Un grand français du XVIIme siècle : Pierre Paul Riquet et le canal du Midi
La ferme des gabelles qu'il tenait de l'état faisait face pour le moment aux grosses dépenses; mais même avec les énormes bénéfices qu'il en retirait, tous affectés en totalité aux travaux du canal, Riquet redevait encore au trésor près de deux cent mille livres.
Colbert, qui aimait avant tout la régularité dans les comptes, le pressait de s'acquitter, et lui faisait dire qu'il ne comprenait ni n'admettait ce retard.
Malgré le soutien moral que Riquet obtenait de tous les gens éclairés, son entreprise suscitait des jalousies nombreuses parmi les ingénieurs, les financiers, et de la colère ou du mépris chez les gens peu instruits qui, n'ayant aucun intérêt direct dans l'entreprise du canal, ne comprenaient pas ou ne se souciaient point du bien qui en sortirait pour la masse de la population.
D'autre part l'impôt des gabelles avait doublé depuis quelques années, et le Languedoc, qui était un pays de petite gabelle, avait été élevé par un édit royal au rang de pays de grande gabelle, c'est-à-dire avait été admis à payer le double de ce qu'il donnait auparavant.
Un mécontentement sourd grandissait de jour en jour dans la province.
La misère était profonde, elle rendait injustes et aveugles tous les pauvres gens.
Peut-on raisonner bien droit quand il n'y a pas de pain dans la chaumière?
Riquet, avec son grand cœur et son esprit élevé, se rendait parfaitement compte de ces symptômes de révolte, mais il cherchait en vain un remède à ce mal.
Il fallait achever son œuvre, c'est-à-dire de l'argent.
D'ailleurs les gabelles n'eussent-elles pas été entre ses mains, les malheureux n'en auraient pas moins payé, et alors leur argent, au lieu de servir à une œuvre utile, fût certainement allé enrichir quelques croquants impitoyables.
Il recommandait à ses collecteurs d'impôts d'être indulgents, patients, de n'user point trop rigoureusement de leur droit de saisie; mais il ne pouvait cependant être tenu très au courant de leurs faits et gestes.
Le métier de ces collecteurs les endurcissait à la longue. Malgré le soin que Riquet apportait à les choisir, il était souvent trompé sur leur moralité ou leurs procédés envers les débiteurs des gabelles.
Pierre, avec sa familiarité respectueuse, avait souvent fait part à Riquet de ses observations personnelles.
Un soir, après le départ des ouvriers, il avait surpris un homme, un pauvre paysan suivant toute apparence, qui, à grands coups de pioche, essayait de jeter bas une maçonnerie du bassin de Saint-Fériol.
—Que fais-tu là, malheureux? s'était écrié Pierre.
—Je voudrais, répondit l'homme, que tout le monde se mit comme moi à le détruire, ce canal maudit.
—En quoi te gêne-t-il, brute? cria Pierre.
—Depuis qu'il est commencé, je ne puis plus vivre, répliqua l'homme. Les impôts augmentent chaque année. Hier on m'a saisi ma maigre récolte de maïs et de foin pour payer le sel dont je n'ai que faire? Comment pourrais-je payer la gabelle? je suis écrasé, je n'ai plus rien, rien que ma cabane qu'ils me vendront aussi, sans doute. Et après, que deviendrons-nous? Où irons-nous, moi, la femme et les enfants? Oh! voyez-vous ça ne peut pas durer, non ça ne peut pas durer, avait crié l'homme en serrant les poings.
Lorsque Pierre rapporta cette scène à Riquet, celui-ci demanda vivement:
—Alors que lui as-tu dit pour le consoler?
—Je lui ai promis de parler pour lui au collecteur, afin qu'il attendît un peu, et lui rendît au moins une partie de sa récolte. Lui, en retour, m'a demandé pardon de ses coups de pioche au mur; d'autant plus sincèrement que je lui ai fait comprendre que cela ne servait à rien, qu'il s'achèverait malgré tout, ce bassin, et qu'il venait simplement de nous coûter un peu plus d'argent.
Riquet ouvrit sa bourse et tendit quelques pièces à Pierre.
—Tiens, va porter ceci bien vite à ces pauvres gens, et qu'ils ne s'en prennent plus à mon canal de la rudesse de mon collecteur.
Riquet soulageait ainsi, souvent, bien des misères, mais il ne pouvait les connaître toutes et encore moins les secourir.
Les impôts, à cette époque, étaient bien plus lourds qu'ils ne le sont à présent. Non que chaque famille, en général, payât alors beaucoup plus qu'elle ne paie aujourd'hui, mais ils étaient bien plus inégalement répartis.
Les nobles exemptés de toute imposition par droit de naissance, ne payaient que l'impôt du sang, c'est-à-dire qu'ils avaient le droit et le devoir de mourir pour le service du roi ou du pays.
Les moines étaient exemptés, eux, par bon plaisir royal.
Toute la charge portait donc sur les petits, les bourgeois, les marchands et les cultivateurs.
L'impôt le plus inique était celui qui frappait le sel, impôt auquel on ne pouvait même se soustraire par la non-usance. On le nommait impôt de la gabelle, d'un mot de la langue hébraïque, kibbel, donner.
Ce fut le roi Philippe le Bel qui, le premier, permit aux Juifs, pour se payer de grosses sommes prêtées au trésor royal, de le lever sur son peuple.
En peu d'années il devint vexatoire; aussi occasionna-t-il ou fut-il le prétexte de nombreuses révoltes dans les villes et surtout dans les campagnes.
En 1548, Bordeaux et toute la Guyenne s'insurgèrent contre les collecteurs de la gabelle. Le chef de l'administration, Tristan Moneins, fut assassiné, dépecé et salé.
Il fallut que le connétable de Montmorency déployât la plus sévère énergie et la plus grande rigueur pour vaincre la rébellion.
Le chiffre de cet impôt variait même de province à province, de ville à ville.
Certaines localités étaient écrasées; d'autres ne payaient rien.
Quelques provinces n'étaient pas taxées pour la consommation annuelle; dans d'autres, chaque famille était tenue de prendre au grenier à sel une quantité déterminée de ce produit qui, né spontanément des relais de la mer, semblerait devoir être la propriété de tous.
Les pays de grandes gabelles supportaient le maximum de cet impôt, et les pays de petites gabelles le minimum seulement.
Certaines provinces avaient racheté une fois pour toutes, sous Henri II, l'exemption entière du droit; elles n'en furent pas moins assujetties par Louis XIV à un sixième à peu près de l'impôt fixé pour les pays de grandes gabelles.
Il y avait encore les pays qu'on appelait quart-bouillon: c'étaient ceux qui avaient le droit de se fournir à des sauneries particulières, où l'on faisait bouillir un sable imprégné d'eaux salines, à la charge par les sauniers de verser dans les greniers du roi le quart du produit de cette fabrication. En 1789, un vœu unanime pour la suppression de la gabelle fut exprimé dans les cahiers des trois ordres, aux états généraux. Elle fut en conséquence supprimée par la loi du 10 mai 1790 et remplacée par un système de lois établissant les impôts à peu près comme ils le sont encore actuellement.
Louis XIV, toujours à court d'argent dont il avait besoin par suite de ses guerres et de ses goûts fastueux, organisa avec une plus grande sévérité cette partie de l'administration fiscale: des offices de juges, chargés spécialement de sévir contre le faux saunage, furent créés et vendus.
Les produits des salins furent livrés à des fermiers généraux, qui employaient à l'exploitation de leur monopole une véritable armée de commis et de gardes et, malgré cela, n'en retiraient pas moins des bénéfices énormes.
Des poursuites rigoureuses étaient exercées au moindre retard; aussi l'exaspération des populations pressurées était arrivée à son comble.
On opérait quatre mille cinq cents saisies ou expulsions par an, et les pauvres gens chassés de chez eux, dont on vendait jusqu'au lit, jusqu'aux derniers vêtements pour acquitter cet impôt exorbitant, commençaient à murmurer hautement.
Dans les villes, les jours de marché, paysans et ouvriers s'assemblaient, s'excitaient mutuellement à la résistance, se donnaient rendez-vous loin des yeux de la police, dans des lieux écartés, dans les bois: là se tenaient des conciliabules d'où ils sortaient sombres, farouches, avec ce mauvais regard de l'homme qui désespère de la vie et qui ne lui demande plus d'autre satisfaction que la vengeance.
Il fallait maintenant presque toujours que les collecteurs d'impôts arrivant dans un village se fissent accompagner par des gardes ou des soldats de la maréchaussée.
Riquet s'apercevait de ces dispositions hostiles qui grandissaient dans le pays; aussi recommandait-il la plus grande douceur à ses agents. Mais ceux-ci, mécontents de se voir partout accueillis comme des chiens enragés, recrutés d'ailleurs pour la plupart parmi des hommes endurcis et sans pitié, ne tenaient aucun compte des recommandations du fermier général, n'ajoutant pas foi aux paroles qu'on leur rapportait de sa part.
Un choc devait fatalement se produire entre ces intérêts et ces caractères si divergents. Riquet, absorbé par ses travaux de cabinet, par la surveillance des chantiers ouverts partout à la fois, sans parler de la comptabilité énorme qu'il revoyait lui-même, ne pouvait cependant avoir l'œil à tout. Ce fut à ce moment qu'il apprit par le chevalier de Clerville que le ministre était dans l'intention de faire continuer le canal directement jusqu'à la mer, suivant les premiers plans que Riquet lui avait soumis à l'origine, et que Colbert avait restreint à l'étang de Thau, petite mer intérieure qui pouvait servir d'entrée au canal. Il s'agissait maintenant de créer à Cette un port important pour le commerce et d'y amener le canal pour le mettre en communication avec la mer même. Le chevalier de Clerville prévint Riquet que de nombreux compétiteurs se présentaient, offrant à Colbert de prendre son canal à l'étang de Thau pour le mener à Cette. Riquet fut désespéré.
—Quoi, dit-il au chevalier, des rivaux m'ôteraient la gloire d'achever en entier ce projet qui est bien à moi, dont je suis le créateur! non, cela ne sera pas. Je vous supplie, monsieur, de vous joindre à moi pour prier M. de Colbert que cette dernière partie du canal et la création du port de Cette soient adjugées à l'entreprise.
Colbert y consentit, quoique depuis quelque temps il semblât un peu refroidi envers Riquet, sans que celui-ci sût à quoi attribuer cette froideur.
Son fils, Jean-Mathias, que Riquet avait envoyé solliciter Colbert, lui fit part de la même impression éprouvée lors de son entrevue avec le ministre.
Riquet se rendit à Toulouse pour l'adjudication aux enchères publiques, misa le plus haut et obtint l'entreprise, malgré ses rivaux qui, par une indigne manœuvre, lui firent payer un prix beaucoup trop élevé.
—Comment allez-vous faire, monsieur, lui demanda l'ingénieur Roux qui était devenu son ami, pour acquitter le prix de cette adjudication?
—Coûte que coûte, je trouverai, répondit Riquet.
En effet, il emprunta à gros intérêts sur son canal et paya les premiers arrérages au Trésor.
Au printemps de 1669, Riquet harassé d'esprit et de corps revint à Bonrepos; de là il se rendait au bassin de Saint-Fériol, dont il surveillait la construction et tout près duquel il faisait préparer une installation pour lui et sa famille.
Il était soucieux depuis quelque temps; le ministre réclamait impérieusement les deux cent mille livres dues sur les gabelles, et Riquet, ne voulant pas pressurer les populations en retard, hésitait à jeter dans le gouffre, où toute sa fortune s'était engloutie, les derniers trois cent mille livres qu'il réservait pour la dot de ses chères filles; non qu'il doutât du succès de son œuvre; mais il voyait que la réalisation de ses espérances pouvait tarder, et c'était priver ses filles d'un établissement immédiat. Ce cruel souci de l'avenir de ses enfants, de leur fortune qu'il sacrifiait à sa gigantesque entreprise, le plongeait souvent dans d'anxieuses méditations.
Un jour, livré à ses sombres réflexions, il en fut tiré par une voix qui le saluait d'un bonjour amical.
—Puisqu'il faut, pour vous trouver, venir au milieu des maçons, disait la voix, me voici.
Riquet releva la tête.
—Monsieur Sarrat, vous ici! fit-il, tendant la main à son interlocuteur. M. Sarrat était un très riche négociant de Revel et le premier magistrat de la ville.
—Je ne devrais pas vous serrer la main, répondit-il à Riquet, vous vous conduisez fort mal avec nous.
—Avec qui? comment ça? demanda Riquet tout surpris.
—Faites l'étonné, nous avons grand sujet de vous en vouloir, ici. Je vous poursuis depuis Toulouse sans vous atteindre, et mes lettres n'ont pas eu plus de succès, sans doute, depuis un an; vous ne m'avez jamais montré que vous les ayez reçues.
—Pardon, monsieur Sarrat, je les ai reçues, je les ai lues, et même j'y ai répondu.
Vous me demandiez que la rigole de la plaine qui entoure Revel fût rendue navigable, afin d'amener les grains de vos riches environs jusqu'au canal. Eh bien! n'ai-je pas répondu puisque j'ai fait ce que vous demandiez? N'avez-vous pas remarqué que les travaux de la rigole ont été repris, qu'elle a été creusée plus profondément, et qu'elle a été aussi très élargie?
—Sans en être bien sûr, j'ai pensé que vous accédiez à notre demande; aussi je vous remercie au nom de la ville que je représente auprès de vous. Seulement l'appétit nous est venu, et maintenant je suis chargé de vous supplier de nous faire un port devant la ville.
—Cela, monsieur, répondit Riquet, est impossible. J'ai rendu la rigole navigable parce que je comprends que vos grains, arrivant directement au canal, coûteront moins chers de transport, et conséquemment aussi seront vendus à meilleur compte; donc toute la contrée profitera du bien être qui en résultera. Mais un port devant la ville coûtera beaucoup, et ne profitera qu'aux seuls habitants de Revel. Je ne puis sacrifier l'intérêt de la navigation à l'intérêt d'un canton. Non, monsieur Sarrat, c'est impossible; je refuse.
—Mais, mon cher monsieur Riquet, insista le négociant, considérez que vous êtes presque un concitoyen, depuis si longtemps que vous ou votre famille habitez Bonrepos. Ne voulez pas faire ce petit sacrifice pour nous.
—N'insistez pas, mon cher Sarrat, répliqua Riquet, je ne puis. M. de Colbert me reproche de faire de plus grosses dépenses que je ne devrais; il a raison, j'ai déjà changé deux fois le parcours dans un certain espace de mon canal. Mais si je l'ai fait malgré la dépense plus forte, et cela en prenant sur mes deniers pour acquitter cette dépense, c'est que je considérais la beauté et l'utilité plus grandes pour mon œuvre. Ici rien de semblable, c'est un acte de camaraderie que vous sollicitez, je ne le puis. Je ne veux pas que l'on dise que Riquet s'est laissé guidé par un autre mobile que le bien de tous.
M. Sarrat comprit qu'il ne vaincrait pas cette volonté si fermement exprimée, et il ne renouvela pas sa tentative.
CHAPITRE ONZIÈME
En rentrant à Bonrepos, Riquet y trouva une lettre de Colbert qu'un express venait d'apporter de Toulouse.
Le ministre réclamait encore la somme due, faisant des reproches à Riquet, l'accusant de prodigalité: il lui annonçait qu'il envoyait en Languedoc M. de la Feuille, ingénieur du roi, qu'il lui adjoignait pour diriger les travaux spéciaux du canal.
Il finissait en disant:
«On me prévient que vos rentrées de gabelles s'opèrent fort mal, qu'il y a par tout le pays une grande effervescence, que des troubles sérieux sont à craindre: la dureté de vos subalternes est pour beaucoup dans ce qui se passe, il est à propos que vous y mettiez ordre.»
Riquet relisait cette lettre, se demandant quel était ce M. de la Feuille, et si c'était un adversaire qu'il allait avoir à combattre, ou un auxiliaire véritable qui lui arrivait.
Il commença sa réponse au ministre, lui promit qu'il allait sans retard aviser à cette rébellion, l'assura de la bonne réception de M. de la Feuille; il allait informer Colbert de l'envoi des deux cent mille livres: il s'arrêta, hésitant.
—Et mes chères filles, murmurait-il.
La porte de son cabinet s'ouvrit doucement et, dans l'entre-bâillement, apparurent les têtes rieuses de ses filles.
—Mon papa, dit la plus jeune, il y a en bas Pierre et M. François Andréossy qui vous veulent parler. Avez-vous le loisir de les recevoir?
Riquet les enveloppa d'un long regard attendri sans répondre.
—N'avez-vous pas entendu, mon père? demanda l'aînée.
—Si, mes chéries; tout-à-l'heure je les verrai. Venez ici, vous; j'ai à vous entretenir, et très sérieusement. Asseyez-vous là, toutes deux, continua-t-il en leur montrant des tabourets à ses côtés, là, plus près.
—Vous savez si je vous aime, mes chères filles, dit-il en leur prenant les mains.
—Oh! oui, répondirent ensemble les deux jeunes filles.
—Nous vous rendons de tout notre cœur cet amour paternel que vous voulez bien nous témoigner, mon père, acheva Marie avec respect.
—Mes chères enfants, je suis sur le point de vous dépouiller, pour le présent, se hâta d'ajouter Riquet; mais cependant je ne veux le faire que si vous y consentez. J'avais réservé sur ma fortune trois cent mille livres que je destinais à vous doter; or j'ai absolument besoin de cet argent; puis-je m'en servir?
—Mais, mon père, s'écria Henriette, la plus jeune, notre bien n'est-il pas à vous et non à nous?
—Réfléchissez, mes enfants, votre mère y consent, reprit leur père. Réfléchissez; vous allez être les filles d'un gentilhomme ruiné, quant à présent; personne ne vous épousera.
—Pardon, mon papa, vous vous trompez, lui répondit avec orgueil Marie, nous serons les filles d'un père plein de gloire.
Si personne ne veut nous épouser sans dot, nous serons heureuses de porter toute notre vie le grand nom que votre œuvre nous aura conquis.
—Puis, ajouta Henriette en rougissant, tous les gentilshommes d'ici n'ont pas l'âme si calculatrice que vous pensez, mon père, et j'en sais, moi,... elle n'acheva pas.
Son père, souriant de cette réticence, embrassa ses deux filles.
—Allons, vous le voulez bien, alors? demanda-t-il. J'achève ma lettre à M. de Colbert et je lui annonce que je sacrifie la dot de mes filles à mon autre enfant, enfant qui m'est cher aussi, presque autant que vous.
—Nous n'en sommes plus jalouses, mon papa, répondirent les jeunes filles.
Dans un envolement d'oiseau léger, Marie dit avant de sortir:
—N'oubliez pas qu'on vous attend, mon père; c'est encore pour votre canal. Allez, vous n'y perdrez rien.
Riquet reprit sa lettre interrompue, s'absorba dans des comptes; il avait complètement perdu la notion du temps écoulé depuis la visite de ses filles, quand on gratta à la porte de son cabinet.
Voyant que cela ne produisait aucun effet et n'obtenait aucune réponse, la personne qui demandait à entrer se mit à frapper tout de bon contre la porte.
—Qui est là? s'écria Riquet en bondissant. Qui vient sans cesse me déranger?
—Excusez, monsieur Riquet, répondit-on, mais il y a une heure que M. Andréossy et moi nous attendons.
—C'est toi, Pierre? fit Riquet; entre, que veux-tu?
—Monsieur le baron, dit Pierre en entrant, nous venons vous prévenir qu'il se passe de drôles de choses à Revel, à Saint-Fériol, à Mont-Ferrand, et dans tous les environs. Le peuple, les paysans s'assemblent, ils ont même débauché quelques ouvriers (la peste étouffe les sots), et tout ce monde, armé de fourches, de pioches, de haches, de vieux mousquets, parle de venir ici tout tuer et massacrer.
M. Andréossy et M. Roux ont massé nos ouvriers autour du bassin en construction pour empêcher les dégâts, et nous sommes accourus M. Andréossy et moi vous avertir.
—Quels sont ces gens? que veulent-ils? demanda Riquet.
—Ce sont de pauvres gens exaspérés contre vos collecteurs; il paraît que le 8 mai il y a eu des troubles à Toulouse.
Le gouverneur a dû envoyer la troupe du roi; un grand nombre de ces rebelles sont dans les prisons de la ville. Du moins c'est ce qu'ils disent tous.
—Il faut les calmer, fit Riquet, prévenir toute sédition grave; et se levant vivement, il alla s'entendre avec Andréossy sur les mesures à prendre, en cas d'attaque du château, puis donna les ordres pour son collecteur qu'il chargea Pierre de trouver et d'avertir à l'instant.
Il devait y avoir deux saisies, ce jour-là, à Mont-Maur; Pierre en informa Riquet et sur son ordre s'y rendit en hâte.
Les paysans du village de Mont-Maur s'étaient réunis chez l'un des futurs expulsés; des bûcherons et bûcheronnes s'étaient jointes à eux; et là, au nombre d'une trentaine, ils buvaient, discutaient, encouragés et excités par quelques femmes, plus acharnées qu'eux encore à la résistance.
—A Toulouse on a commencé, disaient-ils; nous allons nous affranchir enfin de cette gabelle!
—Moi, se prit à dire Rousse, le paysan maître du logis, voici une hache qui fendra la tête au collecteur. Qu'il me saisisse s'il l'ose!
—Oh, Jean! s'écria sa femme en sanglotant.
—Tais-toi, regarde les autres femmes, fit le fermier, ont-elles peur, elles? Vais-je pas me laisser dépouiller? continua-t-il d'un air sombre. Non, je suis résolu à défendre mon bien. Gare à lui, ce gabelou, s'il vient ici!
Comme il achevait, Pierre entra.
Inquiet des allées et venues mystérieuses des bûcherons de la montagne dans le village, il allait en s'informant. Cette réunion chez le fermier lui sembla étrange; il voulut savoir ce qui se complotait là.
Tous, hommes et femmes, parurent gênés à sa vue.
La Germaine, la femme de Jean Rousse, tenant son nourrisson sur les bras, s'élança vers lui.
—Ah! monsieur Pierre, sauvez-nous, lui cria-t-elle, ils vont venir tout saisir ici!
—Que veux-tu qu'il y fasse, Germaine? lui dit son mari; n'est-il pas aussi pauvre que nous? Laisse-le: ne faut-il pas d'ailleurs que tout ça ait une fin. Tu vas voir tout-à-l'heure si je sais agir.
—Que se passe-t-il donc ici? fit Pierre. Je vous trouve à tous de singulières figures; quelle sottise préparez-vous?
—Vous êtes des nôtres, pas vrai, Pierre? lui demanda résolument un bûcheron. Je vous connais depuis longtemps, je vous ai vu à l'œuvre, vous êtes bon et compatissant. Eh bien! là, ne trouvez vous pas que nous avons assez souffert, et que tout ce train là ne peut pas durer ainsi?
—Que faire, ami Ramondens? répondit Pierre tristement; vous demandiez si je suis des vôtres; certainement, si vous entendez par là que je suis un pauvre ouvrier comme vous. Mais si vous voulez dire que je suis prêt à repousser par la force un état de choses qui me semble comme à vous lourd et horrible à supporter, alors, non, je ne suis pas des vôtres.
Un cri de menace des femmes l'interrompit. Les hommes l'examinèrent avec défiance.
—Non! continua Pierre avec calme, regardant en face ses adversaires, non, je ne suis pas avec vous quand vous songez à vous révolter.
J'estime que ces rébellions ne serviront à rien, nous ne sommes pas en nombre, en force. Que voulez-vous? Le savez-vous bien vous-même? Ne pas payer la gabelle? Cela regarde-t-il le fermier général auquel vous vous attaquez? Il faut aller plus loin, plus haut; c'est aux pieds du roi qu'il faut porter vos plaintes; c'est à lui qu'il faut demander le retrait de cet impôt.
—Le roi! fit Rousse; il est trop loin de nous.
—Il faut attendre alors que nous puissions, nous peuple, nous rapprocher de lui.
—Qui sait! nos fils, nos petits-enfants, peut-être, pourront un jour revendiquer le droit de vie pour notre classe.
En attendant, nous sommes de bonnes gens, obéissant aux lois quelqu'injustes qu'elles nous paraissent, quelque lourd que soit cet impôt qui pèse sur le pauvre monde; et payons ce que nous devons! montrons que nous sommes de bonnes gens!
—Tu dis que nous sommes de bonnes gens, Pierre, c'est vrai, fit Jean Rousse; mais nous sommes aussi de pauvres gens: nos impôts, nos dîmes vont toujours s'augmentant depuis dix ans.
Tu dis nous sommes de bonnes gens: veux-tu dire que nous sommes des imbéciles de souffrir tout sans rien dire? Oh! alors tu diras vrai.
Et avisant, accroché au mur, un joug à mulet, il le saisit, le brisa et s'écria:
—Voilà ce qu'il faut faire!
A cette figure énergique, tous se levèrent, serrant les poings, criant:
—Oui! brisons le joug!
Pierre leur dit tristement:
—Celui-là est vieux, on vous en mettra un autre plus fort et plus solide que vous ne briserez pas.
Cette résistance est insensée; vous êtes trente contre cent, et fussiez-vous en nombre ici, à Revel, à Béziers, à Toulouse, réussiront-ils, eux? On ne devient pas ainsi libre. Ce qui se fait par la violence ne dure pas.
Les hommes s'étaient rassis, ébranlés par les sages paroles de Pierre. Ils baissaient la tête, comprenant la justesse de ce qu'ils venaient d'entendre.
Seul Rousse, l'air sombre, répétait:
—Ça ne peut pas durer!
—Doit-on te saisir aujourd'hui, Rousse, demanda Pierre?
—Oui, tout à l'heure, répondit le fermier avec un ricanement.
—Si tu obtenais du temps, pourrais-tu payer?
—Oh oui! maître Pierre, s'écria Germaine, oui, dans six semaines nous le pourrons, c'est certain, après la moisson. Et le visage de la pauvre femme se tourna vers Pierre, illuminé par un espoir subit.
—Tais-toi, femme, fit Rousse; M. Riquet est bien trop dur au pauvre monde pour nous accorder un répit d'un jour.
—M. Riquet dur! s'écria Pierre qui bondit, lui dur! vous ne le connaissez pas; non, reprit-il avec énergie, vous ne le connaissez pas! Il ne s'occupe jamais des détails de l'administration fiscale. Sait-il seulement que l'on saisit? Vous imaginez-vous que ces rigueurs s'exercent par ses ordres? Le roi a fixé le taux à payer pour les gabelles, M. Riquet est le fermier, il faut qu'il paie, lui aussi. L'accuser, lui, c'est absurde! acheva Pierre, hors de lui.
En ce moment une clameur se fit entendre, tous les paysans ou bûcherons se précipitèrent au dehors.
Des femmes, des enfants couraient éperdus, criant:
—Le collecteur! le collecteur! les habits rouges!
Jean Rousse saisit sa hache, s'arcbouta contre la porte de sa chaumière avec un geste plein de menace.
Germaine se jeta au devant de Pierre.
—N'ayez pas peur, Germaine, lui dit Pierre à voix basse; M. Riquet sait ce qui se passe ici.
Et Pierre alla se placer, entouré de paysans, auprès de Jean Rousse.
CHAPITRE DOUZIÈME
Au détour du chemin s'avançait un long cortège.
Le collecteur, ne se sentant plus en sûreté, avait requis, pour l'accompagner, la force armée.
A la tête du cortège marchait un soldat battant du tambour, ensuite un huissier à mine patibulaire, tenant une clochette à la main.
Des soldats suivaient, et au milieu d'eux le collecteur.
Lorsque la petite troupe fut arrivée devant la chaumière de Rousse, le collecteur fit un signe, l'huissier sonna sa clochette et le chef du petit détachement commanda halte.
C'était un sergent, beau gaillard, de façons conquérantes; il portait un justaucorps écarlate, bordé de galons mi-partis bleu et argent, ses chausses, ses bas, ses parements et les retroussés de son habit étaient bleus ainsi que son nœud d'épaule. Son sabre était suspendu à un baudrier blanc comme la cocarde de son chapeau à trois pointes, galonné d'argent, et posé de côté sur une coiffure à la cadenette nouvellement introduite dans l'armée. Celle coiffure se composait des cheveux frisés devant et réunis derrière en une queue attachée par un nœud de cuir. Il tenait à la main une longue canne à pomme d'ivoire.
Les soldats portaient aussi l'uniforme rouge, ils étaient vêtus comme leur sergent, sinon que le galon, d'argent chez celui-là, était en laine blanche chez ceux-ci.
Ils avaient sur l'épaule un fusil, invention nouvelle qui venait de remplacer le mousquet.
Leurs visages étaient sombres, ils étaient mécontents; le sergent mordillait sa moustache, se tenant à l'écart, ennuyé d'être obligé de prêter assistance à ce vilain corbeau comme il nommait aimablement le collecteur. L'huissier tira des papiers de ses vastes poches et commença la lecture du procès-verbal de saisie.
Quand il eut fini, il cria d'une voix claire:
—Jean Rousse, au nom du roi, je te fais itératif commandement d'avoir à payer la somme portée en l'acte, et les frais afférents.
Jean adossé à sa porte, les yeux baissés, ne tourna même pas la tête de son côté. Alors le collecteur s'avança:
—Puisque personne ne répond ni ne paie, dit-il, Jean Rousse, je vais procéder séance tenante à la vente de la maison et de son contenu.
—Pardon, monsieur le collecteur, dit Pierre, qui sortit vivement du groupe des paysans, j'ai l'ordre de M. le baron de vous dire de surseoir à toute exécution jusqu'à nouvel ordre.
—Où est l'ordre par écrit? dit le collecteur.
—M. le baron ne m'en a pas donné, mais vous me connaissez, monsieur, vous savez que je n'avancerais pas une chose qui ne serait point vraie.
—Vous me la baillez belle, répondit insolemment l'agent du fisc. M. le fermier général veut être payé, je ne connais que ça, moi. Payez-vous pour Rousse?
—Non, mais je vous répète que j'ai l'ordre de vous empêcher de saisir; vous vous mettriez dans un mauvais cas, en passant outre.
—Je ne reçois d'ordre que de mes supérieurs, reprit cet homme. J'ai trop longtemps écouté ces billevesées.
Je me mets dans un mauvais cas, vraiment, en ne vous écoutant pas? Nous allons voir. Allons, toi, Rousse, continua-t-il, ôte toi de mon chemin, laisse-moi entrer. Et vous, huissier, procédez au recolement.
Jean toujours immobile se mit à rire d'un air sinistre, ses yeux s'allumaient d'une colère encore contenue, et une de ses mains, cachée derrière lui, serrait nerveusement sa hache.
—M'as-tu entendu, Rousse? répéta le collecteur avec brutalité.
—Grâce, monsieur, cria Germaine; consentez à attendre, soyez compatissant! Voulez-vous donc notre mort à tous? Voyez mon petit enfant, il mourra si vous nous enlevez tout jusqu'à son berceau! Grâce, attendez! disait-elle se traînant à genoux.
—Il y aura toujours assez de mauvaises graines comme vous, fit le collecteur grossièrement. Allons, place! dit-il à Jean.
—Tu n'entreras pas chez moi vivant, cria Rousse qui brandit son arme en s'élançant sur le collecteur.
Avec la rapidité de l'éclair, Pierre se jeta en avant; d'un violent coup de poing il étendit à terre le collecteur qui évita ainsi le coup mortel qui allait l'atteindre; puis saisissant la hache que Rousse tenait levée, il la lui arracha des mains et la lança au loin.
—Ah, traître! tu me désarmes, criait Rousse écumant de rage.
—Je te sauve, lui dit Pierre, veux-tu donc aller aux galères?
—A moi, soldats, cria l'agent du fisc en se relevant.
L'escouade, qui se trouvait à quelques pas, voulut s'élancer au secours du collecteur; mais soudain les paysans les enveloppèrent, les femmes, plus furieuses que les hommes, criaient:
—Désarmons-les! désarmons-les!
Elles s'élançaient résolument en avant, les mains étendues vers les soldats pour qu'ils ne pussent se servir de leurs fusils. Mais le sergent accourt avec le restant du détachement, il fait écarter à coups de crosse les femmes et les enfants qui fuient en poussant des clameurs d'épouvante.
Les quelques soldats désarmés reprennent leurs fusils, chargent les paysans, blessent quelques hommes et dégagent le collecteur qui, meurtri de sa chute, jurait de faire pendre ces rustres.
Jean Rousse se ruait contre quatre soldats en criant:
—A moi, amis! Tuez-les, tuez-les, les habits rouges!
A sa voix les paysans qui fuyaient s'arrêtèrent: ils se saisirent de tout ce qui pouvait devenir une arme entre leurs mains et accoururent une seconde fois contre les soldats.
En un instant la mêlée devint générale.
Le collecteur et son huissier, voyant la lutte sérieusement engagée, tirèrent au large, se glissèrent entre les branchages d'une haie et prirent la fuite à travers champs.
Pierre, un bras engourdi par un coup de crosse reçu en essayant de séparer les combattants, comprenant l'inutilité de ses efforts, entra dans la chaumière de Rousse; il y trouva Germaine, son enfant entre les bras, qui, étendue à terre, sanglotait à fendre l'âme.
—Cours au château, lui dit Pierre, préviens de ce qui se passe ici, parle à M. Riquet, ton mari est sauvé à ce prix.
La Germaine se leva d'un bond, sans répondre; elle s'élança dehors.
Elle courait éperdue, hors d'haleine, butant, sans les voir, à tous les cailloux du chemin. A un détour de la route elle tomba presque sous les pieds d'un cheval, arrivant au grand trot en sens contraire.
Elle leva la tête et aperçut devant elle Riquet qui, d'une violente saccade, arrêta sa monture, au moment où, du poitrail, elle allait renverser la pauvre femme.
—Ah! monsieur le baron, c'est le bon Dieu qui vous envoie! Ils se battent! sauvez-les! on les tue! cria la malheureuse qui suffoquait.
Riquet se haussa sur ses étriers, le bruit de la lutte parvenait jusqu'à lui.
—J'y vais, répondit-il brièvement.
Et, sans se soucier du danger qu'il pouvait courir au milieu d'hommes surexcités par le désespoir ou la résistance, il partit au galop, suivi du seul laquais qui l'accompagnait.
CHAPITRE TREIZIÈME
Riquet n'était pas d'un caractère à attendre le bonheur ou le danger tranquillement chez lui. Après avoir pris les mesures nécessitées par la simple prudence en cas d'une attaque, après avoir renvoyé Andréossy en hâte à Saint-Fériol, avec des ordres sévères pour les chefs d'ateliers, il plaça ses domestiques derrière les grilles qui donnaient accès au château et attendit.
Mais cette attente d'un danger peut-être imaginaire pesait à son esprit hardi et entreprenant; aussi, au bout de quelques heures, ne voyant pas Pierre revenir lui apporter des nouvelles de Mont-Maur, il résolut de s'y rendre.
Il fit seller un cheval et s'apprêtait à sortir, lorsqu'une fenêtre du château s'ouvrit violemment, sa femme et ses filles apparurent effarées et tremblantes sur le balcon.
—Vous sortez, monsieur? lui cria sa femme.
—Vous nous quittez, papa? s'écrièrent mesdemoiselles de Riquet.
—Ne craignez rien, mes chères, leur répondit Riquet, si le château courait risque d'être attaqué, Pierre serait ici. D'ailleurs qui oserait vous toucher? on n'en veut qu'à moi, je vais savoir pourquoi.
Et il partit sans entendre leurs récriminations.
Lorsqu'il arriva, après sa rencontre avec Germaine, sur le lieu du combat, les paysans avaient le dessous, et si quelques-uns se défendaient encore, ce n'était plus qu'avec mollesse. Des paysans, des bûcherons blessés gisaient à terre; des femmes, leurs jupes pleines de pierres, criblaient encore de loin les soldats, atteignant amis et ennemis de leurs projectiles.
Le sergent ralliait ses hommes, formait son petit détachement en carré, afin de mettre au milieu ses prisonniers.
—Place à M. de Riquet, cria le laquais d'une voix forte.
—Que se passe-t-il? Pourquoi cette lutte? s'écria Riquet impérieusement. Sergent, avancez ici. A quel propos cette bagarre?
A cette voix, à ce nom, les derniers combattants s'arrêtèrent.
—Par la sambleu! ces vilains ont essayé de désarmer des soldats du régiment de la Couronne, répondit le sergent furieux. C'est la faute à ce collecteur endiablé et à ce paysan là qui me semble tout près d'être enragé, fit-il en montrant Jean Rousse qui, l'épaule démise, gisait livide sur la terre.
Malgré tout, c'est un vilain métier qu'on nous fait faire là, et je préférerais cent fois être avec les camarades, là-bas, avoir devant moi des visages de Hollandais ou d'Allemands, plutôt que ces museaux d'affamés. Voilà toute l'histoire, monsieur le baron, fit le sergent en assujettissant son justaucorps d'un mouvement de hanches et en tirant ses moustaches.
Ceux qui nous ont attaqués sont entre les mains de mes soldats, nous allons les conduire à Revel pour qu'on les pende, monsieur le baron, acheva le sergent.
Pierre avait reconnu la voix de Riquet, il sortit vivement de la maison.
Riquet l'interrogea du regard.
—Ce sergent a raison, monsieur Riquet, fit-il, c'est la faute du collecteur, tout ça. Je lui ai dit de suspendre sa saisie, il n'a pas voulu m'entendre ni me croire: alors cela a exaspéré Rousse, qui a perdu la tête et qui... il s'arrêta, hésitant à tout dire. Il savait que Riquet ne pardonnerait pas une tentative de meurtre.
Il rencontra le regard de Germaine, qui, revenue sur ses pas, s'efforçait d'approcher son mari blessé; le regard était si suppliant, si désespéré, Pierre savait quelle punition terrible attendait Rousse; les galères! les galères! Cette idée fit courir un frisson dans les veines de Pierre, qui pensa: Dieu me pardonnera ce mensonge en faveur de l'intention; et il continua après une minute d'hésitation:
—Alors Rousse a perdu la tête et d'un coup de poing il a jeté à terre le collecteur.
Les soldats l'ont saisi, les paysans ont voulu le défendre et...
Pierre ne put achever: le collecteur qui, de loin, attendait l'issue de la lutte, jugeant le moment opportun de se montrer, tourna la haie derrière laquelle il se cachait, et s'avança vers Riquet obséquieusement, l'échine courbée.
—Monsieur le baron, j'ai fait mon devoir, dit-il, ne faut-il pas qu'ils payent. Ces gens, si on les écoutait, seraient toujours sans pain.
—Pourquoi n'avez-vous pas obéi à mes ordres, monsieur, demanda Riquet sévèrement; il m'est revenu, depuis longtemps et de tous côtés, que vous accomplissiez vos fonctions avec rudesse; je vous ai déjà fait avertir, vous n'avez tenu aucun compte de mes observations; aujourd'hui la mesure est comble, je vous renvoie de l'administration. Allez, monsieur, vous ne faites plus partie des gabelles.
—Mais, monsieur le baron, daignez m'écouter, s'écria le collecteur humblement.
Riquet, sans paraître l'entendre, se tourna vers le groupe des prisonniers et des blessés qui, sombres, immobiles, assistaient à cette scène, attendant qu'on disposât d'eux.
—Qui vous a poussés à cette rébellion, demanda-t-il, à cette attaque contre les soldats du roi? Ne pouviez-vous vous plaindre à moi de mes agents? Voyons, parlez, répondez donc, l'un de vous!
Jean Rousse, tout sanglant, se souleva:
—Nous nous sommes rebellés, fit-il avec colère, parce que vos impôts nous réduisent à brouter l'herbe des champs, parce que nous en sommes arrivés à n'avoir plus même un toit pour nous abriter, parce que nous vous haïssons, vous, et vos collecteurs, et votre canal qui est cause de tout le mal; alors je me suis dit, moi, qu'il vaut mieux mourir de suite et achever de souffrir.
—Qui est cet homme? demanda Riquet à Pierre.
—C'est un de ceux que votre agent devait, aujourd'hui même, expulser de sa maison. C'est Jean Rousse.
—Tu es injuste et méchant, Jean Rousse, répondit Riquet au fermier sans s'émouvoir. Tu me hais parce que je suis le fermier des gabelles; ne les payais-tu pas avant moi? Ne faut-il pas qu'il y ait des impôts pour acquitter les grandes charges de l'état, pour payer l'armée qui défend les frontières et ton foyer?
Tu prétends que mon canal est cause de ta misère? Tu ne vois que la dépense présente qu'il occasionne, et tu ne sais pas prévoir le bien qu'il vous apportera, à tous, dans l'avenir.
Aujourd'hui tu ne peux payer la saisie parce que le prix de ta récolte, celle que tu engrangeras dans six semaines, suffira peut-être à peine à tes besoins; pourquoi cela?
Car tu as à ferme plusieurs journaux de bons terrains bien cultivables; mais tu vends pour rien aux marchands de Revel parce que, n'ayant pas de débouchés, ta récolte, comme toutes celles de tes pareils, doit se consommer sur place.
Quand mon canal sera construit, tu porteras toi-même ton blé dans le Bas-Languedoc qui manque de grains et où l'on te paiera les tiens un prix bien plus considérable que les marchands d'ici. Alors tu pourras, sans grands frais, réaliser le double des bénéfices que tu fais actuellement.
Tu vois bien que tu calcules fort mal, contre tes intérêts, et de plus en égoïste.
Et vous tous qui m'écoutez là, est ce que mon canal n'a pas déjà amené en ce pays des ouvriers de toutes espèces, des charpentiers, des forgerons, des maçons, des terrassiers?
Ces gens-là ne dépensent-ils pas tout ce qu'ils gagnent chez vous, ne se fournissent-ils pas de leurs objets de consommation ici? Qui en bénéficie? vous, encore vous.
Vous menacez, me dit-on, de détruire mon ouvrage? Allez, vous êtes des ingrats et des imbéciles!
La richesse publique ne consiste pas à payer peu ou point d'impôts; non, elle est dans l'augmentation du revenu de chacun.
C'est ce que je veux pour mon pays. J'y ai déjà, moi, sacrifié ma fortune. Vous semblez ne pas comprendre cette idée; vous vous révoltez contre l'autorité royale; vous désarmez ses soldats. Prenez garde, le roi est sévère contre de pareils crimes. Quant à moi, je saurai punir rigoureusement ceux qui se mettront hors la loi.
Riquet calme, un peu hautain, au milieu de cette foule tout à l'heure si effervescente et si hostile, la regardait avec un courage tranquille qui lui en imposait et la rendait muette.
Les femmes, les enfants s'étaient rapprochés; quelques hommes, effrayés des suites de leur action, se tenaient courbés devant Riquet, sans répondre.
—Quels sont vos prisonniers, sergent? demanda Riquet.
—Les voici, monsieur le baron, répondit celui-ci désignant les paysans qui entouraient Jean Rousse, étendu à terre et qui paraissait sérieusement blessé.
—Grâce! monsieur, s'écria Germaine, grâce pour mon mari! il est blessé, mourant, ne l'emmenez pas en prison, au nom du ciel!
Sur un signe de Pierre, les autres femmes, les enfants s'agenouillèrent à leur tour, en pleurant et suppliant.
Riquet se tourna vers le groupe des prisonniers, et leur montrant les enfants, il leur dit:
—Vous aviez donc oublié ces innocents-là? Et comme Germaine lui tendait son petit enfant en l'implorant en son nom: il le prit dans ses bras, le caressa et dit.
—Que deviendrez-vous, vous autres, petits malheureux, quand le père ne sera plus là?
Il parut réfléchir tristement.
Les paysans émus, attendris de son action si simple, le considéraient anxieux.
Riquet leva la tête.
—Promettez-vous d'abandonner toute idée de rébellion, de rentrer chez vous tranquillement et de rester dorénavant ce que vous êtes, au fond, de braves gens? Voyons, répondez, fit-il tout-à-coup.
Une acclamation lui répondit:
—Oui! oui! grâce! criaient-ils en chœur.
Un bûcheron s'avança:
—Au nom de tous, dit-il, après avoir consulté du regard les autres prisonniers, au nom de tous, monsieur Riquet, je vous le promets.
—Sergent, faites ouvrir les rangs, commanda Riquet, et laissez ces gens en liberté.
—Vive monsieur le baron! crièrent les paysans, tandis que les femmes, pleurant de joie, entouraient Riquet en le comblant de bénédictions.
Riquet rendit le poupon à Germaine:
—Soignez bien votre mari, lui dit-il, il paraît malade et blessé gravement.
—Oh! il l'a bien mérité, celui-là, murmura Pierre en grognant.
—Sergent, amenez vos hommes au château, on vous indemnisera de vos fatigues, dit Riquet en s'adressant au bas-officier, et s'apprêtant à s'éloigner, au milieu des cris mille fois renouvelés de vive monsieur le baron. Il ajouta en riant:
—Tandis que vous y êtes, si vous criiez aussi vive le canal!
Et une acclamation lui répondit!—Vive monsieur Riquet! Vive le canal du Languedoc!
CHAPITRE QUATORZIÈME
La rébellion que Riquet avait calmée par de sages paroles ne se renouvela ni à Mont-Maur, ni à Mont-Ferrand; mais à Béziers, à Carcassonne, à Narbonne, à Toulouse même, il fallut employer la rigueur pour vaincre la révolte, et apaiser les mutins par la multiplicité des supplices.
Que de malheureux furent branchés pour avoir osé demander, les armes à la main, le droit de vivre, eux et leurs familles, du produit de leur travail, sans être écrasés d'impôts de toutes sortes! Les travaux du canal n'en furent pas néanmoins interrompus un jour; Riquet sut toujours maintenir parmi son peuple d'ouvriers la plus grande discipline.
Il les payait bien, sans qu'ils attendissent une heure le salaire promis; aussi pouvait-il compter sur eux.
La construction du réservoir de Saint-Fériol avançait, les rigoles étaient achevées et, dès le commencement de 1670, une partie du canal vers la Garonne fut terminée.
Riquet y fit mettre immédiatement l'eau et s'en servit pour le transport des matériaux.
L'ingénieur du roi, envoyé par Colbert pour surveiller Riquet, M. de la Feuille, était arrivé depuis longtemps: il avait visité avec le chevalier de Clerville et Riquet tous les travaux achevés ou en voie d'exécution, et n'avait eu que des éloges à adresser à Riquet.
Un peu froid, d'abord, dans ses relations avec le créateur du canal, surveillant chaque entreprise de très près, il s'était bientôt convaincu que non seulement Riquet voulait construire solidement son canal, mais encore qu'il cherchait avec passion les améliorations utiles à y introduire. M. de la Feuille fit alors un voyage en Hollande pour se bien pénétrer des procédés de ce peuple passé maître en fait de travaux hydrauliques, et étudier sur place leur système pour désensabler les ports. Lorsqu'il revint en France, il écrivit à Colbert: «que les écluses de Riquet étaient parfaites et qu'il était étonnant qu'un homme étranger aux sciences qui forment les ingénieurs habiles, n'ayant pour lui que l'enthousiasme d'une idée, ait pu arriver à entreprendre et réussir des travaux aussi difficiles.»
Riquet menait alors de front la construction du port de Cette, les travaux depuis Trèbes jusqu'à l'étang de Thau et le bassin de Saint-Fériol.
Il était absorbé, toujours en courses.
Il rencontrait rarement, depuis quelque temps, Andréossy qui était chargé du bassin, mais, chaque fois qu'il le voyait, il lui trouvait un air singulier.
Andréossy évitait son regard, son approche, et sous le prétexte des chefs d'ateliers à surveiller, il refusait constamment de s'asseoir à la table de Riquet à laquelle celui-ci le conviait, comme autrefois, avec cordialité.
Une semblable conduite étonna d'abord Riquet, puis elle le peina.
—Ce garçon a-t-il donc quelque chose à me reprocher? se demandait-il. N'est-il point content des conditions que je lui fais? Mais alors pourquoi ne le dit-il pas?
Il faudra que je l'interroge.
Un jour, en arrivant à Saint-Fériol, il fit demander le jeune ingénieur.
Pierre lui répondit qu'il était parti pour Toulouse depuis huit jours, laissant la surveillance à M. Roux.
Très étonné de ce voyage dont il n'avait pas été informé, Riquet demanda si on en savait le motif.
—Non, monsieur Riquet, dit Pierre; du reste, depuis quelque temps, M. Andréossy semblait fort inquiet; il s'informait, les jours de courrier, s'il n'y avait rien pour lui; cela datait du reste de son envoi au roi. Ne recevant ni lettre ni message, il est parti.
—Quel envoi au roi? fit Riquet. Je ne comprends pas; au roi, dis-tu, Pierre?
Tu le trompes, nous n'avions ici aucun envoi à faire à Sa Majesté.
—Pas vous, peut-être, monsieur, répondit Pierre, mais M. Andréossy sûrement avait quelque chose à lui faire parvenir. Il travaillait à son envoi depuis longtemps; le soir, la besogne de chaque jour terminée, je l'ai vu souvent dans son petit cabinet, fort avant dans la nuit, penché sur des plans auxquels il paraissait mettre toute son application.
Il y tenait fort, car il les fit graver, et lorsqu'il confia son envoi, qui formait un gros paquet, au messager, il le lui remit avec mille recommandations.
—Je ne comprends pas ce que ce peut être; enfin il m'expliquera cela, conclut Riquet un peu intrigué de cet envoi au roi, dont Andréossy lui avait fait un mystère.
Le chevalier de Clerville vint rejoindre Riquet à Saint-Fériol; il lui apportait, de la part du ministre, concession d'établir un certain nombre de moulins le long du canal, moulins qui devaient appartenir à Riquet et à ses descendants, pour le dédommager de grosses dépenses non prévues dans le cahier des charges, et qu'il avait acquittées de ses deniers.
—Vous me voyez outré de ce qui vous arrive, monsieur, dit-il à Riquet; cette action est d'une audace inconcevable! Je ne m'explique pas comment vous avez laissé partir ce paquet au roi; moi, je l'eusse arrêté et, sans plus me gêner, j'eusse mis à néant cette épître dédicatoire qui tend à vous faire prendre pour un imposteur.
—De quelle épître parlez-vous, monsieur le chevalier? demanda Riquet surpris.
Le chevalier considéra Riquet: le visage de celui-ci reflétait un tel étonnement qu'il s'écria:
—Vous ne savez donc rien de ce qui se passe?
—Rien d'une épître, rien d'une imposture, je ne comprends pas! veuillez vous expliquer.
—C'est encore plus odieux que je ne croyais, s'écria le chevalier. Et appelant un laquais:—Qu'on aille me quérir ma valise, commanda-t-il.
Il y a trois jours, continua le chevalier, je reçus de M. de Colbert une lettre que je vais vous montrer; il m'envoyait en même temps copie d'une épître dédicatoire, adressée au roi par François Andréossy, qui priait sa majesté d'accepter ses plans et cartes du canal du Languedoc, soigneusement revus et gravés pour elle.
Ainsi Andréossy se déclare par cet envoi le créateur du canal.
Riquet étourdi, confondu, écoutait M. de Clerville sans trouver un mot; enfin l'indignation se fit jour.
—Mais cela est indigne, monsieur! s'écria-t-il.
—Je le sais bien, lui répondit le chevalier; ne m'avez-vous pas dit souvent à quelle occasion vous aviez connu ce jeune homme. Ce qui me paraît étonnant, c'est que vous, Riquet, vous ayez ainsi confié tous vos plans à un homme dont vous n'étiez pas sûr.
—Je me croyais sûr de lui, monsieur, répliqua Riquet. Dans tous les cas, je ne lui ai pas confié tous mes plans.
Comment a-t-il pu se les procurer?
—Voyez vous-même, monsieur, dit le chevalier en ouvrant sa valise que venait de lui remettre son valet, et étalant devant lui les cartes gravées d'Andréossy qu'il en tira. Voyez, il les a donc surpris?
Riquet examina attentivement les plans.
—Voici ceux qu'il a faits d'après les miens, dit-il, voici le parcours qu'il a rectifié lui-même, comme nous l'exécutons; ah! mais voyez les rives de l'Aude; il fait passer le canal sur la rive droite.
—N'est-ce pas ainsi? demanda le chevalier.
—Non, d'après un plan qui n'est encore connu que de moi et que vous allez approuver fort, j'en suis sûr, je le conduis, moi, par la rive gauche; mon canal sera ainsi incontestablement plus beau et plus large. Voyez plutôt. Et s'élançant vers une cassette qu'il emportait partout avec lui, Riquet en sortit des plans qu'il tendit au chevalier.
—Le roi ni M. de Colbert n'ont pas cru ce mensonge, n'est-ce pas? disait Riquet anxieux.
—Non, non, puisque M. de Colbert me charge de vous prévenir.
—Oh! l'imposture est odieuse, dit le chevalier de Clerville indigné. Oser dédier au roi des plans dont il n'est pas le créateur, vouloir vous frustrer d'une partie de votre gloire!
Je ne saurais qualifier trop sévèrement une semblable conduite. Je vous le répète, monsieur, je suis outré.
—Je vous remercie, répondit Riquet en serrant les mains du chevalier, de la sympathie et de l'indignation que vous cause cette vilenie qui m'atteint profondément; je suis heureux de vous inspirer de tels sentiments.
—Qu'allez-vous faire? demanda le chevalier.
—Je ne sais encore; il m'a été utile, fort utile, je ne puis ni ne veux le nier.
Si j'écoutais mon juste ressentiment, je le renverrais de suite, et cependant il me semble que je ferais mal.
Sa vilaine action ne lui profitera pas, car personne ne l'a cru, n'est-ce pas, monsieur?
Que sa félonie lui retombe sur la conscience!
Il m'a été un collaborateur utile, je n'oublie pas si facilement, moi, les services que je lui dois. Enfin, de quelque façon que j'agisse, monsieur, ma confiance et mon amitié pour lui sont mortes, il vient de les tuer.
Veuillez me lire la lettre du ministre, monsieur, j'y veux répondre à l'instant. Il ne faut pas qu'il puisse penser que je l'ai abusé en me disant le seul créateur du canal.
M. de Clerville lui communiqua cette lettre, et, pendant qu'il en écoutait la lecture, Riquet attendri, fier de l'approbation du grand ministre qui n'avait pas un seul instant douté de lui, sentait une émotion profonde l'envahir.
Riquet écrivit à M. de Colbert la lettre que nous transcrivons ici:
«J'ai été bien surpris, monseigneur, lorsque j'ai vu une certaine carte de l'invention du sieur Andréossy, mon employé. C'est une chose qui s'est faite à mon insu et de laquelle je n'ay eu connaissance qu'après coup; de sorte que j'en ai eu du déplaisir, d'autant que ce plan est tout à fait irrégulier, et qu'il publie des pensées que je gardais dans le secret, que je ne prétends pas exécuter sans votre avis, ainsy que je vous l'ay écrit. Cela fera qu'à l'avenir je serai plus circonspect et plus secret envers le dit sieur Andréossy et que peut-être je ne m'en serviray plus.»
Quelques jours plus tard, le ministre répondait à cette lettre:
«La carte que le sieur Andréossy a faite de tous vos travaux à votre insçu m'a paru une entreprise fort insolente, d'autant plus qu'elle n'était pas exacte. Vous pouvez en user avec luy comme il vous plaira.»
Le cœur de Riquet, si généreux, si oublieux des injures, resta tout attristé de cette trahison.
Un jour qu'à Bonrepos sa femme l'interrogeait sur le jeune ingénieur qui n'y avait pas paru depuis longtemps, Riquet raconta toute l'histoire de l'épître au roi.
—Là, vous avais-je pas prévenu, monsieur, s'écria sa femme, de vous défier de lui? Mais non, vous ne saurez jamais vous mettre en défiance de qui que ce soit. Et qu'avez-vous fait? demanda-t-elle, comme le chevalier de Clerville avait dit: qu'allez-vous faire?
—Je n'ai rien fait, ma mie, répondit son mari.
—Quoi! vous gardez près de vous ce traître! fit-elle surprise.
—Ah! le pauvre garçon! reprit Riquet; que je le plains, qu'il doit être honteux de lui-même!
—Que voilà une compassion bien placée! dit sa femme. Vraiment, monsieur, vous êtes étrange!
Qu'a-t-il répondu à vos sanglants reproches, car vous lui en avez fait, sans doute?
—Je ne l'ai pas encore revu. Je sais par Pierre qu'il est revenu à Saint-Fériol très sombre, très inquiet, et qu'il a repris son service comme si rien n'avait dû se passer. Cependant il ne doit pas ignorer que je suis informé de tout.
—Allons, puisque vous voulez absolument garder votre Lucquois, fit Mme Riquet, avec un soupir, au moins serez-vous à l'avenir, il faut l'espérer, circonspect avec lui.
—Cela, ma mie, dit Riquet riant de la mine de sa femme, vous pouvez en être assurée.
Je ne suis pas faible, vous le savez bien: si je me souviens trop, à votre gré, des services rendus, je n'oublie pas pour cela la mauvaise action commise.
Lorsque Riquet revit Andréossy, celui-ci parut embarrassé, honteux, il cherchait à lire dans les yeux de son patron quel arrêt il allait prononcer.
—Monsieur Andréossy, lui dit Riquet simplement, j'ai pardonné, tâchez d'oublier, vous, si vous pouvez.
CHAPITRE QUINZIÈME
Durant l'été de 1670, Riquet vint s'installer définitivement à Saint-Fériol, où les travaux réclamaient sa présence.
Il y amenait sa famille, pour laquelle il avait fait construire une maison d'habitation confortable.
De plus, il avait édifié une église, creusé un puits et établi des magasins à vivres, une poudrière, des logements pour tous ses employés et des écuries pour deux cents chevaux.
Ses courses perpétuelles, fort longues, de Bonrepos à Saint-Fériol, le fatiguaient beaucoup; il les évitait ainsi avec cette installation.
M. de Clerville écrivant à Riquet lui fit part de l'arrivée en Languedoc du fils de Colbert, le marquis de Seignelay.
«Je lui ai tant parlé de votre bassin, disait-il, qu'il m'a paru très curieux de le visiter. Il se peut donc qu'il pousse jusqu'à votre campement, et que nous vous arrivions sans crier gare.»
«Nous vous recevrons le mieux du monde, répondit Riquet, enchanté de cette perspective de la visite du fils de Colbert, de l'homme puissant qui pouvait tout pour son œuvre et dont il sentait les dispositions changées et un peu hostiles, depuis quelque temps.
»Madame de Riquet pourvoiera à tous les détails de votre installation, et je vous attends avec joie dans notre thébaïde; amenez le;» écrivait-il à M. de Clerville.
En effet, en novembre M. de Seignelay fit annoncer son arrivée.
Riquet alla au devant de lui jusqu'au bas de la montagne, à la tête de tous ses employés, la plupart à cheval comme lui, et l'amena, en grande pompe, au nouveau village.
On peut appeler ainsi l'agglomération à Saint-Fériol, car les bâtiments qui entouraient le bassin formaient par leur groupement un ensemble imposant, et la population d'employés et d'ouvriers, rassemblés là au nombre de quatre à cinq mille, lui donnaient l'importance d'une ville.
Des ouvriers, pour éviter les longues descentes chaque soir soit à Mont-Ferrand, soit aux environs, avaient construit de petites huttes où ils vivaient avec leur famille.
Au bruit des éclats de la poudre et des acclamations des ouvriers, M. de Seignelay fit une entrée triomphale à Saint-Fériol.
Il témoigna autant de surprise que d'admiration de l'ordre et de la discipline qui paraissaient régner en ce campement et parmi ce petit peuple plein de respect pour le chef obéi et aimé.
Mme de Riquet lui donna, en ce lieu sauvage quelques mois auparavant, un fort beau repas, et Riquet lui fit visiter en détail ses magasins à vivres, dont M. de Seignelay loua l'ordonnance et l'abondance.
Après le repas Riquet et M. de Clerville, qui l'accompagnaient, le menèrent au bassin.
De la rampe qui montait du campement à Saint-Fériol, la vue était admirable.
A leurs pieds, la jolie petite ville de Revel, perdue dans sa ceinture verte; puis les crêtes Saint-Paulet, Saint-Félix, Agut, toutes noyées dans une buée chaude de soleil couchant, que trouaient de points sombres les verdures de ses vignes entrelacées aux arbres et formant des berceaux; au troisième plan la flèche élancée de l'église de Puylaurens, et plus loin, à l'horizon, Sorrèze et ses forêts.
Lorsqu'on fut devant le réservoir, M. de Seignelay s'arrêta stupéfait.
Il avait devant lui toute une vallée convertie en un immense bassin, dont cent quarante toises du môle achevées lui donnaient déjà un aperçu de la grandeur de l'œuvre.
Riquet et M. de Clerville lui firent visiter les travaux commencés et il parcourut dans sa longueur le mur de barrage du bassin presque entièrement construit.
—Je viens de traverser en long et en large votre barrage, monsieur, dit M. de Seignelay, mais je ne me rends pas, à première vue, bien compte de ses dimensions; quelles sont elles? Tout ici me paraît si gigantesque que je craindrais de me tromper en me fiant à mes yeux.
Riquet lui expliqua d'abord l'utilité de l'immense réservoir qu'il créait là, puis il lui donna les explications les plus détaillées.
—Le barrage, lui dit-il, s'étend dans toute la largeur de la vallée qui est de quatre cents toises; l'épaisseur du mur de barrage est de trente toises, et sa hauteur de quinze toises et demi[8]; allant d'un versant à l'autre des montagnes, il la ferme complètement. Deux voûtes en maçonnerie sont construites dans toute l'épaisseur du barrage pour les manœuvres de l'écoulement des eaux du réservoir, lorsqu'il s'agit de remplir le canal.
—Et quelle quantité d'eau pourra contenir ce bassin? demanda le marquis.
—Ce réservoir contiendra six cent cinquante mille toises cubes d'eau, et lorsqu'il sera plein, en détournant l'eau des rigoles et en ouvrant l'écluse de la Badorque, nous produirons de magnifiques cascades. Et Riquet, étendant la main, désigna à M. de Seignelay des rochers granitiques qui, des hauteurs de Naurouze, descendaient vers le bassin au milieu de la plus splendide végétation.
—Mais rien ne sera perdu de ce trésor; j'emmagasinerai ici le trop plein des eaux des rigoles et j'alimenterai le canal pendant l'été. Donc, vous le voyez, tout est prévu pour empêcher le chômage, même par les plus grandes sécheresses.
M. de Seignelay admirait fort et ne se lassait pas d'en louer Riquet qui avait conçu le projet et Andréossy qui le faisait exécuter. Il s'informa des moyens que Riquet comptait employer pour faire pénétrer l'eau du réservoir dans le canal.
—Il vous faudra des leviers puissants pour les ouvrir, si vous vous servez de vannes, dit-il.
—Nous ouvrirons simplement avec des robinets, fit Riquet.
—Des robinets, comment ça? demanda le marquis.
Riquet le fit alors descendre sous les voûtes, et lui montra la place de trois robinets, qui devaient par des tuyaux horizontaux, qui leur seraient adaptés, traverser le mur vertical établi dans le grand mur.
—Nous descendrons sous les voûtes par un escalier de trente marches que vous venez de parcourir.
—Mais comment ouvriront ces robinets géants? demanda le fils de Colbert.
—A l'aide de crics horizontaux qui éviteront toute secousse et avec lesquels on pourra régler le débit des eaux[9].
Le marquis de Seignelay voulut visiter le parcours des rigoles qui devaient amener l'eau au réservoir Saint-Fériol, et Riquet organisa une partie à cheval dans la montagne. Le lendemain il conduisit son hôte à Cammazes, presqu'à l'extrémité de la rigole de la montagne, non loin du lieu où elle se jette à la rivière de Sor.
Ils arrivèrent en cavalcade au milieu du jour; un beau soleil de novembre éclairait les maisons du petit village qui apparaissait de loin sur une éminence entourée de verdure. Un peu avant d'y arriver, Riquet fit entrer les chevaux dans le lit creusé pour la rigole et le leur fit suivre un instant.
Tout à coup le chemin se trouva barré par un rideau épais de feuillage aux branches entrelacées.
—La rigole n'est donc pas achevée de ce côté? demanda le chevalier de Clerville surpris; il me semblait que vous m'aviez dit?...
Riquet fit un signe en souriant.
Le rideau de feuillage se partagea de lui-même, les branches tirées par des mains invisibles s'ouvrirent, formant une arcade, des instruments se firent entendre, jouant un air de farandole, et une jeune fille habillée en nymphe, couronnée de fleurs, s'avança au-devant des cavaliers.
Elle s'inclina devant M. de Seignelay et lui dit en patois languedocien si doux à l'oreille:
«Tout s'incline devant le nom de Colbert et la naïade de cette rigole vous prie de daigner entrer dans son domaine souterrain. M. de Seignelay applaudit; il écouta le petit concert que lui fit donner la nymphe et s'amusa fort de cette galante surprise de Riquet.»
—Je savais bien, monsieur, dit-il à Riquet, que vous étiez un savant magicien, mais je ne me doutais pas que les naïades fussent à vos ordres.
En arrière du feuillage se trouvait une porte monumentale en pierres schisteuses du pays, porte sculptée dans le genre de la porte Saint-Martin à Paris, et qui servait de tête de voûte à un souterrain.
Le marquis admira l'architecture de cette arcade qu'il trouva très belle, et entra, précédant Riquet et le chevalier, sous la voûte suivant le lit de la rigole creusée dans ce souterrain.
—Votre différence de niveau était donc considérable, monsieur, que vous avez dû percer cette voûte? demanda le fils de Colbert.
—Oui, monsieur, il m'eût fallu creuser profondément au milieu du village, ou changer ma route.
—Et ce souterrain s'éloigne-t-il beaucoup du village?
—Regardez, monsieur, regardez en arrière, répondit Riquet.
Ils sortaient alors du souterrain.
M. de Seignelay se retourna.
Il aperçut le village juché au dessus de sa tête.
La voûte s'étendait sous les maisons du village.
—Voilà qui est étrange et fort beau! s'écria le marquis émerveillé. Je rendrai bon compte à mon père des choses merveilleuses que j'ai vues en ce pays-ci, et soyez assuré que votre œuvre n'a pas un plus fervent admirateur que moi.
Riquet mena encore son hôte jusqu'au Conquet, déversoir de la rigole dans la rivière du Sor.
Déversoir situé sur un des points les plus agrestes de la montagne.
Doucement le sentier que l'on suivait s'enfonçait dans le taillis, les chevaux glissaient sans bruit sur l'herbe épaisse et haute qui s'étendait sous leurs pieds comme un tapis d'émeraude; sur leurs têtes une voûte que trouaient les bleus étincelants d'un ciel d'automne en Languedoc; le feuillage bruissait de mille gazouillements rythmés par le coassement de rainettes nichées dans le tronc des vieux arbres.
On avait construit là une maisonnette qui devait être le logis du garde chargé de l'entretien de cette partie de la rigole.
—Quel lieu triste et sauvage, s'écria M. de Clerville, quelle solitude!
Je ne voudrais pas être le pauvre diable qui passera sa vie perdu au milieu de ce bois, n'ayant pour compagnons que les oiseaux l'été, et peut-être les loups l'hiver.
Au XVIIe siècle, la solitude sévère, grandiose était traitée de sauvage; on ne pensait pas à admirer un arbre, un bois verdoyant ou doré par l'automne d'une couronne aux tons jaunissants, comme si le soleil avait laissé sur chaque feuille une parcelle de sa lumière.
On n'admirait pas davantage un beau coucher de soleil ou une échappée sur un horizon lointain: on n'aimait pas la nature, on ne la comprenait pas.
Tout au plus lui permettait-on d'exister à la condition d'être mutilée. Dans les jardins on taillait les arbres, on rognait les arbustes, on forçait les buis à représenter mille bêtes fantastiques, et on appelait cela embellir la nature. C'était lui donner des agréments à la façon des sauvages qui se percent le nez et les lèvres sous prétexte d'augmenter leurs charmes.
—N'en déplaise à monsieur le chevalier, ah! qu'il fera bon vivre là! murmura une voix à côté de Riquet.
Riquet regarda qui avait parlé.
C'était Pierre qui, appuyé à un arbre, venait ainsi d'exprimer involontairement sa pensée.
Riquet sourit, et, tandis que ses hôtes partaient en avant, pour rentrer à Saint-Fériol, il appela près de lui le compagnon de ses courses dans la montagne.
—Pierre, lui dit-il, tu trouves donc à ton gré la sauvagerie de ce coin de bois?
—Oui, répondit Pierre, j'aime cette solitude, ce silence, coupé par le doux murmure de la petite rivière ou le gazouillis de ces oiseaux qui chantent leur liberté et leur bonheur. On est plus près de Dieu ici, étant plus loin des hommes.
—Deviendrais-tu misanthrope, Pierre? s'écria Riquet. Voudrais-tu t'éloigner de moi? mais, mon camarade, nous avons à finir notre canal avant de nous séparer, tu le sais bien. J'espère qu'à moi, qui ne suis plus jeune, Dieu en laissera le temps, toi tu m'es nécessaire, j'ai encore besoin de toi.
—Vous savez bien, monsieur Riquet, que je suis à vous, répondit Pierre, aussi simplement que Riquet avait dit: j'ai besoin de toi.
—Pierre, demanda Riquet, la construction du moulin près de Revel avance-t-elle? il y a longtemps que je n'y suis descendu.
—Le moulin! il est presque terminé, monsieur Riquet. J'y veille constamment, j'y mets tous mes soins, et vous pourrez vous vanter qu'il sera le mieux bâti de tous ceux que nous édifierons le long du canal.
—C'est ainsi que je le veux, répondit Riquet. Ne préférerais-tu pas, voyons, habiter, quand je ne serai plus, ce beau moulin qui sera si productif? D'ailleurs c'est ton bien, Pierre, c'est à toi que je l'ai destiné, dès le jour où j'ai posé la première pierre.
—A moi ce beau moulin! s'écria Pierre surpris. Ah! monsieur Riquet, j'y resterai bien tant qu'il le faudra garder pour vos enfants; mais ne pensez pas me transformer jamais en meunier gras et important, moi, le simple ouvrier! moi, le coureur des bois! Non, laissez-moi autour de vous à Bonrepos; ou bien, tenez, lorsque vous aurez assez de mes services, envoyez moi ici comme garde du déversoir; je n'ai pas besoin d'être riche, moi, vous le savez bien; je ne veux que vivre dans l'ombre de votre gloire.
—Gageons, Pierre, lui dit Riquet attendri, que lorsque je n'y serai plus tu finiras ici en manière d'ermite, et que tu rebouteras les pattes à tous les oiseaux tes voisins.
—Je crois bien que c'est ce qui va leur arriver, monsieur Riquet, fit Pierre riant, avec un geste de menace à l'adresse de ses futurs clients; puis gravement il reprit: vous parlez trop souvent du temps où vous ne serez plus, vous sentez-vous malade, monsieur?
—Non, ami Pierre, je ne sais pourquoi je suis attristé aujourd'hui. Je n'en ai pas plus sujet qu'à l'ordinaire; cette visite de M. de Seignelay ne peut qu'aider à mes projets; mais, ajouta-t-il, ils ont raison de dire ceux d'ici que, si j'ai trouvé l'art de détourner les rivières, je n'ai pas su trouver les moyens d'arracher l'argent nécessaire à mes grands travaux. Bah! j'en trouverai, je le veux. Notre canal coulera, je te le jure.
Et Riquet, faisant un geste d'amical adieu à son compagnon, rendit la main à son cheval et partit à la recherche de ses hôtes trop longtemps oubliés.
CHAPITRE SEIZIÈME
Les difficultés d'argent augmentaient tous les jours: Riquet était harcelé par l'intendant du Languedoc qui exigeait qu'il payât au trésor les redevances des gabelles.
Les États de Toulouse fournissaient aussi de l'argent, mais avec quelle peine on obtenait d'en toucher le montant. Cependant Riquet avait à ses ordres dix mille ouvriers qu'il devait payer chaque semaine, somme énorme à débourser, sans parler des outils, des fers, des matériaux de toutes sortes à acheter ou entretenir en bon état, et des chevaux nécessaires à l'entreprise.
Lorsque les sommes promises n'arrivaient pas à temps, Riquet empruntait à gros intérêts sur sa propriété, c'est-à-dire le canal même, et insensiblement sa dette augmentait sans remédier aux difficultés sans cesse renaissantes.
Deux ans s'étaient écoulés depuis la visite de M. de Seignelay, et Riquet avait entrepris la création du port de Cette et des deux jetées qui le ferment, telles qu'elles existent encore.
Tandis que le canal, achevé depuis Toulouse jusqu'à Trèbes, et livré au roi, se poursuivait dans sa seconde partie de Trèbes à l'étang de Thau par Béziers et Agde, lui, il construisait le port, et faisait établir une chaussée au milieu de l'étang pour le passage de ses ouvriers.
Cet étang de Thau était alors et est encore une petite mer intérieure d'une étendue de soixante kilomètres, qui n'est séparée de la Méditerranée que par une langue de dunes sablonneuses, sur lesquelles est bâtie la ville de Cette, et qui s'étendent depuis le cap de Cette jusqu'aux environs de la ville d'Agde.
Les barques ne pouvaient traverser l'étang qu'à la voile, souvent non sans danger à cause des vents violents qui le sillonnaient en tous sens.
Riquet avait d'abord pensé à laisser son canal à son entrée dans l'Hérault, près d'Agde, mais il voulut éviter les dangers d'une navigation sur l'étang, et il le continua directement jusqu'au port de Cette, à travers la dune, sur une longueur de sept cent cinquante toises (1500 mètres) et sur une largeur de vingt toises (40 mètres).
Il avait à lutter là, non seulement contre le manque d'argent, contre les mauvais vouloirs des hommes, mais encore contre les éléments.
En effet, presque chaque jour, l'œuvre de la veille était à recommencer.
Les terrassements sortaient à peine de terre qu'il survenait un ouragan qui, soulevant des montagnes de sables enlevés aux dunes voisines, les précipitait en tourbillons sur les ouvrages, et le lendemain il fallait dégager les fondations de cette fine poussière qui les ensevelissait. Mais rien ne décourageait ce vaillant; il allait lui-même, encourageant les travailleurs, ne se laissant rebuter par aucune mauvaise chance et disant:
—On triomphe de tout avec de la volonté et du courage.
Comme les dépenses nécessitées par la création de ce port étaient énormes, M. de la Feuille était venu surveiller et contrôler les devis et M. de Clerville faisait les plans et dessins des jetées.
Fréquemment avaient lieu des incursions de Marocains, qui se hasardaient sur les côtes de France et essayaient d'enlever les travailleurs pour les emmener en esclavage.
Riquet se rendait souvent dans les chantiers, montrant par sa présence qu'il ne fallait pas craindre ces forbans écumeurs de côtes.
A ce propos Riquet écrivait plaisamment à Colbert, après une tempête qui avait failli tout détruire dans le port.
«Je m'en console, parce que, tant qu'il fera un pareil temps, je n'aurai rien à craindre des Marocains; s'ils viennent à m'enlever lorsque je serai avec messieurs de Clerville, et de la Feuille, je crois que tous trois joints ensemble nous nous trouverions avec assez de bonnes qualités pour être employés par eux à de meilleures occupations que la rame. M. de Clerville ferait des dessins, M. de la Feuille les polirait ou les contredirait, et moi j'en ferais de ma part, et les exécuterais en personne. Enfin tous trois nous sommes bons à quelque chose.»
En partant pour Cette, Riquet avait ordonné que l'on remplît le réservoir de Saint-Fériol aussitôt son achèvement qui ne pouvait tarder.
Il s'était plusieurs fois informé de l'opération et s'inquiétait un peu de savoir comment fonctionnaient les robinets, si les écluses sur la rigole de la montagne s'ouvraient régulièrement, et si le rendement des rivières et ruisseaux était abondant.
Il ne recevait aucune réponse à tous ses messages; aussi prit-il la résolution, ne pouvant maîtriser son impatience, de se rendre sur les lieux et de juger par lui-même de la mise en état complète du bassin.
M. de Clerville et de la Feuille restaient à Cette pour suivre et faire exécuter les plans du port; Riquet pouvait donc s'absenter sans crainte.
Depuis quelques jours, Riquet se sentait souffrant, mal à l'aise; de nombreux cas de fièvres paludéennes s'étaient déclarés parmi les travailleurs, qui, tout le jour, sous un soleil torride, remuaient cette terre autour d'un étang d'où sortait au coucher du soleil, une buée chaude, lourde, enveloppante et énervante. Riquet lui-même avait eu quelques accès légers de fièvre; il voulut cependant se mettre en route malgré tout.
L'été était brûlant; partout la sécheresse la plus épouvantable, les sources taries, et les paysans obligés souvent de faire de longues lieues pour trouver de quoi désaltérer eux et leurs bêtes de somme.
Les chemins étaient rendus impraticables par une poussière blanche aveuglante qui s'élevait en tourbillons sous l'action du vent du midi, enveloppait les voyageurs et leurs chevaux d'un nuage épais, et suffoquait bêtes et gens, sans qu'il fût possible de s'en garantir. Riquet souffrit beaucoup durant ce voyage; il eut, dans le trajet, deux atteintes de fièvre assez fortes pour l'obliger à descendre de sa monture et à passer, couché, inerte, au pied d'un arbre, tout le temps des accès. Aussi arriva-t-il brisé à Bonrepos où sa famille venait de rentrer.
A peine y fut-il, qu'il s'enquit avec anxiété, fit venir Roux et Andréossy.
—Eh bien, le canal? l'eau y entre-t-elle bien? les robinets fonctionnent? le bassin s'emplit? demanda-t-il fiévreusement.
—Le canal est bien, lui répondirent les deux ingénieurs; nous l'avons reconnu à sec, les robinets s'ouvrent facilement; mais il n'y a pas d'eau dans le canal, parce que le bassin n'en a pas, pas plus que la rivière du Sor qui doit lui en fournir directement, pas plus que les rigoles.
La sécheresse est exceptionnelle, il faut attendre maintenant, pour emplir le bassin, les pluies d'automne.
—Pas d'eau! pas d'eau! s'écria Riquet, attendre les pluies! Impossible! ne sentez-vous pas que cette attente est désastreuse pour moi, ne sentez-vous pas que les calomniateurs et les méchants vont avoir beau jeu pour écrire au ministre, me railler et me perdre.
Il continuait, se promenant à grands pas dans son cabinet.
—Jamais, depuis de longues années, les gens du pays affirment n'avoir vu semblable sécheresse, monsieur, dit Andréossy. Les eaux du Lampy, si abondantes toujours et parfois terribles, même en été, ont cessé de couler; sa source est tarie.
—Pas d'eau! répétait toujours Riquet.
—M. de Colbert est trop juste, monsieur, continua le jeune ingénieur, pour ne pas démêler la vérité, si les calomniateurs osaient vous attaquer. Vous n'avez rien à craindre et...
—Je ne crains rien, ni personne, monsieur, s'écria Riquet; je ne voudrais pas fournir d'armes aux méchants, voilà tout.
S'apercevant alors qu'Andréossy confus baissait la tête, croyant que les vives paroles de Riquet s'adressaient à lui et lui reprochaient son action: il reprit plus doucement.
—Je sais, messieurs, que je n'ai pas à me défendre en ce pays; mais qui sait ce que diront ceux qui ne peuvent pas juger de près de cette sécheresse terrible que nous subissons. Ils diront que mon bassin est mal construit, qu'il ne retient pas l'eau, que mes robinets ne s'ouvrent pas; que sais-je ce qu'ils inventeront?
Je suis persuadé que la calomnie qui s'attaquera à mon œuvre tombera d'elle-même devant sa grandeur; mais je crois néanmoins que voici une calamité qui peut prêter à la malveillance des armes puissantes. Ne pouvons-nous combattre ce fléau?
—Et comment serait-ce possible? firent ensemble les deux ingénieurs.
—N'importe, je veux aller moi-même aux sources, voir ce que nous pouvons faire, s'écria Riquet.
Alors, sans vouloir rien entendre, il décida son excursion dans la montagne, fit seller des chevaux et partit une heure après, accompagné par Pierre, Andréossy et suivi de quelques valets.
Il était excité, nerveux, fort pâle, les yeux creux, les dents serrées, il ne parlait pas. Il tourmentait la bride de son cheval et le poussait en avant comme s'il avait hâte d'arriver.
Andréossy, Pierre le regardaient d'un air surpris et inquiet.
—Bien sûr, M. Riquet a quelque chose, murmurait Pierre, ce n'est plus le même homme.
Quand on atteignit, après une longue course, les premières rampes de la montagne et qu'on entra sous bois, Riquet sentit un long frisson.
—J'ai froid, dit-il à Pierre, prête-moi ton manteau.
Et Pierre qui marchait à son côté, son manteau de laine sur l'épaule, le lui tendit.
On continua de gravir.
—Pas d'eau! pas d'eau! disait Riquet entre ses dents serrées.
Tout à coup on le vit étendre les mains devant lui comme s'il se croyait devant un abîme, et se renverser violemment en arrière.
Andréossy et Pierre se précipitèrent à ses côtés et n'eurent que juste le temps de le soutenir au moment où il s'affaissa inerte entre leurs bras.
—Mon Dieu! mon maître! cria Pierre éperdu.
Avec mille précautions, ils le descendirent de cheval, et l'étendirent sur l'herbe; Andréossy vivement ouvrit sur sa poitrine son justaucorps et défit sa cravate.
—Est-il mort? demanda Andréossy anxieux.
—Il vit! grâce à Dieu, répondit Pierre, qui touchait le cœur, ce n'est qu'un évanouissement.
—La fatigue de ce long voyage, peut-être? dit l'ingénieur.
—Cette fièvre de marais plutôt, reprit Pierre, tâtant le pouls de Riquet qui battait à grands coups irréguliers. Il en a eu déjà plusieurs accès.
—Il faut le transporter de suite à Bonrepos. Allons, commanda Andréossy aux laquais, coupez les branches les plus flexibles avec leurs feuilles, puis avec de jeunes arbres nous ferons un brancard.
Les valets confectionnèrent tant bien que mal, aidés par Pierre, une espèce de lit de feuillages sur lequel on étendit Riquet toujours sans connaissance, enveloppé dans le manteau de Pierre; et la petite troupe redescendit la rampe.
Les valets portaient leur maître.
Andréossy ainsi que Pierre le soutenaient sur les côtés.
—Ne vaudrait-il pas mieux nous arrêter ici? demanda le jeune ingénieur, lorsqu'ils atteignirent les premières maisons de Mont-Ferrand.
—Non, non! s'écria Pierre, nous n'aurions ici rien de ce qui serait nécessaire à un malade.
Cet accès me paraît grave; il peut être le prélude d'une maladie; je vais courir à Revel, chercher le médecin. Vous monsieur, poursuivez votre route jusqu'à Bonrepos.
Andréossy envoya prévenir au château le laquais qui ramenait les chevaux et le triste cortège continua sa marche.
Riquet ne reprit ses sens que sous l'effet des dérivatifs à la mode de ce temps là. On lui baigna les tempes avec de l'eau de la reine de Hongrie, Mme Riquet désolée lui faisait respirer de la poudre de corne de cerf; enfin il ouvrit les yeux, mais il ne reconnut personne et retomba bientôt dans une prostration qui n'était pas un évanouissement et dont rien ne pouvait le tirer.
Pierre arriva enfin avec le médecin qui hocha la tête sous son immense perruque noire et s'empressa de saigner Riquet au pied, selon l'usage du XVIIe siècle, usage qui s'appliquait généralement à toutes les maladies, que ce fût la fièvre ou une fluxion de poitrine, une chute ou un coup d'épée, dont souffrît le patient.
Les médecins d'alors étaient d'avis que saigner et surtout au pied ne pouvait, en tous cas, que soulager.
Les réactifs énergiques tirèrent Riquet de sa prostration; mais un délire violent s'empara de ses sens et ne le quitta plus durant un mois, le laissant entre la vie et la mort, criant, se débattant; une idée fixe semblait revenir sans cesse à travers l'incohérence de ses pensées.
—Il faut de l'eau! criait-il, de la pluie! de la pluie! mon bassin est à sec, je veux de l'eau.
Sa robuste constitution le soutenait et l'empêchait de succomber sous le mal et la fièvre ardente qui le minaient.
Mme Riquet, dès le début de cette terrible maladie, avait envoyé un exprès à son fils aîné, Jean-Mathias, le conseiller au parlement, qui était accouru avec sa femme et ses enfants, et, tous réunis autour de ce lit, désespérés, attendant une issue funeste qui paraissait inévitable, ils sentaient que cette vie qui allait s'éteindre emportait avec elle la fortune et la gloire que cet homme de génie devait leur conquérir.
Depuis quelques jours le médecin, qui ne quittait pas son malade, trouvait qu'il se calmait, la fièvre diminuait, le délire cédait parfois pendant quelques heures; alors Riquet regardait autour de lui languissamment et demandait d'une voix à peine distincte:
—Pleut-il? oh de l'eau! qu'il pleuve!
Qu'il fût agité par le délire ou que son esprit fût plus calme, toujours cette idée fixe l'obsédait.
—Ah! s'il pouvait pleuvoir! s'écria le médecin, si nous pouvions agir sur son imagination, s'il pouvait croire qu'il pleut, murmura-t-il, nous le sauverions.
Mademoiselle Marie de Riquet, était seule en ce moment avec Pierre auprès du lit de son père. La même pensée les frappa en même temps, ils se regardèrent.
—Il faut qu'il pleuve, dit Pierre.
Mademoiselle Riquet s'élança vers le médecin.
—S'il pouvait croire qu'il pleut, dit-elle tout bas, haletante, vous croyez qu'il serait sauvé?
—Oui, mademoiselle, je le crois,—et examinant Riquet qui était retombé affaissé sur ses oreillers, les yeux à demi clos, perdu dans sa rêverie délirante.—L'imagination souffre surtout en ce moment, s'il voyait la pluie tomber, je réponds de sa vie; mais hélas! regardez, mademoiselle,—et il lui montra du doigt le ciel bleu, implacablement bleu, depuis deux mois.
Marie ne répondit pas au médecin.
—Pierre, appela-t-elle, et tout bas, lui parlant avec animation, elle sembla expliquer quelque chose.
—Cela se peut, n'est-ce pas? dit-elle en finissant.
—Si cela ne se peut pas, ça se fera tout de même, répondit Pierre en s'élançant dehors.
Alors mademoiselle Marie, aidée par le médecin qui ne comprenait rien à cette fantaisie, fit rouler le lit de son père vers la fenêtre qu'elle entrouvrit, elle tira les rideaux de manière à cacher une partie du ciel, tout en laissant un léger écartement entre eux afin que son père pût voir au dehors.
Elle attendit anxieuse, sortant à chaque instant sur le balcon; sa mère, sa sœur entrèrent.
—Parlez à papa, leur dit-elle, empêchez qu'il ne s'endorme; vous, monsieur, soulevez-le un peu sur son lit.
—Mais, ma fille, pourquoi cela? dit Mme Riquet.
Cette somnolence est bonne, au contraire, dit le médecin.
Il ne put continuer ce qu'il allait dire:
Tout à coup, comme si une trombe se fût abattue sur la maison, une colonne d'eau dégringola du toit avec un bruit de cascade jusque sur le balcon, et éclaboussa même la chambre.
—Ah, comme il pleut! s'écria Marie. Elle s'élança vers le lit de son père, s'agenouilla, lui prit la tête, le força à se tourner vers le balcon.
—Voyez donc, mon papa, disait-elle, voyez donc!
L'eau tombait toujours à grand fracas.
—Qu'est ceci? s'écria Mme Riquet; mais il ne...
Le médecin avait compris.
—Chut! madame, dit-il tout bas; si votre mari croit qu'il pleut il est sauvé.
—Papa, regardez donc comme il pleut! disait Marie.
—Ah! comme il pleut, répétaient Mme Riquet et sa seconde fille.
Riquet parut comprendre ce qui se disait: il se souleva péniblement, regarda l'eau qui tombait toujours à grands flots du toit sur le balcon, ses traits se détendirent comme si cette eau eut apporté un peu de fraîcheur à son front brûlant, un sourire vague se dessina sur ses lèvres sèches.
—Un orage! de l'eau enfin! murmura-t-il. Comme cela me fait du bien.
Et accoudé, il regarda avidement cette eau qui semblait le faire renaître.
Elle descendit ainsi longtemps; à la fin Riquet, lassé mais rafraîchi, s'endormit d'un sommeil paisible.
—Mademoiselle, déclara le médecin, après avoir tâté le bras de Riquet et considéré attentivement sa physionomie reposée, une détente s'est opérée, le pouls est calme, il est sauvé!
—Dieu soit loué! répondit Marie avec ferveur. Fermez la fenêtre, monsieur. Maintenant expliquez ce qui vient de se passer à maman qui nous regarde avec des yeux agrandis par l'étonnement, continua la jeune fille riant de joie. Et dans un envolement, elle sortit disant:—Moi je vais relever ce brave Pierre de son rôle de cataracte.
Pierre, sur l'ordre de Marie, avait mis à la chaîne tous les valets, les uns tirant de l'eau au puits, les autres se passant les seaux de mains en mains à travers l'escalier et les lui tendant par les lucarnes des mansardes, pendant que, juché sur le toit, il versait sur les ardoises cette eau bienfaisante qui se précipitait, jaillissant sur le balcon, et procurait ainsi à son maître l'illusion de cette pluie que, dans son délire, il appelait avec anxiété.
Une idée ingénieuse venait de sauver Riquet.
CHAPITRE DIX-SEPTIÈME
La convalescence de Riquet fut longue; l'impatience qu'il avait de surveiller ses travaux et l'immense comptabilité qui en ressortait empêchaient par une trop grande tension du système nerveux, ses forces de renaître.
Un jour que, malgré l'avis du médecin, il s'était fait apporter, auprès du fauteuil où le clouait sa faiblesse, ses papiers et ses comptes, son fils Jean-Mathias entra dans sa chambre et le voyant pâle, la sueur au front, il se permit de lui dire qu'il avait grand tort de ne pas vouloir écouter son médecin, qu'il retardait ainsi une guérison si ardemment attendue.
—Il faut que je fasse réponse à tout ceci, dit Riquet lui montrant une nombreuse correspondance à ses côtés. Depuis ma maladie tous les travaux languissent, rien ne se fait à mon gré, et personne ne pouvant prendre une décision, rien ne se termine.
—Ne puis-je vous aider, mon père? demanda le conseiller. Voyez la fatigue vous accable, et ces deux heures de travail vous ont brisé.
—Ah! comme je vieillis, fit Riquet, si je n'allais pas pouvoir achever mon œuvre, continua-t-il avec une tristesse navrante.
—Ne parlez pas ainsi, mon père, s'écria Jean-Mathias, vous êtes jeune encore, vous reprendrez vos forces, et votre vigueur d'il y a quelques mois.
—Ce serait bien cruel, vraiment, dit Riquet, absorbé dans son idée, sans répondre à son fils, si je ne voyais pas mon œuvre achevée: non, c'est impossible! qui s'en chargerait, si je n'étais plus là? fit-il avec véhémence.
Tout à coup il releva la tête, une espérance joyeuse animait ses traits qui prirent une expression de résolution.
—Si je ne suis plus là, murmura-t-il, mon œuvre sera achevée, malgré tout.
Il enveloppa son fils d'un long regard.
—Tu m'offrais ton concours tout à l'heure, Mathias, lui dit-il.
—Oui, monsieur, je suis prêt à vous servir, à vous aider, à vous épargner la fatigue, si je le puis.
—J'accepte ton offre, mon cher fils. Mais je ne te demande pas ton aide temporaire, je veux t'associer à mon œuvre.
Le veux-tu?
N'est-ce pas beaucoup te demander, que de t'éloigner de Toulouse et de fonctions au parlement qui te plaisent. Vois-tu, Mathias, cette maladie m'a abattu, elle peut se reproduire. Il faut que, moi mort, mon œuvre ne périsse pas avec moi: et, si je ne suis plus là, il faut qu'un Riquet achève ce qu'a commencé un Riquet.
—Je vous comprends, mon père, je suis à vos ordres. Dieu vous laissera à nous de longues années encore, je l'espère; mais si mon concours vous peut être utile dès à présent disposez de moi, mon père, me voici.
—Merci, Mathias, fit Riquet, en serrant la main de son fils; assieds-toi là et dépouillons vite ensemble cette volumineuse correspondance.
Parmi cette correspondance se trouvait une lettre de Colbert trop flatteuse pour l'auteur du canal pour que je ne la transcrive pas ici.
30 novembre 1672.
«Monsieur,
«L'amitié que j'ai pour vous, et les services que vous rendez au roi et à l'État, dans la plupart des soins que vous prenez, et l'application toute entière que vous donnez au grand travail du canal m'avait donné beaucoup de douleur du mauvais état auquel votre maladie vous avait réduit; mais j'en ai été bien soulagé par les lettres que je viens de recevoir de votre fils du 23 de ce mois, qui m'apprennent que vous êtes entièrement hors de péril et qu'il n'est plus question que de vous rétablir et de reprendre des forces qui vous sont nécessaires pour achever une si grande entreprise que celle où votre zèle pour le service du roi vous a fait engager; et quoique cette nouvelle m'ait donné beaucoup de joie, je ne laisserai pas d'être en inquiétude jusqu'à ce que je reçoive de votre main des assurances de votre bonne santé.
»Ne pensez qu'à la rétablir, et soyez bien persuadé de mon amitié et de l'envie que j'ai de vous procurer à vous et à votre famille des avantages proportionnés à la grandeur de votre entreprise.
»Je suis tout à vous.
«Colbert.»
Jean-Mathias Riquet de Bonrepos vendit sa charge au parlement et, dès ce jour, fut associé à son père dans sa grande entreprise.
Quand Riquet fut en état de sortir, il voulut de suite visiter les travaux du canal, poursuivis durant son séjour à Cette et pendant sa maladie.
Il emmena Jean-Mathias avec lui pour l'initier aux mille détails d'une œuvre si multiple dans son unité, détails que la vue lui ferait bien mieux comprendre que toutes les descriptions.
Ils suivirent le canal de l'endroit où la petite rivière de Fresquel, qui descend des hauteurs de Naurouze, se jette dans l'Aude; là on avait construit un superbe pont aqueduc.
En-dessous, coulait la rivière, sur le pont passaient le canal, et une route qui va de Carcassonne à Castres.
Il était à trois arches, avait vingt-cinq toises de long, et se trouvait à cinquante-deux toises et demie au-dessus du niveau de la mer[10].
Rien n'était plus pittoresque pour les cavaliers et les piétons que de suivre cette route aérienne sur le pont, côtoyant les grandes barques, et, en se penchant; d'apercevoir le Fresquel qui roulait ses eaux gaies et frémissantes dans le ravin.
Riquet et son fils allèrent ainsi, inspectant les travaux, suivant le lit du canal qui longe toujours l'Aude jusqu'au-dessous d'Argens où commence la grande retenue de Fonseranne de vingt-sept mille deux cent soixante toises de longueur.
Les travailleurs très nombreux en cet endroit les arrêtèrent longtemps.
Riquet était fort perplexe; il avait là, en face de son canal, la montagne d'Anserunne, dont la rivière, l'Aude, se détourne presque à angle droit pour aller se jeter dans l'étang de Vendres.
En faisant passer son canal à Nissan, il évitait le passage de la montagne, et la différence énorme de niveau qu'il trouvait, arrivé sur l'autre versant. Mais il était né à Béziers, il avait promis à ses concitoyens de faire passer le canal au milieu de leur ville; et d'ailleurs il ignorait les obstacles terribles qu'il allait rencontrer dans cette percée de la montagne. Il décida donc de s'en tenir, malgré les avis d'Andréossy et du chevalier de Clerville, à ses premiers plans, et que le canal quitterait l'Aude, passerait au travers d'Anserunne pour aller rejoindre la rivière d'Orb et Béziers.
D'un autre côté, les difficultés d'argent augmentaient encore chaque jour; le port de Cette engloutissait des sommes énormes, et comme Riquet voulait son œuvre parfaite, il n'hésitait jamais à doubler une dépense de son devis, lorsqu'elle devait donner à son canal plus de solidité et de beauté.
Au premier août 1673, la ferme des Gabelles redevait au trésor quatre cent mille livres. Cette violation nouvelle de leurs conventions irrita profondément Colbert, qui, de loin, ne pouvait se rendre compte des dépenses et des augmentations nécessaires.
Ses dispositions déjà changées devinrent, à partir de ce moment, tout à fait hostiles au créateur du canal.
Dans un mémoire fort dur, le ministre dénonça au roi le crédit, et proposa d'en exiger immédiatement le remboursement.
Vainement Riquet lui écrivit:
«Qu'il aurait pu, exécutant strictement le devis, dépenser beaucoup moins, que telle eût été la conduite d'un entrepreneur ordinaire, mais qu'il avait préféré doubler sa dépense, pour donner à son œuvre une plus grande solidité.»
Colbert ne voulut pas entendre ses raisons et à chaque courrier, l'intendant de la province et M. de la Feuille recevaient l'ordre de surveiller de près les comptes de Riquet.
Plusieurs années se passèrent ainsi, au milieu de débats irritants avec le ministre, et de difficultés de toutes sortes, sans cesse renaissantes.
Riquet, qui avait recouvré complètement sa santé, avait repris avec elle sa vaillance et sa persévérance: aussi luttait-il courageusement contre les exigences un peu tracassières du ministre.
Il était infatigable, aidé par son fils pour la comptabilité énorme auxquelles donnaient lieu les gabelles du Languedoc, il s'occupait à la fois du canal devant la montagne dont on commençait la percée, et du port de Cette qui s'achevait.
Colbert restait toujours malveillant et à cette malveillance venait se joindre maintenant une défiance que rien ne justifiait, ni la conduite antérieure de Riquet, ni sa vie actuelle, toute au travail et à l'enthousiasme de son œuvre.
Cependant le ministre écrivait en 1678 à M. de la Feuille:
«Surveillez bien cet homme; il peut faire tort à l'État par son peu d'économie, soit par des gratifications inconnues; vous devez donc commencer à bien examiner s'il a fait des ouvrages pour l'argent qu'il a touché.»
Riquet apprit l'accusation de Colbert, M. de la Feuille honteux la lui fit connaître, et comme il disait à Riquet:
—Écrivez au ministre combien il se trompe sur votre compte.
—Je n'en ferai rien, s'écria Riquet indigné, s'il n'a pas su me juger, tant pis pour lui.
Qu'il se défie, qu'il m'accuse! j'ai un témoin de mon honnêteté qui parlera plus haut que tous les témoignages, c'est mon œuvre!
Et il ne voulut jamais se disculper d'une accusation qu'il regardait comme trop odieuse. M. de la Feuille détruisit-il la grave accusation portée contre Riquet? on ne sait; mais Colbert ne la renouvela plus.
On s'était résolu à percer la montagne dans un endroit où elle paraissait le plus accessible, et d'où le canal rejoindrait, en ligne directe, la rivière d'Orb qui descendait dans la vallée, sur le versant opposé.
Riquet se trouva alors devant un obstacle qu'il n'avait pas prévu.
La montagne se prolongeait par mamelons dégradants jusqu'en vue de Béziers et la vaste plaine qui l'entoure actuellement était couverte alors par le grand étang de Montady. Riquet ne s'était pas aperçu que cette montagne était en partie composée de tuf sablonneux. Or, à mesure que l'on creusait la galerie sous laquelle devait passer le canal, tout s'éboulait sous les pioches des travailleurs, et ce que l'on avait ouvert la veille était enseveli dans le sable le lendemain.
Riquet, aidé par un ingénieur, Pascal de Nissan, cherchait à vaincre cet obstacle qui paraissait insurmontable.
Pascal de Nissan fit faire des traverses en bois pour soutenir les sables, mais rien ne tenait contre cette force immense. Les traverses cassaient comme verre sous le poids des sables; et la montagne menaçait, si on persistait dans cette résolution, de descendre dans l'étang et de combler par surcroît la partie du canal qui venait s'y amorcer et le traverser.
Le danger était terrible pour les ouvriers et presque tous finirent par refuser le travail en cet endroit dangereux.
Les semaines, les mois se passaient, les ouvriers découragés, attaquaient mollement avec mille précautions, et encore c'était à grand peine que Pierre obtenait qu'ils revinssent au chantier. Ils disaient que c'était folie; s'exposer sûrement à se faire ensevelir sous cette montagne de sable. Ils cessèrent bientôt toutes tentatives et déclarèrent que l'on ne traverserait jamais ce mal-pas (mauvais pas) nom qu'ils donnèrent à cet endroit et qu'il a conservé depuis.
Pascal de Nissan, Pierre, les supplièrent en vain de continuer les travaux. Ils durent alors avertir Riquet de ce qui se passait, et le conjurer de venir à Mal-pas.
On écrivit méchamment à Colbert:
«que la seconde partie du canal avait échoué parce qu'il avait la tête dans une montagne de sable, et à ses côtés deux étangs de vingt-cinq pieds plus bas que son niveau.»
Tout le pays répétait:
—Ah! M. Riquet ne passera jamais le Mal-pas!
Les gentilshommes des environs, les bourgeois de Narbonne, venaient là, en partie, pour se moquer de Riquet et de son canal.
L'archevêque de Narbonne voulut aussi voir par lui-même cette terrible percée de Mal-pas. Il vint avec ses secrétaires, écouta attentivement les explications de Pascal de Nissan qui le prévint de l'arrivée attendue de Riquet sur les lieux.
L'archevêque demanda à voir le tracé du tunnel qui lui parut impossible à exécuter.
—Que comptez-vous tenter encore? dit l'archevêque en hochant la tête, serez-vous donc forcés de changer le parcours du canal?
—J'espère que non, répondit Pascal de Nissan; je crois que j'ai trouvé enfin le moyen de soutenir les sables; si M. Riquet l'approuve, nous pourrons essayer ce que j'ai imaginé.
—Voilà qui est bien chanceux, dit l'archevêque, et comme ses secrétaires et les personnes de sa suite s'avançaient vers lui, riant et se moquant de ce pauvre canal ensablé:—Je connais M. Riquet, continua monseigneur de Narbonne, et son énergie indomptable: rira bien qui rira le dernier.
—Mais monseigneur, dit un de ses secrétaires, nous avons gravi une partie de la montagne, sûrement ces travaux souterrains ébranlent la masse et produisent des éboulements successifs: il suffit de voir pour s'en rendre compte.
Cet obstacle est non seulement difficile, il est invincible. N'est-ce pas aussi l'avis de votre Grandeur?
L'archevêque assis en ce moment devant la tranchée, avait en face de lui un énorme bloc de sable crayeux, nouvellement descendu de la montagne.
—Prêtez-moi un couteau, dit-il à son entourage; il se leva, prit le couteau qu'on lui tendait, et sans répondre, un fin sourire sur les lèvres, il se mit à entailler le bloc.
Il gravait de larges lettres romanes.
On regardait sans comprendre.
Quand il eut fini, il découvrit ce qu'il venait d'écrire.
—Voici ma réponse, fit-il.
Une explosion de rire éclata de toutes parts, à ses côtés.
Il y avait gravé en langue romane Ten bonriquet.
Cette inscription pouvait avoir une double interprétation. Traduite en français elle signifiait: Tiens bon Riquet, mène ton travail à bonne fin.
C'était un encouragement.
En langue vulgaire, en patois, en deux mots, au lieu de trois, et en changeant une lettre, elle devenait une insulte.
Le mot bourriquet signifiant un âne.
Autour de l'archevêque, on le prenait dans le mauvais sens, et l'on riait.
Pascal de Nissan se mordait les lèvres sans rien dire.
—Allons, messieurs, il se fait tard, fit l'archevêque, toujours son énigmatique sourire sur les lèvres, partons, et se tournant vers l'ingénieur:
—Tous mes compliments à M. Riquet, dit-il, et tous mes encouragements.
Et l'archevêque et sa suite remontèrent dans les carosses qui les avaient amenés.
Après le départ du prélat, les ouvriers vinrent voir avec curiosité ce que l'archevêque avait écrit, qui avait tant égayé sa compagnie.
Personne ne savait lire.
On appela Pierre qui passait pour être un savant, très savant, comme ils disaient.
Pierre déchiffra péniblement entre ses dents cette vieille écriture ancienne des manuscrits.
Comment lisait-il? On ne savait ce qu'il lisait, mais il fronçait terriblement les sourcils.
—Qu'y a-t-il donc là? monsieur, demanda-t-il à Pascal de Nissan qui revenait; il me semble que je dois me tromper; bourriquet, mâchait-il d'un air furieux.
—Je ne sais moi-même si c'est une figue ou un raisin que l'archevêque a laissé là, répondit l'ingénieur.
En ce moment un chef d'atelier annonça l'arrivée de Riquet.
—On m'apprend que je manque d'une heure à peine la visite de l'archevêque de Narbonne, leur dit Riquet, qu'ils rejoignirent à l'instant où il descendait de cheval, je le regrette beaucoup, il a laissé un écrit pour moi; où est-il?
—Par ma foi, monsieur Riquet, je pense que cet archevêque ne sait pas ce qu'il dit; sauf le respect que je lui dois, s'il était encore là, je le lui dirais à lui-même, fit Pierre en colère.
—Voyons ce billet qui te met si hors de toi, ami Pierre, dit Riquet, donnez-le moi Pascal?
—Monseigneur de Narbonne écrit ses billets sur le sable dit Pierre, une manière de pierre dans votre canal.
—Où est-ce? tu piques ma curiosité, Pierre, fit Riquet.
Pascal et Pierre le menèrent devant le bloc sur lequel se trouvait l'inscription de l'archevêque.
—Tiens bon Riquet, lut-il à voix haute.
Voilà une sage parole et un bon conseil. Merci monseigneur, et il ajouta, riant de bon cœur:—Ah vous écrivez aux gens en rébus, je m'en vais vous répondre de même, monseigneur.
Alors il prit lui aussi un couteau traça sur le bloc en regard de l'inscription épiscopale un seul mot: mon; puis se tournant vers Pascal de Nissan:
—Savez-vous dessiner une oie? vous demanda-t-il.
—Je pense que je pourrai faire quelque chose qui y ressemble, répondit l'ingénieur, qui se mit à graver une oie après le mot mon.
Quand ce fut fini, Riquet ajouta à la suite de l'oie les mots fait tout; et traduisant tout haut son rébus pour la foule des ouvriers qui les entouraient:
—Monnoie fait tout, dit-il gaiement.
Voici ma réponse, monseigneur de Narbonne.
CHAPITRE DIX-HUITIÈME
Riquet, dans sa réponse à l'archevêque de Narbonne, disait un mot qui a souvent été répété depuis par un grand ingénieur perceur d'isthmes, M. de Lesseps, qui a posé en maxime que tout travail est possible à l'homme avec de l'argent.
Idée vieille, de notre temps, de deux siècles déjà, et qu'en cherchant bien on trouverait plus vieille encore dans les traditions du passé.
Riquet arrivait avec de l'argent à Malpas.
Il fit dire par tous les chefs d'ateliers aux six mille ouvriers réunis là qu'il doublait la paie, durant toute la percée de la montagne.
Les ouvriers séduits se remirent au travail.
Il eut de sérieux entretiens avec Pascal de Nissan, qui lui proposait de plafonner avec de forts madriers à mesure que l'on perçait la voûte, et de commencer la maçonnerie au fur et à mesure que l'on avançait.
L'idée parut bonne à Riquet qui l'adopta.
De sorte que les terrassiers, les charpentiers et les maçons, par escouades nombreuses, se succédaient ou plutôt travaillaient ensemble dans le même temps.
Riquet resta à Malpas, surveillant lui-même les travaux et animant les travailleurs de sa présence et de sa parole.
Malgré cela, on avançait lentement; quelques mètres à peine étaient percés au bout de trois jours.
Comme Riquet assistait à une pose de madriers, il vit accourir vers lui, de toute la vitesse de leurs chevaux, deux cavaliers poudreux et dont les montures à moitié fourbues attestaient la diligence que leurs maîtres avaient faite pour venir jusqu'à Malpas.
—Jean-Mathias, s'écria Riquet, apercevant son fils aîné qui descendait précipitamment de cheval, et dévisageant l'autre cavalier,—Pierre-Paul! fit-il au comble de la surprise en reconnaissant son second fils, le capitaine au régiment des gardes-françaises.
—Ah! mon cher fils, que je suis content de vous voir, lui dit Riquet, en le serrant dans ses bras; mais pourquoi tous deux ces mines attristées? Pourquoi ces habits poudreux? continua-t-il, remarquant alors seulement le désordre de leur toilette. Qu'y a-t-il? Votre mère? Vos sœurs?
—Elles sont bien, mon père, se hâta de répondre Mathias.
—Pardonnez-nous, monsieur, dit Pierre-Paul, de nous présenter devant vous dans un tel désordre; mais j'arrive de Paris, où j'ai appris de graves nouvelles, sans presque m'arrêter en route, tant j'avais hâte de précéder le courrier du ministre qui portait une lettre au nouveau gouverneur du Languedoc, M. Henri d'Aguesseau.
—De quelles nouvelles parlez-vous, mon fils? fit Riquet surpris.
Il conduisit ses fils dans la petite maison où il vivait à Malpas, et une fois seul avec eux:
—Parlez, dit-il au plus jeune, je vous écoute, mon enfant.
—Je vous ai dit, mon père, que je tenais à précéder le courrier de M. de Colbert; je savais par des amis à moi, employés chez le ministre, que le gouverneur allait recevoir l'ordre de tout arrêter ici.
—Comment mon fils? s'écria Riquet, arrêter quoi?
—Vous allez voir, mon père, fit Jean-Mathias.
Le capitaine reprit sur un signe de son père:
—Aussitôt mon arrivée à Toulouse, j'allai faire visite au nouveau gouverneur. Il venait de recevoir les dépêches qui vous concernent, je le savais; après quelques paroles, apprenant que je venais vous voir, et comme je lui demandais s'il ne pouvait me donner ses commissions pour vous, il réfléchit, et me dit qu'il ne voyait aucun inconvénient à ce que je me chargeasse de vous transmettre les ordres qu'il avait pour vous.
Il me montra alors la lettre du ministre, qui en contenait une autre, à lui envoyée de Toulouse, dénonçant votre travail comme une folie insigne, parce que vous avez, en ce moment, la tête dans une montagne de sable et à vos côtés des étangs à vingt-cinq pieds au-dessous de votre niveau.
En conséquence, le ministre ordonne à M. d'Aguesseau de faire suspendre tous les travaux du canal, de se rendre sur les lieux, à la tête d'une commission qui seule aura le droit de décider si on peut continuer l'œuvre.
M. d'Aguesseau m'a remis pour vous l'ordre de suspension jusqu'à son arrivée, avec les commissaires choisis par lui.
Voici cet ordre, mon père.
—Donnez, Paul, fit Riquet.
Il lut attentivement, plia la missive, et impassible, tranquillement il demanda:
—Quand doit arriver M. d'Aguesseau? le savez-vous, mes enfants?
—Il devait partir deux jours après moi, répondit Pierre-Paul; mais comme il ne viendra pas avec la diligence que nous avons mise Mathias et moi, il ne sera guère ici avant six à sept jours.
Riquet réfléchissait profondément, l'arc de ses sourcils tendu, un éclair de résolution ardente et de volonté illuminait seul l'œil, pendant que le visage demeurait calme.
Ses fils le contemplaient, anxieux de ce qu'il allait décider.
Cette nouvelle était terrible pour tous.
Si la commission déclarait que la percée était impossible, que la continuation du canal était dangereuse dans ces conditions, on pouvait vouloir obliger Riquet à changer son itinéraire, et qui sait, peut-être pis encore. La commission pouvait décider que Riquet ne remplissait pas les engagements de ses devis et tenter de le déposséder pour donner l'entreprise de son œuvre à une créature des commissaires.
C'était alors la ruine complète, sans la compensation de la gloire, pour une œuvre grande et utile.
Riquet s'était levé, son parti semblait pris.
—Non, mon œuvre ne peut être à la merci d'un homme, dit-il, avec calme; s'il la juge mauvaise, je devrai la discontinuer, non c'est impossible!
Le moment est décisif, je joue plus que ma fortune, plus que ma vie, je joue ma gloire; mais je gagnerai la partie, dit-il avec une résolution inébranlable.
Il allait sortir.
—Qu'allez-vous faire, monsieur? demanda respectueusement Pierre-Paul.
—Livrer bataille, capitaine, répondit son père souriant, vous comprenez cela, vous.
—Permettez que nous vous accompagnions, mon père, demanda Jean-Mathias.
—Venez mes fils, dit Riquet; et appuyé sur ses deux enfants il gagna la montagne.
Il ordonna que l'on appelât en ce lieu tous les chefs d'ateliers, les ouvriers les plus intelligents et les plus habiles dans chaque corporation.
Quand ils furent tous réunis.
—Mes amis, leur dit-il avec énergie, savez-vous ce que l'on dit à Paris et à Toulouse?
On dit que vous et moi, nous sommes des niais; moi de vous avoir conduit en face d'une montagne de sable, et vous de n'avoir pas su la traverser.
Savez-vous ce qu'on veut?
On veut que nous arrêtions notre travail.
Que cette œuvre, à laquelle vous coopérez depuis dix ans bientôt, ne soit pas achevée.
Que la gloire, que le profit, que le bien-être du pays entier, qu'elle doit nous apporter à tous, soient de vains mots sans résultat.
Le voulez-vous donc aussi?
—Non, non, crièrent toutes les voix.
—M. le gouverneur doit venir ici suspendre les travaux: prouvons-lui que les méchants et les envieux se trompent en disant que nous avons entrepris l'impossible. Mes amis, nous avons six jours pour percer Mal-pas!
Un des chefs d'atelier se détacha du groupe des travailleurs.
—Monsieur Riquet, ça sera fait, n'est-ce pas vous autres? fit-il, s'adressant à ses compagnons.
—Oui, oui, au travail! crièrent-ils tous. Vive notre canal!
Une expression de triomphe passa sur le visage de Riquet.
—Vive notre canal! répondit-il en agitant son chapeau.
Durant six jours, il régna une activité fiévreuse dans la montagne. Jour et nuit on travaillait. Pierre était partout à la fois: mais sa présence n'était point nécessaire pour encourager les ouvriers; c'était avec entrain, avec gaieté, avec ardeur que les escouades se succédaient dans la percée; et c'était accompagnées par les chansons, que les charpentes se posaient et que les maçons cimentaient la voûte.
On ouvrait un passage de trois toises, quitte à l'élargir plus tard, lorsque le gouverneur se serait convaincu par ses yeux que rien n'est impossible à la volonté unie à la persévérance.
Les charpentiers établissaient d'abord un plafond soutenu par de grosses poutres, reliées entre elles par de forts étriers de distance en distance; puis les maçons construisaient une voûte en-dessous et encastraient les poutres de support dans leur maçonnerie.
Riquet, ses fils, passaient leurs journées au milieu des travailleurs, accueillis toujours par les cris de: Vive le canal! à bas Malpas!
Dans la journée du sixième jour, des hommes que Riquet avait postés sur la route que devaient parcourir, pour arriver à Malpas, le gouverneur et ses commissaires, se replièrent en annonçant que l'on apercevait au loin une cavalcade nombreuse.
Une heure après à peine, Henri d'Aguesseau, gouverneur du Languedoc, et la commission choisie par lui arrivaient à Malpas.
Riquet et ses fils allèrent les recevoir et leur souhaiter la bienvenue.
—Je vois, monsieur, dit le gouverneur en reconnaissant le capitaine de Bonrepos à côté de son père, je vois que vous êtes informé du triste sujet qui nous amène ici.
Je regrette, monsieur, d'être chargé d'une aussi pénible mission.
—Veuillez vous reposer un instant chez moi, messieurs, dit Riquet, sans répondre directement au compliment de condoléances du gouverneur. Je vous conduirai ensuite moi-même visiter l'ensemble des travaux.
Vous jugerez mieux, à loisir et reposés.
Il leur fit servir une collation magnifique.
—Ne parlons pas de ce mauvais pas, messieurs, dit-il, à quelques membres de la commission qui lui demandaient des explications: voyez d'abord; vous ferez vous-mêmes votre opinion.
Lorsqu'ils se levèrent de table, charmés de sa courtoisie, eux qui venaient peut-être ruiner toutes ses espérances, Riquet se déclara prêt à les accompagner jusqu'à Mal-pas.
Il les mena d'abord au canal, qu'il leur fit suivre jusqu'à une voûte sous laquelle il entrait, et où son lit creusé, achevé, se continuait.
Partout, autour du canal, auprès de cette voûte, les ouvriers groupés, silencieux, se levaient à l'approche du cortège et saluaient le gouverneur.
—Des torches, commanda Riquet, lorsqu'ils furent tous devant la bouche de la voûte.
Une escouade d'hommes porteurs de torches s'avança.
Ils s'échelonnèrent en avant et sur les côtés, et l'on pénétra dans le souterrain.
Riquet, à la place d'honneur, en avant, auprès de M. d'Aguesseau.
On marcha ainsi durant une longueur de quatre-vingts toises.
La voûte, en forme de berceau, était en maçonnerie, et les larges pierres unies et polies qui la composaient ressemblaient à un de ces travaux si nombreux que nous ont laissés les Romains, dans la Gaule narbonnaise.
Riquet ne parlait pas.
M. d'Aguessseau parut touché de ce mutisme qui pouvait venir d'un chagrin profond.
—Combien je prends part, monsieur, lui dit-il, à ce malheur imprévu qui arrête votre œuvre; mais ne désespérez pas encore, peut-être ces messieurs vous laisseront-ils le droit de changer votre parcours.
Riquet s'inclina, toujours silencieux.
—Nous allons à Mal-pas, n'est-ce pas, monsieur? demanda M. d'Aguesseau, un peu piqué de ce silence. Il ajouta avec impatience:
—Quel est donc ce souterrain? Je ne savais pas que nous dussions en traverser un.
En ce moment le jour apparut soudain.
On arrivait en plein air.
Par la large baie de la voûte apparaissait un panorama splendide.
A perte de vue, s'étendait un pays immense qui descendait, en cascades verdoyantes, de la hauteur jusqu'au fond de la vallée, coupée comme d'une ceinture d'argent par la petite rivière d'Orb.
—Mais, monsieur, où nous conduisez-vous? demanda M. d'Aguesseau surpris, où est Mal-pas?
—Vous venez de le traverser, monsieur, répondit Riquet, saluant en souriant son interlocuteur.
Une immense acclamation des ouvriers, à l'autre bout de la percée, apprit à M. d'Aguesseau qu'il ne rêvait pas.
La bataille était gagnée.
Riquet, vainqueur, n'eut plus qu'à recevoir les félicitations du gouverneur et des commissaires, qui n'en pouvaient croire leurs yeux et qui n'eurent qu'à rédiger un mémoire pour déclarer que la percée de Mal-pas s'était accomplie en six jours, et que Riquet pouvait continuer désormais le canal du Languedoc.
CHAPITRE DIX-NEUVIÈME
Après le triomphe de la percée de Malpas, Riquet reprit son œuvre sans entraves; mais si le gouverneur et les commissaires rendirent entière justice à l'immense effort accompli, ces éloges n'amenèrent pas dans les coffres du créateur, l'argent nécessaire à l'achèvement de son œuvre.
Riquet dut encore emprunter pour désintéresser le trésor, ce qui fit monter à près de deux millions sa dette personnelle, grévant la propriété du canal.
D'un autre côté, les difficultés du terrain ne se surmontaient qu'au prix des plus grands efforts et des plus énormes dépenses.
Une fois hors de Mal-pas, le canal trouvait, sur le versant opposé, une vallée profonde qu'il dominait de vingt-cinq mètres de haut.
Il fallait atteindre l'Orb, et Béziers.
Riquet fit construire, pour amener le lit du canal au niveau de la rivière, huit sas accolés, qui de loin ressemblent à un gigantesque escalier, l'escalier de Neptune.
Ces huit sas présentent une gigantesque masse de constructions de cent cinquante-six toises (ou 312 mètres) de longueur, sur une hauteur de vingt-cinq mètres.
Et c'est un spectacle magique que celui des huit vannes ouvertes à la fois; les eaux alors se précipitent en cascade, du haut de la montagne, battant les digues de leurs vagues écumantes, couvrant d'une poussière diamantée toute la vallée depuis Fonserannes jusqu'au port de Béziers.