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Un drame au Labrador

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XXIII

CHASSÉ ET MAUDIT

Quand la goélette de Noël reparut dans la baie de Kécarpoui, au commencement du mois d'octobre, après une absence d'un peu plus de deux semaines, un voile de deuil planait sur la petite colonie.

Depuis une dizaine de jours, on était entré dans cette longue période d'isolement qui, là-bas, ne se termine qu'à la réouverture de la navigation, en mai.

Le missionnaire était bien venu, comme d'habitude, donner aux pêcheurs de ce lieu solitaire l'opportunité d'accomplir leurs devoirs religieux.... Mais, loin d'avoir à bénir l'union de deux jeunes gens pleins d'amour et d'espoir, il avait dû, hélas! prodiguer des consolations à une famille plongée dans une douleur mortelle, par la disparition d'un de ses membres, et présenter à une fiancée dont le coeur saignait, au lieu d'une couronne de fleurs d'oranger, la couronne d'épines de la résignation chrétienne....

Il va sans dire que ce messager de paix, saisi du différend qui existait entre les deux familles, n'avait pas eu grande peine à faire disparaître les hésitations de madame Noël à propos de la mort sanglante de son mari.

Une déclaration écrite du mourant, attestant la complète innocence de Jean Labarou et corroborant le récit circonstancié de celui-ci, ne contribua pas peu à ce résultat; et le missionnaire eut au moins la consolation, en partant, de voir les chefs des deux seuls établissements de la baie unir fraternellement leurs mains, en signe de pardon et d'oubli.

Le retour de la Saint-Malo,—désormais le Marsouin, de par le caprice de maître Thomas,—raviva pourtant la plaie encore saignante de la disparition d'Arthur.

Mais on ne put tout de même s'empêcher,—à l'est de la baie; du moins,—de reconnaître le dévouement des deux marins qui venaient de faire une si rude croisière à la recherche de leur malheureux ami.

Toutefois,—en dépit de la meilleure volonté du monde,—la famille Labarou ne réussit pas à dissimuler l'horreur instinctive que lui inspirait Gaspard depuis la catastrophe.

A peine arrivé dans la baie, ce modèle des fils adoptifs s'était empressé, naturellement, d'aller rendre compte à ses parents du résultat négatif de ses recherches.

Il avait, d'ailleurs, pris la peine d'étudier à fond le rôle qu'il allait jouer avant de risquer cette démarche décisive.

Figure morne, fatiguée, triste; pâleur maladive; regard fatal, inconsolable; tel était son masque.

Mais toute cette mise en scène ne put fondre la glace qui le séparait désormais de cette famille où il avait grandi, choyé à l'égal du fils de la maison.

La mère Hélène, à sa vue, eut une crise de larmes qui pensa lui causer une rechute.

Jean Labarou, lui, pâle comme un mort, laissa son neveu s'empêtrer dans le récit de ses exploits et de ses actes do dévouement fraternel.

Puis, quand ce fut fini, il se contenta de dire froidement, mais avec un geste d'une terrible solennité:

—Arthur est mort,—et je n'espère plus.... Que Dieu ait pitié du pauvre enfant!.... Mais si tu es pour quelque chose dans cette fatalité épouvantable; si, par ta faute, une mère a été privée, sur ses vieux jours, d'un fils adoré; si ta cousine, par ton fait, se trouve seule au monde, sans appui quand nous n'y serons plus; moi ton second père, au déclin de ma vie, courbé par l'âge et l'incurable chagrin que je sens là (et le vieillard touchait son front ridé), je finis par succomber avant le terme assigné par la divine Providence; si cela est, eh! bien, je te maudis!

—Mon oncle!.... voulut répliquer Gaspard, épouvanté.

—Va-t-en!.... fut la seule réponse de Jean Labarou, montrant la porte, de son bras tendu.

Et, comme le misérable, en passant le seuil, regardait sa tante, celle-ci lui dit, dans un sanglot:

—Rends-moi mon fils!

Alors il se tourna vers Mimie, comptant bien trouver chez elle une ombre de sympathie.

Mais il regretta aussitôt ce mouvement....

Blanche comme une cire, la tête haute, les prunelles fulgurantes, la jeune fille étendit vers lui sa main fine et nerveuse:

—Caïn! dit-elle.

Puis, montrant elle aussi la porte:

—Va où la destinée t'appelle, fratricide!.... Mais, où que tu ailles, je serai sur ton chemin au jour de la rétribution!

Puis, hautaine et grave, elle alla baiser sa mère au front.

Tremblant, hagard, la sueur de l'agonie aux tempes, Gaspard Labarou quitta la maison où s'était écoulée son adolescence, chancelant comme un homme ivre et sentant peser sur ses épaules le poids terrible de la malédiction paternelle....

Dans l'esprit de Jean Labarou, cette malédiction n'était que conditionnelle, il est vrai.

Mais Gaspard, au fond de son âme, sentait bien que cette malédiction d'un père serait ratifiée dans le ciel; et, quoi qu'il en eût, en dépit de son scepticisme farouche, il en éprouvait une sensation de malaise allant jusqu'à la peur.

Avait-il donc besoin, ce vieillard, sans l'ombre d'une preuve de culpabilité, d'appeler sur la tête de son neveu la vengeance céleste!

Pour se donner du coeur, quand il fut hors de vue, le misérable montra le poing à la maison, disant:

—Vieux fou!.... Je me moque de tes foudres de fer-blanc et je te ferai voir bientôt de quel bois je me chauffe.... Ah! Ah! tu me maudis et ta fille m'appelle Caïn.... Mais prenez garde de regretter amèrement, un jour, la satisfaction de m'avoir mis à la porte!

Ayant ainsi évacué un peu de sa bile, il reprit le chemin du Chalet, de l'autre côté de la baie.

Tout en pagayant son canot, il monologuait de la sorte:

—Il est clair comme le jour que, pour ce qui regarde mes chers parents et leur virago de fille, mon chien, est mort....

«Plus rien à espérer de ce côté.

«Mais je m'en moque, comme un poisson d'une pomme.

«Ce qu'il me reste à faire, c'est d'amadouer et d'engluer si bien les Noël, de me rendre tellement indispensable, que la bille Suzanne, en dépit de son ridicule chagrin, cesse de penser jour et nuit à un mort, pour s'apercevoir enfin qu'il existe un bon vivant dans son entourage, prêt à fie dévouer pour son bonheur.

«D'ailleurs, dans ce siège en règle que je vais entreprendre, j'aurai un précieux auxiliaire: Thomas, qui m'est dévoué.

«Quant à la mère, bien que, réconciliée avec l'oncle Jean, je parie qu'il lui reste, en dépit de tout, un vieux levain de rancune qui ne demanderait qu'à fermenter, si l'on s'y prenait habilement.

«Reste le petit Louis,—qui n'est plus un enfant, malgré son qualificatif.

«Celui-là, j'en ai peur, me donnera du fil à retordre.

«Il est toujours avec ce moricaud de Wapwi, d'un côté ou de l'autre, et je le soupçonne d'avoir un fort béguin pour ma belle et tyrannique cousine, Euphémie.

«Qu'il me succède dans le coeur de la fille à mon oncle,—je ne demande pas mieux.... Mais qu'il ne s'avise pas de se liguer avec elle pour me jouer quelque mauvais tour,—car ça ne serait pas bien du tout de la part d'un beau-frère!....

«Au reste, nous veillerons, Thomas et moi.

«Thomas Noël!.... En voilà un véritable ami, par exemple, qui n'a pas peur de mettre les mains à la pâte, lorsqu'il s'agit de tirer un copain du pétrin!....

«Vive le capitaine Thomas et son lieutenant, Gaspard!»

S'étant ainsi mis dans un état de feinte excitation pour chasser de son esprit la mauvaise impression qu'il remportait de sa visite,—à l'instar des gens peureux qui chantent, la nuit, quand ils cheminent seuls dans Te voisinage d'un cimetière,—maître Gaspard hâtait sa marche vers le chalet de la famille Noël, sa nouvelle résidence.

A mesure au'il approchait, sa figure subissait une transformation singulière.

De sombre et dure, qui était son caractère habituel, elle devenait insensiblement mélancolique et.... touchante.

Ce gaillard là, orné de toutes les passions qui rendent un homme redoutable au sein des sociétés organisées, était devenu un véritable comédien tout seul, sans études, en pleine solitude du Labrador.

Il était absolument maître de ses sens, et il avait la tête froide d'un chef de bandits.

A peine entré dans le chalet, où la famille Noël se trouvait réunie pour dîner il se laissa choir sur une chaise, la tête basse, les bras ballants.

—Oh! oh! il paraît qu'on t'a mal reçu, chez l'oncle Jean.... fit remarquer Thomas, d'un ton goguenard.

Gaspard ne répondit qu'en baissant davantage la tête.

—Serait-ce possible? dit madame Noël, prompte à s'apitoyer.

—On m'a, chassé, madame! murmura Gaspard, d'une voix sépulcrale.

—Chassé?.... B'écria la bonne dame, en joignant les mains.

—Et maudit!.... ajouta lugubrement le jeune homme.

Pour le coup, la veuve se trouva debout, les mains levées.

—Pauvre enfant!.... Mais c'est insensé! dit-elle.

—Madame, vous m'en voyez atterré et malade.... Mais qu'y puis-je faire?

—Oh! je parlerai à ces bonnes gens.... Il est impossible que cette famille, qui vous a élevé et où vous avez grandi comme un fils vous garde rancune pour un accident où vous avez vous-même failli perdre la vie....

—Cela est pourtant, madame. Mais, si vous voulez m'en croire, attendez, pour une telle démarche, que le temps ait un peu amorti la force du coup et engourdi leur douleur. A mon avis, toute tentative de rapprochement, d'ici à quelques jours, ne ferait qu'envenimer nos relations.

—Soit. Vous avez probablement raison. Quand ils seront plus calmes, nous n'aurons pas de peine à leur faire comprendre qu'ils ont manqué, non seulement de charité chrétienne, mais encore et surtout de justice. En attendant, mon cher enfant, vous ferez partie de ma famille et vous partagerez, comme d'habitude, la chambre de Thomas.

—Madame, j'ai déjà eu deux mères,—et une larme de crocodile tomba sur la joue de Gaspard; vous serez la troisième.

Et l'habile comédien salua profondément madame Noël.

—C'est dit.... Allons, mes enfants, à table!

Le repas fut pris au milieu d'un silence presque général

La mère, en dépit de ses efforts, semblait préoccupée.

Louis, d'ordinaire gai comme un pinson, avait l'air rêveur d'un amoureux dont le coeur est pris sérieusement.

Suzanne, elle, n'avait consenti à se mettre à table que sur les instances de sa mère, qui n'aimait pas à la voir passer ses jours seule dans sa chambre ou errant dans le bois, retournant sans cesse le glaive dans la blessure de son coeur.

Elle ne mangeait guère, la pauvre fille, depuis la catastrophe qui lui avait enlevé son fiancé. Un cercle de bistre entourait sea yeux, qui semblaient agrandis et où brillaient parfois des rayons ophéliens.

Pour tout dire en un mot, Suzanne faisait penser à un jeune arbre frappé de la foudre en pleine sève.

Qu'allait-il arriver?....

L'arbre allait-il mourir?.... Ou bien la sève vigoureuse de la jeunesse, un instant arrêtée dans sa marche, reprendrait-elle ses fonctions vivifiantes, faisant reverdir les rameaux affaissés et mollissants?...

Voilà ce qu'on pouvait se demander en voyant cette jeune fille à la démarche languissante, au regard atone.

C'est que le coup dont elle souffrait avait été aussi rude qu'inattendu....

Songez donc!

Lorsque quelques heures à peine la séparaient du moment où elle allait être unie à l'élu de son coeur, la plus terrible des catastrophes était venue anéantir cet espoir, briser ce rêve!....

Et cela, du jour au lendemain, en pleine fièvre de préparatifs matrimoniaux,... comme un grand coup de foudre dans un ciel clair!

Près de trois semaines s'étaient écoulées depuis la sinistre disparition de son fiancé, et c'est à peine si la pauvre Suzanne parvenait A réaliser sa situation de veuve avant d'avoir été mariée.

Il convient d'ajouter que tout le monde, au Chalet, lui montrait une sympathie émue,—Louis surtout, qui adorait sa soeur.

Combien de fois le jeune homme n'avait-il pas traversé la baie pour aller aux informations et porter aux parents du pauvre Arthur les condoléances de la fiancée, trop faible encore pour s'y rendre elle-même!

Bref, Suzanne avait été très malade et pouvait être considérée, après deux semaines de crises nerveuses et de larmes, comme une convalescente à sa première sortie.

On s'abstenait donc, en sa présence, de toute allusion au drame de l'Îlot, et le mot d'ordre était de n'avoir pas l'air d'être sous le coup d'une dea plus fortes émotions qu'eût encore éprouvée la petite colonie.

La conversation, toutefois, ne pouvait être bien animée; et, aussitôt le repas terminé, chacun se retirait pour vaquer à ses occupations.

Il en fut ainsi pendant quelques semaines....

Puis le temps, qui affaiblit les tons crus de toute douleur humaine, en y étendant sa patine grisâtre, amena une détente dans les esprits, une sorte d'apaisement dans les coeurs....

Et c'est dans ces conditions de tranquillité morale relative que la petite colonie de Kécarpoui entra dans cette période d'isolement, absolu, ressemblant un peu à un emprisonnement au milieu des glaces polaires, et qui s'appelle: Un hiver au Labrador....




XXIV

SUR UN GLAÇON FLOTTANT

Dès les premiers jours de novembre, la neige commença à tomber,—une neige molle, humide, rayant diagonalement l'atmosphère embrumée par le sempiternel nordêt, chargé de vapeurs d'eau refroidies.

On remonta les goélettes jusqu'au fond de la baie, où elles furent dégréées et mises en hivernement définitif.

Le bois de chauffage, les provisions de bouche, les engins de pêche, les agréa des barques, tout cela fut soigneusement remisé ou encavé.

Puis, satisfait d'avoir pris toutes les précautions voulues, on se disposa à affronter courageusement l'ennui et l'horreur même d'un hiver labradorien.

Si nous disons: l'horreur, c'est une façon de parler....

Il est des horreurs sublimes, et les grands spectacles de la saison hibernale, sur les bords du golfe Saint-Laurent, sont de celles-là!

Ces versants de montagnes drapés de neige, que trouent ci et là les forêts saupoudrées de blanc et les rochers rougeâtres; ces cascades coulant sous une carapace de cristal, à travers laquelle miroitent les eaux écumantes; ces ponts de glace couvrant les baies et endiguant le fleuve lui-même jusqu'à plusieurs arpents du rivage; le silence qui règne partout, comme si la terre se taisait pour mieux entendre la grande voix du fleuve entre-choquant ces banquises flottantes, balançant ces ice-bergs ou démolissant d'un heurt géant quelque château de glace allant au fil de l'eau,—tout cela est bien beau à contempler et ne manque certainement pas de poésie...

Mais c'est de la poésie triste, de la beauté empreinte de mélancolie.

Si l'âme s'élève, le coeur se serre.

L'homme se sent petit en face des grands spectacles de la nature, et Instinctivement il souhaite les rapetisser, pour qu'ils conviennent mieux à sa taille.

L'année 1852 se termina par une effroyable tempête de neige, qui sévit sur la côte.

On ne la regretta pas.

Puis les trois mois suivants défilèrent lentement, sans grandes distractions, si ce n'est pour les chasseurs, qui firent une abondante récolte de gibier à poil.

Avril vint enfin et, avec lui, la perspective riante d'un des sports les plus émouvants de la région du golfe: la chasse aux loups-marins.

Dans les conditions d'isolement où se trouvaient les deux seules familles habitant la baie de Kécarpoui, on ne pouvait naturellement, songer à la grande chasse en goélette, à travers les banquises flottantes,—comme la font les Acadiens, les meilleurs marins du golfe.

Il faut, en effet, non seulement de bons vaisseaux blindés avec de forts madriers de bois dur pour résister à la pression des glaces en mouvement, mais encore un équipage d'une dizaine d'hommes pour la manoeuvre, la tuerie et le dépeçage, quand on veut faire la chasse en grand.

A Kécarpoui, on dut se contenter d'observer les points extrêmes de la baie, et surtout l'Îlot du Large, autour duquel une batture assez étendue se consolidait tous les hivers.

Les Labarou, connaissant depuis de longues années les habitudes locales de la faune de cette région, savaient fort bien que les loups-marins avaient fait de la Sentinelle un endroit de villégiature fort achalandé.

Aussi les peaux et l'huile de ces utiles animaux avaient-elles toujours contribué, pour une bonne part, au bien-être relatif dont ils jouissaient.

On se tenait donc aux aguets, des deux côtés de la baie, lorsqu'un matin de la première quinzaine d'avril, Wapwi annonça avec une certaine excitation:

—Loups-Marins!

—Où cela? demanda Jean Labarou.

—Autour de l'Îlot.

—Beaucoup?

Pour toute réponse, le petit Abénaki montra ses doigts ouverts, montra sea cheveux.... et, ne sachant plus quoi montrer, fit de grands gestes avec ses bras;—ce qui voulait dire qu'il y en avait tant, tant.... que décidément il ne pouvait en indiquer le nombre.

Jean Labarou prit aussitôt une décision.

—Faisons nos préparatifs, dit-il.... Nous partirons dans une heure, Toi, Wapwi, avertis nos voisina, comme c'est convenu.

En un clin-d'oeil, tout le monde fut à l'oeuvre.

Wapwi alluma un grand feu, bien en vue sur la rive de la baie, auquel on répondit bientôt, du Chalet.

Puis, les chiens,—au nombre de six,—étant attelés à une sorte de traîneau particulier à la côte du Labrador, on se mit en marche.

Euphémie accompagnait l'expédition, naturellement.

Les deux chasseurs et la jeune chasseresse, bien chaussés de bottes de loups-marins, armés de fusils à balles et de solides bâtons de bois dur, se dirigeaient vers la pointe ouest de la baie, où les chaloupes avaient été descendues depuis plusieurs jours, en prévision de la venue des phoques annoncés.

Sur l'autre rive, on s'agitait aussi.

Le signal avait été compris.

On y avait répondu tout de suite, et bientôt un attelage semblable à celui des Labarou quittait, au galop de six chevaux à griffes, le chalet de la famille Noël.

Arrivées aux chaloupes, les deux petites troupes arrêtèrent les conventions de la chasse, et l'on se mit en devoir de franchir en silence l'étroit bras de mer libre séparant la batture de terre de celle de l'Îlot.

Los chiens reçurent l'ordre de se coucher là où ils étaient et de ne pas bouger,—ni japper, surtout.

Ils promirent tout ce qu'on voulut, à leur façon, et.... tinrent parole.

De même que Mimie, Suzanne avait voulu accompagner ses frères. On lui avait vanté si souvent les émotions d'une chasse aux loups-marins, qu'elle n'avait pu résister à la tentation d'y aller au moins une fois,—ne serait-ce que pour secouer sa mélancolie et faire plaisir à son frère Louis, qui l'avait suppliée de l'accompagner.

Mais, contrairement à sa voisine de l'ouest, elle ne portait ni bâton, ni arme à feu,—étant peu familière avec les «porte cynégétiques et trop sensible pour frapper un animal quelconque, cet animal ressemblât-il à un poisson!

Les chaloupes ayant donc été traînées à l'eau, on avançait en silence vers l'îlot sous le vent,—car les amphibies ont l'oreille fine.

Arrivés à la large batture de glace entourant la Sentinelle, les hommes débarquèrent à petit bruit, puis s'avancèrent avec des précautions infinies vers les loups-marins, dont quelques-uns, inquiets et humant l'air, commençaient à s'agiter.

Une décharge générale en coucha bientôt une demi-douzaine par terre.

Six coups de feu avaient éclaté:—six phoques étaient blessés à mort.

Aussitôt, le bâton à la main, tout le monde courut aux autres qui se précipitaient, dans toutes les directions, vers la mer.

C'est la partie la plus excitante de la chasse aux loups-marins.

Chacun trépigne, frappe, saute, court....

On entend de sourdes exclamations: han! han! des cris d'appel les plaintes quasi-humaines des bêtes assommées, les ordres échangés.

Puis, de temps en temps, un coup de fusil tiré sur quelque vieux loup-marin rusé, se glissant en tapinois vers la mer.

C'est une cacophonie à rendre sourd un.... pot à tabac.

Soudain, au beau milieu de ce tapage incohérent, un cri perçant se fit entendre,—un cri lancé par une voix de femme.

Tout le monde se retourna.

Euphémie Labarou était là, avec les hommes.

Mais Suzanne, debout sur un glaçon qui plongeait dans l'eau par un de ses bords, était entraînée par le courant.

Les trépignements des chasseurs avaient fracturé la glace, amincie par un commencement de dégel, et la jeune tille, toute entière au spectacle de la tuerie auquel elle assistait, venait seulement de s'apercevoir qu'elle s'en allait à la dérive, sur un frêle glaçon à demi-submergé.

Une voix forte cria aussitôt, répondant à l'appel strident de la naufragée:

—Ne bougez pas!.... Que personne ne bouge!....

Et Gaspard, enlevant en deux tours de mains ses lourdes bottes, s'élança, vif comme un écureuil, vers la jeune fille, qu'il saisit tout courant et ramena de même, en sautant d'un glaçon à l'autre.

Cela s'était fait si vite, qu'on ne s'étonna de cet acte de courageuse agilité qu'au moment même où Suzanne était déposée dans une des chaloupes.

Alors chacun, en voyant danser les fragments de glaces où Gaspard avait mit les pieds pour arriver à la jeune tille et revenir à terre, put juger de l'audace du sauveur et du danger couru par la naufragée.

On était trop habitué, là-bas, aux péripéties d'une existence aventureuse, pour se mettre la bouche en coeur et entonner un hymne à l'adresse du héros de ce coup de hardie vélocité.

Les hommes, la respiration encore coupée par l'émotion, dirent simplement: «Très bien, Gaspard!»

Mimie, elle, sentit monter à ses tempes deux jets de sang rapides et brûlants....

Quant à Suzanne, disons à sa louange qu'elle eut un élan tout spontané de reconnaissante admiration....

—Monsieur Gaspard, dit-elle en lui tendant les deux main» merci: |e me souviendrai!

Il «e pencha vers elle et, bien bas:

—Suzanne, murmura-t-il, oubliez cet épisode, si vous voulez, mais souvenez-vous d'une seule chose...

—Laquelle?.... fit-elle, ouvrant bien grands ses yeux très doux....

—Que je vous aime.... à en mourir acheva le jeune homme, d'une voix qui n'était qu'un souffle.

Suzanne devint fort pale et dissimula son émotion en s'inclinant.

Mais quelque chose comme une ombre fatale assombrit son front et elle dit aussitôt A haute voix:

—Cet îlot porte malheur.... Partons, voulez-vous?.... Il me tarde de revoir ma mère.

On se hâta de la faire embarquer, ainsi que sa voisine Euphémie dans une des chaloupes et d'aller déposer ces dames sur la banquise de terre ferme, où les attelages de chien les transportaient au galop vers leur demeure respective.

Quant aux bommes, ils ramassèrent et embarquèrent leurs loups-marins morts, que l'on se hâta de déposer dans les hangars à dépeçage, où ils devaient être convertis en huile et en peaux, destinées à la vente.

Cet épisode de chasse devait amener de grands changements dans les relations, et même les sentiments, de quelques-uns de nos personnages. Thomas,—qui avait du nez,—le pressentit bien.

Aussi put-il dire à son complice, dès qu'il se trouva seul avec lui,—à l'heure du coucher:

—Mon vieux, le diable est décidément pour toi.... Cette petite course d'agrément sur des glaçons en dérive, avec une femme dans les bras, t'a remis à flot.... Tu seras le mari de Suzanne!

—Oui.... murmura Gaspard, un sourire équivoque aux lèvres, c'était assez réussi, le coup du glaçon!.... Mais, en serons-nous plus avancés si....?

—Eh bien, achève!

—...Si l'autre revient?....

—Encore cette lubie!... Nom d'un phoque, que les amoureux sont bêtas!.... Il ne reviendra pas, l'autre.... Ou ne revient pas de là où il est.

—Qui sait?.... murmura Gaspard, comme se parlant à lui-même.

—Qui?.... Moi, tout le monde,—et toi aussi, parbleu!.... Allons, mon vieux, fais un bon somme et rêve que le missionnaire est à l'autel, élevé pour la circonstance au milieu du feuillage, et que Thomas Noël y conduit sa soeur vers l'heureux gaillard que tu es.... Ça te refera de bon sang.

—Je ne demande pus mieux. Mais!.... Allons, bonsoir.

—Bonne nuit.

—Et les deux compères s'endormirent, heureux comme de braves garçons qui ont fait une bonne journée.




XXV

QUAND ON REVIENT DE CONDATCHY....

Thomas Noël venait de dire à son complice Gaspard, en parlant d'Arthur Labarou: «On ne revient pas de là où il est!»

Eh! bien, n'en déplaise à ce froid organisateur de noyade, on en revient de l'endroit où était alors le jeune pêcheur, puisque nous le retrouvons plein de vie, second officier d'un bon navire de douze cents tonneaux de jauge et, de plus, porteur d'un joli sac de.... perles.

Ceci demande explication, nous le savons bien....

Aussi, n'entendons-nous pas nous contenter d'une froide affirmation et allons-nous raconter brièvement l'odyssée de notre héros, depuis cette nuit sinistre où nous l'avons laissé sur un îlot perdu, à la veille d'être submergé par la marée montante, et criant en vain à eon compagnon, qui l'abandonnait:

—Gaspard, mon frère!....

Quelles heures terribles!.... Quelles angoisses mortelles!!

De telles impressions ne se racontent pas.

La bise hurlait, sifflait, rugissait, enlevant de la crête des lames une poussière liquide qui la rendait encore plus puissante....

Les vagues, heurtées en tous sens, avaient des clameurs de colère, comme si elles eussent été animées, au lieu de n'avoir que la force brutale des grandes masses déséquilibrées....

Et le flot, poussé par le flot, montait toujours, emplissant la crique, couvrant les pointes, submergeant les contreforts, escaladant les pics.

Arthur aussi montait, précédant cette marée envahissante qui gonflait le fleuve comme un immense levain en fermentation.

Il vint un temps où, debout sur le pic le plus élevé de l'îlot,—comme un de ces antiques monuments de la vieille Égypte, envahi par cet autre flot dos déserts africains: la mer de sable!—le naufragé n'eut plus autour de lui que les vagues en fureur, sonores comme des cloches, souples comme des tigresses, lui livrant un dernier assaut »vant de le rouler dans leurs vertex et de l'ensevelir dans leurs replis.

C'est alors que, jetant un dernier regard vers le fond de la baie, où reposait en ce moment tout ce qu'il aimait en ce monde:—ses parents et sa fiancée,—le pauvre garçon lança à travers la nuit cette clameur d'agonie, ce cri d'adieu, qui fut entendu du petit sauvage arrivant à la rescousse.

Ce qui suivit paraissait, dans le souvenir d'Arthur, comme un grand éclair, suivi d'une nuit profonde.

Une voix d'enfant, bien connue,—celle de Wapwi,—avait crié «.... Petit père!....»

Puis une masse sombre, se balançant au sommet d'une vague énorme, avait semblé s'abattre sur le naufragé qui, d'instinct, avait étendu les bras vers cette «chose» entrevue, s'y était cramponné, hissé, jouant des coudes et des genoux, jusqu'à ce qu'il se sentit enfin emporté dans une embarcation, venue à lui miraculeusement, et tourbillonnant sous la poussée des lames affolés....

Et puis, quoi encore?...

Rien.... pendant dea heures, si ce n'est le balancement de l'esquif qui le portait, l'écuma des vagues l'inondant, la brise sifflant toujours....

Pendant combien de temps dura cette demi-inconscience, cet affaissement de l'âme et du corps, cette insouciance absolue de ce qui se passait dans le monde physique?....

Des heures entières, sans doute, puisque, éveillé soudain par des cris d'appel, Arthur Labarou constata, en ouvrant les yeux, que le jour naissait.

Mais d'où venaient les cris?...

D'un navire à l'ancre, sous l'étrave duquel le chaland du naufragé allait s'engager.

Des matelots, en train de virer au cabestan, avaient aperçu la petite embarcation en détresse et hélaient l'homme, endormi ou mort, qui se trouvait couché dedans.

Comme cet homme, tout en no répondant pas, semblait, tout de même avoir un reste de vie, un des mathurins, s'accrochant aux sous-barbes du beaupré, guetta le chaland au passage et s'y laissa choir.

Un grelin lui fut jeté par ses camarades, et, une minute plus tard, le naufragé, attaché solidement sous les bras, était hissé à bord.

D'où venait-il?

On ne s'en inquiéta pas.

C'était une victime de la mer, et la grande fraternité des marins n'a pas besoin des formalités d'une enquête pour secourir un camarade.

Le capitaine,—un jeune homme d'une trentaine d'années, au plus,—fit transporter l'inconnu dans sa propre cabine, où un cadre se trouvait libre, et se chargea lui-même des première soins à donner.

Après quoi, appelé à ses devoirs de commandant, il se fit remplacer par un homme de confiance.

Pendant trois jours, le naufragé fut en proie à une fièvre ardente, marmottant des phrases incohérentes, poussant des cris de détresse, appelant au secours, d'une voix navrée....

Puis le sang se tiédit, les nerfs s'apaisèrent, le sommeil vint....

Il était sauvé!

—Où suis-je? demanda-t-il au capitaine, un beau matin.

—Sur l'atlantique, fut la réponse.

—Et nous allons!...

—Dans les Indes, à Ceylan.

Arthur se recueillit un instant pour rappeler ses souvenirs.

Mais, en dépit de tous ses efforts, sa mémoire ne lui disait rien, après le cri entendu au sein de la tempête, sur l'îlot submergé,—ce cri d'enfant appelant: «Petit père!»

—Wapwi! pensait-il.... C'était Wapwi!.... Et c'est le chaland qu'il montait qui m'a recueilli.... Mais lui, le cher petit, qu'est-il devenu?.... noyé, sans doute.... Pauvre enfant!

Et Arthur sentait des larmes courir dans sus yeux, à cette triste pensée.

—Capitaine, dit-il, mon malheur est plus grand que vous ne le pensez, et, puisque la Providence a voulu que je fusse sauvé par un compatriote,... car vous êtes Français, n'est-ce pas?

—Canadien-français, de Québec, répondit le capitaine.

—C'est tout comme.... Eh bien, je ne veux rien vous cacher; je ne suis pas un naufragé, capitaine!

—Alors?.... fit le marin, étonné.

—Je suis la victime du plus lâche attentat qui se puisse imaginer... J'ai été abandonné sur un îlot perdu, à marée basse, avec en perspective d'une lente agonie et d'une mort inévitable, quand la mer viendrait à couvrir mon rocher, au montant.

—C'est horrible, cela! interrompit le Canadien, s'approchant du naufragé avec un redoublement d'intérêt.

—Laissez-moi vous raconter cette histoire, qui ressemble à un conte des Mille et Une Nuits.

Le capitaine fit un geste d'assentiment.

—Allez, mon jeune ami, dit-il en bourrant sa pipe. J'ai aujourd'hui, grâce au bon vent, plus de loisirs à vous consacrer, que d'habitude.

Alors Arthur fit le récit court, mais très mouvementé, de ce qui avait précédé et amené, suivant lui, l'affaire de l'Îlot.

Puis il conclut, en disant:

—Que pensez-vous, capitaine, d'un parent capable d'une pareille infamie?

—Je pense que ce gaillard-là finira par être pendu à la maîtresse vergue du premier navire sur lequel il mettra le pied,—quand ce serait le mien....

En attendant, jeune homme, suivez-moi où j'irai, et soyez certain qu'en juin prochain,—avant la visite du missionnaire qui pourrait bien, sans cela, marier votre cher cousin à votre fiancée,—je vous, aurai ramené à Kécarpoui, où vous réglerez vos comptes avec cet aimable assassin.

—Ah! capitaine, puissiez-vous dire vrai!.... Si, au commencement du mois de juin de l'année 1863, je pouvais apparaître dans ça petit coin du Labrador, où l'on me croit, sans doute, au fond de l'eau, quel règlement de comptes, comme vous dites, capitaine!

—Nous y serons, mon jeune ami, Dieu aidant.... Le capitaine Pouliot, de Québec, connaît son navire, l'Albatros. D'ailleurs, j'ai promis à mon armateur, M. Ross, que je serais de nouveau en rade de Québec avant la fin du mois de juin. Et, ce que je promets, vous saurez, à moins que le diable ne s'en mêle....

—Vous le tenez?.... Eh bien, tant mieux, et puissent les vents et la mer nous être favorables!

—Amen! fit le capitaine.

Sur quoi, les deux amis montèrent sur le pont, où le capitaine constata que tout allait bien, sous l'oeil de Dieu.

Mais résumons....

Le voyage, par le cap de Bonne-Espérance et l'Océan-indien dura trois mois et demi.

Los vents avaient été maniables et la mer, clémente.

On avait passé la ligne deux fois, lorsque, dans les premiers jours de janvier, on arriva en vue de la grande île de Ceylan.

Une partie du chargement y fut débarquée; puis on continua jusqu'à Madras, pour livrer ce qui restait.

Vers la fin de janvier 1853, commença le voyage de retour, en longeant la côte de Coromandel, pour s'engager dans le détroit de Manaar.

Mais, contrarié par une très grosse brise de ouest-sud-ouest, l'Albatros dut chercher refuge dans la baie de Condatchy, qui échancre le littoral ouest de l'Ile de Ceylan.

On fut là deux jours à l'ancre, un calme plat ayant succédé à la bourrasque qui avait fait rage.

Une multitude d'embarcations de toutes formes y faisaient la pêche des perles.

Pour tuer le temps, le capitaine proposa à son lieutenant, Labarou,—promu à ce grade après la mort accidentelle du titulaire, arrivée à Madras.—de tenter la fortune.

Celui-ci, plongeur émérite et pouvant rester près d'une minute sous l'eau, y consentit.

Le reste de l'équipage voulut en faire autant....

Quelle idée lumineuse, et à quoi tient la fortune!

En moins d'une demi-journée, chaque plongeur, descendu au fond de l'eau, au moyen d'une corde ayant une grosse pierre attachée à son extrémité, avait recueilli, à la barbe des requins, de pleins sacs d'huîtres, que l'on s'empressa d'ouvrir et dont plusieurs contenaient des perles, que l'on ferait examiner par les marchands du Cap, en passant.

Enfin, un bon vent d'est ayant succédé au calme, on leva l'ancre et.... en route pour l'Europe:

Le mois de février commençait, et l'on n'eut pas trop des vingt-huit jours qu'il renferme pour atteindre la côte africaine.

Le 8 mars, l'Albatros mouillait en rade de la ville du Cap.

Dès le lendemain, chacun s'empressa, d'aller trafiquer de ses perle» avec les joailliers de la Cité aux diamants....

Et, chose étonnante, il se trouva que tous les pécheurs de l'Albatros avaient en mains des perles d'une grande valeur.

Par un hasard providentiel, le navire canadien avait jeté l'ancre, dans la baie de Condatchy, sur un des bancs les plus riches, en huîtres perlières, de la région.

Quelle aubaine pour ces braves gens, plus accoutumés aux gros sous de cuivre qu'aux belles guinées jaunes et aux scintillants souverains d'or qu'on leur donna en échange des perles de Condatchy!

Bref, quand l'Albatros quitta le Cap de Bonne-Espérance, le 12 mars 1853, tout le monde à son bord était riche, depuis le capitaine jusqu'au dernier des Mathurins salés!

Le voyage de retour se fit sans encombre, et le 8 juin, par une belle matinée ensoleillée, l'Albatros jetait l'ancre dans la rade de Saint-Jean de Terreneuve, où le lieutenant Labarou se sépara de son capitaine, non sans regret.

Mais il avait, arrêté en son esprit, un programme à remplir, et il désirait avoir les mains libres pour arriver à son but.

En effet, son intention était d'acheter, pour son propre compte, une bonne et, solide goélette, avec laquelle il ferait, à Kécarpoui, une entrée.... dont on garderait le souvenir, sur la côte du Labrador.

Deux jours lui suffirent pour trouver un joli schooner à sa convenance; et le 10 juin, ayant recruté un équipage de trois hommes,—deux Canadiens et un Français,—il levait l'ancre pour gagner le détroit de Belle-Ile, par où le capitaine Arthur Labarou volait rentrer chez lui.

La goélette portait un nom significatif....

Elle s'appelait: Le Revenant!




XXVI

LE REVENANT

Nous sommes au 25 juin de l'année 1853.

Dès huit heures du matin, la baie de Kécarpoui présente un spectacle inaccoutumé.

Près de la rive orientale, en face du Chalet de la famille Noël, deux goélettes sont à l'ancre: l'une pavoisée et toute luisante de peinture fraîche....

C'est le Marsouin.

À une couple d'arpents plus au large,—mais sur une même ligne, un second vaisseau est aussi au mouillage, présentant l'étrave au courant, qui rentre....

C'est la fameuse goélette qui fait, deux fois l'an, la visite des établissements de pêche disséminés sur la côte du Labrador, achète le poisson, fournit les provisions et transporte d'un point à un autre le missionnaire catholique.

Enfin, dans l'ouverture de la baie, une troisième goélette, véritable bijou d'architecture navale, arrive, toutes voiles hautes, Puis, diminuant de toile à mesure qu'elle avance, finit par aller jeter l'ancre au beau milieu du courant, droit en face de l'humble demeure des Labarou.

Sur le tableau d'arrière de celle-ci se lit un nom fatidique: Le Revenant.

Pendant que l'équipage s'occupe à serrer les voiles et aux soins multiples du mouillage, le capitaine se laisse glisser dans la chaloupe du bord, suivi d'un enfant d'une quinzaine d'années, dont la figure très basanée rayonne comme un soleil....

C'est Arthur Labarou. suivi de son fidèle Wapwi,—lequel, pressentant l'arrivée de son maître, a trouvé le moyen de rallier la goélette, à l'est du la baie, dans son canot.

Mais déjà, de l'humble maisonnette, surgissant tour à tour, un vieillard, encore vert quoique courbé, une femme à cheveux blancs et une belle jeune fille, toute pâle d'une émotion extraordinaire....

Arrivés à une couple d'arpents l'un de l'autre, les deux groupes s'observent avec un trouble grandissant....

La vieille femme à cheveux blancs s'arrête et se prend à trembler de tous ses membres...

Le vieillard lève les bras vers le ciel....

Mais la jeune fille, elle, s'élance vers le nouvel arrivant et l'étreint rapidement:

—Mon frère!

Arthur rend l'étreinte, sans répondre.

La mère est là....

C'est pour elle la première parole.

Il court, la prend dans ses bras, baise ses cheveux blancs et se glisse à ses genoux, en disant que ce mot qui dit tout:

—O mère!

Le père, à son tour, presse son fila sur sa poitrine....

Puis on entre à la maison....

La porte se ferme....

Une scène, qui ne se décrit pas, a lieu entre les divers personnages de cette famille, hier encore abîmée dans le désespoir.

La joie a sa pudeur.

Tirons le rideau sur ces épanchements sacrés....

Un quart-d'heure s'écoula.

Puis la porte se rouvrit, pour livrer passage au capitaine du Revenant, qui semblait au comble de l'anxiété et disait rapidement à sa soeur:

—Ainsi, tu es sûre que Suzanne m'est restée fidèle et qu'on lui force la main?....

—Absolument sûre, mon frère.... Ah! pauvre fille, comme elle a pleuré et quel serment imprudent elle a fait là, par une reconnaissance exagérée pour un sauvetage arrangé d'avance entre Thomas et Gaspard, je le jurerais.

—Oui, elle a été bien imprudente de s'engager par serment à épouser un misérable, dans un temps donné.... Mais aussi, petite soeur, quelle inspiration du ciel d'avoir ajouté formellement, comme tu dis: «Si toutefois mon premier fiancé ne vient pas réclamer ses droite!»

—Restriction qui n'a causé nul souci à ce coquin de Gaspard! fit remarquer Mimie.... Il était si sûr d'avoir réussi dans son crime!

—Dieu aveugle les criminels qu'il veut punir! dit gravement le jeune capitaine du Revenant.... Nous arriverons à temps pour sauver cette pauvre Suzanne.

Ces propos s'échangeaient rapidement, tout en embarquant dans la chaloupe et ramant vers la goélette.

On prit là, un renfort de deux solides matelots, et la chaloupe partit comme une flèche dans la direction du Chalet.

A peine eut-elle touché terre, qu'Arthur sauta sur la berge...

Comme il franchissait le rideau de saules qui borde la rive en cet endroit, un cri de désespoir faillit jaillir de sa gorge....

En face d'un autel, tout enguirlandé de feuillage, érigé à côté du Chalet, Gaspard et Suzanne, à genoux l'un près de l'autre, écoutaient un prêtre debout en face d'eux, un livre à la main.

—Gaspard Labarou, disait gravement le ministre du culte, prenez-vous Suzanne Noël pour votre légitime épouse?

—Oui! articula Gaspard, d'une voix nerveuse.

Le capitaine du Revenant arrivait derrière eux, comme le prêtre posait la même question à la jeune femme agenouillée:

—Suzanne Noël, prenez-vous Gaspard Labarou pour votre légitime époux?

Un frisson parut courir sur les épaules de la pauvre fille....

Elle hésita....

Puis, dans un mouvement de désespoir inconcevable, levant les yeux au ciel comme pour y demander un secours inespéré, elle se retourna une dernière fois vers la baie, dans un volte-face rapide, et rencontra les yeux d'Arthur, qui semblait guetter ce moment.

Alors, secouée de la tête aux pieds par une commotion électrique, elle courut vers son premier fiancé, criant par trois fois:

—Non! non! non!

Tout le monde avait suivi des yeux la jeune fiancée,—si près de s'appeler la jeune épousée,—et ce tut une exclamation de stupeur quand on la vit dans les bras de celui qu'on croyait mort,—d'Arthur Labarou, surgi brusquement des saules bordant la rive.

Gaspard, tremblant, livide, les yeux agrandis par une épouvante sans nom, paraissait cloué au sol.

Thomas, qui lui servait de chaperon à l'autel, dut le rappeler à ses sens....

Il perdait rarement la tête, lui, l'excellent garçon.

—Mon vieux, dit-il.... ton chien est mort!.... Filons!.... C'est le bon temps.

Et, passant son bras sous celui de son complice, il l'entraîna rapidement vers la rive, où la chaloupe du Marsouin, toute pavoisée et montée par deux matelots en grande tenue, attendait les mariés.

Bien que les oreilles lui tintassent de mille rumeurs imaginaires, Gaspard, eu passant près d'un groupe formé d'une jeune fille et d'un enfant, entendit toutefois une voix de femme qui lui disait avec un mépris écrasant: «Caïn!»

L'enfant, lui, ôta gravement son chapeau, et salua jusqu'à terre.

C'était Wapwi, qui se vengeait à sa façon.

Mais tout cela ne prit que le temps de le dire....

Thomas commanda aux matelots, après avoir fait entrer Gaspard dans l'embarcation et s'y être installé lui-même:

—A la goélette!.... et plus vite que ça!

Bien que fortement intrigués de ne pas voir la mariée accompagner son nouvel époux,—ainsi que la chose avait été arrangée,—les mathurins poussèrent au large et se prirent à ramer en cadence, sans faire aucune observation.

Une demi-heure plus tard, le Marsouin, toutes voiles hautes et pavillons au vent, sortait de la baie, contournait la Sentinelle et disparaissait dans les brumes irisées du golfe....

Gaspard Labarou, debout près de la lisse de l'arrière, tendant son poing fermé vers le fond de îa baie, disait:

—J'ai perdu la partie, cette fois.... Mais..., je reviendrai!

* * * * *

Dès le lendemain, un double mariage était célébré par le missionnaire, avant son départ:

Celui du capitaine Arthur Labarou et de Suzanne Noël....

Lea autres conjoints s'appelaient:

Louis Noël et Euphémie Labarou.

Et, à la fin de ce jour-là, quand les ombres de la nuit s'étendirent sur la côte du Labrador, il y eut un endroit de ce littoral solitaire ou le Bonheur, ce fuyard infatigable, dut faire une halte!

FIN
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