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Un drame au Labrador

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XIII

LE GUET-APENS ORGANISÉ

Tout dormait chez les Labarou.

La nuit, faiblement éclairée par un mince croissant de lune, était sonore,—si l'on peut employer ces deux mots pour rendre le grand silence de la nature endormie, traversé seulement par le monotone mugissement des cataractes.

Deux heures venaient de sonner.

La fenêtre d'une sorte d'appentis, adossé au mur d'arrière de la maison, s'ouvrit doucement, et une tête brune, coiffée d'une casquette de loup-marin, surgit de l'entre-bâillement.

Cette tête tourna à droite, tourna à, gauche et se dressa même en l'air, inspectant, écoutant, se rendant compte enfin de tout ce qui pouvait tomber sous deux de ses sens principaux: la vue et l'ouïe.

Satisfait en apparence de son investigation, le propriétaire de la susdite,—maître Gaspard, s'il vous plaît,—mit un pied sur l'appui de la fenêtre et, fort légèrement, ma foi, sauta au dehors, sur le gazon.

Puis il referma silencieusement la fenêtre et s'éloigna à pas de loup.

Arrivé près d'un hangar, servant de remise pour les agrès, seines à pêche, outils de charpentier, etc., notre homme y pénétra, pour en sortir aussitôt avec une hache et une égohine.

Puis jetant un dernier coup-d'oeil sur l'habitation plongée dans le sommeil, il partit d'un pas relevé, courbant le dos, se faisant petit comme un malfaiteur.

Une fois sous bois, loin de toute oreille indiscrète, Gaspard se départit un peu de sa rigidité habituelle, ou plutôt il releva son masque.

Dans la forêt, il était chez lui, et les sapins à aspect de saules pleureurs devenaient ses confidents.

-Nom de nom—de nom—d'une vieille baleine morte de la pituite!.... grommelait-il, en voilà une journée pour toi, mon vieux Gaspard!... Tes plans déjoués!.... Un voyage aux Iles pour rien, l'oncle Jean devenu un petit saint aux yeux de la mère Noël, et, par-dessus tout, toi, vieille bête, surpris comme un écolier en flagrant délit de trahison amoureuse par cette infernale Mimie, à qui le diable.... ou moi tordrons le cou un de ces jours!... Voilà, ton bilan, mon bonhomme!

Et, courbant la tête, Gaspard se remémorait les désastres subis la veille, en ce jour marqué d'une pierre noire.

—Oh! cet Arthur, grommelait-il, quel obstacle dans mon chemin!... S'il n'était pas là, Suzanne m'aimerait, peut-être! Oui, elle finirait par m'aimer, à coup sûr.... J'en ferais tant pour elle!... Je braverais les colères du Golfe: le vent, la mer, la foudre, n'importe quoi!... J'irais lui tuer des ours jusqu'à la baie d'Hudson, pour le seul plaisir de lui en offrir les peaux....

Mais il y a Arthur, le fils de mes bienfaiteurs.... Mes bienfaiteurs!.... Hé! qu'est-ce qu'ils ont donc tant fait pour moi, après tout, cet oncle et cette tante?.... Est-ce que je ne leur rends pas cent fois, en travail, le pain que je mange à leur table?

Quant à Arthur, parlons-en de ce mignon, de ce préféré pour qui rien n'est trop bon!....—«Arthur, prends garde à ceci, prends garde à ça!.... Ne va pas attraper une fluxion par ce brouillard humide!.... Laisse ton cousin porter ce fardeau: c'est trop pesant pour toi!.... Gaspard, mon garçon, veille bien sur lui; il est si délicat!»....—Voilà les recommandations que j'entends tous les jours.

J'en ai assez!.... J'en ai trop!.... L'ai-je un peu rongé, mon frein, depuis des années!.... Un orphelin, un enfant sans père ni mère, ça ne compte pas!.... Trop heureux quand on ne le laisse pas crever de faim!...

Et le malheureux, ingrat et lâche, prenait ainsi plaisir à se forger des griefs imaginaires contre ses parents adoptifs, dans l'espoir d'endormir sa conscience et de colorer de prétextes trompeurs le sinistre projet qu'il allait accomplir!

Il marchait toujours, cependant.

Le bruit des chutes grandissait, s'enflant des échos prolongés qui roulaient dans la vallée de la Kécarpoui.

Bientôt, ce fut un tonnerre ininterrompu et très impressionnant, par une nuit comme celle-là.

Gaspard, après avoir gravi diagonalement la pente douce des premiers contreforts de la masse montagneuse, venait de déboucher sur la rive droite de la Kécarpoui.

Devant lui, mais bien plus bas, le tronc d'arbre servant de passerelle laissait traîner dans l'eau tourbillonnante l'extrémité des branches de sa face inférieure....

Au-delà du torrent, le cap du Rendez-Vous,—ainsi baptisé par l'amoureux jaloux lui-même,—dressait ses hautes assises, hérissés de buissons de sapins et couronné de conifères épais.

Le premier regard du nocturne visiteur fut pour la passerelle; le second pour le plateau.

—C'est là qu'ils viendront, au petit-jour,—se dit-il avec rage,—se moquer de ce pauvre Gaspard, enlevé hier par une jeune fille contrefaite Car elle l'est, Contrefaite, cette infernale Mimie, en dépit de son beau visage!.... Quelle humiliation, tonnerre de Brest!... et comme j'ai dû paraître sot aux yeux de la fière Suzanne!.... Ah! mademoiselle Mimie, que vous allez donc me payer cher ce triomphe d'une heure et cet ascendant, aussi ridicule qu'inexplicable, qui fait de Gaspard Labarou un petit garçon craintif quand vous êtes là!.... Aujourd'hui, fière Mimie,—que dis-je? dans quelques heures,—«vos beaux yeux vont pleurer», comme dit la chanson de Malbrough; le cadavre de votre frère, broyé dans les chutes, ira peut-être s'échouer devant votre porte, à moins que ce ne soit en face du chalet de sa fiancée!....

Ici, Gaspard, tout en se disposant à s'engager sur la passerelle, parut avoir réellement sous les yeux le spectacle des deux femmes au désespoir contemplant un corps sans vie.

Et cette vision au lieu de le taire revenir sur une décision infernale, l'affermit au contraire dans son projet.

—Allons! fit-il avec une sombre résolution, c'est dit!.... Un quartier de roc, comme j'en vois un, là, dans le lit de la rivière, aura roulé du haut du cap et fêlé le tronc d'arbre, pendant la nuit. Ce sera un accident, du reste. A l'oeuvre, Gaspard: il ne faut pas que la belle Suzanne appartienne à un autre que toi. Non, cela.... Plutôt la mort!

Et, résolument, il gagna le milieu de la passerelle.

Arrivé là, il déroula de sa ceinture une longue ficelle, armée d'un plomb de sonde à l'une de ses extrémités.

Laissant tomber le plomb dans un remous, où l'eau ne faisait que tourner en cercle, il mesura exactement la distance entre le fond solide et la passerelle.

Puis, faisant un noeud à la ficelle, il revint sur ses pas.

Cherchant alors des yeux autour de lui, il avisa bientôt une jeune et mince épinette, haute d'une vingtaine de pieds, qu'il abattit et ébrancha avec sa hache.

Il la coupa à la longueur voulue, après avoir pris ses mesures sur sa ficelle.

Puis il regagna le milieu du tronc d'arbre.

Plongeant alors un des bouts de la perche, préparée un instant auparavant, dans l'eau du torrent, il assujettit l'autre sous la passerelle, comme un pilotis.

—Comme cela, dit-il, je ne serai pas exposé à ce que ce maudit pont se rompre sous mon propre poids, pendant que je serai à la besogne.

Enfin commença l'oeuvre infernale.

Couché à plat-ventre, Gaspard scia avec son égohine la face de la passerelle regardant l'eau, ne laissant intacte qu'une épaisseur suffisante pour empêcher l'arbre de se rompre par son seul poids.

Puis, revenant en arrière, il contempla son travail.

Rien n'était visible, naturellement.

Le mince trait de scie disparaissait complètement aux regards, à quelques pieds de distance.

Quant au pilotis protecteur, il avait disparu dans le cousant aussitôt que le poids du sinistre ouvrier eut cessé de faire peser la passerelle sur lui.

Tout allait bien.

Le guet-apens était supérieurement organisé.

L'oeuvre de mort allait réussir!

Gaspard Labarou eut un sourire de démon et reprit le chemin de son lit, disant:

—Maintenant, mon tourtereau, tu peux aller rejoindre, ta tourterelle. Seulement, tu n'en reviendras pas!




XIV

DANS LE TORRENT

Au petit jour,—c'est-à-dire vers six heures environ,—un jeune homme à l'air éveillé, à la mine joyeuse, suivi d'un gamin d'une quinzaine d'années, escaladait les pentes rocheuses et maigrement boisées qui servent d'arrière-plan à la baie de Kécarpoui.

Les deux promeneurs se dirigeaient vers la passerelle.

C'était Arthur Labarou, flanqué de l'inséparable Wapwi.

Tous deux paraissaient de fort bonne humeur et devisaient gaiement.

La matinée était belle; les oiseaux chantaient; le soleil, d'un beau rouge-feu, répandait sur le paysage cette clarté douce des premières heures du jour, tiédissant à peine la fraîcheur balsamique émanée, pendant la nuit, des arbres résineux de la forêt.

—Petit, la vie est bien belle parfois! disait Arthur.

—Oui, oui, bonne, la vie, le matin, quand il fait soleil!.... répliquait l'innocent Wapwi.

—Enfant!.... tu ne vois, toi, que par les yeux de la tête. Mais, moi, c'est par les yeux du coeur que je regarde en ce moment, et je vois de bien jolies choses, va!

Wapwi, un peu étonné, promenait sa vue perçante tout autour de lui: sur les croupes des collines mouchetées de verdure, sur le vaste golfe où le roi de la lumière jetait une poussière d'or et jusque dans les gorges sinueuses de la rivière, d'où montaient lentement des brouillards irisés.

Il n'apercevait que le panorama accoutumé, qui valait certes bien la peine d'être admiré, mais qui ne l'émouvait pas autrement, l'ayant eu tant de fois sous les yeux.

De guerre lasse, il se résigna à garder le silence et à s'avouer que «petit père» Arthur était bien mieux doué qu'un enfant abénaki, puisqu'il possédait deux jeux d'organes visuels: l'un en dehors, l'autre en dedans.

Le jeune Labarou observait, en souriant, le travail d'esprit auquel se livrait son compagnon.

Voyant que celui-ci n'arrivait à aucun résultat et ne comprenait toujours pas, il lui dit, en lui tapant légèrement sur la joue:

—C'est inutile, petit, ne cherche plus: tu ne trouveras rien, étant trop jeune pour avoir éprouvé le sentiment qui me fait voir tout en beau grâce aux yeux de mon coeur: cela s'appelle l'amour!

—L'amour! l'amour! répéta l'enfant. C'est donc ça, petit père, que tu as dans le coeur pour petite mère?

—Justement, mon fils! Tu y es! s'écria Arthur, riant cette fois tout de bon.

—Wapwi aussi l'aime bien, mère Suzanne! dit entre haut et bas l'enfant: elle a mis sa bouche couleur de rosé sur les joues d'un petit sauvage.... Bonne, bonne, petite mère Suzanne!

—Oh! oui, va! fit chaleureusement l'amoureux Arthur: bonne autant que belle!

Puis il ajouta, songeur:

—C'est drôle, tout de même.... Cet enfant aime réellement Suzanne autant que je l'aime moi-même.... Seulement, ce n'est pas comme moi!

Ainsi devisant, les deux promeneurs arrivèrent à la passerelle.

Tout y était en ordre ou, du moins, paraissait tel.

Mais, au-dessous, le torrent, grossi par les pluies de quelques jours auparavant, avait les allures désordonnées d'une véritable cataracte.

Les basses branches du tronc de sapin couché en travers trempaient dans le courant, qui leur imprimait un mouvement de va-et-vient régulier, quoique assez inquiétant.

Pour le quart-d'heure, Arthur se moquait bien de ces oscillations!

Ayant levé les yeux vers la cime du cap, en face, il avait entrevu un mouchoir blanc agité par une main de femme....

En avant donc!

Il s'élança....

Mais il n'avait pas fait la moitié du trajet, que la passerelle se rompit par le milieu et s'abîma dans le torrent.

Deux cris dominèrent un instant le tapage des eaux heurtées: l'un poussé par une voix de femme,—cri de terreur! l'autre par un organe masculin,—clameur d'agonie!

Puis... l'éternelle chanson des chutes!

Les voix humaines s'étaient tues.

Le gouffre entraînait sa victime.

Où était donc Wapwi, le dévoué enfant des bois?

Allait-il laisser, périr son maître, sans tenter un effort pour le sauver!

Nous allons bien voir....

Wapwi avait reçu l'ordre d'attendre, sur la rive droite, le retour de son compagnon.

Il était donc là, le suivant des yeux, au moment où la passerelle «'effondra, et, chose singulière, à l'instant précis de la catastrophe, il pensait justement à la possibilité d'un accident de cette nature.

Dire qu'il n'eut pas une seconde d'émotion terrible serait conraire à la vérité.

Affirmer absolument aussi qu'il fut pris par surprise, en voyant le tronc d'arbre se rompre, ne rendrait pas, non plus, exactement son état d'âme....

Nous dirions presque qu'il s'y attendait,—où du moins que son instinct de sauvage l'avertissait que quelque événement imprévu allait arriver,—si nous pouvions analyser une sensation aussi vague, un pressentiment aussi rapide, que celui qui l'étreignit soudain au moment où Arthur mettait le pied sur la maudite passerelle.

Dominé par ce singulier pressentiment, il avait jeté un rapide coup d'oeil en aval, dans la direction de la plus prochaine chute, à deux arpents au plus de distance.

Et c'est justement à ce qu'il pourrait faire, en cas d'accident, que pensait le jeune Abénaki, lorsque l'événement redouté eut lieu.

Sans même pousser un cri, il prit sa course du côté de la chute, cassa en un tour de main une longue gaule de frêne, dévala sur le flanc escarpé de la rive et se trouva,—Dieu sait par quel miracle d'adresse!—sur une étroite corniche à fleur d'eau, saillant de quelques pouces en dehors de la muraille à peine déclive qui endiguait le torrent, un peu en haut de la courbe formée par la nappe d'eau tombante.

La rivière, en cet endroit, avait bien une cinquantaine de pieds de largeur; mais, comme elle taisait un léger coude vers l'est, le courant portait naturellement du côté où se tenait Wapwi, et l'enfant pouvait espérer que son maître passerait à portée d'être secouru.

C'est, en effet, ce qui arriva.

Retardé dans sa marche par ses branches qui grattaient le lit du torrent, le tronçon d'arbre, qu'heureusement Arthur avait pu saisir en tombant, n'avançait que par bonds et en exécutant une série de mouvements giratoires, qui rapprochaient le naufragé tantôt d'une rive, tantôt de l'autre.

A une dizaine de pieds de la corniche où se tenait Wapwi, Arthur se trouva, pendant quelques secondes, à portée de saisir la perche tendue à bout de bras...

—Prends, petit père! cria Wapwi, et ne tire pas trop fort, si tu ne veux pas m'entraîner à l'eau.

Arthur saisit machinalement la perche et se laissa glisser de son épave...

Dix secondes après, il était dans les bras de Wapwi, sur l'étroite corniche.

Au même instant, ce qui restait de la passerelle s'abîmait dans la chute...

La première pensée du jeune Labarou fut de jeter vers le ciel un regard de reconnaissance; mais sa seconde, assurément, fut pour son jeune sauveur.

Il le serra dans ses bras, comme une mère eût fait pour son enfant.

—Mon petit Wapwi, lui dit-il en même temps, tu m'as sauvé la vie!.... Sans toi, sans ton courage intelligent, je serais là, dans l'abîme creusé par la chute!.... Désormais, c'est entre nous à la vie à la mort,—souviens-toi de cela!

Wapwi, les yeux étincelants de plaisir, frotta son front sur les mains du «petit père».

Cette naïve caresse exprimait, dans l'idée du petit Abénaki, le comble du bonheur.

Mais, soudain, la figure de Wapwi changea d'expression.... Ses yeux s'agrandirent.... Son bras se dirigea du côté de l'est....

—Petite mère Suzanne! dit-il.

Arthur regarda.

Dominant d'une vingtaine de pieds le torrent déchaîné, un énorme rocher se dressait à pic sur la rive gauche, en face; et, sur ce socle géant, une blanche statue de femme, les bras et les yeux levés vers le ciel, semblait lui adresser une fervente action de grâce.

Nous disons: statue!.... Et elle en avait bien l'air, cette jeune fille agenouillée dans une immobilité en quelque sorte hiératique, les cheveux en désordre et pâle comme une morte, laissant monter, elle, la vierge mortelle, l'ardente reconnaissance de son coeur jusqu'aux pieds de la Vierge immortelle!....

Très ému le jeune homme la contemplait, n'osant parler, comme s'il eût craint de troubler quelque mystique incantation.

Suzanne s'étant relevée, il lui cria:

—Merci, merci, Suzanne!.... Mais ne restez pas là!.... Je tremble pour vous!.... Retournez là-bas!

Et il lui indiquait la direction du Chalet.

La «statue» s'anima, et un blanc mouchoir s'agita dans ses mains. Mais ses paroles n'arrivèrent point jusqu'aux naufragés, à cause du fracas des eaux.

Elle fit un dernier geste d'adieu et disparut au milieu des sapins.

Quant à Arthur et son sauveur, ils escaladèrent, non sans peine, la berge à pic et reprirent, eux aussi, le chemin de la maison paternelle.

Le guet-apens avait raté!




XV

OU WAPWI COMMENCE A AVOIR LA PUCE A L'OREILLE

Comme on le pense bien, la chose fit du bruit dans Landerneau,—nous voulons dire dans Kécarpoui.

Bien que le naufragé lui-même se montrât très sobre de commentaires, et surtout de suppositions, on n'en construisit pas moins, grâce à l'imagination des femmes, un drame des plus noirs où les pauvres sauvages de la côte jouaient le vilain rôle.

C'est Gaspard qui émit le premier cette idée....

N'avait-il pas, les jours précédents, découvert des pièges et des trappes, tendues ci et là dans la savane, par des mains inconnues?

Qui donc venaient chasser si près des deux seules familles blanches de la baie, sinon les Micmacs du détroit de Belle-Isle?

Et, d'ailleurs, à l'appui de cette thèse, ne pouvait-on pas supposer que les parents de Wapwi, irrités de l'enlèvement de leur petit compatriote, rôdaient autour de l'établissement français, dans le but de reprendre leur bien?....

A cela Arthur répondait, en haussant les épaules:

—Laisse-nous donc tranquilles, toi, avec tes histoires!.... Tu sais bien que Wapwi n'a pas de parenté micmaque, puisqu'il est Abénaki et vient du sud!....

—D'accord; mais il y a sa belle-mère,—sa belle-mère inconsolable!

Et Gaspard riait d'un petit rire sonnant faux.

—Oh! là! là!... cette grande guenon qui battait son beau-fils à coup de trique, comme s'il eût été un simple mari?.... En voilà une femme pour se faire du mauvais sang à cause qu'il est parti!

—Hé! bon Dieu, c'est peut-être leur façon d'aimer, à ces brigands-là!

—Les vraies mères, je ne dis pas.... Mais la veuve du pauvre vieux que nous avons ensablé là-haut, dans la savane, doit avoir d'autres soucis que de courir après un enfant qu'elle haïssait comme peste.

—Alors, c'est par pure méchanceté qu'ils ont fait le coup,—si toutefois quelqu'un a touché à la passerelle.

—Pas méchants, pas méchants sans raison, les sauvages!.... murmura Wapwi.

Gaspard regarda l'enfant avec des yeux mauvais;

—Toi, silence, petite vermine!.... Ne viens pas défendre tes amis.

—Gaspard! fit Arthur, élevant le ton.

—Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?

—Laisse cet enfant: tu n'as que des mots durs pour lui.

—Faut-il donc se mettre la bouche en coeur pour lui parler?

—Il a sauvé ma vie, Gaspard!

—La belle affaire!.... Puisqu'il se trouvait là, à point nommé.

—Quand tu y aurais été toi-même, je parie bien que tu ne serais pas arrivé à temps pour me harponner au passage, comme il l'a fait.

—Peut-être!.. On ne sait pas....

Et le cousin ajoutait en lui-même: «Ah! mais non, par exemple. Pas si bête!»

Ces propos s'échangeaient sous l'auvent du hangar où se serraient les articles nécessaires à la pêche et où se préparait le poisson destiné à être encaqué.

Ce hangar, assez vaste, était divisé en deux compartiments; l'un où se faisait la salaison, l'autre servant d'atelier de tonnellerie.

Une petite forge, munie de sa large cheminée, y était attenante.

C'est dans cette dernière partie de l'édifice que se tenait le plus souvent Wapwi, en qualité de souffleur du père Labarou, le maître-forgeron.

Quant il n'était pas à son soufflet, Wapwi ne quittait guère Arthur, à moins que ce ne fut pour aider les deux femmes.

Car il ne se ménageait point, l'agile enfant, et faisait tout en son pouvoir pour se rendre utile.

Aussi il fallait voir comme tout le monde l'aimait dans la famille, à l'exception toutefois de Gaspard, qui ne perdait jamais une occasion de lui témoigner son aversion.

Quinze jours s'étaient écoulés depuis la catastrophe de la passerelle.

Peu à peu, le souvenir de cet étrange accident s'affaiblissait dans l'esprit des intéressés.

Arthur lui-même n'y pensait plus, ou du moins semblait n'y plus penser.

Seul, un membre de la petite colonie en avait l'esprit occupé.

Et c'était.... Wapwi.

Diable!... Pourquoi donc l'enfant se martelait-il la tête avec un accident vieux de deux semaines?

Nous sommes forcé de faire ici un aveu, un bien pénible aveu....

Wapwi—ce modèle de gratitude, ce vase contenant la quintessence de l'affection filiale,—Wapwi avait un défaut, un grand défaut:

Il était chauvin!

On avait accusé, après l'accident de la rivière, ses compatriotes cuivrés d'avoir organisé ce guet-apens odieux, en faisant tomber un énorme caillou, arraché des flancs du cap...

Wapwi voulait prouver la fausseté de ce soupçon en retrouvant les deux ou du moins l'un des bouts de la dite passerelle. Une fois en possession de cette pièce justificative, on verrait bien, oui ou non, si le tronc de l'arbre avait été scié ou s'il s'était rompu sous un choc pesant.

Qu'il réussît à mettre la main sur ce simple morceau de sapin, et tout de suite les soupçons étaient détournés pour se voir reporter sur le véritable coupable, que Wapwi ne serait pas en peine de désigner, le cas échéant.

Voilà à quoi, le jour et la nuit, songeait l'enfant.

Il avait bien fait des recherches des deux côtés de la baie, le long du rivage.

Mais, sans doute, le courant de la rivière avait entraîné au large les deux bouts du tronc d'arbre encore garni d'une partie de ses branches, car il n'avait rien trouvé.

—Ils seront descendus jusqu'à Belle-Isle.... se disait Wapwi, ou bien ils sont allé s'échouer sur le rivage de Terre-Neuve.... Il faudra que j'aille par là, l'un de ces jours.

«Si je retrouve le sapin avec une cassure ordinaire, les sauvages ont fait le coup.

«Mais s'il y a un trait de scie à l'endroit de la rupture, le coupable... c'est... l'oncle Gaspard!

«Les sauvages ne traînent pas de scie avec eux, quand ils vont en expédition.

«Au reste, il n'y a dans les bois, autour d'ici, ni Micmacs, ni Abénakis, ni Montagnais. Les trappes que l'oncle Gaspard dit avoir découvertes près de la rivière, Wapwi sait mieux que personne qui les a tendues, puisque c'est lui-même....:

«Il faut bien que la marmite de la mère Labarou soit fournie du gibier!»

Et, sur ce raisonnement très juste, comme canevas, Wapwi brodait les plus fantastiques fioritures.

Pour légende à ce travail d'imagination enfantine, il y avait ces mots: je veillerai!

De l'autre côté de la baie, chez les Noël, les choses continuaient aussi d'aller leur train ordinaire.

L'accident de la passerelle avait, sans doute, causé une vive alerte, surtout dans l'esprit de Suzanne; mais on avait attribué la rupture à une cause toute fortuite, comme la chute d'un caillou pesant plusieurs tonnes.

Ainsi l'expliquait, du moins, Thomas, le chef de la petite colonie.

Quant à ce qui avait fait choir ce caillou, les avis étaient partagés....

Étaient-ce les pluies torrentielles des jours précédant la catastrophe ou la main criminelle des sauvages?

Thomas accusait ces derniers, tout comme le faisait Gaspard.

Les autres opinaient pour une dégringolade accidentelle.

Personne, on le voit,—pas plus à l'est qu'à l'ouest de la baie,—ne soupçonnait que la passerelle eût été sciée malicieusement.

Telle était la situation dans les premiers jours de septembre.

Ajoutons cependant qu'à l'est comme à l'ouest, chez les Noël, comme chez les Labarou, certains remue-ménage inusités, un branle bas général de nettoyage, divers travaux de couture et autres préparatifs ayant une signification énigmatique... laissaient prévoir que quelque événement mémorable devait se passer sous peu.

En effet, le 15 septembre,—c'est-à-dire dans une dizaine de jours au plus, une grande visite était attendue....

Celle du missionnaire!

Or, à l'occasion de cette visite bisannuelle, le premier mariage entre gens de race blanche serait célébré à Kécarpoui....

Celui d'Arthur Labarou et de Suzanne Noël!

Il avait bien aussi été question d'unir Gaspard et Mimie.

Mais les deux fiancés, d'un commun accord,—ou plutôt désaccord,—avaient remis la partie au printemps suivant.

Jusque là, il pouvait couler joliment de l'eau sous les ponts.




XVI

DEUX COMPÈRES

La goélette courait, bâbord amures, vers la côte, pendant qu'à droite défilait rapidement le littoral tourmenté de Terreneuve.

Bien qu'à une dizaine de milles de distance, la ligne boisée des pointes et des baies, les saillies des caps, les taches sombres des forêts se dessinaient successivement, et avec une grande netteté, sur l'horizon de l'est, à mesure qu'on avançait vers le nord.

Il était sept heures du soir.

Thomas Noël, enveloppé d'un imperméable de grosse toile huilée et coiffé d'un chapeau également à l'épreuve de l'eau, tenait la barre.

A ses côtés, la pipe aux lèvres et le regard obstinément fixé sur la côte nord, un jeune homme, à l'air renfrogné et dur, était debout, gardant son équilibre en dépit de la houle, par un simple mouvement des reins.

Ce garçon-là devait avoir le pied marin, car cette houle, très haute et rencontrée de biais, faisait rouler le petit vaisseau comme un simple bouchon do liège.

Mais, soit habitude, soit préoccupation, le personnage en question semblait aussi à son aise sur ce pont mouvant que sur le plancher des vaches,—comme les marins appellent dédaigneusement la terre ferme.

C'était,—on l'a deviné,—Gaspard Labarou.

Les deux compères, revenaient d'une courte excursion de pêche le long du littoral français,—french shore—, de Terreneuve; et, après avoir préparé temporairement leur poisson, ils se hâtaient de regagner Kécarpoui pour l'encaquer définitivement.

Toutefois, au moment où nous les mettons en scène,—le 12 septembre au soir,—leur conversation n'avait aucunement trait à leur métier de pêcheurs.

—Mon vieux, disait Thomas, tu n'es guère persévérant et je te croyais plus solide.... Quoi! parce que tu as manqué ton coup une première fois, te voilà découragé et prêt à abandonner la partie!....

—Il y a bien de quoi perdre confiance, aussi, nom d'un phoque! répondait Gaspard, les dents serrées.... Une affaire si bien montée!... Un coup si supérieurement organisé, manquer cela, à quelques secondes près!—Car, enfin, si ce moricaud de Wapwi fût arrivé seulement une demi-minute plus tard, mon cousin faisait le saut!

—Ah! pour ça, oui!... Et un rude plongeon, encore!

—Et j'aurais le chemin libre pour arriver à ta soeur!

—Rien de plus vrai. Pas un concurrent à trente lieues à la ronde!

—Chien de sort! C'est ce qui s'appelle n'avoir pas de chance.

—Dame!....

—Une déveine de pendu....

—Un peu.

—Et manger son avoine en grinçant des dents.

—Le fait est que ta position....

—Eh bien, oui, ma position...?

—Est assez humiliante.

—Ah! tu l'avoues!... Elle est tout simplement impossible, ma position!

—Ah! bah!

—De quelque côté que je me retourne, je ne vois que des visages soupçonneux: Mimie, sans en avoir l'air, ne me perd pas de vue; mon oncle et ma tante me semblent tout «chose»; Arthur paraît envahi par de vagues soupçons; quand à ce petit Abénaki de malheur, il me fait toujours l'effet de mijoter quelque complot contre moi....

—Imagination que tout cela, mon camarade!

Gaspard, sans répondre, reprit après un instant d'absorption en lui-même:

—Quant à chez-vous, je devine aussi des sentiments de défiance à mon égard.

—Tu es fou... Personne à la maison n'a l'ombre d'un soupçon.

—Qu'en sais-tu?.... As-tu bien observé ta soeur?

—Oh! ma soeur, elle est comme toutes les petites filles qui vont se marier: elle ne pense qu'à ses toilettes.

—A cela et à autre chose, je le jurerais!

—A quoi donc?

—A une certaine confidence que je lui ai faite, la veille de....

—De l'accident! acheva Thomas, avec un sourire narquois.

—Tu dis bien: de l'accident,—car c'en est un; il faut que c'en soit un!

—On y aidera; va toujours.

—Je lui ai révélé, comme tu ne l'ignores pas, le meurtre commis par mon oncle.

—Et tu as bien fait. Je te l'avais conseillé du moment que j'ai appris la chose.

—Mais j'ai un peu fardé la vérité, en la laissant sous l'impression que mon oncle avait été l'agresseur.

—Il paraît que c'est notre père qui a tapé le premier, remarqua tranquillement Thomas.

—L'oncle Labarou prétend cela, du moins; mais c'est à prouver.

—La mère Noël est convaincue qu'il dit vrai: il n'y a donc plus à revenir là-dessus. D'ailleurs, la preuve viendra en son temps, affirme-t-elle.

—Elle est de bien bonne composition, ta mère!.... et j'en connais qui ne s'accommoderaient pas si vite d'une affirmation intéressée...

—Laissons là ma mère, veux-tu? fit remarquer Thomas.—Ce qu'elle fait est bien fait.

Gaspard se le tint pour dit et n'insista plus.

Pendant quelques minutes, on garda le silence.

La goélette courait allègrement, grand largue, vers la baie de Kécarpoui, dont on commençait à distinguer les pointes.

Dans une couple d'heures, au plus, si la brise tenait bon, on embouquerait ce bras de mer et l'on pourrait dire bonsoir aux «bonnes gens».

Mais, précisément, la brise se prit à mollir petit à petit.

Gaspard en fit la remarque.

—Le vent tombe, dit-il... Pourvu qu'il ne nous lâche pas tout à fait!...

—Ce n'est qu'une accalmie, répondit Thomas, après avoir observé le firmament. M'est avis que si le nordet se repose, c'est pour reprendre des forces.

—Ah! tu crois donc qu'il ferait grand vent demain soir?....

—Grand vent et grande mer; nous voici à l'équinoxe.

—Ma foi, tant pis!

—Pourquoi dis-tu cela?

—Parce que demain, Arthur et moi, nous devons passer la nuit sur l'Îlot du large, tu sais?....

—A l'entrée de la baie?.... Je connais ça. Mais qu'allez-vous faire là?

—La guerre, mon vieux; une guerre à mort aux canards, outardes et autres volatiles qui viennent, à marée basse, s'y empiffrer de mollusques et de graviers.

—Ah! ah! fit Thomas.

Puis il s'arrêta une seconde pour réfléchir. Après quoi, regardant fixement son ami:

—Mais il va faire un temps de chien, demain la nuit, ou je ne connais plua rien aux signes de l'air!

—Peu importe; il faut bien profiter dea basses mers pour approvisionner de gibier les deux maisons, en vue des..... noces!

Et Gaspard prononça ces derniers mots sur un ton si singulier, que son compagnon fixa encore sur lui un regard narquois.

—Hum! hum! fit-il à voix basse.

—Tu dis?.... interrogea l'autre.

—Rien.... Ah! mais si!.... Dis donc, mon vieux, sais-tu qu'à marée haute, demain entre minuit et une heure, il y aura peut-être une vingtaine de pieds d'eau vers l'îlot?

—Ça ne m'étonnerait pas. Nous approchons de l'équinoxe, et il a tant venté de l'est!

—Et vous aller passer la nuit là, Arthur et toi?

—Une partie de la nuit, du moins. C'est à marée basse et vers le commencement du montant que le gibier afflue sur le sable de la petite grève, par bandes incroyables.

—Vous ferez une belle chasse!.... murmura Thomas, soudain très préoccupé.

—Qu'est-ce qui te prend donc? lui demanda Gaspard, s'apercevant de son trouble.

—Oh! rien.... Ça serait pourtant un beau coup! marmotta le jeune Noël, comme se parlant à lui-même.

—Quel coup?.... Voyons, quelle est ton idée?

—Une hallucination.... qui me passe tout à coup devant les yeux!

—Et cette hallucination te fait voir?....

—L'un de vous deux abandonné par son compagnon sur l'îlot....

—Hein! fit Gaspard, sursautant.

—Et disparaissant sans laisser de traces, emporté par la marée montante.... acheva Thomas, sans avoir l'air d'y toucher.

Gaspard eut une seconde de stupéfaction et devint très pâle.

Il regarda son compagnon.

Mais celui-ci, le coup porté, semblait uniquement occupé de sa barre de gouvernail, qu'il manoeuvrait pour embouquer la baie.

On arrivait

Plus un mot ne fut échangé.

Les deux hommes, après une course d'un petit quart-d'heure vers le fond du bras de mer, abaissèrent les voiles, jetèrent l'ancre et descendirent dans la chaloupe du bord, pour débarquer.

Au moment où Gaspard était déposé sur la rive ouest par son compagnon,—qui, lui, devait traverser seul de l'autre côté,—il lui dit d'une voix étrange:

—Nous reverrons-nous demain?

—Je ne crois pas. Il est mieux que tu penses seul à ton affaire.

—Comme tu voudras. Mais, si je me décide, me jures-tu le silence?

—Je ne trahis jamais un ami.

—Et m'aideras-tu ensuite à obtenir la main de Suzanne?

—Mon compère, si ce n'était pour te donner à Suzanne, pourquoi donc me mêlerais-je de votre rivalité entre cousins?

—Ecoute, Thomas.... Si jamais je deviens ton beau-frère, nous ferons de beaux coups, tous deux, je ne te dis que ça!.... Tu es un homme, et je me sens de taille, moi aussi, à faire autre chose que la petite pêche, près des côtes.

—Voilà qui est parler.... Bonne chance, mon vieux, et... du nerf!

—A revoir. Il y aura du grabuge dans la baie, après-demain!

Les deux compères se quittèrent, sur ces mots, et regagnèrent leur logis.




XVII

LE DRAME DE LA SENTINELLE

Comme, très probablement, il ne devait pas s'écouler plus de deux ou trois jours avant l'arrivée du missionnaire, on s'employait ferme des deux côtés de la baie.

Les jeunes gens de la rive ouest avaient promis, pour leur part, dea monceaux de gibier à plume.

Aussi, dès l'heure convenue, les deux cousins sont à leur poste.

La nuit s'annonce belle.

À part de grands stratus, allongés tout là-bas sur l'horizon de l'est, vers Terreneuve, le ciel est gris, presque bleu, ouaté ci et là de petits nuages transparents au travers desquels s'entrevoient des étoiles.

Rien à craindre, par conséquent, des caprices de la mer.

Il est vrai que les chutes de la Kécarpoui font un vacarme inaccoutumé et qu'il passe des souffles intermittents, sur les hauteurs, dans la cime des sapins....

Mais, vers le soir, quand tout se tait dans la nature, le moindre bruit vous a des sonorités si étranges!....

Embarque, embarque donc, matelots et chasseurs!

Les fusils sont déposés avec précaution à l'avant de la chaloupe, les rames mises en place, et vogue la galère vers l'Îlot du Large!

Cette île minuscule,—appelée aussi la Sentinelle,—gît par le travers de l'ouverture de la baie, à quelques encablures en dehors d'une ligne qui passerait par ses deux pointes extrêmes.

A marée basse, c'est une agglomération de rochers, bordés d'une étroite lisière de sable et n'offrant pas plus que quelque deux cents pieds de développement irrégulier.

Mais la marée haute, surtout quand elle est poussée par le vent d'est soufflant en rage de l'entonnoir de Belle-Isle, le recouvre quelque fois de plus de douze pieds d'eau.

Il faut donc profiter du baissant,—comme on dit ici pour reflux—, si l'on veut faire un séjour de quelques heures sur la Sentinelle, dans un but de chasse ou de pêche.

Or, les deux cousins, marin fort expérimentés déjà, ne pouvaient ignorer cette circonstance.

Aussi la lune n'avait-elle pas décrit plus d'un tiers de l'arc de sa course nocturne, lorsqu'ils s'embarquèrent.

La mer pouvait avoir cinq heures de baissant, et l'élévation des astres au-dessus de l'horizon septentrional disait à l'oeil entendu qu'il était entre onze heures et minuit.

Il fallait, en temps ordinaire, une bonne demi-heure pour gagner l'îlot.

Cette fois, le trajet se fit en une vingtaine de minutes.

On ne parlait pas. Mais on nageait ferme.

Une véritable contrainte refoulait, de la bouche au cerveau, les pensées des rameurs.

Et il y a mille à parier contre un que la même cause agissait chez chacun d'eux.

Donc, à part le claquement cadencé des rames entre les tolets et le bruit grandissant des chutes de la Kécarpoui, aucune parole humaine ne réveillait les échos de la baie solitaire, dont le fond, enveloppé d'ombre, semblait se reculer de cent toises à chaque effort dea rameurs.

La belle nuit!

Comme il faisait bon vivre et comme le coeur de ces jeunes gens, dans la primeur de la vingtième année, devait battre librement en cette soirée de septembre, tout embaumée des senteurs balsamiques qu'apportait la brise du nord!

Eh bien, non!

Le coeur de ces adolescents, exubérants de force et de santé, secouait au contraire leur poitrine par ses heurts inégaux.

L'amour, la plus forte des passions,—surtout à cet âge de la vie—les tenait crispés sous son étreinte....

L'évolution morale inévitable était arrivée pour eux; le coup de foudre du premier amour,—et du premier amour dans les circonstances particulières d'isolement où ils se trouvaient,—venait de les frapper....

Et la fatalité voulait que ce fût la même femme que les deux cousins convoitassent!....

Qu'allait-il arriver pendant cette nuit grise, où les étoiles scintillaient à peine à travers l'ouate serrée de l'atmosphère et où le moindre bruit se répercutait d'une façon insolite?....

Ce qui allait arriver?

C'est le DRAME,—le drame que se racontent encore, autour de l'âtre abrité ou près du feu de campement, les pêcheurs de la côte labradorienne ou les aborigènes des savanes intérieures.

* * *

—Hop! ça y est. J'ai cru que nous n'arriverions jamais!

—Quelle impatience!.... A peine un quart-d'heure ou vingt minutes pour faire deux milles....

—Pas davantage, tu crois?

—Deviens-tu fou?.... Tu sais bien qu'il ne faut pas plus de temps.

—C'est bon, c'est bon, capitaine Gaspard; vous ne perdrez jamais la boule, vous!

—C'est que je ne suis pas amoureux, moi! répliqua Gaspard, avec une intonation étrange.

Puis il ajouta, d'une voix blanche:

—Qui donc aimerait Gaspard Labarou sur cette côte maudite?

—Qui? dit aussitôt Arthur, en haussant les épaules; mais ma soeur Euphémie, parbleu!.... D'où sors-tu donc ce soir?

—Mimie!..... Oh! la bonne farce!.... Ah! ah! Mimie Labarou, ma cousine ou plutôt ma soeur!..... Mimie, ah!

—Quoi!.... Qu'y a-t-il de si drôle dans ce nom-là?.... Il me semble que tu ne faisais pas tant la petite bouche, il y a quelques semaines, et que tu n'étais pas si dédaigneux à l'endroit de ma soeur! Est-ce que l'arrivée de nos voisines auraient déjà éteint ton beau feu?

—Fi...-moi la paix, entends-tu! gronda Gaspard, d'un ton rogue; et, surtout, que je n'entende plus le nom de ta soeur, cette nuit. Ça m'agace, oh! là, là!

Et Gaspard accompagna cette onomatopée d'un geste si menaçant, qu'Arthur, tout ahuri, ne put qu'ajouter:

—Tiens! tiens!... Je m'en doutais bien un peu; mais me voici éclairé tout de bon.... Ah! le sournois!

Et la figure un peu efféminée du frère de Mimie blanchit sous son hâle.

Gaspard fit un geste vague, mais ne répondit pas.

La chaloupe abordait, du reste.

Une toute petite crique s'échancrait dans la masse rocheuse, du côté ouest, havre minuscule ayant un bon fond de sable et enserré entre deux caps jumeaux.

C'est là qu'on atterrit.

Le grappin fut aussitôt jeté par-dessus bord et transporté vers le fond de l'anse, jusqu'à l'extrémité de sa chaîne.

La mer monte si vite en ces parages, que cette précaution n'était pas inutile, si l'on voulait s'éviter le désagrément de se jeter à la nage pour reprendre la chaloupe, quand il s'agirait de retourner à terre.

Puis chacun de nos chasseurs se munit de son capot de marin, du fusil destiné à l'hécatombe qui se préparait et de quelques provisions de bouche....

Et les deux cousins gagnèrent aussitôt leurs postes, sortes de niches dominant la grève en hémicycle où venaient s'ébattre à marée basse les palmipèdes de la région avoisinante.

Des hauteurs où ils étaient installés, à une cinquantaine de pieds tout au plus l'un de l'autre, les chasseurs, en croisant leurs feux, pouvaient balayer toute la grève.

Gare aux outardes, canards et autres oiseaux aquatiques qui oseraient s'y aventurer!.... Ce serait bien miracle s'il en réchappait quelques-uns sans blessures.

Quand tous ces préparatifs furent terminés, minuit avait dû sonner au cadran céleste.

La mer était tout à fait basse.

Le gibier, suivant ses habitudes locales, n'allait pas tarder à surgir de tous côtés pour faire, avant le retour du flot, sa cueillette de mollusques et de graviers.

Déjà même, de divers points de l'horizon embrumé par quelques buées nocturnes, se faisait entendre des couin! couin! d'appel, sorte de diane sonnée trop tôt par quelque palmipède affamé.

Les chasseurs, le fusil chargé, l'oeil et l'oreille aux aguets, attendaient, en soufflant mot.

Soudain Gaspard, s'étant retourné vers le fond de la baie, s'écria:

—Hein! qu'est-ce que c'est que ça?

—Quoi donc? fit Arthur, faisant lui aussi volte-face.

—Une lumière chez nos voisins!

—C'est un fanal.... Ça se déplace.

—On dirait un signal; la lumière est tournée en cercle, à bout de bras.

—C'est vrai. A qui s'adressent ces appels?.... C'est ce que nous ne pouvons savoir.

—Peut-être bien!....

Et Gaspard, en articulant ces trois mots d'un ton singulier, plongeait ses prunelles sombres au sein des demi-ténèbres flottant sur la baie.

Puis il ajouta d'une voix amère:

—Que le diable emporte le fou ou.... la folle qui se démène ainsi dans la nuit, au lieu de dormir honnêtement dans son lit!

—La folle, dis-tu! fit Arthur avec un haussement d'épaules. Quelle femme se hasarderait sur la grève, au beau milieu de la nuit?

—Une amoureuse, parbleu!

—Oh! oh! la bonne plaisanterie! Et qu'irait faire une amoureuse, à pareille heure, sur la rive de la Kécarpoui?

—Des signaux à son amant! répliqua Gaspard avec une rage concentrée.

Puis il ajouta à mi-voix, comme s'il se fut parlé à lui-même:

—La gueuse! Malheur à elle! malheur!....

—Tu es fou et jaloux! ricana Arthur, en se levant pour mieux entendre un bruit étrange, grandissant, qui semblait venir du fleuve, à l'orient, répercuté par les mille échos de la baie.

C'était la brise de l'est qui s'élevait, le fameux nordet, lequel, après s'être reposé vingt-quatre heures, revenait à la charge avec des forces nouvelles.

Gaspard, que cette interruption des éléments avait, fort à propos, empêché de répondre, écouta lui aussi ce souffle fraîchissant de seconde en seconde, et il parut se calmer comme par enchantement.

Un étrange sourire arqua ses minces lèvres et il dit d'un ton dégagé, qui contrastait singulièrement avec sa voix menaçante d'un instant auparavant:

—Une petite brise de nord-est?.... Bravo! c'est ça qui va nous amener les canards.

Comme si elle n'eût attendu que cette réflexion, une forte volée de palmipèdes parut à quelques encablures vers l'est, faisant retentir les échos de couin! Couin! assourdissants.

L'instinct du chasseur se réveilla aussitôt chez les deux rivaux, et chacun se tapit dans sa niche.

Cependant, les canards s'étaient abattus avec grand fracas sur la petite baie et se déhanchaient dans un méli-mélo de contremarches pesantes, tout en fouillant le sable de leurs longues et larges mandibules.

Tout à coup, sur un signal: Pan! pan!!.... Pan! pan!!.... quatre coupa de feu éclatent dans la nuit.

Que de couin! couin!.... grand saint Hubert!.... Et quels bruits d'ailes!!

Une nuée de volatiles s'élève dans les airs, tournoie, s'éloigne un peu, tournoie encore, hésite pendant quelques secondes, puis revient stupidement s'abattre sur la plage abandonnée un instant auparavant.

Les chasseurs alertes avaient eu le temps de descendre de leur embuscade, de ramasser les blessés et les morts et de les jeter dans leur embarcation.

Ils rechargeaient leurs armes.

Puis quatre nouveaux coups des fusils à double canon firent encore déguerpir la volée babillarde, diminuée do plusieurs innocentes victimes, que l'on envoya rejoindre leurs confrères morts, dans la chaloupe.

Bref, ce manège se renouvela deux heures durant, les bandes succédant aux bandes, aussi stupides les unes que les autres.

Trois heures du matin allaient sonner au firmament.

Il fallait songer au retour.

Du reste, la mer montait depuis longtemps; la plage était submergée, et la chaloupe, retenue par son grappin, dansait; d'une façon inquiétante, sur les vagues, faisant ressac derrière l'îlot.

Arthur était rayonnant.

Cette chasse l'avait grisé.

Toute sa bonne humeur lui était revenue, et il chantonnant gaiement, tout en faisant ses apprêts de départ.

Gaspard, lui, avait une figure drôle.

Très pâle, la mine sournoise, l'oeil méchant, il avait l'air de quelqu'un en train de se décider à faire un mauvais coup, mais hésitant à franchir le Rubicon qui le sépare du crime.

Si Arthur, moins affairé, eût pu l'observer, il aurait certes été forcé de remarquer son attitude étrange, ses yeux flamboyants, ses poings crispés....

Qui sait!....

Peut-être aurait-il pu éviter la catastrophe que l'autre organisait à son intention.

Mais il songeait bien à cela, vraiment!

Sa pensée, jeune et chaude, s'élançait par delà la baie, franchissait le seuil du chalet blanc, traversait la grande cuisine et s'arrêtait dans une chambre assombrie par la nuit, où reposait à cette heure même la pure jeune fille qu'il aimait.

Enfin, tout étant paré, Gaspard, qui retenait l'embarcation prête à quitter le rivage, dit à son cousin, occupé à fureter encore ci et là:

—Ah! ça! Arthur.... Et ton capot ciré, vas-tu le laisser ici, par hasard?

—Il n'est pas dans la chaloupe?

—Mais non, te dis-je.... Monte vite là-haut. Tu l'as oublié.... Surtout, ne flâne pas.

Ce disant, sans même se retourner, le misérable donna une vigoureuse poussée à l'embarcation et sauta dedans.

Quand Arthur, entendant un bruit de rames heurtées, se retourna, la chaloupe se trouvait déjà à un arpent de l'îlot, entraînée par la tourmente qui se déchaînait dans toute sa fureur.

Le pauvre garçon ne put que lever vers le ciel ses bras impuissants, pendant que sa voix gémissait dans un sanglot:

—Gaspard, mon frère!....

—Ne te désole pas! lui cria Gaspard, ricanant comme Méphisto. Je cours voir quelle est la belle somnambule qui te t'ait des signaux la nuit.... Adieu, mon très cher cousin!

—Gaspard! Gaspard!! apporta encore aux oreilles du fratricide la brise vengeresse....

Puis ce fut tout.

L'îlot disparut dans la brume, et les cris dans le fracas de la tourmente.




XVIII

APRÈS LE CRIME

Le fanal tourné en cercle, pendant la nuit du drame, était bien un signal.

Seulement, ce n'était pas une main de femme qui le levait, ce fanal.

Gaspard eût-il connu ce détail, que peut-être le démon de la jalousie ne l'eût pas mordu aussi cruellement.

Mais le coup était fait; le coup, longtemps, mais confusément rêvé dans la cervelle de ce sauvage de race blanche abandonné à toutes les fureurs de la passion....

Il ne restait plus d'autre alternative à l'auteur du guet-apens, que d'en tirer le meilleur parti possible.

D'abord, il lui faudrait expliquer la catastrophe, la disparition de son cousin, tout en ne laissant aucun doute sur le rôle héroïque que lui, Gaspard, avait joué dans ce drame nocturne, d'où il ne revenait que par miracle.

Telles étaient les pensées du misérable au moment où, entraîné par les vagues énormes soulevées par la tempête, il voyait l'îlot disparaître dans les brumes et les embruns qui couvraient la baie.

Mais il n'eut guère le loisir d'élaborer un plan quelconque à cet égard, car le soin de sa propre conservation le rappela vite au sentiment du danger immédiat que lui-même courait.

En effet, seul dans une embarcation légère, n'ayant ni le temps de dresser le mât, ni celui de mettre le gouvernail en place, il se voyait contraint de gagner terre à la godille, recevant les lames de biais et fort empêché de garder l'équilibre dans la coquille de noix qui le portait.

Pendant une bonne moitié du trajet, les choses allèrent tant bien que mal.

La chaloupe fuyait vers l'ouest et dépassait la pointe submergée de la baie, mais se rapprochait tout de même du rivage.

Toutefois, les lames frappant de biais, déferlaient à chaque instant par-dessus sa joue et l'alourdissaient rapidement des masses d'eau qu'elles y déversaient.

Il vint un moment où Gaspard eut peur....

En fouillant du regard l'espace brumeux qui le séparait de terre, il ne vit qu'un chaos mouvant de brouillards épais, et plus loin,—bien loin, se figura-t-il,—la ligne sombre de la côte, à peine estompée dans l'obscurité.

Ces erreurs de distance sont fréquentes, la nuit, surtout quand on a l'esprit frappé comme l'avait le misérable.

Gaspard se crut perdu.

Ses bras engourdis ne pouvaient plus donner à la rame avec laquelle il godillait l'impulsion énergique nécessaire au progrès de l'embarcation....

Et les lames embarquaient toujours!....

Et le vent hurlait de plus en plus!....

Et, à travers ces clameurs de tempête, le fratricide croyait entendre la voix désespérée du pauvre Arthur, seul sur son îlot à demi-submergé et voyant venir fatalement une mort terrifiante!....

Oui, le fratricide eut peur, une peur de bête acculée en face des chasseurs....

Mais, de remords, point!

Même à cet instant suprême où il se crut voué au gouffre, il ne regretta pas ce qu'il avait fait.

Plutôt mille morts, que de voir son cousin aimé de Suzanne Noël!

Telle était l'intensité de sa jalousie!

Il vint pourtant un coup do mer qui lui arracha un cri d'angoisse tardive...

La chaloupe, prise de flanc par une avalanche d'eau, fut soulevée comme une plume au milieu d'une pluie d'embruns fouettée par la rafale et alla s'abattre sur un élément solide, rocher ou sable, où elle demeura immobile.

Gaspard, emporté par dessus bord, s'en fut tomber tête première à quelques pieds de là, ressentit une commotion violente au cerveau et perdit connaissance.

..................................................................

Combien de temps demeura-t-il ainsi privé de sentiment, la face dans le sable et les bras étendus?

Il aurait été bien empêché de le dire, lorsqu'il reprit ses sens.

Mais comme la nuit semblait moins sombre, Gaspard estima qu'il s'était bien écoulé deux heures depuis le moment où il avait été projeté sur le sol.

Au reste l'horizon blanchissait vaguement, tout là-bas, dans l'est, et la mer, toujours furieuse, battait la grève non loin des côtes.

La, marée,—une de ces terribles marées équinoxiales qui gonflent outre mesure les embouchures des fleuves,—avait porté le flot jusqu'aux premiers arbres du pied des falaises.

C'était sur une masse rocheuse à moitié couverte de sable que la chaloupe était venue s'éventrer; et, chose singulière, la pointe à arêtes vives qui lui avait ouvert le flanc était de nature si résistante, qu'elle demeura sans se rompre dans l'ouverture, immobilisant du coup l'embarcation.

On conçoit comment Gaspard, emporté par son élan, alla piquer une tête à quelques pieds de distance et resta presque assommé....

Cependant, voici notre homme qui se ranime.

Il commence par se dresser sur les genoux, en s'aidant de sea deux bras arc-boutés contre le sol.

Mais c'en est assez pour un premier mouvement....

La tête est trop lourde encore.... Des étincelles voltigent devant les yeux du blessé.... Il va tomber la face contre terre....

Non, pourtant. Le diable, son patron, lui viendra en aide.

La blessure s'est rouverte, et le sang coule abondamment, inondant la figure....

Gaspard sourit....

Et ce sourire, irradiant cette figure sanglante; cette lumière au sein d'une ombre épaisse, a quelque chose d'infernal.

—Quelle mise en scène pour le dénouement du drame!... murmure le sinistre personnage.... Après une lutte terrible contre les éléments déchaînés, le survivant arrive chez les parents atterrés, couvert de sang, la tête fendue, trempé comme une loque mise à lessiver. Il s'arrête en face du logis.... Sa tête se courbe, ses genoux fléchissent.... Il ne peut articuler un mot....

«On accourt.... On s'émeut.... La mère a un cri: Et.... Arthur?»

«Le survivant courbe de plus en plus la tête, force ses yeux à produire quelques larmes; puis, sans un mot, lève vers le ciel ses bras tremblants et.... s'affaisse, privé de sentiment, comme tout à l'heure.

«Mais cette fois, ce ne sera que pour la frime!.... Car je n'aime guère ce genre de pantomime, bon pour les femmes,—et encore!....

«Voilà mon programme pour l'arrivée!

«Et je défie bien le diable lui-même, mon digne patron, de venir me contredire!!!....»

Après ce soliloque, Gaspard semble reprendre possession de son sang-froid ordinaire.

Au bout d'une minute employée à réfléchir, il reprit:

—Et, d'abord, cette blessure si opportune! il ne faut pas qu'elle fasse trop des siennes, qu'elle dépasse les bornes d'une honnête hémorragie.... C'est qu'elle saigne, la gaillarde, comme si elle était sérieuse!

Le misérable y porte la main, palpe, sonde du doigt, s'assure que l'os est intact et finit par dire:

—Ah! bah! une égratignure!.... Gardons-nous bien de laver la chose: ça lui ôterait du gabarit!.... Une simple compresse d'eau salée pour fermer le robinet au sang, et en route!

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Gaspard déchire un morceau de sa chemise de grosse toile, arrache une poignée d'herbes, qu'il trempe dans l'eau salée, assujettit cette compresse sur la plaie de sa tête, noue sous son menton le lambeau de chemise....

Et le voilà pansé provisoirement!

La fraîcheur des herbes trempées dans l'eau salée lui procure un soulagement immédiat.

Ses idées s'éclaircissent; son cerveau se dégagea: il peut analyser froidement la situation.

D'abord, le coup de l'îlot a-t-il réussi?

Gaspard s'avance sur le bord de la mer et jette un long regard vers le large, dans la direction de l'ouverture de la baie, au sud-est....

Rien.

La mer affolée danse une gigue macabre au-dessus des rochers où il a abandonné son cousin.

Le cadavre du malheureux, roulé de vague en vague, doit être à l'heure présente en plein golfe, entraîné par le courant de Belle-Isle. qui porte au sud pendant le flux.

Au baissant, le noyé prendra-t-il le chemin du détroit, on celui qui longe la côte ouest de Terreneuve, pour gagner l'Océan?

Cela importe peu à Gaspard.

Le cadavre d'un ennemi sent toujours bon; et, qu'il vienne s'échouer dans les environs de Kécarpoui ou sur les rivages de la grande île, ce cadavre ne pourra raconter à personne le drame de la nuit précédente, ni empêcher Gaspard Labarou d'épouser Suzanne Noël.

Telles furent les conclusions auxquelles en arriva le fratricide, après son inspection du golfe.

Restait la chaloupe à mettre en état d'affronter l'examen des gens soupçonneux.

Ce n'était qu'un jeu d'enfant pour Gaspard.

Que fallait-il établir, en effet, pour appuyer la narration qu'il avait arrangée dans sa tête?

Tout simplement ceci: qu'au moment de quitter l'îlot, la chaloupe, soulevée par une lame, était retombée sur une pointe de roc et s'était défoncée.

Le grappin étant levé, on avait dû partir comme cela, entraîné par la tourmente.

Alors commença une lutte épouvantable contre les éléments en furie....

Combien de temps dura cette lutte, rendue impossible par la perte des rames et de tout espar pouvant servir à diriger l'embarcation!

Qui pourrait le dire?

Peut-être dix minutes!.... Peut-être une heure!

Devenue le jouet des flots, mais chassée tout de même vers la côte par une saute de vent, la chaloupe se défendit comme elle put jusqu'au-dessus des rochers formant le bras occidental de la baie, dans les marées ordinaires.

Mais quand il fallut passer au milieu de ce chaos mouvant, les deux naufragés, se sentant perdus, firent leur acte de contrition.

Quelle gigue échevelée de montagnes d'eau heurtées! quels sifflements sinistres de la tempête à son paroxysme! que d'obscurité partout!...

A demi submergée, la chaloupe tourbillonnait au centre de cet enfer liquide, épave perdue, jouet des flots, cercueil flottant....

Glacés d'horreur et de froid, les deux naufragés, cramponnés aux bancs, se tenaient à chaque extrémité de la petite embarcation.

On ne parlait pas. A quoi bon, du reste, parler au sein de ce charivari!

A un moment donné, Gaspard crut entrevoir la masse sombre de la côte.

Il cria à son cousin:

—Terre! terre! nous sommes sauvés!

Mais aucune voix ne lui répondit.

Se penchant pour mieux voir, Gaspard constata avec horreur qu'Arthur avait disparu, emporté sans doute par une lame, ou tombé par-dessus bord, Dieu sait quand!....

Alors, pris de désespoir, il voulut périr lui, aussi. Mais au moment de mettre à exécution ce projet conçu en une minute d'affolement, il sentit que la chaloupe, après avoir été soulevée une dernière fois par un bourrelet d'eau, retombait sur la terre ferme....

Perdant pied, il fut lancé au dehors, sans même avoir eu le temps de faire un geste.

Et ce n'est qu'un peu avant le jour qu'il avait repris connaissance et s'était trouvé sur le sable du rivage, à plus d'un mille de la baie.

Ce récit fantaisiste, arrangé et classé dans la tête froide de Gaspard, il n'y avait plus qu'à retirer du flanc de la chaloupe la pointe de roc qui s'y était encastrée solidement.

Gaspard dut s'y prendre à deux fois et se servir d'un levier; car telle avait été la force de projection qui avait jeté l'embarcation sur ce rocher pointu, que l'ouverture, une fois dégagée, semblait faite à l'emporte-pièce.

Par un hasard providentiel—on verra plus tard pourquoi ce mot est souligné,—la chaloupe qui avait servi le plan infernal du meurtrier était venue s'éventrer sur une pointe de granit ferrugineux très dur, qui avait traversé le bois en laissant un trou net, de la même forme que sa surface anguleuse, y dessinant même les arrêtes de ses angles pyramidaux.

Gaspard, qui avait de l'oeil,—comme disent les Italiens,—vit cela tout de suite.

S'emparant d'un caillou posant, trouvé dans le voisinage, il s'escrima si bien qu'il finit par casser la pointe compromettante au niveau du rocher.

Puis, après avoir jeté, suivant son habitude, un regard soupçonneux de tous côtés, il alla cacher le tronçon cassé au plus épais des fourrés, au pied même de la falaise.

Cela fait, le prudent naufrageur, tête et pieds nus, la chemise en lambeaux, le crâne entouré d'un bandage sanglant, prit tranquillement la direction de la baie.




XIX

UNE TROUVAILLE DE WAPWI.—A LA RESCOUSSE

Deux minutes plus tard, une tête effarée émerge du rideau de feuillage bordant la grève et des yeux brillants suivent le naufragé, à mesure qu'il disparaît d'une pointe à l'autre.

C'est Wapwi.

Celui-ci est aussi un naufragé sérieux, tandis que l'autre n'est qu'un naufrageur.

Mais.... qu'a donc l'enfant?

Ses joues sont flasques; ses lèvres, décolorées....

Il se tient à peine sur ses jambes....

Ce qu'il a?

Nous allons le dire: il revient du tombeau des marins, de cette mer si terrible, linceul mouvant de tant de braves gens.

C'est un ressuscité....

Une vague l'a englouti. Une autre vague l'a jeté sur le rivage.

Voilà pourquoi Wapwi flageole sur ses jambes, comment il se fait que nous le retrouvons au point du jour, émergeant d'un rideau d'arbres, au bord de la mer.

On se rappelle que le petit Abénaki, chagrin de voir accuser ses compatriotes du guet-apens de la passerelle, s'était donné pour mission de découvrir les coupables,—ou plutôt le coupable....

Car il aurait juré sur tous les manitous de la race rouge qu'une seule et même personne avait fait le coup, en sciant aux trois-quarts le tronc de sapin qui s'était rompu sous le poids de son «petit père» Arthur.

Il s'était bien gardé toutefois de faire part à personne de ses soupçons; et, tant qu'il n'aurait pas une certitude raisonnable, des preuves à l'appui d'une accusation formelle, il devait se taire.

Donc, il n'avait pas parlé,—si ce n'est à Mimie et à Suzanne, auxquelles il avait promis de prouver que ses frères, les sauvages, n'avaient trempé en rien dans la tentative de noyade, restée jusque là enveloppée de mystère.

—Que je retrouve seulement le sapin, scié ou cassé, et je mettrai la main sur le coupable!....

Tel était le mot d'ordre de ce détective improvisé.

La veille même de cette journée qui devait s'ouvrir par une catastrophe si terrible,—le drame de l'îlot,—Wapwi, muni de quelques provisions de bouche, chaussé de solides mocassins et armé d'un bon gourdin, quitta furtivement l'appentis où il couchait et se dirigea vers le fond de la baie.

Une sorte de radeau, fait de deux pièces de bois liées par des traverses, lui servit de bac pour traverser sur la rive est.

On avait improvisé ce bac primitif, depuis l'accident.

Ayant atteint sans encombre l'autre rive, Wapwi coupa droit devant lui, se réservant d'observer le contour de la pointe, à son retour, si la chose était nécessaire.

Au reste, comme nous l'avons dit, les deux plages intérieures de la baie avaient déjà été explorées minutieusement; et, puisque la passerelle ne s'était pas échouée là, c'est que le courant l'avait entraînée bien plus loin.

Une saillie de la côte vue du large, se projetait dans la mer, à une quinzaine de milles en aval, un peu plus loin que l'endroit, bien connu de Wapwi, où les Micmacs avaient campé, deux ans auparavant.

Si les deux bouts de la passerelle ne se trouvaient pas là, ils avaient dû gagner le golfe ou le détroit.

Inutile alors de se morfondre à les chercher.

Le mystère resterait insoluble, et Arthur serait toujours en butte à quelque tentative nouvelle, d'autant plus qu'il ne croyait pas à la culpabilité de son cousin.

C'est ce sentiment de trompeuse sécurité qu'il fallait arracher, d'une main prudente, quoique sûre, de l'esprit du jeune homme.

Une fois sur ses gardes, «petit père» saurait bien parer les coups.

Voilà ce que se disait, depuis quelques jours, l'ingénieux enfant, et voilà aussi ce qu'il se répétait, ce matin-là, tout en trottinant comme un renard en quête de son déjeuner.

C'était loin, sans doute, cette langue de terre entrevue là-bas, allongée et noire de sapins.... Mais il comptait bien y arriver avant midi.

Une heure lui suffirait pour ses recherches; une autre heure, pour se reposer.

Ensuite, il reviendrait et trouverait bien le moyen de regagner sa soupente, avant la marée haute.

L'événement justifia ses prévisions.

Le soleil n'était pas au milieu de sa course, que le petit Abénaki s'engageait sur la courbe que décrit la grève pour enserrer la pointe suspecte.

Vue de près, cette langue de terre est bien plus élevée qu'on ne le croirait en l'observant de la baie.

Des rochers considérables en composent l'ossature, et des sapins d'assez belle venue lui font un agréable vêtement.

Mais Wapwi, familiarisé d'ailleurs avec les aspects variés de cette étrange côte du Labrador, n'eut bientôt d'yeux que pour deux informes tas de branches à moitié enfouies dans le sable, et gisant l'un près de l'autre, sur le rivage de cette langue de terre.

C'étaient les deux bouts de la passerelle....

Et ces bouts étaient sciés nettement, avec une scie en bon ordre, une scie appartenant à des blancs!

Hourra!....

Wapwi lança en l'air son chapeau de paille et, malgré sa fatigue, esquissa des pas de danse tout à fait.... inédits.

Gaspard avilit fait le coup!

Gaspard avait voulu noyer son cousin!!

Voilà ce que disaient ces deux tronçons de sapin, à moitié ensablés, sur une grève déserte!

S'il l'eût pu, Wapwi aurait volontiers traîné derrière lui ces pièces justificatives; mais il se consola d'être obligé de les laisser pourrir là, en pensant avec raison qu'aucune marée, si forte fût-elle, ne les dépêtrerait des couches de sable qui en enterraient les rameaux.

L'essentiel, pour le moment, était de savoir que ce qui fut la passerelle, existait encore et que le trait de scie révélateur se voyait parfaitement.

Si la chose devenait nécessaire, plus tard, Wapwi pourrait dire:

«La passerelle a été sciée, et non cassée!....—Par qui?....—Par quelqu'un ayant intérêt à ce qu'Arthur disparût.... Or, les sauvages n'avaient aucun grief contre ce jeune homme.... Cherchez le coupable autour de vous....»

Ayant ainsi augmenté le dossier de Gaspard d'une pièce importante, Wapwi songea à sa petite personne, qu'il trouva bien fatiguée et terriblement affamée.

Le sac aux provisions eut bientôt raison de la faim, et un bon somme à l'ombre d'un sapin restaurerait en peu de temps les muscles épuisés.

Un quart-d'heure ne s'était pas écoulé que le petit sauvage, repu et content, dormait comme une souche.

Quant il s'éveilla, Wapwi fut tout surpris de constater que le soleil avait disparu derrière la côte, très élevée partout dans cette région, et que la nuit approchait.

En même temps, une forte brise semblait courir dans les sapins, là-haut, sur la croupe de l'immense falaise.

—Hum! se dit-il, je voudrais bien être rendu chez le papa Labarou!.... Je ne sais ce que je ressens au creux de l'estomac Mais le suis inquiet.... J'ai entendu parler d'une partie de chasse sur l'îlot... Pourvu qu'on se soit aperçu qu'il va venter fort, fort!

Et Wapwi, aiguillonné par un pressentiment insurmontable se prit à courir de toutes ses forces vers la baie.

Mais, si agile qu'il fût, il lui fallait bien modérer son allure, de temps à autre, pour reprendre haleine.

Quand il déboucha sur la grève de la baie, après avoir traversé directement la pointe orientale, il était bien près de minuit, s'il ne passait pas cette heure.

La brise fraîchissait, mais on la sentait moins de ce côté de la pointe.

Toutefois, de sourdes rumeurs, s'élevant de partout, ne laissaient aucun doute sur ce qui se préparait là-bas, sur le fleuve..

C'était la tempête.

Et petit père Arthur qui est sur l'îlot, avec l'autre, tout seul! se prit à penser Wapwi, pâle d'effroi.

Il se trouvait alors à quelques arpents du chalet des Noël.

Tout semblait y dormir.

Wapwi allait de-ci de-là, inquiet, indécis, ne sachant même pas ce qu'il voulait....

Soudain,—ô bonheur!—la porte du chalet s'ouvre et une forme blanche apparaît dans l'encadrement.

—Le fantôme des chutes!.... Suzanne!.... Murmure Wapwi.

—C'est Wapwi, petite mère!.... N'aie pas peur!

—Wapwi!.... Oh! cher enfant, la Sainte-Vierge t'envoie. Tu vois ce temps?

—Oui.... Gros, gros vent!

—Une tempête, n'est-ce pas?

—Ça souffle fort, fort.... et ça sera pire, tantôt.

—Oh! mon Dieu, mea pressentiments!....

—Qu'est-ce que tu as donc, petite mère?

—Ecoute-moi, petit... Ton maître est là, sur l'îlot du large, seul, seul... avec Gaspard, tu entends!....

—Méchant homme, l'oncle Gaspard! mâchonne le petit sauvage.

—Que va-t-il arriver, mon Dieu!.... J'ai peur.... Je tremble.... Et mes frères qui sont dans les bois!.... Sur qui compter!.... Qui ira à son secours!

—Wapwi, petite mère!

—Tu seras capable?....

—Wapwi nage comme un poisson.

—Si J'allais avec toi?.... Nous prendrions la barque.

—Trop grosse, la barque. Mieux vaut un bon canot.

—Le canot ne résisterait pas.... Mais il y a le chaland, sur la rive, en bas d'ici.

—C'est ça qu'il faut. J'y cours.

—Il y a des rames dans le hangar... Mais sauras-tu conduire seul!

—C'est le vent qui va m'y mener. Dépêchons!

Wapwi, guidé par Suzanne, prit une paire de rames dans un hangar voisin et, sur ses indications, alluma un fanal, qu'il tourna eu cercle, à plusieurs reprises.

—Comme cela, dit-il, si les jeunes gens sont en péril, ils comprendront qu'on le sait ici.

On courut au chaland.

Hélas! il avait été tiré très haut, sur la rive, et il ne flotterait certainement pas avant une heure, pour le moins.

—Que faire?

Impossible à la frêle Suzanne et à l'enfant d'entreprendre de mouvoir cette grosse embarcation, servant à débarquer ou embarquer les tonneaux de poisson....

Wapwi eut une idée.

—Des rouleaux! fit-il.

Et il courut au hangar, suivi de Suzanne.

On trouva aisément quelques bûches rondes, que l'on transporta rivage.

Les deux rames ayant été étendues parallèlement sous le fond plat du chaland on glissa un des rouleaux sous la quille, aussi loin que possible; puis on disposa les autres à quelque distance en avant.

De cette façon, on réussit, sans trop de peine, à mettre l'embarcation à flot.

Puis Wapwi, muni d'une rame, sauta dedans, en criant à Suzanne, partagée entre le désir de sauver son fiancé et l'horreur qu'elle ressentait en face de cette mer en furie:

—Laisse-moi aller seul, petite mère!.... Le vent porte sur l'îlot et je n'ai qu'à conduire.... Une femme ne ferait qu'augmenter lu danger, vois-tu!....

Suzanne se rendit à ce raisonnement et ne put que dire:

—Va ou Dieu te mène, cher enfant. Je vais prier, moi!

Le chaland quitta la rive et disparut bientôt, entraîné par la tempête, qui faisait rage.

En moins de dix minutes, il se trouva en vue de l'îlot,—ou plutôt de ce qui pouvait rester de l'îlot,—car la mer était presque haute.

Debout à l'arrière du chaland, une rame à la main pour la guider, Wapwi plongeait ses yeux subtils au sein du brouillard humide, moitié ombre, moitié poussière d'eau, que le vent faisait rouler sur la baie.

Une fois, il crut entrevoir une forme sombre dressée sur les flots.

Donnant aussitôt un coup de rame pour y diriger l'embarcation, il regarda encore.

La forme sombre y était toujours, mais les flots la couvraient presque en entier, par moments....

Une voix lamentable sembla même arriver jusqu'à ses oreilles appelant au secours.

Alors Wapwi cria de toutes ses forces:

—Voici Wapwi!.... Tiens bon là!....

Mais, hélas! c'est tout ce qu'il peut dire....

Un violent coup de mer le jeta hors du chaland, et les lames furieuses s'emparèrent de son pauvre petit corps pour le rouler comme une épave jusqu'à plus d'un mille de distance, où elles le laissèrent sur le rivage, à moitié mort et tenant toujours sa rame dans ses mains crispées.

Wapwi, sans trop savoir ce qu'il faisait, se traîna vers la côte, sous le couvert des arbres, et tomba dans un profond assoupissement.

Nous avons vu quelle surprise l'attendait à son réveil.




XX

OU EST L'AUTRE?

La première chose que vit Gaspard, en débouchant sur le littoral de la baie,—côté des Labarou,—fut la goélette de ces derniers foc hissé et misaine à mi-mât, se dirigeant vers le large.

Évidemment, toute la nuit, la tempête avait inquiété les bonnes gens; et, dès la pointe da jour, profitant du baissant, le père n'avait pu résister à l'anxiété générale et se disposait à aller voir ce qui se passait.

Gaspard eut un instant l'idée de le héler.

Mais c'eût été peine perdue.

La goélette, ayant l'ait son abatée et recevant la brise d'aplomb, bondissait déjà sur les vagues venues du large et filait vers l'îlot.

—Va, va, mon vieux: tu ne trouveras rien!.... ricana le misérable. C'est à peine si le plus haut rocher de l'îlot commence à se montrer la tête au-dessus des vagues....

En effet, après être resté une dizaine de minutes en observation, il vit la goélette dépasser d'abord l'îlot, puis virer de bord et tirer bordée sur bordée, pour reprendre finalement la direction de la baie.

Le moment psychologique était arrivé....

Il se traîna, plutôt qu'il ne marcha, vers la maison....

Deux femmes, très émues, en observation sur le rivage, suivaient du regard les mouvements de la goélette.

Tout à coup l'une d'elle,—la mère,—poussa une exclamation;

—Ah! mon Dieu, n'est-ce pas là Gaspard?

—Oui, mère.... Nous allons savoir....

—Mais il est seul!.... Où est Arthur?

—En arrière, probablement...

—Enfin!.... Ce n'est pas trop tôt; j'achevais de mourir d'inquiétude.

—Calmez-vous, mère.... Je cours m'informer.

Et Mimie fit une centaine de pas au-devant de son cousin.

Mais l'apparence dépenaillée, le corps affaissé, et surtout la figure couverte de sang du revenant, l'arrêtèrent net.

Elle joignit les mains, dans une attitude d'effroi, et s'écria:

—Sainte-Vierge! qui t'a arrangé comme cela?..., D'où sors-tu?

Gaspard, tout pénétré de son rôle, se contenta de lui jeter un regard où il y avait de l'hébétement et continua d'avancer.

La mère Hélène, de son côté, approchait toute tremblante, n'osant questionner.

Gaspard jugea le moment arrivé, où il devait y aller d'une petite syncope....

Comme il ouvrait la bouche pour parler, un voile sembla couvrir ses yeux; sa langue bredouilla; ses genoux fléchirent....

Il s'affaissa.

Pour comble de guignon, ses bras affaiblis ne furent pas assez prompts pour empêcher sa tête, sa pauvre tête sanglante, de donner contre le soi.

Le bandage fut tiraillé, déplacé, et la blessure, encore fraîchement pansée, se reprit à saigner comme de plus belle.

Naturellement, le pauvre garçon resta là, inerte, respirant à peine, inspirant la plus profonde pitié.

Car il faut rendre aux deux femmes cette justice qu'elles oublièrent, pendant une demi-minute, l'une son fils, l'autre son frère, pour prodiguer leurs soins au blessé.

—Le pauvre garçon! dit la mère Labarou, presque aussi pâmée que son neveu.... Qu'est-il donc arrivé?.... Où est Arthur?.... Va-t-il nous tomber sur les bras, en lambeaux, lui aussi?

—Gaspard va nous le dire, mère: le voici qui reprend ses sens. Ah! que j'ai hâte qu'il parle!

—Gaspard! Gaspard!.... appela fébrilement la vieille femme, où est mon fils?.... ou est Arthur?

Le blessé, un peu revenu à lui, la regardait fixement, avec des yeux égarés....

La mère répéta sa demande, haussant la voix, secouant le bras inerte, serrant la main molle....

—Arthur!.... Qu'est devenu Arthur?

De son côté, Mimie,—la soeur,—dardait sur lui ses prunelles électriques, qui semblaient lire jusqu'au fond de son âme.

Le blessé se demandait: «Que faire?.... Que dire?....»

La fièvre le gagnait....

Une lourdeur chaude appesantissait sa cervelle....

Et, pour le coup, si ça allait être sérieux!

Adieu la frime!

Gaspard, par un effort suprême, se dressa sur les genoux et, désignant la mer encore terrible dans son demi-apaisement, il ne dit qu'un mot:

—Là

Puis il retomba, cette fois dompté pour tout de bon par la surexcitation cérébrale.

Alors, ce fut bien pis....

Que signifiait ce geste, indiquant le gouffre?.... Pourquoi cette syncope au moment de parler?....

Mais la goélette abordait....

On allait savoir....

Sainte Vierge, comme Jean Labarou était lent, ce matin là!

Enfin l'ancré est tombée, les voiles abaissées....

Voici la chaloupe qui quitte le bord.

Le père est seul....

Et le fils,—le fils unique, parti la veille, plein de vie, de santé, d'espoir,—qu'en a donc fait la tempête?....

Moment d'angoisse suprême!

On n'ose abandonner le blessé, pour courir au-devant du vieux pêcheur....

On attend, le coeur serré.

A la fin, la mère n'y tient plus....

Elle se précipite à la rencontre de son mari, qui la reçoit dans ses bras, tout en répondant par un hochement de tête désespéré à l'interrogation muette de ses yeux.

Mimie, elle aussi, est accourue.

Mais, voyant sa mère inanimée, son père sombre et pale, elle se laisse glisser sur ses genoux, lève les yeux aux ciel et sanglote convulsivement.

—C'est fini! gémit-elle.... Arthur est noyé!

—Noyé! noyé!.... Lui! lui!.... Pas moi!.... Oh! la belle tempête!.... Hourra! crie une voix étrange.

On se retourne.

C'est Gaspard.

La figure rouge, les yeux brillants, gesticulant comme un forcené, il s'escrime contre des ennemis invisibles, combat des éléments imaginaires....

Une congestion de cerveau vient-elle de se déclarer?

Gaspard, lui aussi, va-t-il mourir, en ce jour fatal?....

Mais un nouveau personnage surgit, qui va peut-être jeter un peu de lumière au sein de ces ténèbres.

C'est le petit sauvage.

—Oh! Wapwi, viens vite! s'écrie Mimie, la première.... As-tu des nouvelles?.... Ou est ton maître?

Avant de répondre, Wapwi s'approche de Gaspard, qui se débat on proie à une crise terrible.

Un demi-sourire erre sur les lèvres de l'enfant.—On dirait un rictus de jeune tigre.

Il ouvre la bouche pour parler; mais il semble se raviser en voyant la mère Hélène presque inanimée dans les bras de son mari.

D'un geste câlin, il prend la main de la pauvre femme et la pose sur son front.

Cela voulait dire: «Pauvre grand-mère, Wapwi a bien du chagrin de te voir souffrir, mais il a fait son devoir, lui, et est encore digne de ta bénédiction.... Ne désespère pas!»

Puis, regardant Jean Labarou, il dit à voix basse:

—Wapwi sait quelque chose... Wapwi parlera à la maison.

—Ah! fit Jean, un peu soulagé.—Mais pourquoi pas tout de suite!

L'enfant jeta un regard singulier sur Gaspard, toujours en proie au délira et murmura:

—Trop de monde!

—Allons! fit Jean.

Mais que faire de Gaspard?... Comment le transporter?

Un incident vint fort à propos tirer tout le monde d'embarras.

Comme on se regardait, d'un air très ennuyé, une petite embarcation, venant de l'est, abordait à quelques perches du groupe formé autour des deux malades.

Thomas Noël en descendit.

Dandinant son grand corps maigre, il s'avança aussitôt, la casquette à la main....

—Pardon, excuse, dit-il.... Comme il y a eu gros vent cette nuit, je venais savoir.... c'est-à-dire m'informer si tout le monde se porte bien et....

Puis, apercevant la mère Hélène, couchée sur le bras de Jean, et gaspard gesticulant, adossé à un monticule de la rive:

—Tiens! tiens! fit-il avec une certaine émotion, qu'est-ce que j'aperçois là?.... Monsieur Gaspard couvert de sang, et madame, comme qui dirait en syncope!

—Voisin, dit gravement Jean Labarou, un grand malheur est arrivé.... Les deux enfants ont passé la nuit sur l'îlot, à guetter les canarda.... Ce matin, il n'en est revenu qu'un,—et voyez dans quel état!.... Maintenant, où est l'autre?.... Qu'est-il advenu d'Arthur!.... Voilà ce qui a mis ma pauvre femme en l'état où vous la voyez et ce qui nous inquiète par-dessus tout....

—Je vous comprends et je vous plains beaucoup, répondit Thomas Noël, d'un ton pénétré. Mais il ne faut pas désespérer avant le temps.... Puisque Gaspard a pu prendre terre, il est à croire que son cousin a dû, lui aussi, se tirer d'affaire.... Seulement il est peut-être plus malmené et sur quelque rivage éloigné.... Faudrait voir!

—Oui, oui, père, appuya Mimie, se raccrochant & cette supposition fort plausible.

—En effet, vous avez raison, Thomas, dit Jean Labarou. Le bon Dieu, s'il a voulu en sauver un des deux, n'a pas dû abandonner l'autre. Il sera toujours assez tôt pour pleurer.

—D'autant plus que pleurer n'avance à rien, reprit philosophiquement Thomas. J'ai toujours entendu dire à défunt mon père que mieux vaut agir que gémir. Agissons donc.... D'abord, je vous offre mes services, c'est-à-dire ma barque et ma personne, pour faire une exploration minutieuse de la côte, à l'ouest de la baie.

—Merci, merci, dit Jean. J'accepte votre aide avec reconnaissance.

—...Puis, acheva Thomas, permettez-nous de soigner nous-mêmes ce blessé, qui vous embarrassera beaucoup, ayant déjà sur les bras une malade bien précieuse....

—Quoi, vous consentiriez?....

—Oui, je me charge de l'ami Gaspard.... Nous lui devons bien cela, après les services qu'il nous a rendus comme charpentier et aussi, bien des fois, comme pêcheur.

—Faites à votre guise, voisin, puisque vous êtes assez obligeant pour accepter cette charge.

—Nous ferons de notre mieux.... D'ailleurs, la maman Noël, qui est un peu médecin, tirera bientôt ce brave garçon d'affaire.,. Donc, c'est dit, et comptez sur nous pour une expédition à la recherche d'Arthur, dès tout à l'heure, au montant,—si toutefois nous avons pu tirer quelque indication du malade.

Cela dit, Thomas prit sans cérémonie Gaspard dans ses bras et réussit à l'embarquer, sans trop de résistance.

Puis il s'éloigna de la rive, en serrant d'assez près le fond de la baie, à cause de la houle et du vent.

Les Labarou, de leur côté, reprirent le chemin de leur habitation, Jean portant toujours sa femme, qui avait repris ses sens, mais semblait frappée de catalepsie.

Mimie et le petit sauvage suivaient, d'un peu loin, en causant avec animation.




XXI

OU LE «POLICIER» WAPWI PROUVE QU'IL A «DU NEZ»

—Ainsi, tu crois encore qu'Arthur a pu se sauver! disait la jeune fille, la figure angoissée, mais les yeux brillant d'une lueur d'espoir.

—Petite tante, c'est lui que j'ai vu; c'est sa voix qui a crié,.,.

—N'est-ce pas une illusion de tes sens?.... Il faisait bien noir et la mer devait mener un dur tapage!....

—Le bon Dieu a donné aux sauvages des yeux de chat et des oreilles de lièvre.

—Puisses-tu ne pas t'être trompé!... Mais, en admettant que c'était réellement mon pauvre frère qui se tenait cramponné au dernier piton de l'îlot, a-t-il pu saisir le chaland que tu avais si courageusement dirigé sur lui?

—Ah! voilà!.... fit soucieusement l'enfant.... Le Grand Manitou des blancs seul pourrait le dire!

—Tu n'as pu voir?....

—Pauvre Wapwi! fit le petit sauvage d'un ton piteux, il était bien fatigué, et une grosse vague l'a emporté.... Elle est méchante la mer!

—Oh! ouï, bien méchante! dit avec conviction la jeune fille.

—Pourtant, un petit oiseau chante bien doucement dans la tête de Wapwi.... Et sa voix n'est pas triste.... Et le petit oiseau dit dans sa chanson: «Il reviendra, ton petit père!»

—Cher enfant! dit Mimie, très émue et entourant de son bras le cou du jeune Abénaki: c'est peut-être l'ange gardien de ton maître qui dit cela au tien.

—Tu as raison, tante Mimie.... Il faut bien qu'ils soient deux là-dedans (et Wapwi frappait son front), puisque je les entends Parler.

—Sans doute, cher enfant: les anges parlent souvent à l'oreille des bons petits sauvages qui aiment bien leurs maîtres.

Wapwi parut très heureux de savoir cela. Mais, après quelques secondes, une idée lui surgit, qui assombrit de nouveau son front. Regardant la jeune fille avec ses grands yeux noirs, un peu farouches, il demanda en baissant la voix:

—L'oncle Gaspard a-t-il un ange gardien, lui aussi!

—Sans doute.... Pourquoi cette question?

—Parce que, s'il en a un, cet ange-là doit être une fière canaille.

—Vas-tu bien te taire!.... On ne parle pas comme cela!

—Si, si! fit l'enfant.... Ou bien, ajouta-t-il comme correctif, c'est l'oncle Gaspard qui le chasse, quand il veut faire un mauvais coup.

—Tu ne te trompes pas, petit; quand on fait le mal, l'ange gardien s'en va.

—Bien sûr.... murmura Wapwi avec conviction, le sien n'y était pas, la nuit dernière!

On arrivait à la maison, et la conversation s'arrêta là pour le moment.

Mais, lorsque la mère Hélène fut bien installée dans son lit, avec des compresses froides sur la tête, le père Labarou fit signe aux deux enfants de le suivre au dehors, et l'on tint une sorte de conférence.

D'abord Wapwi fit part de ses courses, par terre et par mer.

Sans insister particulièrement, toutefois, il ne manqua pas de faire saisir à ses deux auditeurs le fil d'Ariane, que des soupçons trop bien justifiés lui avaient mis dans les mains.

Depuis l'affaire de la passerelle, Wapwi avait l'esprit en éveil et observait Gaspard.

Sans être un grand clerc en matière d'amour, le petit sauvage n'avait pu s'empêcher de remarquer comme les préférences de Suzanne pour Arthur avaient toujours assombri la figure de Gaspard.

Quand il vit la passerelle se rompre tout à coup sous les pieds de son maître, Wapwi pensa immédiatement que le cousin y était pour quelque chose.

Et la preuve, c'est que, la veille même, il l'avait retrouvée là-bas sur une pointe, cette passerelle, sciée très visiblement et non rompue.

Et puis, autre chose!....

Pourquoi Gaspard, après avoir vu la chaloupe qui l'avait ramené de l'îlot, seul, s'éventrer sur une saillie rocheuse, en terre ferme avait-il cassé et caché ce morceau de granit,—que Wapwi se proposait bien, du reste, d'aller retrouver tout à l'heure?

Pourquoi?....

Évidemment, parce qu'il voulait faire croire que l'embarcation s'était défoncée sur l'îlot même, et qu'en pareille condition, il n'était pas étonnant qu'Arthur eût péri, lorsque lui-même, Gaspard, n'avait dû son salut qu'à une chance miraculeuse...

Le père Labarou et sa fille écoutaient, atterrés et muets, cette narration, ou plutôt ce plaidoyer, digne d'un policier parisien.

Tour à tour indignés de la fourberie monstrueuse de Gaspard et émerveillés de la sagacité de Wapwi, ils n'interrompirent l'enfant que pour confirmer ses déductions ou le féliciter de son dévouement.

Mais, lorsqu'il en vint à la partie de son récit où il parla de ce cri entendu dans la nuit et de ce spectre noir, dressé sur les flots, le père Labarou s'écria:

—C'est sans doute une illusion de tes sens, mon pauvre petit.... Comment, au milieu du fracas de la tempête, lorsque les vagues déferlaient bruyamment et que le nordêt faisait rage, aurais-tu pu entendre une voix humaine,—étant toi-même du côté du vent?

—Wapwi avait les yeux et les oreilles ouverts tout grands.... Wapwi voyait son maître et il l'a entendu, répéta l'enfant avec obstination.

—Admettons que ce soit réellement le cas.... Comment peux-tu supposer que le pauvre Arthur, lui, t'ait vu arriver à son secours!

—Oh! Wapwi a crié bien fort, comme un sifflet de navire à feu; puis, ploum! ploum! il a été renversé dans l'eau et ne s'est retrouvé que sur le rivage.... Plus rien, que le bruit du vent dans sea oreilles!

Jean Labarou courba la tête avec découragement, puis rentra auprès de sa femme, l'âme affaissée sous un poids mortel.

Il se promit toutefois de repartir avec sa goélette, aussitôt que la malade serait hors de danger immédiat.

En attendant, il comptait sur la promesse de Thomas Noël, pour que les recherches se poursuivissent sans retard et sans interruption.

Mais il n'espérait plus!....

Son fils était bien mort; et, si l'on retrouvait quelque chose de lui, ce ne serait plus, hélas! qu'un cadavre.

Restés seuls, la jeune fille et le petit sauvage échangèrent un long regard, où brillait cette étincelle impérissable qui s'appelle l'espérance.

—Wapwi, dit avec fermeté Euphémie Labarou, depuis ton récit, j'ai dans la cervelle, moi aussi, un petit oiseau qui me chante bien doucement: Ton frère n'est pas mort!

—La même chanson que le mien, tante Mimie.... Tu vois bien que c'est vrai!

—Partons, mon enfant. Allons voir la chaloupe. De ce jour, je deviens ton associée pour punir le coupable,—s'il y a un coupable!—ou savoir ce qui est arrivé à mon frère,—si Dieu a voulu conserver ses jours!

—Tope là, tante Mimie!... A nous deux, nous retrouverons bien «petit maître».

Et ils partirent pour l'ouest de la baie, comme midi sonnait.

Le trajet se fit rapidement.

Chacun des deux jeunes gens remuait dans sa pensée un chaos de suppositions, encore vagues chez Mimie, mais irrévocablement arrêtées dans l'esprit du petit sauvage.

Restauré par quelques aliments pris à la hâte, et stimulé par un petit verre d'eau-de-vie qu'on l'avait forcé d'avaler avant son départ, Wapwi sentait grandir et prendre corps, au plus intime de son être, les doutes qui l'obsédaient depuis quelque temps, depuis le matin, surtout.

Il se rappelait fort bien qu'au sortir de son lourd sommeil de la nuit dernière, il avait vu Gaspard faire de violents efforts,—tout blessé qu'il était,—pour arracher du flanc de la chaloupe la pointe qui avait éventré celle-ci; et il voulait savoir, pourquoi il était allé cacher si soigneusement ce fragment de rocher tout au pied de la côte, au milieu des fourrés les plus épais....

Évidemment.... se disait l'enfant, parce qu'il ne vent pas qu'on sache qu'il a fait naufrage à terre, et non sur l'îlot!

Et, dans ce cas, quelle est la raison pour laquelle il a pris ses mesures pour qu'on ne se doute pas que la chaloupe est arrivée à la côte, en bon ordre?....

—Oh! quant à cela, c'était limpide.... Ne fallait-il pas montrer à tous les yeux que l'embarcation étant défoncée au moment du départ, les vagues, poussées par la tempête, avaient eu beau jeu pour la balayer et la rouler dans leurs replis mouvants, enlevant Arthur par-dessus bord, tandis que lui, Gaspard, plus robuste, y demeurait cramponné, jusqu'à ce qu'une dernière montagne liquide eût jeté sur le rivage l'épave et le naufragé?....

Oui, c'était clair comme de l'eau de roche, ce calcul du misérable Gaspard; et voilà de toute évidence, quel avait été le raisonnement du naufrageur en dégageant son embarcation de cette pointe qui l'avait transpercée et immobilisée, et en soustrayant l'objet révélateur aux regards trop curieux.

Ce point arrêté dans la tête de Wapwi, il ne restait plus qu'a retrouver le fragment de rocher.

Or, l'enfant, curieux et observateur de sa nature, se faisait tort d'aller en quelques minutes, mettre la main dessus.

La sagacité indienne se révélerait chez lui, et cette recherche ne serait qu'un jeu d'enfant.... sauvage.

Voilà ce que Wapwi disait à sa compagne de route, tout en la guidant rapidement sur la grève qui longe la haute falaise.

Au détour d'une saillie de la côte, après une vingtaine de minutes de marche, on se trouva tout à coup en face du lieu de l'échouement.

La chaloupe, remise sur sa quille, gisait éventrée au fond d'une petite anse de sable, limitée du côté ouest par une arête rocheuse qui s'avançait de quelques toises vers la mer.

En quelques enjambées, les deux explorateurs y étaient.

—Attention, tante Mimie! prononça Wapwi avec la gravité d'un juge d'instruction.... Vois d'abord ce trou ou plutôt ce découpage dans le bois comme s'il était fait par un outil tranchant....

—Je vois, dit Mimie.... C'est net, et si l'on l'on retrouvait l'outil, comme tu dis....

—On le retrouvera, tante Mimie. En attendant; grave-toi bien dans l'oeil la forme de cette ouverture, car j'ai dans l'idée que la première chose que feront l'oncle Gaspard et son ami Thomas sera d'enlever dette planche pour en mettre une autre....

—Tu as raison, petit. Mais la planche primitive, avec son trou à cinq pointes restera gravée dans ma mémoire.

—Bon. C'est tout pour ici. Voyons maintenant où la chaloupe a frappé... Tiens, c'est là.... Regarde un peu ce cocher à fleur de sable.... Il est vieux, jaune et sale partout, excepté en un endroit,—tiens, vois-tu?

—En effet, il y a là une cassure fraîche.... On dirait qu'on vient de briser la partie qui manque.

—C'est cette partie du rocher qu'il nous reste a retrouver. Je m'en charge, Tu vas voir qu'on est bien heureux parfois d'être venu au monde dans la peau d'un sauvage.

Mimie eut un faible sourire et suivit son guide vers la côte.

Celui-ci commença par examiner soigneusement les pistes des pieds nus sur le sable.

C'était un enchevêtrement, à n'y rien comprendre.

Mais, de ce réseau de pistes, s'en détachaient deux dans la direction de la falaise: une y allant, l'autre en revenant.

—Suivons ces pistes, dit Wapwi à sa compagne.

Mimie emboîta le pas de son petit protégé, et tous deux, l'un suivant l'autre, se dirigèrent vers la lisière de forêt bordant le rivage.

Maia, une fois sous bois, la jeune fille s'arrêta, bien empêchée de savoir quel côté prendre.

—Laisse-moi faire, petite tante, dit l'enfant... C'est ici que Wapwi va redevenir Abénaki pour quelques minutes.

Alors, le descendant des aborigènes du golfe, penché vers le sol, examina chaque brin d'herbe couché sous une pression quelconque, chaque menue branche, chaque rameau froissé ou déplacé....

Et il allait, il allait, lentement, mais avec une quasi-certitude.

Arrivé à quelques pieds de la falaise, il avisa une grosse talle de jeune» sapins touffus.

—Hum! dit-il à Mimie, je crois bien que la cache est ici.... Tiens, vois: les pistes ne vont pas plus loin.

Ce disant, il se mit à plat ventre et se coula sous les branches basses, à fleur de terre.

Dix secondes ne s'étaient pas écoulées, qu'il reparut, tenant à la main une pointe de pierre, très aiguë et affectant la forme pyramidale.

—Voici le talisman pour confondre l'oncle Gaspard, dit-il en présentant la chose à Mimie.

Celle-ci prit dans ses mains le fragment de rocher, l'examina un instant, puis le remit à Wapwi, en disant d'une voix ferme:

—Si cette pierre, dont la cassure est fraîche, s'adapte à la partie du pocher qui présente, lui aussi, une cassure fraîche, Gaspard Labarou cet un assassin, et je vengerai mon frère!

—Bien, petite tante. Allons voir ça.

Ce ne fut pas long.

La pointe de pierre, ajustée sur la cassure du rocher, s'adaptait parfaitement, faisant une saillie menaçante de plus de six pouces.

—A la chaloupe, maintenant! dit la jeune fille... Constatons pour la forme,—car ma conviction est faite,—que les angles des pointes correspondent aux angles de l'ouverture.

Wapwi introduisit sa pierre pyramidale, de dehors en dedans, dans le trou ouvert au flanc de l'embarcation et l'y ajusta, après une couple d'essais.

L'ouverture se trouva bouchée presque hermétiquement.

Euphémie Labarou, très pâle et les yeux étincelants, brandit son poing fermé dans la direction de la baie et s'écria d'une voix vibrante:

—Assassin!.... J'aimais un assassin!

Deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux. Puis elle ajouta sourdement:

—Mon frère! mon pauvre frère, tu seras vengé!

Wapwi, très surexcité, lui aussi, imita le geste menaçant de sa «petite tante».

Et, cette sorte de pacte conclu, ou reprit lentement le chemin de la baie.

Mais on n'alla pas loin.

En doublant une sorte de cap assez élevé marquant l'extrémité orientale de l'arc décrit par la petite baie où ils venaient de faire leurs étranges découvertes, nos deux jeunes gens eurent sous les yeux une vision qui les arrêta net....

A moins d'un demi-mille dans l'est, la goélette des Noël, toutes voiles hautes, tirait une bordée en droite ligne vers le lieu où avait atterri Gaspard.

—Je te le disais bien, tante Mimie, s'écria le petit sauvage!.... Les voilà qui viennent ici, nos deux compères!

—Les deux jeunes Noël?

—Non pas: l'oncle Gaspard et son ami Thomas,—les deux inséparables.

—Mais Gaspard, il y a quelques heures à peine, semblait mourant!....

Wapwi eut un rire silencieux, qui découvrit ses dents blanches.

—Malin, malin.... l'oncle Gaspard, grommela-t-il.... Une simple coupure sur sa tête de fer, qu'est-ce que c'est?

Mimie réfléchit pendant une seconde.

—Restons, dit-elle.... Je veux voir ce qu'ils vont faire.

—Vite, petite tante.... Nous allons rire.... Tu vas voir sa mine quand il ne retrouvera plus ce bout de pierre que j'ai là.

Et Wapwi désignait la pointe cassée, qui ne l'avait pas quitté depuis qu'il en avait fait la trouvaille.

On remonta vers la côte, grimpant sur le flanc du cap, et, en quelques minutes, nos deux policiers improvisés se trouvaient installés à l'abri des regards les plus soupçonneux, dans un endroit assez élevé pour dominer l'anse qu'ils venaient de quitter et où leurs perquisitions les avaient amenés à une si étrange découverte.

Il était temps....

La goélette abaissant ses voiles rapidement, jetait l'ancre à quelques jets de pierre de la batture.

Une chaloupe s'en détacha aussitôt.

Thomas et Gaspard, qui avaient sauté dedans, ramèrent hâtivement vers le rivage.

Ils semblaient très pressés.

A peine, on effet, leur embarcation eut-elle touché terre, que, jetant à bout de bras son ancrage, ils s'élancèrent vers la côte.

En passant près de la chaloupe crevée, les deux compères y firent une première station, et Gaspard parut donner à Thomas de rapides explications, illustrées par des gestes très démonstratifs et l'examen minutieux du bordage où béait l'ouverture.

De là, Gaspard guida son compagnon vers le rocher sur lequel la chaloupe était venue se crever.

Après l'échange de quelques phrases et un examen de la fracture, que l'on sait, Gaspard courut vers la côte, disparut sous bois et se dirigea vers l'endroit où il avait jeté la partie du rocher manquant.

Il voulait, sans l'ombre d'un doute, éblouir son copain, par l'étalage de précautions qu'il avait prises.

Mais il revint bientôt, l'oreille basse, la mine soucieuse, grommelant:

—C'est drôle.... Je ne retrouve plus.... Pourtant, je crois bien me souvenir d'avoir jeté là cette pointe ensorcelée....

—Laissons donc!.... fit Thomas. Qui serait venu?.... Et surtout, qui aurait été déterrer cette pierre au milieu de ce fouillis?

—Au fait.... dit l'autre... je suis fou d'avoir des idées pareilles... Quand je serai plus calme, je mettrai bien la main sur ce morceau de roc.

Pendant quelques minutes, l'entretien se poursuivit, Gaspard parlant, contre son habitude, avec une certaine volubilité, tandis que Thomas avait l'air de poser froidement une série d'objections.

Finalement, on en arriva à s'entendre et se convaincre mutuellement, sans doute, car, tournant le dos à la côte, les nouveaux venus retournèrent à la chaloupe crevée.

Ici encore se manifesta, l'extrême prudence de maître Thomas.

Il, se pencha longtemps sur l'ouverture irrégulière découpée par la pointe de rocher, l'examina des deux côtés, extérieur et intérieur, puis finalement acheva d'arracher le bordage entamé, jusqu'à mi-joint en le déclouant à coupa de pierre.

Cela fait, les deux compères reprirent le chemin de leur embarcation et se rembarquèrent, non toutefois sans avoir jeté au fleuve le bout de planche suspect.

Dix minutes plus tard, la goélette, toutes voiles hautes s'éloignant de la côte, gagnait la haute mer.

—Nous n'avons plus rien à faire ici, dit à son compagnon Euphémie Labarou, Mais nous n'avons pas perdu notre temps, petit Wapwi car nous venons de démasquer, je le jurerais, deux bien grands misérables!....

—Je te demande encore une petite demi-heure, tante Mimie; le temps d'aller repêcher le bout de planche que ces deux imprudents viennent de jeter à l'eau, après l'avoir enlevé à la chaloupe.

—Tu as raison, petit: ce morceau de bois sera une pièce à conviction qui pourra servir, peut-être,—on ne sait pas!....

Wapwi donna à la goélette le temps de parcourir une distance suffisante pour qu'on ne le vit pas du bord et, prenant sa course dans la direction où le courant de montant entraînait le fragment de bordage, il se lança résolument à l'eau.

Comme l'enfant nageait facilement, il eut bientôt recouvré le bout de planche flottant et regagné le rivage avec son butin.

—Ça fait trois on pièces à conviction dans l'affaire Labarou vs Labarou, dit Mimie, qui avait quelque lecture.

Il ne faut rien négliger pour punir les méchants.... dit sentencieusement le petit Abénaki.

Et il alla cacher soigneusement sa pointe de pierre et son bout de bordage au pied de la côte, dans un endroit inaccessible pour tout autre qu'un adroit peau-rouge de son espèce, à lui.

Après quoi, on reprit, sans plus de retard, le chemin de la maison.




XXII

L'ILE MYSTÉRIEUSE

Abandonnons pour un instant nos amis dans l'affliction et sautons à bord de la goélette des Noël.

Toutes voiles hautes, les écoutes raidies, coulant bien à travers les ondulations des lames molles et souples, elle fait merveille sous la jolie brise qui incline sa mâture à bâbord.

Le vent ayant, dans la matinée, sauté à l'ouest,—comme nous l'avons dit—c'est donc vers le large, vers la haute mer, que se dirigent maintenant les deux compères, qui composent à eux seuls l'équipage.

Est-ce que le capitaine Thomas aurait l'intention de remplir sérieusement la mission dont il s'est chargé—c'est-à-dire de fouiller la mer et les rivages des alentours pour y retrouver Arthur, vivant ou mort?....

Ah! non, par exemple!

Dans l'esprit de maître Thomas, Arthur est bel et bien noyé, coulé, dévoré, peut-être....

C'est une chose du passé.

N'en parlons plus.

Il a tout simplement eu l'adresse de faire coïncider une expédition, arrêtée dans son esprit depuis une quinzaine de jours, avec l'offre généreuse de partir à la recherche du malheureux fils de Jean Labarou, du fiancé de sa soeur Suzanne.

Nous l'avons dit: Thomas Noël est un homme positif.

Pas méchant, par exemple—oh! non!—mais à condition toutefois que sa bonté ne vienne pas en conflit avec son intérêt. Auquel cas, il met tout bonnement au rancart cette placide vertu des gros naïfs, la bonté.

Alors, pourquoi le capitaine Thomas, flanqué de son alter ego Gaspard, court-il la mer?

Eh bien, puisqu'on veut le savoir absolument, nous allons le dire: c'est pour «faire un coup», un bon coup.... d'argent!

Voilà!

Dans leurs longues pérégrinations du mois précédent, à travers le golfe, les deux compères ont fait la connaissance d'un certain industriel canadien, navigateur de son état, qui leur a promis une jolie prime s'ils voulaient l'aider à mener à bonne fin une expédition de contrebande, des îles françaises de Miquelon, au sud de Terreneuve, à la ville canadienne de Québec.

Leur rôle, à eux, sera des plus simples....

Ils n'auront qu'à transporter le chargement.... hérétique, de Saint-Pierre à la côte canadienne, où ce chargement sera transbordé sur une goélette de Québec, attendant à un endroit convenu de la région du Labrador.

Tout ira donc pour le mieux, à moins que le diable ou le Fisc,—ce qui est à peu près la même chose,—ne s'en mêle.

Le seul anicroche possible est le naufrage du vaisseau portant à leur rencontre l'associé attendu.

Il a si fort venté de l'est, les jours précédents, que cette crainte n'est certainement pas chimérique.

Mais, entre marins, on ne croit guère à ces pronostics des gens de terre, qui s'écrient a chaque rafale secouant les ais de leur habitation: «Hein! il en fait un temps!.... Ce n'est pas moi qui voudrais être sur le fleuve, par une semblable dépouille!»

Ce n'est donc pas à une catastrophe que croient nos deux jeunes Français, mais bien plutôt à un retard subi par leur confrère de Québec.

—Ça ne m'étonnerait pas, tout de même, que notre homme eût été empêché.... disait Thomas:—sa barque ne payait pas de mine! Quel sabot, nom d'un phoque!

—Bonne goélette.... répliquait Gaspard d'un air mystérieux.... Un peu avariée, c'est vrai; mais elle n'a une apparence misérable que pour tromper les gabelous.

—Au fait, peut-être as-tu raison.... Je l'ai encore dans l'oeil: fine de l'avant, large de bau, évidée de l'arrière,—ça doit bien marcher....

—Et bien résister à la mer, car la cale est profonde....

—Avec ça que le lest ne lui manque ni à l'aller ni au retour.

—Parbleu!... Farine et autres provisions en descendant, pour faire manger les amis d'en-bas!....

—Liqueurs fortes et vins de France, en remontant, pour abreuver les bonnes gens d'en haut!

—Le joli négoce!

—La belle existence!

—J'en tâterais volontiers.

—Nous ferons mieux que cela, ami Gaspard: nous en jouirons à gogo,—car le moment approche où nous pourrons mettre à exécution nos projets.

—Ah! puisses-tu dire vrai!

—Cette saison est trop avancée pour que notre petite expédition actuelle soit autre chose qu'un coup d'essai, destiné à nous faire la main. Mais.... que nous réussissions, et, l'année prochaine, ayant un solide vaisseau sous les pieds, Thomas Noël et Gaspard Labarou en feront voir de belles aux gabelous de France et du Canada.

—Ami Thomas, je te l'ai dit: je suis ton homme, et je veux être riche pour que ta soeur Suzanne soit un jour la plus grande dame du Golfe.

—Cela sera, répondit le jeune Noël, d'un ton moitié figue, moitié raisin.

—Il faudra bien que cela soit car.... je le veux, entends-tu!

Et Gaspard accentua d'un geste énergique cette phrase quelque peu prétentieuse.

Thomas lui jeta un regard inquisiteur et vit bien que son associé était homme à remplir l'engagement qu'il prenait.

—Tu auras ma soeur, ami Gaspard.... Je te la promets!.... dit-il avec la gravité d'un père de famille bien posé.

La nuit était venue, cependant,—une belle nuit, nom d'un phoque!—mais un peu trop éclairée par la lune à peine déclinante, au dire des deux amis.

Bien qu'allant à contre-courant depuis quelque temps, la goélette avait pu continuer sa marche, après avoir viré de bord un certain nombre de fois et s'être insensiblement rapprochée de la côte, où la brise de terre, soufflant ferme, l'avait poussée assez rapidement vers sa destination mystérieuse.

A la reprise du courant de montant, les allures du vaisseau s'accentuèrent.

La brise de terre fraîchit, et toute conversation suivie devint impossible, chacun des deux marins ayant assez à faire de diriger la marche rapide de la goélette.

On courut ainsi, serrant la côte d'assez près, jusqu'à la hauteur du Petit-Mécatina,—une île d'aspect sauvage, hérissée de rochers aux formes romantiques, où les rayons lunaires plaquaient des taches blafardes alternant avec les ombres projetées....

Sur la droite, vers la côte nord, des îles nombreuses se dessinaient vaguement, les unes comme des taches sombres, les autres ayant l'air de grands cachalots endormis....

C'est du côté gauche, au large d'eux, par conséquent, qu'apparut pour la dernière fois aux yeux de nos jeunes aventuriers la charpente massive du Petit-Mécatina.

Ils venaient de virer de bord, après une assez longue bordée vers la côte, lorsque, dans la pâle clarté lunaire, à un demi-mille environ en avant du beaupré de leur goélette, s'estompa sur le fond bleuâtre du firmament, de façon indécise d'abord, puis progressivement avec plus de netteté, une masse énorme, de forme irrégulière, mais très élevée partout, faisant un trou noir à l'horizon....

C'était le Petit-Mécatina, le lieu de rendez-vous assigné par le capitaine canadien.

Aussitôt, outre leurs feux de position réglementaires, les jeunes marins allumèrent un fanal bleu, attaché d'avance au milieu de leur mât de misaine.

Puis ils se prirent à observer attentivement la côte abrupte qui défilait par leur travers de bâbord.

Une dizaine de minutes s'écoulèrent...

La goélette, ses voiles bordées à plat, serrant le vent, courait à l'ouest, se rapprochant toujours...

A la distance d'une quinzaine d'arpents, d'après son estimé, Thomas ne connaissant qu'imparfaitement ces parages, jugea prudent de ne pas s'approcher davantage de ces rochers menaçants....

Il lofa....

Les voiles battirent au vent....

Mais au même instant, une grosse lueur brilla sur un point du rivage; puis une seconde; puis enfin une troisième,—à quelques pieds seulement les unes des autres.

—Largue l'ancre! commanda Thomas.

Gaspard se précipita vers l'avant et leva le cliquet du guindeau.

Aussitôt l'ancré tomba à l'eau, suivie de sa chaîne, qui glissa bruyamment dans l'écubier.

Puis les voiles furent, abaissées en un tour de main, et l'on attendit.

Dix minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'une embarcation se détacha comme dans une féerie, du ces rochers géants et s'avança vers la goélette.

—Ohé! qui vient là? s'enquit Thomas, pour la forme,—car il savait bien à quoi s'en tenir.

La Marie-Jeanne!

Puis la même voix reprit:

—Et vous?

Le Marsouin! gronda Thomas, faisant rouler l'r unique de ce mot.

Il faut dira ici que la goélette des Noël avait jusqu'ici porté le nom très honnête de Saint-Malo,—en souvenir du pays natal,—mais que maître Thomas, lancé sur la piste d'aventures émouvantes, avait détrôné le vieux saint breton de la poupe de sa barque, pour y substituer le nom de l'amphibie guerroyeur cité plus haut.

Il y eut une minute de silence.

Puis le survenant demanda, tout en continuant d'avancer:

—Rien qui cloche?.... On peut aborder?....

—Arrivez sans crainte, fut-il répondu; il n'y a ici que mon associé Gaspard Labarou et moi, Thomas Noël.

La chaloupe, manoeuvrée habilement, aborda bientôt.

Des deux hommes qui la montaient, l'un resta à bord, tandis que l'autre grimpa sur le banc du Marsouin, s'aidant des haubans de misaine, et sauta lestement sur le pont.

—Messieurs, dit-il sans préambule, vous êtes gens de parole.

—Toujours! fit Gaspard laconiquement.

—Et, pour cette fois, il y a quelque mérite à, l'être, après une pareille bourrasque.... ajouta Thomas, plus loquace que son compagnon.

—Mes compliments, jeunes gens. J'aime qu'on soit exact.... Mais venons au fait.... Nous sommes pressés.... Notre marché tient-il toujours?

—Des Français n'ont qu'une parole! répondit le sentencieux Thomas.

—Aux Iles! commanda Gaspard.

—Bien, messieurs. Je vois que vous êtes des jeunes gens d'action et que je puis compter sur vous.... Nous partirons dans une heure; juste le temps d'embarquer quelques provisions et de convenir de nos faits. Venez.

Sans plus d'explications, les deux Français descendirent dans la chaloupe du Canadien et, prenant place à l'arrière, laissèrent le capitaine et son matelot s'escrimer avec les rames pour les conduire à terre.

Où diable était donc la goélette de ces étrangers?...

On n'en voyait ni un coin de coque, ni une pointe de mât!

Mais, ayant entendu raconter bien des fois les prouesses accomplies par les contrebandiers du Golfe, nos jeunes marins ne s'étonnaient pas outre mesure.

Cependant, comme on arrivait sur les rochers escarpés de la rive, sans ralentir la vitesse de la chaloupe, Thomas poussa un cri:

—Aïe! capitaine, nous allons nous casser le nez sur cette muraille à pic!

Le capitaine, sans répondre, donna un dernier coup de rame; puis, se levant, il alla se mettre à l'avant de l'embarcation, tandis que son matelot venait placer son aviron à l'arrière, dans l'échancrure de la godille, et s'y escrimait de son mieux.

On venait d'entrer dans un étroit couloir de roches très élevées, large tout au plus de vingt pieds et courant en biais vers le plus haut escarpement de cette singulière ile.

Naturellement, par sa disposition même, ce bras de mer profondément encaissé ne pouvait être aperçu du large.

On courut ainsi au milieu de rochers aux flancs à peu près verticaux pendant deux ou trois minutes, parcourant une distance d'une couple de cents pieds....

Puis la chaloupe s'arrêta net, l'étrave sur le gouvernail d'un vaisseau, ayant l'air enclavé dans cette mascarade de haute roches.

—La Marie-Jeanne, messieurs! dit le capitaine canadien avec une certaine emphase.

Et il se retournait, souriant, vers ses nouveaux amis.

—Nom d'un phoque! il faut le voir pour le croire! s'écria Thomas, ne pouvant dissimuler son étonnement.

—On parcourrait le monde entier avant de déterrer un havre comme celui-ci! dit à son tour Gaspard, émerveillé.

—C'est à la fois mon bassin de carénage et mon havre de refuge, quand on me serre de trop près.... répondit le capitaine de la Marie-Jeanne.

—Tout de même, il y a des choses bien étonnantes dans ce golfe Saint-Laurent! s'écria de nouveau Thomas, avec des hochements de tête admiratifs.

—Étonnantes, jeune homme?.... fit le canadien souriant.... Dites: sans pareilles!.... Voilà trente ans que je le parcours en tous sens, mon beau golfe, et j'y trouve toujours du nouveau.

Cependant, une courte échelle fut tendue de l'arrière, par un des matelots du bord, et les jeunes français, précédés du capitaine, y grimpèrent rapidement.

La porte du capot d'arrière était ouverte, laissant monter de la cabine une lueur claire.

On s'y engouffra, et une intéressante conférence se tint pendant près d'une heure entre les nouveaux venus et les gens de la Marie-Jeanne.

Que se passa-t-il?....

Quelles furent les confidences échangées?

Que fut-il convenu?....

Mystère... pour le présent!

Il nous est interdit,—auteur scrupuleux que nous sommes—de soulever, dans ce premier volume, même un coin du voile qui recouvre les faits et gestes des PIRATES DU GOLFE SAINT-LAURENT.

Mais on ne perdra rien pour avoir attendu.

Ce qu'il nous est permis de confier à nos lecteurs, dès maintenant, c'est qu'après un conciliabule qui dura près d'une heure, le capitaine canadien se rembarqua avec les deux Français et que le Marsouin, bien lesté de provisions et d'espèces sonnantes, cingla aussitôt vers les îles Miquelon.

L'équipage de la Marie-Jeanne, ainsi que le charpentier du bord, continuèrent d'habiter le Petit-Mécatina, occupés à radouber leur goélette avariée et à faire une besogne bien autrement.... mystérieuse.

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