on retira du golfe Saint-Laurent des milliers et des milliers de poissons de toutes grosseurs; on dépeupla l'atmosphère de tous les volatiles qui s'y promènent...

Bref, le repas terminé, il ne restait plus de vivant, dans cette partie du Canada, que les hommes et les animaux domestiques à qui l'on fit grâce,—faute de munitions, sans doute!

Puis toute cette jeunesse émoustillée prit place dans la chaloupe des Noël et traversa la baie, faisant retentir les échos de Kécarpoui de ses joyeuses chansons.




VII

LA JOLIE SUZANNE

En moins de quinze minutes, la petite embarcation heurtait, de son étrave, le talus de la rive gauche.

On avait passé près de la barque, mouillée en eau profonde, sans s'y arrêter.

Ce qui fit dire à Arthur, surpris:

—Ah! ça.... mais où allons-nous?

—Chez la maman Noël, donc! répondit Thomas.

—Déjà installés à terre?....

—Oh! installés! C'est beaucoup dire. Nous sommes campés, et encore!.... répliqua en riant le jeune étranger.

—Les femmes grillaient de se retrouver sur le plancher des vaches. Elles n'aiment pas la mer, ajouta le petit Louis.

Tout en causant, on avait retiré les rames, jeté le grappin et sauté sur le rivage.

Aucune installation, si primitive qu'elle pût être, n'apparaissait encore. Il est vrai qu'un rideau de saules feuillus bordait la rive en cet endroit.

Les Noël prirent les devants, suivis de près par les Labarou, La muraille de verdure franchie, on se trouva tout à coup en face d'une grande tente carrée, faite avec des voiles de rechange, et supportée par de nombreux piquets.

Un feu de branches sèches flambait entre de grosses pierres, tout près de là, tandis qu'une marmite, bulbeuse comme le ventre d'un clocheton russe, posée d'aplomb sur ces pierres, contenait un pot-au-feu qui mijotait ferme et sentait bon.

Thomas ne put s'empêcher, en passant, de soulever le couvercle et de renifler comme un marsouin.

—Hum! hum! fit-il, quel dommage de ne pouvoir dîner deux fois en une heure!.... il a là de quoi se gaver jusqu'à en être malade!

—L'appétit te viendra bien assez vite, ricana Louis, qui connaissait le défaut mignon de son grand frère.

En effet, cet efflanqué de Thomas était aussi gourmand qu'une demi-douzaine d'Esquimaux.... Il avait toujours faim.... Avec cela, paresseux comme un âne, quelque peu enclin à.... «maltraiter» la vérité et dissimuler, cafard, sournois, poltron.... comme on ne l'est plus.

Bon comme la vie, du reste, à ces petits défauts près!

Mais il ne fallait pas le chicaner, par exemple, sur l'article nourriture, car ça le faisait sortir de ses gonds, en un rien de temps.

Thomas eut un regard sévère pour son frère cadet et s'apprêtait à répliquer vertement, lorsque la portière de la tente se souleva pour livrer passage à une grande femme brune, dont les cheveux gris attestaient la cinquantaine.

C'était la veuve do Pierre Noël.

—Ah! vous voilà enfin, les gars! dit-elle.... Il est temps, car nous allions nous mettre à table.

—C'est fait, la mère!... cria joyeusement le petit Louis. On nous a lestés, chez nos voisins, comme des barques qui reviennent du Grand-Banc.

—Tout de même, si vous tenez absolument.... grommela Thomas... L'air est vif sur la baie, et si les camarades,...

—Y songez-vous? se récria Arthur... Nous en avons jusqu'à la flottaison. Si bon que soit le vaisseau, il ne faut pas lui mettre double charge. Et d'ailleurs...

Il avala le reste de sa phrase et resta bouche bée, sa casquette a la main.

Une jeune fille de dix-sept ou dix-huit ans venait de se montrer dans l'ouverture de la tente... Un bon et franc sourire écartait ses lèvres rouges, laissant à découvert deux rangées de petites dents d'une blancheur d'ivoire. Sa chevelure, d'un châtain foncé et très abondante, négligemment enroulée sur la nuque d'une tête fine et fort bien portée, encadrait l'ovale raccourci de la plus sympathique figure du monde.

La belle enfant s'arrêta rougissante en apercevant les deux étrangers, puis instinctivement se rapprocha de sa mère.

Le présentations se firent alors, sans plus de cérémonie que chez les Labarou,—c'est-à-dire que les mains se serrèrent cordialement, comme si l'on se fût retrouvé après une longue absence.

Et la conversation s'engagea de part et d'autre; les propos de toutes sortes se croisèrent; des promesses d'éternelle amitié furent échangées; bref en quelques dizaines de minutes, on en vint à sceller une de ces solides confraternités qui résistent à tous les assauts de la vie....

Tant et si bien que le feu s'éteignit et que la marmite cessa de «chanter»!

Thomas, qui s'en aperçut le premier, s'écria avec une douleur comique:

—Bon, la mère! pendant que vous jabotez tous à la fois comme des pies, voilà votre dîner qui prend au fond.... Il ne sera plus mangeable, et vous verrez qu'il faudra que ce soit ce goinfre de Thomas qui vous en débarrasse.

La veuve de Pierre Noël se leva vivement et alla soulever le couvercle.

—Rassure-toi, mon pauvre Thomas, dit-elle après un rapide examen, il n'est qu'à point; mais si le feu eut continué de flamber....

—Oui, si le feu eut continué de flamber....?

—Eh bien, tout serait à recommencer.

—Là! je vous le disais bien!.... Voyez-vous mes amis, dans ce bas-monde, il faut toujours avoir un oeil ouvert sur le pot-au-feu et l'autre.... ailleurs.

—C'est entendu, camarade, répliqua Gaspard en se levant. Mais, assez causé. Si vous voulez m'en croire, pendant que ces dames prendront leur dîner, nous autres, allons un peu voir s'il y a encore des arbres bons à abattre dans la forêt.

En un clin-d'oeil nos quatre gaillards se munirent de haches et se mirent en frais d'attaquer toute épinette ou sapin des alentours qui payait de mine.

Comme le bois était abondant, bien que de médiocre futaie la quantité abattue dans le cours de l'après-midi fut déclarée suffisante pour la maison projetée.

On remit au lendemain l'équarrissage.

Les bûcherons improvisés, trempés de sueur et la chemise bouffante autour des reins, regagnèrent la tente, où un repas substantiel les attendait.

Inutile de dire que les convives y firent honneur,—Thomas surtout, qui mastiqua et engloutit une demi-heure durant, sans souffler mot.

Les autres, moins voraces quoique passablement affamés aussi, devisèrent gaiement tout en ne perdant pas un coup de fourchette.

Les femmes, naturellement, n'étaient pas les dernières à fournir leur quote-part dans ces conversations à bâtons rompus.

En effet, Suzanne, car la jeune fille s'appelait ainsi,—semblait avoir vaincu sa timidité habituelle pour faire fête aux hôtes généreux qui mangeaient à la table maternelle. Avec un tact parfait, inné, intuitif chez la femme, elle partageait également ses attentions entre les deux cousins; mais un observateur attentif aurait probablement découvert que celles portées à Arthur se nuançaient d'un peu plus d'intérêt.

Un incident qui se produisit vers la fin du repas eût, d'ailleurs, levé tout doute à cet égard.

Arthur avait le poignet droit enveloppé d'un linge assez grossier. Or, en gesticulant suivant son habitude, lorsqu'il avait le coeur en liesse, il se heurta contre la chaise de son voisin....

Il fit aussitôt une grimace de douleur, et sa chemise se teignit de sang.

Suzanne vit et le geste de souffrance et le sang rouge qui suintait assez abondamment à travers la manche de la chemise.

Elle devint toute pâle et s'écria:

—Ah! mon Dieu, M. Arthur, vous vous êtes fait mal!

—Ce n'est rien, répondit le jeune Labarou, dont la figure un peu contractée par la douleur démentait les paroles.

—Mais vous saignez!.... Voyez-donc!

—Je suis un maladroit.... J'ai dérangé mon appareil.

Suzanne se leva vivement et courut à lui. Puis, a'emparant de son bras et déboutonnant avec prestesse le poignet de la chemise:

—Laissez-moi voir et tout remettre en place.

—De grâce, mademoiselle, balbutia Arthur devenu rouge comme un coquelicot, ne vous donnez pas cette peine: ce n'est qu'une égratignure que je me suis faite gauchement tout à l'heure.

—Une égratignure! goguenarda le petit Louis.... C'est-à-dire que c'est bel et bien une affreuse entaille, longue de trois ou quatre pouces.... Regarde ça, «un peu voir», Suzanne, si tu en es capable.

Suzanne ne répondit pas.

D'une main fébrile, elle releva la chemise et déroula le linge, maculé de sang, qui enveloppait le poignet d'Arthur.

Une éraflure très respectable béait à l'extrémité inférieure de l'avant-bras. Il y avait du sang coagulé dans la plaie et tout à l'entour. La pansement n'avait pas été fait avec soin.

C'était laid, mais peu dangereux.

Cependant, Suzanne et sa mère, qui s'était aussi approchée, jetèrent les hauts cris.

—Ah! Seigneur... Mais c'est affreux!... gémit la tendre Suzanne, en joignant les mains avec une détresse sincère.

—Pauvre jeune homme! dit à son tour la mère Noël, comment vous êtes-vous abîmé de la sorte!

—Oh! le plus sottement du monde.... J'ai dégringolé du haut d'un sapin, et c'est en cherchant à me retenir qu'un coquin de noeud m'a arrangé le poignet de cette façon.

—Vous êtes trop imprudents aussi, mes chers enfants, et vous finirez par vous rompre le cou, avec vos tours d'agilité. Tout de même, puisque vous vous êtes blessé à notre service, nous allons vous soigner de notre mieux. De la vieille toile, Suzanne!

—Oh! madame, ce n'est pas la peine.... murmurait Arthur, tout confus.

—Voulez-vous vous taire, méchant entant! gronda maternellement la bonne dame.

Et tout en lavant délicatement à l'eau tiède la blessure mise à nu, elle continua:

—Voyez-vous mon jeune ami, on n'est pas femme de marin sans connaître un tantinet tous les métiers.... Et, tenez, moi qui vous parle je suis un peu médecin, un peu apothicaire et même assez bonne rebouteuse. Pas vrai, les enfants?

—Comme le soleil nous éclaire! dit gravement Thomas.

—Sans compter que maman possède un gros livre tout plein de recettes plus merveilleuses les unes que les autres... ajouta Louis avec une parfaite conviction.

—Voilà, qui est bon à savoir! fit remarquer Gaspard, jusque là, silencieux. S'il arrive malheur à quelqu'un de nous, madame trouvera à exercer son talent.

—Plaise à Dieu que l'occasion ne se présente jamais ou du moins que je n'aie que des bagatelles à guérir!.... murmura la veuve, en regardant avec tendresse ses deux fils et sa fille.

—Puis, un peu honteuse de ce regard compromettant, où il y avait bien une certaine dose d'égoïsme maternel,—que personne ne songea, à blâmer, d'ailleurs,—elle ajouta en terminant le pansement:

—Surtout, mes enfants, ne vous avisez pas de compter trop sur la mère Noël pour réparer les suites de vos imprudences. La vue du sang m'énerve, et je ne sais trop si je ne m'évanouirais pas, rien qu'à jeter un coup-d'oeil sur une blessure faite avec une hache ou une arme à feu.... Quant aux coups de couteaux, ah! Jésus! je n'en puis voir depuis....

—...Depuis le meurtre de notre père, n'est-ce pas, maman? acheva étourdiment le petit Louis.

—Vas-tu finir toi! gronda Thomas, en regardant son frère avec un froncement sévère de ses sourcils en broussailles. Tu sais bien, ajouta-t-il, que la mère n'aime pas qu'on rappelle ce souvenir-là!

—Au contraire! riposta avec énergie le garçon ainsi interpellé. Maman n'a pas oublié que papa a été tué méchamment et que son meurtrier est peut-être encore de ce monde, se moquant de la justice des hommes, en attendant celle de Dieu.

—La paix! mes enfants, commanda Mme Noël. Votre mère n'oublie rien; mais elle laisse faire la Providence, qui saura bien choisir son heure.

Puis, secouant la tête comme pour chasser une pensée importune, elle détourna brusquement le cours de la conversation, en disant, à son patient, avec une feinte sévérité:

—Maintenant, mon jeune ami, vous voilà condamné au repos pour plusieurs jours...

—Quoi, madame! vous voulez qu'à cause de cette égratignure, je reste là-bas, pendant que?...

—Votre bras ne pourra frapper coup avant une dizaine de jours, au moins.

—Dix jours, madame! fit Arthur d'un ton pitoyable.... Mais je vas périr d'ennui!... La fièvre va me prendre, c'est sûr.

—Mieux vaut la fièvre que la mort!.... murmura Gaspard, entre haut et bas.

—Mais je ne vous oblige pas à rester de l'autre côté de la baie, mon jeune ami!. Au contraire, je compte bien vous avoir tous les jours sous les yeux, ne serait-ce que pour vous empêcher de commettre quelque imprudence....

—A la bonne heure; fit gaiement Arthur. Ainsi, je....

—Vous viendrez si vous le désirez.... Mais il faudra vous contenter de regarder faire les autres ou de tenir compagnie à vos nouvelles voisines.

—Oh! alors la besogne serait bien trop agréable, madame.... Il me reste un bras valide, et je saurai bien l'utiliser à votre service.

—Convenu, voisin... approuva Thomas. Nous ne nous séparerons plus pendant la construction de ce château qui doit être l'ornement de cette baie, un peu solitaire avant nous.... Et, tenez, pour qu'on ne vous accuse pas de fainéantise, je vous nomme l'architecte de nos travaux. C'est vous qui ferez les plans, et c'est nous qui les exécuterons».

—Bravo! fit Suzanne gaiement. Pour une fois que ça t'arrive, Thomas, tu parles comme un sage.

—C'est vrai, appuya Mme Noël: Thomas a résolu la difficulté.

—Hein! toussa le grand garçon avec un sérieux comique, quand je veux m'en donner la peine, je ne suis pas plus bête qu'un autre, allez!

Chacun rit,—moins toutefois l'austère Gaspard, dont un grand pli coupait transversalement le front, devenu soucieux.

Et l'on se leva de table bruyamment.

Comme il se faisait tard et que le crépuscule envahissait la baie,—malgré la longueur du jour à cette époque de l'année,—les deux cousins prirent congé des dames et furent reconduits chez eux dans la même embarcation qui les avait emmenés, le matin.

On se dit: Au revoir! après être convenus ensemble que la chaloupe des Noël ferait de nouveau, le lendemain matin, la navette à travers la baie, pour venir prendre les charpentiers auxiliaires.

Et, pondant que le bruit cadencé des rames allait s'affaiblissant dans l'ombre du soir, les deux cousins, silencieux, préoccupés, regagnèrent le logis, sans échanger une seule parole.




VIII

COUP D'OEIL DES DEUX CÔTÉS DE LA BAIE

Si nous nous sommes un peu étendu sur les événements de cette première journée passée en commun par les jeunes membres des deux familles de Kécarpoui, c'est qu'elle sert de jalon pour indiquer la marche future de notre drame.

Il fallait bien mettre en relief cette jolie Suzanne, qui va jouer le rôle de pomme de discorde entre les frères ennemis de la région labradorienne.

Et cette veuve énergique, gardant toujours au fond de son coeur le souvenir de la scène terrible qui la priva de son unique soutien, ne fallait-il pas aussi la montrer ce qu'elle était: bonne chrétienne, mais aussi femme à ne pas reculer devant la tache vengeresse de punir, le cas échéant, le meurtrier de son mari.

Hâtons-nous d'ajouter cependant qu'elle était à cent lieues de se croire dans le voisinage do Jean Lehoulier, encore moins de se douter qu'elle venait d'héberger le fils et le neveu de son plus mortel ennemi.

Quant à Suzanne et aux garçons, ils étaient tout bonnement enchantés de leurs nouvelles connaissances et ne tarissaient pas d'éloges sur leur compte:—concert de louanges auquel, du reste, la maman mêlait volontiers sa note grave.

—Ce sont de braves garçons, disait-elle, après le retour de ses fils.

—Et qui ne boudent pas à l'ouvrage! ajoutait Louis.

—Ni à table non plus!.... renchérissait Thomas, fort porté sur sa bouche, comme on s'en souvient.

—C'est un titre de plus à ton amitié, intervint malicieusement Suzanne.

—Oui-da! mademoiselle, lui repartit avec un grand sérieux Thomas. Tu crois peut-être m'avoir embroché avec tu pointe?.... Eh bien, ma soeur, apprends qu'un bon caractère et un bon estomac, ça voyage toujours ensemble, et mets-moi cette grande vérité dans ton cahier de notes, ma petite Suzette.

—Tu prêches pour ta paroisse, mon grand frère. Ainsi donc, suivant-toi, les meilleurs garçons de notre petite colonie seraient?

—Thomas Noël et Gaspard Labarou.

—Parce que?...

—Parce que ces deux respectables citoyens sont les plus beaux mangeurs.

—Tout doux! tout doux! monsieur mon frère, intervint Louis au milieu des éclats de rire: il me semble que vous avez une morale un peu égoïste...—Qu'en pensez-vous, maman?

—Il y a du vrai et du faux dans ce que dit Thomas. J'ai connu des coquins qui avaient un bien bel appétit....

—Bon, Thomas, prends note de cela....

—Et de fort bonnes gens qui avaient toujours faim, acheva la veuve.

—Exemple: Thomas Noël! glissa Thomas, avec une emphase comique.

—Oh! le sournois! fit Suzanne.... Si tu n'as que ta voracité pour te faire pousser des ailes d'ange, tes grands bras resteront longtemps déplumé».

—Bravo, Suzanne! cria Louis, buttant des mains. Voilà qui s'appelle couler proprement un homme. Attrape, espèce de baliveau.

Ceci s'adressait à Thomas, lequel répondit philosophiquement:

—Dame! si vous vous mettez deux contre moi, je n'ai plus rien à dire. Si, pourtant, un mot: pourquoi, Suzanne, m'appelles-tu sournois? Est-ce parce que, de nos deux nouveaux amis, je m'accommode mieux du moins bavard, ou, si tu veux, de celui qui ne rit jamais?

—C'est un peu pour cela, mon grand frère.... Au reste, c'est pur badinage, tu sais....

—Non, non! a'écria Louis. Pas de concession, Suzanne! Thomas est un pince-sans-rire qui ne tire pas à conséquence. Mais son copain Gaspard vous a une binette d'oiseau de proie qui ne me dit rien qui vaille. N'est-ce pas, maman?

—Le fait est qu'il est bien grave pour un jeune homme!

—C'est la timidité, peut-être.... hasarda Suzanne.

—Lui timide?.... Allons donc ma soeur, tu n'y penses pas! Le gaillard ne navigue pas dans ces eaux-là. C'est un sournois, te dis-je. Vous verrez.—Un bon luron, par exemple, c'est mon nouvel ami à moi.... Qu'on me parle d'Arthur Labarou! C'est celui-là qui vous regarde bien en face, avec ses grands yeux bleus, et qui rit de l'abondance du coeur.—Pas vrai, maman?

Le petit Louis éprouvait toujours le besoin d'avoir l'approbation de sa mère.

Néanmoins, pour cette fois, ce fut Suzanne qui répondit avec beaucoup de vivacité:

—Oui, oui, frère.... Et, avec cela, si bon, si complaisant, si aimable!

—Tiens, tiens, fillette!... fit madame Noël, tu as déjà trouvé le moyen de remarquer chez lui toutes ces qualités-là?

La jeune fille rougit et murmura, un peu confuse:

—Dame, mère, vous avez dû vous-même....

—Si, si, ma fille. Jusqu'à plus ample informé, je le tiena pour un excellent garçon.

—Et un bon camarade! renchérit Louis.

—Comme son cousin.... pas moins, mais pas plus rectifia l'entêté Thomas.

La conversation en resta là sur ce sujet, et, après d'autres propos sans intérêt pour le lecteur, la famille Noël s'alla coucher.

*****

Pendant ce temps, chez les Labarou, une scène analogue sa passait.

Le père, distrait et songeur, fumait sa pipe près d'une croisée ouverte.

La mère et la fille, toujours occupées, tricotaient et cousaient autour d'une grande table de bois blanc, dressée au milieu de la pièce servant à toutes fins: cuisine, salle à manger et salon de réception.

En face d'elles, Arthur, la main droite enveloppée et le coude appuyé sur la table, avait fort à faire pour répondre aux questions multiples des deux femmes.

Quant à Gaspard, dissimulé dans l'ombre projetée par l'abat-jour de la lampe, il fumait, silencieusement, répondant seulement par monosyllabes quand on lui adressait la parole.

Inutile de se demander de quoi l'on parlait et qui tenait le dé de la conversation!

C'étaient les femmes, naturellement, mais surtout la plus intéressée des deux: Euphémie, ou plutôt Mimie,—car on ne l'appelait pas autrement dans la famille.

Cette jeune fille, quand on ne lui voyait que la tête, était vraiment délicieuse.... Elle avait le teint clair des femmes normandes et la chevelure crêpée d'une bohémienne. Avec cela,—autre contraste,—de beaux grands yeux d'un bleu très tendre et la bouche meublée de dents fort blanches, quoique un peu espacées.

Mais l'ensemble de la figure respirait plutôt l'énergie que la grâce.

La grâce; lumière ou vernis, qui est à la figure humaine ce qu'une bonne exposition est au tableau,—voilà ce qui réellement lui manquait.

Enfin,—pour achever de brosser cette esquisse en deux tours de main,—bien qu'elle fût, en réalité, une jolie fille, Euphémie Labarou manquait complètement de séduction féminine, d'attirance, comme disent les bonnes gens.

D'ailleurs, la suite de ce récit vous montrera qu'elle était fort tyrannique en amour.

Le cousin Gaspard, sur qui elle avait jeté son dévolu, en savait quelque chose, probablement plus qu'il n'en eût voulu dire.

Mais, outre ce défaut moral,—si toutefois c'en est bien un,—Euphémie Labarou avait une imperfection physique très apparente, du moins quand elle se tenait debout: elle n'avait pas de jambes.... ou si peu!

Ce buste parfait, de longueur normale jusqu'aux hanches, était supporté par des jambes si courtes, qu'en dépit de ses robes longues, la pauvre «Mimie», lorsqu'elle marchait, avait l'allure disgracieuse et pesante d'une oie grasse.

Aussi ne sortait-elle guère et, comme toutes les personnes sédentaires, aimait-elle fort à caqueter!

D'où il suit qu'elle était à la fois joliment bavarde et passablement hargneuse dans ses appréciations.

Pour le quart-d'heure elle s'employait à «déshabiller» de la belle façon sa voisine de l'autre côté de la baie, Suzanne Noël,—qu'elle n'avait pas même entrevue, du reste.

Et elle paraissait avoir ses raisons pour en agir ainsi, car, à chaque trait lancé contre la nouvelle venue, elle dirigeait du côté de Gaspard un regard en coulisse, chargé de.... pronostics peu équivoques.

Celui-ci, d'ailleurs, faisait mine de ne pas remarquer ce manège, se contentant de fumer comme un pacha.

—Nous étions si bien, seuls! dit la jeune fille, en conclusion.... Pourquoi ces étrangères viennent-elles, comme cela, se fourrer dans nos jambes?

—Elles ne t'ont guère encombrée jusqu'à cette heure!.... murmura Gaspard, en poussant des lèvres une grosse bouffée de fumée.

—Je le crois bien! répliqua Mimie, avec un petit ricanement sec. D'ailleurs, elles ne font que d'arriver, et vous avez passé tout votre temps avec elle, les deux garçons.

—Il fallait bien leur aider, comme le voulait mon oncle.

—Elles ont leurs hommes: qu'elles nous laissent les nôtres!

—Prends patience, ma fille, intervint la mère. Sitôt qu'ils auront mis leurs voisines à couvert, les enfants reprendront leur train de vie ordinaire. En attendant, contentons-nous de ton père et de Wapwi.

—Père?.... Il n'est guère réjouissant, surtout depuis quelques jours. On dirait vraiment que cette invasion le contrarie encore plus que moi.

Jean Labarou, jusque là silencieux, releva la tête en entendant sa fille parler ainsi.

—Tu ne te trompes qu'à demi, mon enfant, répliqua-t-il gravement. Je suis heureux que les garçons puissent rendre service à nos voisins, mais mon opinion sur leur compte n'a pas changé: leur présence ici nous causera peut-être des ennuis sérieux.

—C'est bien possible, tout de même... murmura la jeune fille qui eut un rapide coup-d'oeil du côté de son voisin.

—Puis, reprenant avec vivacité:

—Quant à Wapwi, dit-elle eu riant aux éclats, parlons-en. Ce petit oiseau-là,—car c'est un vrai oiseau, bien gentil tout de même,—passe la plus grande partie de son temps sur la baie ou dans les bois, à pêcher du poisson ou colleter des lièvres.

—C'est sa manière à lui de se rendre utile, expliqua Arthur. Manques-tu de gibier ou de matelotes, depuis que nous l'avons enlevé à sa micmaque de belle-mère?

—Oh! pour ça, non. Aussi n'est-ce pas pour lui faire des reproches, le cher petit, que je me plains de ses absences continuelles. Mais s'il nous tenait un peu plus compagnie, en votre absence, les journées seraient moins longues.

—Et! bon Dieu, petite soeur, cours les bois avec mon protégé,—je lui en donne la permission; ça te distraira.

—C'est une idée, cela, Arthur! et, à moins que père et mère n'y mettent empêchement, je pourrais bien en profiter l'un de ces quatre matins....

Et, comme les «bonnes gens» ne soulevèrent aucune objection, Mimie eut bientôt fait d'organiser dans sa tête une belle et bonne reconnaissance en «pays ennemi,» c'est-à-dire du côté opposé de la baie.




IX

WAPWI SUR LE SENTIER DE.... L'AMOUR

Deux mois se sont écoulés depuis l'installation de la famille Noël sur la rive orientale de la baie.

La maison construite par les jeunes gens de la petite colonie, bien que ne présentant certes pas l'apparence d'une de ces coûteuses bonbonnières que l'on admire aux places d'eaux en vogue, offre cependant un assez joli coup d'oeil. Avec ses chevrons dépassant de plusieurs pieds l'alignement du carré, elle vous a un certain air de coquetterie agreste dont ne s'enorgueillissent pas médiocrement les ouvriers improvisés qui l'ont bâtie.

Si nous ajoutons que de ce larmier très large partent d'élégantes colonnes de fines épinettes bien écorcées, mais pas autrement travaillées, qui vont s'appuyer sur le trottoir entourant la maison, nous aurons une idée de ce que peuvent faire quatre hommes de bonne volonté, lorsque la nécessité et l'isolement leur tiennent lieu d'expérience.

Aussi n'étonnerons-nous personne en disant que les jeunesses de la colonie Kécarpouienne ont l'intime conviction d'avoir édifié un palais.

Tout est relatif en ce monde.

Aussi l'ont-ils baptisé le Chalet, sans épithète—comme s'il ne pouvait en exister d'autre dans le monde entier.

Les travaux sont donc finis....

Finie aussi, hélas!—ou, du moins, bien entravée,—cette promiscuité de toutes les heures du jour, ces coups-d'oeil échangés furtivement, ces chaudes poignées du mains données et reçues, ces rencontres fortuites... qui sont le menu du festin des amoureux!...

Ainsi le pense du moins, en son âme attristée, notre jeune ami Arthur Labarou, au moment où nous le retrouvons.

Il est en compagnie de son protégé,—ou plutôt de son fils adoptif,—le petit sauvage Wapwi.

Wapwi a aujourd'hui près de quinze ans.

Il est souple, élancé, grand pour son âge, et surtout très intelligent.

Quant à son dévouement pour petit père,—comme il appelle Arthur,—c'est du fétichisme tout pur.

Nous sommes dans la première quinzaine du mois d'août.

C'est le matin.

Il est à peine six heures.

Arthur et Wapwi sont assis sur un quartier de roc dominant la rive droite, très escarpée à cet endroit, de la rivière Kécarpoui.

En face d'eux, une grande épinette, à peine ébranchée sur un de ses côtés et jetée en travers du torrent, sert de pont pour communiquer entre les deux bords.

Vers la droite, à une couple d'arpents de distance, une buée de vapeurs blanches monte de l'abîme où se précipite la rivière, dans sa dernière chute, avant de mêler ses eaux à celles de la baie.

Le soleil du matin irise cette vapeur et lui prête tour à tour les nuances diverses de l'arc-en-ciel.

—Ecoute, petit, et surtout comprends-moi bien.... dit Arthur à, son compagnon, penché vers lui.

Wapwi ne répond rien; mais il s'approche davantage, et ses yeux noirs, intelligents, se fixent sur son «père» adoptif.

Celui-ci reprend, en baissant encore la voix:

—Tu vas traverser la rivière sur la passerelle et te diriger sous bois vers le Chalet. Si tu ne rencontres pas Suzanne en chemin et que les jeunes Noël ne soient pas dans les environs, approche-toi de la maison et fais en sorte que la jeune fille te voie. Comprends-tu?

Au lieu de répondre, Wapwi s'éloigne vivement, courbé en deux, fait mine de se couler au milieu du feuillage, se dissimule derrière chaque obstacle; rocher ou arbuste, et se livre à une pantomime des plus réjouissantes, s'adressant à un être imaginaire.

Puis, il revient sans, bruit, riant silencieusement.

Arthur aussi rit de bon coeur, tout en évitant d'éclater...

—Très bien, mon fils! dit-il. Mais ce n'est pas tout....

Wapwi redevient soudain sérieux comme un manitou.

—Quand tu seras parvenu à t'approcher d'elle, tu lui diras: «Petite mère Suzanne, petit père Arthur vous attend. C'est, pressé. Rejoignez-le sur le bord de la rivière, en face de la passerelle. Il sera là sur le plateau que vous connaissez, tout en haut, au milieu des rocher». Tu vois cela d'ici, tout droit.

Et le jeune Labarou montre de la main, sur l'autre rive, un escarpement assez élevé, couronné par un plateau où verdissent des masses de sapins touffus.

Wapwi fait signe qu'il a compris et n'ajoute qu'un mot:

—C'est tout?

—Oui... N'oublie pas ce qu'elle te répondra.

—Petit père sera content.

Et l'enfant, léger comme un papillon, s'élance sur la passerelle tremblante, sans éprouver l'ombre d'un vertige à l'aspect du torrent qui bondit à vingt pieds au-dessous.

Arthur demeure un instant songeur; puis, s'emparant de son fusil, compagnon inséparable de ses courses matinales dans la forêt, il traverse à son tour la passerelle et se dirige vers le rendez-vous assigné.

A peine a-t-il disparu, qu'une tête émerge d'un fouillis de broussailles masquant une anfractuosité de la rive à pic, à quelques pieds de l'endroit où s'est tenue la conversion rapportée plus haut.

Cette tête, livide et haineuse, est suivie d'un corps musculeux et, trapu,—le tout appartenant à Gaspard Labarou.

—Ah! c'est comme ça!.... murmure-t-il avec un ricanement amer On verra bien si la fille de la victime va faire des mamours au fils de l'assassin.... Malheur à eux si!...

Le reste de la phrase est ponctué par un geste sinistre.

Et Gaspard s'élance dans la direction du nord, ne s'écartant pas toutefois de la rivière, qu'il a sans doute l'intention de franchir à gué dans quelque endroit connu de lui seul.

En effet, une dizaine d'arpents plus haut, il rencontre une mince épinette penchée au-dessus d'un endroit où la Kécarpoui, profonde et rétrécie, coule avec la rapidité d'un torrent.

Agile et fort, le sombre personnage, mettant son fusil en bandoulière, grimpe comme un chat jusqu'aux deux-tiers de sa hauteur.

L'arbre, mince et flexible, se courbe, se penche....

Gaspard, suspendu par les mains, lâche prise....

Il est sur l'autre rive.

Alors, il redescend vers la passerelle, mais cette fois en s'écartant légèrement de la rivière.

Arrivé au pied du cap, couronné d'un plateau boisé, où doivent se rencontrer les amoureux, Gaspard s'arrête.

Il est en nage.

Ses tempes battent la chamade. Le vertige le menace.

Il paraît chercher à reconquérir son calme et fait mine même de cacher là son fusil....

Ses mains à plat pressent son front brûlant....

Mais bientôt un éclair de rage froide passe dans ses yeux durs et, remettant son fusil en bandoulière, il commence l'ascension du cap!

C'est comme un sauvage, avec des précautions infinies, qu'il met on pied devant l'autre.

Pas une pierre ne roule.

Pas une motte de terre ne s'égrène.

Parvenu au niveau du plateau supérieur, Gaspard risque un coup-d'oeil à travers les rameaux épais.

Arthur est là, écartant le feuillage et interrogeant le versant adouci de son observatoire qui regarde la mer.

Se trouvant posté à, sa convenance là où il est, Gaspard ne bouge plus et attend.

Une demi-heure se passe.

Puis une heure.

Le soleil monte. L'ombre décroît.

Mais rien ne bouge, rien ne bruit, si ce n'est la rumeur éternelle des chutes et le vol rapide des oiseaux.

Soudain, à deux pas d'Arthur, le feuillage s'entr'ouvre et Wapwi paraît.

—Petit diable! fait le guetteur en sursautant, je ne t'ai pas entendu venir.... Eh bien, l'as-tu vue?

—Elle vient!.... répondit l'enfant. Wapwi a couru fort, fort... pour avertir petit père, qui sera content.

Oui, oui, bien content.... Merci! Maintenant, laisse-nous, petit. Retraverse la passerelle et va m'attendre de l'autre côté de la rivière. Si tu vois quelque chose de suspect, imite le chant du merle tu sais!

—Wapwi veillera et sifflera..

Et, dévalant avec une adresse de singe par la pente qu'il venait de gravir, le jeune Abénaki disparut en un clin-d'oeil.

Eût-il pris la direction opposé qu'il se fût heurté à Gaspard!

Mais le dieu des amoureux regardait ailleurs, probablement.

L'espion, remis de cette alerte, se dit k lui-même:

—Décidément, le diable est pour moi. Tenons bon!




X

LE RENDEZ-VOUS

Une vingtaine de minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles l'amoureux Arthur piétina sur place, bouillant à la fois d'impatience et de crainte.

L'entrevue qu'il allait avoir avec Suzanne acquérait, grâce aux événements des derniers jours, une importance capitale à ses yeux.

Depuis une semaine entière, en effet, la jeune fille était invisible pour lui.

Que s'était-il passé!

Pourquoi madame Noël, après avoir paru encourager ses amours avec Suzanne et même s'être prêtée de bonne grâce aux projets de mariage édifiés par les deux jeunes gens, avait-elle tout à coup, du soir au lendemain, changé complètement sa manière d'agir?....

Pourquoi Suzanne elle-même, l'air triste et les paupières rougies, lui avait-elle fait un geste d'adieu désespéré, la dernière fois qu'il l'avait aperçue dans une fenêtre du Chalet?...

D'où venait la mine soucieuse de sa mère, à lui, et la sombre préoccupation de son père, surtout depuis ces jours derniers?....

Autant de mystères à pénétrer.

Autant de problèmes à résoudre.

Arthur avait bien l'intuition que quelque chose se passait hors de sa connaissance et qu'il était le pivot autour duquel s'enroulait le fil de certains petits événements se succédant coup sur coup depuis quelques jours.

Mais quelle était la tête d'où sortait tout cela, la main mystérieuse qui tissait autour de son bonheur cette toile d'araignée dont les mille mailles guettaient chacun de ses pas?....

La veille au soir, seul avec sa soeur et ses parents, il avait ouvert son coeur à deux battants, narré par le menu l'histoire courte et naïve de ses amours; il leur avait fait part de son ardent désir d'épouser Suzanne, aussitôt la venue du missionnaire, en septembre prochain....

Mimie avait battu des mains....

La mère Hélène s'était détournée pour essuyer une larme....

Quant au père Labarou, plus sombre que jamais, il s'était promené longtemps dans la cuisine, sans répondre, puis avait fini par faire un geste résolu et dire:

—Il faut que cette situation s'éclaircisse et que la lumière se fasse! Pas plus tard que demain, mon fils, je me rendrai chez la veuve de Pierre Noël, et ton sort se décidera!

Arthur avait remercié son père et, au petit jour, couru sur le plateau boisé, dominant la passerelle, dans l'espoir d'avoir plus tôt des nouvelles, ou du moins de faire part à Suzanne de ses espérances.

Il en était là!....

Suzanne allait venir!!

Elle venait!!!

En effet, un pas léger froissait les feuilles sèches tapissant le flanc du cap....

Là ramure s'agitait;...

Une minute encore, et Suzanne parut!

Elle semblait fort animée, la belle Suzanne.

Ses joues rougies, l'éclat de ses yeux et la sueur qui perlait à son front disaient haut qu'elle avait couru et que l'émotion la dominait.

—Arthur! cher Arthur, fit-elle en tendant ses deux mains au jeune homme.

—Oh! Suzanne! ma Suzanne! vous voilà enfin! répondit Arthur, s'emparant des mains qui s'offraient et y collant ses lèvres.

—Quelle imprudence vous me faites commettre!

—Je ne vivais plus, Suzanne. Songez-y; ne plus vous voir!

—Et moi donc, est-ce que j'étais aux noces?... Ah! comme j'ai souffert!

—Pauvre Suzette! Là, vrai, vous avez pensé un peu à l'abandonné?

—Toujours, à chaque heure, à chaque minute....

—Et, cependant, vous vous cachez!.... Je ne puis vous voir! Votre mère me répond, à chacune de mes visites, que vous êtes souffrante, que vous naviguez sur la baie, avec vos frères, ou bien qu'elle ne sait pas.... Enfin, elle n'est plus la même, votre mère....

—Hélas!

—Vous voyez bien que j'ai raison, puisque vous en convenez....

—Il le faut bien, mon Dieu!

—Mais, enfin, Suzanne, pourquoi ce revirement complet?.... Qu'avons-nous fait de répréhensible?.... Vous savez comme nos intentions sont pures et quel respect accompagne notre mutuelle tendresse.

—Oh! Arthur, ce n'est pas là que vous trouverez la source de tout ce qui arrive.

—Vous savez quelque chose, Suzanne?

—Peut-être bien. Mais je ne suis pas sûre.... je pourrais me tromper.

—Parlez, parlez.

—Eh bien, ma mère a reçu une visite il y a une dizaine de jours.

—Une visite!.... D'ici, de la côte?

—Non, de Miquelon.

—Par quelle voie?

—Ce doit être par notre barque, car l'étranger accompagnait Thomas. Vous savez que mon frère a été toute une semaine au large, en compagnie de votre cousin Gaspard?....

—Je ne sais rien, Suzanne. En effet, Gaspard s'est absenté pendant de longs jours, sous prétexte d'une excursion de chasse au loin. Mais il est si bizarre, mon taciturne cousin, qu'on ne remarque plus, chez nous, ses frasques.

—Vous avez tort, Arthur. Quelque chose me dit que vous devriez, au contraire, ne pas le perdre entièrement de vue et même vous défier un peu de lui.

—De Gaspard!.... Qui peut vous faire croire?....

—Écoutez, Arthur....

Et Suzanne, baissant instinctivement la voix, se rapprocha davantage.

Puis elle détourna soudain la tête et prêta l'oreille.

—Avez-vous entendu? dit-elle.

—Non.

—On dirait quelqu'un s'agitant dans le feuillage.

Arthur jeta un rapide coup-d'oeil vers l'endroit où son cousin, dans sa cachette, avait sans doute fait quelque mouvement involontaire.

Puis, haussant aussitôt les épaules:

—Comme vous êtes nerveuse, Suzanne!.... Vous voyez du danger partout.

—C'est vrai, fit la jeune fille, reprenant sa position première. Moi, si vaillante d'habitude, je tremble, depuis quelque temps, à la moindre alerte.

—Cette fois, du moins, ce n'est rien: quelque écureuil qui prend ses ébats.

—Je vous disais donc: Défiez-vous de votre cousin; il a les yeux méchants....

—Ah! ah!

—.... Et je n'aime pas sa façon de me regarder.

—Vous êtes si belle!....

—Ne riez pas, Arthur. Ces jours derniers, me voyant les yeux rouges, il me dit avec un mauvais rire:

—Qu'avez-vous, Suzanne?

—«Rien qui vous concerne!» ai-je répondu brusquement.

—«Vous êtes-vous querellé avec votre amoureux?» a-t-il ajouté d'un air moqueur.

—«Ça ne vous regarde pas!» Et je lui ai tourné le dos. Mais je l'ai vu, dans une vitre de la fenêtre où je me trouvais, serrant les poings et faisant un geste de menace.

—Une vitre est un mauvais miroir, Suzanne!

—C'est possible, mon ami. N'en parlons plus et soyez prudent.

—Pour vous faire plaisir, je le serai. Mais revenons à votre visite de l'autre jour.

—De l'autre nuit!—car c'était la nuit.

—Soit.. Et qu'a fait ce visiteur nocturne?

—Il s'est enfermé avec ma mère pendant une heure et j'ai été emmenée dehors par mon frère, sous prétexte de ne pas troubler la conversation qu'ils eurent ensemble.

—Ah! diable! fit Arthur, très intéressé.

—Puis l'étranger est reparti, accompagné toujours de Thomas et de l'inséparable Gaspard.

—De sorte que vous ne savez pas quel était cet homme?

—Si... Ma mère m'a dit que c'était un vieil ami de mon défunt père.

—Que venait donc faire chez vous ce mystérieux personnage?

—Voilà précisément ce que je demande en vain à tous les miens, sans pouvoir obtenir d'autre réponse que celle-ci: C'est un parent éloigné, un ami de là-bas. Il faut le croire.

—Mais votre mère, elle,—votre mère qui vous aime tant, bonne Suzanne,—a dû vous donner quelques mots d'explications avant de vous soustraire à mes recherches.... je veux dire à ma vue.

—Pauvre mère, elle est toute bouleversée de ce qui arrive.... Mes questions semblent lui faire tant de mal!.... Elle se contente de répondre: «Chère Suzette, j'en suis chagrine autant que toi; mais tu ne dois plus voir ce jeune homme.... Un mariage est impossible entre vous.... Quelque chose de terrible vous sépare à jamais!»

—Qui ou quoi peut donc nous séparer, Suzanne?.

—Hélas!

—Votre mère vous l'a dit?

—Il l'a bien fallu; je l'ai tant suppliée!

—Et c'est?....

—Du sang!

Arthur, foudroyé, chancela.

Un moment, la tête penchée, les bras battants, il demeura immobile.

Mais il se secoua aussitôt.

—Adieu! Suzanne, fit-il virilement. Quand nous nous reverrons, je saurai s'il m'est permis de vous aimer.

—Et ce sera?... fit Suzanne, anxieuse.

—Demain matin, ici, à la même heure.

—Adieu donc! Arthur.... Ne désespérons pas.

Le jeune Labarou la vit disparaître par le sentier qu'elle avait pris pour revenir.

Un instant plus tard, lui-même redescendait la pente opposée, tout en murmurant:

—Puisse mon père effacer cette tache de sang qui nous sépare!

—Oui, comptes-y, mon bonhomme! disait en même temps, in petto, le cousin Gaspard, tout en se tirant, non sans peine, de sa cachette embroussaillée.

Puis le traître ajouta:

—Nom d'une baleine! quelle posture fatigante j'avais là! Tout de même, si j'ai mal aux jambes, mon cher cousin doit avoir mal au coeur, lui!

Et il se glissa derrière Suzanne, évitant avec soin de se laisser voir.




XI

LE MEURTRIER ET LA VEUVE

Environ vers six heures de cette même matinée, une légère embarcation traversait la baie, de l'ouest à l'est.

Elle atterrit en face du Chalet.

Un homme d'une cinquantaine d'années, barbe et teint bruns, chevelure grisonnante, sauta sur le rivage, où il s'occupa aussitôt à fixer solidement le grappin de l'embarcation.

Puis, cela fait, il se dirigea lentement, le front penché, vers le chalet, dont les murs blanchis à la chaux ressortaient, à une couple d'arpents du rivage, au milieu des arbres.

Arrivé en face de la porte d'entrée, regardant l'ouest, il frappa deux coups...

Une voix de l'intérieur répondit....

L'homme entra.

—Jean Lehoulier! s'écria la maîtresse du logis, en reculant de deux pas.

—Moi-même, Yvonne Garceau!

—Que voulez-vous?.... Que venez-vous faire ici?....

—Je viens dire à la veuve de Pierre Noël: Oublions tous deux la scène du 15 juin 1840 et ne faisons pas porter à nos enfants le poids des fautes de leurs pères.

La veuve étendit très haut son bras amaigri et s'écria avec une sombre énergie:

—Moi, pardonner au meurtrier de mon époux, du père de mes enfants!.... Jamais!

—Écoutez-moi....

—Pourquoi vous écouterais-je?... Quelle justification pouvez-vous m'offrir?... Allez-vous rendre la vie à mon homme, que vous avez tué à coups de couteau?

Et la veuve, les yeux flamboyants, les poings serrés, fit un pas vers son interlocuteur.

Celui-ci, calme et triste, ne bougea pas et reprit de sa même voix humble:

—Yvonne, je pourrais ici faire appel aux souvenirs de notre jeunesse, à tous deux, de cette époque où, libres encore, nous nous aimions et avions décidé de nous unir par les liens sacrés du mariage; je pourrais évoquer ces jours de larmes où l'on nous força de renoncer l'un à l'autre,—vous parce qu'un prétendant, plus riche s'offrait, moi parce que le service maritime me réclamait dans les cadres.... Mais ce n'est pas à la générosité de vos sentiments que je viens livrer assaut, par surprise: c'est à votre conscience d'honnête femme, c'est à votre coeur de mère que je veux frapper.

—Une mère peut-elle pardonner à celui qui rendit ses enfants orphelins?

—Une mère pardonne tout pour le bonheur de ses enfants.... Et, d'ailleurs, Yvonne Garceau, le Fils de Dieu lui-même n'a-t-il pas demandé à son Père la grâce de ses bourreaux?

—Le Fils de Dieu avait la force d'En-Haut. Moi, faible femme, je suis impuissante.... Cette scène de meurtre me poursuit, me hante nuit et jour, depuis douze ans.... Et, tenez, au moment même où je vous parle, je la vois; j'y assiste; je vous entends vous écrier:

—Ah! misérable traître, après m'avoir pris la femme que j'aimais, tu voudrais encore me voler ma réputation d'homme d'honneur, en m'accusant de tricher au jeu!.... Eh bien, meurs donc, et puisse ta femme ne pas te survivre!.... Car ce sont là vos propres paroles, Jean Lehoulier! Celui-ci ne broncha pas.

Élevant seulement la main avec solennité:

—Femme, dit-il, on vous a trompée, odieusement trompée!.... Quelques-unes des paroles rapportées sont vraies,—les premières! Les autres n'ont pas le sens commun.

La veuve fit un geste pour protester.

Mais Jean continua, sans le remarquer:

—La querelle entre nous n'a pu commencer comme vous dites, puisque jamais je n'ai touché une carte de ma vie.... Nous ne jouions donc pas. Mais nous étions un peu gris,—Pierre surtout,—et vous vous souvenez comme il était jaloux, le pauvre homme, une fois dans les vignes....

—Oh! bien à tort, vous ne l'ignorez pas.... murmura la veuve, en jetant un rapide regard à son premier amoureux.

—Sans doute, Yvonne; mais, comme tous ses pareils, il n'en était pas moins intraitable sur ce chapitre, quand il avait son plumet! Si bien que, ce soir-là, il m'accusa devant tous les camarades de ne rechercher son amitié que pour mieux le tromper....; de profiter de ses absences pour m'introduire nuitamment chez vous; bref, de le déshonorer ni plus ni moins.... Était-ce vrai, cela?

—Vous savez bien que non.

—C'est ce que je cherchai à faire pénétrer dans sa cervelle en feu. Mais, «va te faire lan-laire!» il n'entendait plus rien, gesticulant, criant, me mettant le poing devant la face et piétinant autour de moi, comme un furieux. Jamais je ne l'avais vu ainsi. Je faisais mille efforts pour conserver mon sang-froid, reculant, tournant en cercle, afin de l'empêcher de me frapper.

«Les camarades regardaient, chuchotant entre eux, sans toutefois intervenir.

«Je protestais toujours, évitant à dessein de hausser ma voix au diapason de la sienne. Mais tout de même, la moutarde me montait au nez. J'avais des bouffées de colère, des envies folles de cogner.

«Il vint un moment où, fou de rage, ivre de vin, Jean se rua sur moi, son couteau au poing.

«Je tirai aussitôt le mien de sa gaine, tout en parant machinalement du bras gauche.

«C'est en cherchant ainsi à me protéger, que j'éprouvai à, l'avant-bras cette sensation inoubliable de froid, bien connue de tous ceux oui ont reçu des coups de couteau.

«La lame avait passé entre les deux os et ne s'était arrêtée qu'au manche.

«Je poussai un cri de rage et frappai à mon tour, sans voir,—car un nuage de sang faisait tout danser autour de moi.

«Mon adversaire tomba, et il se fit une grande rumeur dans l'auberge.

«Des amis m'entraînèrent....

«Vous savez le reste. La veuve ne disait plus rien.

Le front penché, les yeux sombres, elle semblait évoquer, par la puissance du souvenir, cette scène d'auberge où son homme fut couché sanglant sur le carreau.

Deux ou trois minutes durant, elle garda ce silence farouche.

Puis elle releva la tête et, regardant son interlocuteur bien en face:

—Jean Lehoulier, dit elle avec une froide énergie, vous mentez!

—Madame!....

—Vous mentez, vous dis-je!....

—Yvonne!

—Et, la preuve que vous mentez, je vais vous la donner. Attendez une minute.

Pierre ouvrait des yeux ébahis.

Mais la veuve avait disparu par la porte d'une chambre à coucher,—la sienne,—ouvert un vieux bahut et y fouillait avec ardeur.

Au bout de quelques instants, elle reparaissait, tenant un papier plié en forme de lettre.

Elle courut aussitôt à la signature et la mettant sous les yeux de son ancien fiancé de là-bas:

—Reconnaissez-vous ce nom?

—Sans doute: Robert Quetliven!

—Eh bien, écoutez bien ce qu'il m'écrit:

SAINT-PIERRE ET MIQUELON, ce 26 juillet 1852.

MADAME VEUVE PIERRE NOEL, Côte du Labrador,

Madame et vieille amie,

J'apprends que vous êtes sur le point de marier votre fille Suzanne avec le fils de Jean Labarou, votre voisin de la baie Kécarpoui. Je le regrette beaucoup pour les deux jeunes gens, mais ce mariage ne peut se faire. Votre défunt mari, assassiné méchamment, il n'y a pas encore une éternité, se lèverait de sa tombe pour se jeter entre les deux futurs conjoints.

Vous ne comprenez pas!...

Eh bien, apprenez, ma pauvre amie, que ce Jean Labarou dont le fila courtise votre fille Suzanne n'est autre que Jean Lahoulier, qui tua votre mari, par pure rancune, dans l'auberge des Mathurins Salés, sur le port de Saint-Pierre, il y aujourd'hui douze ans et quelques semaines...

Mon devoir est fait. Que Dieu vous donne la force de ne pas faillir au vôtre,

ROBERT QUETLIVEN.

—Cette lettre est une infamie! s'écria Jean Labarou,—à qui nous conserverons ce nom, comme lui le porta toujours, du reste.

—Quoi! ne dit-elle pas la vérité? riposta la veuve.

—Sur ce point seulement: que c'est bien ma main qui a tué Pierre Noël! Mais c'est dans le cas de légitime défense, après avoir usé de tous les moyens de persuasion pour l'apaiser, après avoir subi patiemment toutes sortes d'injures.... Encore, quoique abîmé par sa langue méchante, j'aurais patienté, je serais sorti, sans ce traître coup de couteau qui me fit voir rouge.... Mon bras a frappé, mais ma volonté n'y était pour rien. C'est la douleur physique, produite par l'horrible blessure reçue sans m'y attendre, qui est cause du malheur arrivé.... Voyez, femme!.... J'en porterai les marques toute ma vie!

Et, retroussant la manche de son habit, Labarou montra à la veuve son avant-bras nu où deux cicatrices indélébiles tranchaient, par leur blancheur livide, sur le ton bruni de la peau.

La veuve ouvrit de grands yeux et fit un geste.

Jean Labarou rabattit sa manche et continua:

—Ah! Yvonne, comme j'ai regretté ce fatal moment d'oubli, ce mouvement involontaire qui poussa ma main armée droit au coeur de mon ami, Yvonne, vous le savez, en dépit de ses défauts!—Mais il est des instants, dans la vie humaine, où la chair se révolte contre l'esprit, où le nerf est plus prompt que la volonté.

J'ai subi les conséquences de ce réveil intermittent de la bête dans l'homme....

Suis-je donc si coupable, après tout?

La veuve ne répondit pas, tout d'abord.

Elle se calmait. Elle paraissait ébranlée.

L'homme qui lui parlait, elle l'avait connu jadis. Jeune et bon, plein d'honneur, incapable de déguiser la vérité.

Les années en blanchissant sa tête en avaient-elles fait un menteur et un lâche?

C'était impossible.

Le mensonge, dans la bouche d'un coupable, n'a pas de ces accents émus qui vont au coeur; la parole, non appuyée d'une conviction chaleureuse, ne saurait arriver au plus intime de l'être, comme la voix do Jean Lehoulier l'avait fait.

Au fond de son coeur, elle sentait se réveiller, pour l'homme d'honneur incliné devant elle sous le poids d'un souvenir bien malheureux, mais non coupable, cette indulgence attendrie qu'éprouvent les gens mûrs lorsqu'en fouillant dans les cendres du passé, il leur arrive d'en voir quelque étincelle non encore éteinte....

Relevant enfin la tête, elle regarda Jean Lehoulier bien en face et dit d'un ton très calme:

—Jean Lehoulier je vous crois!.... Les choses ont dû se passer comme vous les racontez....

—Merci, Yvonne! Merci pour nos enfants qui s'aiment, interrompit le père d'Arthur.

—.... Mais, continua la veuve, si je vous crois, moi, d'autres feront-ils comme je fais? Mes fils, que vont-ils penser?... Ma fille, elle-même....

—C'est juste, voisine: vous voulez des preuves?

Songez, Jean, que Robert Quetliven ne m'a pas écrit de Saint-Pierre même.

—Et d'où vous a-t-il donc écrit, Yvonne?

—D'ici même.

—D'ici?.... Il est donc venu?

—Ne le saviez-vous pas?

—Je savais que quelqu'un de là-bas est, en effet, débarqué, il y a une quinzaine de jours, en compagnie de votre fils Thomas et de mon neveu Gaspard. C'était donc lui?

—C'était lui; et c'est après une longue conversation sur le malheureux événement qui a divisé nos deux familles, que nous en sommes arrivés à la décision qu'il m'écrirait cette lettre... «Avec ce papier, disait-il, vous n'aurez aucune difficulté à convaincre votre voisin qu'une alliance est impossible entre les Noël et les Lehoulier.»

—En effet, madame, les choses se fussent-elles passées comme ce Quetliven les arrange,—pour un but que je ne devine pas bien encore,—que je serais le premier à dire à mon fils: «Embarque-toi, mon gars, et va un peu là-bas faire ton tour de France.»

«Mais je ne veux pas que cet enfant souffre à cause de moi.... Aussi, prévoyant ce qui allait arriver, ai-je pris mes précautions.... Le missionnaire qui doit nous visiter cet automne,—c'est-à-dire dans un mois au plus,—vous apportera la preuve que les choses se sont bien passées telles que je viens de les raconter.

—Et cette preuve?....

—Ce sera le témoignage du mort lui-même!

Là-dessus, Jean Lehoulier salua respectueusement la veuve de Pierre Noël et se retira.




XII

OU GASPARD ÉPROUVE UNE SURPRISE DÉSAGRÉABLE

Cette journée devait être fertile en événements.

On eût dit vraiment que Cupidon essayait un arc nouveau et des flèches dernier modèle, faisant des blessures incurables.

Vers le milieu de la traversée de la baie, Jean Labarou croisa, à quelques arpents de distance, un canot d'écorce, à la fois solide et léger, qu'une jeune fille «pagayait» avec une sûreté de main incomparable.

—Mais c'est Mimie! se dit le père, un peu étonné.

Puis, mettant les deux; mains autour de sa bouche pour mieux diriger sa voix, il héla:

—Ohé! là, du canot!

—C'est vous, père?.... répondit-on, pendant que l'aviron s'immobilisait, appuyé sur le plat-bord.

—Oui, c'est moi. Où vas-tu, comme cela, toute seule, dans cette coquille de noix?.... Ce n'est guère prudent!

—Oh! soyez tranquille, père: je reviendrai tout à l'heure saine et sauve. Je vais voir seulement si ce galopin de Wapwi n'est pas quelque part par là....

—Je ne l'ai pas vu. D'ailleurs, je parierais un beau trois-mâts contre un méchant «sabot» de Quimper, en Bretagne, que ce n'est pas Wapwi qui te fait courir la haie.

Les deux embarcations s'étaient; rapprochées.

Aussi la jeune marinière put-elle répondre en baissant la voix:

—Vous gagneriez, père.... Ne parions pas. C'est à Gaspard que j'en ai.... Oh! une toute petite surprise que je veux lui causer! Mais il faut que je mettre la main dessus, d'abord, et, pour cela, on a besoin de se lever matin, vous le savez....

—Tu me dis cela d'un air drôle, petite Mimie! Que se passe-t-il donc?.... Serais-tu mécontente de ton cousin, ma fille?... Est-ce qu'il te ferait des traits, par hasard?

Et Jean Labarou, malgré ses propres préoccupations, jeta un long regard sur le beau et pâle visage de sa fille.

Un double éclair jaillit des yeux de Mimie, qui se contenta de dire:

—Peut-être!.... Mais laissons là Gaspard et parlons un peu de mon frère Arthur.—Vous avez vu Mme Noël?

—Oui.... Nous nous sommes expliqués.... Tout ira bien de ce côté-là, j'espère. Nous en causerons avec ta mère.

—Ah! que je suis contente, petit père!.... Ce pauvre Arthur, il me faisait tant pitié avec son gros chagrin!.... Allons! puisque c'est comme ça, je me sauve vite, pour revenir encore plus vite. Bonjour, père. A tantôt!

—A tout à l'heure, ma fille.

Chaloupe et canot reprirent leur course en sens contraire et ne tardèrent pas à se trouver hors de portée de la voix.

La chaloupe traversa en ligne directe et s'en alla prendre terre à son petit havre accoutumé, près de l'habitation Labarou.

Quant au canot, au lieu de poursuivre sa course dans la direction du Chalet, qui lui faisait face, il obliqua vers le nord, longeant la rive surélevée, toute enguirlandée de frondaisons touffues, qui traînaient jusque dans la mer, et disparut tout à coup au fond d'une petite anse, rendue invisible par les rameaux épais entre-croisés en voûte à quelques pieds de la surface de l'eau.

Une fois là, plus rien!

Gens de mer et gens de terre eussent été bien empêchés de dénicher l'embarcation et son capitaine enjuponné.

Mimie Labarou attacha son esquif à une branche de saule et attendit, debout, fouillant de ses grands yeux bleus tout remplis d'éclairs la saulaie bordant la rive.

Quoique fort épais à hauteur d'homme, ce rideau d'arbustes, dépourvu de feuillage à quelques pouces du sol, permettait au regard de pénétrer jusqu'au Chalet des Noël, à deux ou trois cents pieds de là.

Pendant une dizaine de minutes, la jeune fille demeura ainsi immobile, les yeux fixés dans la même direction.

Là demeurait sa rivale,—celle qui, tout en étant fiancée d'Arthur, n'en menaçait pas moins son bonheur, à elle.

Car Mimie le sentait bien, Gaspard lui échappait insensiblement.... Un magnétisme étrange l'attirait de ce côté de la baie.... En dépit de ses protestations d'amour, des ses élans passionnés, de ses serments même, quelque chose de vague semblait paralyser la langue de son cousin.... Ils ne se parlaient plus avec le même abandon.... Les querelles surgissaient à propos de tout et de rien.... Bref, Mimie était déjà assez femme, pour deviner que le coeur de son amoureux n'allait pas tarder à lui glisser entre les doigts, si elle n'y mettait bon ordre.

Et elle se sentait vraiment de caractère à le faire, l'indolente mais énergique Mimie!

Voilà pourquoi, secouant enfin son apathie, elle était entrée, ce matin-là, sur le sentier de la guerre.

Wapwi, prévenu dès la veille, devait la rejoindre, aussitôt libre.

C'est lui qu'attendait donc la jeune fille.

Une demi-heure s'écoula.

Les coqs chantaient près de l'habitation des Noël, et les oiseaux prenaient leurs ébats à travers la saulaie.

Mais, de voix humaines, point.

Tout semblait dormir.

Soudain, un bruit léger se fit dans le feuillage, une respiration rapide haleta aux oreilles de la guetteuse, et Wapwi encadra sa face cuivrée entre deux rameaux doucement écartés, à deux pouces au plus de son oreille.

—Tante Mimie, dit-il rapidement, ne bougez pas, ne parlez pas; il vient!

—Ah! C'est toi.. petit sauvage!... On n'arrive pas de pareille façon,... m'as fait une peur!

Effectivement était toute transie, la pauvre fille. Mais, se remettant aussitôt:

—Tu l'as vu?

—Je le suis depuis tantôt.

—D'où vient-il?

—Il espionne petite mère Noël.—Il est méchant l'oncle Gaspard.

—Ainsi c'est pour cette fille qu'il court les bois du matin au soir? dit amèrement Mimie, sans relever la dernière observation.

Wapwi fit un haut-le-corps qui voulait dire clairement: «Dame, tu devais bien t'en douter!»

Puis prêtant un instant l'oreille, il saisit le bras de sa compagne:

—Chut! fit-il, les voilà tous deux!

—Je veux voir et entendre.

Et la jeune fille, aidée du petit sauvage, sauta aussitôt sur la berge de la saulaie, très épaisse à cet endroit de la rive, et fit quelques pas à travers l'enchevêtrement de la végétation.

Puis Wapwi, qui servait de guide, s'arrêta et se blottit derrière un gros hallier, invitant, par une pression énergique de la main, sa compagne à l'imiter.

Le sentier, conduisant des chutes au Chalet, passait à quelques pieds de là.

Deux voix, l'une railleuse et claire, l'autre suppliante et sourde, alternaient dans le silence environnant.

—Ainsi, disait la voix railleuse, cette belle passion vous est venue comme cela tout d'un coup, en apprenant ce que vous appelez mon malheur?....

—Ne riez pas, Suzanne!... répliquait l'organe funèbre,—celui de maître Gaspard,—quand je vous ai vue, vous si belle, courir ainsi vers une destinée terrible, j'ai tremblé pour vous, d'abord; puis la pitié m'est venue.... Et, comme de la pitié à l'amour il n'y a qu'un pas, je l'ai vite fait ce pas....

—Vous avez de si bonnes jambes, monsieur Gaspard!

—Avez-vous le courage de rire en un pareil moment?

—En vérité, je devrais plutôt pleurer, peut-être? Le fait est, futur cousin, que si réellement un ruisseau de sang me séparait, comme vous l'affirmez, de mon fiancé Arthur, je n'aurais pas, moi, la jambe assez longue pour le franchir. Mais, tranquillisez-vous, monsieur Gaspard, votre ruisseau de sang n'est qu'un tout petit filet, que beaucoup d'amour et de foi chrétienne effaceront bien vite....

—Ce serait une horreur, Suzanne, une alliance entre bourreau et victime!

—Là! là! monsieur Gaspard, ne faites pas tant de zèle et laissez-nous mener notre barque à notre guise. Quant à votre amour si désintéressé et si charitable, gardez-le pour ma belle-soeur, cette chère Mimie, qui le mérite bien plus que moi.

—C'est là votre dernier mot, mademoiselle? fit Gaspard menaçant.

—C'est mon dernier mot, monsieur!

—Peut-être changerez-vous d'avis bientôt...

—Que voulez-vous dire?

—Rien autre que ce que je dis, Suzanne Noël. Sur ce, je voua souhaite le bonsoir.

—Adieu, monsieur.

Gaspard fit un pas pour s'éloigner. Mais il avait encore une vilenie sur le coeur:

—A propos, dit-il en persiflant, je ne veux pas, vous savez, que mon cousin vous donne mon nom de Labarou, qui est un nom honnête, celui-là. C'est madame Lehoulier, entendez-vous,—un nom taché du sang de votre défunt père,—que vous vous appellerez, une fois mariée.

—Méchant! murmura Suzanne avec dégoût.

—Canaille! cria une autre voix, éclatante celle-ci, qui fit tressaillir Gaspard.

Et, avant qu'il eût eu le temps de se reconnaître, Euphémie Labarou, ses beaux cheveux crêpés flottant sur le cou, ses grands yeux bleu d'acier étincelants, tombait debout devant lui.

—Mimie! s'écria Gaspard, reculant d'un pas.

—Et bien, oui, c'est moi!.... Répète un peu ce que tu viens de dire, grand lâche!

Et, comme le cousin ahuri ne desserrait plus les dents, Euphémie Labarou, se retournant vers Suzanne, lui dit en lui prenant les mains:

—Mademoiselle Suzanne, c'est ma sainte patronne, à coup sûr, qui m'a conduite ici.... Je ne vous aimais pas beaucoup; j'avais dea préventions contre vous, à cause de ce garnement-là... Mais, maintenant que je vous ai vue, et surtout entendue, je vais vous chérir comme une soeur.—Le voulez-vous?

Pour toute réponse, Suzanne se jeta dans les bras de Mimie, et les deux jeunes filles s'embrassèrent plusieurs fois.

Ce qui provoqua chez Wapwi un tel sentiment de plaisir, que le petit sauvage se prit à pirouetter sur les mains et les pieds, comme un vrai clown de cirque.

Gaspard seul ne prit aucune part, cela se conçoit, à l'allégresse commune. Il fit même mine de s'éloigner. Mais Mimie le cloua net sur place, en disant d'un ton qui n'admettait pas de réplique:

—Gaspard, ne t'avise pas de te sauver.... Je t'emmène avec moi, tu sais!

Et tel était l'étrange magnétisme exercé par cette singulière fille, que le cousin courba la tête, sans même répliquer.

Il est vrai qu'un éclair de fureur, aussitôt réprimé, illumina un instant ses traits durs.

Mais personne ne s'en aperçut, car les jeunes tilles échangeaient leurs adieux.

—Ne vous préoccupez de rien, Suzanne, disait Euphémie Labarou.... J'ai rencontré mon père, tout à l'heure, sur la baie.... Il revenait d'une entrevue avec votre mère....

—Vraiment? interrompit l'autre.

—Et il m'a dit, continua Mimie: «Tout ira bien!»

—Il a vu ma mère: ah! que je suis heureuse!

—Espérons, Suzanne, et au revoir!

—Oui, petite soeur, au revoir!

Euphémie et Gaspard se dirigèrent vers le canot, sans échanger une parole.

Gaspard s'étendit nonchalamment à l'avant, laissant à la capitaine Mimie le soin de manier l'aviron.

Quant à Wapwi, avant de retenir par la passerelle, en haut des chutes, il voulut prendre congé à sa façon de Mlle Noël,—c'est-à-dire en frottant la main de la jeune fille contre sa joue.

Mais Suzanne le dispensa de ce cérémonial abénaki, en lui donnant tout bonnement deux gros baisers, bien retentissants, sur les joues et lui disant:

—Va, cher petit, vers ton maître, et raconte-lui ce que tu as vu.

—Oui, petite mère; et Wapwi lui dira aussi que tu as embrassé un.... sauvage.

Cela dit, Wapwi, tout fier de son esprit, détala en riant silencieusement.

Suzanne fit de même, mais avec moins de retenue.

Elle riait encore en arrivant au Chalet.

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