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Un soir à Hernani, 26 février 1902
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V
Les voitures
Passent sous la visière énorme des toitures
Dans cette rue étrange où je monte en rêvant.
Ah! c'est l'Espagne, enfin!
Je sais bien qu'au-devant
De celui qui sera son poète, l'Espagne
Avait mandé sa grâce à travers la montagne,
Qu'elle avait détaché vers lui quelques splendeurs
—Vieux clochers chambellans, moulins ambassadeurs,
Chargés de l'accueillir au seuil de la Biscaye
D'un peu de majesté, de morgue et d'antiquaille!
Je sais bien qu'au-devant de celui qui venait
Elle avait envoyé le soleil, le genêt,
Le vent du sud chantant son grand air de bravoure;
Que déjà cette Reine, aux portes de Ciboure,
Avait fait de sa part saluer cet Infant
Par un vieux mendiant de rouge se coiffant;
Mais c'est à Hernani—noir village, je t'aime!—
Qu'elle avait décidé de l'attendre elle-même.
Et tous les murs étaient pavoisés de haillons.
Depuis qu'on parcourait les âpres régions
Pour la première fois le convoi faisait halte;
De sorte que ce fut vraiment—et je m'exalte,
Je parle seul tout haut, je ris!—ce fut ici
Que la rencontre eut lieu.—Noir village, merci!
Tout à l'heure, en passant, on me montrait une île.
J'ai dit au batelier: «Ta barque est inutile!
Que peut me faire à moi sur quel bout de terrain
Un Haro se rencontre avec un Mazarin?
Je veux voir Hernani! C'est là qu'entre les poutres
D'une rue où l'on boit le sombre vin des outres,
Sous une longue bande étroite d'indigo,
Se rencontra l'Espagne avec Victor Hugo!
Je suis un pèlerin. Je viens pour qu'on me montre
Le véritable endroit de la grande rencontre.
Et non pas je ne sais quelle île des Faisans!
—Le siècle, cette année, a de nouveau deux ans.»
O rapide frisson des âmes enfantines!
Aussitôt qu'il eut vu, l'enfant des Feuillantines,
L'orgueil silencieux qui ronge ces maisons
Et leur sort sur la face en énormes blasons;
Ces fers forgés; ces bois sculptés; ces hommes pâles
Qui sur de pauvres seuils se drapent dans des châles;
Les caprices pointus de ce pavé grimpant
Sous le balcon qui bombe et la loque qui pend;
Aussitôt qu'il eut vu ce clocher à grillage
Où les cloches ont l'air d'oiseaux de bronze en cage;
Aussitôt que, passant la poterne, il eut vu
Les longs veloutements de ce vallon perdu;
Ces chênes bas taillés d'une façon si drôle
Qu'ils ont la grosse tête à perruque du saule;
Ces fermes rabattant sur leurs murs des volets
D'où le piment retombe en doubles chapelets;
Ces gazons où toujours quelque poulain se vautre;
Ces toits dont un côté descend plus bas que l'autre;
Aussitôt qu'il eut vu marcher dans les sentiers
Des joueurs de pelote et des contrebandiers;
Sous les arbres trapus tout enthyrsés de lierres
Rire des muletiers avec des sandalières;
Des filles aux pieds nus, de leurs orteils vibrants,
Caresser à rebrousse-écume les torrents;
Des prêtres bruns mêler des ombres de soutanes
Aux troncs décortiqués et pâles des platanes;
Des mules trois par trois traîner ces grands berceaux
Dont la toile au soleil tremble sur deux arceaux;
La broussaille dresser son piège qui chuchote;
Les moulins avoir l'air d'attendre Don Quichotte;
Et les maïs bouger leur barbe et leurs plumets;
Et les feux s'allumer soudain sur les sommets;
Et le linge sécher à travers les campagnes,
Il fut plus Espagnol que toutes les Espagnes!
Il a reçu le coup de soleil, c'est fini.
Quand sa mère aura peur—plus loin que Hernani—
Il rira.—Le buisson où s'embusque la haine
Elle le connaît trop, la maman Vendéenne!
Elle dit à son fils: «Rentrez la tête un peu!»
Mais une vitre éclate! On vient de faire feu!
—«C'est gentil, l'ennemi qui m'envoie une bille!»
Dit l'enfant. Car ce brave aux longs cheveux de fille
Est déjà tellement du pays où l'on est
Qu'il a mis du panache à son petit bonnet.
VI
O mystère charmant et profond de l'enfance!
Quoi! cet être joyeux d'enfreindre une défense,
Qui rit, qui parle seul, qui joue, et qui soudain
Semble pris pour ses jeux d'un immense dédain,
Et rêve, dédaignant l'image ou la praline,
Dans le plus sombre coin de la vieille berline;
Qui montrait tout à l'heure un golfe avec son doigt
En demandant: «Quel est ce gros saphir qu'on voit?»
Ce garçonnet ravi d'abîmer son costume,
C'est Celui qui mettra son siècle sur l'enclume,
Qui pendant si longtemps sera terrible et seul,
Et qui pratiquera si bien l'Art d'être Aïeul
Que, pâles apprentis sortant tous de ses forges,
Les poètes seront ses innombrables Georges!
Quoi! cet enfant, c'est lui par qui nous apprenons
Que tous ces voyageurs croyaient avoir des noms,
Et c'est lui l'éternel parmi ces éphémères!
Quoi! c'est le grand Hugo, ce petit Victor!
Mères,
Qu'il y ait du respect parfois dans la douceur
Du baiser mis au front de votre enfant rêveur;
Que vos lèvres, parfois, en écartant des boucles
Aient peur de se brûler à quelques escarboucles;
Frissonnez au milieu d'un rire; effrayez-vous
De prendre l'avenir, ainsi, sur vos genoux;
Et dites-vous, avec une ivresse inquiète,
Lorsque vous saisissez une petite tête
Pour essayer de voir au fond des yeux gamins,
Que vous tenez peut-être un monde entre vos mains!
—Sait-on à quel moment au juste le dieu passe?
Songez à la minute émouvante de grâce
Où, dans la vieille rue, au son d'un fandango
Que rythme un claquement de fouet, Madame Hugo
Sort du carrosse vert dont l'attelage souffle,
Et, prenant dans ses bras l'enfant qu'elle emmitoufle.
Distraite, d'une voix qui sommeille à demi,
Lui dit légèrement: «Tu vois, c'est Hernani.»
Aucun éclair n'a lui dans la ruelle noire;
Nul n'a senti tomber cette graine de gloire;
Et lui-même l'enfant n'est pas resté songeur.
On se bouscule, on crie, on jure; un voyageur
Chante... Et le germe obscur descend au fond de l'âme.
«C'est Hernani, tu vois», a murmuré Madame
La générale Hugo, d'une distraite voix.
Et l'enfant regardait. «C'est Hernani, tu vois»,
Dit cette mère. Et tout, pendant cette minute,
Tout, Don Ruy, Don Carlos, le grand vers dont la flûte
Soupire, le bandit, l'amour, le collier d'or,
La bataille de mil-huit-cent-trente, le cor,
Mademoiselle Mars, la salle qui trépide.
Tout, le lion superbe et le vieillard stupide,
Oui, tout fut, au-dessus de ce village fier,
Pendant cette minute, en puissance, dans l'air!
Cette minute-là fut grosse du chef-d'œuvre.
—Et, faisant de son fouet zigzaguer la couleuvre.
Un jeune postillon, sur un seuil, étalait
Le rouge fatidique et vif de son gilet.
Le Rêve dans l'esprit des grands amants du Verbe
Abonde avec amour autour d'un nom superbe;
Il suspend, en secret, son cristal doux et lent
Au nom qui s'alourdit d'un poids étincelant;
Et quand, plus tard, cherchant dans cette ombre où tout reste,
Hugo retirera de son cœur, d'un seul geste.
Le nom qui s'y enfonce en tremblant aujourd'hui,
Ce nom ramènera tout un drame avec lui!
VII
... Mais la nuit m'a surpris près d'un portail de pierre.
Alors je me souviens qu'il aimait la prière;
Qu'il a divinement murmuré: «Va prier...»
Je songe que le soir du vingt-six Février,
Hernani, ton église est bien selon mon âme,
Puisque je ne peux pas aller à Notre-Dame!
Et je laisse la vieille en noir qui tient les clés
M'ouvrir.
Saint-Sébastien a les cheveux bouclés;
Le large autel doré luit de toutes ses forces;
Et l'on voit des raisins sur les colonnes torses.
Cette église serait sûrement de son goût.
Et comme dans son œuvre énorme on trouve tout,
J'y prends quelques beaux vers comme on choisit des cierges,
Et je les fais brûler doucement. Et les Vierges
—Fronts de cire entrevus à travers des carreaux—
Sont celles justement qu'invoquent ses héros;
Et je t'ai demandé, Petit Roi de Galice,
Comment il faut prier pour que Dieu s'attendrisse!
Et je sors tout ému sous le ciel toujours beau;
Et je marche en disant: «Maître, Génie, Hugo...
Souris, Père d'un siècle, aux humbles fils d'une heure!
Que quelque chose, en nous, de ce grand jour, demeure!
Donne-nous le courage et donne-nous la foi
Qu'il nous faut pour oser travailler après toi...»
Et les mots se pressaient sans ordre sur ma lèvre.
Car depuis le matin je cultivais ma fièvre.
«... Fais que nous nous levions la nuit pour travailler,
Que nous ne dormions plus à cause du laurier;
Et détache ta main, un instant, de ta tempe,
Pour bénir notre front, notre cœur, notre lampe...»
Des paysans passaient.—«Persuade-nous bien
Que le travail est tout, que nous ne sommes rien...»
Un chant montait, de ceux que plusieurs voix reprennent.
«... Et dis-nous de chanter pour que tous nous comprennent!»
Ainsi parlait la voix de mon âme à genoux.
Le soir d'Espagne était merveilleusement doux.
Mais il fallait partir, car l'ombre enveloppante
Venait; je reprenais la vieille rue en pente
Qui serre tellement le ciel entre ses toits
Que l'on ne voit jamais qu'une étoile à la fois;
Je murmurais: «Faut-il qu'un pareil jour s'achève?»
Je sortais de Hugo comme l'on sort d'un rêve;
Et j'ai redescendu la rue; et lorsque j'ai
Passé sous le dernier balcon de fer forgé,
Un homme, d'une voix orgueilleuse et bourrue,
M'a dit: «Señor, c'est là—dans cette vieille rue—
Que naquit Urbuta, le brave à qui le Roi
François Premier rendit son épée!» Alors, moi
J'ai dit: «C'est là qu'est né—dans cette rue ancienne—
Le drame auquel le Cid pourrait rendre la sienne.»
Hernani, 26 février 1902.
Paris.—L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette.
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