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Un grand français du XVIIme siècle : Pierre Paul Riquet et le canal du Midi

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Ces écluses de Fonserannes en bonne voie, le port de Béziers commencé, les plus grandes difficultés se trouvaient vaincues.

Le reste devait marcher sans peine; malgré ces certitudes de succès, Riquet restait anxieux, une sourde inquiétude semblait avoir pris possession de son esprit, l'obsédait, et ne le quittait plus.

Il pressait les ouvriers, aurait voulu tout voir achever comme par le coup de baguette d'une fée; et alors Pierre lui représentait qu'il demandait trop à la fois, que tout se fait à son temps, sans qu'il soit besoin de le devancer.

—Eh! ami Pierre, répondait Riquet, tu oublies que j'ai soixante quinze ans, et qu'il faut me presser, si je veux voir mon canal fonctionner.

—Bah! monsieur, nous vivrons cent ans, répondit le brave garçon, s'identifiant tellement à son patron qu'il ne comprenait même plus l'existence sans lui.

Riquet haussa les épaules à cette affirmation faite avec conviction.

—Si je pouvais aller deux ans encore! dit-il; et sur un geste de Pierre, il reprit:

—Oh! tu ne reçois pas de lettres de M. de Colbert, toi!

La dureté du ministre avait froissé profondément Riquet, sans qu'il voulût se l'avouer à lui même; il n'en parlait jamais, pas même à sa famille; mais ces méfiances injurieuses lui retombaient sur le cœur, et comme la goutte d'eau, qui, chaque jour frappant au même point, finit par creuser le rocher, cette injustice minait lentement l'esprit et le corps de l'homme qui avait sacrifié sans hésiter sa fortune, celle de ses enfants, à ce qu'il croyait le bonheur de son pays et de ses concitoyens.

Il réfléchissait souvent qu'il pouvait disparaître soudainement: et il se demandait avec amertume s'il avait fait ce qu'il devait envers les chères affections qui l'entouraient.

—J'ai tout donné, tout jeté à mon œuvre, pensait-il, ai-je bien agi? Devais-je négliger les miens, pour des hommes qui seront ingrats, pour un pays qui, peut-être, oubliera mon nom?

Une voix intérieure semblait lui répondre:—Oui, disait elle, oui, tu as bien agi! c'est grand, c'est noble d'avoir mis le bien de la patrie avant celui de la famille.

Non le pays n'oubliera pas! D'ailleurs, perds-tu la foi en ton œuvre? Doutes-tu maintenant qu'elle ne te rende ce que tu lui as donné? Et que t'importe l'ingratitude! Ne sais-tu pas que les hommes sont ainsi faits, qu'il les faut combattre pour faire le bien malgré eux, et que, si les contemporains ne savent pas comprendre un bienfait et en être reconnaissants, la postérité est là, qui marche après eux, et qui, toujours, rend justice au mérite et le glorifie.

Consolé, réconforté par cette voix, celle de sa conscience, Riquet relevait la tête, et se remettait courageusement à son œuvre.

Il est bien malheureux, celui qui ne comprend plus le langage de cette compagne fidèle de l'homme, celui qui ne sait plus suivre ses inspirations, ou se consoler avec elle d'une injustice subie.

Un jour sa femme et ses filles le surprirent au milieu d'une de ces méditations qui ressemblaient à un sommeil, tant elles étaient profondes: elles s'assirent auprès de lui, se mirent à leur métier à broder, sans qu'il parût les apercevoir.

—Qu'a donc notre père, se demandaient les jeunes filles? ne trouvez-vous pas, maman, qu'il est bien préoccupé depuis quelque temps?

—Toujours son canal, dit Mme Riquet. Oh! quand il sera terminé, celui là, quel bonheur! J'aurais à parler à votre père, à propos de Mathias, mais je n'ose le déranger de sa rêverie. Il le faut cependant, continua-t-elle.

Mme Riquet toussa doucement d'abord, accentua sa tousserie sans que son mari parût même se douter qu'il y eût quelqu'un à ses côtés.

—Dirait-on pas qu'il dort? fit elle en riant.

—En tous cas, ce serait les yeux ouverts, madame, dit une jeune femme qui entrait dans l'appartement.

Elle s'avança vers Riquet, lui fit une profonde révérence et lui dit:

—Oui, monsieur mon père, vous dormez les yeux ouverts, cela est certain, ne prétendez pas le contraire, allez, vous dormez le mieux du monde, je le sais bien.

Et d'une glissade, elle s'en fut avec un froufrou de jupe, à l'autre bout du salon, chercher sa corbeille à parfiler.

—Que savez-vous si bien, Louise? demanda Riquet, tiré subitement de son rêve par le bruit de la soie sur le parquet, et dont l'oreille avait perçu les dernières paroles de la jeune femme.

Celle-ci s'arrêta toute confuse, tandis que les jeunes filles riaient.

—Ah! monsieur, pardon, dit elle, je ne sais rien du tout, mais j'aurais gagé que vous dormiez les yeux ouverts.

—Persifleuse, lui dit Riquet en se levant et galamment lui présentant un siège, vous aviez grand tort de railler votre beau-père, Louise; justement il rêvait à vos enfants, ma petite bru.

—Et que disait votre rêverie, monsieur? interrogea sa femme.

—Elle disait que Mathias me semble contrarié, en savez-vous la cause, Louise? demanda Riquet.

La femme du fils aîné tourna les yeux vers sa belle-mère, pour lui demander son assentiment, et, sur un signe de Mme Riquet, elle répondit:

—C'est, monsieur, que Mathias voulait acheter une charge de maistre des requêtes, qui est à vendre en ce moment, et qu'il n'a pu le faire, le prix en étant trop élevé. Cela l'a contrarié vivement, voilà tout.

Il y renoncera, puisque nous ne pouvons faire autrement, acheva la jeune femme avec un soupir.

—Cela vous déplaît aussi, je le vois, Louise, dit Riquet. Attendez, ma chère enfant; mon canal achevé, je dois une compensation à Jean-Mathias pour sa charge au parlement vendue à cause de moi, et pour l'aide qu'il me prête depuis sept ans.

Je vous promets de vous acheter cette charge qui vous tient tant au cœur.

—Pourquoi ne l'achetez-vous pas de suite, monsieur? dit Mme Riquet vivement. Qu'attendez-vous encore? Ne disiez-vous pas dernièrement que, dans un an, votre canal serait terminé?

Avancez de quelque temps le bien que vous voulez faire à cette époque à votre fils aîné, et achetez cette charge; l'occasion ne se représentera plus peut-être, l'an prochain.

—Mais je ne sais si je dois distraire une somme aussi forte de mes travaux, somme qui...

—Qui est à vous, monsieur, s'écria sa femme. Ne m'avez-vous pas dit aussi que vous aviez dépassé vos devis de deux millions; c'est-à-dire que vous avez jeté dans le canal deux millions de plus de votre fortune. Deux millions dont l'État ne vous tiendra aucun compte.

N'avez-vous pas le droit de disposer d'une parcelle de ce qui vous reste personnellement pour l'agrandissement de votre famille?

Mais, monsieur, c'est pousser trop loin le scrupule; il n'a pas sa raison d'être.

—Je sais bien que je suis le maître, dit Riquet, de disposer de ma fortune, mais vous verrez que cet achat sera jugé défavorablement.

—Qui osera blâmer un père, qui pense au bien de ses enfants! D'ailleurs, depuis sept ans, votre fils n'est-il pas employé par vous, n'a-t-il pas sacrifié sa position pour s'attacher à votre œuvre? Ne lui devez-vous pas une compensation?

Eh bien! vous vous acquittez en une seule fois.

—Si cela vous convient, monsieur, dit Louise de Bonrepos, espérant vaincre les derniers scrupules de son beau-père, ma dot viendra s'ajouter à la somme dont vous voudrez bien disposer en notre faveur.

—Vous tenez donc beaucoup, Louise, à ce que Mathias soit maistre des requêtes? Allons, je cède, j'achète cette charge; mais je veux seul en fournir le prix, gardez votre bien, ma chère belle-fille.

—Que vous êtes bon, monsieur! s'écria la jeune femme qui vint toute joyeuse se jeter dans les bras de son beau-père.

—Alors nous pourrons y joindre l'achat de cette terre aux environs de Toulouse, qui apanagera mon mari du titre de baron des États, ajouta-t-elle, n'est-ce pas, monsieur, vous le permettrez aussi?

—Faites ce qui vous plaira, répondit Riquet doucement; mais, ma fille, votre nom n'avait pas besoin de ce titre.

Mme de Riquet, ses filles entourèrent le chef de famille, le comblant de caresses, Riquet les leur rendit tendrement; mais il resta préoccupé.

—Je ne sais pourquoi, j'imagine, murmura-t-il, non pas que j'ai tort de faire cet achat, mais que ceci me sera une cause de tracas et de calomnies.

Quand son fils empressé et joyeux vint le remercier de sa libéralité, Riquet s'abstint de toute remarque; à quoi bon gâter sa joie; mais cette pensée amère, qui le poursuivait, lui revint plus fortement:—Ceci sera le prétexte d'une calomnie. Et malgré lui, il regretta un peu d'avoir cédé au vif désir de sa famille.

Les pressentiments de Riquet ne le trompaient pas. Cette charge de maistre des requêtes valut à Mathias Riquet de Bonrepos, bon nombre de jaloux et d'envieux.

Le titre de baron qu'il ajouta à son nom mit le comble à leur envie et à leur rage.

On prévint Colbert.

On l'indisposa davantage contre Riquet, et ces deux achats malencontreux et prématurés servirent de beau prétexte aux calomniateurs.

On représentait au ministre que le créateur du canal, loin de se ruiner dans son entreprise, ainsi qu'il le prétendait, y avait gagné des sommes fabuleuses qu'il avait soustraites à l'État, qu'il menait, soit à Toulouse, soit à Bonrepos, un train de prince du sang, et que, pour mettre le comble à ses prodigalités, il venait d'acheter une charge pour son fils, et de le faire baron des États par l'acquisition d'une terre qui en conférait le titre.

On suppliait le ministre de mettre un frein à de tels scandales.

Colbert écrivit le 6 septembre 1679 à M. d'Aguesseau, à ce propos, une lettre d'une dureté inouïe.

Il disait:

«L'air que cet homme a pris de faire son fils maistre des requêtes, d'acheter une terre pour être baron des États, et autres dépenses de cette nature qui sont peut-être plus fondées sur sa vanité naturelle, que sur des richesses réelles et solides, toutes ces choses n'ont pas répandu dans le public l'opinion qu'il n'ait pas gagné dans ses travaux, et ce sera assurément ces productions de sa vanité qui agiront plus contre lui, dans cette affaire, que toute autre chose.»

M. d'Aguesseau prévint loyalement Riquet des calomnies dont il était l'objet.

Il le défendait timidement auprès du terrible ministre.

«Parce que l'illustre vieillard a peut-être employé quelques sommes trop fortes à l'établissement d'un de ses fils, ou ne saurait méconnaître, disait le gouverneur du Languedoc, son dévouement et son ardeur à l'achèvement du canal et du port de Cette.»

Mais non, tout était oublié, services immenses rendus au pays, dévouement à une œuvre noble et utile!

Les méchants et les petits esprits semblaient triompher.

Et s'il fallait à Riquet du courage et une volonté forte pour vaincre les obstacles que la nature lui opposait, il lui en fallait une plus forte encore pour combattre les hommes, à qui, presque toujours, on ne fait du bien que malgré eux.


CHAPITRE VINGTIÈME

Riquet accourut de Cette, lorsqu'il apprit les nouvelles duretés de M. de Colbert. Il se rendit chez M. d'Aguesseau qui, le voyant ému, indigné, chercha à le réconforter.

—J'ai répondu pour vous comme il fallait, lui dit-il; soyez sans inquiétude, monsieur. Votre honneur est sauf, tous les gens de bonne foi sont persuadés que, loin d'avoir gagné sur l'État, vous avez perdu.

—J'ai aujourd'hui deux millions de dettes, voilà la vérité, monsieur, s'écria Riquet. Ah! on peut dire que j'ai construit un canal pour m'y noyer!

Mais se remettant de suite et surmontant cet instant de découragement, il ajouta:

—Je ne dois pas me laisser aller à la tristesse, je triompherai de ces dernières méchancetés, comme j'ai toujours vaincu par ma loyauté et ma volonté.

Je vous remercie, monsieur, de l'appui bienveillant que vous voulez bien me prêter, j'en suis digne, je vous l'assure, fit Riquet avec noblesse.

M. d'Aguesseau l'assura de son concours et de son amitié.

—Je viens d'emprunter deux cent mille livres sur ma propriété, et avec les trois cent mille livres que les États m'ont promis pour cette année, je suis en mesure d'achever mon canal pour l'an prochain. Je venais vous en avertir, reprit Riquet.

—Ne comptez plus sur ces trois cents mille livres, monsieur, dit le gouverneur, les États refusent d'emprunter à nouveau pour vous.

—Eh quoi! une nouvelle entrave! les États refusent de tenir la parole donnée. Ah! je vous en prie, veuillez parler en ma faveur, s'écria Riquet alarmé, je suis perdu si je n'ai cette somme. J'y ai compté absolument: je ne saurais m'en passer.

—Je parlerai aux États, je vous le promets, mais il y a encore cette dette... et M. d'Aguesseau s'arrêta embarrassé, n'osant continuer.

—Qu'y a-t-il encore? apprenez-moi tout!

Il faut que je sache à quoi m'en tenir. Vous n'avez pas reçu l'ordre de suspendre encore les travaux. Ce serait trop cruel, échouer au port au moment où j'arrive, où j'aperçois le but, s'écria Riquet anxieux.

—Non, rassurez-vous, monsieur, ce n'est point un ordre du ministre. Le trésorier général veut vous retirer les fonds qu'il vous a prêtés.

—Cette prétention est indigne, répondit Riquet; j'avais sa parole qu'il attendrait l'achèvement du canal; je vais de ce pas la lui rappeler, il ne pourra la nier.

Vous, monsieur, daignez intercéder pour mon œuvre auprès des États; représentez-leur que c'est la prospérité du pays tout entier qu'ils entravent par ce refus.

Je compte sur votre éloquence, votre bonté et votre puissance, acheva Riquet en prenant congé du gouverneur.

Riquet courut chez le trésorier général qu'il trouva inflexible dans sa résolution d'exiger le remboursement immédiat des sommes dues. Alors, ne sachant à qui s'adresser, Riquet écrivit à M. de Colbert, lui promettant l'ouverture du canal pour l'année suivante:

«Je fais ce qui m'est possible, disait Riquet, afin de trouver des gens qui veuillent bien me prêter de l'argent pour me donner le moyen de finir le canal dans ce qui reste de l'année courante.

»Mais je suis tellement endetté, que, jusqu'ici, personne n'a voulu le faire; de sorte que je suis dans la nécessité d'avoir recours à vous, et de vous faire connaître mes besoins; vous le verrez dans le mémoire ci-inclus.

»J'ose me promettre que vous voudrez marquer votre volonté à côté de chaque article, afin de me mettre en état de finir heureusement mon entreprise du canal. C'est toute ma passion, et je me désespérerais si je ne pouvais pas le faire.

»Le temps échappe, et quand il est une fois perdu, il ne se retrouve jamais.»

Colbert, avec son grand sens, comprit les raisons que lui donnait Riquet, et il ordonna au trésorier général de laisser les sommes prêtées. Colbert recommandait à tous de publier la nouvelle de l'achèvement du canal dans un an, d'inviter les marchands à en donner avis dans les pays étrangers.

Il recommandait spécialement à Riquet d'envoyer de temps en temps des articles sur le canal à l'abbé Renaudot[11] pour mettre dans sa gazette.

Monsieur d'Aguesseau tint religieusement la promesse qu'il avait faite d'intercéder auprès des États du Languedoc. Il parla chaleureusement et obtint les trois cent mille livres indispensables à Riquet.

Il lui apprit ce résultat dans une lettre charmante; et Riquet eut, en la lisant, un sourire joyeux.

—Allons, dit-il, les honnêtes gens s'entendent toujours entre eux!

Il revint alors à ses travaux, l'esprit rasséréné sur la question pécuniaire, mais le corps malade.

Cette dernière lutte l'avait brisé. Il éprouvait des douleurs au cœur, qui le faisaient souffrir cruellement. Parfois il sentait le sang envahir violemment les artères, il étouffait, il restait sans haleine, les yeux voilés, attendant que les spasmes se dissipassent; et ce n'était qu'avec un effort de volonté qu'il surmontait le mal et s'occupait encore activement du canal dont il organisait alors le fonctionnement.

Le roi avait fixé pour tout le parcours le droit de péage à six deniers par quintal et par lieue.

Riquet en régla toutes les parties, affectant telle somme par an au dégrèvement des dettes, telle autre à l'entretien du canal et à son nettoyage.

Il prit toutes les mesures nécessaires avec une sûreté de calcul si grande, que le canal fonctionna, d'après ses arrangements, jusqu'en 1792, sans que personne de ses descendants eût rien à y changer.

Il ne se trompa que sur un point; ce fut sur les recettes qui dépassèrent de beaucoup ses prévisions.

Riquet reçut, dans le courant de l'hiver 1680, deux demandes qui lui firent grand plaisir.

Deux gentilshommes Languedociens, Gramont, baron de Lanta, et M. de Lombrail, trésorier de France, sollicitèrent la main de ses deux filles.

M. de Lanta était en relation d'amitié, depuis quelques années, avec la famille Riquet, et Henriette-Charlotte avait été distinguée par lui.

Quant à M. de Lombrail, il considérait comme un honneur d'entrer dans la famille du créateur du canal du Languedoc.

Riquet leur manda de lui faire le plaisir de venir à Bonrepos, là, il leur dit simplement:

—Vous savez, messieurs, que mes filles n'ont pas de dot: au moins quant à présent. Il vous faudra attendre que mes dettes soient payées, et que le canal rapporte pour que je puisse les doter.

—Je le savais, monsieur, répondit monsieur de Lanta, je sollicite l'honneur de votre parenté, et la main de mademoiselle Henriette Riquet de Bonrepos sans dot.

—Nous attendrons votre bon plaisir, monsieur, dit M. de Lombrail; mademoiselle Marie de Bonrepos m'a prévenu en me permettant la démarche que je tente aujourd'hui.

Riquet leur tendit les mains.

—Alors je n'ai plus qu'à donner mon consentement, dit-il souriant; ces demoiselles me paraissent avoir arrangé fort bien leurs affaires.

Il fit prévenir sa femme et ses filles, et présenta à ces dernières leurs fiancés.

—Eh bien? mon papa, dit Marie, tout bas, à son père, en prenant son bras pour aller souper, tandis que son jeune fiancé offrait le sien à sa mère; eh bien? vous voyez que mesdemoiselles Riquet se marieront quoique sans dot! Vous faisiez injure à la noblesse française, en doutant.

Son père lui pinça gaiement l'oreille.

—Et j'injuriais, sans le savoir, monsieur le baron de Lombrail, n'est-ce pas? lui répondit-il en riant.

Riquet, durant l'été qui suivit le mariage de ses filles, se fatigua outre mesure, ne consentant jamais à laisser son fils Mathias seul chargé de toute la surveillance.

Ses douleurs et ses spasmes augmentèrent.

Pierre le surprit un jour presque évanoui, renversé dans un fauteuil, pressant sa poitrine à deux mains.

—Ah! lui dit-il, haletant, suffoqué à demi. Ah! Pierre j'ai cru que j'allais mourir.

Pierre effrayé parla de courir chercher un médecin. Riquet secoua la tête.

—Non, dit-il, cela passera, cela passe déjà, vois! ne parle à personne de l'état où tu m'as trouvé. Je me sens mieux, n'inquiète pas les miens. Oh! j'irai bien encore jusqu'à l'achèvement de mon œuvre, fit Riquet avec énergie.

Malgré la défense de son maître, Pierre fit part de ses craintes à Mathias de Bonrepos qui s'alarma et manda des médecins de Toulouse.

Lorsque ceux-ci sortirent de leur consultation, ils avaient la mine sombre, l'air soucieux, et ils ne cachèrent pas à Mme Riquet et à son fils la gravité de la maladie de Riquet.

—Il faudrait immédiatement cesser tout travail, éviter la moindre émotion, la plus petite préoccupation, dirent-ils; à ce prix, peut-être monsieur Riquet pourra-t-il recouvrer la santé.

—Éviter tout travail, est-ce possible? s'écria madame Riquet. Mon mari n'y consentira jamais.

—Nous suivrons vos instructions le mieux possible, dit Mathias, et les médecins partirent, secouant leurs perruques, promettant de revenir souvent, sans promettre en même temps une guérison prochaine.

Lorsque Mathias rentra dans la chambre de son père, il ne put lui cacher ses appréhensions, ses traits trahissaient malgré lui ses craintes et son chagrin.

Riquet s'aperçut de suite de cette altération, et les yeux rougis de sa femme le convainquirent qu'il ne se trompait pas.

—Ces médecins me trouvent donc bien malade? leur demanda-t-il. Pourquoi les avoir mandés? Vous voyez, vous voilà alarmés sans raison. Ne vous inquiétez pas, ma mie, dit-il à sa femme; je suis vieux, c'est vrai, usé par les chagrins que je viens de supporter; mais, avec l'aide de Dieu et vos bons soins, je durerai encore un peu; il faut que j'aille jusqu'à l'achèvement de mon œuvre: oh! cela, il le faut! Après, ma vieille compagne de route, vous laisserez votre mari s'en aller se reposer enfin de tout ce travail, acheva Riquet souriant, en serrant la main de sa femme qui refoulait à grand peine son émotion.

—Où en sommes-nous, Mathias? demanda Riquet, et malgré sa femme, malgré son fils, il se remit à travailler, prétendant que le travail seul l'empêchait de souffrir.

A quelques jours de là, il fut repris de spasmes plus violents que d'habitude, d'où il sortit abattu et sans forces. Il dut s'aliter.

Sur son lit, il s'occupait encore de son canal, mis au courant, jour par jour, de l'état des travaux.

Enfin, quand il sentit le mal le plus fort, il éloigna de ses yeux ses chers plans, et les tendant à son fils Mathias qui ne le quittait pas:

—Mon fils, lui dit-il, je vous en supplie, achevez mon œuvre consciencieusement, c'est la fortune pour les vôtres, c'est la gloire pour notre nom.

Nous y laissons notre bien, qu'importe! tout sera réparé une fois le canal achevé; n'oubliez pas, Mathias, la recommandation de votre père mourant.

—Mon père, répondit Mathias, comptez sur moi: le canal de Riquet sera terminé dans les délais promis, je vous le jure.

Riquet espérait encore qu'il vaincrait la maladie, lorsqu'il comprit que c'en était fait, et qu'elle était plus forte que son énergie. Il eut alors un moment de révolte atroce contre la destinée.

Un instant, son courage l'abandonna.

La nuit, son fils et le fidèle Pierre, qui le veillaient, l'entendirent se débattre.

—Quoi! je vais mourir, disait-il, tout est fini! je vais mourir! Je n'aurai pas la suprême joie de voir acclamé par tous l'œuvre de ma vie entière. Oh! c'est trop cruel!

Et un long sanglot vint à ses lèvres.

Mathias de Bonrepos et Pierre, émus, désolés, n'osèrent troubler sa douleur.

Il sembla se calmer peu à peu.

—Qu'importe que je ne sois plus là; mes fils me remplaceront, murmura-t-il, et se tournant vers Mathias, il ajouta doucement.

—Il faudra prévenir votre frère et vos sœurs, mon fils, je veux les embrasser encore.

Il eut cette dernière et triste joie du père de famille, qui meurt aimé et respecté des siens, de voir, réunis autour de son lit, sa femme et ses enfants en pleurs.

Il leur montra d'un geste Pierre, accroupi à ses côtés, qui sanglotait tout bas.

—Mes enfants, dit-il, je vous le donne, laissez vous aimer par lui, comme il m'a aimé et servi.

Le cœur n'a point besoin de quartiers de noblesse.

Et posant sa main alourdie sur la tête de l'humble ami de sa vie de luttes:

—Pierre, lui dit-il, ne pleure donc pas, tu verras notre canal, toi!

Puis il parut s'assoupir; tous, immobiles, respectaient ce sommeil qui semblait le dernier: il se souleva tout-à-coup.

—Mathias, demanda-t-il, où en est le canal?

—Nous n'avons plus qu'une lieue juste, mon père, pour nous raccorder à l'étang de Thau.

—Une lieue! murmura-t-il, une lieue!

Quelle déception de voir là, tout près, la terre promise et n'y pouvoir entrer. Un sourire triste sur les lèvres, il ajouta:

—Une lieue! et je meurs!

Et se renversant en arrière, Riquet rendit le dernier soupir.

Ainsi s'éteignit cet homme de bien, cette volonté puissante, cette énergie que rien n'abattait.

Il avait trois millions; ne pouvait-il vivre heureux, tranquille, évitant les luttes, et jouissant en égoïste du luxe que devait lui procurer une fortune considérable pour l'époque; non, il préféra le bien de tous au sien propre, il travailla, lutta, vainquit les obstacles de la nature et ceux, plus difficiles à surmonter, que lui opposaient les hommes.

Il mourait pauvre, laissant deux millions de dettes; mais qu'importe de mourir riche et comblé de biens; ce qui est beau, ce qui est grand, c'est d'avoir été utile à sa patrie, c'est de laisser à ses enfants et à son pays le souvenir d'une belle vie et d'une œuvre utile et noble.


CHAPITRE VINGT ET UNIÈME

Riquet mourut le 1er octobre 1680.

Après tant de lettres cordiales échangées avec lui, Colbert, lorsqu'il apprit ce malheur, écrivit à M. d'Aguesseau:

«La mort du sieur Riquet me donne un peu de crainte que nos travaux du canal ne soyent retardés.»

Et il s'informait si le fils continuait l'œuvre.

Deux mots secs, sans un regret, tout est dit.

Le grand ministre, quelques années plus tard, devait sentir à son tour ce que c'est que l'ingratitude.

Il en devait mourir.

Se souvint-il, en ce moment suprême où l'âme, presque dégagée de ses liens terrestres, anime encore le corps qu'elle va quitter, se souvint-il de sa lettre sèche à propos de la mort de Riquet? Qui le sait?

En tous cas, n'est-elle pas vraie, cette parole du philosophe qui a dit:

«On souffre toujours ce que l'on fait souffrir aux autres.»

D'Aguesseau, lui, au contraire, rendant pleine justice à Riquet, écrivait de lui:

«Il était de ces hommes en qui le génie tient la place de l'art. Élevé pour la finance, sans avoir jamais eu la moindre teinture de mathématiques, il n'avait pour tout instrument qu'un méchant compas de fer, et ce fut avec aussi peu d'instruction et de secours que, conduit seulement par un instinct naturel, il osa former le vaste projet d'unir l'Océan à la Méditerranée.»

Il oubliait deux choses, M. d'Aguesseau, dans son appréciation du créateur du canal du Languedoc, deux choses essentielles qui avaient été les grandes qualités de Riquet: ce sont la volonté et la persévérance.

Les plus beaux dons de l'esprit ne servent à rien, ou s'annihilent si on n'y joint pas la volonté qui exécute ce qu'a conçu l'esprit, et la persévérance qui aide à surmonter tous les obstacles.

Avec elles seules, on arrive à son but, quelqu'il soit dans la vie, et le secret, pour réussir, c'est de vouloir fortement et avec persévérance.

Un poète du temps, M. de Cassan, fit à Riquet une épitaphe qui se terminait ainsi. Comparant Riquet à Moïse il disait:

«L'un mourut près d'entrer dans la terre promise, l'autre est mort sur le point d'entrer dans son canal.»

Jean-Mathias de Bonrepos tint la parole qu'il avait donnée à son père mourant.

Six mois après, le canal était achevé.

Son frère cadet, Pierre-Paul, l'aida dans ces derniers travaux.

Riquet laissait deux millions de dettes; ses enfants durent aliéner sept douzièmes de la propriété que le génie de leur père avait créée, mais le succès de l'entreprise fut si grand qu'en 1724, ils l'avaient rachetée complètement.

La dépense pour les travaux du canal, dont les trois quarts furent payés par le roi et les États du Languedoc, et l'autre quart par Riquet, montait à la somme de seize millions deux cent soixante dix-neuf mille cinq cent huit livres, ce qui équivaudrait, à notre époque, à trente-quatre millions.

Le 2 mai 1681, M. d'Aguesseau, M. de la Feuille, et le père Mourgues, commissaire du roi, partis de Béziers, visitèrent, à sec, le canal jusqu'à son embouchure dans la Garonne.

Ils le déclarèrent parfait, décidèrent que Riquet avait rempli tous ses engagements, et donnèrent l'ordre d'y faire entrer l'eau.

Le 19 mai suivant eut lieu l'inauguration. Monseigneur d'Anglure, archevêque de Toulouse, les évêques de la région prêtèrent leurs concours à la pompe de la cérémonie. Des barques, en grand nombre, chargées pour la foire de Beaucaire, attendaient l'ordre du départ.

Elles suivirent la galère où s'installèrent le gouverneur, M. de la Feuille et les deux fils du créateur du canal. Alors aux acclamations mille fois répétées de: gloire à Riquet, la flottille s'engagea dans le canal qu'elle descendit en six jours jusqu'à Cette.

Partout sur la route l'affluence fût prodigieuse.

On ne se lassait pas d'admirer le spectacle qu'offrait une flottille naviguant dans des lieux autrefois arides, où les habitants trouvaient avec peine de l'eau pour leurs besoins journaliers.

Le canal mit en rapport les terres incultes qui l'entouraient, décupla la valeur de celles déjà cultivées, porta vers les deux mers les richesses de l'intérieur, et amena à l'intérieur les richesses de l'étranger.

A peine le canal fut-il ouvert, que les marais, les bois et les autres terrains vacants, qui couvraient une partie du Languedoc, furent remplacés par les cultures les plus productives qui, en enrichissant cette province, amenèrent l'abondance dans les contrées voisines.

Dans l'ordre des constructions utiles, le canal de Riquet doit être considéré comme la merveille du siècle.

En 1684, la province du Languedoc voulut augmenter le nombre des épanchoirs: le roi envoya Vauban pour visiter le canal; il y vint, en 1686. Étonné de la grandeur de ce magnifique ouvrage, il s'écria dans un moment d'enthousiasme «qu'il eût préféré la gloire d'en être l'auteur, à tout ce qu'il avait.»

Ces paroles, toutes honorables qu'elles sont pour Riquet, le sont moins que la décision de Vauban qui ne voulut indiquer pour le perfectionnement du canal, que la continuation d'ouvrages semblables à ceux que Riquet lui-même avait fait exécuter.

Selon les calculs de Dupont de Nemours[12] en 1797, le canal avait augmenté de vingt millions le revenu des propriétés territoriales de cette partie de la France, et produit au trésor public en taxes et impôts divers, en un siècle, au moins cinq cents millions.

Toute cette prospérité, la France la devait à un seul homme.

A un homme dont un de ses descendants, M. le comte de Caraman a dit excellemment:

«Étranger aux sciences qui forment un ingénieur habile, Riquet n'avait pour lui que l'enthousiasme né d'une grande idée, le sens droit qui en découvre toute la partie, une âme forte qu'aucun obstacle ne pouvait décourager et un dévouement sans bornes aux intérêts de son pays.»

Belles paroles qui résument admirablement le caractère du créateur du canal du Languedoc. Oui, il fut dévoué à son pays, oui, il sacrifia sans réserve sa fortune à la prospérité de ses concitoyens; et nous devons honorer, comme un des grands hommes de notre patrie, Pierre-Paul Riquet.

NOTES:

[1] A 1368 pieds, ou 457 mètres.

[2] L'ancienne province du Languedoc comprenait tout le pays qui forme aujourd'hui les départements de l'Ardèche, du Gard, de l'Hérault, de l'Aude, de l'Ariège, du Tarn et de la Haute-Garonne.

[3] Voir correspondance de Colbert.

[4] L'abbé de Choisy, auteur des Mémoires sur la cour et la politique durant la jeunesse de Louis XIV.

[5] Médecin célèbre par sa causticité. On a de lui plusieurs traités savants.

[6] Cassini, astronome célèbre.

[7] Pierre, en patois Languedocien.

[8] 400 toises, soit 800 mètres; 30 toises, soit 60 mètres d'épaisseur et 31 mètres de hauteur selon nos mesures actuelles.

[9] Il ne se trompait pas, Riquet, en affirmant qu'on règlerait ainsi le débit des eaux; encore actuellement les mêmes robinets servent au même usage, et, malgré les progrès de la science, les ingénieurs n'ont rien trouvé de plus pratique et de plus commode.

[10] 50 mètres de long et 101 mètres 57 cent. au-dessus de la mer.

[11] Fondateur du premier journal paru en France.

[12] Écrivain économiste, ami de Turgot, député en 1789 aux états-généraux, membre de l'Institut.


TABLE DES GRAVURES

Pages
Portrait de Riquet Frontispice
Vue de Béziers 17
Monument de Naurouze 32
Portrait de Colbert 57
Fragment d'une lettre de Riquet à Colbert 70
Plan du bassin de Naurouze 74
Médailles frappées à l'occasion du percement du canal 89
Pont du canal du midi à Toulouse 93
Cérémonie de l'ouverture de la première écluse 103
Autographe de Riquet 111
Carte du canal 127
Grand mur du réservoir du Lampy 165
Digue du réservoir de Saint-Ferréol 183
Pont du canal de Fresquel 195
Souterrain de Malpas 203
Les écluses de Fonserannes 220
Fragment du bas-relief du pont du canal du midi à Toulouse 235
Érection de la statue de Riquet à Béziers 245

TABLE DES MATIÈRES.

  PAGE
CHAPITRE PREMIER 7
CHAPITRE DEUXIÈME 21
CHAPITRE TROISIÈME 31
CHAPITRE QUATRIÈME 41
CHAPITRE CINQUIÈME 51
CHAPITRE SIXIÈME 65
CHAPITRE SEPTIÈME 73
CHAPITRE HUITIÈME 83
CHAPITRE NEUVIÈME 97
CHAPITRE DIXIÈME 111
CHAPITRE ONZIÈME 125
CHAPITRE DOUZIÈME 137
CHAPITRE TREIZIÈME 143
CHAPITRE QUATORZIÈME 151
CHAPITRE QUINZIÈME 161
CHAPITRE SEIZIÈME 175
CHAPITRE DIX-SEPTIÈME 191
CHAPITRE DIX-HUITIÈME 209
CHAPITRE DIX-NEUVIÈME 219
CHAPITRE VINGTIÈME 231
CHAPITRE VINGT ET UNIÈME 243
TABLE DES GRAVURES 251

Bourloton.—Imprimeries réunies, B.


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