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Un grand français du XVIIme siècle : Pierre Paul Riquet et le canal du Midi

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The Project Gutenberg eBook of Un grand français du XVIIme siècle : Pierre Paul Riquet et le canal du Midi

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Title: Un grand français du XVIIme siècle : Pierre Paul Riquet et le canal du Midi

Author: Jacques Fernay

Release date: April 17, 2018 [eBook #56990]
Most recently updated: June 28, 2020

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Christian Boissonnas and
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de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN GRAND FRANÇAIS DU XVIIME SIÈCLE : PIERRE PAUL RIQUET ET LE CANAL DU MIDI ***
La couverture de ce livre électronique a été crée par le transcripteur; l’image a été placée dans le domaine public.

Au lecteur

PIERRE-PAUL RIQUET


Bourloton.—Imprimeries réunies, B.


UN GRAND FRANÇAIS

DU XVIIme SIÈCLE

PIERRE-PAUL RIQUET

ET LE CANAL DU MIDI

PAR

JACQUES FERNAY

PARIS. CHARAVAY FRÈRES ÉDITEURS
4, rue de Furstenberg.
1884


PIERRE-PAUL RIQUET


CHAPITRE PREMIER

Un matin de juillet 1604, la ville de Béziers s'éveillait à peine, déjà toute dorée par le soleil levant; cinq heures n'avaient pas encore sonné aux horloges de l'antique petite cité; et déjà au milieu de la ville, dans une étroite rue où la haute tour de la cathédrale projetait une ombre éternelle; dans un vieux logis aristocratique, tout était en mouvement.

Les servantes allaient et venaient se bousculant à toutes les portes tant leur hâte était grande; des serviteurs, dans la cour qui précédait la vieille maison, s'empressaient à nettoyer les écuries, fourbissaient les cuivreries des portes et les ferrures des anneaux qui servaient à attacher les montures.

Il n'est pas jusqu'au gigantesque éteignoir à torches placé dans le coin, auprès du perron d'entrée, qui ne reçût aussi son coup d'époussette et un lustre inaccoutumé.

Dans la maison on entendait une voix d'homme, la voix du maître sans doute, car les réponses qu'on faisait à ses questions étaient respectueuses. Partout où elle retentissait, cette voix semblait communiquer une énergie et une vitesse nouvelles.

La porte de la maison s'ouvrit bruyamment et un homme parut sur le perron qui descendait par trois marches dans la cour.

Il était grand, bien pris, le corps serré dans un justaucorps de velours grenat; des chausses de satin gris et de grandes bottes de peau d'Espagne, montant jusqu'aux genoux, lui faisaient un ajustement élégant et harmonieux de ton; une grosse fraise godronnée entourait son cou et sa barbe, le forçant à tenir élevée sa tête fine et énergique.

Des cheveux frisés qui sentaient même un peu le roussi, tant la barbière qui achevait à peine sa coiffure avait mis de conscience à son œuvre, complétaient une toilette de grand air.

Ainsi posé sur le perron, le poing sur la hanche, le maître du logis ressemblait à un de ces portraits du roi Henri, dont Rubens devait embellir le palais du Luxembourg, quelques années plus tard.

—Eh bien! Cadichou? fit-il d'une voix sonore à un serviteur, avançons-nous? l'écurie est-elle convenable?

—Tout est prêt, messire, répondit respectueusement l'homme interpellé.

—Alors, Cadichou, va donner un coup de main à la cuisine. Ces femmes, là dedans, perdent la tête; mène-les comme un reître; sans cela rien ne sera terminé à l'heure du repas.

Comme il achevait ses instructions, un pas paisible de mules se fit entendre dans la petite rue, puis cessa devant la maison, et le marteau soulevé retomba avec bruit.

Cadichou se précipita, ouvrit toute grande la porte cochère, un cavalier entra, suivi d'un serviteur, montés l'un et l'autre sur des mules de prix, superbement harnachées.

—Est-ce ici le logis de messire Riquet, seigneur de Bonrepos? demanda le cavalier.

—Oui, monsieur le président, s'écria le maître du logis, vous êtes ici chez moi, et vous me voyez très honoré et plus enchanté encore de vous y recevoir.

Messire de Riquet descendit les marches du perron, vint vers son visiteur, et lui donna l'accolade de bienvenue.

—Suis-je un homme de parole? lui demanda celui-ci, qu'à son costume entièrement noir on reconnaissait en effet pour un magistrat. Il était président à mortier au parlement de Toulouse. Suis-je de parole? continua-t-il, ne vous avais-je pas promis, à la dernière visite que vous me fites à Toulouse, de venir au baptême de votre fils, si Dieu vous en accordait un; et n'est-ce pas aujourd'hui la cérémonie, messire.

—Oui, président, c'est aujourd'hui. Vous avez reçu à temps, je le vois, mon message qui vous annonçait la naissance de mon fils, le 29 juin, fête de saint Pierre et saint Paul. Je craignais que vous ne puissiez pas vous absenter.

—J'ai pris le temps, voilà tout, messire. Je voulais vous féliciter et embrasser ma cousine, votre femme, et aussi le nouveau poupon. A propos, est-il beau?

—Superbe, fit le père avec orgueil.

Tout en parlant, les deux hommes entrèrent dans la maison.

Le président tomba plutôt qu'il ne s'assit sur un fauteuil, en s'écriant:

—Ouf! je n'en puis plus, j'ai marché une partie de la nuit, tant j'avais hâte d'arriver; mais, vive Dieu! mon cousin, quelle route! quelles fondrières! j'ai manqué vingt fois me rompre le cou.

—Reposez-vous, cousin, répondit messire de Riquet; nous tâcherons ici de vous faire oublier tout cela. C'est presque un voyage, en ce temps-ci, que de venir de Toulouse à Béziers.

Holà! une pinte et deux coupes de vin aux épices, continua-t-il, frappant dans ses mains, selon l'usage du temps, pour appeler les servantes.

La grande pièce dans laquelle messire de Riquet avait introduit son visiteur ressemblait à une de celles qu'on montre de nos jours encore dans les vieux châteaux du Béarn en disant: Voici la chambre de parade où Henri IV a couché.

Les murailles étaient couvertes de belles tapisseries de verdure, encadrées de bois de noyer, dont les sculptures un peu lourdes étaient noircies par le temps. Au plafond, les solives formaient des caissons, dont les rentrants, plus sombres, prenaient des tons de vieux chêne.

Ces décorations sévères réfléchissaient à peine la lumière que tamisaient du reste avec avarice deux hautes et étroites fenêtres aux petits carreaux verdâtres, cerclés de plomb. A côté d'une vaste cheminée, était placé un meuble de marqueterie, espèce de cabinet italien; les ferrures d'argent des portes, les délicates colonnettes de la façade en indiquaient clairement l'origine.

Comme pendant à ce meuble précieux, il y avait une haute crédence de noyer chargée de pièces d'argenterie, de drageoirs pleins de dragées parfumées, de sacs en peau d'Espagne également remplis de cet accessoire obligé de tout baptême.

D'antiques fauteuils en cuir, une lourde table au-dessus de laquelle pendait du plafond un lustre de Hollande en cuivre brillant, une mandoline espagnole et un grand miroir de Venise, accrochés en face des fenêtres, complétaient l'ameublement de cette pièce, la plus vaste et la plus belle du logis.

—Et ma cousine, demanda le président, lorsqu'il fut reposé et rafraîchi, la verrons-nous aujourd'hui?

—Mais certainement, elle doit être prête à l'heure qu'il est. Oh! déjà sept heures! fit messire de Riquet jetant les yeux sur un cartel placé entre les fenêtres, vous me permettrez, cher cousin, de vaquer à quelques soins, de donner quelques ordres. Je reviens bientôt, vous ramenant madame de Riquet. Et il s'élança dans une pièce voisine.

—Ma mie, êtes-vous prête? disait-il fiévreusement. Voici nos invités qui vont arriver.

Des vagissements d'enfant qui ressemblaient à des miaulements de jeune chat lui répondirent.

Il y eut un grand remue-ménage; la porte se referma, et le président, laissé seul, s'étendit voluptueusement dans son fauteuil, où il s'assoupit doucement en murmurant:

—Un fils, un premier né! ils perdent tous la tête.

Il dormait consciencieusement, sans souvenir et sans souci de la fête à laquelle il venait assister, lorsque tout à coup il se réveilla brusquement, et se leva en sursaut; messire de Riquet rentrait, tenant par la main sa femme en grande parure. Une robe de velours de Gênes vert émeraude l'enveloppait de ses longs plis raides; elle portait un corselet en pointe, si chargé de broderies d'argent que la couleur disparaissait sous les arabesques. Le corsage moulait les épaules, le dos, la taille avec la netteté d'un dessin fait par un artiste, et se terminait autour du cou par une immense collerette raide et si large que son mignon visage rose paraissait ainsi posé sur ces dentelles, comme une fraise sur un bol de lait.

Un petit bonnet de velours vert, pointu devant, couvrait sa tête, laissant voir ses cheveux châtains, crêpés et relevés sur les tempes.

Elle était charmante ainsi, dans ses beaux ajustements; et ce fut avec un compliment mérité que le président accueillit son entrée.

—Mordious, ma belle cousine, je ne vous eusse point reconnue! La dernière fois que je vous vis, au couvent des dames de Toulouse, vous n'étiez encore qu'un bouton tout verdoyant; aujourd'hui, je salue une belle dame dont la vive fraîcheur ferait honte aux roses.

Mme Riquet répondit à ce compliment un peu suranné par un plongeon dans ses jupes, selon la mode d'alors.

Cependant le heurtoir retentissait incessamment: messire de Riquet, tout à ses devoirs de maître de maison, s'était rendu sur le perron.

Là il accueillait les amis, les parents ou les voisins de campagne des propriétés qu'il possédait près de la petite ville de Revel. Les uns arrivaient à cheval, leur femme en croupe; d'autres dames étaient montées sur de paisibles mules, menées à la main par un écuyer.

Tout le monde entrait avec de grandes révérences, et chacun s'empressait autour de la maîtresse du logis pour lui offrir ses hommages ou ses félicitations.

—Riquet, vos cousins de Provence viendront-ils, ainsi qu'ils l'avaient promis? demanda un invité à son hôte.

—Je n'en sais vraiment rien, répondit messire de Riquet. La Provence est si loin de nous, quoique si près.

A ce moment, Cadichou parut à la porte et fit de loin des signes à son maître.

—Messire, lui dit-il, lorsqu'il l'eut joint, une troupe entre à l'hôtel, quatre maîtres et six domestiques, sans compter les mulets de bât; c'est tout un monde. Où logerons-nous tout cela? fit Cadichou ahuri.

—Bah! en se serrant un peu, il y aura place pour tous. Ne te tourmente pas, mon vieux serviteur, répondit messire de Riquet en riant.

Il descendit rapidement le perron, et arriva assez à temps pour offrir le poing à une dame, qui couverte d'un grand manteau de serge brune, son touret de nez sur le visage, sautait lestement à terre.

—Merci, mon cousin, lui dit-elle joyeusement, et ôtant le petit masque dont l'usage était aussi indispensable aux dames de ce temps dans la rue ou en voyage, que le sont de nos jours les gants ou les voiles, elle lui montra deux yeux de velours noir, gais et pleins de feu.

Riquet la considérait tout étonné: Elle se mit à rire, et dit à son mari:

—Honoré, présentez-moi donc à notre cousin.

—Madame la marquise Riquetti de Mirabeau d'Aix, cousin Riquet, fit un gentilhomme s'avançant, et voici nos deux fils.

—Ah! mon cousin, quelle joie de vous recevoir! s'écria messire de Riquet, en s'inclinant devant la marquise et tendant la main aux deux jeunes gens.

Mme Riquet se présenta sur le perron, et, avec mille souhaits de bienvenue, introduisit les nouveaux arrivés.

—Par ici, leur dit-elle, voici les chambres qui vous attendent, et où j'espère vous garder longtemps, car on ne fait pas un voyage si long, si périlleux, pour repartir de suite.

Elle appela les filles de chambre, les mit aux ordres de sa belle cousine et, tandis que son mari s'occupait de ses cousins de Provence, elle assista à l'ouverture des coffres contenant les costumes de gala qu'avaient apportés les mules de bât.

Le marquis Riquetti de Mirabeau, deuxième du nom, sa femme et leurs fils furent présentés en grand apparat aux parents et aux amis de messire de Riquet.

Les fonctions du marquis à Aix, ses fréquents séjours à la cour lui donnèrent le prestige d'un mérite et d'une autorité indiscutables auprès des hobereaux qui l'entouraient.

—J'osais à peine, mon cousin, lui dit messire de Riquet, espérer votre venue.

—Il est de fait, mon cousin, que vos chemins sont diaboliques, et qu'il a fallu notre grand désir de vous voir pour continuer notre voyage à travers des fondrières sans nombre, des précipices assez effrayants et des rivières à peine guéables.

—Vous oubliez les rencontres inquiétantes, mon ami, continua sa femme, et les couchées dans des auberges qui avaient tout l'air de coupe-gorges.

—Moi qui ne viens que de Toulouse, madame, dit le président, je n'ai pas trouvé de meilleurs chemins, je vous assure. Qui donc nous créera enfin une route praticable, entre mon pays et le vôtre, madame? celui-là sera salué par les bénédictions de tout un peuple.

—Qui sait? répondit, avec son fin sourire de provençale, la marquise de Mirabeau, qui sait, nous allons peut-être le baptiser aujourd'hui, celui-là.

La conversation fut amenée ainsi sur l'acteur principal de la journée qui commençait: on s'informa du poupon et, malgré les plus vives instances, Mme de Riquet ne consentit pas à le laisser voir.

—Songez donc, disait-elle, le pauvre enfantelet, on ne l'habillera qu'au moment de la cérémonie. Il sera temps alors de le présenter à sa famille et de lui faire effectuer sa présentation officielle dans le monde.

En ce moment, les valets, ouvrant toutes grandes les portes de la salle du festin, annoncèrent que le dîner était servi (car alors on dînait à dix heures).

Chacun prit sa femme par la main, et les dames toutes raides dans leur corps de velours et leur vertugadin, faisaient de grandes révérences à leur cavalier, avant de prendre place.

Le dîner fut magnifique et si long!

Quinze services se succédant, à la mode de ce temps en Languedoc.

On commençait par des potages, on suivait l'ordre ordinaire, et quand le dîner semblait achevé, moins le dessert, on recommençait à servir les potages, les entrées, les rôts et cela ainsi jusqu'à trois fois.

Quand enfin on daigna apporter le fruit, les compotes, les confitures et les bonbons, il y avait quatre heures que les invités étaient à table.

Les vins de Roussillon avaient enflammé ces cervelles méridionales, et la plus franche gaieté animait tous les convives.

Peu à peu, tout le monde parla à la fois. Les hommes causaient de leurs chasses, du revenu de leurs terres; mais ce qui primait toujours comme un refrain, c'étaient des plaintes sur le mauvais entretien des routes soit communales, soit royales, c'est-à-dire appartenant à l'État; et sur le peu de sécurité des unes et des autres.

—Enfin, c'est à un point, dit messire de Riquet, que pour aller seulement à Revel, nous sommes obligés de partir en troupe avec des amis! Aussi je ne saurais trop exprimer ma reconnaissance au président et à mes cousins Riquetti d'avoir bravé la poussière, les fondrières et les voleurs pour venir jusqu'à nous.

—J'ai entendu souvent mon père assurer que dans la haute Italie, où nous avons encore des parents, les chemins de communications sont bien plus faciles, dit le marquis de Mirabeau. Un artiste célèbre, un peintre de talent, qui était en même temps un ingénieur de mérite, Léonard de Vinci, a refait dans ce pays les travaux hydrauliques des anciens Romains. Il a construit des canaux, des aqueducs qui amènent l'eau des montagnes. En facilitant les transports, il a donné à toute cette contrée une grande richesse en même temps qu'une grande fertilité.

—Vive Dieu! c'était un grand homme, s'écria messire de Riquet. Je souhaite que mon fils lui ressemble.

—Qui sait? répondit encore la marquise.

—N'êtes-vous pas un peu italien, monsieur le marquis, demanda le président.

—D'origine, oui, monsieur le président, et messire de Riquet aussi.

—Vous plairait-il nous dire comment?

—Volontiers; nous descendons tous deux d'un noble Florentin nommé Gherardo Arrighetti, banni de Florence par les Guelfes en 1268. Arrighetti vint s'établir en Provence avec sa famille. Son petit-fils, Pierre, fut premier consul de la Seyne, et, dans l'acte qui en fut dressé, on le nomma Riquetti pour Arrighetti. Antoine Riquetti, sixième du nom, mort en 1508, eut sept enfants. L'ainé, Honoré, fut l'auteur de la branche des marquis de Mirabeau à laquelle j'appartiens. Le quatrième fils, Régnier, se maria en Languedoc, s'y établit, et francisant son nom, s'appela Riquet de Bonrepos. C'était votre grand-père, mon cousin, acheva le marquis, saluant courtoisement son parent.

—Riquetti ou Riquet; marquis de Mirabeau, ou seigneurs de Bonrepos, j'espère, cousin, que nos petits-fils ne laisseront pas tomber ce vieux nom, répondit gravement messire de Riquet.

Les cloches de la cathédrale sonnaient à toute volée, depuis quelques instants.

Mme de Riquet, qui s'était éclipsée, reparut, escortant triomphalement le personnage important du baptême.

Le poupon, porté par une robuste paysanne comme elle aurait tenu un vase de verre précieux, était si pomponné, si serré dans sa longue robe, si enseveli sous les rubans, si emmailloté dans ses langes, qu'il était littéralement cramoisi de chaleur et d'impatience.

Il serrait ses petits poings, fronçait le nez et manifestait sa mauvaise humeur par des grognements expressifs.

Il fut remis entre les mains de la marquise, qui le baisa, lui prédisant, comme souhait de marraine, qu'un jour il rendrait illustre le nom de Riquet.

Puis le cortège se forma pour se rendre solennellement à l'église, où fut baptisé le fils de messire de Riquet.

C'est ce Pierre-Paul de Riquet qui, soixante ans plus tard, créait le Canal du Midi, une des plus grandes œuvres du XVIIe siècle.

Il y a des hommes dont la vie s'illustre par une seule action. Lorsqu'elle est grande et utile à l'humanité, cette action suffit à leur assurer dans l'avenir un nom qui bravera l'oubli et l'indifférence de la postérité. Et si leurs descendants ont le droit d'être fiers de la gloire de leur ancêtre, n'est-ce pas un bonheur et un devoir de faire connaître à ceux qui nous suivent les œuvres de ces hommes célèbres de notre pays, et d'exciter ainsi, dans les jeunes cœurs, les sentiments de noble émulation qui font les grands citoyens.

C'est dans l'espoir de rendre populaire cette grande figure de Pierre-Paul Riquet de Bonrepos, que nous avons écrit ce livre, bien modeste, mais que nous croyons utile.


CHAPITRE DEUXIÈME

Des flancs granitiques et des antiques forêts de la montagne Noire, qui va s'abaissant par le coteau de Saint-Félix jusqu'au col de Naurouze, la vue embrasse une étendue considérable.

Ce sont d'abord les petits sentiers des chevriers qui descendent aux rochers de Naurouze; puis les cultures de seigle et les beaux pâturages qui entourent les villages de Bonrepos et de Mont-Ferrand, nichés tous deux sur les derniers mamelons de la montagne; puis enfin la riche et fertile plaine qui fait une ceinture luxuriante à la petite ville de Revel. A quelque distance de ces pierres de Naurouze, immenses roches de granit presque noires, qui semblent, posées debout en travers de la montagne, les génies de ce lieu sauvage, immobilisés par un brusque enchantement, le paysage s'adoucit; de sévère et grandiose, il se fait tout-à-coup idyllique; le contraste est saisissant:

Là un entassement de blocs monstrueux, de coulées de lave, d'aiguilles de granit se mêlant s'enchevêtrant dans un désordre singulier, semble défendre l'accès de la montagne. Ici, sous un couvert de hêtres et de châtaigniers, bruit la fontaine de la Grave. D'un tertre moussu, sort une fraîche source qui s'épanche dans un bassin naturel; les bords sont garnis d'une herbe fine et fournie, douce aux pieds comme du velours. Le jour où nous reprenons ce récit, au printemps de l'année 1659, le soleil, filtrant à travers les branches, faisait scintiller entre les verts cressons et les nénuphars laiteux quelques diamants de cette eau tranquille et ignorée. Le chant d'une rainette troublait seul le profond silence de ce joli coin de forêt.

Un homme assis sur la mousse du tertre regardait, sans la voir, l'eau couler à ses pieds. Il paraissait perdu dans une réflexion profonde; le sourcil froncé par une contention d'esprit qui lui enlevait la perception des choses extérieures, il ne voyait rien, n'entendait rien, ne sentait rien que sa pensée qui bouillonnait en lui-même.

Il était de taille haute, un peu lourde; le visage ovale avait un grand air de noblesse et de bonté; les yeux noirs, largement ouverts, étaient profonds et doux. Le nez un peu fort s'attachait puissamment à un front développé, aux tempes renflées des prodigues ou des aventureux. Une fine moustache noire à peine indiquée estompait des lèvres légèrement épaisses, mais bien dessinées. Son menton rond avait, au milieu, cette fossette, signe ordinaire d'une volonté opiniâtre. Quelques rides petites et fines, cerclaient les yeux, plissaient le front de ce rêveur et donnaient seules à son mâle visage les cinquante ans qu'il avait.

Sa perruque brune, qu'il portait longue et fournie selon la mode du temps, s'étalait en boucles nombreuses sur un col de dentelles, en forme de rabat. Un grand manteau de drap gris s'attachait aux épaules et couvrait un costume de velours marron, d'une simplicité sévère et élégante. Un chapeau de feutre, orné d'un large galon, gisait à ses pieds.

Le coude sur le genou, le menton dans sa main, il restait immobile, depuis de longues heures peut-être, n'entendant même pas son cheval attaché dans le fourré qui hennissait d'impatience.

Un chant éclata brusquement sous la hêtrée: c'était une chanson naïve, dans ce patois du Languedoc, si doux à l'oreille.

Ce chant tira le penseur de sa méditation; il murmura avec un soupir:

—Allons! je ne trouve point.

Dérangé dans sa rêverie, il leva la tête et considéra le chanteur qui apparaissait sur la clairière.

C'était un homme d'une trentaine d'années, un pauvre homme, selon toute apparence, qui descendait de la montagne, les bras chargés de plantes médicinales.

Des chausses de toile, des bas bleus, de gros souliers, une veste de ratine, formaient tout son costume; la tête nue, les cheveux au vent, il avait une allure franche et honnête, son visage avait le profil accentué, le nez fin en arête, les yeux vifs de l'homme du Midi.

Il fit une grande révérence en s'avançant vers la fontaine, et dit avec une familiarité respectueuse:

—Un beau temps, monsieur le baron, quoique nous soyons menacés de sécheresse. Les ruisseaux de là haut commencent à baisser, continua-t-il en désignant du geste la montagne, la fontaine est encore aussi abondante qu'en hiver.

Il déchargea sa brassée, et la mit tremper dans le bassin.

—Tu connais les sources de la montagne? lui demanda vivement celui qu'il appelait M. le baron.

—C'est un peu mon métier de les connaître, répondit le nouveau venu, je suis fontainier. Si je ne connaissais pas les fontaines naturelles alors! qui les connaîtrait? dit en riant à pleines dents l'ouvrier. Je suis Pierre le fils du fontainier de Revel.

—Est-ce pour nettoyer tes fontaines, Pierre, lui demanda en souriant son interlocuteur, toutes ces plantes?

—Non, monsieur de Riquet; non, elles ne nettoyeront ni ne raccommoderont les fontaines, les pauvres; mais elles serviront peut-être à guérir quelques membres foulés ou à soulager quelques malades.

—Tu es rebouteur, en même temps que fontainier, alors?

—Non plus, monsieur le baron; je me connais un peu aux plantes de mon pays et à leurs propriétés, voilà tout. Je rêve quelquefois tout comme un autre, répondit Pierre, regardant en dessous le baron qui sourit, comprenant l'allusion. Je rêve, je cherche, et en cherchant on trouve, pas vrai?

—Si tu as trouvé ce que tu cherchais, toi, tu es bien heureux, fit le baron avec un soupir.

—C'est que mes rêves sont modestes aussi, monsieur Riquet, dit Pierre. Je cherche seulement à être utile à ceux de nos villages qui sont trop pauvres pour consulter un médecin et trop ignorants pour se soigner eux-mêmes.

—Et moi, dit le baron de Riquet rêveusement, comme se parlant à lui-même, je cherche le moyen d'être utile à tout un peuple. Puis revenant à lui, il ajouta:

—Mais tu me connais? paraît-il; je ne me souviens cependant pas t'avoir jamais employé?

—C'est vrai, jamais. Mais je sais bien qui vous êtes. Nous regardons les étoiles, nous les admirons de loin, mais il n'est pas sûr qu'elles nous voient et nous distinguent, elles! Mes courses m'amènent souvent près de votre château de Bonrepos, ou à Mont-Ferrand, vers vos fermes de Pierre et de Paul; partout l'on m'a parlé de la bonté du seigneur Riquet de Bonrepos, intendant du roi Louis XIV, pour ces contrées.

Pierre-Paul Riquet de Bonrepos, car c'est lui que nous retrouvons, écoutait en souriant ce paysan qui avait un air de franchise qui lui plaisait.

—Puis, monsieur de Riquet, continua Pierre, je vous ai vu souvent depuis quelques années, là-bas, près des roches de Naurouze, prendre des mesures avec un petit compas de fer, ou rêver ainsi que vous le faisiez tout à l'heure.

—Oui, s'écria Riquet, je réfléchis, j'étudie, j'y mets tout mon esprit, et je ne trouve pas. Cependant je suis sûr que c'est possible, que j'y arriverai, mais quand? disait-il nerveusement; lorsque je serai trop vieux pour exécuter mon projet, peut être, acheva-t-il avec découragement.

—C'est donc bien difficile ce que vous cherchez? lui demanda, avec une audace respectueuse, l'ouvrier.

—Je cherche le point de partage des eaux de cette montagne, s'écria Riquet emporté par l'idée fixe qui le dominait. S'apercevant que l'artisan ouvrait de grands yeux, ne comprenant pas, il ajouta:

—Écoute, Pierre, sur les hautes montagnes, les eaux produites soit par la fonte des neiges, soit par les pluies, soit par les sources naturelles, lorsqu'elles sont trop refoulées dans le bassin qu'elles se sont creusé sourdent de terre et, se traçant un lit en suivant la pente de la montagne, descendent dans les vallées, les unes à droite, les autres à gauche, ou s'éparpillent en ruisselets et se perdent chemin faisant.

Ainsi, pour cette montagne Noire, les ruisseaux coulent à l'ouest vers la Garonne, au midi vers la Méditerranée.

Or il y a toujours un endroit, point culminant, où se réunissent les eaux et où se fait le partage. La séparation a lieu naturellement, par la distribution des pentes.

C'est ce point que je cherche; comprends-tu?

—Oui, monsieur Riquet, oui. Mais à quoi cela vous servirait-il de trouver ce point de partage? demanda Pierre.

—A quoi? à quoi? à unir deux mers, s'écria Riquet avec orgueil.

Et comme les yeux de Pierre tout surpris interrogeaient:

—Les gens d'ici disent que je suis un rêveur, répondit-il à cette question muette. Eh bien! oui! j'ai rêvé de créer un canal qui ira s'amorçant à la Garonne aux portes de Toulouse, traversera tout notre pauvre pays si sec, si aride et ira rejoindre la mer Méditerranée par l'étang de Thau, près de Cette, créant ainsi par le fleuve et le canal une communication constante entre les deux mers.

L'eau, c'est la richesse d'un pays.

J'ai rêvé de remplacer les marais, les terrains incultes qui couvrent une partie du Languedoc par des cultures qui enrichiront cette province. J'ai rêvé d'amener l'abondance avec le commerce.

J'ai rêvé que le détroit de Gibraltar cesserait d'être un passage forcé pour les marchandises françaises, et qu'elles ne payeront plus tribut au roi d'Espagne, mais au roi de France! N'est-ce pas une grande idée, Pierre?

—Oh! monsieur Riquet, c'est grand ce que vous voulez faire là! s'écria Pierre avec admiration. Et personne avant vous ne s'était avisé de ça?

—Si, Pierre, si; d'autres, avant moi, avaient fait des projets de canaux, mais ces projets, mal digérés, mal compris, n'ont jamais été réalisés.

Sous le roi Charles IX, sous Henri IV aussi,—mon père m'en parlait souvent,—un ingénieur voulait faire un canal de quatorze lieues seulement pour unir la Garonne à la rivière de l'Aude. Il y a quelques années, en 1634, Pierre Petit proposait de creuser un canal à travers la plaine de Revel, en coupant la montagne au col de Graissens, au point où les eaux s'en vont les unes à Narbonne, les autres à Bordeaux.

Moi, je comprends autrement ce vaste et magnifique projet. Je veux créer un canal d'une étendue de soixante lieues qui unisse directement l'Océan à la Méditerranée.

—Oui, je comprends, disait Pierre, ce grand chemin par eau donnera le mouvement et la vie à toutes ces contrées où le commerce est nul, faute de débouché; il fera revivre l'agriculture qui languit faute d'eau sur certains points, par trop de marais stagnants sur d'autres, et puis vous supprimez le hasard des trajets par mer, et forcez les transports par terre, toujours si coûteux, à abaisser leurs prix pour soutenir la concurrence!

—Mon canal, dit Riquet, rendra tout facile. On paiera tant par quintal de marchandises embarquées. Ce droit serait donc perçu avec équité, puisqu'il le serait d'après les quantités transportées.

—Oh! monsieur le baron, cherchez encore, s'écria Pierre, cherchez ce point de partage, c'est si beau, votre projet!

—Je trouverai, dit Riquet, retombant dans ses pensées.

Pierre ne voulut pas le troubler davantage, il s'agenouilla devant le petit bassin pour y reprendre ses plantes et s'éloigner sans bruit.

Riquet le regardait faire distraitement, sans plus parler.

La petite source de la Grave coulait du tertre à flots pressés; depuis quelques instants, le bassin débordait sur l'herbe à leurs pieds.

Tout à coup l'eau se sépara visiblement en deux petites rigoles qui coulèrent l'une d'un côté du versant de la montagne et l'autre du côté opposé, suivant naturellement la pente qu'elles côtoyaient.

—J'ai trouvé, s'écria Riquet, se levant d'un bond; regarde, Pierre, voici le point de partage, fit-il, montrant à l'ouvrier d'un doigt tremblant les filets d'eau.

Puis il se tut, immobile, réfléchissant.

Pierre considérait le penseur sans oser l'interroger davantage.

—Tu m'as dit, demanda Riquet sortant brusquement de sa rêverie, que tu connaissais tous les détours de la montagne et les sources ou ruisseaux qui en découlent?

—Oui, monsieur Riquet, depuis mon enfance, je cours dans ces bois, il n'est pas un coin qui me soit inconnu.

—Veux-tu me servir de guide? Voyons, ta fortune est là peut-être?

—La fortune, fit l'ouvrier insouciant, en haussant les épaules et riant; on dit qu'il faut l'attendre chez soi, j'ai toujours trop aimé courir pour la rencontrer; mais je vous suivrai, monsieur Riquet, sans l'espoir de saisir son cheveu qui me glisserait entre les doigts. Je vous guiderai avec bonheur, continua sérieusement l'ouvrier, je vous suivrai toujours, je suis si heureux que vous vouliez bien m'associer à une si grande œuvre.

—Eh bien! ami Pierre, dit Riquet joyeusement, partons, retournons à Bonrepos, je compte sur toi, tu ne me quittes plus. A bientôt notre première excursion dans la montagne Noire. Au revoir, petite source, d'où sortira mon canal!


CHAPITRE TROISIÈME

Riquet suivi de son disciple descendit de la montagne.

Aussitôt arrivé à Bonrepos, il s'occupa activement des préparatifs de son excursion. Il désirait la faire dans les conditions les plus simples, afin de n'être embarrassé par rien, ni par personne.

Il voulut n'emmener que Pierre comme guide et un seul domestique pour prendre soin des chevaux et de la mule chargée des provisions.

—Un cheval pour moi, monsieur Riquet! s'écria Pierre, lorsqu'il apprit ce projet. Moi à cheval! continuait-il indigné, c'est faire injure à mes jambes que de les croire incapables de vous suivre, de vous précéder, vous et votre monture! moi à cheval, mais je le fatiguerai votre cheval, vous le verrez, il demandera grâce, je vous l'assure.

—Ne te fâche pas, il sera fait comme tu voudras. Ne me rends pas fourbu mon cheval, c'est tout ce que je te demande, lui répondit en riant Riquet, qui, connaissant cette race de coureurs montagnards, laissa faire à l'artisan ce qui lui plaisait.

Riquet se trouvait seul en ce moment au château de Bonrepos. Sa femme et ses filles, encore au couvent et toutes jeunes fillettes, ne devaient venir l'y rejoindre que quelques jours plus tard, à l'occasion d'une visite que monseigneur d'Anglure, archevêque de Toulouse, leur ami, leur avait promis de faire pendant quelques jours à Bonrepos, au cours d'une tournée pastorale.

Le fils aîné de Riquet, Jean-Mathias, qui venait de se marier à mademoiselle Louise de Broglie, habitait Toulouse où il était conseiller au parlement, et son second fils, Pierre-Paul, suivait dans cette même ville, à l'Académie, les cours militaires d'élèves-officiers.

Libre de lui-même, Riquet résolut de commencer de suite ses recherches, et le lendemain, les préparatifs terminés, on se mettait en route.

Le jour naissait à peine, lorsqu'ils quittèrent Bonrepos.

Pierre, en avant, une couverture roulée sur l'épaule, marchait de ce pas élastique et léger du montagnard.

Riquet suivait à cheval, ainsi que le laquais.

Chemin faisant, Riquet s'enquit, auprès de son guide, des ruisseaux qui prenaient leur source dans la montagne.

—J'ai déjà relevé quelques niveaux des eaux, mais aujourd'hui je veux me rendre compte de leur source, de leur cours et déterminer le lieu où devront commencer mes rigoles.

—Nous irons d'abord dîner vers Naurouze, monsieur de Riquet, puis nous grimperons jusqu'au bois de Ramondens, dans lequel vous pourrez commencer votre travail. Mais permettez-moi une question? Vous voulez donc réunir en un seul tous ces cours d'eaux qui s'éparpillent et se perdent ici.

—Certainement, je veux creuser une rigole ou plutôt deux rigoles qui recevront sur leur parcours tous les ruisseaux, et les amèneront à la fontaine de la Grave, où se fera le partage pour les deux versants.

Vois-tu, Pierre, le point important maintenant est d'avoir de l'eau en quantité suffisante pour alimenter un canal.

Il faut donc être bien sûr de la capacité de chaque ruisseau, de ce qu'il peut donner en hiver, et de ce que lui ôtera la sécheresse.

—Mais alors, en sécheresse, comment ferez-vous? monsieur de Riquet, les ruisseaux ne fournissant que peu, et même quelquefois pas du tout d'eau, repartit Pierre, déjà inquiet.

—J'ai songé à tout cela Pierre, répliqua Riquet.

Tu ne sais pas que, sous le tertre d'où jaillit la source de la Grave, il y a une espèce de puits naturel qui contient ordinairement au moins dix pieds cubes d'eau. As-tu remarqué que derrière ce tertre, élevé de vingt-cinq toises au-dessus de la Garonne, se trouve un terre-plein assez large pour pouvoir y creuser un grand bassin et un canal de communication entre les deux versants? Or j'établirai là un réservoir dans lequel j'accumulerai le trop plein des eaux d'hiver. Ce sera la réserve contre les chômages forcés de l'été.

—Oh! je comprends, messire Riquet, je comprends maintenant, mais je vous avoue que cette sécheresse m'avait effrayé; et, depuis hier que j'y pensais, sans oser vous le dire, j'en avais la cervelle brouillée.

Vers midi, après s'être reposés à Naurouze, ils atteignirent les bois de Ramondens à deux cent vingt-huit toises et demie[1] au-dessus de la fontaine de la Grave.

Ils traversèrent d'abord une vaste châtaigneraie sous laquelle de nombreux troupeaux paissaient l'herbe fine et drue; puis les flancs granitiques de la vieille montagne semblèrent se soulever et percer la mince couche de terre qui les recouvrait.

Des chênes énormes et vigoureux, paraissant sortir du granit même, succédèrent aux hêtres et aux châtaigniers; une sorte de genêt, à la fleur couleur d'or pâle, illuminait cette sombre verdure.

Quelques bûcherons et quelques misérables femmes, leurs compagnes, arrachaient avec peine d'entre les roches les arbustes qu'une parcelle de terre suffisait à faire vivre. Ils saluèrent tous Pierre d'un sourire ou d'un souhait.

—Ce sont mes clients ordinaires, dit Pierre à son maître, avec complaisance. A celui-là j'ai remis en place une épaule démise, à celle-ci un pied foulé. Ah! les pauvres gens! messire Riquet, trop ignorants pour faire autre chose que ces fagots de genêts qu'ils vont vendre aux boulangers pour chauffer les fours, et trop pauvres pour jamais sortir de leur ignorance et de leur misère! Est-ce que notre canal (il disait notre canal maintenant) ne fera rien pour eux?

Riquet jeta un long regard de commisération sur ces pauvres êtres qui, à peine vêtus, la face hagarde et plombée, regardaient de cet œil étonné et indifférent de la bête de somme ce seigneur de Bonrepos, qu'ils connaissaient de vue.

Que leur importait qu'il vînt parmi eux? que leur importait ce qu'il y venait chercher? en pouvait-il sortir un allègement à leur triste condition?

—Notre canal, Pierre, répondit Riquet, doit mettre fin à leurs souffrances. Ils y trouveront tous du travail, d'abord pour les terrassements, et plus tard le commerce leur apportera un peu de bien-être.

Riquet et ses compagnons arrivèrent enfin après une montée périlleuse à la source de la petite rivière d'Alzau.

Là, sous de grands arbres touffus, sourdait un petit filet d'eau claire, qui, bientôt, à quelques mètres plus loin, se faisait bouillonnante et affectait des airs ravageurs de torrent écumeux.

Riquet en suivit le cours à pied, à travers les roches, et les précipices souvent coupés à pic.

Il faisait ses calculs, prenait ses niveaux, marchant quelquefois dans l'eau jusqu'à la ceinture, indifférent à tout, oubliant tout devant l'idée qui le dominait.

Il était si fort absorbé par sa pensée, en suivant le bord de la petite rivière, qu'il ne vit pas que son cours s'interrompait brusquement, qu'elle disparaissait, en faisant un saut de quinze pieds. Riquet avançait toujours, prenant des notes. Soudain Pierre, qui le suivait, s'aperçut du danger; en deux bonds il fut sur lui, le saisit par les épaules et le renversa en arrière sur la mousse. Il était temps!

Un pied levé, Riquet était déjà suspendu au-dessus du précipice.

—Ah cadédis! messire Riquet, s'écria Pierre, tout pâle, voilà une chute qui nous eût coûté cher à nous autres Languedociens! Et votre canal!

—Tu feras bien d'y veiller, Pierre, répondit Riquet se relevant tranquillement. Puis il ajouta avec bonté:—Merci, mon brave garçon, voilà le lien qui nous attache à jamais l'un à l'autre.

Et serrant dans les siennes la main de son humble compagnon, il reprit:

—Nous ne nous quitterons plus désormais, n'est-ce pas, Pierre?

—Oh! messire Riquet, répondit Pierre ému, il n'était pas nécessaire que vous le disiez. Allez, je me suis donné à vous, je ne sais pas me reprendre, et nous ferons le canal ensemble.

—Alors travaillons-y, conclut Riquet; et, les deux hommes reprirent leur marche.

La nuit arrivait.

Pierre fit observer respectueusement à son maître que l'on mourait de faim tout simplement; depuis le matin on n'avait rien pris.

Riquet, quittant à regret son travail, revint vers l'endroit choisi pour la couchée, où le domestique les attendait et avait préparé un souper froid.

Le repas terminé, Riquet s'étendit au pied d'un chêne, roulé dans son manteau, et s'endormit de ce bon sommeil du travailleur et de l'enfant.

Le lendemain et les jours suivants les mêmes travaux se poursuivirent, tantôt sur les rives du Bernassonne et du Lampy, tantôt sur le Rieutord impétueux, tous affluents du Fresquet.

Riquet résolut de ne faire qu'une rivière de ces quatre torrents, de les détourner et de les dériver jusque dans la rivière du Sor.

Il redescendit ensuite la montagne jusqu'à Revel en contournant cette dernière rivière, et se convainquit qu'il faudrait, par une puissante digue, élever les eaux du Sor jusqu'au Rieutord pour les amener à un col de la montagne, creuser un passage, redescendre à Durfort, et de là, enfin, au point de partage, à la fontaine de la Grave.

Il fit sur les lieux des dessins, et des plans informes, propres à fixer ses souvenirs.

—Je ferai refaire tout cela, disait-il, je ne suis pas un ingénieur, moi: mais j'ai mon canal dans la tête, il faudra bien qu'il en sorte.

Pierre, plein d'admiration, l'écoutait, l'aidait de toutes ses forces; l'esprit vif et ouvert, il comprenait à demi-mot, et il était suffisamment instruit des choses hydrauliques pour lui être utile.

Enfin Riquet rentra à Bonrepos.

—Pierre, dit-il aussitôt arrivé, nous allons maintenant construire à nous deux mon canal.

Et comme Pierre, légèrement ahuri par cette proposition, le regardait, Riquet ajouta en riant:

—Un canal en miniature seulement, ici, dans le parc. Tu feras commencer les terrassements, là, derrière la grande allée couverte, les jardiniers sont à tes ordres. Quelques pieds de largeur, tu entends.

—Mais, messire Riquet, vous allez construire une digue en petit, je le veux bien, mais enfin, une digue, nous ne savons pas comment c'est fait.

—Nous allons l'apprendre, Pierre, répondit Riquet. Dans la vie, vois-tu, il faut vouloir d'abord, et savoir apprendre ensuite: c'est là le grand secret pour réussir.


CHAPITRE QUATRIÈME

Tandis que Pierre commençait les terrassements du canal en miniature dans le parc de Bonrepos, Riquet repartait à cheval; il allait vers Béziers et la Méditerranée, vérifier ses notes antérieures, puis il revint suivant toujours la ligne imaginaire de son canal jusqu'à Toulouse, pour y chercher sa femme, ses filles, et son fils cadet. Après deux mois d'absence, il les ramena avec lui à Bonrepos.

Alors, sur ses indications, les maçons que Pierre avait embauchés se mirent à l'œuvre. Riquet qui lisait tous les livres spéciaux, qui s'enquérait partout, leur fit construire une écluse qui fonctionnait fort bien, ensuite un modèle du bassin de la Grave, puis des digues, des ponts aqueducs sur lesquels l'eau passait.

A moitié de son parcours, le canal fut tout à coup arrêté par un monticule de deux mètres de haut sur lequel Riquet avait absolument voulu diriger son tracé, prétendant que l'on trouverait une montagne en travers du canal dans les environs de Narbonne.

Pierre regimbait contre cette idée:

—Mais, messire Riquet, disait-il, si nous dérivions le canal à gauche, là, vers ces giroflées, nous éviterions ainsi cette montagne.

—Je te dis, entêté, que je ne la puis éviter. Mon canal doit passer au travers et pas ailleurs. J'ai bien été forcé de le reconnaître, à mon dernier voyage.

Comment surmonter cette difficulté? Un pont? c'est trop haut! Comment faire monter l'eau à ce niveau?

—Perce la montagne, voilà tout, répondit Riquet.

—Percer une montagne! s'écriait Pierre, comme vous y allez, messire Riquet! Comme cela est facile!

Et Pierre, qui avait pris au sérieux son travail, disait entre ses dents:

—Ah! si tu nous donnes autant de mal au naturel, que le fait ta représentation, je te ferai sauter, toi!

Le canal était presque achevé; monseigneur d'Anglure qui avait annoncé, puis retardé sa visite, n'arriva à Bonrepos que dans les premiers jours de 1660.

Mme et mesdemoiselles Riquet, lui faisant visiter le parc, voulurent l'éloigner des travaux du canal.

—Que faites-vous donc construire là? demanda l'archevêque curieusement.

—Monseigneur, répondit Riquet, ce que vous apercevez, c'est la bête noire de ma femme. Il n'est donc pas étonnant qu'elle veuille éloigner votre grandeur de ce monstre.

—Quel monstre, mon ami? reprit l'archevêque.

—Mon canal, monseigneur, qui s'achève en ce moment.

—Quel canal?

—Comment? ma femme ne vous a pas déjà parlé, pour vous prier de m'ôter ce projet de la tête? elle prétend que depuis que j'y songe, je ne m'appartiens plus, que je suis tout à ma bête. Et mesdemoiselles mes filles m'en veulent fort, j'en suis sûr, de les forcer à quitter Toulouse et leurs amies pour les enterrer à Bonrepos, toujours à cause de mon canal.

—Mon père, répondit gaiement Marie, l'aînée des jeunes filles, votre projet ne peut pas nous enterrer. A la rigueur il ne pourrait servir qu'à nous noyer.

—C'est bon, méchante, répliqua Riquet, pinçant le bout de l'oreille de sa fille. Vous l'entendez, monseigneur; eh bien! je vous fais juge de notre dispute. Et alors Riquet expliqua à l'archevêque de Toulouse, son vaste projet, il s'anima en lui détaillant les avantages, les biens immenses qui ressortiraient pour le Languedoc[2], pour la France même, de l'établissement du canal qu'il rêvait.

L'archevêque écoutait:—Oui, dit-il enfin, c'est grand, c'est utile, il faut en écrire au roi, en parler à son ministre, à M. de Colbert. L'avez-vous fait déjà?

—Hélas non, monseigneur. Il faudrait joindre à ma lettre des plans explicatifs, et si je comprends mon œuvre, si elle est là, fit Riquet se frappant le front; je ne sais pas dresser un plan correct, moi. J'ai l'intention d'en écrire à M. Roux, un ingénieur de Toulouse que je connais.

—Mais, dit en l'interrompant monseigneur d'Anglure, j'y songe, j'ai votre affaire tout près d'ici, dans la petite ville de Revel. J'ai vu un jeune ingénieur, le fils du receveur des gabelles, je vais lui écrire tout à l'instant, le mander chez vous, je vous le présenterai; et vos plans, à vous, exécutés, vérifiés, mis en ordre par lui, vous vous adresserez à M. de Colbert. Je me fais fort de vous obtenir une audience.

Et maintenant, M. Riquet, veuillez me montrer en détail votre canal, conclut l'archevêque.

L'on fit l'essai, devant monseigneur d'Anglure, du petit canal; l'eau y fut lancée, les écluses, les épanchoirs, les ponts, tout fonctionnait à merveille.—Voilà un petit canal qui deviendra grand, dit l'archevêque enchanté de ce qu'il voyait.

—Oui, pourvu que vous lui prêtiez assistance, monseigneur, répondit Riquet.

François Andréossy, l'ingénieur qui habitait en ce moment Revel, chez ses parents, était encore un tout jeune homme; il était né en 1633 et n'avait par conséquent que vingt-sept ans, lorsqu'il fut présenté à Riquet. Il avait fait ses études à Paris où il était né.

Alors seulement les mathématiques commençaient à n'être plus tenues en suspicion. Descartes et Fermat venaient de leur conférer leurs titres de noblesse, et de jeter les fondements de cette méthode d'analyse qui, depuis, est devenue le point de départ de toutes nos connaissances positives, et a donné l'essor à tant d'hommes de génie.

A la fin de ses études, à vingt-cinq ans, le jeune Andréossy dut aller en Italie pour recueillir la succession d'une tante, Claire Massei, femme de Jules Andréossy, sénateur de la république de Lucques. Il en profita pour parcourir en tous sens le Milanais et le Padouan, en étudiant justement les travaux hydrauliques auxquels il s'intéressait particulièrement. Il avait vu les écluses de Léonard de Vinci pour la jonction des canaux de l'Adda et du Tesin, il en avait rapporté des plans pris sur les lieux; aussi demeura-t-il saisi d'étonnement lorsqu'il vit à Bonrepos la petite écluse que Riquet, sans notions autres que celles puisées dans les livres, avait fait établir dans son canal en miniature.

François Andréossy était un jeune homme maigre et brun, petit et bien pris dans sa taille; l'œil était sombre, profondément enfoncé sous l'arcade sourcilière; le regard très noir était un peu fuyant.

Il parlait bien, avec calme, s'observant beaucoup et observant encore davantage les autres.

Il connaissait à fond les questions dont Riquet l'entretenait; par la clarté de ses idées, la perspicacité de ses vues, il résolvait des problèmes qui paraissaient insolubles.

Aussitôt après le départ de monseigneur d'Anglure, Riquet l'installa définitivement à Bonrepos: il se l'attacha en qualité d'ingénieur, pour le grand travail qu'il méditait.

Andréossy s'ingénia à plaire à tout le monde au château, fut aimable, rempli d'attentions pour Mme Riquet et ses filles, se fit gai compagnon avec Paul de Bonrepos, le fils cadet du maître du logis, et plein de déférences pour Riquet lui-même.

D'ailleurs celui-ci comprit de suite la haute valeur du jeune ingénieur, l'apprécia, et n'hésita pas à lui confier outre l'ensemble de son projet, une partie de ses plans, qu'Andréossy se chargea de dresser et de mettre au net.

Plus tard même, en visitant le tracé de Riquet, il releva des erreurs de calcul, fit admettre des rectifications de passage et réforma les points défectueux.

Malgré les grâces déployées par Andréossy auprès de Mme Riquet, celle-ci ne l'aimait point.

—Vous en direz ce que vous voudrez, répétait-elle à son mari qui la gourmandait de l'indifférence, presque de l'hostilité qu'elle montrait au jeune homme, vous en direz ce que vous voudrez, il ne me plaît pas, à moi, votre Lucquois. Il a du talent, soit; il fait des plans qui sont superbes, tant mieux; mais croyez moi, défiez-vous de lui. Il a une figure de faux témoin; voilà mon opinion.

—Vous n'aimez rien de ce qui touche à mon canal, disait Riquet en riant. C'est une prévention indéracinable. Ce garçon est charmant, vous n'y connaissez rien.

—Vous verrez si je me trompe. Quant à votre canal, il ne m'en chaut guère, vous ne le ferez point.

—Pourquoi?

—Et l'argent?

—Le roi m'en donnera, les États de Languedoc m'en fourniront.

—Ouais! vous les connaissez peu, ces messieurs de Toulouse, si vous croyez qu'ils vont ainsi jeter à l'eau leur argent.

—Eh bien! dit Riquet, si le roi et les états me refusent leur concours, je le ferai seul, avec ma fortune.

—Mais tout ce que vous possédez y passera, monsieur, s'écria sa femme épouvantée.

—Qu'importe ma fortune! qu'elle s'engloutisse dans mon œuvre, si je crée une chose utile! Mais, ma mie, ne vous effrayez pas d'avance, rien n'est encore décidé. Quant au mode de paiement, j'agirai, soyez-en sûre, avec prudence.

—Vous êtes le maître, monsieur, lui répondit sa femme. Seulement ne creusez pas un canal pour nous noyer tous.

Satisfaite de son innocente plaisanterie, elle lui tendit la main que son mari baisa galamment en lui disant:

—Ma mie, je sais nager et je m'engage à vous sauver.

A la fin de l'automne, Riquet reconduisit sa femme à Toulouse, ses filles au couvent et son fils à l'Académie. Puis ses affaires financières expédiées, il revint à Bonrepos, allant de là tantôt à Revel, tantôt à Béziers et jusque dans le midi, vers l'étang de Thau, accompagné par Andréossy.

Ils firent faire sous leurs yeux des nivellements par Pierre qui ne quittait jamais Riquet.

Riquet s'occupa ainsi pendant deux années de l'exécution de son projet, s'entendit avec des entrepreneurs pour les maçonneries, avec des usiniers pour les fers dont il aurait besoin, fit des devis, se rendit compte des moindres dépenses qu'il faudrait faire; et, alors seulement, il revint à Toulouse voir monseigneur d'Anglure.

—J'ai travaillé pour la vérification du canal avec tant de soin, dit-il à l'archevêque, qu'à cette heure, j'en puis parler avec certitude, et vous annoncer en toute vérité que la chose est sûre; j'ai passé partout, le niveau et le compas à la main. Je vous apporte aujourd'hui les plans et devis, jugez-en, monseigneur.

—Il faut écrire à M. de Colbert, lui répondit l'archevêque de Toulouse. Je vais en faire autant de mon côté, et si la réponse tarde, vous partirez pour Paris, et il faudra que le ministre vous écoute.

Riquet adressa alors à Colbert cette première lettre si simple, et qui résume si bien son projet[3].

Du village de Bonrepos.

Monseigneur,

«Je vous écris de ce village sur le sujet d'un canal qui pourrait se faire en Languedoc, pour la communication des deux mers. Vous vous étonnerez que j'entreprenne de parler d'une chose qu'apparemment je ne connais pas, et qu'un homme de finances se mesle de nivelage; mais vous excuserez mon entreprise, lorsque vous saurez que c'est d'ordre de monseigneur de Toulouse que je vous écris.

»Jusqu'à ce jour on n'avait pensé aux rivières propres à servir, ni su trouver des routes aysées pour le canal, car celles qu'on s'était imaginées étaient avec des obstacles insurmontables de rétrogradations de rivières, et de machines pour élever les eaux. Aussy croyez que ces difficultés ont toujours causé le dégoût et reculé l'exécution de l'ouvrage; mais aujourd'hui, monseigneur, qu'on trouve des rivières qui peuvent être aysément détournées de leur ancien lit, et conduites dans ce nouveau canal toutes les difficultés cessent, excepté celle de trouver un fond pour subvenir aux frais du travail. Vous avez pour cela mille moyens, monseigneur, et je vous en présente encore deux, dans mes mémoires cy-joint, afin de vous porter plus facilement à cet ouvrage que vous jugerez très avantageux au roi et à son peuple.»

Puis Riquet énumérait les avantages qui devaient résulter pour le commerce de l'établissement du canal et il terminait ainsi:

«Que si j'apprends que ce dessein vous doive plaire, je vous l'enverrai figuré, avec le nombre des écluses qu'il conviendra de faire, et les calculs exacts des toises du dit canal, soit en longueur, soit en largeur, etc., etc.»

Le 26 novembre 1662, Riquet envoyait sa lettre au ministre de Louis XIV.


CHAPITRE CINQUIÈME

Riquet attendit vainement une réponse durant six mois. Inquiet, ne sachant que penser d'un silence qui lui paraissait intolérable, il recourut encore à monseigneur d'Anglure, et alla lui faire part de ses angoisses.

—Eh bien! mon cher Riquet, avez-vous enfin une réponse? lui demanda l'archevêque, lorsqu'il entra.

—Hélas! non, monseigneur, aussi vous avouerai-je que je commence à perdre patience, répondit Riquet vivement. Mon projet n'aurait-il pas été goûté du ministre? je ne puis le croire.

Je suis tenace, je n'abandonnerai pas facilement une œuvre que je crois utile au bien du pays.

Votre grandeur est convaincue aussi de son utilité, n'est-ce pas, monseigneur?

Peut-être M. de Colbert n'a-t-il pas même lu ma lettre? Faut-il aller à Paris? J'en ai grande envie.

Vous m'avez promis une recommandation, monseigneur. Voulez-vous toujours me la donner? acheva Riquet.

—Je ferai mieux, mon cher Riquet, répondit l'archevêque, je vous accompagnerai à Paris, je vous présenterai moi-même. Donnez-moi huit jours, pour mettre ordre aux affaires de mon diocèse en mon absence. Ne vous occupez de rien, je vous emmène; mon carosse est large, nous y serons fort à l'aise pour ce trajet qui n'est pas un petit voyage.

Au jour dit, les deux voyageurs se mirent en route, et bientôt arrivèrent sans encombre à Paris.

Un matin, quelques jours après leur arrivée, monseigneur d'Anglure emmena Riquet chez M. de Colbert.

On les fit entrer dans un vaste salon déjà presque rempli de solliciteurs de tous genres et de tous rangs.

Il y avait là, des courtisans en quête d'une faveur ou d'une charge à la Cour, des employés provinciaux sollicitant une place plus lucrative, des marchands venant demander un privilège et des abbés un bénéfice.

Monseigneur d'Anglure fut salué respectueusement, les courtisans formèrent une petite cour autour de lui; tandis que Riquet, inconnu, se tenait modestement à l'écart dans l'embrasure d'une fenêtre, réfléchissant et observant les physionomies qui l'entouraient.

Un petit abbé poupin, à la tournure déjà un peu épaisse, frisé et pomponné à merveille causait en ce moment avec monseigneur de Toulouse, et, debout devant lui, répondait en tournant son chapeau entre ses doigts.

—Que sollicitez-vous donc du contrôleur général, monsieur l'abbé de Choisy, lui demandait l'archevêque? Un nouveau bénéfice? Mais je vous croyais mal en Cour depuis certaine aventure de Poitiers?

—Oh! monseigneur, répondait l'abbé, en baissant les yeux, une si vieille histoire, personne n'y pense plus ici: on a tant d'autres bichons à friser; et relevant ses yeux bleus gais et malicieux, l'abbé ajoutait:

—Voulez-vous que je mette votre grandeur au courant de la dernière aventure arrivée à la cour?

—Non, merci, monsieur l'abbé, je vous tiens quitte; gardez-en la primeur pour vos mémoires si vous en écrivez un jour[4]. Mais, dites-moi, avez-vous vu M. de Colbert depuis quelque temps? J'arrive de Toulouse et ne sais rien de ce pays-ci. De quelle humeur est-il en ce moment? Les affaires l'absorbent à ce point qu'elles influent beaucoup sur son caractère, et que son accueil s'en ressent quelquefois.

—Monseigneur, ce matin, j'ai rencontré le contrôleur général dans le jardin des Tuileries; il se rendait au conseil des ministres chez le roi, il m'a semblé avoir sa mine ordinaire.

—Cela ne me dit rien, à moi, sa mine ordinaire; quelle est-elle, l'abbé? demanda l'archevêque.

—Il avait l'air d'un carlin sur la patte duquel un léopard a marché, répondit l'abbé en riant.

En ce moment les deux battants de la porte furent ouverts et un homme entra.

Les conversations cessèrent, et un grand silence accueillit son entrée.

Tout le monde se leva.

L'homme auquel s'adressaient ces marques de déférence était de taille moyenne, son visage renfrogné, ses yeux enfoncés dans leur orbite, ses sourcils noirs, épais, lui donnaient une mine austère et sombre.

Il traversa le salon sans paraître remarquer personne, un secrétaire le suivait, portant un grand sac de laine noire bondé de nombreux papiers.

Monseigneur d'Anglure se leva, au moment où il passait près de lui; ce mouvement fit retourner vers lui le nouvel arrivant.

—Ah! monsieur de Toulouse! Je ne vous savais pas ici. Puis-je vous être bon à quelque chose, monseigneur? demanda-t-il froidement, mais avec déférence.

—Oui, monsieur le contrôleur général, repartit vivement monseigneur d'Anglure, vous pouvez m'être le plus agréable du monde en écoutant attentivement un homme que je protège.

—Encore un bénéfice à donner, monseigneur? fit Colbert.

—Non, monsieur, je ne vous demande que d'écouter, et non pas de vous engager à rien avant d'avoir ouï les projets que mon protégé doit vous soumettre, et qui, j'en ai la conviction, sont dignes de tout votre intérêt.

Voulez-vous le recevoir?

—Allons je le verrai, pour vous être agréable, monseigneur. Qu'il vienne, et se présente en votre nom; mais s'il est à Toulouse!... répondit Colbert achevant sa pensée par un geste qui semblait dire ouf! j'ai le temps.

—Que nenni, monsieur le contrôleur, vous n'y échapperez pas, il est ici. Et faisant un signe à Riquet qui s'approcha, l'archevêque le présenta.

—Pierre-Paul Riquet, baron de Bonrepos, dit-il.

—Je suis pris, s'écria Colbert, en souriant: Que votre grandeur daigne entrer, et vous aussi, monsieur, fit-il à Riquet; et à son tour il pénétra dans son cabinet.

Un secrétaire venait bientôt annoncer à la foule qui se pressait dans le salon d'attente que le contrôleur général ne recevait plus ce jour-là.

Jean Baptiste Colbert, contrôleur général depuis 1661, surintendant des finances depuis un an, était né en 1609 à Troyes.

Il était un simple bourgeois, fils d'un marchand de draps de cette ville, adopté par son oncle Odart Colbert, riche négociant en blés, en vins et en étoffes.

Ce dernier, comprenant la capacité de son neveu, sentit que la petite ville natale n'était pas un lieu propre à développer son génie; aussi plaça-t-il son neveu et héritier chez deux italiens, Maseranni et Cenami, qui étaient les banquiers du cardinal Mazarin.

Les affaires personnelles, si nombreuses, si compliquées, de ce grand politique mirent à plusieurs reprises en rapport le jeune commis et le ministre qui put ainsi apprécier son esprit net, ferme, et profond, sa droiture inébranlable, sa persévérance et son exactitude dans ses engagements. Mazarin s'attacha particulièrement le jeune Colbert, le fit entrer dans ses bureaux, et Colbert fut un des hommes que Mazarin employa le plus activement dans les dernières années de son ministère.

Il le choisit même pour un de ses exécuteurs testamentaires.

Le cardinal conserva toujours, jusque pendant la maladie dont il mourut, la direction des affaires; mais Colbert assistait à toutes les conférences.

—Sire, dit le cardinal Mazarin avant de mourir au jeune roi qui écoutait avec déférence ses derniers avis et ses recommandations suprêmes, sire, je vous dois tout, mais je crois m'acquitter en quelque sorte envers votre Majesté en lui donnant Colbert.

Louis XIV accepta le legs de son ministre, et Colbert hérita de presque toutes les charges de son protecteur.

Du reste Mazarin ne s'était pas trompé sur la valeur et le génie de l'homme appelé à lui succéder.

Une volonté ferme, énergique, de faire le bien, une tendance prononcée à l'unité dans l'état et dans le gouvernement, un amour ardent de l'égalité, autant que cela était possible et se pouvait comprendre au XVIIe siècle, une puissance et une passion de travail qui se manifestaient par un labeur assidu de chaque jour; tels furent ses titres au pouvoir et aux honneurs pendant sa vie, et à la gloire après sa mort.

Sévère pour lui-même, il était exigeant pour ses commis; son accueil froid et silencieux était l'effroi des solliciteurs, dit Guy-Patin[5].

Une application infinie et un désir insatiable d'apprendre lui firent, en quelque sorte, se refaire lui-même son éducation.

Il voulut, alors qu'il était ministre, apprendre le latin; ce fut Jean Gallois, fondateur du journal des savants, qui lui enseigna cette langue.

Colbert, contrôleur général, s'intéressait à tout ce qui pouvait augmenter la grandeur de son pays. Il s'occupa d'ouvrir à la France de nouvelles sources de richesses.

La paix lui permettait alors de se livrer aux entreprises qu'il rêvait, propres à relever l'industrie et à étendre le commerce. Il appela des pays étrangers des manufacturiers les plus habiles: Van-Robais des Pays-Bas, qui fonda des fabriques de draperies fines; Hindret, qui créa de nombreux ateliers de bonneterie.

Six ans après l'entrée de Colbert au ministère, quarante deux mille métiers fabriquaient en France de beaux draps, à la place de ces draps épais et communs que portaient nos aïeux.

Nos dentelles à Alençon, nos soieries à Lyon, nos glaces dans le nord, nos armes blanches, rivalisèrent bientôt avec les produits similaires de l'étranger, et nous n'étions plus tributaires de l'Espagne, de l'Italie et de la Hollande.

Colbert n'oublia pas que, si l'industrie et le commerce font la fortune d'un pays, les lettres et les arts en peuvent faire la gloire. Il fonda, en 1663, l'Académie des inscriptions et belles-lettres, en 1671 l'Académie d'architecture.

Il établit l'école de Rome telle qu'elle fonctionne encore aujourd'hui.

Il éleva l'Observatoire où il appela Cassini[6]. Paris lui doit des quais, des places, la colonnade du Louvre.

En 1669, le roi ajouta à ses attributions le département de la marine avec cinquante bâtiments de guerre seulement: en 1681, la France victorieuse sur mer comptait cent quatre-vingt-dix-huit vaisseaux ou galères. Son opposition à la politique funeste de conquêtes de Louvois, le ministre de la guerre, devint une lutte de tous les instants. Colbert prévoyait sagement où nous mèneraient ces guerres, souvent injustes. Il crut de son devoir de Français, de prévenir le roi qui lui répondit, le 16 avril 1671, une lettre fort dure.

Les avertissements d'un sage sont presque toujours mal reçus, surtout d'un jeune roi que la gloire enivrait. L'influence de Colbert diminuait; il restait ministre, mais sa position devint chaque jour plus difficile.

En 1680, il accompagna le roi dans son voyage aux Pays-Bas. Il y prit une fièvre maligne. Un médecin anglais le sauva avec du quinquina, remède très peu connu encore.

Trois ans plus tard, alors que, la France menacée de tous côtés, la guerre renaissait plus acharnée, Colbert eut une seconde atteinte de cette fièvre. Ce ne fut pas la maladie seule qui le terrassa et le mit au tombeau; non, il mourut d'un mot et d'une ingratitude.

Louis XIV achevait en même temps les grands travaux de construction du palais de Versailles. Colbert était chargé de solder les mémoires et d'en réviser les comptes.

Louvois surveillait ces travaux et ces dépenses avec une attention extrême.

Il crut, ou feignit de croire que Colbert avait laissé passer, sans le vérifier, un marché onéreux pour la grille qui ferme la grande cour du château. Il s'empressa d'en avertir le roi.

Lorsque Colbert présenta les comptes de serrurerie, Louis XIV le reçut mal. Après plusieurs propos peu obligeants, il lui dit:

«Il y a là de la friponnerie.

—Sire, répondit Colbert, je me flatte au moins que ce mot-là ne s'étend pas jusqu'à moi!

—Non, dit le roi, mais il fallait y avoir plus d'attention; et il ajouta: Si vous voulez savoir ce que c'est que l'économie, allez en Flandre, vous verrez combien les fortifications des places conquises ont peu coûté.»

Ce mot, cette comparaison entre lui et Louvois tuèrent cet homme.

Il rentra, se mit au lit et ne se releva plus. Son mal se compliqua soudain d'une attaque de foie.

Le roi le sachant fort souffrant lui écrivit et lui envoya sa lettre par un gentilhomme de sa chambre.

Colbert ne pouvait refuser de recevoir l'envoyé du roi, mais, à son approche, il feignit de dormir.

Quant à la lettre, il ne la voulut point lire.

«Je ne veux plus entendre parler du roi, dit-il. Qu'au moins, à présent, il me laisse tranquille.»

Les dernières paroles, paroles amères de ce grand caractère en face de cette ingratitude, furent:

«Si j'avais fait pour Dieu ce que j'ai fait pour cet homme-là, je serais sauvé deux fois, et je ne sais pas ce que je vais devenir.»

Il mourut dans son hôtel, rue Neuve-des-Petits-Champs, à Paris; il mourut, ce grand ministre, haï de ses collègues que sa rigidité gênait, du roi peut-être qui ne savait pas entendre la vérité, méconnu du peuple de Paris qui le regardait comme le promoteur d'impôts établis, malgré lui, en 1672.

On lui a reproché de n'avoir pas compris toute la valeur du crédit pour la richesse française: voici sa réponse, en 1672, au président Lamoignon, d'après les avis duquel on venait de décider un emprunt.

«Vous triomphez, monsieur, dit Colbert, mais croyez-vous avoir fait l'action d'un homme de bien? Croyez-vous que je ne susse pas comme vous qu'on pouvait trouver de l'argent à emprunter?

»Mais connaissez-vous comme moi l'homme auquel nous avons à faire (Louis XIV), sa passion pour la représentation?

»Voilà donc la carrière ouverte aux emprunts, et par conséquent à des dépenses et à des impôts illimités. Vous en répondrez à la nation et à la postérité!»

Tel était l'homme intègre, passionné pour la grandeur de la France, en face duquel Riquet allait se trouver, qu'il devait persuader de l'utilité de sa gigantesque entreprise et de l'avenir qui lui était réservé.

S'il l'eût mieux connu à ce moment, il n'eût pas douté de l'intérêt puissant que ce grand ministre allait accorder à ses idées.


CHAPITRE SIXIÈME

—Avancez un fauteuil à Sa Grandeur, commanda Colbert à son secrétaire, en entrant dans son cabinet; et tandis que celui-ci disparaissait derrière une tapisserie, Colbert se retourna vers Riquet, l'enveloppa d'un coup d'œil, et lui montrant un tabouret auprès de son bureau:

—Je vous écoute, monsieur, dit-il brièvement, en s'asseyant lui-même.

L'air impassible du contrôleur général intimida un instant Riquet, mais, sur un regard encourageant de l'archevêque, il se remit bientôt.

—Monseigneur, répondit-il au ministre, aussi brièvement que celui-ci l'interrogeait, j'ai trouvé le moyen de créer un canal qui reliera les deux mers, la Méditerranée à l'Océan, d'un côté par l'étang de Thau, de l'autre côté par la Garonne.

—Quelle utilité, monsieur, la France y trouvera-t-elle? demanda Colbert froidement.

—Je crée monseigneur, une grande route toujours passante, jamais embourbée ou ravalée, et je joins ainsi deux contrées qui ne se connaissent pas assez.

J'amène vers Toulouse et Bordeaux, les vins, les sels, les huiles et les savons de la Provence; j'exporte les grains du Languedoc, qui ne se vendent pas, faute de débouchés; enfin j'évite le passage en pays étrangers de marchandises françaises qui y paient un droit énorme pour revenir ensuite chez nous.

—Je comprends, dit Colbert subitement intéressé; mais les frais d'établissement seront considérables sans doute, n'est-ce pas?

—Non, monseigneur, eu égard à la grandeur, et à l'utilité de l'œuvre; d'ailleurs voici mes plans et devis. Je me suis rendu compte de tout, et je puis vous donner le chiffre presque certain des dépenses.

Riquet étala devant le ministre ses plans, sur lesquels Colbert suivit les explications qu'il lui donnait, faisant, de temps en temps, des objections, des remarques ou des questions qui dénotaient qu'il comprenait admirablement. Lorsque Riquet parla des rigoles.

—Mais qui me prouve que ces rigoles amèneront l'eau nécessaire au réservoir de Naurouze? demanda vivement Colbert. Je ne veux point commencer le moindre travail inutilement.

—J'en réponds, moi, monseigneur, s'écria Riquet.

—Vous n'êtes pas ingénieur, vous, monsieur, et je ne peux me fier aux affirmations de votre employé, qui me paraît bien jeune, d'après ce que vous dites vous-même; ces rigoles coûteront fort cher; si elles ne réussissent point, j'aurai perdu l'argent sans compensation.

—Monseigneur, s'écria Riquet déjà alarmé, j'offre de faire à mes frais une rigole d'essai, je compte y dépenser deux cent mille livres.

Cela vous convaincra-t-il!

—Je prends note de cet engagement, monsieur, répondit le ministre.

Alors, se levant, il alla à monseigneur de Toulouse.

—Je remercie votre grandeur de m'avoir jugé digne de comprendre le mérite de ce projet. Et regardant Riquet, il ajouta:

—Je parlerai demain au roi, monsieur Riquet. Soyez assuré qu'il ne tiendra pas à moi, qu'il ne soit persuadé de la possibilité de ce grand dessein, dont j'aurai beaucoup de joie. Je garde vos plans, monsieur, je les soumettrai à Sa Majesté et je vous préviendrai lorsque j'aurai une bonne parole à vous donner.

Ces mots dans la bouche de ce silencieux avaient la force d'une promesse.

Riquet sortit de son audience enchanté. Un mois plus tard, monseigneur d'Anglure lui remettait de la part du ministre une convocation.

Riquet s'y rendit avec empressement.

Colbert lui annonça que le roi agréait son projet, mais qu'avant de commencer aucun travail il nommait le chevalier de Clerville, un de ses ingénieurs, pour aller se rendre compte des rigoles, puis une commission qui fonctionnerait sur les lieux afin de voir les sas, ponts et voûtes qu'il conviendrait d'établir le long du canal, et qu'après avis favorable, alors seulement, le roi permettrait de commencer les travaux.

—Ah! monseigneur, s'écria Riquet, il était digne d'un grand ministre comme vous d'attacher son nom à une grande œuvre.

Colbert sourit, ce qui était rare, devant cet enthousiasme.

—Vous êtes du midi, dit-il en souriant, et plein du mérite de votre œuvre, tout vous paraît grand.

—Cela m'est permis, monseigneur; ma joie déborde. D'ailleurs je ne fais que dire ce que je pense de vous d'abord, monseigneur, et de mon œuvre ensuite.

—Allez, monsieur, dit Colbert en le congédiant, je presserai, autant que je pourrai, le départ du chevalier de Clerville. Préparez tout. Bonne chance, monsieur. La France et le roi vous sauront gré de votre réussite.

A peine de retour, Riquet écrivit à M. Roux, ingénieur de Toulouse, de venir le rejoindre à Bonrepos; il s'entendit de suite avec lui; il lui présenta Pierre ensuite.

—Voici un guide sûr, lui dit-il; puisque vous acceptez d'être mon coopérateur pour la création du canal, partez avec lui, et allez marquer pour monsieur de Clerville le tracé de la rigole de la montagne, depuis Durfort jusqu'à Naurouze. Quant à moi je vais à Toulouse avec Andréossy, nous mettre aux ordres de la commission qui va s'y réunir.

Le chevalier de Clerville n'arriva à Toulouse que le 21 avril 1664, malgré les lettres pressantes de Riquet et de la commission, et alors commença la vérification des rigoles.

La commission nommée par le roi et les états du Languedoc, ayant à sa tête monsieur de Bourgneuf, s'occupa avec Riquet de marquer les points où devait passer le canal. Enfin des procès-verbaux furent dressés, envoyés à Colbert, approuvés par le roi; et les travaux des commissions, commencés à Toulouse, le 1er novembre 1664, furent terminés à Béziers, le 17 janvier 1665.

La commission concluait à l'adoption du projet de Riquet.

Le chevalier de Clerville avait aussi fait un rapport de son côté, mais moins favorable que celui de la commission. Il prétendait qu'il fallait quinze ou seize bassins dans la montagne, afin que l'eau arrivât assez abondante pendant les quatre mois de sécheresse.

Riquet offrit immédiatement de commencer sa rigole d'essai.

Les travaux réussirent admirablement; malgré les avis contraires du chevalier de Clerville, qui, jaloux de Riquet, s'il ne lui fut pas constamment et ouvertement hostile, le combattit toujours sourdement par des chemins couverts et des insinuations malveillantes.

La rigole d'essai fut achevée en 1665.

Ce fut un grand triomphe pour Riquet. On vit qu'il avait forcé, comme il le disait, les sources et rivières de la montagne à suivre un cours différent de leur cours naturel, et qu'il les avait toutes réunies à Naurouze.

En avril 1666 parut l'édit de Louis XIV, autorisant Pierre-Paul Riquet, baron de Bonrepos et du Bois La Ville, à établir un canal en Languedoc.

Le prince de Conti, gouverneur pour le roi de la province de Languedoc, demanda alors aux États de coopérer à l'entreprise, promettant que le roi retrancherait des dépenses nécessaires ailleurs, pour y contribuer aussi de l'argent de son trésor royal.

Les États refusèrent net, prétendant ne pas voir l'utilité d'une si grande dépense.

Riquet, informé immédiatement de cet arrêt inexorable par son fils Jean-Mathias, le conseiller, ne pouvait y croire.

—Quoi! messieurs des États refusent! s'écriait-il; mais quelles raisons donnent-ils?

—Pas d'autre, mon père, que celle que je vous apporte.

—Que vous avais-je dit, monsieur, s'écria sa femme? Pourquoi tant travailler, tant vous fatiguer, pour aboutir à ce refus?

—Vous m'avez prédit ce refus, c'est vrai, ma chère, répliqua Riquet; mais que vous ai-je répondu moi? Que je sacrifierais ma fortune s'il le fallait, et que mon canal se ferait.

—Rien ne vous découragera donc, monsieur? s'écria Mme Riquet.

Son mari ne répondit rien; il songeait, la tête dans ses mains, tandis que sa femme et son fils, n'osant le troubler, s'entretenaient à voix basse de ce refus si peu prévu.

—J'ai trouvé, fit tout à coup Riquet.

Vous ne serez point ruinée, ma mie, ni nos enfants non plus, et je construirai mon canal. Saisissant une plume, Riquet écrivit séance tenante à Colbert.

Il lui proposait de se charger des travaux du canal moyennant la cession de toutes les terres jugées indispensables. Le canal serait érigé en fief dont les titulaires jouiraient à perpétuité.

L'offre fut acceptée par un édit du 14 octobre 1666 qui déclarait Riquet adjudicataire moyennant trois millions six cent trente mille livres, et qui instituait le fief rendu insaisissable.

De son côté, Riquet prenait l'engagement de consacrer cette somme à la construction du canal.

Le canal devait avoir une longueur de soixante lieues; avoir huit toises de largeur à la surface de l'eau, six au fond et deux toises de profondeur, en sorte qu'il y eût neuf pieds d'eau et dix-huit pieds dans les sas ou écluses, lorsqu'elles seraient pleines.


CHAPITRE SEPTIÈME

Le 15 novembre 1666, commencèrent les premiers terrassements du canal.

Riquet avait organisé ses ouvriers en plusieurs ateliers.

Chaque atelier avait un chef auquel obéissaient cinq brigadiers, et chaque brigadier répondait de cinquante travailleurs.

Pour le paiement de tout ce monde, il nomma un contrôleur général, et, sous lui, des contrôleurs ambulants qui recevaient des chefs d'ateliers les états des travailleurs.

Riquet commença ses travaux avec douze cents ouvriers et cinq cents femmes. Deux ans après, le nombre des ouvriers s'élevait à douze mille.

Pierre avait amené de la montagne Noire tous ses clients et clientes d'autrefois.

Les femmes enchantées de ce travail qui n'était pas plus fatiguant que d'arracher des gênets, de les fagoter, et qui leur rapportait cent fois plus.

Elles portaient sur leur têtes de grands couffins que remplissaient de terre les terrassiers.

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PLAN DU BASSIN DE NAUROUZE.

Pierre avait la haute main sur tout ce monde de travailleurs. Les chefs d'ateliers lui devaient rendre compte chaque semaine de la conduite des hommes et des ouvrages terminés que monsieur Roux ou Andréossy venaient vérifier sur sa demande.

Il ne se mêlait jamais de paiement ni des réclamations aux contrôleurs, disant à Riquet:

—Je n'y entends rien, voyez-vous, monsieur Riquet, aux comptes et à tous ces embrouillages-là; l'argent et moi, je ne sais pas ce que nous nous sommes fait, mais nous ne pouvons pas nous souffrir.

Les ouvriers, bien payés, travaillaient avec courage; aussi l'œuvre avançait-elle avec une célérité inouïe pour l'époque.

On était habitué alors à se hâter lentement; et si l'on ne mettait plus des siècles, comme au moyen-âge, pour achever une église, les années semblaient courtes pour édifier un monument.

Le temps gagnait de la valeur, mais il n'était pas encore, selon l'expression anglaise, de l'argent. Time is money (le temps c'est de l'argent), dit le proverbe anglais: au XVIIe siècle ce n'était encore que du plomb.

Cependant Riquet pris d'une ardeur fiévreuse stimulait le zèle de tout ce monde d'ingénieurs, de maçons, de terrassiers, qui grouillait sur tout le parcours du canal.

—Je suis vieux, répétait-il à sa femme et à son fils, qui cherchaient à calmer son impatience; songez donc, si j'allais ne pas pouvoir terminer mon canal.

Dès le mois de juillet suivant, il écrivait à Colbert:

«Mon travail avance, de sorte que sa fin ne sera guère éloignée de son commencement, et que bien des gens seront surpris du peu de temps que j'y aurais employé.»

Malgré cette bonne volonté et cet entrain des ouvriers, des difficultés sérieuses commençaient déjà pour Riquet.

Le 15 avril 1667, on avait posé la première pierre du vaste bassin de la montagne, qui fut édifié non loin des pierres de Naurouze, en arrière de la fontaine de la Grave, dans le vallon de Vaudreuil qu'il remplit entièrement. Le nombre des ouvriers nécessaires augmentait chaque jour dans les chantiers du canal. Riquet avait presque épuisé ses ressources personnelles.

Il vendit ses fermes Pierre et Paul, son hôtel à Toulouse, sa maison natale à Béziers, et il ne garda que Bonrepos et le parc qui l'entourait.

Il restreignit autant que possible les dépenses de sa maison et fut obligé d'installer à Bonrepos sa femme et ses filles.

Malgré cette économie, sa fortune disparaissait à vue d'œil. Il comprit qu'elle ne suffirait jamais à creuser même un quart du canal et, pour obvier à ce désastre et augmenter l'argent qu'il pouvait jeter dans son entreprise, il sollicita du roi et de Colbert la ferme exclusive de toutes les fermes des gabelles de Languedoc, Roussillon et Cerdagne, pendant dix ans à commencer le premier janvier 1666.

Le Conseil d'État accepta les offres de Riquet. Le roi le nomma commissaire général des gabelles; de plus, voulant coopérer au canal et donner une leçon aux États de Languedoc, il fit compter à Riquet trois cent mille livres sur sa cassette, à la condition de les affecter uniquement au canal.

Grâce à ce secours inespéré, Riquet put continuer son œuvre sans trop d'encombres pour le présent.

MM. de Bezons et de Tubeuf, intendants du Languedoc sous le prince de Conti, faisaient de plus espérer à Riquet, que les États de Toulouse reviendraient sur leur détermination et lui accorderaient des fonds.

Riquet allait constamment de Toulouse, où se creusait la tête du canal sous les ordres d'Andréossy, au bassin de Vaudreuil, appelé définitivement Saint-Fériol, qui avançait rapidement, quoiqu'il fallût encore des années avant son achèvement et son raccord aux rigoles de la montagne.

Riquet arrivait souvent à Bonrepos à l'improviste, embrassait sa femme, ses filles, passait quelques jours heureux entre ces chères affections. Quelquefois il y trouvait sa belle-fille, la femme du fils aîné, et ses petits-enfants. C'était là qu'il recevait des nouvelles de son fils cadet, Pierre-Paul, qui suivait le roi dans la campagne de Flandre.

Riquet avait obtenu pour ce fils, en 1666, le grade d'enseigne aux gardes-françaises. En 1668, Pierre-Paul de Bonrepos, qui s'était déjà fait distinguer par sa bravoure, fut nommé capitaine sans être tenu de payer la charge.

Riquet arriva un jour à Bonrepos et annonça à sa famille qu'il comptait se reposer auprès d'elle au moins une semaine.

—Ah, tant mieux! cher papa, s'écria Marie, l'aînée de ses filles, qui était devenue une belle et grande demoiselle de dix-huit ans.

—Nous vous voyons si rarement maintenant, mon papa, s'écria la cadette câlinement. Toujours vos ouvriers, vos ingénieurs! vous les aimez, bien sûr, plus que nous, ces gens que vous ne quittez pas.

—Et votre canal, mon papa, reprit l'aînée, nous ne venons que bien loin après lui dans votre affection, il me semble?

Riquet attira ses filles auprès de lui.

—Ne me querellez pas, dit-il, ne soyez pas jalouses, mesdemoiselles, continua-t-il en les embrassant; mon canal aussi n'est-il pas un de mes enfants? mais je ne l'aime pas mieux que vous; là, êtes-vous contentes?

—Ouais, vous l'aimez trop, monsieur Riquet, dit une voix grondeuse à ses côtés. Vit-on jamais un homme si passionné pour une machine comme ça?

Riquet se retourna à cette apostrophe, et vit sa femme qui, assise, tricotait en marquant par des hochements de tête significatifs toute son indignation.

—Prenez garde, vous laissez tomber vos mailles, ma mie, dit son mari riant et feignant de ne pas comprendre la cause de ces mouvements.

—Mes mailles ne tombent pas, et vous le savez bien, monsieur, répondit sa femme moitié riant, moitié grondant; tenez, il vaudrait mieux que je n'achève pas ce travail, qui sera sans doute aussi mal accueilli que les autres à présent.

—Pourquoi accueillerait-on mal vos tricots? demanda Riquet. Je croyais vos pauvres voisins très honorés et très contents de vos petites attentions.

—Ah bien non! pas en ce moment, je vous assure. Tenez, j'enrage quand je songe que votre canal ne nous vaudra que des choses désagréables, et vous ne paraissez pas vous en douter encore?

—Quel mal vous a-t-il valu jusqu'ici, ma mie? demanda Riquet tout surpris.

—Quand ce ne serait que de nous brouiller avec tous nos voisins.

—Pourquoi? expliquez-vous? fit le mari.

—Vous comprenez bien, reprit Mme Riquet, que je n'ai pas permis que, devant moi, l'on se moquât de votre canal; si je vous dis à vous ce que j'en pense, chez les autres je représente votre famille, monsieur, votre maison, et je ne veux pas que l'on nous raille de sacrifier notre bien à une idée irréalisable. J'ai donc rompu avec tous les moqueurs, et ils sont nombreux.

—Laissez-les rire, qu'importe? fit Riquet; je vous remercie, ma chère femme, de votre chaude défense. Si vous n'avez pas la foi en mon œuvre, vous avez au moins la charité de ne le point laisser voir.

—Sans avoir l'espérance de changer d'avis, répliqua-t-elle en riant.

En ce moment, un laquais annonça que M. de Froidour faisait demander M. le baron.

Riquet se leva immédiatement pour l'aller recevoir.

—C'est le lieutenant au baillage de la Fère, député en Languedoc, dit rapidement Riquet à sa femme. Recevez-le bien, ma chère, c'est un homme considérable, de grand mérite, et fort de mes amis.

Riquet présenta M. de Froidour qui, se rendant à Revel, venait demander l'hospitalité à Bonrepos, pendant quelques heures. On causa de Toulouse, des amis communs, puis du canal, le grand, l'inépuisable sujet du moment.

—Croiriez-vous, mon ami, dit Riquet, que ma femme vient de m'apprendre qu'elle s'est brouillée pour me défendre avec tous nos voisins, et que les paysans même nous regardent de travers.

—Cela ne m'étonne nullement, répondit M. de Froidour. Si vous voulez écouter les gens du pays, vous n'en trouverez presque point qui ne vous soutiennent que cette entreprise n'aura aucun succès, car, outre les préjugés de l'ignorance, plusieurs en parlent par chagrin, parce que, pour faire le canal, on leur a pris quelque morceau de terre dont ils n'ont pas été dédommagés au double et au triple de leur valeur, selon qu'ils se l'étaient proposé.

Puis les méchants, les envieux, les comptez-vous pour rien?

Ceux qui ont vu que l'eau arrivait de la montagne ne peuvent douter maintenant; mais ils décrient les travaux, et c'est merveille de trouver un homme qui ne soit pas au fond du cœur, imbu de l'idée que ce canal ne réussira pas.

—Sans parler des femmes, répondit Riquet, riant et en lorgnant sa femme.

—Ah monsieur, épargnez-moi, s'écria celle-ci, ne me classez pas parmi les envieux, ni parmi les ignorants; mais je suis mère, et je trouve que notre fortune s'en va d'un bon train à l'eau, voilà tout.

Enfin, continua-t-elle, se tournant avec une grande révérence vers M. de Froidour, si vous aviez beaucoup d'avocats comme celui-ci, pour défendre votre cause, vous auriez tout autant d'envieux, c'est vrai, mais plus un ignorant; il les convaincrait tous de leur sottise.

—Ah! mon cher ami, dit Riquet, vous n'avez jamais douté de mon œuvre, vous!

—Non certes, et je tâcherai de convaincre, comme le dit si aimablement madame, le plus de monde possible à cette grande idée. Je sais aussi que vous avez, Riquet, quelques ennemis puissants qui essaient de vous desservir auprès du ministre. Écrivez-lui. Moi, de mon côté, je vais à Paris, je vous promets de le voir, et si je ne puis parvenir jusqu'à lui je lui écrirai ce que je viens de vous dire.


CHAPITRE HUITIÈME

Riquet resta encore quelques jours à Bonrepos, après la visite de M. de Froidour. Un soir que la famille se trouvait réunie, Riquet, qui songeait depuis un instant, dit tout-à-coup.

—C'est une chose incroyable qu'il soit si difficile de faire comprendre et surtout apprécier le bien que l'on veut faire. Vous avez entendu M. de Froidour me prévenir que j'ai des ennemis nombreux et puissants. Cela doit être vrai; mais quels sont-ils?

J'ai soupçonné le chevalier de Clerville, il ne m'aime pas, me contrecarre assez volontiers; mais cependant je le crois incapable de me desservir auprès du ministre. Je cherche en vain le mobile qui le ferait agir, l'intérêt qu'il pourrait avoir à une dénonciation, d'ailleurs purement calomnieuse.

Les hommes intelligents ne sont méchants que lorsqu'ils y ont un avantage; mais sans un motif cela est bien rare.

—N'avait-il pas voulu s'attribuer auprès du roi le mérite de votre idée? demanda Mme Riquet; n'avait-il pas présenté vos plans sans vous nommer d'abord?

—Oui, mais lorsqu'il vit que M. de Colbert était instruit de tout et daignait correspondre directement avec moi, il cessa ce jeu, et, depuis, il me nomma toujours dans ses rapports.

Je me sens espionné, sans que je puisse dire que j'en suis sûr: c'est plutôt un pressentiment qu'une certitude.

—Avez-vous toujours dans votre administration François Andréossy, papa? demanda Marie.

—Oui, fillette. Partages-tu aussi les préventions de ta mère à son égard? Cependant ce pauvre garçon est toujours charmant pour vous toutes, lorsqu'il m'accompagne ici.

—Je ne dis pas, mon papa, mais il y a un fond d'orgueil dans ce caractère qui le rend sournois et hargneux. Il ne vous pardonne pas d'avoir eu le premier l'idée du canal, répondit Marie.

—Peste! quelle observatrice vous faites, mademoiselle Marie, s'écria son père en souriant. Lui, orgueilleux! oh! il n'y songe pas, allez petite Déborah. C'est un bon employé, un ingénieur habile qui m'a rendu de grands services que je ne saurais nier; et sans lui, Marie, je ne me fusse jamais tiré de mes plans; il en a redressé plusieurs.

—Oh! cher papa, nous savons que vous êtes bon, et que vous rendez justice autour de vous, répliqua la plus jeune de ses filles; mais est-ce une raison pour qu'on agisse de même avec vous? Nous avons peut-être tort de parler ainsi sans preuves d'un de vos employés. Cependant je vous assure, mon papa, que sa conduite nous a paru souvent louche.

A son dernier voyage ici, il s'enfermait dans sa chambre et copiait en grand mystère des plans. Lorsqu'il sortait ensuite, il avait une figure toute changée et méchante.

—Allons, bon! voilà qu'il a tort d'étudier, à présent, s'écria Riquet en riant; voyons, petits songe-creux, venez faire une partie de reversis, et laissons là ce pauvre garçon qui n'en peut mais.

—Monsieur Riquet, conclut sa femme, celui qui a un chapeau en tête, la pluie ne lui chaut, comme dit le proverbe des paysans d'ici: donc prenez garde à tout, et mettez votre chapeau. M. de Froidour vous a conseillé d'écrire au ministère, je crois?

—Je vais le faire, ma mie, répondit Riquet.

En effet le lendemain il écrivit à Colbert.

Sa lettre se terminait ainsi:

«Je suis persuadé que les dieux sont clairvoyants, et je m'assure que vous me ferez la grâce de juger en ma faveur, parce que vous connaîtrez que j'aurai toujours raison.»

Cependant le bassin situé à côté de Toulouse, à l'embouchure du canal avec la Garonne, était terminé.

Une écluse destinée à préserver le canal des crues de la rivière s'achevait en ce moment. Riquet repartit en hâte pour Toulouse, afin de surveiller lui-même ce travail.

Il devait y avoir une cérémonie imposante pour la bénédiction par l'archevêque de la première écluse.

A cette occasion Riquet avait fait frapper une médaille de bronze qui serait distribuée ce jour-là.

Cette médaille, fort bien gravée, représentait d'un côté Louis XIV avec cette devise latine. Undarum terræque potens arbiter orbis; au revers, la ville de Toulouse et un canal se jetant dans la rivière par une écluse.

Riquet voulut avoir l'avis de monseigneur d'Anglure, avant de donner le bon à frapper. Il se rendit à l'archevêché.

C'était jour de conseil; l'archevêque occupé avait fait prier les visiteurs de l'attendre. Riquet entra dans le premier salon du palais. Il était presque vide, quelques religieuses, soigneusement voilées, réunies dans un coin, récitaient en commun leur rosaire. Riquet avisa dans l'embrasure d'une haute fenêtre deux cordeliers qui, à son entrée, chuchotèrent vivement entre eux, tout en regardant avec curiosité de son côté.

—Deux avis valent mieux qu'un, se dit Riquet. Si je demandais à ces bons pères ce qu'ils pensent de la devise de ma médaille? Les cordeliers passent pour un ordre qui se recrute parmi les gens instruits, ils ont tous fait de fortes études latines; ils vont me tirer d'embarras. Car enfin je suis assez inquiet sur ce que dit, en français, la devise latine de ce bon M. Parisot.

Il s'approcha des cordeliers et se découvrant:

—Mes pères, leur dit-il gracieusement, je sollicite de votre obligeance une petite faveur, et de votre science un conseil.

Les deux pères se levèrent à son approche et lui firent une profonde révérence.

Ils étaient fort dissemblables, ces religieux, et paraissaient, ainsi réunis par le hasard, avoir été choisis comme à plaisir pour faire contraste.

L'un était grand et maigre, avec un air sévère et quelque peu hautain, la figure longue et jaune des gens qui lisent beaucoup et qui semblent avoir gardé sur le visage un reflet des manuscrits qu'ils feuillettent sans cesse.

L'autre gros et court, tout souriant et fort rouge, avait le regard assuré, les mouvements vifs, d'une nature primesautière et emportée.

—De quoi s'agit-il, monsieur le baron de Bonrepos, demanda avec empressement le gros cordelier; tandis que l'autre serrait ses mains dans ses larges manches où elles disparurent soudain.

—Vous me connaissez, mes pères? tant mieux, j'en suis fort aise; nous arriverons de suite au but: Mais reprenez vos sièges, mes pères, je ne souffrirais pas que vous m'écoutiez debout.

Tous trois se rassirent.

—Voici ce dont il s'agit, commença Riquet: je sais que vous entendez et parlez fort bien le latin; je voudrais que vous me donniez vos avis précieux sur une devise latine que je vais vous soumettre.

Dites-moi votre sentiment, sans crainte de me blesser, acheva Riquet en riant. Elle n'est pas de moi, je n'aurais garde de l'avoir composée et pour cause.

—Nous vous écoutons, dirent les deux religieux.

Riquet tira de sa poche, sa médaille, et, pour en éviter la peine aux cordeliers, il se mit à lire lui-même la devise, ou plutôt à l'ânonner, car, ne sachant pas le latin, il prononçait tout de travers: terraque-potence-arbitre orbis. Lorsqu'il leva les yeux, il vit les deux cordeliers se consulter du regard; les sourcils du plus grand se froncèrent légèrement, tandis que le petit rougissait encore un peu plus.

—Quoi! s'écria Riquet alarmé, cette devise est-elle donc sotte ou impertinente? Y voyez-vous quelque faute?

De grâce, mes pères, dites-le moi vite, je m'en vais de ce pas la faire refaire.

—Veuillez la relire, monsieur, dit le grand moine en pinçant les lèvres; et Riquet troublé relut sa devise encore plus mal que la première fois, si c'était possible.

—Quelle diable de sottise dit donc cette devise, pensait Riquet, tout en lisant.

Quand il eut fini, il vit que le grand cordelier passait du jaune au vert, et que le rouge tournait au cramoisi.

—Alors c'est décidément absurde? demanda Riquet. Cependant M. Parisot m'a assuré qu'elle était fort bonne. Mais veuillez lire vous-même, dit Riquet tendant sa médaille au grand cordelier, peut être que je lis mal ce latin que je n'entends point.

—Vous êtes bien monsieur Riquet de Bonrepos, demanda le religieux, repoussant la médaille; nous ne nous trompons pas?

—Non, mon père, vous ne vous méprenez pas, répondit Riquet, tout surpris de la question; mais lisez cette impertinente devise, mon père, et donnez-moi votre avis.

—Ce n'est pas votre devise, monsieur, qui est impertinente, répondit son interlocuteur, d'un ton rogue.

—Comment pouvez-vous vous permettre de vous moquer ainsi de nous, s'écria le petit cordelier, emporté par la colère; nous lire, en goguenardant, ce latin, comme si nous étions indignes et incapables de le comprendre. Oh! semblable offense ne se peut supporter!

—Quelle offense? Qu'ai-je fait, s'écria Riquet. Quoi? vous pensez que je me moque de vous, parce que je lis comme un écolier ce latin? Mais je ne le sais pas, moi, le latin; je ne l'ai jamais appris, et c'est à peine si je parle un très bon français. Et Riquet se mit à rire de tout son cœur de la méprise.

—Vous voulez décidément trop nous en imposer, dit le grand cordelier, vous prétendez maintenant ne pas savoir le latin, et vous dites que vous êtes bien Riquet, celui qui crée le canal du Languedoc.

—Ah! pour ça, je vous l'assure, s'écria Riquet, riant toujours.

—Vous faites une œuvre où les plus savants ont échoué, et vous osez dire que vous ne savez pas le latin! mais pour construire, creuser, mener à bien cette immense entreprise, ne faut-il pas que vos connaissances passent celles des autres hommes! Allez, monsieur, ne vous moquez pas de nous.

—Je ne sais pas le latin, répétait Riquet riant toujours.

—Oh! c'est trop fort, criait le petit moine, oser soutenir semblable imposture!

Vous nous la baillez belle! et, saisi d'un transport subit, il levait ses deux bras au ciel.

Riquet ne pouvait retenir ses éclats de rire.

—Je ne sais pas le latin, vrai, disait-il.

Les deux moines, debout, les yeux enflammés, étaient au comble de l'exaspération. Ils se croyaient bafoués, et leur colère grandissait en voyant Riquet redoubler ses rires.

Les religieuses, dans le coin du salon, avaient cessé leur rosaire, étonnées, ahuries, se serrant les unes contre les autres, très scandalisées.

Enfin, emporté par une indignation qui ne connaissait plus de bornes, le gros cordelier se baissa, saisit une de ses sandales et courut sus à Riquet pour l'en frapper.

—Halte là, mon père, dit Riquet arrêtant le bras levé sur lui; souvenez-vous de la parole du livre sacré: «Celui qui frappera par l'épée périra par l'épée.» Remettez en place votre galoche, c'est une arme peu noble et indigne de tous les deux.

Puis il s'enfuit, riant aux éclats.

Il gagna par les corridors le cabinet de l'archevêque qui, libre enfin, le reçut de suite.

—Je crains bien d'avoir été un grand sujet de scandale, lui dit Riquet riant encore, et une grande occasion de péché: un vieux serpent enfin, monseigneur, malgré mes airs bonhommes. Et il conta à l'archevêque ce qui venait de se passer.

Monseigneur d'Anglure trouva l'aventure fort drôle.

—Je vais remettre le calme dans l'esprit de ces bons pères. Ils ont été un peu vifs, cependant, mais je vais les apaiser, dit l'archevêque contenant à peine son hilarité.


CHAPITRE NEUVIÈME

Novembre était décidément pour Riquet un mois à marquer d'une pierre blanche. En effet le 15 novembre 1666, il commençait les terrassements de son canal, et le 17 novembre 1667 avait lieu la cérémonie de la bénédiction solennelle de la première écluse. Le soleil, ce matin-là, s'était levé resplendissant sur Toulouse. Quoiqu'on fut à la fin de l'automne, le ciel était d'un bleu intense, particulier à ce beau climat.

Des bourgeois suivis de leur famille, des ouvriers endimanchés sortaient en hâte de leurs maisons, se pressant, s'agitant; il s'agissait d'être bien placé pour jouir de la cérémonie qui allait avoir lieu.

Aux portes de la ville, six mille ouvriers rassemblés en bon ordre par atelier, sous la conduite de leurs chefs respectifs, se massaient en cortège, tambours et tambourins en tête.

Parées elles aussi de leurs pauvres atours, les femmes employées aux travaux accouraient et se groupaient.

Les unes portaient le foulard aux nuances claires, noué en turban sur la tête; les ouvrières venues des villages de la plaine, le grand chapeau de feutre, et les montagnardes, la capuche noire ou brune tombant de la tête aux pieds et les enveloppant en entier.

Elles étaient toutes ou presque toutes pieds nus, un petit jupon court, rouge ou marron, descendant à mi-jambes en gros plis raides, et le buste serré dans un casaquin de couleurs vives.

A chacune, un chef d'atelier distribuait double paie et un rameau d'olivier ou de laurier.

Cependant, auprès de l'écluse même l'affluence était énorme. Tout le monde voulait voir de près. Les beaux parleurs de la foule donnaient des explications sur l'écluse, à faire bondir Pierre comme si un taon l'eut piqué. Ce n'était qu'à grand peine que ce brave Pierre, l'homme indispensable de Riquet, comme celui-ci le nommait en riant, parvenait, aidé de quelques ouvriers, à éloigner la foule qui envahissait l'espace réservé: aussi salua-t-il avec plaisir le renfort de gardes que lui amena François Andréossy. Il distribua ses hommes en rangs pressés assez loin de l'écluse. Aux grognements des curieux, il répondait:

—Mais où voulez-vous donc que se tiennent nos archevêques et évêques, sans parler des hauts personnages qui les vont accompagner? D'ailleurs vous ne verriez rien de près, et vous recevriez de grands coups de hallebarde dans les jambes, de tous les bedeaux des églises de Toulouse; c'est moi qui vous le prédis. Les coups de hallebarde sont-ils de votre goût? alors avancez à votre aise; ils ne coûtent rien.

Et chacun de se retirer bien vite, en riant.

Lorsque la place fut nette, Pierre s'assit essoufflé, en s'épongeant le front, près de la porte de l'écluse:

—Hé, là-bas, l'homme affairé, lui cria un bourgeois, vous les aimez donc vous, les coups de hallebarde que vous restez là, au beau milieu, sans vous gêner?

—Je n'en suis pas positivement fou, l'ami, répondit Pierre de bonne humeur, mais je fais partie du programme, moi, j'en suis, de l'écluse.

Et comme l'interlocuteur ouvrait de grands yeux et une grande bouche en guise d'interrogation, Pierre reprit avec importance:

—On ne fait rien sans moi, c'est moi qui vais l'ouvrir, l'écluse, et remplir le sas. Ainsi, jugez.

L'homme n'eut pas l'air de comprendre la réponse de Pierre; il regardait au loin le vaste bassin à sec encore et l'écluse devant lui. Fort intrigué il se demandait:

—Mais à quoi peuvent servir ces portes-là? Pourquoi bouchent-elles ainsi la Garonne?

L'ingénieur Andréossy avait rapidement inspecté les travaux; il s'était assuré que tout était prêt; abordant Pierre il lui dit:

—Je vais prévenir monsieur Riquet que tout est en ordre; dans une heure nous arriverons pour être là et recevoir le cortège à son arrivée. Vous, Pierre, veillez bien à ce que la place ne soit pas envahie. Ce populaire pourrait causer quelques dégâts. Vos ouvrières sont-elles prêtes?

—Regardez, monsieur, répondit Pierre, et il lui montra du doigt les cinq cents femmes précédées par quelques ouvriers chargés de palmes qui débouchaient en ce moment et se plaçaient en face d'eux.

Andréossy rassuré sur toutes les parties du programme, reprit le chemin de Toulouse et Pierre se rassit, entouré de son équipe d'ouvriers choisis par lui, qui le suivaient et l'accompagnaient partout depuis le matin.

—Tout ira bien, je l'espère, fit Pierre en se frottant les mains; les ouvriers des ateliers savent, n'est-ce pas, qu'ils doivent suivre monsieur le baron et l'amener ici? continua-t-il, donnant à Riquet son titre, ce qu'il ne faisait que dans les grandes occasions.

Un robuste garçon, dont les mains noircies par le travail et les bras énormes attestaient un homme habitué à se servir des unes et des autres, avec une figure ouverte et franche et des yeux qui semblaient, mais sans hardiesse, n'avoir pas peur de regarder les gens en face, s'assit derrière Pierre, déposant à côté de lui un lourd marteau de forgeron. Il ôta un berret rouge qui couvrait une forêt de cheveux bruns, et demanda:

—Maître Piarou[7], pourquoi m'avez-vous commandé d'apporter ici ma petite forge?

—Ah! te voici, Féli, dit Pierre regardant le grand garçon avec amitié; je t'ai commandé d'apporter tes outils, parce que, s'il arrivait un accident quelconque aux portes au moment de l'ouverture, tu les réparerais bien vite.

—Oh! je suis sûr des gonds, maître Piarou. Mais vous allez ouvrir ces portes devant tout ce beau monde, demanda timidement le gros garçon, l'eau entrera et puis après?

—Eh bien! je remplirai le sas avec l'eau du fleuve, et de cette façon cette petite flottille pavoisée, que tu aperçois là bas, entrera dans l'écluse et de là dans le canal.

—Comment? fit le forgeron.

—Ah ça! tu ne comprends donc pas le système de l'écluse toi, Féli? C'est trop fort; tu en forges les portes, et tu ne te demandes pas à quoi elles vont servir?

—Dam, maître Piarou, ça ne me regarde pas; on me dit de forger telle chose, sur telle dimension; je forge, et puis voilà.

—Vous l'entendez, vous autres, s'écria Pierre. Féli, vois-tu, tu devrais être honteux, positivement, d'avoir si peu le désir de savoir, et de t'instruire. Moi, si je le pouvais, j'apprendrais tout, je l'essaierais du moins. Je voudrais grimper jusque dans la lune savoir comment elle est faite.

—Vous n'êtes pas gascon, maître, riposta vivement le forgeron. On dit qu'ils sont toujours à cheval dessus.

Pierre se mit à rire de bon cœur.

—Tu veux me désarmer, dit-il, je ris, mais je ne désarme pas; je te trouve stupide de construire quelque chose sans te rendre compte de ce que tu fais.

Voyons, vous qui avez bâti la maçonnerie du canal et du sas, expliquez-lui donc à quoi servent les écluses, reprit Pierre en s'adressant aux ouvriers qui l'écoutaient.

—Dam, maître Piarou, firent ils, nous n'en savons rien.

—Vous aussi, fit Pierre abasourdi, alors je vais vous l'expliquer moi-même.

D'abord vous savez, vous, les maçons ce que c'est qu'un sas? c'est cette espèce de chambre en maçonnerie que vous avez construite là, qui occupe le lit entier du canal sur une longueur déterminée par la dimension des plus grands bateaux qui doivent y passer.

Cette chambre ou sas est fermée à ses deux extrémités par une porte nommée écluse.

De là vient que beaucoup de gens disent simplement une écluse en parlant de cette construction, se servant ainsi du nom des portes pour désigner le tout.

Les parois latérales du sas, comment se nomment elles? demanda Pierre. Toi, Étiennou, réponds?

—Les bajoyers, maître, s'empressa de répondre l'ouvrier interpellé.

—C'est bien ça, je continue: on appelle encore radier, ces madriers garnis de maçonnerie sur lesquels reposent les portes. Maintenant à quoi ça peut-il servir une écluse? est-ce pour barrer un canal? Non, les portes d'eau suffisent. Hein, vous ne savez pas? Eh bien! ça sert à faire passer un bateau d'un niveau d'eau à un autre.

Dans le creusement d'un canal, vous ne trouvez pas toujours le même niveau, n'est ce pas? Il traverse des mamelons, il descend avec la plaine; ce canal a alors nécessairement des versants et des pentes en sens opposés.

C'est justement pour raccorder ces niveaux que l'on a inventé les écluses.

On appelle bief une portion du canal comprise entre deux écluses à sas; par conséquent, et relativement à chaque écluse, il y a un bief supérieur et un bief inférieur.

Comment as-tu fait tes portes ou écluses, toi, Féli? le sais-tu au moins?

—Pour ça oui, maître Piarou, elles se composent de deux moitiés ou battants appelés ventaux, lesquels battants doivent rentrer, quand la porte est ouverte, dans les enfoncements destinés à les recevoir, se hâta de répondre Féli. Lorsqu'elles sont fermées, comme en ce moment, regardez maître, continua le forgeron, les ventaux forment en s'appliquant l'un contre l'autre, un angle prononcé.

—Pourquoi? demanda Pierre.

—On m'a donné les dessins comme ça, maître, fit Féli.

Pierre haussa les épaules.

—C'est afin d'offrir à la pression de l'eau une résistance plus considérable, dit-il; crois-tu que la Garonne qui bat contre tes portes n'aurait pas vite fait de les démolir, si l'angle qu'elles forment à leur jonction ne rompait pas la pression de la masse d'eau qui s'appuie sur elles? Et pourquoi as-tu fait dans l'un des ventaux inférieurs de chaque écluse cette ouverture fermée aussi en ce moment?

—La vanne, maître?

—Oui, la vanne.

—Je ne sais pas, fit Félix honteux.

—Je vais te l'apprendre tout à l'heure, attends.

Vous voyez d'ici ce batelet pavoisé sur la Garonne, rempli de musiciens qui raclent déjà leurs crincrins pour s'accorder ensemble?

—Oui, maître, répondirent les ouvriers.

—Lorsque les archevêques béniront notre sas, sur l'ordre de M. Riquet j'ouvrirai les vannes de l'écluse qui retiennent la Garonne, c'est-à-dire celle du bief supérieur. L'eau entrera dans le sas, et, quand elle sera montée au niveau de la Garonne, j'ouvrirai toute grande l'écluse, et le bateau y fera une entrée triomphale: puis continuant sa marche le bateau passera dans le canal, lorsque, après avoir ouvert la vanne de l'écluse du bief inférieur, j'aurais établi le niveau entre le sas et le canal d'embouchure. Si au contraire le bateau arrivait du canal, où l'eau que l'on y a mis hier est très basse, je ferais entrer le bateau d'abord dans le sas presque vidé, puis j'ouvrirais la vanne du bief supérieur, je remplirais mon sas, et, lorsqu'il serait au niveau de la Garonne, le bateau qui aurait monté avec l'eau sortirait sans difficulté du sas.

Avez-vous compris? demanda Pierre achevant ses explications.

—C'est sûr, répondirent les hommes.

—Maître Piarou, interrogea Féli, pourquoi avez-vous dit: j'ouvrirai la vanne seulement, au lieu de l'écluse toute entière, pour laisser entrer à grand flot la Garonne? Il me semble que, comme ça, le sas serait bien plus vite rempli, et le bateau plus promptement passé.

—Il te semble fort mal, Féli, répliqua Pierre. La porte entière ne peut s'ouvrir aisément qu'après que le niveau est établi des deux côtés. L'écluse est si fortement pressée par le liquide extérieur, qu'il me serait impossible de la faire tourner sur ses gonds, même en nous mettant deux à la chaîne; tandis que je l'ouvrirai très facilement après, parce qu'alors les pressions sont égales des deux côtés et s'annulent réciproquement.

En ce moment, un remous eut lieu dans la foule tassée, pressée de toute part; elle eut un mouvement de houle qui menaça un instant de déborder les ouvriers; mais elle fut contenue et repoussée.

Des hommes portant de longues palmes firent irruption sur l'emplacement vide.

Pierre se leva.

—Voici, monsieur le baron, fit-il en se découvrant.

C'était une grande fête pour le pays. Les cloches de toutes les paroisses de Toulouse se mirent à sonner à toute volée; une clameur s'éleva de cette foule entassée et échauffée par le soleil encore chaud, bien qu'on fut en novembre.

Le cortège réglé par Andréossy se mettait en marche, s'avançant lentement.

Les bannières des corporations d'ouvriers, aux couleurs éclatantes, flottaient dans le poudroiement de l'air.

Chaque corporation avait fourni une escouade avec ses outils, précédée des porte-bannières qui, d'un air glorieux, en tenaient haut la hampe garnie de clous dorés.

Venaient d'abord les forgerons, portant sur l'épaule leurs lourds marteaux, puis les maçons avec la règle d'une demi-toise, puis le groupe des charpentiers avec l'herminette dont l'acier brillant reflétait les rayons du soleil et semblait lancer des éclairs.

A la suite, un petit bataillon de femmes; Pierre avait choisi les plus jeunes et les plus jolies, toutes portaient des palmes vertes qu'elles agitaient en criant:

—Vive le canal du Midi!

Les farandoleurs, vêtus d'une veste blanche que serrait à la taille une ceinture aux couleurs de Clémence Isaure, or, violet et rose, le chapeau enrubanné, marchaient après, précédés de leurs tambourineurs qui marquaient le pas, en frappant à coups sourds sur leurs longs tambourins, pendant que les galoubets déchiraient l'air de leurs cris stridents.

Riquet suivait à cheval, simplement vêtu de brun, mais le visage resplendissant de joie, car c'était sa fête à lui, c'était sa fortune, la réalisation des projets de toute sa vie, de toutes ses espérances qui s'étalaient à ses yeux; il allait ainsi, comme dans un rêve. Ce n'était pas la première écluse qu'il voyait achevée, mais son canal tout entier.

Après Riquet, marchaient les capitouls de Toulouse, suivis de la garde urbaine. Puis, ses massiers le précédant de quelques pas, venait le parlement, dont les robes rouges, les mortiers de velours galonnés d'or jetaient une note éclatante au milieu de ce fourmillement de couleurs.

Enfin les carosses des archevêques de Toulouse et de Narbonne, des évêques de Béziers et de Carcassonne, s'avançaient lentement, entourés des suisses, des porte-croix, des porte-crosses, et des enfants de chœur agitant les encensoirs ou portant les bénitiers dans lesquels trempaient les goupillons d'argent. A ce moment, de la foule échelonnée sur le passage du cortège, un groupe de chanteurs entonna le chant national du Languedoc. Tous les fronts se découvrirent à l'exemple de Riquet qui, ravi, souriant à la foule, leva gracieusement son chapeau.

On était arrivé.

Après que chacun eut pris la place assignée par l'ordonnateur, le cortège religieux s'avança jusqu'aux bords du bassin.

Un chant liturgique se fit entendre, puis la voix de monseigneur d'Anglure s'éleva, forte et vibrante, dans un silence profond, et prononça les paroles de la bénédiction.

Alors, sur un signe de Pierre, les vannes s'ouvrirent et l'eau de la Garonne, se précipitant à flots pressés, commença à couvrir le fond du sas.

Pendant ce temps, les bateaux aux tendelets à crépines d'or, composant la petite flottille, s'avançaient en se balançant sur le fleuve.

Des conseillers au parlement, des capitouls y prirent place.

Une petite barque montée de deux hommes seulement, un rameur et un barreur, se tenait en tête, près des portes de l'écluse.

C'était Riquet à qui appartenait bien l'honneur d'entrer le premier dans le canal.

Le niveau s'était établi, les écluses tirées par les chaînes s'ouvrirent lentement et toute la petite flotille s'engouffra dans le canal, au bruit des fanfares, des tambourins, des galoubets et du cri sorti de toutes ces poitrines haletantes: Vive Riquet! Vive le canal du Languedoc.


CHAPITRE DIXIÈME

La réussite de l'écluse, l'enthousiasme que la population Toulousaine semblait éprouver pour le canal, firent réfléchir messieurs des États, et, sur une nouvelle demande du gouverneur du Languedoc, ils accordèrent à Riquet une somme, énorme pour l'époque, de six cent mille livres et promirent de continuer leurs subsides, mais ne s'engageant pas réellement.

Riquet accueillit avec joie cette libéralité des États. Sa fortune personnelle, qui s'élevait à trois millions, à part quelques centaines de mille livres était engloutie. Il s'en préoccupait peu, cependant, ainsi qu'il ressort d'une lettre à Colbert. Le 26 juin 1669, il écrivait au ministre:

«Mon entreprise est le plus cher de mes enfants; j'y regarde la gloire, votre satisfaction, et non pas le profit. Je souhaite de laisser de l'honneur à mes enfants, et je n'affecte point de leur laisser de grands biens.»

Paroles touchantes dans leur noble simplicité.

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