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Un tel de l'armée française

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The Project Gutenberg eBook of Un tel de l'armée française

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Title: Un tel de l'armée française

Author: Gabriel Tristan Franconi

Release date: November 13, 2015 [eBook #50447]
Most recently updated: October 22, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hans Pieterse and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UN TEL DE L'ARMÉE FRANÇAISE ***

Au lecteur

Table

Un tel de
l'armée française
Couverture

L'image de couverture et l'image ci-dessus ont été créées pour
cette édition électronique à partir de la couverture originale du livre.
Elles appartiennent au domaine public.

GABRIEL-TRISTAN FRANCONI

Un tel de
l'armée française

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PAYOT & Cie, PARIS
106, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

1918
Tous droits réservés
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
réservés pour tous pays
Copyright 1918, by PAYOT & Cie
A MES AMIS, MORTS ET VIVANTS
DE L'ARMÉE FRANÇAISE
A ALBERT URWILLER
UN QUI N'EST PAS COMME LES AUTRES

UNE JEUNESSE

Tel ces médailles qui, sous la patine des siècles, accusent un profil à jamais orgueilleux et viril, Un Tel, malgré les épuisements et les fièvres, garde le visage de ses vingt ans. Il est la parfaite image d'une époque inquiète, le souple sujet d'une race sportive et spirituelle.

Né au cœur du pays, Un Tel est le frère de tous ceux dont l'âme affectionne la claire campagne, la lumière mouvante des fleuves aux vertes rives, les lignes graves et simples des châteaux, les parcs galants où rêve sur de fuyantes terrasses le peuple immortel des statues; Un Tel est le fils des dresseurs de barricades, romantiques insurgés, fiers communards qui tombaient le crâne ouvert, ivres de lectures folles, invoquant le décevant mirage de la liberté.

Il en est ainsi, de toutes les idées. Elles arborent, en leur printemps, la pourpre de ton gilet, Théophile Gautier, pour finir dans le sang du peuple!

Aux heures d'orage intérieur, Un Tel entend gronder en lui les échos attardés d'anciennes clameurs; il lui monte aux lèvres l'amer parfum des vins troublants, qui, jadis, énervaient ses pères, de ces idées neuves où fermentent le doute et l'angoisse éternels de la vie. Mais, vienne un après-midi de tennis et de course, de fortes heures où les muscles rivalisent d'adresse, alors Un Tel, animal épris uniquement de vitesse et de joie, rebondit sur le sol de France comme une balle légère.

Il fut un gamin simple et que satisfaisait sa pauvreté.

Se contenter de l'ivresse des étés, de la fabuleuse poésie de la neige, suivre d'un œil captivé le vol magique des hirondelles et trouver au pain du ménage une saveur de brioche, ne sont-ce pas là des bonheurs parfaits, lorsque l'on sait y joindre la richesse d'un cœur pur et l'enthousiasme fleuri de l'enfance?

Etre le cerf que poursuit la meute des écoliers, le marin qui voit partir sur une eau tranquille l'esquif de bois verni où tremble une voile courbe, Un Tel avait été cela.

Sa prime enfance fut une longue kermesse, une pimpante théorie de fêtes naïves, de bonheurs frêles comme des bateaux, et qui laissaient, eux aussi, sur l'onde frémissante de sa belle âme, un sillage caresseur et prolongé. Il connut les déjeuners champêtres, la table dressée sous d'aimables ombrages, le retour des bois dans les parfums du soir. Il aima les défilés multicolores du carnaval. Il suivit les chars ensoleillés, où s'enivraient d'éphémères triomphes les reines des marchés. Plus encore, les fêtes religieuses des vieux âges le ravissaient: Pâques carillonnées, légendaires Noëls parés de crèches et d'étoiles, heures tendres des patronages, douceur illuminée et musicale des vêpres, Un Tel aspire encore leur encens délicat. Malgré l'indifférence et le doute, il a gardé cette faculté d'émotion qui le faisait jadis pleurer en écoutant le chœur des confrériennes.

Qu'ils étaient doux les soirs de printemps dans la rue bruyante!

La voix claire d'un voyou chantait au peuple accouru des romances aux rimes légères. Un Tel s'arrêtait afin de participer à l'ivresse commune. Puis, le groupe harmonieux se disjoignait. Certains, que le lyrisme assoiffait, couraient vers les bars; d'autres demeuraient sur place comme si l'écho attardé d'un dernier refrain les berçait encore. Un Tel, pour ajouter à la simplicité du repas familial un peu de la splendeur printanière, achetait une livre de fraises nouvelles.

La mère d'Un Tel attendait l'enfant. Courbée vers le sol dur, ainsi qu'une sainte en prières, elle semblait porter un lourd fardeau. Femme du peuple qui ne saurait être brisée par les chagrins et le labeur, elle pliait. N'ayant jamais failli à sa tâche simple, la vieille, une fois encore, avec les gestes de toujours, préparait le repas du soir. Sur le poêle bancal, où s'animait un feu tremblant, la soupe bouillait, chère eau chaude aromatisée qui réconforte, compagne quotidienne de ceux qui n'ont pas à leur table les fruits mûris aux provinces du soleil, ni ces rôtis savoureux dont le fumet, à lui seul, ranime et nourrit. Un pas allègre, tel un roulement de tambour, chassait le silence; la porte s'ouvrait, Un Tel embrassait sa mère, il mettait une nappe blanche sur la table, levait la flamme de la lampe, et voici que la mansarde où rôdaient les esprits sombres de la nuit était, soudainement, réjouie comme si des ondes lumineuses jaillissaient de quelque invisible fontaine.

Un Tel narrait à sa mère les menues aventures de la journée; il avait quinze ans, une âme enthousiaste et gamine, et il ignorait encore qu'il est souvent pénible de gagner ce beau pain frais qu'il aimait et dont la petite vie merveilleuse nourrissait sa jeunesse éclatante. C'était l'heure de la causerie. La vieille mère contait l'histoire de la famille.

Le père était mort. C'était un fidèle compagnon, un travailleur; tout jeune, il avait fait son tour de France. Il repose dans la banlieue mélancolique, en un cimetière peuplé d'érables rouges et d'ormes.

Nul mieux que lui ne savait besogner la charpente. Il allait, la musette au côté, travaillant de bourgade en bourgade. Comme il avait belle prestance, les filles lui souriaient. Parfois, fatigué de rôder à l'aventure, il s'adossait au tronc noueux d'un vieil arbuste et, pareil au soldat qui boit une gorgée de rhum pour renouveler ses forces, il contemplait avec amour l'image de celle qui devait être un jour sa femme.

En chantant, il repartait, longeant les bois, traversant les terres labourées. Il revint à Paris, élever de solides charpentes. Vinrent d'heureux jours, on se maria un matin d'hiver; la noce s'en fut à Robinson, où les bosquets déserts étaient couverts de neige.

La vieille mère évoquait les douleurs du ménage: une fille naquit, jolie comme un enfant Jésus et qui souriait dans son berceau. Elle avait cinq ans, quand, un après-midi fiévreux, on la mena à l'hôpital. La petite n'en revint pas; elle avait préféré s'enfuir vers les jardins du ciel, où les enfants des pauvres vivent entourés de guignols, de chevaux de bois et de balançoires. Le père, l'année suivante, tomba d'un échafaudage.

Mais, Un Tel n'écoutait pas la cruelle histoire de sa vie.

Il contemplait, en lui, un monde frémissant et prestigieux dont nul roman héroïque ne saurait dire l'intime et vivante beauté. Les routes assombries où son destin l'avait mené lui semblaient s'élargir à l'horizon, comme des voies triomphales. Une ardeur étrange, mêlée à son jeune sang, lui donnait une vivacité d'oiseau. Aussi quand, desservant la table, il jetait au loin les miettes dorées tombées sur la nappe, on eût dit que ces douloureux souvenirs s'envolaient avec elles.

Un Tel est au physique un homme moderne, affectant un américanisme voulu, sous lequel apparaît aisément une fantaisie d'artiste. De sombres étoffes donnent à son clair visage une lumière particulière. Il a le pas rythmique du danseur. Il marche la tête altière, l'œil vif, les poings fermés. Pétri de force et paré de joliesse, Un Tel est un nerveux Apollon dont la silhouette complexe dessine sur l'écran du monde une ombre de tendresse et de brutalité.

Il eut des amours nombreuses. Afin d'obtenir d'impossibles joies, il désira d'étranges compagnes, dont une chanteuse, qui fut son premier amour.

Au Café des Hémisphères, elle chantait des refrains sensuels. La musique animant les courbes de son corps, elle apparaissait telle une voile marine qui, gonflée d'un vent joyeux, se joue sur la mer lumineuse. L'électricité lui faisait une étincelante parure, et le populaire acclamait la volupté de ses gestes. Elle était le fruit tentant et mystérieux des tropiques dont les yeux éblouis des simples s'enivraient, et d'aucuns, qui rêvaient de mordre à sa lèvre écarlate, imaginaient qu'elle avait la fraîcheur de ces oranges de Jérusalem, où du sang coule sous l'écorce d'or.

Un Tel, le soir de juin où il entendit Farfale, la chanteuse, eut en son cœur une illumination; il l'aima pour le vice énervant de ses yeux. Elle était l'incarnation de l'amour, la bacchante populaire, glorifiée par la foule, et dont le nom vole de l'étroite échoppe au bar tumultueux; il la croyait riche, heureuse. Il l'attendit à la sombre porte du concert; elle sortit, pauvrement vêtue. Un Tel hésitait à la reconnaître; mais elle vint le rejoindre, car elle avait compris qu'il l'aimait.

Elle lui prit la main. Ils longèrent les quais moroses du canal, où la lune se baignait parmi des cheminées d'usines renversées. Ils arrivèrent sur une place déserte. Farfale entraîna l'adolescent dans un couloir obscur, dont les murs suintaient. Ruinée, malodorante et triste, telle était la demeure de la chanteuse. Un Tel n'avait jamais vu semblable misère. La mansarde de son amoureuse était ouverte au vent nocturne. Le plafond avait un large trou. Dans le toit croulant, flambait un triangle d'azur où rêvaient les étoiles. Une pluie lente se mit à tomber, dont les gouttes rafraîchissaient le visage du jeune homme. Sous la fine caresse de cette pluie inattendue, les désirs de l'adolescent s'envolèrent; subitement se brisa le cercle de feu qui lui brûlait les tempes.

Ces deux êtres, sous la fraîche ondée qui leur venait du ciel, sentaient mourir en eux les orages de l'amour. On eût dit, à les voir l'un près de l'autre, contemplant les arcs-en-ciel évanouis de leur rêve, qu'un vent rapide leur avait enlevé les parures de leur jeunesse.

Dans la paisible nuit, Un Tel s'en fut, plus heureux que s'il avait connu les bonheurs qu'il enviait. Il revint embellir sa chambrette; il mit à son lit des draps frais, il prit une taie d'oreiller qui sentait le foin coupé. A l'aube, l'adolescent, beau comme un ange foudroyé, reposait, ayant replié ses ailes, pareil à l'oiseau qui, pour dormir après l'orage, choisit une branche fleurie d'amandier.

Un Tel posséda des Polonaises, molles comme des Orientales, des juives aux lourdes chevelures. Beautés maladives, bijoux affinés et frêles, bêtes perfides ou splendides, tendres prostituées; il mit au front de toutes ses amoureuses l'auréole trompeuse et vite évanouie de son désir et, durant ces tristes fêtes de la chair, il comprit qu'il lui fallait rechercher une femme dont les idées et les sens auraient une parenté frémissante avec son cœur et sa raison.

Tout homme a, de par le monde, une femme née pour être sienne. Souvent cette amante prédestinée meurt sans avoir rencontré celui qu'elle attendait. Un Tel connut, dans une nature chaude et riche où la forêt et la mer joignaient leurs beautés rivales, la compagne qui devait embellir et organiser sa vie. Ils s'aimèrent. Ce fut simple et fort, comme les jeux des plantes et des eaux.

LA FOIRE AUX IDÉES

La génération dont Un Tel est le type exact aima les idées, comme des femmes. Elle erra, parmi les formules sociales, à la recherche d'une impossible perfection, les adoptant et les rejetant avec une égale ardeur. Mais, parmi tant de ferveurs et d'abjurations, elle sut garder un sens ferme de l'équilibre qui lui fit comprendre le grotesque des idées absolues. Elle eut, heureusement, une élégance d'esprit lui permettant d'estimer, sans excès, les formes nobles, les jolies couleurs et le verbe aux inflexions savantes, qui sont la parure extérieure des idées et leur réelle magnificence.

Un Tel fut anarchiste. C'était le temps où M. Laurent Tailhade posait si joliment, au front du pauvre boulanger Caserio, le laurier d'Harmodius. La naïveté de cette confession, groupant pour de fraternelles agapes, sous les ombrages d'un éternel été, les hommes les plus divers, ne satisfaisait pas entièrement la raison d'Un Tel. Néanmoins, il imaginait avec agrément une époque où les êtres, vivant sans la menace impérieuse du Code et sous une royauté morale unique, se partageraient fraternellement les richesses du monde.

Mais il fallait vivre «scientifiquement», s'abstenir de boire tel estimable alcool; rechercher l'hygiène de la vie en toute chose, abattre les monuments du passé, mettre en commun les femmes et les jardins, sans pouvoir revendiquer l'ombre d'un arbre, la pile d'un pont, la chair d'une rose. Tel crasseux esthète vous imposait un régime d'ablutions incessantes, tel autre fou vous enjoignait de contempler toute chose sous un angle géométrique. Tout fidèle de la nouvelle religion s'érigeait en pontife et réclamait pour lui seul le droit à la vérité.

Un Tel comprit que l'anarchisme était une tyrannie stupide. Au reste, l'échec d'une colonie communiste où des ouvriers, des professeurs et un vacher s'arrachèrent, durant quelques semaines, les cheveux, sous l'œil irrité de saint Bakounine, suffit à lui prouver qu'il importait de rejeter à jamais, comme utopique et néfaste, le désir de faire vivre en commun, sur un même plan social, les diversités d'hommes.

Certes, de curieuses figures, évoquant les premiers siècles chrétiens, illustraient l'anarchie. Probes, fières, charitables, elles honoraient le parti naissant. Mais, combien leur action fut vaine, et de quel mépris le troupeau les entoura. La foi, pour estimable qu'elle puisse être, ne saurait vivifier des choses mortes. De toutes les erreurs modernes, la plus étrange fut cette perversité de l'idée qui fit admettre, comme vérités intransigeantes et absolues, de pauvres petites rêveries qu'avaient dédaigneusement rejetées nos pères.

Les partis politiques et leurs bas intérêts ne séduisirent point Un Tel, dont la nature indépendante rêvait de se dévouer et de combattre.

Ayant dissipé les nuées qui l'entouraient, Un Tel comprit aisément que les rues de son quartier, les fortifications de Paris, les tonnelles riantes de la banlieue lui tenaient autrement au cœur que les gens et les choses de Valachie; il entrevit, image encore faible et confuse, lumière sereine illuminant les conflits, les intérêts, la vie et la mort, cette chose imprécise et vivante qui s'impose à tout homme: la Patrie, société sinon fraternelle, du moins policée, organisée, de ceux qui ont des intérêts communs, l'amour du même sol, une communauté de souvenirs et d'espoirs.

Un Tel était poète. Il fréquentait les bouges où les gueux bercent leurs misères; il buvait avec eux jusqu'à ce que retentissent en ses tempes les saintes musiques de l'ivresse. L'alcool fouettait ses nerfs; tel le psaltérion, le poète, pour chanter, a besoin d'être battu par des verges de fer.

Marie, la servante obscure d'un bar de la rue de Bièvre où s'enivrait Un Tel, accueillait avec calme cet étrange client. Promenant sur les tables souillées un torchon humide, elle allait, toute menue en ses loques dérisoires, indifférente aux propos des buveurs. Campagnarde qui échoua dans un bouge obscur de la Cité, elle n'avait au monde qu'un désir: aimer son frère, et ce pieux sentiment gagnait, à vivre parmi les tourments et les rudes passions de la plèbe, une pureté particulière.

La Bruyère, le frère de Marie, était un fort gaillard à barbe orientale, dont la folie n'inquiétait aucunement la servante. Elle gardait, sur une planche de la cuisine, la modeste portion de bœuf bouilli et le verre de vin qui sauraient apaiser la faim et la soif du malheureux, au cas où son délire ne le persécuterait pas outre mesure.

Fou! Le gueux l'était. Il se croyait le maître des forces mystérieuses qui règnent sur le monde, l'être dont la sagesse dicte aux nations leur conduite. Il écrivait aux empereurs. Musique guerrière, peinture pastorale, poésie érotique, La Bruyère pratiqua tous les arts, hors celui de raisonner justement.

Sur la route aventureuse d'Un Tel, il joua le rôle douloureux et sauveur de l'ilote dont il faut éviter le sort misérable.

Certes, Un Tel ne pratiqua pas la bohème navrante de La Bruyère; il ne vécut pas, par amour du pittoresque, dans une mansarde malodorante et glacée; il ne chanta pas des romances sentimentales dans les cours, mendiant ainsi les quelques sous nécessaires à sa vie quotidienne. Il est vrai qu'il trouva dérisoire de vagabonder à la recherche d'une maigre pitance et de joies éphémères, alors qu'un labeur sans gloire, courageusement accepté, permet à tout homme de se créer une existence agréable, harmonieuse et simple. Néanmoins, il aima cette recherche maladive de l'anormal et de l'excessif, ce débraillé intellectuel qui régna dans les cercles jeunes, bohème de l'idée autrement pernicieuse que la pauvre fantaisie des pantins de Murger.

Un Tel sut réfréner son désir et ne plus vouloir que des choses humaines.

Il est vain de créer des architectures de principes, qui n'ont aucune base réelle, et qui satisfont, uniquement, l'orgueil de leur créateur.

Un Tel sentit avec justesse qu'il importait avant tout de faire jaillir la sensibilité profonde de son être, telle une source pure cachée sous le feuillage des rythmes et des couleurs. Il comprit que l'anarchisme des uns et l'impérialisme des autres, que le classicisme ou le romantisme, que tous les «ismes» modernes ne sont que des voiles flottantes, ravissant à nos yeux la déesse lumineuse, la superbe Isis, dont les hommes, inlassablement, rêvent de connaître l'immatériel visage.

ISMES ET CRATES

Les temps étaient défunts où le poète pouvait chanter:

La gloire est une couronne
Faite de roses et de lauriers.

Un Tel eût aimé exprimer ses idées en quelques mots concis et créer des œuvres peuplées d'idées claires. Mais il connut la vanité d'un tel effort. Ecrire un drame où l'on exalte l'héroïsme d'une vie simple, aux prises avec les passions, et qui sait les dompter, faire une gerbe étincelante et naïve de poèmes sont de pures folies. Des sages dirent à Un Tel: «Inventez un isme, découvrez un crate, tel est le secret de la réussite. Créez un mot, enfoncez-le comme un clou d'or dans la vieille boiserie littéraire.» Un Tel dédaigna le conseil des sages. Il s'en fut chez un isolé des lettres, un des maîtres dont l'art sobre, image de leur vie, l'enchantait.

—Vous avez du courage d'écrire à notre époque. Enfin, vous êtes jeune, il vous faudra beaucoup de courage. Je ne veux pas vous désespérer; mais comment peut-on écrire encore?

Ayant dit, triste et grave en sa maison froide, le maître reprit la plume un instant délaissée.

Un Tel avait rêvé une poésie énergique et vivante. Il lui apparaissait que la mission du poète était de faire visiter aux hommes des jardins irréels et merveilleux: d'héroïser la roulotte et le chemin, d'illuminer la vie simple et pénible des travailleurs. Loin du bluff et du snobisme des écoles, il voulait chanter, libre oiseau à qui l'on ne peut rogner les ailes. Certes, les poètes utilitaires, normaliens ivres de succès, fondateurs d'écoles, surenchéristes forcenés, méprisaient Un Tel. Les esclaves ont toujours détesté l'affranchi. Il ne voulut point former une faction nouvelle; il refusa d'associer à son art une politique arriviste et brutale. Ce fut un homme libre.

Un jeune versificateur insultait à Racine, qui, pour le remplacer, faisait retentir entre les vieux murs de l'Odéon la canonnade de Rivoli. Un sculpteur de génie mourait de froid en son atelier, alors que la foule injuste et stupide admirait Archipenko bâtissant des gnomes affreux dans des plaques de tôle. Surpassant en renommée les autres ismes, survenant après les naïfs primitifs, les anges adorables de Boticelli, le rire et les chairs de Jordaens, les arbres illuminés et rêveurs de Corot, le cubisme régnait. Sous prétexte d'originalité, toutes les folies se donnaient libre cours. Chacun désirait une vogue et des succès immédiats. L'œuvre n'était rien, et seule valait qu'on la considère la renommée que l'on en tirait. Pauvre génération qui ne savait pas qu'un artiste ignoré tailla dans un marbre immortel la victoire de Samothrace.

Un écrivain cultivé et qui n'ignorait pas que la plus haute sagesse est encore de se bien connaître soi-même avait alors émis sur ses confrères ce jugement sans douceur: «L'homme de lettres est une charogne.» L'avilissement de certaine jeunesse qui se croyait audacieuse et se disait géniale, ses procédés réclamistes et son insolente prétention feront la stupéfaction de nos fils lorsque, pour notre honte, ils nous rechercheront dans le dédale empuanti des revues littéraires.

Toutes auraient pu, en admettant qu'elles fussent courageuses, inscrire à leur fronton le dur verset du chœur aristophanesque: «Il n'est pas facile de m'adoucir, quand on ne parle pas dans mon sens.» Mais elles n'avaient qu'une sorte d'intransigeance, la pire, celle qui ne pardonne pas aux êtres d'être justes et bons.

Invoquant la chimère au corps de biche, au buste de femme, à la jambe de fauve, tous les poètes véhéments en firent un animal domestique; ils l'asservirent à leurs bas intérêts. Sans doute, férus de science, sinon de belles-lettres, ils avaient appris que la chimère, outre ses ailes qui la font traverser les mirages du monde, est aussi le roi des harengs.

En ces temps confus, les istes dévoraient les crates et réciproquement. Il y avait grande liesse en la République des lettres quand mourait de faim un poète. L'union se faisait alors. Les rongeurs accouraient en foule, brandissant leur plume vengeresse. Ils dansaient autour du cadavre qui, pour eux, exhalait une fraîche odeur d'imprimerie.

Deubel s'était jeté dans la Marne, un soir de faim et d'amertume, suicide inexplicable, puisque la veille encore une mondaine avait fait à ce gueux l'honneur de lui offrir une place de garde-chasse. Des histrions sans âme triomphaient sur les scènes parisiennes; d'habiles faiseurs encombraient les expositions d'art; des poètes volontairement abscons accaparaient les éditeurs.

La vieille boiserie littéraire allait craquer sous les innombrables clous d'or que d'impatients arrivistes y plantaient.

Mais vint la guerre.

LE MIRACLE DE LA MARNE

Ayant suspendu, par les pieds, les curés liégeois aux cordes de leurs clochers, l'envahisseur descendait vers Paris. Les villages brûlaient comme des meules. Parmi le sifflement des obus et l'exode des populations affolées, des petites gamines, indifférentes au tumulte guerrier, poursuivaient devant elles de jeunes dindons qui s'étaient enfuis de la ferme. Des vieux pêchaient dans l'eau calme où se mirent les jolis moulins et, si quelque obus troublait leur quiétude, ils s'en allaient un peu plus loin exercer un art patient, sinon fructueux. Enfants et vieillards, qui ne vouliez pas croire à la guerre, qu'êtes-vous devenus?

Dans la charrette de la ferme, poursuivie par les premières balles, la petite famille s'est enfuie. Une vierge en pleurs fouette le cheval. La tête doucement inclinée par le regret, elle rêve aux pures amours qu'elle eût aimé connaître et que le destin lui ravit dès l'aurore. Il n'est plus d'amours innocentes, ni de jeux champêtres. L'âtre affectueux et les greniers ensoleillés sont en cendres, la foudre dispersa les pierres du foyer.

Il faut reprendre, sur les routes, la fuite éperdue de jadis, ce vagabondage inquiet des âges primitifs, où le Barbare aveuglé brisait, rageusement, les œuvres humaines.

Les mélancoliques vieillards, les mères angoissées, les enfants éblouis d'aventure deviennent le vivant enjeu d'un combat; ils sont la frémissante proie que poursuit un glaive ruisselant encore du sang de leurs frères martyrs. Le cortège errant des émigrés est une armée vaincue.

Les émigrés ne sont pas d'astucieux romanichels, vicieux et maraudeurs. Ils gardent au cœur des tourments innombrables les mœurs simples et douces de la famille.

C'est du sein même de l'émigration que sortent, frais adolescents qu'un siècle aimable eût enrubannés, ces bergers épiques qui suivent l'armée. On voit des pâtres de treize ans, délaissés de leur troupeau fugitif, servir, au sens fier du mot, une patrie dont ils n'auraient dû connaître encore que les enchantements. Leur souriante ingénuité défie la mort. Ils ajoutent au tragique des heures une jeunesse particulière, et la France guerrière, malgré ses deuils, sourit à la caresse de ce printemps inattendu.

Il est un berger qui mourut à la Marne, bel ange courageux, dont la tombe discrète, exhaussée d'une croix blanche que couronne un béret, fera dire plus tard aux curieux promeneurs: «Les soldats de la grande guerre étaient-ils si petits?»

Si la mort a fauché cette jeunesse en fleurs, c'est qu'il fallait, pour l'ennoblissement de l'histoire, à la vilenie de l'envahisseur renversant les berceaux, qu'une réponse fût faite par de jolis enfants. Ainsi s'explique votre sacrifice, bergers, les plus purs d'entre tous.

Fridolin a vu s'enfuir les siens, le fermier partit et le berger resta seul avec ses moutons. Quand vinrent les uhlans, le gosse intrépide suivit nos armées. C'est le recul, l'enfant ramasse du bois pour faire du feu à l'étape. Il se rend utile. Il est le jeune frère du soldat. Un Tel s'en fait un ami. Une balle vint percer le cœur de l'enfant, et nul verbe ailé n'a besoin d'entretenir au cœur irrité d'Un Tel la sainte fureur et le juste courroux qui rendent invincibles.

Une riche moisson lèvera sur les tombes françaises, des demeures harmonieuses renaîtront des ruines, mais Un Tel à jamais se remémorera, utile et grave leçon, ces cortèges d'émigrés qui fuyaient vers le Sud et le regard fixe et bleu du berger qui mourut en soldat.

Mais il en est qui demeurèrent dans la tourmente, entre leurs faibles murs battus par les marées humaines, et qui virent revenir nos troupes, sanglantes et victorieuses. Ceux-là, seuls peut-être, comprennent ce que fut le miracle de la Marne.

Seule de sa race, en sa maison claire et propre, la fermière subit l'envahisseur, avec la réserve hostile et polie du paysan. Hoffmann, le cuisinier des officiers, assis auprès d'elle, admire la salle familiale où flambe l'âtre large.

Pour ce rustre, la guerre est une manœuvre prolongée, où la maraude est honorée et l'ivresse permise; la France est un verdoyant polygone que l'on peut traverser sans péril.

Durant que rôtit l'oie grasse, le cuisinier improvisé se laisse éblouir par les miroitements alternés du balancier de cuivre qui danse au cœur de la vieille horloge. Si l'hôtesse était moins revêche, comme il ferait bon vivre sous ce toit, où s'alignent des poutres parallèles, jadis taillées dans le cœur des grands arbres; qu'il serait plaisant de s'enivrer en cette demeure émouvante, qui sent bon la cire et les pommes.

Voici huit jours que les Allemands sont là. Le maire a dit au fermier:

—L'heure est grave, la commune a besoin d'être défendue par ses meilleurs citoyens. Vous aurez l'honneur d'être otage.

—Otage! Qu'est-ce que c'est que cela? Je veux bien être otage.

Lorsque le fermier se vit encadré par deux gaillards armés, dont les yeux luisaient comme des baïonnettes, il comprit soudain que certains honneurs ont de redoutables revers et qu'il lui fallait, en prévision de jours orageux, une âme héroïque, comme on en voit dans les livres.

Tandis que l'otage volontaire et craintif, arpentant la salle de la mairie, compte les minutes, son épouse, indifférente aux obus qui déchirent la soie lumineuse du ciel, s'évertue à maintenir, en leur maison brutalement envahie, l'ordre traditionnel des choses.

Toutes les filles du village se sont enfuies dans la forêt proche. Le mystérieux pavillon d'un garde-chasse leur est un sûr asile, où elles attendront que la tempête se soit apaisée.

Elles n'osent s'aventurer vers la lisière du bois, où chantent les balles. Pourtant, une même espérance a caressé l'âme de toutes ces hirondelles que la peur groupe dans l'ombre verte. Elles ont pressenti le retour du printemps de France: la Victoire. Ces vierges, à qui de belles amours futures sont promises, cueillant de leurs mains brûlantes les fleurs blessées du soir, tendrement évoquent en un rêve de sang et d'azur de lointains fiancés qu'elles imaginent, robustes et beaux, le mousqueton au poing, défendant l'orée d'une forêt où rôde, parmi les eaux vives et les vents embaumés, le cortège éblouissant des vierges françaises.

La table est servie chez les fermiers. Hoffmann a disposé symétriquement le couvert. Il a réquisitionné une armée de bouteilles, bons vins pourpres, qui semblent rougir plus encore d'être la proie de l'ennemi.

Cependant que les officiers s'apprêtent à dévorer la dernière oie de la basse-cour, la fermière, le front à la vitre de la cuisine, a cru voir, décevant mirage, la silhouette d'un cavalier français traversant les jardins.

La voix impérative du commandant éclate:

—Depuis quand buvons-nous deux vins différents dans le même verre?

Les grosses mains rouges du cuisinier s'emparent de verres fins et sonores, aimable cadeau d'une aïeule fortunée, qui ne servirent pas depuis la première communion des filles.

Le commandant vitupère:

—Ces gueux cachent leur vin, leur or et leurs filles. Nos troupes ont traversé la France, au pas de parade; nous voici à quelques lieues de Paris, et nous nous arrêtons. Depuis huit jours, un vil peuple nous résiste.

Tu peux vociférer, commandant, la vieille se rit de tes menaces et de tes volontés; des ombres vengeresses entourent la ferme, des cavaliers, l'épée haute, traversent les avoines.

Dans la fumée des cigares et des vins, les Allemands virent à peine se lever le fer qui les abattit. Durant que la tête aux yeux révulsés du commandant roule dans les cendres du foyer, Un Tel, maigre, boueux et ravi, formule cette oraison funèbre:

—Il n'y aurait pas moyen de casser une croûte, la petite mère?

Et, parce qu'il faut à la vie un éternel retour de misères et de beautés, la paysanne, à la fois reconnaissante et parcimonieuse, de répondre:

—Je vais vous donner toutes mes pommes; elles commencent à pourrir.

Une à une, à l'orée du bois, écartant de leurs fines mains les ramures tombantes, les vierges apparaissent; tandis que s'éloignent les vainqueurs, elles reviennent au village.

Ainsi, pour que vivent heureuses des vierges aux beaux yeux qu'ils devinent jolis, mais dont ils ne posséderont jamais les charmes émouvants, de jeunes hommes meurent à la fleur de leurs ans ou acceptent les pires mutilations; d'autres se perdent dans la nuit, la bourrasque et le feu, sans porter vers elles un regard de regret.

Belles inconnues, protégées du soldat, parures de la France, vierges qu'il sauva de l'ignominieuse atteinte du Barbare sans espoir de vous retrouver: Marie aux lèvres chaudes, Jeanne ensoleillée, petite Magali à la voix d'oiseau, vous toutes enfin dont la grâce fut l'enjeu du dur combat, vous incarniez, pour le soldat de la Marne, en votre joliesse désirable et frémissante, l'indépendance, l'harmonie et la liberté.

EN LIGNE

Les canons aboient dans le crépuscule. Les bois où l'artillerie est cachée sont des buissons ardents. Il faut monter en ligne. Dans le village en ruines, au faîte d'un pan de mur, une plaque demeure, battue des vents: «La mendicité est interdite dans le département.»

C'est une zone nouvelle où la terre est soulevée, retournée, éventrée par les explosions. Une avenue, faite de troncs d'arbres, mène vers la ligne.

Il faut avancer avec attention, se lier au sol, épouser sa forme et sa couleur.

Un Tel entre, avec son bataillon, dans cette mystérieuse région de l'aventure. Son sac, où des lettres, des vivres et du linge forment un ensemble compact et moisi, lui pèse; des musettes gonflées de grenades battent ses flancs. Un Tel gagne le boyau. Il accroche son fusil au fil téléphonique. La nuit est venue. S'efforçant de suivre l'ombre qui le précède, il trébuche et s'irrite.

Des voix font passer des recommandations: «Attention au fil. Faites passer qu'on ne suit pas. Faites passer: Halte.» D'autres voix, surgies de la terre, demandent, sourdes, inquiètes:

—Qui est-ce qui fait passer qu'on dise: Halte?

L'irritation d'Un Tel gagne la file errante.

—Quel est l'imbécile qui est en tête?

—On va trop vite!

Le boyau devient étroit. Epuisé, l'épaule déchirée par la courroie du sac, Un Tel s'accote à la paroi suintante et molle. Il lui faut repartir, car ceux qui le suivent le renverseraient et lui passeraient sur le corps. Les boyaux se coupent et se rejoignent. On ressent un vertige écœurant à les parcourir.

Voici la première ligne. Les hommes se fixent obstinément au poste qu'ils garderont. Les escouades descendantes s'incrustent dans le mur, afin de laisser passer la relève.

Il faut occuper avant tout le petit poste avancé, cirque de terre, entouré de fils barbelés, d'arbres abattus, fortin garni de grenades, sentinelle dont la vigilance doit être absolue et qui garde la France. A deux ou trois mètres du poste, des cadavres ossifiés, lavés des pluies, et dont la tête convulsée montre encore le cercle éclatant des dents blanches, attendent un lointain réveil. Ces morts ont le visage de leur âme. Les nuits de vent et de pluie, il faut aller s'étendre auprès de ces squelettes et, sous leur protection, écouter la nuit afin de pouvoir abattre l'adversaire qui, par aventure, tenterait de se glisser jusqu'à la tranchée.

Un Tel, la gorge irritée par l'odeur fade de la terre et du sang, la respiration haletante, s'étend sur le sol, sa couverture repliée sur la tête, attendant le sommeil. Les fusées lumineuses se balancent dans l'espace, telles les lampes suspendues d'un temple immense. Frappées par une mystérieuse flèche, les étoiles filantes tombent vers l'horizon. Un Tel ne peut s'endormir. Résorbé en lui-même, en présence de la mort et de l'aventure, il se sent une plus vive clairvoyance, une émotion accrue par le tragique de la situation. Il se met à penser, afin de mieux vivre les instants que le destin lui compte.

La tranchée incite à vivre intimement, égoïstement, pour soi-même, quelque réelle fraternité les combattants puissent avoir entre eux.

Le jour viendra. Les hommes causeront à peine. La tranchée est un lieu de méditation. Les meilleurs soldats, les plus dévoués, les plus braves, ceux dont la vigilance ne fait jamais défaut, sont de grands taciturnes.

Il s'agit de se battre confortablement, d'être à l'aise. Chacun s'organise un coin particulier, où il pourra reposer la tête sur le sac. Le soldat désire, avant tout, un bien-être individuel que nul ne partagera, et il ne faudrait pas voir de l'égoïsme dans ce besoin naturel d'isolement et de propriété.

Les gourbis sont étroits, encombrés de munitions; l'eau y coule les jours de pluie, des claies pourries y recouvrent le sol, les rats y foisonnent, mais on y goûte un bonheur réel. Sans bruit, l'escouade s'y groupe et y joue d'interminables parties de manille, indifférente aux explosions qui secouent le sol. Ayant ramassé du bois mort sur le parapet, Un Tel aime allumer dans son gourbi un feu généreux. La flamme claire, mouvante, haute et bientôt recourbée, lui semble prendre les divers aspects de la vie, tristes ou gais sans mesure, et ce lui est, dans le nuage épais de la fumée, une délicieuse occasion de se ressouvenir.

Il faut travailler, surélever le parapet, creuser la tranchée. Tout le jour, ce seront de multiples corvées: transport de bombes à ailettes, de gabions; la nuit prochaine, il faudra veiller encore.

Quels êtres particulièrement doués, solidement bâtis, animés de passions divines et surgis d'une antique épopée sont donc les combattants de cette grande guerre? Un Tel cherche des dieux, autour de lui, et ne voit que des hommes.

Donquixotte et Citoillien étaient voisins. Ils s'exécraient, se reprochant mille méfaits, entre autres de n'avoir rien à se reprocher. La guerre vint. La vie de la tranchée lia, l'un à l'autre, les deux adversaires. Forcés qu'ils étaient d'habiter, face à face, une humide cagna, repliés et joints dans un obscur et profond isolement, ils apprirent à se connaître, et l'irrésistible antagonisme qui les séparait se dissipa.

Gédéon Donquixotte tenait un magasin d'alimentation. Il était président effectif des «Joyeux Bigophonistes du Marché des Trois-Vierges», président honoraire de «l'Effort sportif Amical Club des Enfants Retrouvés»; il avait obtenu la médaille de vermeil de l'Exposition Internationale d'Alimentation et de Chauffage d'Ivry. Il était orgueilleux de son commerce et naturellement enclin à favoriser les arts. La pire injure à lui faire était de l'appeler épicier, comme si un honorable commerçant en aliments et vins pouvait être à ce point avili qu'on osât le comparer à cette sorte de débitant inférieur qui vend du suif et de la benzine.

Donquixotte avait une culture générale assez étendue. Il récitait, sans en rien omettre, la Déclaration des Droits de l'Homme; il avait lu de nombreuses études sur l'éducation de la volonté, l'hygiène sexuelle à travers les âges et les crimes de l'Inquisition. Il écrivait jadis, sur l'air de Flotte, petit drapeau! une marche de la Mutualité, avec accompagnement de bigophone.

Aussi Donquixotte savait allier les arts de l'esprit au plus heureux des négoces.

Nous avons à Paris la maison de Balzac, celle de Berlioz, la vieille demeure où naquit Musset; pourquoi ne pas nous enorgueillir de la maison Donquixotte?

L'honnête commerçant, désireux à la fois d'élever le niveau intellectuel de la foule et de faire mourir de rage ses concurrents, mit au fronton de sa demeure un tableau allégorique: L'Alimentation ouvrant aux Arts les portes de la Renommée. L'Alimentation, reine parée d'une robe semée d'abeilles d'or, accueillait et nourrissait les Arts, lesquels étaient incarnés en la personne d'un bohème guenilleux et maléfique. La vitrine s'ornait encore d'une superbe pièce montée. Ce n'était plus une pâtisserie, mais un symbole. Le foie truffé, la gélatine et les coques s'y groupaient harmonieusement. Des colonnettes de saucisson soutenaient cet édifice qui, pareil au temple de Salomon, demeurera célèbre par son opulence.

Donquixotte se découvrait aisément des envieux. Les sots disaient de lui «N'est-il pas vendu à toutes les réactions, avec son Sacré-Cœur en saindoux?» Niais ou criminels qui ne voulaient pas voir en cet édifice gastronomique un temple païen élevé à la gloire d'une force sociale invincible: l'Alimentation. C'était une pièce unique dans l'histoire de la civilisation. Donquixotte avait décidé de ne l'entamer que le jour où il fiancerait sa fille. En effet, cette pâtisserie était si parfaitement épicée, si raisonnablement construite, que les plus grandes chaleurs n'auraient su la faire tourner.

Donquixotte était un homme d'ordre.

Par contre, le cordonnier Citoillien était farouchement révolutionnaire. Porte-drapeau suppléant de la section socialiste révolutionnaire internationale du quartier Saint-Placide, il avait pour mission de suivre, jusqu'à la dernière demeure, le corps des camarades décédés. Ces enterrements étaient émouvants. Désireux de donner à son fils une éducation grave et forte, et afin de pouvoir se rafraîchir au «Rendez-Vous des Parents», pieusement il confiait à l'enfant le drapeau dont l'étoffe écarlate s'enflammait au soleil.

Donquixotte et Citoillien sont maintenant des soldats. Ils se sont découvert des goûts semblables; ils se sont aperçus que le même désir de vie heureuse et simple les animait; ils ont compris que, pour réaliser leur bonheur personnel, il leur fallait défendre, avant tout, les villes et la terre nationales.

La guerre finie, Citoillien, délaissant la cordonnerie, bâtira un palais du peuple. Le soir, le peuple dînera en chantant. Les fruits, les pâtisseries et les vins, artistement groupés sur de vastes tables, appartiendront à tous ceux que leur désir aura menés vers ce festin. Aux nuits parfumées où flamberont des lampions dans les arbres, il fera doux de vivre parmi la joie naturelle des choses. Heureuses, les voix se répercuteront, en fanfares, dans les bois d'alentour. En ce nouvel âge d'or, les hommes, joyeusement, travailleront en commun à la prospérité du monde. Donquixotte prendra place à la table du peuple, étant donné qu'il apportera de savoureuses provisions.

Un Tel est le semblable de Citoillien, il est le frère de Donquixotte, il se retrouve en eux. Ne cachent-ils pas, sous des masques grotesques, un visage d'homme?

Nourris à la même gamelle, asservis aux pareilles besognes, ils sont appelés, tous deux, à ôter leur masque en présence de la mort errante. Mais le vent des obus ne leur a pas encore arraché les défroques dont ils se parent. Donquixotte est toujours, aux yeux de ses camarades, un paisible bourgeois; Citoillien est encore un farouche révolutionnaire.

Les premières promenades que Donquixotte fit, jadis, avec sa fiancée, furent douces. Ils visitèrent le Louvre. Dans les salles fraîches et spacieuses où vécurent les rois, ils se crurent de grands seigneurs invités à la cour. Ils se regardèrent passer entre les glaces parallèles, et cela les enivra que de contempler leurs images se reflétant à l'infini. Un jour, ils montèrent en haut du donjon de Vincennes. Fouettée par le vent qui enlevait sa jupe, la jeune fille avait l'air d'une oriflamme. Le retour fut charmant; dans les fossés du fort, des gamins chassaient le lézard; les amoureux revinrent en bateau. Le fleuve était calme. L'eau miroitante, où le bateau laissait un long sillage, leur semblait côtoyer les rivages du ciel.

Ils s'épousèrent. Elle devint une ménagère parfaite et facilement irritée.

Veillant à l'ordre absolu de la maison, elle eut le souci constant de diminuer auprès de la fille qui leur naquit l'autorité sacrée du père, répétant avec une vigueur toujours accrue cette formule lapidaire:

—Ton père est un imbécile!

Donquixotte désira d'autres amours. Il voulut une femme du monde: châtelaine errante et nostalgique; il rêva d'une de ces filles de vingt ans qui s'abandonnent aux séducteurs, un jour inespéré, telles de pauvres oiseaux blessés.

Jamais il ne vit la femme qu'il aima.

C'était la porteuse de lait. Tous les matins, les doigts de la petite fée déposaient une bouteille à la porte. Craignant fort son épouse, Donquixotte n'osait se lever pour admirer la belle; mais le soir, voluptueusement, il cachait un tendre mot au fond de la bouteille.

Cette délicieuse Perrette devait être fraîche et rouge comme une pomme d'api.

Il lui écrivit:

«Mon espérance court vers vous. Je voudrais vous offrir un petit chalet de bois sculpté et de brique. Un potager nous donnerait des légumes que nous mangerions sous une véranda. A notre fenêtre s'enlacerait le lierre, qui veut dire fidélité. Notre vie serait gaie comme un bassin empli de poissons rouges. Vous me feriez du gâteau de riz, agrémenté de rhum et de raisin de Corinthe. Pour ce qui est de repriser mon linge, car je déchire beaucoup, il viendrait une femme à la journée. Les amours des chevaliers, des reines et des pages pâliraient devant les nôtres.»

Elle lui répondit:

«Je suis à vous. Dites-moi le jour et le lieu où je pourrai vous rejoindre avec mes six enfants.»

Citoillien avait eu des amours moins romanesques; il les narrait simplement:

—Défunte Mme Citoillien (je dirais Dieu ait son âme si je croyais à l'existence de Dieu) était une femme de caractère. Partageant mes idées, mes peines et mes travaux, elle fut la compagne accomplie. Nous nous mariâmes civilement à Bois-Colombes (je n'ai jamais aimé les curés, elle non plus). On fit un petit festin chez un traiteur des environs; le vin était affreux, mais j'avais un tel bonheur qu'il me semblait boire du soleil. La femme, pour moi, est une douce infirmière qui m'aide à boire les vilaines potions de la vie.

Ainsi, par un renversement inattendu des rôles, Citoillien, le démolisseur de systèmes, le novateur, l'irrégulier, dirigeant avec sagesse les mouvements de son cœur, avait une vie sentimentale ordonnée, tandis que Donquixotte, l'homme d'ordre par excellence, s'était livré aux mille fantaisies de l'amour.

Dans la tranchée, il en est de même. Autant Donquixotte a d'audace irraisonnée, autant Citoillien possède de tranquille courage. Volontaire pour toutes les missions périlleuses, heureux de ramper entre les fils de fer, Donquixotte est de toutes les patrouilles. Citoillien guette le retour de son camarade; sur le feu de la cagna, il lui garde une soupe chaude; il préserve de l'inondation la claie où le patrouilleur reposera; il défend la musette de l'absent contre l'offensive des rats affamés.

Ce couple d'amis, indifférent aux vaines et pompeuses formules de l'union sacrée, pratique la seule union réelle, celle qui groupe, sous la mitraille, les hommes désemparés, et par laquelle, fortifié, soutenu, réconforté, le soldat parvient à protéger des vents la petite flamme éperdue qui vit en lui.

Un Tel est de garde. Las de se griffer la chair aux parois de la tranchée il s'assied. Une douceur progressive et mélancolique attendrit son âme.

La nature vivante qui l'entoure se met à chanter. Des papillons décoratifs se posent sur le cœur des chardons pour y mourir, une auréole de feu illumine les plantes et le trot d'un cheval retentit sous les feuillages.

Quelqu'un vient, dont le souffle ardent fait se courber les arbustes. C'est un guerrier monté sur une maigre haridelle. Un Tel s'approche de ce héros, dont la lance brisée flambe au clair de lune, et qu'il reconnaît pour l'avoir, jadis, entrevu près de son berceau.

Lentement, le chevalier lève la visière de son casque et montre ses yeux où se mirent toutes les démences héroïques de sa vie. Il est douloureusement beau. Un Tel pose ses lèvres sur le front du héros. Il l'invite à pénétrer dans la cagna où l'escouade repose; heureux d'être l'humble écuyer qui rencontra le seigneur des routes, le grand errant dont l'ombre immense apparaît, conquérante, sur tous les chemins de l'aventure.

Mais Un Tel sent le froid du fusil dans sa main brûlante; il sort de son étrange somnolence et, penché vers le trou d'ombre où vivent ses camarades, il entend une voix menaçante, celle de Sancho Pança Citoillien, invectiver Donquixotte, cette vache, cet épicier, cet enfant de salaud qui s'est permis de faire des grillades avec le rab de pain.

PATROUILLE

La sentinelle observe la nuit, car des ombres mystérieuses semblent rôder dans les fils de fer; peut-être sont-ce des rats qui mènent ainsi, au cœur de l'ombre, d'étranges sarabandes. Un froid vif pénètre les chairs et meurtrit les yeux. Le rythme régulier du temps est suspendu; toute la nature subit une angoisse fiévreuse, sorte de brouillard qui trouble les plus vigoureux d'entre les combattants.

Voici l'heure où les patrouilleurs vont se traîner parmi les ronces et les charognes, offrant une fois de plus leur chair glacée à la flèche de feu qui, dans sa course errante, les viendra frapper brutalement.

Des voix confuses murmurent:

—Une patrouille est sortie! Attention!

Quelque imprudent brise des branches entre les lignes ou fait cliqueter son arme. Les fusées jaillissent des bouquets d'arbustes. Il faut que la terre où s'incruste la patrouille errante ait le visage immobile d'un désert.

Toutes les sentinelles du monde ont les yeux fixés devant elles; leur esprit est calme et rêveur, car elles aperçoivent, malgré l'horreur et l'effroi qui les entourent, au delà de la ligne ennemie, un miroir merveilleux leur renvoyant l'image des jours heureux où les hommes, le soir, chantaient dans les guinguettes. Ces veilleurs entendent les anciens violons au rythme énervant desquels dansèrent leurs premières amours, parmi le concert rageur des vents et les fusillades.

La patrouille avance, silencieuse, implacable. Si la fortune la protège, elle atteindra la ligne ennemie, monticule de terre et de sacs de sable exhaussant un grand arbre renversé.

Derrière son invisible créneau, la sentinelle allemande songe, elle aussi, aux soirs harmonieux où elle jouait de la guitare dans les rues de Marbourg, sous les fenêtres fleuries de la fille d'un grave privat-docent; elle revoit les farandoles universitaires dans la ville médiévale, les causeries printanières avec de joyeux compagnons, autour des vastes chopes où la bière claire brillait comme des escarboucles.

Une grenade lancée par un des patrouilleurs tombe aux pieds de la sentinelle; une gerbe d'or fuse et le franc buveur de jadis, l'amant élégiaque dont le cœur sait joindre à la douceur de Gœthe l'amertume de Henri Heine, éventré, tenant ses entrailles à pleines mains, recourbé par la douleur, souffle comme un taureau dont le poitrail fut ouvert par la courte épée de Bombita.

Invisible, au ras du sol, la patrouille rentre dans les lignes françaises.

Elle a accompli sa mission, sans crainte apparente, sans colère inutile, mathématiquement. La présence de cette sentinelle, dans le petit poste avancé, nuisait à la sûreté du bataillon. Il fallait, à tout prix, la supprimer; ainsi elle ne tirerait plus sur les travailleurs, elle ne troublerait plus les corvées de soupe et d'eau. La sanglante besogne est accomplie. Demain, une sentinelle, équipée comme celle qui vient d'être abattue et pareillement vigilante, occupera le petit poste allemand; qu'importe, une autre patrouille renversera l'audacieuse. A l'aube, il serait vain de demander aux trois paysans patrouilleurs les raisons qui guidèrent leur farouche énergie. La sentinelle les empêchait de ramasser du bois sur le parapet! Sans doute, il est des motifs plus nobles et moins précis qu'ils ne se formulent pas, en leur simplicité, mais ils ne les entrevoient point. Ils ignoreront toujours quel intérêt supérieur répond à leur courage obscur et par quels fils mystérieux leur acte simple et brutal est relié à la prospérité et à la grandeur de leur race. Ils n'ont cure de ces mots magiques par lesquels on pourrait louer leur vaillance. Une force instinctive les poussait de l'avant, et si l'événement qui les honore ne les a pas vus faiblir, le seul récit de leur exploit les apeure.

Une mission devait être remplie, pour l'honneur de leur escouade, la gloire de leur compagnie et la fière renommée du bataillon: elle le fut correctement. Retrouvant le gourbi fangeux où ils purent reposer, les patrouilleurs, l'âme apaisée, indifférents à toute gloire inutile, dormirent jusqu'à ce que la corvée de soupe vînt leur offrir une gamelle d'eau tiède où nageaient d'étranges légumes.

GUSTAVE LE REMPART DE CALONNE

Un Tel a pour chef de section l'adjudant Gustave, unanimement appelé «le Rempart de Calonne», en glorieux témoignage de l'héroïsme particulier avec lequel il défendit la tranchée de Calonne, un jour où les vagues d'assaut menaçaient Verdun.

L'histoire de Gustave, noble Polonais qui guerroya sur la Marne, l'Yser et la Meuse, enchantera les enfants si, plus tard, un enlumineur fait apparaître au centre des explosions, tel il fut, couronné d'un passe-montagne troué, cet adjudant splendide qu'une crasse insigne patina sans jamais l'attrister. C'est le ruffian que dessina la plume d'or de Moréas, l'affable séducteur aux dents éblouissantes, à l'œil conquérant, une manière de conquistador en guenilles.

Au repos, Gustave est le plus appréciable des chefs de popote. Il sait dorer un rôti, épicer une sauce et charmer la plus revêche des commères. Après un copieux repas, il estime fort narrer, avec une voix chaude, de jolies aventures dont il fut le héros modeste, et ses récits ne laissent pas que de ressembler aux contes galants de la Renaissance italienne.

Gustave servit à la légion étrangère; il y apprit à dresser une tente, à découvrir du bois et de l'eau dans le désert. Il se fit craindre et chérir d'un peuple de nègres qu'il battait sans remords. Il eut les fièvres. On l'abandonna sur le fleuve Rouge, seul, dans une barque légère qui remontait vers la colonie. Il y parvint épuisé, mais vivant.

Quand il revint en France, abandonnant les rudes compagnons de la légion, il se sentit amoindri, diminué, comme si le meilleur de lui-même ne pouvait s'exprimer ailleurs qu'en un climat sauvage, parmi de vastes espaces.

Causeur habile et disert, ayant acquis, au cours de ses voyages, l'art de convaincre les hommes, ne redoutant pas les fatigues et les incertitudes d'une vie errante, Gustave fit mille métiers. Il fut placier en dentelles, coulissier; il représenta divers parfums aux noms orientaux. Certes, ces industries lui furent prospères; mais il triompha particulièrement dans la faïencerie, où son génie sut produire et répandre avec succès un article commun: le vase de nuit.

Gustave vint à la guerre, joyeusement. Il retrouvait, pour son incessant besoin d'agir, un emploi illimité. Ses capacités somnolentes d'aventurier, ses qualités de chef de bande, allaient enfin se donner libre cours.

Des combats où sa décision et sa clairvoyance lui valurent l'admiration des proches, il ne tire nul orgueil, mais il s'honore de certaines chasses à l'escargot qu'il fit, à l'aube, dans les forêts de la Woëvre, tandis que nos canons lourds bombardaient les forts avancés de Metz. Il vivait alors, au repos, dans les bois. Les escargots ayant dégorgé dans le gros sel, Gustave les savourait, aromatisés d'herbes et frits en du lard rance, au seuil de son gourbi, parmi les jeux de lumière du crépuscule. Les mouches le persécutaient, ainsi que la vague odeur d'une proche charogne. Ayant cueilli de mignonnes fraises sauvages, le Polonais reposait, pareil au Sybarite que lassa l'abus des viandes et des vins.

Un mardi gras, pour l'enchantement de sa section, Gustave fit des crêpes. La farine vint de l'arrière, les œufs furent découverts en de modestes fermes que les obus avaient épargnées; le rhum de l'ordinaire, rude comme un acide, arrosa la blonde pâte. Les crêpes sautaient sur le foyer improvisé, dorées comme des auréoles. Gustave, maître-coq orgueilleux et réjoui, joignait à l'art souverain de faire sauter la crêpe une manière rapide, discrète et non moins élégante de la déguster.

Ses exploits ont un succès égal à ses mœurs aimables. Mais son joyeux caractère et la fantaisie de sa vie semblent faire oublier sa valeur. Certes, on le sait brave et, confusément, les anciens du bataillon se souviennent d'un après-midi orageux où l'adversaire serait passé sur le monceau des corps abattus, se répandant dans la forêt traîtresse, invincible, si Gustave ne l'avait pas contraint à retourner vers ses lignes.

La femme charmante, l'exquise ménagère que Gustave aimera, plus tard, en des jours de paix et de tendresse, auprès d'un feu chanteur, ne saura deviner quel héroïsme veille au cœur de son amant; lui-même oubliera l'élan qui le souleva au-dessus des hommes et le fit pareil à ces figures irréelles des naïves légendes: hercules plongeant un fer vainqueur dans les flancs irrités d'un terrible dragon.

Tel est celui que les fervents Bretons, les mineurs farouches et les paysans de la section ont nommé le «Rempart de Calonne», affectionnant son courage et peut-être chérissant plus encore son amitié pour les ribaudes, sa présomption culinaire et la chance inouïe qui le poursuit au poker.

LULUSSE DE CHARONNE

Superbe de crasse et d'aplomb, luisant de graisse, noir de suie, Lulusse de Charonne, une grillade frottée d'oignon en main, disserte sur la haute stratégie de nos états-majors. Il redit les mille lieux communs chers à la foule ignorante, mais avec une telle verve que les idées les plus vulgaires, parées de riches couleurs, en semblent transfigurées. Il est le truchement entre le civil et le militaire. Sociable à l'excès, confiant et protecteur, il faut le voir, à l'arrière, faisant les honneurs du cantonnement aux ribaudes errantes dont la fantaisie misérable est liée au destin des armées.

Natif de Charonne, ce dont il s'honore, Lulusse, dès l'enfance, connut des plaisirs martiaux. Il s'enrôla dans une phalange déguenillée qui se livrait à la guerre des rues et bientôt il excella à couvrir de grossières injures les honnêtes passants. Il acquit ainsi le talent de l'invective, grâce auquel, cuisinier de la compagnie, il put faire respecter sa fonction, en dépit des sauces imprévues, des rôtis incendiés et des bouillons saumâtres dont il remplit, au cours de la campagne, les gasters épouvantés de ses camarades.

Habile à faire des doubles sauts périlleux et toutes autres acrobaties, d'un naturel batailleur et sportif, le cuisinier acquit rapidement sur la troupe l'autorité nécessaire.

Dès l'aube, dans les villages où le bataillon descendait au repos, Lulusse claironnait le plus bref, le plus militaire et le moins écouté des commandements:

—Aux pommes!

Multipliant les conseils, il suivait d'un œil hautain l'épluchage des tubercules:

—Plus vous en éplucherez, plus vous en becqueterez!

Souventes fois, la besogne étant accomplie à la diable, il ajoutait:

—Quel sale travail vous faites! On dirait que vous les épluchez par le milieu.

Certains jours, la menace à la bouche, l'œil courroucé, Lulusse traversait le cantonnement, sous la pluie, à la recherche d'invisibles éplucheurs. Tragique, il ouvrait la porte des estaminets et, pareil au jeune Oreste dont la furie anima un peuple innombrable, oublieux de ses premiers devoirs, d'une voix où la menace et le reproche étaient sourdement alternés, il certifiait, en appelant à la justice immanente qui toujours poursuivit le coupable:

—Si vous ne m'épluchez pas mes pommes, vous mangerez de la m...

Dans l'intimité, Lulusse, auprès de sa cuisine ronronnante et fumeuse, aime à narrer des histoires de Charonne, légendes de la misère où des héros rabougris et crapuleux prennent une allure chevaleresque.

—Mon vieux, j'avais un pote. Il était bossu et pas plus haut qu'une vieille femme; on l'appelait le «Cuirassier». Quel type! Costeau et bon garçon, la crème des associés. Si on lui cherchait des raisons, il allait droit sur l'adversaire et doucement il lui disait: «Casse-toi de là, où je fais un malheur.» Par trois fois il avertissait l'importun. Après, d'un coup de tête en pleine poitrine, il l'envoyait rouler dans le ruisseau. En une minute, l'autre était mort. C'était sentimental!

Pour Lulusse, les belles pensées, les fortes actions, tout ce qui se distingue des choses coutumières en horreur ou joliesse, l'excessif et l'inattendu sont des choses sentimentales. Il est, lui-même, selon la formule, un grand sentimental.

Ce bourreau des cœurs aime une brune, au peigne d'écaille planté dans la chevelure comme un poignard: Berthe des Quatre-Chemins, brocheuse à ses heures perdues, amoureuse éternelle. Dans Charonne, les samedis de paye, alors qu'il y avait liesse, il fallait la voir traverser d'un pas rythmique la rue embaumée d'absinthe. On eût dit un couple d'oiseaux, tant ils avaient d'allégresse et de légèreté.

Un permissionnaire du bataillon, de retour de permission, apprit un jour à la troupe assemblée autour de la cuisine que Lulusse avait été détrôné dans le cœur de Berthe par le subtil et redoutable «Cuirassier». Ce gnome avait osé ravir le bien charnel du plus orgueilleux des cuisiniers. Ce fut du délire. Lulusse se vit interpellé par les plus fidèles de ses admirateurs en termes irrespectueux.

—Eh! dis donc, tu n'as pas de nouvelles du «Cuirassier»?

—Tu parles, si c'est sentimental!

—Les cuirassiers de Charonne, ils montent de jolies juments!

Autant de flèches empoisonnées qui se plantaient dans le cœur méprisé de Lulusse.

Noble sous les injures et souffrant de cette impopularité, le cuisinier dédaigna de se venger. Il continua de préparer, avec un art toujours plus affiné, l'éternel rata dont la compagnie était quotidiennement gavée. Pleurant secrètement, il cueillait dans le ruisseau chanteur qui entoure le pays d'une ceinture éblouissante le persil dont il parfumait ses sauces.

Mais, publiquement, Lulusse annonça, désireux de mettre fin à l'ironie des camarades, et pour que fût affirmée la supériorité du mâle en cette aventure:

—Berthe, à ma première permission, je lui planterai mon couteau de cuisine dans le ventre.

Il n'en fut rien, Lulusse étant volage et sachant oublier la grâce de l'une pour les yeux charmeurs de l'autre.

Le maître-coq a l'âme généreuse et il partage ses réserves de chocolat avec les émigrés qu'attire sa cuisine odorante. Il donne également son cœur à toutes les filles du voisinage. Sa verve gouailleuse et le parfum de ses fricots lui valent un succès d'estime; ses bons mots amusent et réconfortent. Nul n'ignore au bataillon que, sous les plus violents bombardements, le cuisinier, fidèle à son poste, n'en fit pas moins brûler les sauces.

Lulusse aime trop Charonne pour ne pas être, en dépit de son antimilitarisme irraisonné, un bon soldat. Charonne, n'est-ce pas la patrie, avec toute sa vie chatoyante et mouvementée? Il n'est au monde d'aussi joli quartier que celui où l'on eut le bonheur de vivre sa jeunesse. A Charonne, au printemps, quand les vendeuses de fleurs parent les rues de leurs prestigieux éventaires, on se croirait dans un paradis sentimental et pavoisé.

Lulusse se ferait ouvrir la poitrine pour que demeurent paisibles à jamais les carrefours heureux de son enfance. Il n'a pas sollicité d'être cuisinier, il le fut. C'est avec une pareille indifférence qu'il accueillerait son destin, si l'ange de la mort le frôlait de son aile invisible. Il est des instants où mourir est moins difficile que de faire éplucher des pommes de terre à une compagnie d'infanterie.

BICHROMATE
OU LA MOTOCYCLETTE INFINIE

Bichromate était un des compagnons d'enfance d'Un Tel. Tous deux avaient troublé de leur turbulente jeunesse le vieux quartier où leurs parents vivaient depuis des générations. Ensemble, ils avaient appris l'histoire de France sur les bancs vernis de l'école communale. Vers la treizième année, ils se séparèrent, appelés mystérieusement par une même voix intérieure à des destinées différentes. Ils avaient une vocation: Un Tel était poète, Bichromate était mécanicien.

Suivre la courbe des choses, admirer la transparence des couleurs, chercher la raison de notre existence mouvante et mortelle, déchiffrer les manuscrits où le passé inscrit ses pensées si vite évanouies, tel était le métier du poète Un Tel. Forger un métal clair et souple, fondre des rouages harmonieux, en sorte qu'ils se complètent et se propulsent; donner aux choses inanimées, grâce à l'énergie des eaux et de la terre, une vie inattendue et formidable, tel était l'idéal du mécanicien Bichromate.

Il avait le visage anguleux des mystiques, une chair de cuivre, des mains osseuses et dures. C'était un corps frêle et laid que soutenait et soulevait une force obscure.

Vivant seul à seize ans dans une chambrette étroite et travaillant tout le jour chez un serrurier du parage, Bichromate, le soir, tel un alchimiste insensé, se construisit une forge de modeste calibre qu'il alluma pour l'effroi des voisins et son ravissement. Il possédait, pour tout mobilier, une armoire à glace en pitchpin, héritage de sa mère défunte; elle était emplie de ferrailles, de clous, d'outils effilés et brillants que le jeune artisan polissait avec tendresse. Des barres de fer rougissaient sur la forge improvisée dont le souffle emplissait la maison d'une rumeur d'orage. Aux heures fiévreuses de la nuit, la chambrette aux vitres brisées se transformait en une sorte de steamer. Parti à la découverte d'une toison d'or impossible, de quel audacieux navire Bichromate était-il l'indomptable argonaute?

Parfois, pour les travaux importants, il prenait un aide, un de ces mercenaires qui forgent et liment sans âme. La chambre était étroite! Qu'importe: fenêtre et porte ouverte, le manœuvre battant les fers rouges sur le palier, le travail était accompli. Certes, les voisins, qui ne partageaient pas cet amour de la mécanique, pestaient sans douceur, injuriant l'artisan méconnu. Il faut, en notre monde injuste, poursuivre la réalisation d'un but implacablement; Bichromate, ayant décidé de se construire une motocyclette, stoïque, pièce à pièce, malgré la pauvreté de sa vie et l'opposition de ses voisins, forgeait sans défaillance. Maintes fois, il lui fallut vendre les pièces terminées, afin d'acheter la matière première qui devait lui permettre d'en forger d'autres.

Un soir, son moteur, battant tel un cœur heureux de vivre, ébranla la maison de ses pulsations régulières, secouant les volets et les persiennes, faisant pleuvoir des plafonds une myriade d'écailles de plâtre. Le concierge, irrité, vint injurier Bichromate, le menaçant des pires sévices, voire de le faire enfermer dans un asile d'aliénés, mais cette intervention importune ne chassa aucunement la joie dont l'âme du mécanicien était irradiée.

Le moteur marchait. Bientôt la motocyclette serait terminée, Bichromate, triomphant, traverserait son quartier, admiré des commères, acclamé des gamins, dans une apothéose de grondements et de poussières d'or, suivi des chiens irrités, tels jadis les Césars, accompagnés de fauves, entraient sur des chars de soie pourpre et de pierres précieuses dans la Ville éternelle.

Un matin de printemps où le soleil embellissait les femmes, où les étalages multicolores des fruitiers semblaient être les plus beaux d'entre les jardins du monde, Bichromate essaya sa motocyclette.

La machine froide et compliquée avait désormais des ailes et son ingénieux constructeur, frôlant à peine le pavé de la rue, s'envolerait jusqu'à la serrurerie du carrefour, celle dont on voit la clef d'or scintiller sur la porte noire. Il montrerait aux camarades éblouis l'œuvre qu'un ouvrier patient et génial peut réaliser au cours de sa jeunesse laborieuse, quand fuyant les plaisirs éphémères de la foule il s'absorbe en son rêve intérieur.

Les commères se groupaient au seuil des antiques maisons, les midinettes couraient vers de galants rendez-vous, on eût dit un jour de fête.

La motocyclette s'enleva, il y avait une fanfare dans le moteur. Pareil à l'arbuste qu'un afflux de sève fait reverdir en un jour, Bichromate se sentait une poitrine élargie, de plus vastes poumons, une force sûre et conquérante que nul obstacle humain ne saurait vaincre.

Il triomphait.

Hélas! le mécanisme le plus discipliné est trompeur. La motocyclette s'immobilisa, il fallut la démonter et remettre, une fois encore, sur l'étau l'ouvrage de toute une jeunesse.

C'est vers cette époque que le jeune artisan connut la tyrannie de l'amour. Comme les hirondelles tournaient inlassables, le soir, dans la cour de la maison, il eut le désir de dormir sur une poitrine de femme et d'y oublier les joies et les amertumes de son labeur. Il rêvait d'une ouvrière jolie, à qui il offrirait une belle écharpe pailletée d'argent et qu'il promènerait, le dimanche, en de riantes banlieues. Ne soupçonnant pas que la femme est parfois volage ou intéressée, il imaginait qu'il pourrait être aimé pour son bon cœur et son courage.

De jolies indifférentes passèrent qui dédaignèrent son admiration ingénue. Parce qu'il faut à l'homme une pauvre réalité, le consolant de ses rêves irréalisables, Bichromate prit à son foyer une vieille courtisane qui jadis avait été la maîtresse de son père.

La ribaude, ne comprenant rien à la mécanique, maltraita les chers outils et but l'alcool à brûler de l'artisan. La guerre vint terminer cet amour sordide.

Ce fut pour Bichromate une occasion imprévue de bricoler. Il fit des anneaux en aluminium et dut bientôt lutter contre une vile concurrence. En effet, les gens de l'arrière osaient sertir, eux aussi, des bagues qui n'avaient point reçu le sacrement de la flamme.

Les anneaux s'ornèrent de trèfles à quatre feuilles et de croix byzantines; il y en eut de lourds et de tourmentés, surchargés d'acanthes; d'autres s'enroulèrent autour des doigts ainsi que des serpents. Bichromate poussa l'art subtil de l'orfèvre jusqu'à colorer de tons barbares les incrustations de ses bagues. Egalement, et ce fut sa gloire dans tout le corps d'armée, il inventa le découpage des jugulaires, cette mode orna de lauriers entrelacés tous les képis de l'infanterie française. Il arriva que ce soldat eut même l'occasion de se battre.

Deux hivers s'écoulèrent. A l'orée d'un bois sonore, peuplé de fantassins, Un Tel et Bichromate se rencontrèrent.

Se reconnaissant, ils se dirent des mots inutiles et charmants dont les soldats, en témoignage du bonheur qu'ils ont de se retrouver, fleurissent leur viril langage,

—Tiens, c'est toi!

—Oui, c'est moi!... Et toi?

—C'est moi!

Puis, en chœur, ils s'exclamèrent:

—Ah! c'te vieille vache!

Ce fut l'instant des confidences. Un Tel parla de la Marne, de la retraite, de ces temps où le doute régnait au cœur du soldat. Il évoqua les routes mauvaises, le vent des nuits froides, les patrouilles incertaines et tragiques.

Bichromate répondit:

—Toi qu'es intelligent! donne-moi un conseil. Mon père fut enterré, il y a quelques années, à Montparnasse; crois-tu qu'après la guerre je pourrai revendre le caveau à une famille honnête, habitant le quartier et qui désirerait une tombe pas trop éloignée?

Un Tel s'étonna que la guerre tînt une si petite place en l'esprit de son compagnon; il ne comprit pas les raisons mystérieuses qui pouvaient motiver, dès la paix revenue, un aussi vif besoin d'argent.

Et l'artisan de reprendre, afin de compléter sa pensée:

—Quand je serai redevenu civil, il me faudra de l'argent pour finir ma motocyclette.

LE VIEUX

La figure amincie, ossifiée par la fatigue, l'œil fixe et dur comme un métal, le geste bref et concis, le vieux visite la tranchée.

C'est l'heure matinale et confuse où le travailleur redouble d'activité, où le veilleur se fixe ostensiblement au créneau, car le vieux exige une tranchée propre, imprenable. On ne pourrait, au reste, l'abuser sur le travail accompli au cours de la nuit précédente. Il sait l'exacte profondeur du boyau et combien de sacs à terre surélèvent le parapet. Il impose à ses hommes un labeur constant, des veilles épuisantes. Jamais il ne pardonna la faiblesse ou l'erreur d'un subordonné, mais tel, malgré son intransigeance, il est sincèrement aimé de tous, car il représente le chef.

Il est l'esprit du bataillon, cette conscience unique et clairvoyante, cette infaillible décision, sans lesquels une foule en armes serait vouée, quel que soit son courage, à la défaite certaine.

Le soldat, dont le cœur ne s'embarrasse pas de vaine littérature, voulant exprimer à la fois la crainte et l'admiration qu'il ressent en présence d'un tel chef, dit de lui:

—Le vieux, il est vache, mais c'est un as!

Avec lui, l'homme est assuré de ne pas errer en vain, recherchant une route perdue.

Le vieux ne risque son bataillon qu'à l'instant nécessaire, ayant scrupuleusement envisagé toutes les nécessités du combat, sans rien livrer au hasard. Etant donné le grave problème que l'attaque impose à ses troupes, il sait, sans erreur, la plus rapide et la moins sanglante manière de le résoudre.

On le vit, à l'assaut, la tête froide, conduire son bataillon, le devancer dans la tourmente, le dissimuler au flanc d'une longue colline, le lancer enfin sur la butte qu'il fallait arracher à l'adversaire. Aucune émotion particulière n'animait ses traits, il ne ressentait aucune colère, il n'avait pas cette irritation que donne le danger. Ombre fine et droite, dressée sur la butte reconquise, il était une statue émouvante de la volonté.

Ce soir-là, pour le fantassin couvert de craie, heureux survivant d'une journée triomphante, le vieux était le sauveur à qui l'on pardonne sa tyrannie parce qu'il sut être exigeant et sévère envers lui-même alors que la mort frôlait son visage.

Au sortir d'une offensive, où le bataillon fut fauché par les mitrailleuses, le vieux réunit la centaine d'hommes qu'un hasard généreux avait épargnés et lui tint ce discours:

—Mes amis, je voulais vous dire que vous vous étiez bien conduits! Merci! Il en fut de même partout où le 5e bataillon s'est battu. Ayez l'orgueil de ce que vous avez fait. Plus tard, vous pourrez dire à vos enfants: «J'étais à Tahure!»

«Ayons une pensée, en ce jour, pour nos camarades morts au champ d'honneur. Hélas! Il en manque beaucoup à l'appel. Ils vivront dans nos cœurs. Leurs familles doivent être fières d'eux comme je le suis de vous tous!

«Je vous ai demandé de vous battre. Vous vous êtes battus. Je vous ai dit de ne pas vous reposer encore. Il fallait terrasser, vous avez terrassé; j'ai reçu les félicitations d'un inspecteur du génie pour les travaux exécutés par le bataillon sur les positions conquises: elles vous reviennent.

«Il nous faut laisser aux camarades qui nous relèvent des abris sûrs, une bonne tranchée. Je sais que tous les régiments ne comprennent pas ainsi leur devoir. Qu'importe! Ceux qui nous remplacent diront: «Bravo! Voilà un bataillon où l'on travaille; il est agréable de lui succéder.»

«La guerre n'est pas finie. Le plus dur est fait. Nous nous battrons à nouveau, nous terrasserons encore; je sais que je puis compter sur vous. Ce fut une terrible lutte. Les anciens, et ils sont peu nombreux maintenant, ceux qui partirent avec moi à la mobilisation, se souviennent de toutes nos misères, de tous nos efforts. Partout où la France avait besoin de ses enfants, vous avez répondu: «Présents!» Vivants souvenirs: Vitry-le-François, où le régiment culbuta les armées du Kronprinz; l'Argonne, huit mois de lutte sauvage dans les bois; jamais le bataillon n'y perdit un pouce de terrain, nous avons maintenu nos positions; la tranchée de Calonne, où les grenadiers du 5e bataillon ont fait trembler de terreur le 22e poméranien; Tahure, enfin, dont vous êtes les vainqueurs. Quand je vous ai vus y monter si courageux, si beaux, vous ne pouvez vous imaginer combien j'étais fier de vous. Tahure, c'est le plus beau jour de ma vie! Je vous dois tout cela; une fois encore, merci!

«Maintenant, un conseil: Vous êtes fatigués, vous avez droit à un repos mérité. Il y a longtemps que vous n'avez pas eu l'occasion de revenir à l'arrière. Vous êtes affaiblis, vous n'avez plus l'habitude du vin, ni la résistance d'autrefois. Vous allez boire. Quelques verres suffiront à vous enivrer. Je ne veux pas voir d'homme saoul dans les rues. C'est dégradant, et le soldat français ne peut se montrer dans un pareil état. Si l'un de vos camarades fait du scandale, que je n'en sache rien, ou, sinon, je sévirai. Cachez-le, emmenez-le dans son cantonnement. C'est compris. J'espère que je n'aurai pas à revenir sur ce chapitre. Allez. Je vous remercie.»

Capitaine adjudant-major en temps de paix, le vieux vit mourir au début de la campagne ses deux fils, jeunes officiers enthousiastes. Il apprit ensuite la mort de sa femme que la douleur emporta. Le voici seul. Il marche, songeur, à la tête de son bataillon bruyant, perdu dans un rêve mathématique de victoire, chargé du poids invisible de son chagrin.

Un Tel aime le vieux pour son énergie taciturne. La brusquerie du commandant le charme, car elle laisse deviner, sous une rude écorce, un cœur facilement ému, où couve une silencieuse bonté. Leurs rapports sont distants. Un Tel, néanmoins, à jamais gardera le souvenir du jour où le vieux daigna lui parler.

Dans un petit village champenois, heureux de se retrouver lavé, peigné, rafraîchi, Un Tel rôdait, quand le vieux, accompagné du colonel, l'interpella.

Au garde-à-vous, à dix pas, Un Tel fut présenté en ces termes élogieux:

—Soldat Un Tel, mon colonel. Un brave. S'est distingué récemment. Un de mes meilleurs soldats. Je tenais à vous signaler sa belle conduite. Un Tel, boutonnez votre capote, je n'aime pas que l'on soit débraillé dans mon bataillon!

Un Tel comprit ce jour-là le sens mystérieux de deux mots qui résument la vie du vieux, et celle de tout soldat: valeur et discipline.

CEUX DE L'ARRIÈRE

Les routes de l'arrière, sillonnées d'interminables cortèges, sont de trépidantes artères où afflue la vie française. On y voit des parcs d'artillerie, des abattoirs ruisselants de sang et d'eau, des centres de ravitaillement où la judicieuse répartition du sucre et du café se complique de paperasseries savantes.

Souvent, à la faveur de la nuit, il se fait à l'arrière un formidable commerce. Les autobus, chargés de viande abattue, ronflent sourdement. Les fourgons, les fourragères, les caissons groupés symétriquement sur les vastes quais de gares s'emplissent de victuailles, de foin et d'obus.

Les petites villes sont toutes sonores de mille cris, et cette ruche immense, aux mouvements ordonnés comme ceux d'une belle machine, travaille avec la joie consciente de fortifier le front.

Que si les ouvriers de ce tumulte ne sont pas d'un métal aussi pur que l'homme des tranchées, modestes artisans de l'œuvre nationale, collaborateurs indispensables de l'effort français, ils n'en font pas moins un dur et méritoire labeur; voire même, ils ont parfois l'occasion de se montrer courageux.

Courtejambe, jadis brillant élève de l'Ecole des Chartes, conservateur d'une intéressante bibliothèque picarde, ayant dormi d'un lourd sommeil, non sans avoir rêvé aux odes virgiliennes dont l'harmonie chante encore en son cœur de serre-frein au train des équipages, une certaine aube s'éveilla, brusquement, dans une grange où bêlait un peuple de brebis.

Une fois encore, il fallait atteler le camion qui mène vers le champ de ravitaillement les boîtes de potage salé dont se substantent les soldats.

—Certes, le métier est sans gloire. Mais ne faut-il pas que le travail modeste des faibles seconde habilement l'éclatante bravoure des forts? M. Toulemonde ne doit pas être forcément un Léonidas. Les gens de l'arrière forment une tribu de pasteurs, de meneurs de troupeaux, de convoyeurs, de poètes, d'épiciers qui acceptent le sacrifice d'un effort obscur, afin que rien ne manque aux légions armées qui les défendent.

Ainsi philosophait Courtejambe. Dans l'ombre, il entendit un bruit étrange. Surgi du mystère de la nuit, couvert de paille et de boue, un homme se dressait, soudard au visage battu des lendemains d'orgie, qui contemplait avec stupéfaction les êtres et les choses de son entourage. C'était un Allemand.

Perplexité: Lequel de ces deux guerriers arrachés au sommeil était désormais prisonnier?

Orgueilleux cri du coq gaulois, une voix faubourienne et rassérénante chanta:

Le pays des fruits d'or
Et des roses vermeilles.

Nul doute, on était toujours en terre française, et ce chant attestait la joie d'un cuistot voyant bouillir le jus matinal.

Alors, inflexible et correct, en quelques phrases lapidaires dont la perfection est à l'honneur de notre Sorbonne, le Français s'assura de la personne ahurie de son adversaire.

Ce ne sera pas sans un légitime orgueil que, plus tard, le cavalier Courtejambe, grave bibliothécaire revenu aux poussières de ses livres, contera aux enfants éblouis de sa petite ville l'arrestation qu'il fit d'un très authentique fantassin allemand à vingt kilomètres en arrière de nos lignes.

Un Tel donne raison à ce Français qui, peu doué pour les combats, préféra brouetter des boîtes de potage que de se perdre et de perdre la France en des discussions byzantines alors que le Barbare éventrait nos portes du Nord.

En ce doux pays qui est le nôtre, où l'on se bat à qui aura l'honneur de se battre, toute chose ayant actuellement sa juste place, il est bien que chaque veilleur posté au créneau soit doublé à l'arrière d'un auxiliaire dévoué qui lui prépare sa vie et lui recharge ses armes.

Mais il est, hélas! un extrême arrière démoralisant où fleurit l'amateurisme de la guerre. De jeunes hommes y jouent avec élégance le rôle du soldat, voire même ils en tirent d'inestimables succès. Ces bataillons d'inutiles paralysent l'effort public, ils sont une source d'inquiétude et de rancœur pour le combattant, lequel avec raison souffre qu'un peu de gloire ennoblisse des usurpateurs.

Courtejambe, modeste et dévoué, participe à la servitude des armées sans en connaître la grandeur, alors que les amateurs de la guerre, dans leur orgueil criminel, ne veulent en goûter que les fruits dorés.

De tout temps, l'amateurisme fut une petite fièvre qui, ne nuisant à personne, ravissait son heureux possesseur. L'amateur, sans chercher vainement à découvrir le mystère et la science des choses, pratiquait tous les métiers avec candeur et touchait aux arts prestigieux en souriant. Quitter la besogne coutumière, être parfois un homme nouveau, tel était le rêve de l'amateur; il le réalisait le dimanche sans prétention, avec cette bonhomie bourgeoise qui est une des parures de notre caractère national.

L'amateurisme a une tradition et de grands ancêtres. Lorenzaccio, élevé pour régner, fier adolescent promis à la couronne et qui devint le plus exquis des régicides, fut un amateur. Le chevalier de Bussy-Rabutin, professionnel charmant l'amour, qui pour se divertir écrivit en un fort beau style à sa cousine Mme de Sévigné, cultiva l'amateurisme. Le citoyen Capet fit de la serrurerie, et M. Ingres joua du violon.

Amateurs de l'art: elles l'étaient si joliment, ces demoiselles gantées qui, sur les plages mondaines d'avant-guerre, peignaient de frêles aquarelles où elles donnaient à la mer miroitante une couleur de praline. Amateur de la politique: qui ne le fut, aux heures tourmentées où les convictions s'exprimaient à coups de canne? Encore que la guerre ne fût pas «fraîche et joyeuse», ainsi que la rêvaient les hobereaux allemands, elle connut, malgré ses horreurs et ses pestilences, son amateurisme.

Stratèges incohérents penchés sur des cartes dérisoires, généraux de plume et combien peu d'épée, maniant à la fois les sophismes les plus contradictoires et les armées, ancien insurgé déguisé en bon berger, tels furent nos amateurs de la guerre. Ils la firent dans les salles de rédaction, les salons académiques et les brasseries littéraires, alors que toute la jeunesse de France agonisait dans les nouveaux champs catalauniques.

Pourtant, malgré l'infamie de ces amateurs, Un Tel n'ignore pas que certains, dont l'exemple ne fut pas suivi, poussèrent leur amour de la guerre jusqu'à la faire eux-mêmes. Ils se battirent, courageusement, comme les autres, et moururent.

Ils avaient, ces nobles camarades, délaissant l'amateurisme de la guerre, à travers les périls et les malheurs, préféré devenir des professionnels de la gloire. Un Tel aimerait à voir les diseurs de bons mots, les propagateurs d'énergie, les évangélistes de la patrie, imiter cet exemple. Les marchands de papier de toutes nuances ne devraient pas ignorer que les meilleures pages de notre histoire furent écrites avec du sang. Au moins, faudrait-il que la veulerie de l'extrême arrière, ajoutée à toutes les misères de la campagne, ne vînt pas diminuer l'énergie du combattant et sa volonté de victoire.

DE L'AMOUR

Les missives chargées de joie ou de douleur sont toute la vie du soldat. Selon ce qu'elles recèlent en leurs plis parfumés, elles lui font une âme ardente, sereine, amère, lumineuse. Il est de durs faits de guerre, nés d'une faible histoire d'amour. Un tendre mot, l'évocation d'une promenade nocturne, le rappel d'une ancienne caresse, suffisent à ranimer le courage expirant, à susciter les colères nécessaires, à nourrir la force du combattant.

Un couple vivait heureux, la guerre survint; ce qui semblait être le plus inconnu des contes de fée est devenu une légende d'infortune: toutes les amours connurent alors le plus cruel des déchirements.

Le fantassin Lejeune est un gaillard vigoureux et calme. Plus discipliné que brave, il accomplit ses devoirs avec une ponctualité d'employé. Il a en Argonne une ferme cachée sous la verdure; des chevaux et des bœufs somnolent dans ses prés. Il épousa une voisine gracieuse et bonne ménagère. Enfin, comme tous, à la mobilisation, il dut abandonner sa maison, qui bientôt fut cernée par les uhlans. Puis, les colonnes de von Kluck reculèrent, et Lejeune reçut une lettre de sa femme:

«J'ai eu bien peur, disait-elle, le canon tonnait terriblement et chaque coup m'arrachait le cœur. Quand nous les vîmes arriver, nous nous cachâmes en forêt; mais, un soir, je voulus revoir notre ferme: j'étais avec la servante. Près du calvaire, un officier nous attendait. Je tremblais toute. Il vint à moi et, riant, il posa son casque sur ma tête. C'est tout. Il ne m'est rien arrivé d'autre...»

Lejeune ne put lire plus avant. Il lui importait peu que les ennemis eussent pillé sa ferme, emmené ses chevaux. Pour l'instant, il ne voyait plus que le geste galant de l'officier posant sur la blonde tête de sa femme le casque orgueilleux. «Il ne m'est rien arrivé d'autre», disait la lettre. Etait-ce l'entière vérité?

Fiévreux, le doute surgissait! Le soldat se sentait irrité contre les idées incertaines qui le venaient assaillir. Le sang lui montait du cœur aux yeux, avec les larmes. Poussé par une volonté féroce de détruire, il prit un couteau de tranchée et sortit dans la forêt traîtresse des fils de fer. Il se colla au tronc d'un vieux chêne et, malgré la pluie qui lui cinglait les reins, obstinément, il surveilla la ligne ennemie.

Une escouade allemande rôdait; on entendait un bruit sec de branches cassées. Lejeune, en rampant, rejoignit un des patrouilleurs et, pareil au pasteur qui, jadis, levait sur l'agneau de sacrifice un glaive implacable, il le décapita. Il fut abattu, tenant en ses mains ensanglantées la tête de son adversaire.

Ce paisible soldat, honnête fermier sans ambition ni vaillance, mourut au combat avec la rage héroïque d'un fauve, parce qu'il fallait que fût vengée sur une tête ennemie l'injure faite à la belle tête adorée. Une fusillade crépita, des ombres sortirent des petits postes, le tonnerre des artilleries ravagea la forêt, et le communiqué apprit à la France que nous nous étions rendus maîtres d'un élément de tranchée très important.

Une petite lettre d'azur, à l'écriture penchée, avait déclenché, ce soir-là, dans la Woëvre, un combat imprévu, et paré d'un nouveau laurier nos armes triomphantes.

Il naît, sous les obus, des amours nombreuses. Le danger constant, la présence de la mort, la vermine et la boue donnent à ces passions une intensité imprévue; elles sont d'autant plus violentes que le destin les veut éphémères.

Le retour à l'arrière inspire aux jeunes hommes un vif désir d'aimer. Qu'elle soit bourgeoise, paysanne ou ribaude, la femme sera toujours parée, aux yeux du soldat, d'un charme émouvant. Elle incarnera, même sous des haillons dérisoires, la joie somptueuse de vivre.

Le bataillon descend au repos. Il envahit une sucrerie dévastée où des miséreux, parqués comme des bêtes, font chauffer sur une forge abandonnée leur pauvre soupe. Irrités de rôder dans la nuit, les soldats maugréent contre leur sort infernal, délaissant leur vaillance coutumière. Mais les hommes ont vu se mouvoir, auprès des brasiers improvisés, de pâles émigrées, fines ombres des anciens bonheurs, tendres évocations des paradis perdus. Elles n'ont aucune des parures qui rendent les femmes désirables et les font pareilles à des divinités souriantes. Pour les séduire, néanmoins, les soldats chantent des romances où se heurtent naïvement la joie des amants satisfaits et la douleur des amours contrariées.

Le bataillon a retrouvé son orgueil prétorien. Une allégresse monte dans le cantonnement bohème, des folies d'un jour couvent sous les regards: on dirait une folle kermesse en quelque village souriant des Flandres.

Les obus rasent en chantant, eux aussi, la toiture de la sucrerie. Les Parisiens évoquent, en chœur: Mirella, ma jolie... et toutes les pimpantes vierges qu'ils aimèrent, petites ouvrières alertes comme les oiseaux. Les Bretons aux yeux bleus se souviennent des luronnes endimanchées qu'ils entraînaient, au sortir des noces, dans la campagne ombreuse:

Pour avoir fille et garçon
Comme les autres.

Les gars de toutes les provinces qui, jadis, courtisaient les filles sur le mail embaumé, rêvent à leur passé viril et conquérant.

Les poitrines se bombent, les cœurs battent plus activement. De petites émigrées, venues des villes incendiées du Nord, échappées aux balles qui les poursuivaient, ont su réaliser ce miracle heureux: rendre au bataillon épuisé le courage et la confiance nécessaires. Les femmes ne sont-elles pas, êtres mystérieux à l'âme captivante, plus encore que la valeur et la discipline, la force invincible des armées?

DE L'IDÉE DE DIEU

Un Tel se souvient qu'autrefois il jouissait des matins splendides, dans les jardins de lumière et d'eau vive. Maintenant, dans la tranchée, il est indifférent à la beauté des choses. Jadis, à l'aube, quand les cantonniers arrosaient les rues encore désertes de la capitale, il avait des carillons au cœur; les fraîcheurs de l'aube l'enivraient. Cette sainte exaltation est morte.

Son orgueil vaincu, ses rêves évanouis, Un Tel se découvre faible et désemparé devant la destinée. Cette mort de l'imagination, chez un poète, est lente comme le départ silencieux des vieillards. Il est triste de sentir sa jeunesse mourir, exténuée, vaincue, loin de la maison où elle prit son présomptueux essor. Il semblerait alors que tout point d'appui se dérobe dans l'espace. Un Tel est pareil à l'oiseau qui traverse le ciel vaste, cherchant vainement une branche pour se reposer. Mais le désir de croire et d'aimer, le besoin d'admirer la nature et de découvrir au delà du ciel des mondes éternels et prestigieux sont des blessures heureusement inguérissables qui, à peine refermées, s'ouvrent et saignent à nouveau.

Une foi nouvelle... mais elle se lève, tel un brouillard lumineux, de la ligne de terre qui, de la mer aux Vosges, atteste la présence des armées. Chaque soldat la porte en lui, confuse, inexplicable et vivante. Dans tous les lieux où des troupes ont souffert, où des hommes reposent sous le champ reverdissant, les femmes, les enfants, les vieillards ont senti que naissait en eux une religion nouvelle.

Après la Marne, derrière les presbytères, les tombes des soldats devinrent un lieu de pèlerinage. Ici, il y a sept tombes: trois d'entre elles portent des croix sans parure, ce sont des tombes allemandes; les tombes françaises sont ornées de drapeaux et de palmes. Le curé, le soir, réunissant les fillettes du village, les fait prier pour les héros qui moururent afin que soient reconquis la forêt, le fleuve clair et les champs. Couronne adorable de jeunesse et de douceur, les petites entourent le tertre funèbre, joignant leurs mains jolies.

La prière du soir terminée, dans la nuit survenue, le maire, un athée notoire, vient à son tour honorer les tombes. Ainsi un culte naissant, une piété commune réunissent le prêtre et l'athée.

Un soir ils se rencontrent. Eux qui jamais ne se causèrent, adversaires irréductibles, les voici, face à face, animés d'une même pensée. Ils ne se diront aucun des vains mots que l'homme créa pour exprimer les mouvements de son âme, mais ils comprennent, l'un et l'autre, que leur pauvre cœur avait un même besoin d'aimer, au delà des discordes et des misères du siècle, une insaisissable et pure beauté.

Ce désir de sortir du cadre où l'humanité nous tient, Un Tel le partage.

Au repos, son bataillon envahit l'église. Un Tel se rend à l'office.

Les cérémonies cultuelles avivent en lui le souvenir des anciennes croyances. D'entendre le mâle chœur de la soldatesque s'élever sous la voûte ogivale, joint aux voix dolentes des paroissiennes, il revoit sa première communion et la ripaille qui la fêta.

Toute la famille était assemblée. On but maintes bouteilles. Ce fut une orgie rayonnante, embaumée d'encens, dont le souvenir laissa dans l'âme déjà complexe du communiant une fraîcheur forestière.

Un dimanche des Rameaux, Un Tel s'en fut à la messe, dans une toute petite église, bien trop petite pour contenir l'armée accourue. Un Tel resta à la porte du sanctuaire, dans le cimetière verdoyant. Des vieilles femmes, des enfants, priaient parmi les tombes. Une mignonne fillette montait sur les pieds d'Un Tel, afin de mieux voir l'office. Une infirme, assise sur un talus, ses deux béquilles auprès d'elle, chantait les cantiques monotones de la Passion. Un soleil clair, un soleil joyeux, embellissait toutes choses et donnait au buis apporté par les campagnardes une fraîcheur d'eau et de forêt.

De la chapelle sortit, soudainement, un cortège rustique d'enfants de chœur que guidait un prêtre portant une palme et un gros bréviaire. Le groupe vint auprès d'Un Tel. Le prêtre chantait le psaume latin d'une voix profonde et, quand il tournait les pages de son bréviaire, la palme frôlait la chevelure du soldat. Il semblait à Un Tel que, dans la simplicité du matin, toutes les divinités du monde désiraient que fussent fêtées les verdures naissantes et la victoire prochaine. Il y avait, non loin du cimetière, en un sentier discret, un amour d'un jour qui s'ébauchait entre une fermière aimable et un cavalier.

Les spectacles de la guerre ont engendré, chez tous ceux qui les connurent, un désir d'irréel. Des simples, avec la foi des anciens âges, virent au ciel de Dixmude un drapeau qui flottait dans une étoile. Un Tel, pareillement, incline à désirer le surnaturel.

Un mysticisme est né de la guerre, qui ne saurait mourir avec elle. Cette foi, qui ne se relie, à l'heure actuelle, à aucune confession déterminée, reportera-t-elle, vers des buts humains, une force, une passion à de meilleures fins réservées?

Peut-être, au contraire, Un Tel gardera-t-il égoïstement, pour lui seul, en son cœur, et par amour de l'indépendance, cette poésie inexprimée dont le rythme le charmera. Puissent alors ces paysages de lumière intérieure lui faire oublier les vulgarités de la vie et lui donner la paix et le bonheur que les faibles hommes demandent aux religions.

Le croyant et l'athée ne pourraient-ils se réunir en l'esprit inquiet d'Un Tel et, conjuguant leurs espoirs contraires, lui donner une foi harmonieuse et parfaite?

Si Dieu fit l'homme à son image, Un Tel, que les méditations de la tranchée et les aventures guerrières ont transformé, rêve d'un dieu qui serait semblable à l'idée qu'il s'en fait, un dieu latin, compatissant aux faiblesses des hommes et qui bénirait l'amour et la joie, un dieu ami de la nature et qui permettrait qu'on l'estime dans tout ce qu'elle a de charmeur et de voluptueux.

LE NOËL BARBELÉ

C'est l'hiver. L'existence du soldat est féerique et douloureuse. En ligne, Un Tel brûle des racines et des sarments, car il est glacé, immobilisé par le froid, semblable à ces cadavres anonymes qu'enveloppe, sereine et silencieuse, la magie de décembre, l'âme du veilleur devient âpre et sauvage; elle ne parvient à s'adoucir qu'au repos, dans la cagna, en contemplant la danse étincelante du brasier. Au loin, les ruisseaux argentés et les pins vernis donnent au paysage le charme naïf et détaillé de ces peintures primitives hollandaises que peignirent de cordiaux aubergistes, fumeurs de pipes et buveurs de pintes. Mais Un Tel ne peut admirer les aspects de l'hiver; leur charme grave échappe forcément à ses yeux, la nature étant, avant tout, la complice du soldat, celle qu'on utilise ou ravage sans autre raison que d'obéir aux violentes nécessités de la guerre. Un Tel évoque les jours évanouis où il aima les bois, les nuages et les eaux pour leur seule beauté; il ne devinait pas alors qu'une tragédie se préparait, lointaine, menaçante, et qui marchait avec les armées, entre ciel et terre, dans la voix des clairons.

Le vent qui tourne en folle rafale cingle le sang. Voici venir l'effrayante nuit où les mille embûches de l'ombre vont se dresser autour des petits postes. La terre se désagrège. La sentinelle a de la terre sur les lèvres et dans les yeux. Les étoiles ont déserté le ciel. Dans la guitoune enfumée, l'escouade attend le retour de la corvée de soupe.

Pauvretés des bas-fonds où rôda Gorki, fraternelles douleurs des révolutions, regrets des illusions mortes, deuils, amertumes, impuissantes colères, toutes les misères du monde, qu'êtes-vous, comparées à la grande misère actuelle des peuples?

Les obus sifflent dans la nuit froide de Noël.

Un Tel veille, fier de ne pas être mort au cours de cette année de combats farouches où il fallut, pied à pied, défendre la terre. Il songe aux compagnons abandonnés, la poitrine trouée, dans un champ anonyme, sous les pluies de feu.

Une année historique finit, qui ne verra pas, à son départ, les orgies de ses devancières. Elle est un être invisible et parfait qui pénètre dans les jardins éternels. Sa forme pure se dresse au ciel de l'histoire, architecture élevée avec des pleurs, du sang et des sentiments absolus.

Malgré les mécanismes formidables, les coalitions d'argent et toute la puissance destructrice des barbares, les peuples épris de liberté résistèrent.

Noël! Noël! Les mots sonores: liberté, droit des peuples, justice, indépendance, défense des nations opprimées, ne sont plus de vaines parures, d'éclatants pavillons abritant les corsaires de l'idée.

Noël! L'émigré croit à la victoire prochaine de ses défenseurs. Il aspire à bientôt revenir dans sa vieille ferme où des coqs querelleurs ensanglantaient la cour. Peut-être parviendra-t-il à réunir le troupeau perdu lors de l'invasion et qui partit, sans berger, vers une confuse destinée, image des légions sans âme et sans discipline.

Dans sa demeure silencieuse, la mère, sans nouvelles du fils, et qui regarde passer des troupes inconnues, espère. Peut-être l'enfant n'est point mort; peut-être, replié dans la tranchée, cœur fiévreux battant au cœur de la terre, songe-t-il à sa mère. Noël! Les épouses, les enfants candides, les vieillards affligés répètent les syllabes joyeuses, nom prestigieux qui charme le cœur de tous les combattants, meneurs de bœufs, ouvriers révolutionnaires, prêtres ou rois.

Il est des îles froides, des enclos où les prisonniers sont parqués comme des bêtes; un vent de France, un vent vif où survole l'arome des forêts et le parfum des femmes, y chante, fier et berceur comme la mer, un cantique d'espérance et de libération. «Vous reviendrez, prisonniers, dans la patrie frémissante, vous embrasserez vos compagnes et vos enfants sur les quais des gares bien-aimées!»

Minuit, voici le minuit magique des chrétiens, le minuit de vieilles civilisations; sa mystérieuse douceur s'impose à la nature; mais, furieuse, indifférente à la beauté de l'heure, l'escouade attend encore le retour de la corvée de soupe.

Un Tel évoque, image consolatrice, les Noëls de son enfance. Le 24 décembre, au crépuscule, il faisait la tournée des crèches; certaines étaient pompeuses et riches, d'autres possédaient un charme ingénu. Leur paille où dansent les petits rayons de la veilleuse rouge, les splendides rois mages et le nègre qui porte en ses bras des coffrets d'or l'enthousiasmaient. Les bergers, joueurs de cornemuse, dont les cheveux sont bouclés, ainsi que la blanche laine de leurs moutons, l'enchantaient.

Jolies crèches toutes couvertes de neige, où l'étoile annonciatrice, pendue sur le râtelier de l'âne, attestait la présence des choses divines, comme vous étiez belles! La neige, cruelle au soldat, faisait votre beauté. Sans elle, il n'est de rois mages sympathiques et l'enfant pardonne à Gaspard, Melchior et Balthazar leur fortune, et les riches parfums cachés en leurs robes d'or, parce qu'ils rôdèrent en des chemins glacés, partageant avec les arbres de Judée la misère de l'hiver.

L'escouade attend toujours le retour de la corvée de soupe.

Un seul homme, les bras chargés de victuailles, apparaît enfin au carrefour du boyau de la tranchée. Il s'affale sur la banquette du parapet.

Où sont les autres?

Un murmure court dans les gourbis. Lepape, le jeune Breton de la dernière classe, est revenu seul. La corvée a été fauchée par un bombardement. La troupe sera privée de vin et de café, une nuit de Noël, alors qu'il eût été juste de faire ripaille et de s'enivrer.

Lepape est silencieux, malgré les multiples interrogations. L'ombre ne permet pas de voir le sang noir qui coule à son front. En effet, blessé, alors que le canon-revolver rasait le boyau, emportant la tête du compagnon qui le devançait, il est revenu, le crâne ouvert sous son casque enfoncé, dur à la souffrance, fidèle à la mission qui lui incombait.

Le petit Breton ne partagera pas le riz glacé du festin de Noël, car il agonise. D'une voix simple, où ne semble même pas gronder le regret de mourir, il dit, humble constatation d'un paysan que son délire exalte ou suprême éclair de vérité:

—Voyez-vous, les amis, nous disparaîtrons tous. Il y en a qui vivent de la guerre... les autres en crèvent.

A Denise Real
A Max Barbier
en hommage

LE SANG VERSÉ

Les villages de l'arrière qui connurent l'invasion et la délivrance sont peuplés de troupes bigarrées, dont les bivouacs de fortune semblent être des cités nègres improvisées au cœur des ruines. Bientôt, au pas de parade, acclamés des paysannes et des enfants, les soldats vont partir.

En route!

Les fantassins d'azur défilent en chantant. Chaque compagnie a son fanion archaïque et coloré, brodé d'or, où de pourpres lémures, des éléphants blancs et des crânes se convulsent sous des noms glorieux: Bolante, La Grurie, témoignages de combats dans les forêts tragiques. Les bataillons avancent, suivis de leurs trains régimentaires, de leurs cuisines roulantes enfumées, où trônent des maîtres-coqs hilares, et de leurs brancardiers qu'un moine botté conduit paternellement.

Voici les chasseurs à pied, alertes et crânes, satisfaits d'être admirés. Le tambour-major, menant sa clique juvénile, bombe le torse, comme si de sa vaillante et seule poitrine devaient sortir les multiples fanfares qui feront s'émerveiller les enfants accourus. Sur les routes, les arbres où joue le vent semblent avancer; les nuages mobiles, entraînés, dirait-on, par les cuivres allègres, suivent, eux aussi, les petits chasseurs.

Soulevant des poussières d'or, l'artillerie traverse les villages dans une rumeur d'orage. Chevaux, hommes, canons sont attachés les uns aux autres, comme si les épreuves subies en commun les avaient à jamais unis. Les avant-trains, chargés d'objets hétéroclites: armes, objets de cuisine, voire parfois, surmontant cette architecture, une mandoline, évoquant les déménagements parisiens que chanta Rictus. La boue des marécages et la craie des routes ont patiné les roues des voitures, où des branchages s'entrelacent. Si bien que, misérable et splendide, ce défilé a de mâles allures d'entrée barbare et triomphale dans une province durement conquise.

L'armée traverse la forêt mystérieuse. D'étroits gourbis, de sombres cagnas, des maisons recouvertes d'armatures et de blindages apparaissent sous les voûtes verdoyantes. Il en sort une musique aux rythmes lascifs, orientale et légère. Quel pastour joue si joliment du pipeau sous le sifflement magique des obus?

C'est le camp marocain. Un robuste guerrier souffle en un mirliton primitif, taillé dans une branche de sureau. Au pied d'antiques arbres, s'épouillent de grands enfants cuivrés et rieurs aux dents éclatantes; ils saluent «Li cam'rades aux manteaux bleus», et d'aucuns, ayant fait macérer dans le jus de l'ordinaire des plantes aromatiques, offrent affectueusement ce breuvage composite aux compagnons d'aventure qui demain partageront leurs dangers.

La nuit s'écoule, traversée d'éclairs. Voici l'aube. Las de dormir en des granges aux toits défoncés, sur la paille pourrie, et d'être éveillés par le cortège errant des brebis, dont les voix de cristal brisé semblent pleurer sur le sort des campagnes, les hommes sont heureux d'avoir goûté un rude repos, le visage tourné vers les astres.

Fine Oreille, Parisien gouailleur, serviable et courageux, descend à la soupe; il lave ses marmites à la petite fontaine aux eaux vivantes qui demeure, témoignage d'un passé calme, au centre du village abattu; il les fait remplir à la cuisine roulante, il attache les pains de l'escouade à sa ceinture et, savourant l'odeur alléchante et chaude des lentilles, il revient à la tranchée où l'espèrent ses compagnons affamés. Tout le jour se passe dans l'attente. Des avions aux ailes d'argent traversent le ciel; ils ont la grâce des étoiles filantes, et le vrombissement de leurs moteurs ajoute à l'anxiété de l'heure une magie harmonieuse.

Longeant les étroits boyaux qui mènent à la première ligne, les bataillons s'avancent, d'un pas égal et fort, pareil au rythme assourdi du flux entre les rochers.

Sinueuse, ainsi qu'un reptile, route sonore creusée dans la terre frémissante, la tranchée Y dessine aux yeux troublés de l'adversaire l'implacable et savante géométrie de ses pare-éclats. Les obus qui la fouettent ne peuvent affaiblir la vigueur de ses murs. Elle sait garder, résistant aux rafales d'acier, et malgré les agitations qui l'emplissent, une paix extérieure, visage viril où s'affirme une vie passionnée. Fleuve orageux, le sang de France court en ses étroits boyaux.

Voici l'alerte! Sirènes du crépuscule, aux voix tragiques et charmeuses, des obus filent en chantant. Tels des jets d'eau, jaillis d'un sol magique, se lève une moisson de baïonnettes lumineuses. Un Tel s'arque pour mieux bondir, car l'instant est venu de quitter la tranchée, où furent jugulées tant de justes colères, la tranchée froide, cruelle, fatale, mais qui, malgré la boue stagnante de ses boyaux et le sanglant mystère de ses parois, n'en est pas moins une libre avenue, courageusement ouverte à l'espérance française.

Le clair martèlement d'invisibles mitrailleuses se répercute, en troublant écho, dans la poitrine des combattants. Un Tel, retenant l'élan qui l'emporte, écoute retentir en lui ce rythme égal et continu qu'il croit être le cœur vivant de sa destinée. Les adversaires se rejoignent, cependant que la mitraille déchire leurs légions parallèles. Dans le vent de l'assaut, les mélancolies des nuits pluvieuses et les amertumes de l'attente se dissipent. La tranchée Y, cuve où fusionnaient les énergies d'une foule, vient d'éclater, projetant au front de l'ennemi des groupes d'athlètes fortifiés par l'âpre désir de vaincre.

Il faut avancer avec calcul, en liant aux fils lumineux du temps une volonté dont le plus sûr ressort est l'indépendance, et cette discipline qu'il importe d'observer en présence des réalités sévères de la guerre moderne répugne à l'audace d'Un Tel.

Dans la mêlée, le soldat est escorté de souvenirs et d'images; la caresse légère d'immatériels baisers frôle son front et certaines heures, qui lui furent douces, renaissent, lumières sereines, en ses yeux où le dernier hiver glaça de pauvres larmes. Mères aux douleurs voilées, amantes nues comme des fleurs, enfants joyeux, toute la théorie des êtres qu'il chérit entoure et protège le combattant. Il faudrait être cruellement infortuné pour n'avoir pas auprès de soi l'ange gardien dont le visage irréel console et fortifie. Le simple berger, descendu des cimes bleues où il jouait rêveusement avec les étoiles, a su plaire à la pure Virginie qui l'espère. Le paysan robuste, l'insoucieux bohème ont, eux aussi, des belles chairs jeunes, et ces guerriers enamourés connaissent les plus riches des fêtes intérieures, grâce aux voluptueux souvenirs qui les accompagnent.

Evoquant l'exquise blonde qui paraît sa vie, Un Tel, las de courir, s'arrête près d'un bouquet d'arbustes. La féerie des explosions l'entoure. Des bombes fusent, pourpre couronne, à la cime des arbres; leur mitraille fauche les jeunes branches et hache les troncs antiques. Des obus, ayant dessiné d'invisibles courbes sur la moire délicate du ciel, se jettent vertigineusement dans une rivière, y faisant jaillir d'éblouissantes gerbes d'eau. Efficace soutien des assaillants, les explosifs s'abattent en rafales implacables sur les rangs adverses, broyant les armes, les casques et les têtes.

Des géants roux, crucifiés au sol, sombrement agonisent. Ils rêvaient de stupres grandioses dans Paris illuminé, de bruyantes beuveries, de joyeux massacres en des parcs élégants. Il fallut, pour briser ce délirant orgueil, qu'un éclat d'acier se plantât dans leur poitrine, qu'une épine de fer s'enfonçât dans leur tête dorée, comme si quelque orfèvre démoniaque, désireux de fêter ces tyrans vulgaires, avait orné de perles de sang leurs masques révulsés.

Les folles voix des courageuses alouettes se sont tues, afin que l'homme, éloigné des choses familières, écoute chanter dans l'air multicolore du crépuscule l'Angelus berceur de sa vieille église; mais les échos ne répercutent que le torrent des canonnades.

Soudain, Un Tel perçoit moins distinctement le tumulte de la mêlée.

Semblable au rythme errant des mers, que l'enfant aime à retrouver incurvé dans les coquillages, un bourdonnement emplit son oreille, musique lointaine dont les douces inflexions blessent délicatement ses nerfs. Une flamme consume sa poitrine, faible, vacillante, mais volontaire, et cet humble feu de bivouac, allumé sous les chairs, a des cruautés de bistouri.

Un Tel est blessé et, tandis que son bataillon poursuit une course orageuse, confus d'être frappé sans qu'une particulière aventure le distingue de tous ses compagnons égorgés, il se replie dans le tragique isolement de la douleur.

Près de l'onde trouble où voguent, telles des îles flottantes les arbres abattus, il panse sa chair qu'un éclat déchira. Le péril dont il est entouré active les souples ressorts de son être et décuple sa volonté. Il éprouve à soigner sa blessure une joie d'enfant, car rien n'exalte mieux un combattant comme de connaître l'âpre délice de vaincre la mort.

Les côtes lointaines où flamboient les éclairs rapides de l'artillerie sont caressées par les ombres nocturnes. Irisant la nue, une étoile unique, gardienne avancée des célestes jardins, affirme, en présence des hommes éphémères et de leurs irritations, le calme résolu des choses éternelles. Des brouillards délicats montent de la rivière, et leur grâce lumineuse, en auréolant les collines, incite aux rêveries champêtres.

Sentant croître sa fièvre, Un Tel, que la gravité du soir émeut, erre à la recherche d'une ambulance. Dans un bois, défriché par la mitraille, à travers les buissons d'épines où respire le printemps nouveau-né, il suit magnétiquement un chemin d'ombre, guidé par son instinct courageux.

Le canon s'est tu. Les petits des tourterelles, abrités en leurs nids verdoyants, écoutent chanter leurs mères. Un être est là, boueux, genoux en terre, les bras tendus vers le dernier des cercles de lumière brûlant encore au ciel, un mourant, dont l'harmonieuse plainte, pure source jaillie d'une âme martyre, se joint au chœur aérien des choses.

C'est un Marocain à la chair olivâtre, aux yeux d'enfant perdu, ancien maltôtier des ports orientaux qui jadis exhibait des muscles élastiques sur les clairs débarcadères, entre les montagnes d'oranges et les fûts de vin noir. Un soir, où la mer miroitante avait des alanguissements de femme, un berger lui tatoua sur la tempe une étoile, le destinant à la sereine adoration du firmament. Aussi, mutilé par un obus, étranger en ce climat de France, implore-t-il son Dieu, lequel, baignant sa nudité superbe, en un ciel de jets d'eaux parfumés, doit jouer là-haut avec des bouquets d'astres.

Jamais Un Tel n'avait imaginé qu'une nuit viendrait où il lui faudrait veiller la mort d'un Africain, guenilleux et dévoré des poux.

Ainsi, toute voix humaine étant fraternelle au soldat qui se meurt, bercé par les doux mots qu'il ne comprend pas, et s'efforçant de ranimer en lui l'image évanouie de sa maison natale, le tirailleur agonisant revit à sa dernière heure sa jeunesse sauvage et les soirs embaumés où, traversant le ruisseau chanteur, il serrait en ses bras heureux une mignonne amante, tant il est vrai que le souvenir amer et joli de l'amour est le compagnon fidèle de la mort.

Un Tel s'en fut en songeant que le destin du soldat est entouré d'un verre fragile. Vienne le moindre orage, la prison lumineuse se brise et le pauvre isolé entre, tout armé, dans la grande communion des morts. Partageant l'angoisse suprême du tirailleur, il imaginait ce qu'il adviendrait, après sa mort, de celui qui traversa des continents et des mers pour secourir le plus beau pays du monde occidental.

Pauvre tirailleur, on l'enterrera, couvert de vermine et de sang, dans la terre qu'il a défendue. Sa tombe sera, sans doute, ornée d'une bouteille où rutilait, jadis, un ardent bourguignon, et qui gardera dans ses flancs transparents la date de sa mort simple et son nom inconnu. Le petit feuillet blanc fera survivre ainsi le soldat qu'un obus abattit.

Plus tard, son père, venu du radieux Orient, courbé comme un vieux saule, inclinera son regret vers la terre où le cher disparu fut couché. A moins qu'un dieu cruel ne veuille faire mourir le tirailleur une seconde fois et qu'il ne brise la bouteille légère, en sorte que rien ne perpétue le souvenir du lieu où le héros repose. C'est alors que, privées de la vénération des siens, ses cendres auront un droit absolu à l'hommage de tous.

Mais, préférant à cette mort vers qui monte la reconnaissance d'un peuple innombrable les joies, les incertitudes et la pauvreté de notre existence éphémère, Un Tel rejoignit le poste de secours, frêle et sombre abri où l'armée meurtrie se pressait, tel un troupeau de miséreux dont les yeux brûlants ont découvert les portes du ciel.

AZUR! AZUR! AZUR

Un Tel goûte la précieuse volupté de reposer en une salle claire et chaude d'hôpital. Il bénit sa blessure qui lui permet de retrouver le charme et les douceurs de l'arrière. Il est parfaitement heureux, acceptant les douleurs nécessaires du pansement, l'immobilité forcée, satisfait d'être soigné, réconforté, voire même admiré, estimant juste qu'on lui fasse, au sortir de la mêlée, un accueil fraternel.

Mais, au seuil de l'hôpital, l'angoisse et la misère n'abandonnent pas le soldat. Ici, comme dans la tranchée, la mort, amante insatiable, accompagne le combattant qu'elle désire.

Certains, aux multiples blessures, ont des infections progressives, dont on peut suivre la marche silencieuse. Leur corps est un grand abcès sournois qui perce lentement. Leur langue est brûlée, leurs joues se creusent; leurs pupilles s'élargissent; elles deviennent claires et fixes comme de la porcelaine; un souffle saccadé soulève leur poitrine.

Lorsque les côtes saillissent sous les chairs, que maigrissent les bras, que se tendent les mains vers on ne sait quel espoir fugitif, c'est que l'âme est à fleur de peau. L'être exprime une grande douleur; la venue des amis, des parents, les tendres soins de l'infirmière inconnue ne peuvent le ranimer. Comment le mourant verrait-il les choses de ce monde, alors que ses yeux sont tournés vers l'éternité?

Il faut à ceux qui luttent contre la mort le généreux espoir des guerriers fortunés.

L'infirmière qui soigne Un Tel est une Orientale. Elle a une douceur enveloppante et volontaire qui la rend à la fois aimable et redoutée. Nulle protestation ne l'émeut; nulle ingratitude ne la rebute; elle est indifférente aux supplications des uns, au silence des autres. Elle soigne et panse les blessés, voulant ignorer leurs souffrances et semblant s'indifférer absolument de la rouge horreur de leurs plaies.

Les infirmières ont une âme étrangement sensible. La nuit, elles entendent qu'un de leurs malades va mourir. Un souffle inconnu, une lointaine voix, un léger attouchement les avertissent du départ d'un de leurs protégés. Ces frôlements d'ailes qui les éveillent, en l'air nocturne, ne serait-ce pas un ange gardien qui s'envole?

Un vieux docteur, brave père de famille, austère savant qui, de père en fils, soigna les robustes laboureurs de sa contrée, opère les grands blessés. Il est l'arme froide, agissante, jugeant en dernier ressort, inflexiblement, et condamnant à disparaître la chair gangrenée. Il recrée le sang, purifie les artères; il fait d'un corps pantelant une maison saine, aérée, où se retrouvent les lignes premières. Il replace géométriquement ce que le fer arracha. Il rend à l'armée un corps ordonné, où le sang rajeuni coule, rythmique et fort, comme un beau fleuve.

L'infirmière: c'est la foi des armées abattues. Il semble qu'en la coupe jolie de ses mains tendues fermente le vin de la résurrection. Elle incarne, sous son voile flottant, l'espoir de vivre, cette âme ailée qui ressuscite les combattants accablés.

Pure image des douceurs absentes, elle porte en elle les tendresses des mères et des amantes, si désirées aux heures de la souffrance.

Mais la mort est rusée et pénètre dans l'organisme par des moyens maléficieux. Elle veille, l'implacable, au chevet du blessé, droite comme un flambeau funèbre, et les efforts conjugués du docteur et de l'infirmière ne peuvent rien contre elle. Et, pourtant, les mourants renaissent, à force de soins et d'amour.

Puissent la bonne infirmière et le vieux docteur ressentir un magnifique orgueil plus tard, en des printemps paisibles, quand ils verront venir vers eux l'interminable cortège heureux des Lazares qu'ils ressuscitèrent.

C'est vraiment une résurrection que le retour prochain du blessé à la vie normale.

Un Tel, torturé du désir de courir dans la lumière, de traverser le jardin où les pommiers fleuris ouvrent leurs prestigieuses ombrelles, s'est levé. Faiblement, d'un lit à l'autre, malgré le vertige, il s'efforce, patient et volontaire, à ne pas faiblir, à marcher encore.

Le sol est fuyant, le soleil trouble ses yeux; il semblerait que le sang va couler, une fois encore, par la plaie cuisante, à peine refermée. Certes, cet effort est difficile. L'infirmière offre son bras fraternel au soldat. Dirait-on pas, à les voir ainsi, hésitants, effrayés et joyeux, qu'un amour ravissant les conduit?

Un Tel est fier de surmonter le trouble des premiers pas et de reprendre, éternel vagabond, la grande aventure de sa vie. Bientôt, il lui sera donné de revoir sa chère maison, ses livres aimés, l'intérieur étrange qu'il s'était organisé. Un Tel aspire fiévreusement à cet instant.

Quitter enfin la salle blanche où se jouent des vapeurs d'éther. Partir, égoïstement, sans emporter le souvenir des misères encourues et du sang versé, il n'est pour le convalescent de plus riche espérance.

C'est la dernière nuit. Un Tel compte les minutes, attendant l'heure libératrice. Au fond de la salle ombreuse, une voix émouvante appelle, sans arrêt, un secours impossible:

—Infirmier, infirmier, j'étouffe!

C'est un rude paysan qui ne veut pas mourir. Il a la colonne vertébrale déplacée; mais sa volonté de vivre le dresse et le ranime; il se consumera, comme une torche, jusqu'à la cendre.

Une fois encore, narguant la science impuissante et la charité, la mort sera triomphante. Après tant d'autres sacrifices, martyr modeste, un paysan de France meurt, tandis qu'en sa ferme dévastée, d'autres paysans, comme lui, dorment sur une infecte litière, évoquant en des rêves naïfs les gras pâturages de la paix, le retour des bêtes dans la poésie du soir, les veillées intimes autour du bon feu.

—J'étouffe.

Ce cri emplit la nuit. Un Tel sent un besoin de respirer en des saisons meilleures un air léger et calme que n'aigriraient plus les odeurs d'iode et de picrate. Mais il importait avant tout de se battre, de subir des maux innombrables et de verser, sans mesure, un sang vigoureux, car la France, grande et jolie blessée, étouffait, elle aussi, sous l'étreinte de son implacable adversaire.

LE RETOUR

Un Tel, au sortir de la mêlée, ayant traversé les hôpitaux où la joie de vivre est atténuée par la douleur, revoit enfin les rues de son enfance, et leur cher aspect coutumier est plus que jamais sensible à son cœur.

Les boutiquières souriantes ont une jeunesse et des grâces qu'Un Tel ignorait. Les bars, jadis bruyants, illuminés, où se pressait une foule énervée, sont devenus des lieux de causerie, sortes d'oasis charmeuses où se retrouvent le permissionnaire, le blessé et le réfugié, ce pèlerin de la guerre.

L'hostilité des uns s'est atténuée, les rancunes irraisonnées des autres sont mortes. Il semblerait que le quartier, sentant passer la grande menace, a groupé, fraternellement, dans ses vieux murs, ceux que divisaient naguère des humeurs et des intérêts opposés.

Un Tel visite, non sans orgueil, son quartier. Il se montre. N'est-il pas le sauveur, celui sans qui l'église archaïque aux tours émouvantes, le jardin aux gazons réguliers, l'école où chantent des gamines, n'existeraient plus, férocement anéantis?

On l'accueille, on le fête! Les vieillards, dont l'âme vacillante prête à la guerre des horreurs qu'elle n'a pas, l'admirent, et les commères, que sa fantaisie irrita, condescendent à l'estimer pour ce qu'il représente de force nécessaire.

L'illusionnisme d'Un Tel ne saurait néanmoins le porter à croire que cette sympathie totale durera, la guerre terminée. De ce qu'elle est éphémère et fuyante, il en goûte mieux, au contraire, le bien-être et le charme.

Retrouver son foyer est estimable, lorsque l'on a vagabondé sans répit dans l'ombre et le vent. Un Tel, à la table où il aimait écrire, tente de ranimer en son esprit le peuple d'images et de mots qui jadis l'emplissait. Mais, obsédantes, les idées qui lui vinrent au cours de sa méditation dans la tranchée semblent vouloir chasser les rêveries anciennes.

Près du feu chanteur, en le calme accueillant de sa tiède demeure, le soldat ne peut oublier les dures nuits de la guerre. Il lui semble entendre encore la plainte errante des mourants; il revoit les squelettes glacés de ses camarades, veilleurs éternels placés en avant des lignes françaises.

Le confort fatigue Un Tel. Il était bon de dormir sur le sol dur, entouré d'une couverture boueuse, profondément. La mollesse des oreillers et des matelas énerve, et rien ne vaut le sommeil animal, duquel on sort repu et brisé comme après un rude massage.

Idées et réalités de la guerre; choses apprises, devinées en présence des morts; hommes entrevus dans la mêlée, défilé des jours mornes et tourmentés; tout cela s'impose au cœur du soldat. Une mosaïque faite de tous ces souvenirs, petites pierres boueuses, chatoyantes, ensanglantées, telle sera désormais la pensée d'Un Tel.

Mais, quand le convalescent veut confier ses impressions et ses souvenirs, il se voit incompris ou critiqué. Il découvre qu'existe un soldat ignoré du combattant, sorte de héros d'opérette surgi, tout armé, de la cervelle délirante des journalistes. Combien l'azur trompeur dont on a paré ce déguisé cache de bêtise et de lâcheté, nul d'entre ceux qui revinrent de la grande mêlée, soit indifférence ou stupeur, n'a voulu le dire.

Le soldat blessé, le convalescent, l'amputé, désireux d'être en harmonie avec ses compatriotes demeurés à l'arrière, abandonnant toutes les impressions ressenties, délaissant les justes directions que la souffrance impose à sa pensée, doit avant tout copier servilement le geste maniéré et la grandiloquence de ce poilu confectionné pour l'émerveillement des faibles et des oisifs, qui vit en narrant d'insipides gaudrioles et meurt en chantant.

Dans la salle humide et sombre de l'ambulance, les morts ont été dévêtus et les rats viennent, lentement, leur dévorer la figure. Ces pauvres n'eurent pas la fin brutale du combattant, ils se virent mourir, loin de la femme aimée, fugitive que pourchassa l'envahisseur; ils ne chantaient pas à l'heure où la mort les emporta. Et vous autres, camarades, dont la jeunesse rayonnait sous la boue et l'ordure, et qui êtes, maintenant, asphyxiés et rigides, chantiez-vous quand le fer déchira vos poitrines? Des écrivains ont déshonoré le sacrifice le plus noble du soldat, quand ils eurent l'audace de le faire mourir, un refrain de café-concert aux lèvres.

Les heureux qui ont une modeste sépulture y sont étrangement compressés. Leur fosse pouvait contenir vingt corps; on en mit quarante, placés sans pitié, la tête des uns frôlant les pieds des autres. Toute la jeunesse de France est couchée dans la terre ardente, et voici que des faiseurs de grimoires dessinent, aux yeux du monde qui nous regarde et de l'avenir, cet implacable juge, une silhouette burlesque et grivoise du soldat.

Révolté, Un Tel ne veut pas admettre que le martyre de toute une race finisse dans une orgie de mensonges et de calembours.

Les gens simples, les marchandes des quatre-saisons, les commères attroupées sur la vieille place, où jadis se poursuivaient en criant des gamins qui sont maintenant des soldats, tous ceux qui ont souffert, pleuré au cours de leur existence, savent que le combattant, couvert de vermine et de vase, est une pauvre chose perdue en la tempête, un être dont la chair, cinglée des vents, est offerte, nuit et jour, aux coups du destin. Un Tel se sent aimé de ces gens-là. Seuls l'irritent les esprits aimables et facétieux qui cherchent à retrouver en lui les traits galvaudés et flétris du poilu légendaire.

Mais c'est en rencontrant son ami Mortné, sculpteur et parfait égoïste, qu'Un Tel comprit nettement que la guerre n'a point transformé le monde.

Il n'existe qu'une chose, ici-bas, méritant l'attention de ce noble artiste: la forme pure. Une scintillante locomotive, un obus effilé, une carafe sont des merveilles de ligne et de volume. La Marne sauva Paris de l'anéantissement, dites-vous! Quelle erreur est la vôtre, une nation ne meurt pas qui sut découvrir cette vérité magnifique: La sculpture sera désormais une géométrie inexplicable où les troncs de cône chevaucheront des parallélépipèdes.

Mortné est un petit propriétaire qui fait de l'art avec des prétentions de géant. Le désir qu'il exprima de ne s'intéresser qu'à son œuvre masque ses appétits gourmands. Il lui faut une bonne table, des vins de choix, une couche douillette. Il aime à vivre sans fièvre, à peine inquiété par les drames cinématographiques dont il est le fidèle admirateur. Disserter sur l'art contemporain en savourant une liqueur parfumée est autrement utile à l'humanité que le lancement de la grenade.

Dites à Mortné

—Vos subtiles arguties importent peu. La France est envahie, ravagée; votre maison elle-même est menacée, battez-vous!

Il vous répondra

—Me battre? Pourquoi? D'abord on ne m'a rien demandé. En outre, ça n'est pas intéressant. Ma maison est menacée. Qu'ils y viennent! Je ne suis ni un lâche ni un sot. Si je trouve un Boche en face de moi, je saurai l'abattre.

Mortné admet le corps à corps. Menacé directement dans ses biens, il se battrait; il ne permettrait pas qu'un Allemand vînt détruire les glaises informes où il croit avoir affirmé son génie. Mais à quoi bon épouser les querelles de la nation?

Une légion innombrable a pu descendre vers Paris, férocement armée, ayant asservi la science à sa fureur guerrière. Des mortiers de 420, de puissants obusiers auraient fait pleuvoir sur la capitale un déluge de fer si nos armées n'avaient arrêté la progression rapide de cette légion. Cela importait peu.

Mais qu'il s'en fût présenté un, un seul de ces envahisseurs, non pas un obus, mais un homme, dans la demeure de Mortné, il nous eût alors montré qu'il savait, lui aussi, se battre et triompher.


Au retour, satisfait d'avoir retrouvé le cher visage qu'il aimait et la douceur archaïque de son quartier, Un Tel, un instant, a pu se griser d'un éphémère triomphe. Certes, les gamines aux nattes enrubannées et les vieillards l'accueillirent avec une évidente admiration. Mais il a vite compris que la lutte n'était pas terminée, qu'il lui fallait encore défendre contre les mensonges dorés de la légende la vérité de sa douleur et arracher aux mains des égoïstes qui s'en nourrissent les fruits de la patrie, ce clair jardin que les soldats ont protégé des foudres et de la mort.

LA RIVIERA DU MONTPARNASSE

Au Montparnasse, carrefour peuplé de bourgeois, d'artistes et de souteneurs, Un Tel jadis aima vagabonder. Ce soir, afin de revivre les émotions anciennes, le convalescent parcourt le quartier, maintenant ombreux, où errent comme lui des nègres et des marins, recherchant un refuge sonore, éternels gamins bercés d'une romance.

Voici, boui-boui tentateur et rutilant de lumières, la Riviera de Montparnasse.

L'aigre voix de la chanteuse y résonne harmonieusement au cœur charmé des jeunes hommes. La fumée irrite la gorge de la pauvresse, les joyeux violons couvrent son chant. Qu'importe, orgueilleuse et secrètement ravie de plaire et d'être désirable, elle exalte en des refrains naïfs les amours des arsouilles, dressant au centre des lumières une chair palpitante et transfigurée.

Des plantes artificielles, aux feuilles droites et effilées comme des lances, entourent le tréteau, évoquant le charme lointain des îles en fleurs; de hautes glaces affinent et multiplient la beauté des femmes.

Ce faux luxe de café-concert, les mille lampes suspendues à son plafond d'azur et les musiques en goguette créent une atmosphère énervante et magique qui remplace, auprès du simple ouvrier de la cité, le charme des plages parfumées et sentimentales, l'enchantement d'être fortuné et la nocturne volupté des sombres ombrages où frémit le vent de la mer.

Ici, l'homme oublie les peines de la vie. Il cherche, parmi les rythmes et les illuminations, une ivresse héroïque qui l'exhaussera, ornant d'images imprécises et jolies l'ombre de sa misère.

Les pures amours, les dévouements irraisonnés, l'implacable courage naissent d'une chanson. Les combattants, au sortir de la mêlée, les femmes délaissées, les adolescents rêveurs viennent à la Riviera du Montparnasse, avec une âme simple, désireuse de joie et de clarté. Leur sensibilité y découvre des horizons plus vastes; ils en sont éblouis, comme s'ils avaient bu ce philtre généreux qui donnait aux héros légendaires une invincible vigueur.

La voix aigre de la chanteuse, éveillant les désirs ailés de l'amour et les passions guerrières, devient claire, souple et brûlante. Les marins croient ouïr de vieux Noëls campagnards et l'ariette et la ronde que chantait leur grand'mère. Les vieux rentiers à la tête oscillante fredonnent en l'écoutant les refrains lestes où triompha Thérésa, la grande encanailleuse.

Elles reviennent, parées de fleurs fanées, en l'imagination du populaire, toutes les chanteuses de jadis: amante désolée du croisé lointain, Lisette émue de Béranger, brave et rubescente vivandière des chansons à boire. L'ouvrier se sent entraîné par les marches allègres des charpentiers et des rémouleurs, fidèles compagnons du tour de France.

Les artistes évoquent les jolies satires de ces petits soupers où de petits abbés disaient des épigrammes. Nègres, jeunes Bretons songeurs, ouvriers, artistes étrangers, tous, dans le rythme heureux des violons, renaissent à la joie et à l'espérance.

La Riviera du Montparnasse, c'est la Côte d'Azur du pauvre.

Seul, dans une immobilité glacée, un petit Japonais baisse la tête tristement. Il est las de cette rumeur et les mille parfums ambiants l'énervent. Les yeux emprisonnés dans le cercle d'or de ses binocles, l'esprit absent, en quel rêve confus s'exile-t-il?

Il revoit les fleuves luisants et les arbres naïfs de sa patrie. Indifférent au café qui fume devant lui, sur la table de marbre, il évoque les vertiges anciens de l'opium, le sommeil mystérieux et lourd de l'éther.

Une âpre toux secouant sa frêle poitrine, les yeux clos, ce petit gnome méprise les joies et les exaltations occidentales. Nos femmes lui paraissent être d'étranges animaux malades, absolument différentes des souples danseuses qu'adora sa jeunesse, au pays des maisons d'osier et de lanternes peintes.

Malgré l'amertume de son exaltation, le Japonais n'en subit pas moins la magie du rythme et des lumières. Un Tel, lui-même, délaissant un instant le souvenir des pires choses qu'il entrevit, se laisse séduire et bercer par la mièvrerie sentimentale des romances.

Avant la guerre, le beuglant fut une école agréable et pernicieuse où furent professées, parmi les danses et les cris, les idées les moins nobles du siècle. C'est là que l'esprit du populaire se faussa et prit, en écoutant des chanteuses court vêtues, tous les vices cosmopolites qui l'avilissaient.

Depuis, en changeant de répertoire, le café-concert a transformé son âme. Les grands sentiments qui soulèvent les foules se répercutent entre ses glaces étincelantes. Une sorte d'impérialisme s'y crée, amoureux du panache et de l'amour. La Riviera du Montparnasse est un nouveau temple, dont nul dieu clairvoyant et courroucé n'a su jusqu'ici chasser les marchands.

Vils phraseurs exaltant les rêveries humanitaires, dressant l'affamé contre le capital et incitant aux révoltes isolées, marchands de refrains incendiaires qui, selon le goût de l'instant, entraînent leur public à l'assaut du veau d'or ou sous les murs de Verdun; clowns à la voix arsouille qui, tour à tour, bafouent la patrie et chantent la gloire d'un général républicain, ils sont légion ceux qui, indifférents à la misère et à la gloire des peuples, adorent aujourd'hui les idées et les hommes qu'ils piétinaient hier, à seule fin d'ajouter à leur fortune.

Mais, heureusement, il en est qui savent exécuter, avec art et modestie, leur beau métier d'artiste; ceux-là, alchimistes dévoués, donnent aux misères de la vie, tous les soirs, un reflet d'espérance.

Imitant le parler savoureux de la rue aux Herbes-Potagères, un artiste belge, d'une santé florissante, évoque auprès d'une commère, également plantureuse, les jours où il jouait à la marelle et croquait des gâteaux dans Bruxelles, alors que M. Beulemans y triomphait bourgeoisement, ne devinant pas quel orage formidable menaçait les riantes vallées de la Meuse et sa bonne ville en fête. L'artiste y met l'accent ému qu'exige son rôle attendri.

Voici qu'il lui faut, maintenant, danser et chanter. Il danse, serrant en ses bras la joyeuse commère. Sa faconde, ses gestes épanouis, sa bedaine rebondissante, sa trogne illuminée enchantent le public. Ce ne sont plus que rires, exclamations, appels délirants à travers la salle surchauffée.

On dirait une franche et voluptueuse kermesse où ce meneur de cotillon fait danser, au cœur de tous, la joie de vivre.

Un Tel se laisse gagner par cette commune allégresse. Il ignore que le chanteur apprit récemment la mort de son père et de son frère, fusillés sur la grand'-place du Marché-aux-Fleurs, pour n'avoir pas voulu incliner sous le joug envahisseur leur patriotisme ombrageux, et nul de ceux que la Riviera de Montparnasse exalte, console et réjouit ne songe à deviner l'envers de ce décor verdoyant et doré et la douleur vraie de cet amuseur.

Ne faut-il pas que, par une inexorable loi du destin, au côté des marchands de mensonges lyriques que seuls l'or et le succès captivent, certains comédiens, conscients de leur rôle prestigieux et portant une large blessure au cœur, chantent sur les tréteaux et simulent une joie sans pareille, afin que les marins errants, les ouvriers épuisés, les nègres venus de leur forêt natale pour mourir dans nos campagnes, les soldats qui goûtent les joies éphémères du retour, s'en aillent, à minuit, dans le Montparnasse obscur et silencieux, avec des refrains aux lèvres?

LE SOLDAT PERDU

Un Tel désira revoir les groupements où jadis il partageait, avec quelques rares esprits cultivés et beaucoup de sots et de prétentieux, l'amour des belles-lettres. C'est dans une brasserie surpeuplée, parfumée de tabacs exotiques et trépidante comme une chaudière, qu'Un Tel revit des esthètes qui l'irritèrent et lui rendirent plus estimables que jamais les paysans de son escouade, au raisonnement lent et grave, à la vie saine, aux mœurs raisonnables.

Chinois aux visages fripés, Russes énervés et misanthropes, Roumains phraseurs, toute une faune cosmopolite y discutait des problèmes d'art moderne, séduite par l'incohérence et le désordre. Des juives aux cheveux taillés comme de vieux Bretons, à la croupe large, férues d'esthétique et des questions sociales, âpres à soutenir leur race errante, trônaient en des poses martiales, condamnant sans douceur nos institutions et nos œuvres. Leurs époux, frêles adolescents venus des Carpathes lointaines, approuvaient, sans y rien comprendre, les discours de ces viragos.

Autour des petites tables chargées de soucoupes, les métèques audacieux qui prétendent imposer leurs maladies mentales et leurs tares à la pensée française se donnaient rendez-vous. Des oisifs les rejoignaient, vieillards qui, jadis, menèrent une bohème souriante, en compagnie de Verlaine et de Moréas; jeunes gens séduits par l'étrangeté du lieu, courtisanes raffinées dont l'ancien métier de modèle a formé le goût.

Un Tel exècre cette foule; néanmoins, il lui plaît de s'y noyer, afin de mieux comprendre combien il est, désormais, étranger à toute sa fièvre mauvaise. Le soldat, perdu en ce tourbillon, méprise infailliblement ces esthètes, ces penseurs, ces artistes qui, mis en présence d'événements grandioses, alors que le monde en fut bouleversé, se refusèrent de changer leurs mesquines habitudes et la conception égoïste qu'ils avaient des choses.

Pour l'honneur des lettres, il est heureusement des écrivains qui firent l'amer sacrifice de leur sang et de leur liberté. Ceux-là ont acquis le droit de s'irriter et de réprimer un jour les manifestations orgueilleuses et turbulentes de cette phalange ultra-moderne.

«L'art est inexistant. La poésie, de Villon à Jehan Rictus, est une longue plaisanterie; Constantin Meunier est un pompier et Cézanne un marchand de couleurs. Seuls apparaissent, confuses et promises néanmoins à un prestigieux avenir, les quelques influences dont les ultra-modernes ont hérité le secret et qui nous permettront de nous élever à la splendeur d'imagination, à la géniale pureté des Sioux.»

Telles sont les opinions qui triomphent, à l'heure apéritive, dans le café sonore où les artistes sont réunis.

Les poètes ultra-modernes, chercheurs d'émotions cursives et rares, mettent à la base même de leur art l'originalité de la forme. Faute de pouvoir faire mieux, ils révolutionnent la syntaxe et la typographie. Balbutiant des sons, entre-choquant les mots, ils enfantent une poésie saccadée, faite de notations brèves qui se poursuivent et se répètent en un rythme nègre et décevant.

Moderne! Quel soldat inspiré par les hautes et graves visions entrevues au cours des combats ne saurait l'être? Un Tel estime que l'esprit moderne n'existe pas, spécialement, dans une forme neuve et révolutionnaire, mais bien en lui-même, extérieurement au mode d'expression. Malgré le modernisme apparent de leurs poèmes, Un Tel sourit de ces faux poètes, pauvres d'imagination et de verbe, malvats de la poésie, ayant l'enfance de croire qu'il suffit de se coiffer d'un chapeau haut de forme pour être gentilhomme.

A toutes les tables, ils exultent, expliquant leurs œuvres, dénombrant leurs admirateurs. Le mépris de cette sorte de gens à l'égard de leurs confrères est égal à leur ignorance. Ces hommes de génie improvisés nient toute évolution profitable; ils réduisent à néant les œuvres de leurs aînés, bouleversant les lois heureuses sans lesquelles l'art ne serait qu'un délire stérile. Un Tel s'indigne de cette promiscuité. Il souffre d'entendre ces prophètes annoncer un avenir grotesque, surgi de leur cerveau malade, comme devaient souffrir les fiers colons du Far-West lorsqu'ils voyaient venir vers eux, dans le ciel illimité qui les ravissait, les viles fumées de l'Amérique industrielle.

Un soldat est là, solitaire échoué par hasard sur la banquette où il rêve, au côté d'une mulâtresse aux dents étincelantes qui parle de l'œuvre récente de son amant: une berceuse en forme de tomate. Un Tel converse avec ce camarade inconnu. Ne sont-ils pas tous deux perdus en cette foule?

Le soldat est d'un village dont le vieux curé mourut en entendant le premier coup de canon. Le presbytère était fleuri et bien ordonné, on y buvait un excellent vin rouge. Vieilles gens, vin vieux, vieilles maisons, c'était un village de l'Est si joli au bord du petit canal. Il y avait une ferme borgne où l'on s'amusait avec une boiteuse au museau de musaraigne. Le conseiller municipal était un brave homme qui s'occupait de ses bêtes et d'administration, sans autre ambition que le bien-être de la commune.

Il avait fallu quitter cet éden à la déclaration de guerre. Le soldat était parti parce que l'impérieux devoir militaire le commandait. Dans trois mois, se disait-il, je reviendrai. Il avait baisé sa femme au front, puis il avait levé dans ses bras vigoureux son enfant qui ne comprenait pas la gravité de l'heure et, devant cet être frêle, le père avait pleuré. Il ne savait ce qu'étaient devenus les êtres chers. Ayant eu une permission, il était venu à Paris plutôt qu'ailleurs: c'est si vaste, la capitale. Dans toutes les femmes aux lèvres peintes, aux poitrines opulentes, il croyait revoir d'anciennes amies d'enfance, jadis aimées, en des printemps paisibles. Hélas! Pas un visage ne souriait à son ennui. Il était perdu dans le Paris indifférent. Un Tel comprit cette misère et, parce que les soldats ont une âme commune, il confia à ce nouveau camarade son irritation.

Ils burent, unis dans le mépris du civil.

Tandis qu'un esthète glabre et morne auprès d'eux confiait à la mulâtresse son désir «que la compénétration de l'objectif et du subjectif lui permît de réaliser le vrai bloc plastique», les deux soldats affirmaient la valeur de la grenade citron qui tient parfaitement en main et dont les éclats sont redoutables, comparée à celle de la bombe à cuillère qui n'est guère pratique, la garce, et vous ménage des surprises.

Un Tel était heureux que la bonne santé morale et la calme raison d'un compagnon lui aient fait oublier, en buvant une fraîche bouteille, la vilenie et la stupidité de ceux qu'il avait la douleur de nommer ses confrères. Le soldat perdu était réconforté de s'être découvert une amitié, alors qu'il désespérait de tous et de lui-même. Ce bonheur partagé ne leur semblait pas miraculeux.

Tant il est vrai que rien n'est si proche d'un soldat, comme un autre soldat, son frère.

L'ANCIEN

A la manière dont le public accueillait les récits de l'ancien, Un Tel cherchait à deviner de quelle affection et de quel respect l'entourerait plus tard cette jeunesse pour laquelle il s'était battu et qui aurait la joie de naître en un pays prospère, calme et redouté.

Certes, l'ancien inspirait un respect atténué; son allure débraillée, sa face pourpre et sa voix grasseyante lui donnaient un étrange aspect de vagabond. Chiffonnier, ramasseur de mégots, colporteur, il appartenait à cette aristocratie lépreuse des rôdeurs parisiens, en qui le passant croit reconnaître des amis lointains, tant il est accoutumé à les rencontrer au même carrefour, narguant la poussière, la bourrasque ou la pluie, appartenant à la rue, tels le kiosque multicolore et l'arbre verdoyant.

Pensionnaire des asiles de nuit et des hôpitaux empuantis, où couchent à la corde une dizaine de gueux dans la même soupente; habitué des soupes populaires, l'ancien se contentait aisément de ces modestes agapes et de ce confort embryonnaire. Il aimait à vagabonder, sans autre but que d'attendre le soir, dissertant sur de graves problèmes économiques, en compagnie de déclassés qui, parfois, sous leurs guenilles, gardaient une obscure élégance.

Nourris de déchets et d'eau grasse, les gueux de Paris, liés aux mouvements de la rue, secoués par les fièvres de la foule, ont une vie aventureuse. Ils forment une société pittoresque, sorte de petit Etat indépendant qui fera peut-être un jour sa révolution et conquerra le pouvoir.

C'était une vieille idée d'Un Tel que nous verrions surgir, au déclin du quatrième Etat syndicaliste, un cinquième Etat où régneraient les vagabonds. Pourquoi l'ancien, couvert de pustules, ne serait-il pas à son tour un favori de la fortune, un maître, lui qui jamais ne consentit à l'esclavage?

L'ancien, ne soupçonnant pas le bel avenir promis aux déclassés, estimait être relativement heureux. Depuis vingt ans, il ne couchait plus dans un lit. L'été, à la campagne, il dormait dans les arbres; les corbeaux l'y couvraient de fiente. Qu'importe! Bercé par le vent comme un marin dans la mâture, il évoquait certaines heures qui furent belles, où les paysans, pour s'égayer, le conviaient à leurs noces; il buvait dans le verre de la mariée un délicieux vin d'Anjou à 30 francs la bouteille. L'automne voyait revenir l'ancien dans les parages de Notre-Dame, car il affectionnait la place Maubert. Il s'y livrait à de rares et modestes besognes: il vendait des brochures sans jamais parvenir à se constituer un pécule honorable. Il n'y tenait guère, au reste, considérant que la misère était sa profession.

A de certaines heures, l'ancien retrouvait une gravité et un maintien souvent délaissés. Il faisait alors l'émouvant récit de ses souvenirs militaires. Garde forestier en 1870, sans redouter la mort et la servitude, il avait porté des dépêches à travers les lignes ennemies. Combien de fois narra-t-il son histoire? Un Tel était attristé de songer à l'ironie et à l'indifférence qui, jadis, accueillaient ce récit. Avant la guerre, la jeunesse était portée à traiter de radotages l'historique d'événements où la France avait souffert et mérité par son courage intrépide l'admiration de son adversaire.

Pourtant ce gueux, dont on riait, était un de ceux qui défendirent le sol envahi. En serait-il de même pour les combattants de la grande guerre et se pourrait-il qu'un jour l'enfance insoucieuse poursuivît de quolibets un fusilier de l'Yser, un fantassin de Verdun? Cruelle question qu'il était impossible de ne point se poser en présence de ce vieillard obstiné à ne pas mourir et à se ressouvenir d'un passé d'honneur et de souffrance.

Maintenant, juste retour de la fortune, l'ancien est écouté. Dans les bouges où les convalescents lutinent les filles, il parle haut, ne voulant pas que les soldats de 1914 puissent l'accuser de n'avoir pas servi. De son bâton noueux, il frappe la table grasse, faisant tinter les verres et les bouteilles; ses yeux s'illuminent, sa voix sonne la charge. La tenancière du bouge, une matrone, n'a plus besoin d'imposer le silence à sa bruyante clientèle; tous les soldats, les voyous et les gourgandines écoutent pieusement cette évocation d'un passé si intimement relié à notre présent tourmenté. Un Tel admire cette suite harmonieuse et logique dans notre histoire; il lui semble entrevoir en une perspective infinie toutes les guerres où il fallut que des gueux mourussent pour que fussent affirmés notre force et notre désir de vivre.

Comme elle est simple, la voix de la race! Elle dit:

«C'était terrible aussi en 1870. J'ai vu de longs trains immobilisés où le pain et les vivres moisissaient qui devaient ravitailler l'armée de Mac-Mahon. Ce qui nous a perdu, c'est la lâcheté de ce Bazaine livrant Sedan, alors que le brave Mac-Mahon lui tendait la main. J'allais la nuit dans les lignes allemandes porter des dépêches, je ramassais les livrets de nos camarades morts. Pauvres gosses, l'ennemi les avait surpris sans qu'ils tentent la moindre défense; ils avaient leur gamelle remplie de pommes de terre à côté d'eux, ils allaient manger; il n'y avait pas de garde, pas d'avant-garde, rien; ils avaient été tués. J'ai vu tout cela! Les brigands me cherchèrent dans ma maison, j'en avais une, cachée sous le lierre; ils retournèrent tout, de la cave au grenier. Ils ne m'ont pas eu.

«Au début, je me disais: serait-ce comme en 1870? Puis, il y eut la Marne. Vous êtes courageux, les enfants; nous aussi, nous l'étions, mais on nous trahissait.»

Ecoutant cette voix du passé, témoignage d'une ancienne vaillance, Un Tel ressent quelque amertume à considérer le sort misérable de ce vieux combattant. Ceci ajoute à sa volonté d'agir, au retour, en sorte que la fortune soit moins rebelle à ceux qui sauvèrent le pays de l'asservissement.

Les ingrats et les profiteurs de la guerre auront à redouter que de jeunes vétérans, ayant tout perdu dans l'immense conflit, viennent grossir les rangs de l'armée bohème du cinquième Etat, lui donnant un esprit combatif, une organisation et une vigueur invincibles.

EN ROUTE

En ces temps où l'héroïsme est une habitude, Un Tel résolut de n'attacher qu'une relative importance aux hommages de ceux qui vantaient ses exploits sans les connaître, et parce qu'il est bon de couronner le soldat blessé de phrases pompeuses. Egalement, il décida de repousser les conseils mesquins de certains égoïstes satisfaits, lesquels estiment qu'il faut, dosant son dévouement lorsque le hasard vous fit sortir de la mêlée, ne pas s'y précipiter à nouveau.

Ainsi, sans inutile exaltation et dédaignant toute considération commune, à seule fin de satisfaire à sa fantaisie, Un Tel, déclaré inapte à l'infanterie, sollicita de partir sur les tanks.

La magie des choses neuves éblouira toujours l'imagination des enfants, ces poètes de quelques saisons qu'on voudrait immortelles, ainsi que celles des poètes, ces éternels enfants.

Suivant un rite cher au service de santé, Un Tel dut faire examiner sa blessure par de nombreuses commissions, appelées à en juger toutes différemment et sans que l'opinion exprimée par chacune d'elles semblât intéresser les autres.

—Et celui-là! Qu'en ferons-nous? dit un major.

—Sa profession, demanda un aigre vieillard aux yeux myopes.

—Journaliste.

—Envoyons-le au grand quartier général pour allonger les communiqués!

Humblement, et n'ignorant pas que tout homme désireux de combattre et préférant le péril à la quiétude de l'arrière est suspect, Un Tel balbutia:

—Je désirerais, si toutefois vous n'y voyez pas un trop vif inconvénient, être versé dans le service des tanks.

Sidérés, les majors s'interrogèrent; un homme existait qui ne tenait pas à s'incruster à l'arrière; ceci méritait qu'on y fît attention. Quels mobiles étranges le poussaient à choisir un poste réputé dangereux? N'y aurait-il pas, sous ce désir apparent de combattre, un mystérieux moyen d'échapper à toute bataille? Vraiment, cette opposition violente à l'ordre des choses était de par trop révolutionnaire!

Ainsi, les désirs avoués des convalescents s'orientent tous vers plus de quiétude et de bien-être, vers une paix heureuse, et voici qu'un importun ne permettait pas à la commission les ironies faciles par lesquelles les majors apprennent aux soldats que la guerre n'est pas terminée.

—Faiblesse générale à la suite de blessure. Nous allons vous envoyer à la campagne, mon ami.

Impossible de retourner contre le volontaire la flèche, déjà fort usagée, du sarcasme. Mais, comme il faut qu'une commission de santé élève toujours un jugement dressé comme une barricade, empli d'attendus énigmatiques, contre le martyr qu'elle a visité, le commandant major accabla Un Tel de cette phrase vengeresse:

—Ils ne savent pas ce qu'ils veulent. Au lieu de se défiler, celui-ci tient à se faire casser la gueule. Patientez, mon ami, le centre des réformes décidera de votre cas. Je vous déclare inapte au service armé.

En des casernes modernes, aérées, propres et mélancoliques, le centre groupe des milliers d'hommes aux membres atrophiés et tordus. L'ennui règne en ce purgatoire du soldat. Toute la nuit, pour bercer son sommeil, les usines d'alentour vrombissent et mille trains sifflent qui partent, tentateurs, vers des zones libres, loin de la mesquinerie de l'arrière et des bureaucraties.

Un Tel se présenta devant deux majors.

—Cet homme est incapable d'appartenir au service armé... Allons donc!

Afin de prouver à leurs prédécesseurs que les jugements des hommes sont faillibles, les deux majors affirmèrent l'aptitude absolue d'Un Tel à l'infanterie.

Heureux en son cœur d'une telle décision, le soldat, qui se savait pareil au bouchon de liège sur les flots promené, se composa un visage d'infortune. La manifestation de sa joie l'eût envoyé, par réflexe, dans le train des équipages.

Certes, maintes raisons pourraient excuser le séjour d'Un Tel à l'arrière. Néanmoins, armé de raisons plus judicieuses encore, il veut repartir. Il ne croit pas être, comme certains l'insinuent non sans ironie, un buveur de sang. Il sait que la guerre est cruelle et qu'il faut au soldat montant à l'assaut une volonté de destruction contre laquelle tout ce qui vit au monde s'élève et proteste. Simplement, il estime qu'un jeune homme valide, dont nul mal intérieur n'atténue la vigueur, doit se battre.

D'aucuns invoquent de nobles motifs pour demeurer au calme. Ils se rangent aimablement dans cette élite qu'il faut conserver, afin que soit assuré plus tard le règne de nos arts et de nos industries. Ils se disent indispensables à la vie nationale, continuant le cours régulier de leurs travaux et lançant des poèmes où l'héroïsme de la troupe est chanté sur le mode alexandrin. Plutôt que de combattre l'incendie, le rôle unique d'un jeune ténor dont le théâtre est en feu serait-il de chanter encore, attendant que les flammes le dévorent et l'anéantissent?

Les vains motifs exposés par les jeunes hommes de l'arrière afin de se faire pardonner leur inaction dissimulent une évidente lâcheté.

Les gens raisonnables ont une conception vulgaire et singulièrement étroite du devoir. Le combattant, pour peu qu'il ait fait quelques mois de tranchées, a accompli tout le devoir que le pays était en droit d'exiger de lui; il peut demeurer à l'arrière. Seul est condamné à se battre éternellement le sot bonhomme qui, au cours de tant d'assauts mortels et de bombardements, n'a pas eu l'esprit de se trouver dans la trajectoire d'une balle errante.

L'ironie des uns, les protestations affectueuses des autres, mille raisonnements faciles et intéressés invitent le convalescent à s'éloigner de la lutte.

Il en est qui, particulièrement cyniques, affirment au soldat la vanité de son sacrifice. Au retour, disent-ils, rien ne distinguera l'ancien combattant de tous ceux qui ne luttèrent point. Que si le soldat, par suite de ses blessures, ne peut remplir les fonctions où jadis il excellait, on le chassera, sans considérer en rien ses mérites guerriers.

Un Tel sait que ses camarades, que tous ceux qui souffrirent de la guerre, que la foule des ressuscités, au sortir des tombeaux où elle vécut plusieurs années infernales, transformera la France en un juste pays où le mérite des uns et l'infamie des autres seront reconnus. Tous les soldats ont la rude conviction que les égoïstes qui refusèrent de partager la douleur de la race seront châtiés de leur indifférence.

Cela sera, car la guerre sut donner à ceux qui la firent une endurance et des qualités qui les mettront à même de se créer une vie aisée et d'imposer leur volonté commune. Les hommes, demeurés rétifs à l'appel de la gloire, seront en présence du combattant en état d'infériorité. Ils n'auront pas cette habitude de la lutte, cette force prudente et mesurée, cette inépuisable volonté de vie et de triomphe que les soldats ont acquises dans la tranchée.

Au retour, du fait que tant de fois l'homme faillit la perdre, la vie lui sera plus douce. A tout instant de l'existence, il évoquera l'angoisse qu'il eut à l'heure où, frappé comme un bétail dans la nuit, il sentit couler son sang. Il comparera la paix riante de son foyer à cette fièvre d'aventures qui s'empara de lui et voulut le briser.

Comme tous ses camarades, Un Tel vivra simplement. Sympathisant avec tous, il n'aura de courroux qu'à l'égard des lâches et des profiteurs qui prétendront se joindre à l'allégresse commune et revendiquer une part de lumière à laquelle ils n'auront plus droit.

Le soir, assis à son foyer, dans l'intime féerie de la lumière, Un Tel, auprès de sa blonde compagne, se remémorera les veillées glaciales devant Verdun, alors que l'horizon était zébré d'éclairs. La vie d'Un Tel sera faite de souvenirs. La pensée des morts y régnera, impérieuse et grave. Tous ceux du bataillon, tombés sous les mitrailleuses; les autres, ces inconnus momifiés entre les lignes, les bras en croix, la bouche ouverte, auprès desquels se couchaient les patrouilleurs, tous les morts reviendront, ils prendront place autour des tables chargées de bouteilles et de victuailles, lors des festins du retour.

C'est en songeant au bonheur qu'il aura de vivre, en la paix retrouvée, la France étant prospère, qu'Un Tel trouve le courage de repartir. Il faut l'avouer aussi: instinctivement, l'homme sera toujours poussé, de siècle en siècle, par cet éternel désir d'errer sur les routes et de se battre, besoin instinctif qui heurte les races et les fait s'entr'égorger, éternel dédain du mâle envers la mort, orgueil d'être fort et jeune qu'une gouape héroïque, en son parler d'arsouille, exprimait ainsi:

—Cette guerre! C'est pour montrer que nous avions du sang dans les veines.

Certes, le soldat ne saurait se battre, s'il n'avait, imprimée en son cœur frémissant, la certitude absolue du retour. Un Tel croit avec ferveur qu'il ne pourra mourir; aussi préfère-t-il, à l'indignité de vivre à l'arrière, sous la protection d'un million de poitrines fraternelles, se jeter à nouveau dans la mêlée afin d'y jouer, une fois de plus, avec la fortune et la douleur.

ÉCOLE BUISSONNIÈRE

Afin qu'Un Tel puisse se reposer des fatigues de sa convalescence, et sans doute en récompense de sa bonne volonté, l'administration militaire décida qu'il ferait, avant que de rejoindre le front, un joli voyage en Bretagne.

Ce fut un matin de vent et de pluie qu'Un Tel eut la joie de visiter, pour la première fois, sa pittoresque villégiature. Il aima, dès l'abord, cette ville où, pour l'accueillir, s'élevait sous les arbres taillés de la grand'-place, coulé dans un bronze sombre et dur, un buste de corsaire.

De jeunes garces, troublées par la présence de cet étranger en leurs rues désertes, le regardaient avec des yeux poignants. Des sœurs en robe blanche descendaient lentement de vieux escaliers aux degrés usés et couverts de mousse. Un peuple d'estropiés: boiteux, bossus, hilares, nains aux jambes cagneuses, petits-fils de rudes marins, dernière pulsation d'une race brûlée par l'alcool et le soleil des tropiques, était groupé, tel un troupeau inquiet et naïf, devant l'hôtel de ville.

En vue de se présenter au conseil de révision, ces jeunes Bretons avaient arboré le chapeau enrubanné, le veston à godets, les sabots ornementés des jours de beuverie et de piété. L'un d'eux, maigre épileptique, une vomissure aux lèvres, disloqué par les convulsions, les reins dans le ruisseau, polluait d'une gadoue honteuse son pantalon à carreaux blancs et noirs.

Un riche mariage, celui d'une opulente commère avec un lieutenant aux yeux bleus, avait lieu dans une petite église dont le beffroi, recouvert de tuiles lumineuses, domine la ville. Au seuil de l'église, un suisse herculéen attendait l'heureux couple, noblement appuyé sur sa haute canne à pommeau d'argent. Il avait un pantalon écarlate, à la housarde, et rayé d'or, et, tel, il ressemblait à ces généraux bohèmes qui, dans les toiles animées de nos grands-pères, galopaient fougueusement à la poursuite d'une invisible smala.

Un Tel logeait dans un haras. Les box, où jadis s'énervaient des juments hennissantes, avaient été transformés en dortoirs. Une froideur monacale emplissait cette demeure. Le lit se composait d'une paillasse et de trois couvertures. La nourriture n'avait aucun raffinement inutile et nulle épice complémentaire ne gâtait cette pitance paysanne. Une étrange bière, où le houblon était absent, ajoutait au frugal repas sa particulière amertume. Mais le pain, rond comme une tête d'ange, onctueux et souple, était savoureux. Un Tel, en mordant cette mie éblouissante, avait la chaude sensation de se nourrir de lumière.

Un pré, où deux vaches maigres tournaient sans cesse, donnait au haras un aspect bigarré. On eût dit une élégante et sobre écurie de Chantilly transportée dans une campagne biblique.

Un Tel, indifférent au croassement incessant et monotone des corbeaux, sachant que la mer était proche, en souvenir des promenades qu'il fit jadis sur les plages parfumées avec des belles aux chapeaux fleuris comme un parterre de Versailles, se sentait une âme spacieuse.

La vie de dépôt ne laisse pas que d'évoquer aux yeux du soldat les splendeurs du service actif.

Quelle activité!

Trois pelles, trois pioches et une lime, vulgaires instruments de labeur manuel, peuvent être, pour qui sait les utiliser avec patience, les suscitateurs de la plus sereine des philosophies, celle qui consiste à mesurer la vanité des œuvres humaines.

De toutes les œuvres dont l'homme s'honore, la corvée de caserne, celle accomplie loin des lignes, est la plus inutile. Il importe d'abord, si l'on est soldat, de faire surgir du sol, d'arracher à la grâce du ciel, les outils nécessaires au travail. Il faut ensuite découvrir, en usant de ruse et de clairvoyance, le chantier où l'on est attendu.

Afin de se sacrifier, à son tour, au rite immortel de ce mystère comique qu'est et sera toujours une corvée militaire, Un Tel, à qui son grade conférait la maîtrise d'une escouade, reçut un matin l'ordre de se rendre dans un hôpital désaffecté, situé quelque part, au centre de la ville, et d'y défoncer une cloison.

Suivi de compagnons martiaux, Un Tel s'en fut chez le commandant de la place quérir trois pelles, trois pioches et une lime. Des scribes hautains lui enjoignirent de se présenter à la caserne dite des Jacobins; il suffisait d'y invoquer leur assentiment pour être immédiatement servi. Le capitaine, veillant à l'entretien du matériel de l'armée, envoya Un Tel au sergent casernier; celui déclara ne pouvoir donner d'aussi précieux objets que sur demande régulière, formulée en termes prévus et dûment signée du commandant d'armes. Ayant obtenu la signature exigée, Un Tel dut attendre que l'homme préposé à la garde du matériel fût revenu de l'estaminet où, tout le jour, il exposait ses conceptions sur l'amour.

Armée de pioches, si petites qu'on eût dit des jouets d'enfants, et de vastes pelles, l'escouade parcourut le quartier du centre. Ayant heurté maintes portes et troublé la quiétude matinale de toutes les vieilles ménagères d'alentour, les soldats échouèrent au seuil d'un couvent silencieux. La portière, que cette invasion prétorienne inquiétait, manda la supérieure. Celle-ci, doucement émue en présence de cette troupe armée, daigna se souvenir que jadis, alors que le couvent était transformé en hôpital, on avait jugé nécessaire d'abattre une cloison; il y avait de cela deux ans. Longtemps on avait espéré qu'une pioche glorieuse ferait tomber tout ce platras inutile. Puis, alors que l'on était las d'attendre la collaboration de l'armée à cette œuvre brutale, une converse, forte et râblée, l'avait fait sauter d'un coup d'épaule.

Tels étaient les durs travaux imposés à Un Tel, afin de varier son existence et de lui rendre plus agréable sa villégiature.

Auprès du lavoir, où les Bretonnes s'invectivaient en leur parler rauque et sonore, Un Tel, un soir, fut accosté par un personnage d'allure romantique, à la barbe sale, qui, jouant avec son feutre, manifesta une vive joie de le retrouver. C'était La Bruyère, l'ilote de la rue de Bièvre, le bohème insensé qui avait amusé les vingt ans du soldat. Le mage vivait dans une vaste soupente qu'il parait du nom d'atelier, peignant des fleurs et de naïves marines où des fauves menaçants bâillaient sur le rivage. Végétarien involontaire, il se nourrissait de légumes crus, arrosés de vinaigre. Les Bretons simplistes prenaient La Bruyère pour le descendant réel de quelque haute lignée; ils le supposaient tombé dans une enfance vicieuse à la suite de fortes études et de débauche. La Bruyère était un exemple de persévérance dans le délire; il apparaissait même, si tant est que cela fût possible, que la guerre avait accentué sa folie.

Narrant son invraisemblable odyssée, le mage marchait, aux côtés d'Un Tel, sur la route où courait un vent d'orage:

—Oui, au début des hostilités, mes ennemis voulurent me faire disparaître. Une dizaine d'hommes, en armes, vinrent s'emparer de ma personne et me conduisirent à la mairie. J'avisais une petite porte qui s'ouvrait sur la campagne et je fuyais, droit devant moi, à toutes jambes, prêt à étrangler la première personne qui aurait osé porter la main sur moi. Je fis huit cents kilomètres pour me rendre en ce pays de chouans où les paysans me sont fidèles et se feraient mettre en morceaux pour ma défense.

«Certes, j'eus de nombreuses difficultés. Enfin, ceux de Paris m'ont reconnu comme le véritable descendant des Naundorff. Ce ne fut pas sans peine, car mes ennemis veillaient. J'ai su imposer la vérité. Désormais, je mènerai les événements. Les Chambres cherchent-elles une direction, un éclaircissement? Elles constituent un comité secret en apparence, ne voulant pas avouer qu'elles viennent, en dernier ressort, de demander conseil. Je ris de toutes ces tergiversations, car le comité secret: c'est moi!

«J'ai donné mes directions à Galliéni, à Lyautey, à tous les généraux. Quand Painlevé prit les rênes du Pouvoir, je lui écrivis, conseillant certaines réformes. Il ne voulut pas me répondre; ayant peur de moi, il me fit dire par les journaux qu'il allait mobiliser la classe 18. Il appelait cela une réforme. De ce jour, je lui refusai tout conseil, et cela ne laisse pas que de se ressentir déjà dans la marche des événements. Ah! non, les civils ne valent pas les généraux.

«Egalement je me suis occupé de l'affaire de Verdun. J'ai dit à Pétain: «Faites charger les canons par la gueule, enlevez toute l'infanterie; les Allemands bondiront sur vos pièces et vous les anéantirez.» Ce qui fut fait.

«Je suis en pourparlers, actuellement, avec l'amirauté anglaise, en vue d'appliquer une de mes récentes inventions à la capture des sous-marins. Il me fallut lutter à tout instant, vaincre l'indifférence générale et mater mes adversaires. J'ai rassemblé mes molécules pour agir et être une force. Je ferai de grandes choses avec le secours de saint Georges.

«On me redoute. Déjà Philippe d'Orléans, l'usurpateur, et le roi d'Espagne se sont entretenus à mon sujet; mes agents me l'ont fait savoir. Alphonse, toujours parfaitement renseigné, a dit à Philippe: «Méfie-toi de ce La Bruyère, c'est une force.»

«S'ils ne veulent pas de moi pour rétablir l'harmonie et le bien-être dans ce pays, bast! j'irai ailleurs refaire la France. Il est des jaloux qui disent de moi: «Pourquoi n'est-il pas au front, un gaillard, un Bourbon?» Comme si celui qui tient la queue de la poêle devait s'intéresser à ce qui se passe au seuil de la cuisine.»

Un Tel admirait l'ingénuité de La Bruyère; il encourageait sa folie, lui remémorant d'aimables plaisanteries de jadis et les ovations ironiques qui saluaient le mage au quartier Latin. Toute une jeunesse ne l'avait-elle pas porté en triomphe, un certain soir, le hissant sur les lions de l'Institut pour qu'il pût haranguer à son aise la foule de ses admirateurs?

Au demeurant, à travers le prisme étincelant de sa folie, La Bruyère voyait les choses de la guerre avec un esprit qui n'était pas tellement différent de celui des hommes raisonnables. Il avait la sensibilité primesautière, le jugement orgueilleux de nombre de ses contemporains, et sa déraison n'était peut-être qu'un miroir déformant un peu les désirs et les passions de son époque.

Devisant, les deux amis étaient parvenus aux confins de la cité. Une foule dense les entourait, dont l'exubérance et la joie les incitaient à délaisser leur entretien, afin d'admirer la ville. C'était le marché. Sur la place bruyante du vieux port, les tentes multicolores étaient agitées par le vent de la mer, comme des voiles.

Une forte commère enrubannée, consciente de son honnêteté et fière de sa baraque de toile, faisait ruisseler en ses mains le flot des chaînes, des glaces, des couteaux, des chapelets et des fausses perles. Elle claironnait un boniment qui savait attirer et séduire l'acheteur.

—Enlevez tout, mes braves gens! Douze sous au lieu de quarante, ça vient d'un incendie. Profitez du malheur!

Ses mots brefs semblaient clamer aux échos du monde la profession de foi de leur siècle. Voulant justifier les petits profits nécessaires, ils expliquaient et condamnaient les prospérités insolentes et criminelles.

—Profitez du malheur!

Cela sonnait durement, comme un commandement irrité. Néanmoins, cette femme était excusable qui, voulant adoucir le sort de ses deux gars partis au front, vendait de la camelote brillante avec des mots d'assassin. Elle ignorait la sanglante vérité de son boniment, et il est à croire qu'un esprit vengeur, désireux de fustiger l'ignominie des profiteurs, l'inspirait.

A ces vils marchands gorgés de vins fins, de luxure et d'or, qui, sans la guerre, coucheraient sur cette paille où vivent actuellement, couverts de vermine, ceux qui les enrichissent, Un Tel préférait La Bruyère, riche de folie et d'espérances.

Las de rôder, les deux compagnons prirent place à la table accueillante d'une petite auberge. Un conscrit breton, à la tête d'inquisiteur, aux yeux d'acier, le cou gonflé par un goitre naissant, leur servit une soupe chaude, non sans avoir fait un grand signe de croix. Ils burent du cidre dur à la gorge et doré comme des pommes. L'hôtesse leur conta les aventures de son fils, un marin sans spécialité, embarqué sur la Gloire; elle accusa rageusement la cabaretière d'en face de monopoliser les billons pour les revendre à la foire. Des femmes passaient, dont les sabots claquaient sur les pavés pointus de la ruelle. L'air fleurait bon l'aubépine; des parfums marins ajoutaient à la tendresse illuminée du soir une fraîcheur sereine.

Délaissant toute irritation, sensible à la beauté de l'heure, Un Tel se sentait prêt à pardonner à la vilenie des hommes.

C'est ainsi qu'il apprit à se recréer, en faisant l'école buissonnière, l'âme charitable et joyeuse qu'il faut au combattant.

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