Un tel de l'armée française
A M. le Colonel Vormot,
Commandant le ...e d'Infanterie.
HISTOIRE D'UNE FOURRAGÈRE
Le régiment auquel on a l'honneur d'appartenir est toujours le plus beau régiment de France. Pourtant, il en est qui se signalent particulièrement par leur vaillance constante, leur belle tenue sous les armes et leurs succès réitérés. Ceux-là reçoivent du généralissime ce suprême honneur: la fourragère, cordon symbolique où sont étroitement liés le rouge du sang versé et le vert printanier de l'immortelle espérance.
Le régiment d'infanterie auquel Un Tel appartenait reçut l'éclatant hommage de la fourragère. Composé de Bretons songeurs et durs à la souffrance, de Picards malicieux et buveurs, de gavroches parisiens, il fut une phalange de héros simples, de braves gens indifférents au danger, sur qui l'acide du doute ne savait mordre.
Ces hommes, habitués aux travaux quotidiens de la terre ou de l'usine, accomplirent des labeurs guerriers en ouvriers infatigables et consciencieux, et leur effort patient et prolongé leur valut la plus enviée des récompenses.
Les gens de l'arrière, nous entendons ceux qui gardent l'estime du soldat: vieillards suivant la marche de nos bataillons avec l'amer regret de leur impuissance, femmes dont le souvenir est une protection, adolescents aspirant à rejoindre la carrière où triomphent et souffrent leurs aînés, tous les amis du troupier français, compagnons heureux de sa vie civile, ne peuvent imaginer de quels humbles sacrifices une fourragère est le symbole.
Terrasser sous les pires bombardements, monter à l'assaut, veiller sans repos dans la nuit menaçante, être brave, mépriser la fatigue et la souffrance, c'est le tribut offert à la France par tous les régiments. Afin de recevoir la fourragère, il faut ajouter encore à tant de vertus et d'abnégations.
Réserve de l'armée active, jetée immédiatement dans la mêlée, le régiment d'Un Tel partit, au début de la guerre, vers la Meuse belge. L'armée du général Langle de Cary, à laquelle cette unité appartenait, prit, lors de la retraite, un ascendant magnifique sur l'envahisseur, le harcelant d'attaques incessantes, lui barrant les routes et les ponts et le rejetant dans les fleuves. Pour cette tenue valeureuse, le généralissime l'autorisa à demeurer quarante-huit heures de plus que le gros des troupes sur les lignes inviolées par elle défendues.
Aux soirs orageux de la Marne, traversant les villages en flammes, le régiment poursuivit les colonnes allemandes jusqu'en la forêt d'Argonne. Maurupt, Sermaizes et les bourgs d'alentour se consumaient dans une odeur de poudre et de mort. Les villages étaient pris d'assaut, à la baïonnette. A Vitry-le-François, les légionnaires aux casques noirs du kronprinz jonchaient les rues de leurs corps éventrés.
C'est après cette lutte fougueuse que vint le dur hiver d'Argonne. Il fallut combattre huit mois dans les bois ravagés, tenir la tranchée, en dépit des grenades et des crapouillots, et malgré les mines traîtresses qui, soudainement, ouvraient une tombe aux soldats.
Beauséjour, les Eparges, Calonne, le régiment d'Un Tel fut de toutes les offensives. Au pas de parade, il s'empara, une aube brumeuse, de la crête de Tahure, désormais immortelle. L'hiver suivant, il défendit Verdun. Dix fois décimé et toujours reformé, le régiment devait à sa gloire d'être partout où l'on se battait. La Somme le revit indomptable et, malgré ses pertes, indompté.
Un régiment est un faisceau de volontés, de faiblesses, de joies et de rancœurs. Un Tel était un des atomes de cette force, souvent diminuée et toujours renaissante. Certes, l'infime volonté d'un soldat est une frêle chose néanmoins, multipliée par le courage de ses camarades, elle aboutit à de puissants résultats.
Ayant participé à toutes les batailles où le régiment s'était honoré, il était normal qu'Un Tel s'enorgueillit de sa fourragère. Elle lui appartenait; elle était à ceux qui, ne fût-ce qu'un instant, avaient souffert pour elle. Ce petit patrimoine de gloire indivisible appartenait à Donquixotte aussi bien qu'à Citoillien. La bravoure enfiévrée de l'un et la froide raison de l'autre tissèrent les fils du précieux cordon. La gaieté turbulente de Lulusse et la fantaisie de l'adjudant Gustave, toutes les vertus agissantes des compagnons d'Un Tel parèrent, elles aussi, cette fourragère de leurs vivantes couleurs.
Pareil au désir des poètes, l'effort des soldats demeure toujours insatisfait; il semblerait que la somme des sacrifices à venir est multipliée par celle des douleurs encourues. Aussi, afin de parfaire l'œuvre de son régiment, Un Tel, dès son retour, se mit à sa dure besogne, désireux d'orner d'un laurier neuf les couleurs fanées de son drapeau et de gagner, à force de peine et de témérité, l'autre fourragère, récompense des unités victorieuses, cordon vert et or, aux couleurs de la médaille militaire, que Lulusse a si justement nommée l'omelette aux fines herbes.
Dès qu'il revint à son régiment, Un Tel connut que la guerre était transformée. Il en avait appris le pittoresque et l'horrible, mais il ignorait encore la perfection tragique de la lutte moderne, cette algèbre implacable de la destruction que seuls la pyrotechnie, la mécanique et le génie parviennent à résoudre et qui font l'infanterie victorieuse.
Groupés dans un vaste bois, les hommes attendaient l'attaque qu'ils devinaient prochaine. L'artillerie tonnait avec une violence continue. Le ciel était vibrant de moteurs et d'ailes brillantes. Des grappes innombrables de combattants se suspendaient aux flancs des coteaux.
Les fantassins se préparaient à lutter.
Ils ne songeaient guère à mourir, et le pire qu'ils osaient imaginer leur était souriant. Ils se voyaient blessés, transportés à l'arrière par des brancardiers attentifs, couchés en des lits doux et clairs, entourés de soins précieux. Ils rêvaient de plages aux noms fleuris, de promenades auprès de la mer miroitante, d'aventures sentimentales.
Certains soignaient particulièrement leur toilette; d'autres cachaient dans la poche de leur capote des images de femmes et d'enfants. Il en était qui partaient à la recherche d'une ultime bouteille, vaine précaution, car des vivres et des boissons étaient distribués en abondance: biscuits, sardines, chocolat, vin, alcool, qui donnent aux soldats un moral parfait.
Parallèlement à cette préparation inférieure, à ce ravitaillement alimentaire, il se faisait dans les compagnies une sorte de veillée intellectuelle.
Les capitaines avaient réuni leurs chefs de section. Consultant la carte, ils expliquaient ce que devaient être les différentes phases de l'assaut. Les cartes représentaient, exactement, le terrain qu'il importait de conquérir. Des lignes azurées indiquaient les tranchées françaises, des lignes pourpres celles de l'adversaire.
Franchissant les petits dessins compliqués, le bataillon devait parcourir 2 kilomètres et ne s'arrêter que sur des positions, maintenant rasées, où jadis des petits bois sombres frémissaient dans le vent. L'artillerie précéderait les premières vagues d'assaut. Rien ne devait arrêter la progression lente et mathématique des troupes. Telle compagnie atteindrait tel chiffre indiqué sur la carte, telle autre se grouperait sur les ruines de tel ouvrage.
Les photographies prises par l'aviation révélaient chez l'ennemi d'étranges bouleversements. Quelques rares abris existaient encore, où celui-ci, terré, attendait le redoutable assaut qui devait l'anéantir.
Une compagnie guerroyante est une sorte d'usine où chaque homme reçoit une besogne obscure et limitée. Franchir les diverses barrières, surprendre l'adversaire, nettoyer le terrain conquis, l'organiser sont autant de travaux où les grenadiers, les voltigeurs et les incendiaires peuvent utiliser leur compétence particulière et leur commune bravoure.
Excellent à lancer la grenade, Un Tel reçut la mission de nettoyer les sapes. Il lui était ordonné de supprimer tout ce qui tenterait une vaine résistance; il se sentait une respiration égale, la main ferme, l'âme décidée.
La guerre est une impérieuse nécessité. Un Tel, convaincu de l'efficacité de ses actes, assuré de défendre ses intérêts et ses affections, n'écoutait pas les paroles désabusées de quelques camarades. Certes, il savait que l'ambition des grands chefs est une des raisons principales de nos offensives, mais il lui importait peu que d'autres gagnassent des étoiles ou des lauriers, si leur ambition concordait avec l'intérêt des armées. Aussi bien que le dévouement silencieux des soldats, le bruyant orgueil des généraux gagne des victoires.
Chargés de musettes et de bidons, armés de pistolets automatiques et de grenades, la toile de tente en sautoir, les hommes, dans l'ombre propice du soir, partirent vers les lignes. Des obus illuminaient le ciel. La troupe était silencieuse. Nul ne songeait que de toute cette jeunesse vigoureuse il ne resterait peut-être à l'aube que des chairs broyées et des membres épars.
Il fallut, parmi les mares de boue, traverser un village écroulé.
Un Tel espérait en son étoile. La lutte pourrait être dure; sans doute, il serait blessé; mais il échapperait à la mort. La confiance en la fortune et le désir de vivre conduisent les armées vers le sacrifice.
La route, coupée de fondrières et d'excavations, s'arrêta. Le bataillon prit un chemin détourné, ouvert dans la broussaille. Lentement, du pas des processions, des milliers d'hommes s'avancèrent, au clair de lune, vers la première ligne. L'ennemi ne devina pas cette marche silencieuse, menace formidable pesant sur sa destinée.
Une tresse blanche, tendue par le génie, guidait la file errante. Un ravin empli d'eau, traversé de passerelles légères, séparait deux collines; dans cette cuve de mort et d'effroi, les hommes semblaient être de fantomales apparitions surgies d'une tombe immense. Un Tel, couvert de vase, les vêtements déchirés, respirait avec une âpre joie l'odeur de terre et de poudre qui l'entourait. Il y avait une sorte de magie captivante à n'être qu'une infime volonté perdue dans cet immense mécanisme.
Les vagues d'assaut devaient se dresser à quatre heures cinquante, après un bombardement précipité de cinq minutes, et gagner leurs objectifs.
Il était trois heures. Sur le vaste front d'attaque, les compagnies se déployaient en lignes de tirailleurs. Des trous avaient été creusés, où les hommes se couchaient; on eût dit, à ras de terre, des berceaux où dormaient de grands enfants, tant les soldats étaient immobiles.
Couché sur le dos, Un Tel admirait le ciel. Un dépôt de fusées et de grenades sauta qui fit jaillir à l'horizon des cascades de lumière. Le souvenir vint au soldat des soirs bruyants où le peuple fêtait, parmi les valses et les explosions, son illusoire liberté. Il revit le 14 Juillet de son enfance, quand sa vieille mère le menait au Pont-Neuf admirer les fusées multicolores et les bouquets d'artifices. Il y avait liesse, et les femmes s'abandonnaient à la joie d'être désirées. Pauvres folies d'antan, combien ceux qui vous connurent vous trouvent aujourd'hui dérisoires!
A quatre heures cinquante, sans commandement, les hommes se levèrent et marchèrent, automatiquement, vers ce qui avait été la tranchée allemande, amas de terre retournée où pourrissaient, gonflés comme des chevaux crevés, quelques cadavres. De rares gourbis, aux charpentes croulantes, existaient encore. Ces sapes obscures, inondées de pétrole, éventrées par les grenades, se mirent à flamber.
L'ordre des vagues était rompu. Les hommes se rejoignaient dans l'assaut, indifférents au possible danger, étonnés, voire même inquiets de ne rencontrer aucune résistance. De vieux compagnons, longtemps séparés, se retrouvaient:
—Tiens, te v'là, vieille canaille!
—Oui, je reviens de perm'; tu parles d'une nouba!
—Sacrée brute, tu ne crèveras pas encore cette fois-ci? Il y a pourtant assez longtemps qu'on te rencontre.
Et les deux hommes s'arrêtaient, afin de deviser quelques instants sur les joies de l'arrière et le muflisme du civil.
Ce n'était pas une attaque, mais une marche d'épreuve dans un terrain mouvant. Le tir de barrage de l'adversaire ne se déclanchait pas; les troupes avançaient, allaient à l'aventure, droit devant elles, et malgré les conseils préventifs de prudence. Parfois, l'éclatement d'un obus de 75 couvrait de boue et de poudre un assaillant de par trop téméraire; quelque isolé tombait, frappé à la poitrine d'une balle de mitrailleuse; n'importe, délaissant toute sagesse, ivres de leur facile succès, les fantassins s'arrêtèrent non loin d'un ruisseau dont les eaux illuminaient la vallée.
Pourquoi prendre position à cet endroit, plutôt qu'ailleurs, ils l'ignoraient, toute science militaire étant délaissée. Une seule chose apparaissait, réelle, absolue, la cote 304 était reconquise. Il fallait organiser le terrain, terrasser, creuser une tranchée profonde et continue, dissimuler à l'observation des adversaires les mitrailleuses. On ne le fit point, non par ignorance ou faiblesse, mais parce que la crainte du danger ne survit jamais à la pire des épreuves. Seul un malheur nouveau peut inspirer, quelques instants, une peur salutaire.
Animés d'une même curiosité, les hommes du bataillon, séparés de leurs sections, groupés au hasard, se mirent à visiter le terrain conquis, comme si des guides invisibles leur imposaient une mystérieuse direction.
Un Tel découvrit des morts effrayants et pestilentiels, au torse sectionné. Il se plut à contempler un magazine allemand abandonné dans un abri; on y voyait d'héroïques images: une représentation d'Iphigénie au théâtre prussien de Namur, ou bien encore des princesses de Bavière soignant des pionniers à la tête fendue, voire même un officier hautain courtisé par des Polonaises admiratives, témoignages de force orgueilleuse et de joie prétorienne. Des armes traînaient, dont un glaive large et clair, qu'on eût dit enlevé à quelque panoplie du moyen âge. Un Tel, parmi les vestiges épars de cette armée enfuie, cherchait à deviner la vie de l'adversaire.
Les obus creusaient un sillon irrégulier sur les crêtes. Les blessés aux chairs déchirées appelaient désespérément les brancardiers; certains se voyaient mourir, isolés de tous, ignorant le sort de leur bataillon et redoutant de voir surgir une patrouille ennemie.
Soudain, un tir formidable s'abattit sur les troupes françaises. Les obus, avec une précision parfaite, écrasaient les escouades, faisant voler les armes, les bidons et les pierres, arrachant les membres et décapitant les veilleurs épouvantés. Un Tel, porteur d'un ordre, courait à la recherche d'un officier, fouetté par les explosions.
Tout le bataillon agonisait dans les trous d'obus.
Il y avait une douleur poignante à voir tant de jeunes hommes, nés à peine à l'amour, mourir sans espoir de revoir les villes trépidantes et les campagnes silencieuses de leur enfance. Certains semblaient lancer encore le dernier mot gouailleur, témoignage de leur vaillance irraisonnée, qui leur avait été rentré dans la gorge.
Un Tel erra des heures, cherchant en vain un être vivant parmi ce peuple abattu.
La nuit vint qui mit une ombre caressante sur les visages durcis des morts. C'est ainsi que fut reprise, aux armées du kronprinz, la cote 304, d'où l'ennemi, trop longtemps, domina Verdun, citadelle invaincue.
LE POTE
C'est à la cote 304 que mourut un officier par ses soldats nommé le Pote, c'est-à-dire le meilleur des amis, le fidèle compagnon, l'homme intrépide et fraternel qui ne fut jamais égoïste, faible ou désemparé.
Pour être un pote accompli, il faut ajouter au plus chevaleresque des caractères un extérieur plaisant et faubourien, une verve inépuisable et commune. Il en est qui, meneurs d'hommes, aimés et victorieux, demeurèrent incompris. Il n'y avait qu'un Pote dans les armées françaises: il est mort à Verdun; mais son souvenir s'immortalise dans les conversations des troupiers, comme si, couché par un obus stupide, ce héros avait conquis dans la mort une vie plus riche et plus expansive.
A de jeunes lectrices aux dents étincelantes, à l'œil noir, qui partirent vers les Amériques, parées des pourpres de Racine, Un Tel conta la vie du Pote. Sans doute, ces jolies hirondelles ont-elles, en des mots exquis, appris aux rois des métaux la splendeur d'un homme de chez nous. Des millions de dollars ont été peut-être offerts à nos armes par un boyard que les gestes du Pote enchantèrent.
Pauvre Pote, c'était le bel homme dans l'expression conventionnelle du mot. Il était de haute taille, dépassant d'une tête sa section. Il avait un corps admirablement proportionné, la poitrine large, des traits réguliers, une chair claire et veloutée d'enfant. L'infirmier qui rapporta ses restes dans une toile de tente est à jamais angoissé de n'avoir pu retrouver de cette architecture magnifique qu'un amas informe et léger d'os brisés et de muscles sanglants.
Ami de l'école buissonnière et des jeux cruels, c'était un enfant des Buttes-Chaumont, élevé à la diable, par une marchande des quatre-saisons. Tracasser les gardes du parc, jeter des pierres dans les vitrines de la pharmacie et attacher des casseroles à la queue des chiens errants, telles avaient été les occupations principales du Pote au cours de sa prime jeunesse.
Lulusse de Charonne et le Pote s'étaient rencontrés en des combats singuliers, car ils courtisaient, à treize ans, les mêmes gourgandines. Ensemble, ils avaient traversé à la nage le canal Saint-Martin, narguant la police impuissante. Le soir, au Zénith-Concert, ils accompagnaient la chanteuse de genre dans ses refrains excentriques.
Mais le Pote délaissa bientôt les bandes vicieuses de son quartier et les amitiés équivoques; il se mit au travail, sa mère ayant à nourrir six frères et sœurs qui chérissaient la soupe fumante et le pain frais.
Comme il aimait les chevaux, qui sont de grands camarades silencieux, il se fit charretier. Le métier est dur. Il faut se lever à l'aube, panser les bêtes, nettoyer et gratter le harnachement, atteler, partir dans Paris, éviter les accidents. Un charretier modèle sait garder des chevaux propres, il leur épargne la fatigue. Il y a là toute une science difficile à acquérir. A quinze ans, le Pote menait la pierre de taille, attelant à six chevaux, gagnant des journées d'homme qu'il rapportait fièrement à sa mère.
Doué d'un appétit formidable, il dévorait des livres de viande, copieusement arrosées de vin du faubourg, heureux de se dépenser pour les siens, glorieux d'avoir été, par le malheur, élevé à la dignité de chef de famille. Il n'eut alors que des amours passagères, ne voulant point délaisser sa vieille, celle qu'il appelait son copain, la grosse ménagère aux mains rouges qui lui lavait son linge, l'affectueuse gardienne qui l'avait bercé quand il était un gosse.
A la caserne, le Pote fut le type accompli du mauvais soldat, irréductiblement indiscipliné. Certes, il manœuvrait avec vigueur, on ne pouvait nier que son arme fût brillante; mais il n'en terrorisait pas moins Tap-Tap, son adjudant, lequel, au cours de sa longue carrière, n'avait jamais rencontré un soldat pareillement narquois et révolutionnaire.
A la guerre, le Pote participa à toutes les batailles. Infatigable, il accomplissait les travaux les plus durs, abattant les arbres, creusant la terre avec acharnement, portant les sacs des camarades éclopés. Il gardait son âme de gamin des Buttes-Chaumont, son amour du travail et cette allure indépendante qui faisait, au quartier, la douleur de Tap-Tap.
Il devint un exemple de force et de conscience et les événements en firent un chef, à la fois chéri et redouté, sorte de guide implacable qui savait entraîner les plus hésitants parmi les pires dangers.
Sergent, adjudant, officier, le Pote demeura simple. On eût dit un enfant dont les yeux riaient à la lumière et qui admirait les spectacles de la vie, en amateur qu'un rien amuse. Autant, en ligne, le Pote s'imposait d'être grave, autant, au repos, il se révélait joyeux et fantaisiste.
Buvant ferme, mangeant avec voracité et se livrant aux incongruités de table chères au truculent Rabelais: rots sonores et pets hardiment ponctués, il était la gaieté turbulente des popotes.
L'accent traînard, le Pote avait un vocabulaire étrange et primesautier; il scandait chaque phrase d'un balancement d'épaules. Surprenait-il un de ses hommes au repos, alors qu'un travail pressé s'imposait, au fainéant il disait, sans douceur:
—Si tu ne fais pas ton tapin, je te rentre dans le cassis.
Témoignant de son désir de revenir à une vie simple, il disait encore à son fidèle compagnon Gustave, le Rempart de Calonne:
—Si je te rencontre un jour à Panam, avec ton haut de forme, tandis que je baladerai mon attelage, je te gueulerai: «Oh! eh! Gustave...» Et tu ne te retourneras pas, vieille cloche de mon cœur. Dame, ça t'ennuiera de jacter avec un mec qui aura un falzard de velours.
Un terme unique lui servait à flageller les lâches, les fainéants, les peureux, les faibles, les veilleurs qui dorment au créneau, les soldats qui n'ont pas l'amour absolu du devoir et le courage constant qu'il faut à la guerre:
—C'est des ordures!
Par un jeu cruel du hasard, le Pote mourut, obscurément, sous un bombardement formidable, à l'entrée d'une sape. Né pour les actions éclatantes, il fut enterré avec ses hommes, sans combattre. Et pourtant, lorsqu'il courait au danger, l'œil en feu, la tête haute et la jugulaire serrant son menton volontaire, on évoquait, à le voir, les fougueuses images de l'Empire où des cavaliers intrépides chevauchaient des boulets.
De toute cette vie splendide anéantie, demeure un souvenir clair et consolateur; mais une amertume se mêle à sa beauté, si l'on songe à la mère du mort, à ce copain qui avait souffert, pleuré, besogné pour que vive et grandisse le fils qu'elle adorait, le gars travailleur, solide et gai, qui fut un des plus beaux soldats de France.
TAP-TAP OU LA SERVITUDE MILITAIRE
Dans les gourbis empuantis, afin de distraire leur attente, les fantassins se narrent de fortes histoires où vit, implacable et souriant, l'humour français. A la 304, sur la position conquise, ceux que la mort épargna évoquent avec joie les innombrables mésaventures de Tap-Tap, un de ces cœurs inférieurs dont le destin fut de ne connaître, de l'existence militaire, que la vile servitude.
Gonflé comme une outre, l'œil rond, la trogne amarante, Tap-Tap était, avant la guerre, l'adjudant classique et redoutable, le Flick patibulaire immortalisé par Courteline, terreur du quartier, âme obscure et toujours irritée. En la période héroïque où nous vivons, il est demeuré l'éternel instructeur, le soliveau de l'arrière, régnant, au dépôt, sur un peuple effarouché d'auxiliaires et de bleuets. Néanmoins, Tap-Tap a mérité bien de l'honneur, car il égaya les escouades les plus affligées par le seul souvenir de ses exploits.
Dans la sape, le conteur aimé des copains, prenant l'attitude brisée de Tap-Tap bredouillant des phrases ridicules, obtient un bruyant succès.
Tap-Tap avait trois affections: les frites, son chien et sa femme; il les confondait dans une même ferveur.
Il disait des frites:
—Les frites, j'en suis fou. Quand c'est ma Renée qui les fait, elles sont toutes dorées et savoureuses. Ah! mon cher, dès qu'elles sont placées sur la table... à droite, par quatre... direction de ma gueule!
Le chien de Tap-Tap était glorieux au quartier. Bichonné, la queue en trompette et la coiffure d'un lion, il suivait son maître à l'exercice, à la salle des rapports, en tous lieux. Peu respectée des troupes, cette bête fut, de tout temps, l'innocente victime sur qui s'appesantissait l'ire des soldats que l'adjudant avait persécutés.
Mais il y avait, pour le quadrupède, des compensations heureuses.
Un jour, la compagnie manœuvrait dans la vaste cour de la caserne; l'adjudant, désireux d'arrêter les hommes, afin d'éblouir le colonel, commanda impérieusement:
—Compagnie!
La troupe fit le mouvement préparatoire de tout arrêt brusque, sorte de tension unanime vers l'ordre attendu.
Le chien fit: «Brrroupp!»
A ce commandement, peu réglementaire, les hommes prirent une immobilité parfaite.
Le colonel, satisfait, négligea néanmoins de proposer à l'avancement cet instructeur imprévu. N'importe, le chien, malgré l'ingratitude des supérieurs, connut des heures insignes. A la sentinelle discourtoise qui prétendait lui interdire l'entrée des casernements (les femmes, les chiens et les colporteurs étaient alors bannis des casernes), Tap-Tap commandait:
—Rectifiez la position, imbécile, et laissez-le passer, mon chien! C'est un petit adjudant.
La femme de Tap-Tap était une grosse mégère prétentieuse, admirant la haute situation de son époux, et qui, outre ses talents culinaires, avait toutes les vertus qui rendaient la Sulamite précieuse à Salomon.
—Ma femme, certifiait Tap-Tap, ce n'est pas qu'elle soit belle, belle, belle, mais elle aime bien.
Encore remplaçait-il le verbe «aimer» par un autre, plus expressif.
Mme Tap-Tap reçut, un soir, la visite d'un aimable soldat: figure aimable, mise soignée, attitude respectueuse; il semblait être le plus correct des troupiers français.
—C'est bien ici, monsieur Tap-Tap?
—Mais z'oui! Entrez donc. Jules est en train de fabriquer un violon avec une boîte à cigares; il sera content de vous voir...
—Ne le dérangez pas, je vous prie. C'est une simple communication.
—De la part de qui?
—De la part de ses hommes. Vous lui direz que c'est un c...
Le gentil messager n'attendit pas la réponse.
Mais, la considération du commun importe peu, si l'on s'estime soi-même, et Mme Tap-Tap ne manque pas à cet orgueilleux devoir.
Entre deux lampées de gniole, les nouveaux venus au bataillon, évoquant la gloire de Tap-Tap, disent que l'heureux homme est maintenant sous-lieutenant; sa femme en est toute rubescente. Chez les commerçants, elle exulte.
Les dames des officiers sont réunies chez la bouchère. Il y a là une commandante arrogante, la capitaine, la trésorière, des lieutenantes. Mme la capitaine est une Parisienne distinguée, fine, élégante; elle accepte, sans trop de dédain, la fréquentation de l'épouse Tap-Tap. Ce ne sont que plaintes sur la hausse du sucre, le manque de beurre et l'imperfection des camemberts. Enfin, pour couronner cet édifice de récriminations, Mme Tap-Tap, croyant réunir les suffrages de ces dames, de conclure:
—Heureusement que nous autres, femmes d'officiers, on se dém...
La guerre fit de Tap-Tap un instructeur hors ligne. Nul mieux que lui ne sait conduire une patrouille d'avant-garde et organiser un secteur, en Bretagne. Il dispose ses forces dans les estaminets du voisinage et, lorsque le parti uhlan apparaît, si les Français, ivres de calvados, sortent en titubant, il s'écrie:
—Bravo! C'est une feinte. Ayez l'air d'être saouls pour mieux les surprendre.
Mieux encore: à l'aide d'un vieux cadre de bicyclette, d'une boîte à sardine emplie d'essence et d'un manche à balai, Tap-Tap recrée le plus exact des aéroplanes. L'infanterie approche silencieusement; l'aviateur met le feu à la boîte à sardines, les fantassins s'emparent du pilote.
Que si les bleus sourient de ces étranges manœuvres et les trouvent puériles, il leur en cuirait de le montrer, l'instructeur ne laissant pas que d'avoir la dent dure; à quelque godelureau qui, le voyant venir, se permit de crier: «Vingt-deux!» il répondit, fort habilement:
—Vingt-deux et vingt-deux font quarante-quatre. J'en prends quarante pour moi; il vous en reste quatre... et vous les passerez à la salle de police.
Pauvre Tap-Tap! C'est peut-être, au demeurant, un bon garçon sous une rude écorce. Victime d'une hostilité de par trop rigoureuse, il a, sans doute, des beautés morales ignorées.
Alors que ceux qui se jouent de son souvenir partagent la gloire du métier militaire et ses douleurs sans en connaître jamais la basse amertume, qui sait s'il n'a pas, songeant à ses anciens bleus, murmuré:
—Ce sont de braves, d'admirables garçons!
Il est vrai que, juste réciprocité, une voix de la cote 304, qui semble être celle de la reconnaissance, a dit, en forme de conclusion:
—Le père Tap-Tap, c'est grâce à des types comme ça qu'on reprendra l'Alsace et la Lozère!
EXÉGÈSE DE CERTAINES PHRASES
MILITAIRES
Voici des mots plaisants et cruels, ceux que l'on jette dans la mêlée, avec violence, afin qu'ils rebondissent, de vallons en vallons, jusqu'à l'arrière, et qu'ils y éclatent grenades insolentes, à la face du profiteur de la guerre et du bourgeois suralimenté.
D'un métal étincelant et sonore, ils ne perdent, à l'usage, aucune de leurs qualités vigoureuses.
«On les aura... les pieds gelés!» exprime à la fois la certitude d'être vainqueur et celle de ne recueillir du noble effort généreusement accompli que des misères et des souffrances. Qu'on les ait, celui qui lutte n'en peut douter. Pourquoi se battrait-il, s'il n'avait la certitude du succès? Il est assuré d'y avoir, également, les pieds gelés.
«On les aura... les pieds gelés!» est un défi à ceux qui invoquent la victoire, les pieds au chaud, le ventre à table. Juste leçon de choses, cette phrase apprend aux égoïstes que les conquêtes ne se font pas en portant des toasts et que tel discours pompeux ne saurait être comparé à une heure de veillée nocturne, dans l'angoisse et la boue de l'hiver.
Mots où se révèle l'abstraction absolue de tout amour de la gloire, combien vous êtes durs à l'égard de ceux qui ne connurent de la guerre que les honneurs et les profits!
Certaines phrases du soldat masquent des sentiments hésitants et troubles; ce sont des miroirs mensongers où l'inquiétude ne veut pas se manifester, car il faut toujours avoir la pudeur de sa crainte.
Ainsi: «Qu'ouest-ce que c'ouest? Il y a une fusée dans le secteur?»
Sereine ironie où le combattant se joue de sa misère et crainte inavouée! Comment? On jouit ici d'un bien-être parfait, l'ennemi est invisible et silencieux, et voici qu'une fusée atteste sa présence et sa vigilance. Il est vraiment ridicule que des adversaires indélicats veuillent troubler la paix d'un secteur et nuire au bien-être inconstant du soldat. «Qu'ouest-ce que c'ouest?» Question gouailleuse, qui témoigne à la fois du désir d'être renseigné et de l'indifférence relative où l'on est de savoir exactement ce qui se passe.
«Versailles! Tout le monde descend!» est d'une parfaite abnégation. Si les obus s'écrasent dans le boyau où les fantassins, aplatis sur le sol, attendent d'être pulvérisés, une voix s'élève, attestant ainsi que la mort est égale pour tous: officiers et soldats.
Toute cette joyeuse bande de jeunes voyageurs, jadis partis vers les paysages heureux de la fortune et de l'amour, descend dans les gares obscures de la mort. Tout le monde abandonne le voyage. Est-il si dur de s'arrêter ainsi? Que non! Tout au moins, on aura la fierté de le taire. La vie était une promenade agréable, courte et souriante; voici qu'il faut descendre du train bruyant; descendons en chœur, avec l'harmonieux ensemble des troupes bien dressées.
Certes, le noir laurier n'est pas sans amertume. «On n'a pas idée de ça à Clignancourt» est le reflet d'un regret attristé. Clignancourt ou tel autre quartier affectionné, phare illuminant la misère du monde, prisme de souvenirs dont chaque rayon réchauffe le cœur du soldat, c'est le pays où l'on est né. En cet heureux secteur, l'homme vivant en paix n'a pas idée de ce que peut être la souffrance. Il n'a pas idée de ça. «Ça», ce sont les poux qui vous rongent, la charogne dont l'odeur entête, la boue où l'on s'enlise et qui vous oppresse.
«Ça», ce sont les corvées serviles, la nuit, dans les ravins marécageux, où traîne un gaz écœurant. «Ça», c'est la perspective de n'être bientôt qu'un amas informe de vers et d'étoffes que rejettera sur le parapet la pelle indifférente des pionniers. A Clignancourt, lorsque les bars sont ruisselants de lumière et que le peuple s'enivre de liqueurs multicolores, il fait bon errer à l'aventure dans les rues animées. On ne pense pas alors à la nécessité qu'il y a de quitter les belles dont la grâce est un enchantement et d'aller mourir, déchiré par une aveugle mitraille. Certes, à Clignancourt, on ne saurait songer à ces choses.
Mais c'est en la plus chère des affections humaines que le soldat, aux heures d'angoisse, cherche un réconfort: «Pleure pas! Tu la reverras, ta mère!» C'est, malgré sa vulgarité foncière, une parole de foi vivace et d'amour.
Qu'importent les périls encourus, l'atroce soif et le sang versé, si le combattant revoit sa mère, la sainte femme qui calmait les fièvres d'autrefois en posant au front de l'enfant ses mains fines. Tant que tu as une mère, fantassin, pourquoi verser des larmes? N'est-elle pas la consolatrice, celle qui guérit de toute peine et fait oublier l'horreur des explosions et des enlisements.
La revoir, leur mère, ce fut le suprême espoir de ceux qui sont couchés, à jamais, dans les entonnoirs, la poitrine ouverte.
Le soldat est un pauvre qui se nourrit d'espérances.
«Vivement demain soir, qu'on se couche!» C'est l'espoir-type. Le coucher, fût-ce dans la fange, c'est dormir et «mourir un peu», mourir à la solitude sentimentale, à la fatigue, oublier. Etre au lendemain soir, c'est avoir vécu deux jours de plus, c'est avoir deux jours de moins à souffrir.
«Vivement le mois de mai, qu'on voie les fleurs!» Autre espérance: voir les fleurs! C'est une modeste joie permise, en mai, à ceux qui savent garder un cœur champêtre. Les citadins sont particulièrement sensibles à cette résurrection des roses. En outre, depuis le prince de Ligne, les soldats ont toujours eu le sentiment de la nature: ils aiment en elle la protection que ses forêts leur donnent, la fraîcheur de ses eaux et la caresse du soleil. «Vivement le mois de mai» est une joyeuse sonnerie de trompette qui nargue l'hiver.
Espérer en l'avenir est une manière de se satisfaire d'illusoire et de rêve qui n'empêche aucunement les combattants d'aspirer à des joies immédiates.
«Y a-t-il du rab de rab?» Question précise exigeant une réponse satisfaisante. Il faut qu'il y ait toujours du rab de rab dans la répartition des aliments. L'art du parfait caporal est de savoir diviser une boîte de sardines en quinze rations égales et de faire en sorte qu'il y ait du rab. Le rab de rab s'impose; il donne la sensation de l'infini; il est nécessaire au moral des armées.
Avant que de manger et pour bien se battre, le soldat doit boire. Le quart est nuisible en ce qu'il rationne le vin; seul, le bidon permet que l'on satisfasse entièrement sa soif, surtout depuis qu'une autorité bienveillante a imposé le bidon de deux litres. Le soldat lève son bidon, boit à la régalade et dit: «Un coup de clairon pour la classe.»
Il faut être prévenant envers les camarades, d'où le mot connu de tous ceux qui tournèrent dans les boyaux à la recherche d'une position de première ligne: «Attention au fil!»
Sacré fil téléphonique, toujours présent, et qui vous coupe la face ou s'attache à vos pieds! Par lui, néanmoins, on est relié à l'arrière; il est une sorte de dieu favorable et taquin qui protège et persécute, à la fois, ses fidèles.
Si la tranchée a ses mots, errant de la mer aux Alpes, les boyaux ont les leurs: «Faites passer qu'on ne suit pas» est le plus répandu. On ne suit jamais d'assez près, et la file est coupée par de multiples accidents. Mais les hommes ont assez de philosophie pour savoir que leurs camarades ne les abandonnent pas. On ne meurt pas les uns sans les autres, n'est-ce pas? C'est pour cela que ceux qui ne suivent pas prient qu'on les attende; ils veulent leur part de malheur.
Il est aussi des mots nés mystérieusement de la souffrance, éclos en d'obscures cervelles et qui sont une merveille de sagesse et de vérité. Ainsi: «Près du front, loin du cœur!», formule clairvoyante, cristallisant fort bien l'indifférence du civil, le mépris inexprimé mais certain de l'embusqué, la légèreté sentimentale de nombre de femmes; toutes pauvretés de nos temps qui suffisent à justifier cette autre parole vengeresse du front: «Y a un civil dans le secteur et il ne tombe même pas d'obus!»
LES PARADIS ARTIFICIELS
Il est des heures d'amertume où le soldat n'a plus cette âme réjouie qui le fait pareil aux enfants. Un Tel se sent alors isolé, parmi le peuple des camarades, ironisé de ceux qui l'entourent, abandonné de ses amis, l'âme en dérive. Ne pouvant avoir les réalités somptueuses de son désir, il rêve de bonheurs inconnus, il aspire à d'impossibles joies. Vivant en de magnifiques mirages où le viennent bercer les ombres des plaisirs disparus, enivré par la magie de sa vie antérieure, il sent alors le bouquet des vins de sa jeunesse revenir à sa lèvre.
De simples lectures lui sont une occasion d'oublier sa misère. Hélas! Combien peu d'écrivains peuvent consoler et réjouir les cœurs taciturnes. Il est difficile d'aimer avec la foi des simples lorsque l'on a une âme compliquée, habituée aux mystères des idées, aux passions agitées, à la frénésie de la chair.
Pourtant, le bonheur n'est réel que s'il naît d'une affection pure, et la joie la plus vive est encore celle qui jaillit, sans fièvre, de notre cœur. Cette rare joie est fuyante, et vainement l'homme tente de la retenir. Les paradis artificiels du soldat, les rêveries qui l'enchantent sont d'une matière éphémère et fragile; il faut, pour entretenir leurs doux feux, y mettre un soin d'artiste qui n'est guère compatible avec la brutalité des choses militaires.
L'idée d'un Dieu affable et protecteur, conçu dans l'imagination d'Un Tel, ne suffit pas à son rêve; il lui voudrait une forme sensible, des couleurs et des lignes déterminées.
Un Tel aime les femmes, et celle qui les incarne toutes, sa femme, parce qu'elles sont de chair, avant que d'avoir les vertus et les beautés de l'esprit. N'en aurait-il jamais eu qu'une image, il la chérirait peut-être, cette femme élue, pour la splendeur inconnue et désirable que les lumières et les ombres lui révéleraient. Un Tel ne peut aimer Dieu de cette sorte. Au temps où croire en la religion du Christ était sacrifier sa vie, il eût été le plus ardent des martyrs. Le catholicisme n'étant plus qu'une organisation sociale, puissante et parfaitement policée, Un Tel n'y découvre point ce feu où l'homme rêve de réchauffer son cœur glacé. Aussi, ne pouvant avoir une religion fortifiante et las de chercher au ciel l'impossible bonheur, tente-t-il de réaliser ici-bas, par des artifices humains, des paradis consolateurs.
Les émotions littéraires, musicales ou plastiques, la lecture d'un beau livre, l'audition d'une musique chère, la vue d'un paysage harmonieux sont des moyens immédiats de recréer le mirage.
A lire Laurette ou le Cachet rouge, d'Alfred de Vigny, dans une mince édition aux jolis caractères, Un Tel évoque à la fois toutes les lectures qu'il fit et ses amours, dont certaines eurent la simplicité de ce conte; il y prend une leçon de tenue et de grandeur, admirant le style grave et volontairement châtié de cet écrivain magnifique qui, délaissant le vain falbalas des phrases, ne voulut, pour son œuvre, d'autres pompes que celles austères et rares de la noblesse d'esprit.
C'est ainsi qu'Un Tel oublie, dans un livre, l'égoïsme de certains, la vilenie des autres et toute cette gadoue sanglante qui l'entoure.
Dans un petit village bombardé, les musiciens du régiment, en rond, exécutent avec un art inégal les morceaux de leur répertoire. Les cuivres sonnent, entre les murs croulants, comme s'ils voulaient renverser, à leur tour, les fermes que les obus négligèrent.
Allègre ou mélancolique, la musique est douce à l'ouïe du soldat; elle ajoute à la douceur illuminée du soleil un rayon d'or sonore et communique à tous une sainte ivresse, à laquelle Un Tel ne peut échapper.
Le public est rare, qui cherche l'émotion sacrée auprès des cuivres.
Quelques fantassins baladeurs viennent écouter les airs mille fois entendus; des automobilistes américains, graves, vêtus avec soin, méticuleusement rasés, ont tenu à assister à cette manifestation d'art; ils y ont mis la solennité qui jamais ne les quitte, honorant ainsi, par leur maintien correct, le pays qu'ils représentent et celui qu'ils viennent visiter.
Un enfant, sale et dépenaillé, sorte de Poil de Carotte meusien que l'éclatement des bombes ne trouble pas, suit avec une fièvre visible le rythme de l'orchestre; il se balance, tout son petit être enlevé par les mesures alternées des marches ou des berceuses; on dirait une de ces danseuses ingénues des Indes qui, sur des airs barbares, miment les passions des hommes. Le gosse est possédé d'un esprit de flamme, car voici que retentissent, volupteuses et lentes, les premières mesures de Lakmé.
La fraîcheur des forêts lointaines, la douceur de s'aimer dans les temples, il n'est rien qui échappe à la sensibilité d'Un Tel. Pareil à l'enfant enivré, il suit les mouvements de la vague sonore. Mais il évoque encore des sensations plus fines. Il revoit les belles soirées d'opéra-comique où Lakmé l'enchantait. Il était prostré dans un coin ombreux de ce poulailler célèbre où tous les bohèmes et les midinettes de Paris viennent oublier leur misère. Il avait, auprès de lui, une maîtresse à la gorge frémissante et nue, qui portait, avec une grâce perfide, de petites robes de liberty parsemées de fleurs.
Un Tel, alors, se sentait une âme d'empire, des désirs conquérants, un orgueil illimité, tout cet azur avait été chassé du ciel. Mais, voici que la musique rendait, divin artifice, les joies perdues, qu'elle apportait sur ses ailes invisibles les parfums de l'amour, le frôlement des chairs, la féerie des spectacles, le plaisir infini de Paris.
Un Tel, mieux encore que les émotions créées par la musique, le livre et les spectacles changeants de la nature, aime la griserie qui lui vient de ses propres idées.
Précieux artifice que l'idée, nimbant d'une apparente beauté les réalités les plus dures. C'est par elle que l'on croit à la nécessité du sacrifice. Elle permet de mourir avec abnégation, de subir les pires maux, de vivre dans la fiente, de se nourrir de viande pourrie, d'être un soldat.
Il est évident que trois années de guerre ont transformé les idées d'Un Tel. Il avait rêvé d'actions triomphales; il se voyait fortuné, admiré de tous. La guerre lui apprit à être heureux dans la simplicité, comme d'autres, mécaniquement, de comptables qu'ils étaient avant la mobilisation, sont devenus d'estimables cuisiniers.
Nombre d'idées ont été renouvelées par les événements tragiques de ces temps; mais, de toutes celles dont la pensée d'Un Tel est occupée, les idées de guerre, nées de la grande épreuve, priment impérieusement. Un Tel, au cours de multiples conversations, dans les cantonnements et les sapes, se fait l'apôtre d'un droit nouveau, aux règles dures et inflexibles.
Certains ignorants de l'arrière, esprits incompréhensifs, osent prétendre que les soldats, au retour, se précipiteront égoïstement sur les joies de ce monde et qu'ils se hâteront de jouir en compensation de toutes les privations subies. Le droit nouveau, né dans la tranchée, s'oppose absolument à cette conception basse de la vie future des soldats victorieux.
Un Tel a décidé de faire survivre, chez les citoyens, l'esprit de fraternité et de dévouement qui anime les soldats. Il défendra, au nom de ceux qui se sont battus, au nom des morts, le droit des combattants au bien-être, à la vie équilibrée.
Grouper les soldats de la guerre, ceux qui vraiment l'ont faite; être une force raisonnable et puissante et imposer aux pouvoirs publics la volonté des hommes qui firent la France victorieuse, telle est l'intention d'Un Tel.
Son programme social est simple. Il veut secourir les victimes de la guerre en mettant à contribution les fortunes des munitionnaires, commerçants enrichis au cours de la tourmente, qui se doivent de faire vivre les enfants et les veuves des héros. Il faut à tout prix, une révolution fût-elle nécessaire, extérieurement à toute idée politique ou confessionnelle, exiger qu'une place honorable soit accordée aux combattants dont les sacrifices et les efforts surent assurer la continuation de notre vie nationale.
Ces idées consolent Un Tel et lui font une auréole de joie et d'espérance. Ceci n'est pas un précieux artifice, certes; les idées sont des maîtresses dont Un Tel a connu, sans jamais leur en tenir rancune, l'implacable infidélité. Néanmoins, il advient que celles-ci, nées dans le plus formidable des orages, défiant les vents contraires, ont une particulière vigueur. Ce ne sont plus de tendres musiques faites pour bercer l'ennui et la rancœur des soldats; elles ont la souplesse et la vigueur des choses vivantes; elles s'imposeront, animant les discussions sociales, soulevant les foules obscures et réaliseront le miracle d'avoir fait naître et mourir, en un siècle ingrat, pour les simples et les pauvres glorieux, les raisins de la Terre promise.
LE PEUPLE ET LE ROI
Il est juste que les combattants, ayant subi les pires peines, reçoivent des honneurs. Certes, les honneurs ne sont pas toujours répartis avec justice; néanmoins, l'intérêt que l'on porte aux soldats, de quelque façon qu'il se manifeste, leur est très sensible. Aussi, Un Tel fut-il ravi d'avoir été désigné pour escorter le drapeau de son régiment quand les rois alliés vinrent passer en revue les troupes dont l'audace reconquit les hauteurs de Verdun. Ce lui fut, au surplus, une occasion inespérée de boire, de manger chaud et de se dépouiller de toute sa vermine.
Quand il n'est pas déployé dans la lumière, entouré d'ovations et de fanfares, le drapeau, protégé par une gaine de toile cirée, attend de nouvelles gloires, couché dans un fourgon de ravitaillement. On a sorti le drapeau de son ombre.
Sur les routes poudreuses, un autobus dont les flancs sont ornés de lettres énigmatiques: R. V. F. (ravitaillement en viande fraîche, disent les soldats) emporte l'escorte du drapeau vers un champ d'aviation où grondent cent moteurs.
Les drapeaux de Verdun sont déployés.
En voici quarante aux franges dédorées, à l'étoffe en lambeaux, muets symboles de maux effroyables. Le vent soulève leur écarlate. On dirait, à les voir, un parterre de géraniums. Les hommes qui les entourent ont des faces viriles et des yeux où, malgré eux, et en dépit de leur volontaire ironie, se voit l'âme de la patrie.
Le peuple en armes est rangé derrière ses drapeaux. Ce sont des paysans, des ouvriers. La force vit en eux de ceux qui, ayant guillotiné leur maître et brûlé les demeures aristocratiques, renversèrent tous les empires du monde.
Un Tel, immobile, et qui sentit jadis gronder en lui des colères de régicide, se sent pris d'une grande émotion.
Un roi, le plus miséreux des rois de ce temps, chassé de ses terres pour avoir refusé de trahir sa parole, passe en revue, aux accents débonnaires de la Brabançonne, les troupes françaises. Il est grand et distingué. Il semble, discrètement, essuyer une larme en saluant les drapeaux.
Le peuple de soldats lui trouve fière allure; il l'estime pour sa simplicité, certes, mais il aime surtout en lui cet air taciturne qui sied aux grands capitaines. Magnifique et réservé, triste et cordial, c'est ainsi que lui apparaît, nimbé de l'auréole du martyr, le roi, celui qu'après boire et dans la fièvre des meetings, il nommait le tyran, le ploutocrate, et qui n'est qu'un pauvre grand homme, chargé de toutes les misères d'un peuple.
Les avions font dans le ciel d'aventureuses courbes, ils se laissent choir en «feuille morte», ils descendent vertigineusement vers les baïonnettes lumineuses et, soudain, se redressent. L'aviation danse, au ciel limpide, toute une fantasia de métal et de flammes.
Les drapeaux, où souffle l'esprit le plus révolutionnaire du globe, s'inclinent en présence d'une majesté. Il se fait une fusion, entre le prince et la foule, comme si, se prêtant un mutuel appui, ces deux forces comprenaient enfin la nécessité de leurs rôles réciproques.
Il y aurait quelque vanité à tirer de ce groupement sentimental imposé par les circonstances, une conclusion sociale immédiate. Un Tel sait trop bien, pour en avoir souffert, que, dans leurs imperfections multiples, les vérités supposées les plus absolues sont sujettes à transformation; néanmoins, il croit, en présence de tant de générosité simple incarnée dans un homme, à la nécessité où nous sommes, actuellement, de faire tenir le symbole de tout ce que nous aimons sur une tête, fût-elle couronnée du bonnet phrygien ou d'un laurier d'or.
Les musiques jouent une fois encore la Brabançonne. Le roi s'éloigne, cependant que les soldats, assis sur la pelouse, devant leurs faisceaux, font une orgie de sardines et de confitures.
LA DÉGRADATION
Le vent tourne en rafales, dans le village, secouant les auvents des maisons désertes. Le ruissellement de la pluie et les mille bruits de l'orage ajoutent à l'angoisse de minuit. L'homme, attaqué par des puissances invisibles, surgies de l'ombre et venues du ciel, se terre, convaincu, en présence des éléments courroucés, de sa faiblesse éternelle. Parfois, un cheval errant, couvert de boue, traverse furieusement la place de l'Eglise.
Dans une maison, rongée de lèpres, deux soldats prisonniers, à la veille d'être dégradés, reposent, gardés par la maréchaussée. Si leur corps est étendu sur le fumier, leur âme est en route. Ils ne dorment pas, et leurs yeux, ouverts dans la nuit, contemplent les paysages de leur enfance.
Amère rêverie que celle d'un soldat rejeté de l'armée par ses compagnons, comme indigne de porter les armes. Le «hors la loi» civil, ce voleur cynique qu'une justice nécessaire condamne, nargue souvent son juge; le mystique assassin sourit parfois à la guillotine; jamais le soldat, à la veille d'être dégradé, n'a cette morgue des grands criminels. Ne plus être ce matricule vivant, ce rouage symbolique, ce postulant à la mort qu'est un modeste soldat, combien de ceux qui partirent vers d'impossibles gloires, à la mobilisation, se résoudraient à cette indignité?
La réelle force de l'existence militaire, c'est de cimenter à jamais les esprits et les corps des soldats et de savoir leur imposer les généreux sacrifices de vivre et de mourir ensemble. Jean et Paul, les deux prisonniers, n'ont pas échappé à la douce tyrannie du devoir militaire. Ils sont attristés de leur sort, comme s'ils n'étaient en rien responsables du délit qui les fait condamner.
Jean est un paysan brutal. Enfant, il gardait les vaches dans les pâturages paternels; un obscur instinct le forçait alors à frapper ses bêtes. Garnement redoutable, il devint, à seize ans, la terreur des bals champêtres, le champion de toutes les rixes sanglantes.
Paul, fluet et distingué, rêveur dont l'idéal malingre est de courir, sans cesse, après d'insaisissables amours, fut la proie de toutes les belles infidèles de la capitale.
Jean, au cours d'une attaque, coupa le doigt d'un camarade éventré, afin de lui ravir son anneau d'or; Paul, poursuivant une amoureuse, déserta. Tous deux furent condamnés à cinq ans de prison.
En cette nuit orageuse où il semble que doit errer l'âme immortelle et courroucée du roi Lear, les deux hommes attendent leur dégradation.
L'aube est venue. La tempête s'est apaisée. Dans un vaste champ, le bataillon est assemblé. Le soleil fait aux troupes l'aumône d'une caresse. Jean et Paul sont amenés au centre des soldats. Ils sont là, les frères de combats et de festins, les joyeux buveurs, les compagnons au cœur loyal, ceux avec qui furent partagés la misère et le vin; ils vont assister à l'humiliation des deux condamnés.
Les justiciers sont au garde à vous, leurs baïonnettes luisent, inflexibles comme la loi, droites ainsi que des consciences de soldats. Le commandant, vêtu de kaki, présente le sabre. Un sergent, fébrilement, jette à terre le calot des deux misérables; il leur arrache leurs boutons qui roulent dans l'herbe luisante. Jean oscille, comme souffleté par un vent de mer; il voudrait frapper, il lui semble que tout le sang de son corps afflue en ses poings noueux. Paul est pâle et sombre, diminué par son regret et sa honte, tel un vieillard qui regarde mourir son dernier amour.
Un commandement bref, un choc d'armes, et les deux hommes s'en vont. Jean, rouge de rage contenue, songe qu'il va pouvoir boire enfin le café matinal; Paul pleure doucement. L'armée des camarades s'éloigne, cependant que certains regrettent de devoir rester dans le rang, alors qu'il y a à ramasser, sur le lieu de la dégradation, de si jolis boutons de capote.
UN TEL A TRÉBIZONDE
Vers ce pluvieux automne, le quatrième de la guerre, Un Tel eut la joie, longtemps espérée, de revenir en permission. Quatre saisons semblables, quatre manières différentes de combattre. Le premier automne fut mouvementé, imprévu; on y connut des périls et des triomphes miraculeux; le second, illuminé par les soirs victorieux de Tahure, sut redonner l'espérance aux cœurs les plus désabusés; le troisième nous fit perfectionner nos méthodes scientifiques de guerre: la Somme nous valut, en effet, des succès parfaitement organisés, d'où le hasard était banni; enfin, le quatrième automne, terminant avec honneur la bataille de Verdun, affirma la puissance de notre machinisme, de notre chimie et de nos armements.
Si l'art de la guerre se transformait, mûri, perfectionné par les événements et le temps, Un Tel put juger que l'esprit de l'arrière subissait des transformations plus radicales encore.
Lors de sa convalescence, le soldat avait connu quel égoïsme inavoué se cachait sous les sympathies apparentes du civil; il avait jugé, sans en tirer rancœur, la faiblesse et l'outrecuidance des faux soldats qui pavoisaient la ville d'un azur menteur. Sa permission lui fit connaître tout un peuple nouveau, né de la guerre et vivant de ses profits, vermine dorée grouillant dans le Paris libre et fier de jadis.
Combien, hélas! d'esprits frivoles et désœuvrés se joignirent à cette horde mercantile, croyant être suprêmement élégants en affichant la sorte d'indifférence souriante qui prend, chez le civil, le nom immérité de persévérance patriotique. L'art de tenir devint rapidement une mode criminelle, masquant les appétits féroces et les mille lâchetés endormies au cœur des hommes.
Un Tel avait lu, dans sa jeunesse, un roman qui l'avait séduit étrangement, tel un poison magique ou un maléficieux opium. La mère d'Un Tel lui offrait tous les jeudis un magazine illustré écrit pour l'enfance. Le gamin y découvrit Les Vautours du Bosphore, sorte de récit romanesque des derniers jours de Trébizonde.
On y voyait de beaux cavaliers venus des mers mortes pour adorer des vierges esclaves. De jeunes femmes d'Anatolie jouaient de la guzla, le soir, dans les jardins où chantaient des fontaines. L'empereur se prélassait parmi les tentures et les soies écarlates. Les courtisans se livraient à des chasses magnifiques, précédés d'une meute hurlante. Des processions traversaient la ville; les soldats inclinaient leur large glaive lorsque passaient, adorés des foules, entourés d'enfants extasiés, les ostensoirs d'or.
Toute cette foule pieuse, amoureuse, artiste, ne voyait pas venir vers elle, traversant l'orageuse poussière du désert, les janissaires de Mahomet II, les troupes cruelles et innombrables, montées sur des éléphants blancs. Les savants, les théologiens, les musiciens tentèrent trop tard de conjurer l'orage qui les menaçait; ils cherchèrent alors des formules prestigieuses, des rythmes harmonieux, des parfums raffinés dont le pouvoir arrêterait les légions ottomanes. Les étendards furent hissés sur les remparts, les aristocrates se couvrirent de cuirasses où rutilaient des diamants et des fleurs.
Mais tant de splendeur déployée sous le soleil n'attendrit pas le mammouhd; il renversa les remparts pavoisés, fit enfermer les belles Trébizondines en des sacs que les janissaires précipitèrent dans le Bosphore; il brisa les ostensoirs, les calices, déchira les précieuses draperies; il fit abattre les derniers enfants des Comnènes, empereurs de Trébizonde. La reine dut défendre, contre les vautours du Bosphore, les cadavres ensanglantés des sept princes, cependant que la fille aînée des Comnènes, Anna, apostate, épousait le sultan. Les vaincus de Trébizonde, sans honte, organisèrent des festins, confiants en l'immortalité de leur race; leurs femmes dansèrent nues devant le conquérant. Les porte-lyres, les déclamateurs, les choristes, délaissant l'orthodoxie chrétienne vaincue, entonnèrent des hymnes vibrants à la gloire du Coran. Des juifs se répandirent dans les harems, vendant les colliers et les bracelets qu'ils avaient arrachés aux vierges noyées dont les corps avaient échoué sur les rives.
Un Tel s'était enivré de ces images où les combats, la volupté, la fortune et la mort se heurtaient mystérieusement. Il avait relu cent fois le naïf roman, lui donnant une portée symbolique.
Permissionnaire, le soldat eut la sensation directe de tenir en sa main durcie la clef d'or qui lui permettrait de pénétrer le mystère de toute chose. A la lumière de ce roman dérisoire, que son imagination de poète avait réenfanté, le soldat comprit parfaitement les situations de son temps, les idées de ceux qui l'entouraient. Il crut, au cours de sa permission, faire, après tant de voyages sur l'Yser, la Marne et la Meuse, une promenade étrange sur les rives perfides du Bosphore.
Quand il quitta la gare enfumée où toute une foule curieuse se pressait, désireuse de voir les soldats boueux, les vrais, les revenants du front, il ne lui sembla pas, dès l'abord, que la grande capitale orientale était si différente de Paris.
Les rues étaient animées. On y remarquait des soldats de toutes les nations. Des hommes, vêtus de complets dont la coupe s'apparentait à la tenue militaire, erraient, fumant de prétentieux cigares. Un Tel sut que ces beaux spécimens de l'espèce masculine, fortement musclés et doués d'une incomparable vigueur, étaient des indispensables sans lesquels on ne saurait assurer la vie des ministères et sous-secrétariats qui sont, en Orient, comme en France, l'âme même de la nation.
Un Tel désira connaître les quartiers centraux de la cité. Il s'en fut aux boulevards, où régnait une vive allégresse. Tout un peuple de courtisanes aux toilettes provocantes se laissaient lutiner par des Espagnols petits et bruns. Des Suisses, de nobles citoyens de tous les Etats neutres du monde buvaient force chopes, aux terrasses, en devisant. Leurs idiomes mélangés composaient, sans doute, le plus splendide des éloges en faveur de la nation guerrière qui, malgré sa douleur cachée, les recevait dans ses brasseries accueillantes. Certes, on aurait eu quelque difficulté à croire, en voyant cette grande kermesse, à la présence proche des troupes mahométanes. Pourtant, un certain communiqué militaire annonçait que des combats acharnés avaient eu lieu à quatre-vingts kilomètres de Trébizonde.
Pour connaître l'esprit d'un peuple, il n'est tel que de lire ses gazettes. Les feuilles importantes, celles à fort tirage, représentent un esprit commun, assez éloigné du caractère réel de la nation. C'est dans les petites revuettes que l'on découvre les pensées cachées, les désirs vrais, les colères de la foule.
Un Tel acheta de multiples hebdomadaires. Il y vit avec plaisir que l'amour demeurait, en Orient, l'occupation primordiale de tous. Il s'agissait là d'un amour frivole et sans portée sérieuse, d'une joie légère, d'un aimable échange de bons procédés entre gens de sexes différents. Des aviateurs y quémandaient l'amour de femmes généralement blondes et fortunées; des secrétaires aux armées ambitionnaient à gagner un cœur, grâce à une formule magique; il suffisait de prononcer ces mots énigmatiques: Secteur postal tant.
Certains hebdomadaires politiques reflétaient des âmes d'une incomparable énergie; on y luttait, sans crainte, contre le cléricalisme ou la démocratie, adversaires dont la force doit être formidable, puisque, malgré des siècles de polémique, nul ne parvint à les abattre.
Un Tel se rendit compte, également, que les modes importaient à Trébizonde. Il admira que l'on pût se passionner, en temps de guerre, pour la coupe d'un manteau, le style d'une robe. Cela prouvait un calme dans la souffrance, une possession de soi-même, une maîtrise des nerfs dont les Parisiennes eussent été certainement incapables. Qu'il y ait une littérature de modes, n'est-ce pas la preuve irréfutable que la vie nationale est équilibrée, que les Barbares ne sont pas arrivés à ébranler le moral des citadins?
Fallait-il aussi qu'à Trébizonde on poussât jusqu'à l'excessif l'amour de l'armée, pour que des hommes n'ayant jamais été aux tranchées consentissent à se chausser d'immenses bottes, à revêtir de lourds manteaux, à s'habiller avec la rudesse et la simplicité du soldat.
Les quotidiens ravirent Un Tel. A les lire, il retrouva l'Orient merveilleux des «vautours du Bosphore». Ce n'étaient qu'assassinats mystérieux, vols de documents, disparitions énigmatiques. Un jeune voyou, devenu une personnalité trébizondine, avait été étranglé en prison avec un lacet de soie. Des juifs qui, jadis, eussent porté, peinte à leur dos, la croix jaune infamante, avaient fondé des agences chargées d'injurier les honnêtes citoyens, de les accuser des pires crimes. Un pacha, riche comme un conte des Mille et Une Nuits, entouré de femmes empanachées et ruisselantes de pierreries, avait acheté des consciences de proconsuls et tissé avec des fils d'or, contre sa patrie, la trame la plus infâme. Une danseuse qui se disait Hindoue et se peignait au brou de noix, belle comme la Vénus Aphrodite, après avoir charmé de sa danse voluptueuse Trébizonde en émoi, avait vendu les plans du grand état-major.
On ne pouvait imaginer un tel romanesque, et les «Vautours du Bosphore» eux-mêmes étaient surpassés.
Pauvres vautours, acharnés sur des cadavres d'enfants impériaux, la nouvelle Trébizonde a des vautours d'une autre envergure, des carnassiers à tête de citoyens qui déchiquettent de la chair vivante, de la bonne chair de soldat! Celui-ci, désireux de s'offrir des danseuses et des automobiles, à peine sorti d'une prison d'enfants, rentra dans une cellule de grande personne, ayant planté son bec acéré dans le dos de ses compatriotes en armes. Cet autre brassait des affaires de trahison, par milliers, avec un sourire débonnaire, se nourrissant de mets exquis, buvant les plus fines liqueurs. Combien de vierges d'Anatolie et d'ailleurs avaient, pour un peu d'or étranger, subi les caresses de ce pacha?
Heureusement, toutes les nations cultivées subissent une tyrannie puérile et charmante, celle des petites revues littéraires. L'esprit du lecteur en sort rasséréné. Trébizonde se devait d'avoir des poètes abstraits chez qui l'amour de l'obscurité compensait celui des belles-lettres.
A la terrasse d'un café célèbre pour sa clientèle littéraire et théâtrale et qui porte le nom d'une ville où l'on aspire à mourir de l'avoir contemplée, Un Tel eut la joie de se mêler, anonymement, à une foule glorieuse. Les plus spirituels d'entre les critiques trébizondins, des hommes de théâtre, des managers, des actrices, le monde cinématographique, tous ceux que l'on admire et qui s'admirent encore mieux, discutaient en buvant du porto.
Ces gens eussent pu, comme le vulgaire, disserter à perte de vue sur les opérations des armées. Ils tenaient à montrer que les pires maux ne sauraient troubler en rien une forte race. Le jeune premier exprimait en termes mesurés son opinion sur la récente générale du Théâtre Impérial et le jeu ridicule d'un autre jeune premier, son concurrent. Les cinématographistes vilipendaient les firmes nouvelles, reprochant aux éditeurs de déformer, par malice, la souplesse de leur jeu et leurs traits sympathiques. En souvenir, les imprésarios déshabillaient les actrices. Mais, agités par la fièvre du soir et les vapeurs des vins, c'est lorsqu'ils expliquaient leur rôle national qu'il fallait les voir. Ils se retrouvaient une âme semblable, une même manière d'observer les événements, un égal désir de ne pas y participer.
Jouer des rôles enthousiastes ou gais, appelés à soutenir le moral du soldat; écrire des pages émouvantes sur les combats, tels devaient être leurs rôles en temps de guerre.
Un Tel se souvint d'avoir entendu, à Paris, lors de sa convalescence, cette aimable romance sur la conservation des élites; ce n'était alors qu'une théorie, timidement exposée. A Trébizonde, le droit de préserver sa vie pour le bien-être de tous et la perpétuation de la race était accordé à toute une phalange de jeunes seigneurs du théâtre et de la presse qui, par leurs attitudes conquérantes et leur crâne élégance, donnèrent à Un Tel le sens exact de son infériorité.
Combien les vulgaires soldats, retenus au désert et qui se font écraser par les éléphants sacrés du mammouhd, sont de médiocres défenseurs de la patrie, comparés à cette génération fleurie de fils d'académiciens et de jeunes premiers, amants des plus célèbres hétaïres de la cité ou pâles androgynes qui poussent l'amour des hommes jusqu'au plus raffiné des orientalismes.
Un Tel fut confus de n'être qu'un rustre. Il sentit que ses mœurs normales, sa brutale santé étaient un défi à l'élégance et à la grâce de ces enfançons vers qui montait l'encens des élites trébizondines.
A Paris, il est des gens qui pensent encore que tout honneur et toute joie doivent revenir à ceux qui se battent dans la fange, se noient dans les ravins inondés ou meurent d'épuisement, par les nuits de tempête, comme des loups. A Trébizonde, on estime au contraire qu'une précieuse jeunesse, conservée prudemment dans un service d'intendance ou de photographie, est autrement utile à la vie nationale. Elle entretient l'élégance et le bon ton dans les rues de la cité; il est bien qu'on la voie s'amuser, aimer et boire; elle permet de dire aux étrangers: «Malgré les flèches qui nous viennent des lointains archers du sultan, nous sommes un peuple aimable et joyeux!»
Les Trébizondins sont gens d'esprit. Ils ont cette forme d'esprit supérieure: la rosserie. Dans les pâtisseries où patrouillent les sectionnaires des administrations, ceux qui portent des abeilles brodées sur leur pourpoint, le combattant est gentiment nommé le P. B. D. F., autrement dit le Pauvre Ballot du Front. Certes, on le considère à sa juste valeur. Il est un rouage nécessaire, une utilité, comme les œufs dans l'omelette. On l'aime aussi pour sa tenue pittoresque; mais, toutes considérations sentimentales écartées, qui donc oserait soutenir, à Trébizonde, qu'un soldat ayant l'audace de demeurer dans la boue ou la poussière, durant plusieurs années, n'est pas cette chose sympathique en somme et naïve que les gens spirituels ont appelé le P. B. D. F.
Le roman ridicule et somptueux où Un Tel berça son désir d'aventures n'avait pas exagéré, qui montrait les Trébizondins, à la veille d'être égorgés, chantant sur leurs remparts. Les descendants des invertis et des apostates de l'ancienne ville impériale n'avaient pas démérité de leurs ancêtres. Ce peuple de marchands, de poètes, d'amoureuses et de comédiens était le même que celui qui laissa mourir les enfants des Comnènes et permit que leurs jeunes corps fussent la proie des vautours.
Irrité, mais heureux quand même de s'être mêlé à toute cette vie prestigieuse et clinquante, Un Tel désira quelque repos. Il erra en de paisibles quartiers où des artisans travaillaient le fer et le bois. De vieilles femmes usaient leurs pauvres yeux à tricoter pour les soldats. Il vit de maigres femmes plier sous de lourds fardeaux, avec une abnégation, une ténacité qui faisaient d'elles les obscures amazones d'une guerre misérable. Il connut la peine du peuple, les courses infinies qu'il faut qu'une ménagère fasse pour nourrir son enfant. Il rencontra des bambins, dont les pères étaient tous morts en défendant la patrie, qui revenaient de l'école, une petite serviette sous le bras, en jouant comme des moineaux. Une jeune fille les accompagnait, grave de toute cette maternité charitable qui la poussait à soigner les orphelins. Un Tel apprit avec joie qu'à Trébizonde des infirmières bénévoles veillaient au chevet des soldats mourants. Il sut d'admirables dévouements, des générosités splendides.
Il pouvait, maintenant, retourner vers les gares d'embarquement, loin du Bosphore chanteur et lumineux, rejoindre les grandes concentrations militaires, suivre son régiment dans l'hiver et la nuit.
Un Tel avait la conviction qu'à l'arrière un peuple de vieillards, de femmes et d'enfants s'associerait, la paix revenue, aux aspirations des soldats; il devinait que, sous les ors menteurs et les voiles fastueux de la Trébizonde moderne, vivait une humanité charitable.
Peut-être faudrait-il chasser des rues de la cité quelque pacha attardé ou quelque inverti trop lyrique; mais, cette besogne sanitaire accomplie, Trébizonde n'en serait pas moins la plus belle, la plus harmonieuse et la plus libre des capitales du monde.
LES NOUVEAUX SOUVENIRS
DE LA MAISON DES MORTS
Un Tel, au cours de sa permission, rendit visite au Salon littéraire le plus estimé de la guerre. Toujours il exista un cercle, choisi entre mille, où se groupèrent les beaux esprits et les caractères originaux de l'époque. Une agréable loi a voulu qu'une femme fût la reine de ces cénacles où s'organisèrent des révolutions, où se créèrent des renommées.
La femme est, de par sa grâce innée, un aimant. Elle attire, sans violence, les êtres les plus divers. L'art des femmes est de savoir se rendre à la fois toutes-puissantes et impersonnelles; elles président leur salon et, pourtant, il semblerait qu'elles s'effacent et disparaissent pour laisser place à leurs invités, à la manière de ces vieux pastels dont les couleurs évanouies gardent, quand même, leur souveraine lumière. Tel le ver méprisable s'insinue au cœur des roses, de vils personnages hantèrent, eux aussi, ces endroits privilégiés.
Celui-ci n'échappait à aucune des lois qui font les grands salons littéraires. Une femme le présidait. D'une beauté assez froide, vêtue avec une recherche grave, elle n'inspirait pas le désir, mais on aimait à l'admirer pour sa noblesse de Tanagra immobile et jolie.
De jeunes écrivains et des maîtres du verbe, des espoirs et des regrets, les sommités de l'art et ses apprentis se groupaient autour d'elle. Enfin, pour que ce salon ressemblât parfaitement à ses devanciers, quelques canailles prétentieuses y encombraient les fauteuils.
La chronique méchante assurait que d'aucuns y venaient uniquement pour y savourer des gâteaux, de cinq à sept, une fois par semaine.
Né de la guerre, ce salon ne vivait que d'elle, mais avec noblesse et sans profit. Une pensée pieuse avait présidé à sa création. La prêtresse de cette tendre chapelle rêvait, rien moins, que d'honorer les écrivains morts à la guerre, blessés ou prisonniers, de les aimer dans leurs œuvres. Quelques paroles étaient offertes au disparu; de belles voix disaient les pages les plus éloquentes de son œuvre, et l'on se séparait en communiant dans le souvenir du cher absent, dont le corps avait été broyé par un obus implacable, mais qui, néanmoins, grâce à son génie naissant, laissait une âme immortelle.
Hélas! le beau rêve de la plus belle des femmes de lettres ne se réalisait qu'imparfaitement. La faute en était aux personnages frivoles dont l'indifférence narguait la tendresse des convaincus. Il est dommage que le monde littéraire soit peuplé de mufles, car il y éclôt de nobles idées. La honte de ce nouveau salon fut d'y admettre certaines gens du boulevard, dont un pseudo-poète qui se permit, déchet humain immobilisé, d'exalter en vers patriotiques le courage des soldats. Ce versificateur à monocle, une tête de Baudelaire pour cantiniers, célèbre pour ses invectives à l'égard de Racine, créait une sorte d'amertume dans un lieu où ne devait régner que l'admiration la plus affectueuse; il était la lie du plus pur des vins.
Des femmes bavardes troublaient de leurs confidences irritantes l'émotion des plus chers instants. Certaines petites cabotines se paraient, selon le rite du jour, de robes aux couleurs diverses, rouges en l'honneur des blessés, noires pour les deuils; elles eussent aimé en arborer de tricolores.
De faux héros parfumés, le torse moulé en un dolman soyeux, décorés d'ordres inconnus, osaient se joindre aux vrais soldats sur qui subsistait, malgré les soins décents, la boue tenace de Verdun.
On y fêta de jeunes écrivains admirables, dont la mort fut un exemple; des mutilés qui, de leurs mains broyées, ne pourront plus écrire; des prisonniers, dont le rêve est enclos en des fils barbelés, quelque part, dans un camp silésien.
Certaines heures y furent poignantes, témoin celle où un vieillard vint exprimer sa douleur sur la mémoire d'un jeune, regrettant de vivre en un temps où les anciens se voyaient obligés d'orner de couronnes les tombes où reposent des poètes de vingt ans.
Un Tel fut heureux d'avoir connu, au cours d'une brève permission, le seul lieu où se pratiquait, en des rites nouveaux, la religion du souvenir.
On peut revenir au front avec une âme moins irritée contre l'indifférence du civil quand le hasard vous fit rencontrer, chez lui, un peu de cette fraternité souriante et de cet esprit de corps qui reste l'apanage du combattant.
LE MARIAGE DE LULUSSE
Permissionnaire, Un Tel reprit ses courses pittoresques dans le vieux Paris. Il voulait revoir la ville, sous tous ses aspects, les seuls salons littéraires ne suffisant pas à satisfaire sa curiosité de soldat. C'est alors qu'il rencontra Lulusse de Charonne, un vieux compagnon d'armes.
Le maître-coq de l'escouade, aux jours glacés d'Argonne, le boute-en-train de la compagnie, avait été frappé cruellement, un soir, près d'un carrefour, en distribuant le rata, dans l'exercice de ses fonctions culinaires. Un éclat d'obus lui avait emporté la jambe.
Dès l'abord, Lulusse en eut un évanouissement de sa personnalité. Avoir été le mâle vigoureux qui séduit et mate, à la fois, un quartier, l'homme satisfait de sa force et de sa souplesse, et n'être plus qu'un infirme pitoyable, ne suscitant qu'une éphémère admiration, ce fut le pire tourment. Mais, le désir d'être aimé et redouté l'emporta sur l'amertume et la faiblesse. A Charonne, Lulusse redevint le conquérant des beaux soirs; il retrouva les accents éteints de sa verve, traquant l'embusqué sans répit et se reconstituant, dans une vie moins noble que celle des armes, une gloire solide et incontestée. Même, il en vint à jouer de son malheur, à plaisanter de son infirmité. Dans les cabarets où le peuple s'enivre de discours, d'un geste vif, levant son pilon, il frappait sur les tables de marbre, commandant d'une voix impérieuse un nombre illimité de bouteilles.
Un printemps vint, messager d'allégresse. Les rues étaient illuminées et le chœur des oiseaux peuplait les jardins de pures chansons où rien n'apparaissait de la colère des hommes, Lulusse sentit une tendresse infinie lui caresser l'âme. Il perdit son apparente brutalité et, négligeant de persécuter les embusqués, il devint rêveur. La crapule que Lulusse émerveillait par son insolence ne voulait pas reconnaître en lui le lion de Charonne, turbulent et grossier, qu'elle aimait.
Une jeune couturière au visage triste et doux, à la chevelure noire, était la cause involontaire de ce changement rapide, Lulusse l'avait rencontrée dans le faubourg. Elle passait, les yeux perdus, l'attitude modeste. Elle plut à l'infirme, parce qu'elle semblait être une opposition céleste à toutes les femmes capiteuses qu'il avait possédées. Elle n'avait pas les yeux de fièvre et la lèvre écarlate des amoureuses; elle ne se parait pas d'étoffes éclatantes et ne portait pas à sa gorge la trace des morsures du dernier amant. C'était une femme simple et douce, appelée à devenir, l'amour aidant, une mère de famille exemplaire, la plus fidèle des compagnes.
Simple idylle? Lulusse avait promis d'être bon, de travailler, de déserter les bars; la jeune couturière, effrayée mais admirative, en présence de cet homme redoutable, s'était abandonnée à la joie de l'amour. Ils allaient se marier.
—Tu viendras à mon mariage, demain, vieille canaille, dit Lulusse à Un Tel. J'enterre ma vie de gouape. Je veux devenir un citoyen patenté, un comme les autres. On restera bon vivant, et la bourgeoise ne s'ennuiera pas avec moi. Pour ce qui est de la rigolade, on sera toujours là pour un coup.
Satisfait de s'être fait une vie régulière, Lulusse retrouvait sa gouaille et ses allures orgueilleuses.
Un Tel, le lendemain, se rendit au mariage. La cérémonie fut dénuée d'inutile pompe, le maire officia avec simplicité. C'est alors que la noce commença. Chez un traiteur bourguignon, la famille et les amis étaient assemblés. La table, chargée de bouteilles et de fleurs, ressemblait à l'autel de quelque divinité païenne; l'or et le rubis des vins miroitaient au soleil.
Lulusse rayonnait, comme le vin. Il narrait des histoires de guerre, il enluminait avec joie des aventures qui ne laissaient pas que d'être gaies en elles-mêmes; il évoquait, parmi les compagnons de jadis, les innocents, ceux dont les malheurs bêtes ou la peur instinctive font le bonheur d'un bataillon. Il y avait Masclet, qui tombait dans les trous d'eau et qu'il fallait repêcher avec une crosse de fusil; il y avait l'ordonnance du capitaine, celui qui préparait à son officier des choux-fleurs à la mayonnaise; il y en avait d'autres, bons drilles en somme, et si délicieusement niais! Puis, du plaisant à l'héroïque, Lulusse contait ses anciens exploits. Un Tel abondait dans ce sens, aimant à revoir ainsi toutes les figures heureuses ou tourmentées qu'ils connurent.
Deux vieux parents, des ouvriers du faubourg, admiraient cette jeunesse qui n'avait pas tremblé dans la tempête. Les femmes riaient ou s'apitoyaient, selon la couleur des récits, cependant que le fils d'une voisine, indifférent à ce tumulte humain, dévorait avec une ferveur animale les gâteaux délaissés. La petite mariée contemplait son homme. Comme il était beau, et quelle émotion elle avait ressentie quand, selon une plaisanterie classique, il lui avait enlevé sa jarretière.
—C'est pas tout ça, les amis, on va danser! invita Lulusse.
Les servantes écartèrent la table. Une vieille demoiselle, pianiste attitrée des noces, dont le concours avait été sollicité, se mit au piano, et l'on dansa.
Lulusse qui, pour fêter un tel jour et par orgueil d'homme, portait une jambe mécanique, enleva sa femme et se mit à tourner follement. Soudain, il pâlit et s'affaissa. Il sentit une honte infinie l'envahir. Sa jambe s'était brisée; l'appareil gisait à terre, ridicule avec sa carapace de cuir et de nickel. Les danseurs, emportés par leur élan, bousculaient l'objet, sans y prendre attention.
Tandis que la pianiste continuait à marteler ses rondes entraînantes, la petite mariée, compatissante, posa sa fine main sur le front de l'infirme, qui se mit à pleurer.
LA KERMESSE
Un Tel rejoignit son bataillon au repos dans un de ces aimables villages de la Marne, entourés de croix de bois et qui reverdissent et prospèrent malgré les incendies qui les ont ravagés. Des maisons de briques ont été reconstruites, et les anciens habitants, qui ne purent se recréer le foyer disparu, se sont aménagé, dans les caves, des abris protecteurs. L'église romane, son clocher abattu, sa nef ouverte, atteste du malheur qui s'abattit sur la région.
Le soir où revint le permissionnaire, il régnait dans le village une particulière allégresse. Les soldats se promenaient, en quête de secrètes beuveries, l'accès des cafés leur étant interdit. Au seuil des granges, des lascars, leur gamelle de soupe fumante en mains, interpellaient les filles de ferme, sorte de héros pantagruéliques qui en appelaient joyeusement aux plaisirs conjugués de la table et de l'amour. Un clairon lointain sonnait des fanfares heureuses.
Le bataillon donnait, sous de grands arbres centenaires, à l'entrée du village, un concert.
Quand la nuit fine descendit sur la campagne, des lampions bleus, suspendus aux ramures, illuminèrent sa scène improvisée. La foule des soldats se pressait sur des gradins de fortune: chaises, bancs ou charrettes dus à la générosité de l'habitant. Le général de brigade, un petit homme débonnaire, sorte de roi galant, ami de la poule au pot et des belles, prit place, entouré de l'auréole d'azur que lui faisaient, harmonieusement, les soldats. Les enfants des écoles, assis à terre, admiraient en silence les lampions que le vent balançait dans les arbres.
L'orchestre joua une marche boulevardière qui souleva un formidable enthousiasme.
Parsingaux, le chef de musique, caressait de son bâton sa noble barbe. Il conduisait, d'un air méprisant, les cuivres et les bois. Les soldats, en chœur, reprenaient au refrain, témoignant de la joie qu'ils avaient de sentir leur cœur bondir au rythme des fanfares et du mépris qu'ils ressentaient à l'égard du chef d'orchestre. Ils chantaient:
Il faut dire que Parsingaux avait une mauvaise presse. On l'accusait d'avoir donné jadis, alors qu'il était simple brancardier, de l'argent pour que d'autres fissent, en ligne, sa charitable besogne. Il n'en avait pas moins la croix de guerre.
—Joue-nous la valse des croix de guerre! hurlait la foule.
Insoucieux de l'injure et méprisant l'opinion publique, le chef d'orchestre, enlevant sa troupe, reprenait le refrain. C'était le plus indescriptible des charivaris. On pouvait y retrouver des bravos, des exclamations, des appels, un murmure de voix pareil au mouvement des mers.
Un comique excentrique, au visage glabre, entra en scène. Sa voix aigre avait quelque chose d'hostile et de plaisant à la fois. Ses gestes de pantin enchantaient par leur brusquerie comique. Malgré la niaiserie de son répertoire, il y avait quelque chose de subtil dans son jeu, une sorte d'ironie à l'égard de soi-même, comme si, interprète convaincu de la stupidité de ses rôles, il s'en moquait intérieurement.
La joie du soldat est facile et communicative: une pirouette, un mot drôle, une ritournelle lui donnent l'illusion d'un spectacle riche en couleurs; il se croit au music-hall, il évoque les chansons arsouilles de Gaby Montbreuse, les défilés multicolores des revues, les danses voluptueuses au miroitement illimité des lumières, toute la folie des samedis soir au faubourg. La salle embaume l'orange, le musc et le tabac. L'orchestre exalte les fièvres endormies au cœur de la foule: désir d'aventures sentimentales et guerrières, rouges folies des révolutions. Un Tel partageait cette prestigieuse illusion; il se croyait à la Riviera du Montparnasse; il revoyait les femmes aux yeux profonds, à la gorge frémissante, dont le mystère l'attirait; il reconstituait ainsi les éléments brisés de son bonheur.
Le soldat est frondeur. Il lui faut des refrains symboliques où s'expriment ses colères à l'égard du civil:
Cette chanson, née dans une nuit de veille, dit l'orgueil que l'on a d'être fort, valeureux, conscient de son devoir, la splendeur des ovations parisiennes à la revue des drapeaux, la joie imprévue que l'on eut de voir tant d'avions dessiner, sur le ciel, des courbes élégantes, alors que l'on en vit si peu à 304. Critiques violentes et justifiées, ces chansons-là sonneront, un jour, durement, à l'oreille des profiteurs. Il en est qui feraient trembler de peur les indifférents s'ils pouvaient les entendre.
Mais le soldat est bon garçon, et sa colère est brève. Le bataillon, ce soir-là, voulait s'amuser. La représentation de L'Anglais tel qu'on le parle lui fut une occasion de s'esbaudir à l'aise. Le jeune secrétaire du colonel, paré d'une robe de la générale, incarnait à ravir la jeune miss amoureuse. Le maire avait prêté au père courroucé sa redingote. Ce fut une création. Tristan Bernard lui-même n'aurait pas reconnu son enfant en cette fantaisie burlesque.
A minuit, les groupes joyeux repartirent, en chantant, au clair de lune, vers leurs cantonnements. Il y avait dans l'air irisé de la nuit des parfums d'amour, et les hommes, soulagés du poids de leur ennui, retrouvaient, d'avoir été bercés par des musiques et des refrains, l'allégresse et la bonté de leur jeunesse.
Il semblait que la paix était revenue sur le monde.
MONSEIGNEUR
CHEZ LES DOUBLARDS
Doublard est le nom vulgaire donné par les soldats irrespectueux au sergent-major, cet être supérieur et absolu qui tient en ses mains tachées d'encre la destinée d'une compagnie.
Les doublards, en temps de guerre, ont un raffinement que leurs devanciers, «fils de labourateurs, labourateurs eux-mêmes» n'avaient pas, ce sont des comptables, des notaires, tous gens de bureau consciencieux, sinon dévoués, et parfois aimables.
Les doublards du 5e bataillon, celui d'Un Tel, forment un groupe original et sympathique. Ils suivent, d'assez loin, le mouvement des armées et ne connaissent des combats actuels que les états de pertes, l'élaboration des citations, les rapports de patrouille, les situations administratives; néanmoins, ils ont les qualités et les défauts du soldat, ayant jadis, dans les tranchées d'Argonne, peiné et combattu, ce qui les fait mieux estimer de tous. Scribes inférieurs, ils retrouvent dans leur encrier toute la poussière d'une gloire éclatante et si l'ange de la victoire vient un jour, lilial et doré, ainsi que le révèlent les images d'Epinal, planer sur le bataillon, nul doute que son aile ne frôle au passage le front soucieux des doublards.
Les doublards du 5e bataillon sont bruyants. Ils aiment la bonne chère, les vins de marque, les cigares craquant au toucher et le jeu qui met un peu d'imprévu dans la bureaucratie. Ils sont quatre, ainsi que tous les groupes valeureux dont s'honore l'histoire. Etre quatre: serait-ce la condition imposée à l'héroïsme en commun? La baraque où s'élabore leur méticuleuse besogne, battue des vents, au faîte d'une côte, leur tient lieu de dortoir, de salle à manger et de cabaret. Ils travaillent, mangent, discutent, chopinent et dorment fraternellement. Jadis, l'harmonie était impossible, entre gens de grattoir et de règle; la guerre, terrible fée qui transforme le monde, a civilisé les «ronds-de-cuir».
Lempêtré est le sergent-major type. On s'étonne que cet homme ait été notaire quelque part. On l'imagine, aisément, naissant, à la stupéfaction de sa nourrice, avec un double galon d'or sur ses petits bras. Grand, sec, le geste brusque, Lempêtré ne laisse pas que d'être prétentieux. Il n'ignore rien des choses de la vie, et sa tête carrée contient toutes les lumières. S'agit-il d'organiser un repas, d'estimer un romancier, d'interpréter une circulaire? Lempêtré impose violemment sa manière de voir. Il devient vif et tranchant comme une paire de ciseaux qui grinceraient, à vrai dire, étant donnée la perpétuelle irritation du bonhomme et sa voix agressive.
Lempêtré ne peut admettre que l'on ait une idée généreuse, un dévouement désintéressé, un enthousiasme réel, ces choses étant contraires à sa nature.
Le doublard de la compagnie de mitrailleuses, Lanneau, est un esprit narquois; à la gravité de Lempêtré, il ajoute l'éternel sourire de son ironie facile. Delile, autre doublard, se contente de bien vivre, d'écouter ses compagnons et de les mépriser un peu pour toutes leurs paroles inutiles. Il travaille, sans autre ambition que de faire avec exactitude ce qui doit être fait.
Enfin, voici Monseigneur!
C'est un doublard honoraire, un ci-devant prêtre, ainsi que le baptisèrent les camarades, Monseigneur enfin, curé d'Aubervilliers en des temps paisibles; homme doux et cultivé, pénétré de la grandeur de son ministère; évêque, par proclamation, de tous les villages anéantis; nonce des tranchées.
De nombreux invités, descendus des lignes ou revenus de permission, assistent avec joie aux joutes oratoires qui ont lieu au cours des repas et qui mettent aux prises Lempêtré et Monseigneur. Ce dernier subit avec une évangélique bonté les persécutions des doublards, ses confrères. Lempêtré se révèle fougueux anticlérical; il accuse, en roulant des yeux féroces, les prêtres de mille crimes, en général, et particulièrement Monseigneur de ravir le vin de la popote pour en faire un vin de messe. Le prêtre, à son tour, lance quelque flèche fine, acérée, délicate à son adversaire, au grand amusement de la galerie. La sympathie des soldats est acquise à Monseigneur; néanmoins, ils aiment à dire en sa présence des énormités où les mots déguisent à peine la pornographie des idées. Justes et clairvoyants, les simples, les braves, les «deuxième classe» exècrent Lempêtré, malgré ses discours démagogiques, et parce qu'il se montre le maître, le dispensateur des faveurs; ils ne lui pardonnent pas de se croire un chef, au sens magnifique du mot, alors qu'il n'est qu'un doublard.
Un chef! Monseigneur l'est, à la perfection! Il est le tendre pasteur de l'Ecriture qui porte ses brebis sur ses épaules afin de leur épargner les pierres des routes. Il a pour ses hommes une condescendance infinie:
—Je les admire, dit-il, pour leur abnégation et la vertu qu'ils montrent à souffrir en silence. Je comprends leurs excès au repos. Voire, j'aime s'ils sont ivres. Quand le vin les guide, ils sont joyeux, ils chantent; leur oubli de toute chose leur interdisant de penser à mal, ils connaissent une heureuse et saine irresponsabilité.
Cet état de grâce, né de l'ivresse, est imprévu de l'Eglise et manque un peu d'orthodoxie; il n'en révèle pas moins chez le prêtre qui le loue une bonté parfaitement chrétienne.
Un Tel devint l'ami de Monseigneur. Tous deux, jeunes adolescents épris d'idéal, avaient eu un même désir de connaître. Ces voyageurs de l'idée, ayant pris des routes différentes, s'étaient croisés sans doute en certains carrefours. Ils avaient eu des lectures communés: Villiers de l'Isle-Adam, tragique et mystique; Léon Bloy, au style douloureux et tourmenté. Ils eussent pu se rencontrer chez le fougueux polémiste à tête de dogue, car certains séminaristes, ainsi que nombre d'esthètes, connurent le chemin du taudis où vociférait le mendiant ingrat. Il est des feux qui attirent, dans la nuit, les errants. On les quitte rapidement, après s'être frôlé à leur flamme, et l'on garde un souvenir ému de leur chaleur. Il en est de même des livres qui sont de purs foyers où les hommes se retrouvent.
Un Tel avait lu certains mystiques; il découvrait en eux des lyriques fervents et naïfs. C'était l'époque où les pires décadents, habitués des brasseries littéraires, convertis à une sorte de foi brumeuse, venaient à l'Eglise par la voie impraticable des symboles. L'un d'eux, fils de tribun républicain, après avoir erré parmi tous les marécages et pratiqué les débauches latines, créa Les Echos du Silence, revuette mystique où l'on exaltait l'amour du martyr, la croyance en une vie supérieure étrange et désordonnée et la peur des puissances infernales. Un ami de Monseigneur collaborait également à cette revue. L'invisible lien des Lettres réunissait ainsi le curé d'Aubervilliers au plus aventureux des poètes.
Par Huysmans, nombre de lettrés connurent l'Eglise. Cet écrivain les conduisit en de graves chapelles où de nobles cérémonies les émurent. Les départs des missionnaires, les prises de voiles séduisirent les artistes. Ils apprirent le charme des vêpres, la splendeur des saluts où l'âme est enlevée par le rythme des chœurs palestriens. Un Tel et Monseigneur aimaient Huysmans.
Quand ils discutaient sur leurs affections littéraires, précisant leurs raisons d'estime, Lempêtré se sentait exilé d'eux, relégué par un destin cruel dans une zone inférieure. Certes, parfois, il risquait un mot déplacé, une ironie grossière, mais il ne parvenait pas à troubler le bonheur que les deux rêveurs avaient de comparer leurs chimères.
Outre les nécessités du service: comptabilités diverses, rééquipement des hommes, Monseigneur s'intéressait particulièrement aux étoiles, ce qui, pour un prêtre, est une manière fort jolie d'aimer le ciel. Aux belles nuits d'automne, toutes ruisselantes de diamants, il étudiait les groupements de lumières, les chars, les carrés, les doubles lettres inscrites à la voûte d'azur et qui sont autant de dessins merveilleux dus à quelque main divine.
Un Tel ignorait tout de la vie céleste. Il apprit à reconnaître la beauté violette et tremblante de Wega de la Lyre qu'il aima pour son nom précieux. Au reste, les noms d'Orient dont se parent les étoiles lui furent un ravissement.
Monseigneur chérissait sa cure. Il évoquait la population turbulente de sa paroisse et les soirs où il lui fallait défendre sa soutane contre l'injure des voyous; il allait vers eux et, par les moyens d'une rhétorique savante, il tentait de leur prouver qu'un prêtre est un homme simple, utile à la vie sociale, honnête comme les autres hommes. Il ne lui déplaisait pas de narrer les persécutions que lui valut la passion d'une vieille bigote, laquelle lui écrivit en forme d'adieu, lors de son départ aux armées: «Nos âmes sans sexe se rejoindront au ciel pour l'éternité!»
Les soirs de liesse, autour de la table branlante où les doublards et leurs unités étaient assemblés, fort écouté, Monseigneur dissertait sur les Pères de l'Eglise. Plus d'un soldat apprit ainsi la bonté de saint Augustin et l'obscur courage des stylites qui restaient fixés sur leurs colonnes, pareils au combattant demeurant dans la tranchée malgré la boue et les explosions. Tel farceur louait les charmes abondants d'une épicière du parage; il insistait sur sa croupe imposante et ses seins où pourraient reposer les têtes amies de toute une escouade. Monseigneur se comparait alors au saint Antoine de Flaubert, tenté par les mille démons de la chair et de la table. Il ne manquait rien à sa tentation, pas même les belles pommes de terre ovales et dorées dont le fumet lui caressait agréablement la narine.
Un Tel poursuivait alors une discussion, dès longtemps commencée:
—Certes, disait-il, en présence de notre monde merveilleux et compliqué, devant ce mécanisme savant, je crois à l'existence d'une force supérieure régissant nos destinées. Dieu existe, mais j'en reviendrai toujours à l'idée d'un maître conciliant et débonnaire qui présiderait nos agapes et bénirait nos amours.
Monseigneur ne pouvait admettre une conception semblable. Il importait d'être absolument avec l'Eglise. On ne pouvait, à son choix, croire ou ne pas croire, admettre telles vérités et se permettre de récuser les autres.
—J'aime trop, ajoutait Un Tel, l'amour, non pas cette passion amoindrie qui vous fait œuvrer charnellement avec honte et tristesse, mais un amour joyeux qui se livre à toutes les fantaisies de la chair. Il y a, dans la volupté, trop de beauté frémissante et d'humanité profonde pour n'être pas une chose sacrée, protégée des dieux, s'il en est au ciel.
Monseigneur avait l'art d'être discret. Il ne se heurtait pas aux idées arrêtées; il savait tourner les positions, désireux avant tout de sympathiser avec tous, d'adoucir la brutalité des hommes, de préparer, dans les cœurs les plus frustes, un terrain fertile où pourraient fleurir les sentiments chrétiens.
Si toutefois cet apostolat demeurait vain, Monseigneur n'en recueillait pas moins l'affection de tous. On lui était reconnaissant de sa bonhomie; il était estimé pour les services innombrables rendus à la troupe. Aussi, par une condescendance fraternelle, les soldats, au dessert, chantaient-ils des cantiques, mêlant ainsi les hymnes sacrés aux paroles luxurieuses.
Le prêtre était heureux d'entendre les mâles voix de ses compagnons louer les trois anges généreux qui vinrent porter au monde, un soir,
Les hommes étaient émus d'évoquer la magie de Noël. Tous communiaient dans une sorte de religion irraisonnée qui, pour n'être pas orthodoxe, avait un charme particulier, pénétrée qu'elle était d'humanité réelle et de sereine joie.
Ce soir-là, Monseigneur offrait une bouteille de vin bouché aux doublards et absolvait, dans son cœur, Lempêtré, demandant pour lui, au Seigneur, un peu d'intelligence et de bonté, prière qui jamais, hélas! ne fut exaucée, le notaire gardant une âme revêche, hostile à la douceur, insensible et bête comme un papier timbré.
Enfin, toutes bouteilles bues, sous la conduite du prêtre, la troupe allait admirer les astres, dont la paix harmonieuse devrait être un exemple, incitant les hommes à calmer leurs agitations meurtrières.
LA RENCONTRE
Etre du même village ou de la même rue crée entre deux soldats un lien indissoluble. Fût-il le plus avili des buveurs, le compagnon qui naquit dans la maison où l'on vécut mérite une affection particulière. Combien, par reconnaissance, offrirent à celui qui leur évoqua leur cher clocher et les joies qui l'entourent les meilleures délices.
—Tu es un frère. A notre prochaine permission, je te présenterai à ma sœur!
Sans pousser aussi loin la générosité, Un Tel estima fort le brave ivrogne qu'il rencontra un certain soir et qui lui parla du pays.
Le village d'Un Tel, c'est la rue des Canettes!
Rue étroite et haute, durement pavée, où de vieilles femmes attendent, en priant, la mort qui les sauvera de la noire misère; rue bruyante, participant aux fièvres populaires; rue où l'on chante, où l'on se bat, où l'on aime, et qui garde, en dépit des transformations imposées par des esprits vulgaires, un aspect archaïque: telle est la rue des Canettes.
De ces rues vibrantes, pareilles à des chaudières prêtes à éclater, surgissent aux heures troubles des guerres et des révolutions des énergies imprévues, des forces redoutables. Nombre de ceux qui jouaient dans les ruisseaux et poursuivaient de leurs quolibets les étrangers des quartiers adjacents, assez audacieux pour s'aventurer en une zone aussi barbare, moururent en braves, cherchant de leurs yeux angoissés les tours inégales et sonores de l'église Saint-Sulpice.
Etre de ce quartier pieux, artiste et prolétaire, confère à l'enfant un caractère particulier. On ne courut pas en vain dans le plus magnifique des jardins du monde—le Luxembourg—sans en garder un désir éternel de beauté. Les lignes nobles des terrasses, la courbe des parterres et l'ordonnance des allées vous font une âme équilibrée. Le jardin devient ainsi une école d'élégance et de sérénité.
Apprendre de la nature le secret d'être artiste est l'apanage de tous. Le gamin loqueteux qui, las de tourner dans la cour empuantie de sa maison, comme une hirondelle, est venu lancer un frêle bateau sur l'eau du bassin, sentira peut-être naître en lui une vocation imprévue. D'avoir erré sous les voûtes ombreuses des marronniers, il sera poète. Néanmoins, son âme s'obstinerait-elle à ne vouloir être qu'une pauvre chose obscure, le style de son quartier la marquerait d'un signe éternel.
Il sera toujours le voisin du Luxembourg, le paroissien de Saint-Sulpice, le natif de la rue des Canettes.
L'ivrogne tenait des propos inconséquents sur la guerre. Il avait une trogne bourgeonnante, des yeux chavirés, mais Un Tel reconnut en lui, à travers la démence de ses discours, un pays. Cet homme avait le cher accent du terroir.
Il semblerait que les idées des habitants de la rue des Canettes n'aient jamais d'amertume; leurs rêves gardent un arrière-parfum de verdure et d'encens.
L'ivrogne était optimiste et loquace; ses paroles révélaient un cœur tendre et chimérique:
—Si je te reconnais! Tu habites la maison dans le renfoncement, celle où le juif qui a de si jolies filles tient un bazar de peaux de lapin. J'étais cordonnier; ta mère se servait chez nous. On faisait les ressemelages et nous avions toute la clientèle du quartier. On les reverra, la rue des Canettes et le bal-musette où l'on se battait le samedi soir. Tu parles d'une noce, si l'on revient! Toutes les filles du quartier mettront leurs chapeaux de printemps et leurs robes de la Samaritaine pour nous acclamer. On dressera des tables, avec les caisses de l'emballeur, dans les cours, et je jouerai de l'accordéon toute la nuit. Il coulera du vin dans les ruisseaux. On embrassera les femmes des autres sur les lèvres.
«Le vieux de la boucherie chevaline, celui qui a des idées révolutionnaires, l'ancien ami du père Vaillant, s'il n'est pas mort gelé dans sa boutique peinte en rouge, au retour, je lui paie une muffée étonnante. Je lui dois une grande reconnaissance, à cet homme; il a vendu des rognures pour mon chien, un terre-neuve rouge comme des briques, même les jours sans viande.
«Il y a aussi le fils de la mère Verdot, qui s'est embusqué dans les états-majors; que je le revoie, celui-là, avec sa raie et son faux col, après la guerre, je ferai sûrement un malheur!
«Ce pauvre Anatole, le patron du petit bar où on se lavait la gorge le matin avec du vin blanc, il est prisonnier. S'il en revient, il trouvera toujours, chez moi, chaussure à son pied.
«Des copains du quartier, quel «hécatacombe»! Il en est mort, Seigneur! que c'est à croire qu'il n'y a que nous de sacrifiés.
«On rira, aux prochaines élections. Pour mon compte, je balancerai tous les meubles de la mairie dans la fontaine Saint-Sulpice. Je dis cela sans méchanceté, je sais bien qu'il faut être humanitaire. On s'entr'aidera, après la guerre, parce qu'il y aura de la misère. On sera charitable, communiste; ce sera la sociale avec, en moins, les discours.»
Inlassablement, l'ivrogne faisait l'historique de la rue. Il disait les fêtes de jadis: retraites aux flambeaux du 14 Juillet, Fêtes-Dieu sur la place printanière, où les plus rudes lurons du quartier se courbaient devant la majesté de l'ostensoir. Il y avait une poésie délicieuse en ces mots vulgaires, parce qu'ils étaient évocateurs de jours heureux.
Un Tel avait connu les mêmes joies. Il aimait d'une ferveur égale sa rue frémissante aux odeurs de gargote. Parent éloigné de ce cordonnier bavard, Un Tel l'écoutait avec ravissement. Ce lui fut une occasion inespérée de ne plus entendre l'éternel grondement de l'artillerie; il en oublia la nuit, la vermine et la boue. A l'heure angoissante où l'on sentait venir, à travers les vallons glacés, le grand hiver taciturne, il eut devant ses yeux l'image exacte et bien-aimée de la petite patrie, ce grouillement de maisons pittoresques où l'homme enclôt tout ce qu'il aime, vieux murs animés dont le soldat n'oubliera jamais l'accueil fraternel.
L'ivrogne disparu, Un Tel s'assit dans un trou d'obus, afin de rêver en attendant la nuit. Une fine pluie se mit à tomber, qui le chassa de la plaine. Le soldat s'en fut, à l'aventure, sur des pistes glissantes, giflé par un vent rapide. Il marchait vers l'inconnu pour dissiper la tristesse qui s'emparait de lui et réchauffer ses membres transis. Parfois, son pied glissait sur des étoffes sanglantes, il heurtait quelque cadavre ossifié. Il allait, pris d'un désir de marche interminable, perdant tout sens d'orientation, satisfait de souffrir, d'errer sur la terre retournée, dans la douleur universelle. Bientôt, il franchit les lignes, sans se rendre compte du danger, descendant vers un vaste marécage où se miraient les derniers rayons du soleil.
Une voix lointaine se fit entendre, qui attestait la présence de l'adversaire.
Des coups de feu partirent; ils claquèrent sinistrement dans le ravin. Un Tel se crut perdu. Un sûr instinct lui fit prendre une piste où demeurait la trace de pas anciens; une force le poussait aux épaules; il n'aurait su résister au vent qui l'emportait; il marchait instinctivement, les yeux fermés, le corps brisé, en dépit des feux de mitrailleuses et de la nuit perfide survenue, dans la direction de la rue des Canettes, vers la féerie des jets d'eau et les ombrages embaumés du Luxembourg.
SIMPLE IDYLLE
Jolicœur appartenait à la classe 17, qui mérita d'être nommée la classe aimable pour sa jeunesse souriante et sa tendresse. Il était né à Tours, parmi la verdure, et ses yeux bleus gardaient la franchise et la lumière de la Loire. Il avait une physionomie de page aux traits fins et réguliers.
Paris lui était apparu dans toute sa séduction et l'avait captivé, sans le perdre, malgré ses passions perfides, ses plaisirs pervers et sa frivolité. Devenu soldat, l'éphèbe gardait la douceur de son enfance et des sentiments puérils qui le rendaient charmant.
Soldat! Il ne l'était guère. Trop frêle pour triompher de l'hiver et des bourrasques, trop indiscipliné pour admettre le joug absolu de la vie militaire, il ne pouvait pas oublier, sans regret, les bonheurs naïfs et si proches de sa jeunesse, toute la fantaisie brutalement interrompue de son printemps. Il y pensait constamment, et cela lui formait une mélancolie dont ses heures s'embellissaient, tant il y a de grâce à voir une amertume parer de ses légères épines une tête vouée à l'insouciance.
Un Tel avait eu de ces tendresses délicates, il avait connu de ces amours rêveuses. Adorateur de la femme, il l'avait été religieusement. Mais des heures de fièvre et de regret, des colères et des trahisons lui avaient appris que l'amour dépose parfois sur nos lèvres une odeur de cendre et qu'il est souvent, si l'on ne se garde, une décevante servitude.
Jolicœur n'avait pas eu le temps de ressentir et d'apprécier les douleurs amoureuses.
Curieuse sensibilité que celle de ces gamins arrachés à leur joie et jetés dans l'immense tuerie. Ils n'eurent que d'éphémères liaisons, ils ne connurent que l'échange ému de tendres paroles, le soir, en des parcs déserts, où l'ombre s'accumulait. Serrements de mains rapides, baisers ravis dans la nuit à des lèvres ignorantes, mensonges délicieux du premier amour, combien vous êtes éloignés de la passion réelle! Toutes les fleurs dont se pare la statue du jeune dieu au cruel carquois sont vite desséchées et, trop souvent, naissent de leur poussière le doute, l'incroyance ou le plus insolent des libertinages.
Au cours de la guerre, de jeunes couples, indifférents au tumulte du siècle, esquissèrent le geste d'amour. Jolicœur, ainsi que tous ses camarades de la classe aimable, avait dû, un matin bruyant sur le quai d'une gare fumeuse, embrasser une fois dernière la vierge qui le regardait partir, ne sentant pas encore brûler en elle les fièvres de la chair.
Ce départ était doux et triste. Quel Dieu méchant enlevait ainsi à ces deux enfants leurs chers plaisirs? La saison des jeux du cœur semblait terminée; on ne cueillerait plus de pâquerettes au jardin; on ne se ferait plus de puérils serments; on ne suivrait plus, en se tenant la main, parmi les nuages mobiles ou transparents, le vol concentrique des oiseaux; on ne lirait plus dans un livre choisi l'histoire féerique et douloureuse des amants immortels: Paul et Virginie, le chevalier Tristan, le grave Chatterton. Un tourment troublerait-il, désormais, le cœur de ces enfants? La séparation leur rendrait-elle sensible la vanité de leurs amours incomplètes?
Il n'y paraissait guère chez Jolicœur, qui gardait de sa petite amie le même souvenir tendre.
Il l'avait rencontrée au jardin. Elle brodait gravement, assise sur un petit pliant, dans l'ombre bleue d'un marronnier. Elle était brune et portait une robe blanche. Ils s'aimèrent deux ans, sans oser se l'avouer; ils le firent auprès d'un parterre aux fleurs éclatantes et qui embaumaient comme une cassolette où brûleraient des parfums d'Arabie; ils jouaient la comédie de la passion avec une grâce infinie.
Les vieillards les contemplaient, non sans envie et regret, quand ils se promenaient, en se confiant leurs pensées. Il y avait en eux la beauté matinale des roses, alors que le soleil ne les a pas encore énervées. Ils aimaient parcourir les avenues élégantes et silencieuses; s'ils voyaient un papillon blanc caché sous la verdure, ils se disaient:
—Plus tard, nous aurons une maison semblable.
Une seule fois, Jolicœur avait été saisi d'un trouble étrange. En embrassant les joues de son amie, le matin de son départ, il avait senti frémir sur sa poitrine les deux seins ronds comme des pommes de la vierge. Depuis, il la désirait moins douce et moins réservée; voire, à de certaines heures, il la rêvait perverse. Néanmoins, Jolicœur n'était pas un homme vil, passionné, égoïste ou sublime comme le sont les hommes; c'était un enfant qui faisait la guerre.
Un Tel l'estimait pour sa candeur et son insouciance; il gardait, lui-même, trop de jeunesse pour ne pas affectionner ce petit soldat imprévu qu'un destin, pour le moins ironique, avait affublé de rudes vêtements et coiffé d'un casque deux fois trop gros pour sa tête menue; Jolicœur portait, en outre, un fusil plus haut que lui.
Ignorer le danger n'est pas de la bravoure, et souvent ceux qui ne connurent pas de grands périls ont les apparences de l'héroïsme. Au sortir des camps d'instruction et dans sa première période de tranchée, la classe 17 fut particulièrement insouciante.
Il fallut, un soir, que des patrouilleurs reconnussent les positions de l'ennemi, dans un terrain inconnu où des embuscades pouvaient être tendues. Des volontaires furent demandés; il y en eut une vingtaine: Donquixotte, l'infatigable, qui se souvenait à peine d'avoir été jadis un homme doux et conciliant, et d'autres que la lassitude n'avait pas encore aveulis. Jolicœur sollicita de participer à cette opération.
On partit à l'heure où la lune se levait; il était convenu que l'on ne se reposerait pas, que l'on observerait tous les replis du terrain, que l'on visiterait les gourbis abandonnés, les sapes défoncées où l'adversaire pourrait se dissimuler.
Jolicœur ne ressentait aucun effroi. Certes, la nuit était troublante, et plus d'un piquet, au loin, prenait une silhouette hostile. Qu'importe! N'était-il pas en compagnie de camarades aguerris, et ne voyait-il pas se refléter dans les eaux des marécages, auréolé de lune, le visage de sa petite femme, subitement devenu grave et diaphane, telle l'image noyée d'une lointaine et mélancolique Ophélie.
Un Tel, uniquement préoccupé du but à atteindre, guidé par son instinct de chasseur, ne devinait pas le rêve du jeune soldat. D'excavations en excavations, la troupe atteignit un ravin où de hautes herbes odorantes se balançaient au vent. A genoux, les patrouilleurs observaient la nuit; mille bruits se faisaient entendre, confus, indéterminés; des travailleurs devaient, au loin, enfoncer des piquets. Qui donc, à droite, avait sifflé? Il fallait retenir sa respiration, se confondre avec l'ombre, être une chose immobile et prête à bondir.
Jolicœur se mit debout; on ne pouvait le voir, il était si petit!
Trois flammes jaillirent d'un buisson; Un Tel vit s'affaisser le bleuet; touché au cœur, il mourait, sans murmure, inclinant la tête sur sa poitrine, gentiment, comme il avait vécu. Ils revinrent, cortège affligé, portant l'enfant mort vers la tranchée française.
Un Tel recueillit les objets que Jolicœur tenait de sa fiancée: une bague où était gravé un nom de fleur, un petit couteau, une chaîne avec un trèfle à quatre feuilles en vermeil et la photographie qu'elle lui avait envoyée pour fêter son anniversaire, puis il écrivit la terrible nouvelle.
Pauvres beaux yeux, que vous allez pleurer!
Un Tel chercha à atténuer la brutalité du fait; il tenta de laisser une illusion à celle qui jamais ne devait voir revenir l'absent qu'elle attendait; il assura que, peut-être, Jolicœur, blessé grièvement, enlevé dans une embuscade, n'était que prisonnier. Cette fiancée est trop jeune pour souffrir, pensait-il; elle ne supporterait pas un tel coup au cœur! Pour savoir être malheureux, il y faut une accoutumance.
Le soldat s'attendait à recevoir une lettre pleine de cris et de lamentations. La louve à qui l'on abat les siens hurle dans le bois et se déchire la chair, en témoignage de son désespoir; les grandes amantes qui virent partir à jamais l'homme qu'elles serraient jadis sur leurs seins frémissants, en des nuits chaudes, mirent un crêpe éternel à leur cœur désolé. Qu'allait-il advenir?
La petite vierge fut bien différente de ce qu'Un Tel avait imaginé; elle sut trouver des mots résignés où sonnaient, malgré tout, les carillons d'une nouvelle espérance; elle eut une tristesse de bon ton. La balle qui avait abattu Jolicœur ne l'avait pas, elle-même, blessée mortellement.
Aussi, répugnant à poursuivre une correspondance inutile, Un Tel fit un petit paquet des chers souvenirs du défunt et le mit sur la tombe fraîche où flambait une cocarde tricolore. A quoi bon retourner à la fiancée du bleuet des objets dont la présence lui eût été indifférente ou désagréable? La cruelle petite amoureuse de l'amour était déjà consolée.
CHEF DE BANDE
Un Tel était un des rares survivants parmi ceux dont les exploits faisaient la gloire de son bataillon. Morts, blessés, disparus, repartis à l'arrière, las de la lutte incessante et des misères de l'infanterie, toute une phalange de braves s'était dispersée. C'était à peine si les noms de ceux qui s'illustrèrent particulièrement en des faits d'armes connus de tous demeuraient dans la mémoire oublieuse des camarades. Néanmoins, sortis vainqueurs de toutes les épreuves, unis à jamais dans la plus étroite des fraternités, quelques soldats perpétuaient les traditions de vaillance, de fidélité et de bonne humeur. Ils étaient le dernier carré d'une armée magnifique et disséminée.
Sans que cela se fît ouvertement, Un Tel, parmi ses camarades, devint un chef. Les circonstances l'y aidèrent; une chance inouïe lui permit de ne jamais défaillir, de dompter toutes les difficultés. Chef, ce rôle impérieux exige des vertus exemplaires; mais, l'homme ne pouvant être parfait, souvent le hasard collabore à son mérite. Un Tel était de ceux que le hasard avait favorisé. Il ne s'illusionnait pas sur sa propre valeur; il savait dans quelle exacte mesure la fortune avait aidé son réel courage; sa notoriété lui venait de son esprit combatif. Entraîné aux luttes d'idées, ami des conflits et des bagarres politiques, il avait été naturellement disposé à faire la guerre. Il était un soldat à la manière de ces partisans qui se faisaient tuer sur les marches d'un trône, non par amour d'une majesté, mais pour le plaisir sportif de se battre.
Avant la guerre, Un Tel affectait un certain mépris de citadin à l'égard du paysan; l'attitude des gens de la terre sous la mitraille, leur ténacité dans l'effort les lui fit admirer; il comprit tous les hommes et voulut les aimer; il se sentit le frère de ses compagnons. Ceux-ci, par réciprocité, chassèrent de leur cœur la haine jalouse qu'ils portaient jadis à l'intellectuel. Un contact de sympathie s'était établi entre tous les combattants; ils furent disposés à se découvrir des qualités et choisirent pour chefs les plus habiles et les plus courageux. Les caractères opposés se rapprochèrent, et l'on vit le terrible Citoillien, révolutionnaire intransigeant, partager son vin avec Donquixotte, un infâme capitaliste.
Lulusse, qui était de Charonne, ainsi que nul n'en ignore, avait admis, au temps où la mitraille ne l'avait pas encore diminué, que les gars du Nord étaient de bons bougres, et les mineurs de Lille aux figures terreuses, les Roubaisiens trapus et violents, les tisseurs de Douai, longs comme des perches, le lui rendaient généreusement.
Monseigneur, au temps où il cultivait les belles-lettres et soignait les âmes en sa cure d'Aubervilliers, n'avait pas imaginé qu'il saurait conquérir un jour l'affection des gouapes qui le poursuivaient de coassements ironiques. Les aspirants délicats et raffinés apprirent à la guerre à admirer un charretier argotique et rude qui mourut, face à l'ennemi, immobile, stoïque, comme le chevalier Bayard. Ils avaient, dans une barbarie savante, organisée, fait refleurir la cordialité des âges d'or; les uns et les autres consentaient à s'unir devant un danger qui les menaçait tous. Ainsi, ce que la prospérité n'avait point fait, la douleur le réalisait.
Les officiers aimaient Un Tel parce qu'il incarnait le type parfait de la fidélité. Les problèmes obscurs, enfantés à l'arrière, dans les états-majors, Un Tel les solutionnait à coups de pistolet, sans vaine forfanterie, y trouvant un plaisir particulier, en artisan que le fait même d'avoir facilement travaillé suffit à satisfaire. Il est aisé, au demeurant, de combattre sur des cartes, le centimètre en main, de prendre des petits postes, en les encerclant d'un trait bleu: il est plus difficile d'agir.
Un Tel était un homme d'action, venu à l'instant du monde où l'action était souveraine, ce qui lui conférait une indiscutable autorité. Des milliers d'hommes se révélèrent ainsi des chefs; ils se battirent et, ce qui est mieux, entraînèrent au combat les indécis et les pleutres. Combien furent-ils, ces agitateurs sublimes? Il serait dérisoire de prétendre à les connaître tous, et des milliers de tombes gardent le secret de leur témérité. On peut dire, sans outrepasser la vérité, que ceux-là seuls firent la guerre.
Ils furent dix mille, vingt mille Un Tel, issus de vieilles familles roturières ou nés dans les châteaux armoriés, qui affirmèrent devant l'histoire le désir de vivre de la race. Ce furent de glorieuses bandes fraternelles qui, sur la terre meurtrie, se dressèrent comme aux premiers âges, le fer en main, afin de défendre les foyers attaqués.
L'esprit de bande fit des miracles; il entretint la confiance et la bonne humeur des armées; il suscita l'émulation chez les braves.
Certes, cet esprit de corps est redoutable pour l'avenir; il a déplacé l'organisation des partis et des classes, et nulle puissance humaine ne pourrait, maintenant, lutter contre. Les bandes sont constituées; elles ont des chefs, puissants parce qu'ils sont aimés de ceux qui les suivent; redoutables, car ils ont triomphé des pires dangers, vaincu la mort en d'innombrables combats. Ces bandes militaires déséquipées, revenues à la vie sociale, garderont leur esprit communiste, leur amour du danger, leur besoin d'être fortes; elles auront, peut-être, un peu moins d'apparente brutalité. Envers elles, les Etats n'exerceront aucun moyen répressif. Elles se différencieront des groupes, sans honneur, qui régnaient avant la guerre sur la République: financiers véreux, démagogues assoiffés, rhéteurs ventrus qui pillaient leurs compatriotes, en ce qu'elles auront été créées, pour des buts nobles, dans l'épreuve et sans autre ambition que de partager des souffrances. En vérité, une nouvelle féodalité se lève sur le monde!
Les patrouilleurs traversant les réseaux de fils de fer par les nuits sans lune; le groupe franc qui saute à la gorge de l'adversaire et le terrasse; les hommes déterminés qui demeurent à leur poste, sous un bombardement, formeront l'aristocratie de demain. Elle sera juste, forte, implacable. Que si les combattants négligeaient d'exiger leurs droits et de les imposer à la foule oublieuse, les chefs de bande, les compagnons au geste prompt, au verbe facile, se dresseraient, sentinelles obstinées, et clameraient au monde épouvanté un nouveau code social où chaque soldat, payé des services rendus, sera considéré dans la mesure de ses anciens sacrifices.
LE BANQUET DU CAMP B
OU LES DIALOGUES SÉVÈRES
Ouvriers, paysans, bureaucrates, Un Tel sait grouper autour de lui une bande intrépide et joyeuse. Combattre est bien; savoir vivre au repos et s'organiser son bien-être est mieux encore. Une bande heureusement conduite doit s'intéresser aux questions de ravitaillement et de cuisine, qui sont primordiales.
Les festins des soldats ont une gaieté franche; ils sont une occasion de se revoir, de boire un vin qui chante au cœur et porte à l'amitié; ils exigent surtout un génie grandiose d'organisation. Découvrir des œufs, des vins et des desserts participe souvent de la magie; les plats ont alors une saveur spéciale d'être rares et coûteux; n'estime-t-on pas les choses pour la peine que l'on eut à se les procurer?
L'heure des repas est la seule où la pensée du soldat est débridée: c'est alors qu'elle s'exprime sans feinte, violemment.
Ces agapes fraternelles permettent à chacun d'exprimer son être intime, de résumer les impressions ressenties au cours des derniers combats. Au reste, l'échange de vues en présence des bouteilles, la communion de pensée autour d'une table improvisée sont dans la pure tradition des banquets. Et puis, le soldat l'affirme:
—Il vaut mieux boire en compagnie que de mourir dans un coin, tout seul.
On buvait ferme au camp B. Les troupes s'y reposaient, quelques jours, au sortir des tranchées; elles y manifestaient leur âpre désir d'être heureuses; elles se lavaient, chantaient, goûtaient à nouveau des plaisirs humains.
Des sapes obscures et fraîches abritaient les hommes; ils y dormaient avec une volupté profonde, en compagnie des rats.
Dormir, après de longues veillées nocturnes, est un plaisir de dieu. Sous la protection des arbres, assis à des tables vacillantes, les hommes discutaient, attendant impatiemment que les ravitailleurs en vins, chargés de bidons, revinssent des villages environnants, porteurs d'espoirs et de soleil. Certains s'isolaient en des toilettes compliquées, chassant les poux ignominieux sur leur manteau d'azur.
Face au camp, sur la grâce illuminée d'un coteau, un cimetière aux tombes parallèles, où reposaient les morts du bataillon, flamboyait de toutes ses cocardes, de ses croix et de ses couronnes.
Les vivants songeaient aux morts; ils allaient parer les tombes, mais sans y mettre cette douleur superficielle dont le rite funèbre se pare. Nous vivons en des âges virils où l'anéantissement est accepté.
Certains soirs, le camp B retentissait de clameurs et de chansons; on eût dit un vaste navire où des marins ivres et proches de la terre, revenus d'une traversée périlleuse, fêtaient le retour dans les ports que l'on aime.
Ce soir-là, le secteur était heureux!
Les cuisiniers, ayant fait rôtir les viandes dans une sauce rousse et parfumée d'oignons, composaient avec des gestes de prêtre un gâteau mystérieux où les pâtes, la cassonade et les raisins de Corinthe se joignaient, pour la joie des convives. A la lueur chaude des bougies, le couvert fut placé: gamelles bosselées, assiettes en aluminium, quarts rouges et dorés par le vin, fourchettes brisées. Des bouteilles, aux cachets de cire verte ou vermeille, de calibres divers, alignées en un ordre parfait semblaient attendre, victimes expiatoires, l'heure du gai sacrifice.
Les compagnons d'Un Tel étaient groupés autour de cette table, à peine décrassés, ornés encore d'une barbe sauvage. La bande fêtait son immortalité. Malgré les assauts, les bombardements, les sournoises maladies et l'effroi des saisons contraires, ces hommes sentaient un sang riche couler à leur peau.
Donquixotte, plus maigre qu'un fakir, grave autant qu'il l'était jadis à son comptoir, alors qu'il débitait l'andouillette et le porc et qu'il se passionnait aux aventures de d'Artagnan et aux évasions de Monte-Cristo, exigeait qu'on se mît à table. Le rêve héroïque ne suffit pas à substanter un soldat; il y faut ajouter force plats consistants.
Gustave, le Rempart de Calonne, revenu après maintes blessures, n'avait plus sa beauté de ruffian, son œil altier; il semblait adouci, comme affiné par l'âge et la souffrance.
Citoillien, gras et jovial, allait de l'un à l'autre, oubliant les révoltes anciennes, évoquant des souvenirs bachiques, citant les noms glorieux des villages où tout le bataillon était ivre.
Monseigneur présidait, donnant une tenue à la conversation, évitant avec habileté que les conteurs ne se livrent aux récits paillards dont la troupe est friande. Il rompait le pain avec douceur, comme à l'office, veillant à ce que chacun ait sa part de bien-être, de lumière, de vin et de sauce odorante.
Un brave cœur, sous une rude charpente, le sergent Massacré, prit la parole:
—Je suis un sanglier des Ardennes; bon pied, bon œil, et dix litres de vin ne me font pas reculer. Chacun a ses idées, ici-bas; mon rêve, à la descente des tranchées, c'est d'aller aux douches tout habillé. Ensuite, tu te mets au soleil pour te sécher, tu fumes ta pipe, tu regardes passer les ambulances, au loin, sur la route, et te voilà tout neuf. La vie est déjà bien assez compliquée; pourquoi l'embarrasser de théories inutiles? Les types qui m'abrutissent de phrases et de conseils, je leur réponds: «Cause à l'autre.»
Sans autre raison que d'être bruyant, un camarade se mit à chanter:
Un autre se remémora les beaux jours d'hôpital, où de jolies femmes lui offraient des oranges, des cigares et des confiseries. Quelles jolies fêtes les infirmières organisaient dans le jardin, sous les pommiers fleuris! Marthe Chenal y vint chanter autre chose que
C'était peut-être la Marseillaise!
La conversation devint générale; les quarts s'entre-choquaient avec un bruit d'armes, les bouchons volaient; à l'aide d'un poignard scintillant, un jeune grenadier découpait habilement le rôti. On but à la croix de guerre du cuisinier, on but à la paix, à la prochaine permission, à l'amour; on but pour le plaisir de boire, et les convives ne sentaient pas sur eux tomber la fraîcheur de la nuit.
Sans perdre rien de leur vibrante gaieté, les convives délaissèrent les propos futiles ou grossiers; le vin, au lieu que de troubler leur raison, l'aiguisait sans doute et la rendait clairvoyante. Chacun exposa sa conception de la guerre et ses motifs de colère à l'égard du civil.
Pour tous, l'âme du combattant est une énigme, et nul ne peut deviner le secret de la grande muette. Ce soir-là, pour elle seule, dans la zone inviolée du civil, l'armée fit entendre sa redoutable voix.
Monseigneur, orateur éloquent, oubliant sa douceur coutumière, établit un réquisitoire contre le civil. En mots simples, compris de tous, le prêtre s'associa au courroux unanime.
—Combien d'hommes, dit-il, qui parlaient d'humanité, négligeant les tendres leçons du seul maître que je reconnaisse, se montrèrent, en ces événements, des égoïstes? Combien ne partagèrent pas leur pain avec l'affamé? Combien se refusèrent à tendre une main charitable, quand l'émigré et l'orphelin imploraient d'eux un secours? La vertu de charité fut trop souvent l'apanage du soldat, le grand misérable de notre époque. Il en fut qui chassèrent au loin de leurs terres les familles errantes; il en fut qui abusèrent du malheureux et qui firent argent de sa pauvreté; ceux-là, civils notoires et respectés, seront bannis de la communion des hommes, parce qu'ils ne pratiquèrent pas la plus jolie des vertus chrétiennes.
Ces paroles eurent un écho irrité: Citoillien parla.
—Le propriétaire est demeuré le vautour; l'homme est toujours un loup pour l'homme. Des usiniers ont intensifié le travail des femmes, afin de rétribuer leur personnel à des tarifs inférieurs; une femme, n'est-ce pas une esclave taillable et corvéable à merci? On a spéculé sur le besoin de défense de la nation. Il nous fallait des armes et des munitions: on nous a vendu des grenades qui n'éclataient pas et des pistolets qui sautaient dans nos mains. Quand nous pataugions dans la boue d'Argonne ou de Champagne, des mercantis nous fabriquaient des semelles en carton-pâte. Le civil, avec notre peau, s'est fait de riches portefeuilles.
Gustave s'associa à ce concert imprécatoire. Don Juan des jours paisibles, il gardait rancune à celles qu'il avait adorées d'avoir été volages; il en voulait plus encore aux amants embusqués, aux financiers luxurieux, à la horde infâme de ces mâles qui, loin de la foudre et des vents, à la faveur de leur or victorieux, faisaient la conquête des femmes infidèles du soldat.
Massacré, dit «Cause à l'autre», se leva. Fermement, il exposa ses furieuses revendications:
—Il y a des tas de types qui sont venus se soulager sur notre fumier; on aurait dû leur fiche des coups de fourche. Nous sommes trop bons! Le civil nous endort avec ses histoires sympathiques: le poilu par-ci, le poilu par-là! Moi, je leur dis: «Cause à l'autre.» La première fois que je suis allé à Paris, je vis le métro arriver, j'ignorais qu'il repartait si vite, je ne me pressais pas. Coin!... Voilà la voiture qui repart. Je reste là, sur le quai, comme une andouille. Une autre voiture arrive, je saute dedans en bousculant une grosse dame. On m'injurie, on m'appelle voyou, moi, un sanglier des Ardennes, titulaire de quatre citations... Et ils appellent cela, les civils, avoir de l'affection pour le poilu!
Les buveurs communièrent dans le même courroux à l'égard de ceux qui, selon la parole du petit Breton qui mourut un soir dans les bras d'Un Tel, vivent de la guerre alors que les autres en crèvent. Le vent de la nuit emportait au loin leurs imprécations et peut-être dans les villes éblouissantes de lumières, auprès des tables fleuries où courtisanes et munitionnaires s'enivraient de champagnes étoilés, entendit-on la sourde menace venue des champs, des forêts et des plaines où toute une jeunesse armée attend le formidable retour.
POLLUX LE CHEVALIER DU CINÉMA
En temps de paix, Pollux inquiétait ses voisins par ses allures excentriques; son accoutrement lui valait l'estime des gamins. Une tête de clown sous un sombrero, des épaules roulantes de lutteur, un pantalon à larges carreaux blancs et noirs, tel il se présentait à la foule. Celle-ci le redoutait parce qu'il était fort et l'admirait pour son rôle social; n'était-il pas un roi de la cinématographie, un de ces hommes dont les pitreries s'inscrivent en lignes de lumière sur tous les écrans du monde et qui font rêver au delà des mers, de belles inconnues?
Certes, il n'avait pas le geste tendre et svelte d'un jeune premier, la beauté sombre de l'amant éconduit; ce joyeux camarade était grotesque et disloqué. En société, sa turbulence était recherchée. Nul comme lui ne rotait en cadence, rythmant de ses hoquets la plus sensible des romances, et c'est quand il lançait en l'air les bouteilles débouchées qu'il le fallait admirer; parfois, un consommateur se voyait éclaboussé de bière ou de champagne; ce sont là de petits incidents qui n'enlèvent rien au talent du jongleur.
Pollux était le prince de la cascade. Tomber d'un échafaudage et passer de la rude main d'un policier sous le jet d'eau de l'arroseur municipal forment les premiers éléments de la cascade. Nageur intrépide, l'habile cascadeur se jetait dans la Seine, remontait hâtivement sur le quai, roulait sous les roues d'un fiacre, se heurtait à la vitrine d'un antiquaire, entrait la tête la première dans un service en porcelaine, recevait quarante in-folio sur la nuque, le sourire et le cigare aux lèvres. Il animait de son jeu rapide et joyeux les plus invraisemblables des scénarios. Couvert de suie et de cirage, il devenait le roi vorace et redouté de quelque tribu nègre inconnue; roulé dans la farine, il se transformait en mitron qu'une femme déshonore; cinglant un cheval rapide, les bras liés à l'encolure, on eût dit un aventurier du Far West. Il incarna mille rôles et ce fut, au dire de ses pairs, dans celui d'un singe qu'il triompha.
Certains de ceux dont la mission est d'amuser la foule et de lui donner les plus imprévues, les plus troublantes des sensations, sont, au demeurant, de très paisibles bourgeois, menant une vie normale, exempte de perturbations et parfaitement équilibrée. Ils se dépouillent, au sortir de la scène, de leurs tourments et de leurs passions; ils quittent le pourpoint du guerrier, la robe du monsignor ou la sombre cape du traître pour n'être plus, loin de l'opérateur de prise de vues, que des pères de famille, de bons époux, fidèles à leur foyer, amis de la quiétude et du bien-être.
Pollux aimait le cinéma de toute son âme. En toute circonstance, il se croyait en scène, paradait, jouant un rôle éternel, avec des grimaces et des contorsions inouïes. Soulevant les chaises, les tables, les pianos, équilibriste paradoxal, il jouait avec les phrases et les meubles, ajoutant des gauloiseries brutales à ses exercices, hurlant des refrains idiots. Sa vie était une intéressante et pittoresque création; elle avait la fantaisie d'un film comique et donnait cette impression brillante et saccadée d'une projection lumineuse au cours de la nuit. Pollux était le chef de la bande des Pi-Ouit.
Ceux-ci, clowns intrépides, comiques anglais, gardant sous une morgue extérieure la plus fébrile des fantaisies, formaient une phalange de travailleurs acharnés de l'art cinématographique. Il y a une manière élégante de prendre, entre le pouce et l'index, une boule de billard; il y a une façon risible de tomber à terre en faisant un grand écart; on peut, avec esprit, fumer un cigare des deux bouts, telles étaient les savantes occupations de la bande des Pi-Ouit. Ces artistes, du plus moderne des arts, étaient des êtres particulièrement tourmentés; ils recherchaient, par des procédés nouveaux, à donner l'illusion du vrai dans le miraculeux, à dessiner les formes excessives de la joie et de la douleur, et leur jeu était une caricature. Au reste, leur physique se prêtait à la réalisation du comique; ils étaient d'une maigreur extrême. On eût dit, à les voir défiler, la pipe au bec et le canotier sur l'oreille, une combinaison d'angles.
Un petit monde de bonisseurs, de photographes, de coloristes, de danseurs et d'artistes gardaient à Pollux une affection vraie. En son art, n'est-il pas un maître incontesté? Le premier des Pi-Ouit était audacieux, il avait l'orgueil de ne point truquer ses acrobaties; il sautait, nageait et se faisait écraser en conscience, ce qui ne laissait pas que de le parer d'un juste laurier. Brutal, grossier, excentrique, Pollux n'en était pas moins, en un siècle vulgaire, un être chevaleresque. Quand il pliait ses jambes élastiques, afin de mieux bondir, ainsi que le scénario le lui imposait, loin d'un mari jaloux, par une fenêtre ouverte sur le vide, on eût dit qu'il allait, pareil au clown de Banville, «crever le plafond de toile» et rouler dans les lampes à arc qui sont, elles aussi, «des étoiles».
Equilibriste et poète, ce sont des vocations qui sympathisent, et rien ne s'oppose à ce qu'un clown ait une âme et des mœurs de rimeur. François Villon fut paillard et grand dépendeur d'andouilles; Pollux n'ignorait rien du vol à la tire et des plus viles luxures!
Le Chevalier du Cinéma eut une belle qui lui permit de devenir un grand premier en amour. La muse de la bande des Pi-Ouit, artiste habile et fêtée en sa jeunesse, prit avec la maturité une ampleur excessive. Elle avait une perruque oxygénée, des yeux rieurs et lumineux; elle savait tirer la langue à ravir, elle était espiègle et bedonnante, ce qui la faisait ressembler à quelque marmot grotesque et bariolé, fabriqué à Nuremberg par un artisan en délire.
La môme Citrouille triomphait à l'écran en femme-cocher, en concierge; elle était, quand elle interprétait les jeunes filles, joignant ses courtes mains sur son triple ventre, une caricature atroce de Claudine. Son apparition faisait naître un rire formidable. Pollux la soulevait avec aisance, la portait à bras tendus, la laissant retomber sur le sol, où elle rebondissait comme un ballon. Un jour, sous cette charpente burlesque, il sentit que battait une pulsation frêle et régulière; découverte inouïe: la môme Citrouille avait un cœur!
Pollux aima sa compagne sincèrement, mais il lui préférait encore son art; aussi s'amusait-il à exagérer les manifestations de sa tendresse; dans son inconscience, il ridiculisait la plus douce des traditions païennes, le geste universel et gracieux par excellence: le baiser sur les lèvres. C'était un couple dont l'extravagance suscitait, quotidiennement, des stupéfactions, des rires et des batailles; la foule les poursuivait de quolibets, les acclamait; parfois, le peuple est inconstant: des gouapes les injuriaient sans mesure, ce qui permettait à Pollux de faire une prompte et parfaite démonstration de boxe française accompagnée de sauts périlleux.
La guerre surprit le Chevalier du Cinéma en plein triomphe; certaines de ses créations avaient remporté un succès mondial. Les marchands de bœufs de l'Amérique du Sud, les nervis marseillais aux foulards coloriés, les petits nains ivoirés du Japon, les enfants rieurs de la Martinique, les obscurs paysans des campagnes mystiques où l'icône est vénérée, toutes les foules désireuses de voir un peu d'irréel et de mensonge parer leurs existences avaient suivi, avec une passion commune, les invraisemblables aventures, en douze parties, de «Pollux, roi des mines d'or», à qui de sinistres bandes veulent arracher la fortune et l'honneur. Le héros, ayant juré de garder le secret du filon d'or jadis découvert par des chercheurs obstinés et de le remettre à la reine des mines quand elle aurait vingt ans, gardait le plan sur son cœur; des traîtres, vainement, tentaient de le lui ravir; ne pouvant s'emparer du précieux talisman qui leur eût assuré la richesse, ils emprisonnaient la petite orpheline. Pollux, échappé miraculeusement à une dizaine d'explosions et de chutes vertigineuses, délivrait la douce jeune fille. Soudoyé par les bandits, le peuple des mineurs se révoltait; Pollux le réduisait au silence, après un combat magnifique où cinq cents cavaliers, qu'on eût dit descendus des fresques de Michel-Ange, traversaient au galop l'écran vingt fois de suite.
Un matin doux et frais, où le vent animait de sa caresse légère les roses des jardins, Pollux et sa gentille protégée s'épousaient; les mineurs jetaient des fleurs sous leurs pas heureux, tandis que le traître s'étranglait dans une maisonnette où, poursuivi par le remords et des cavaliers mystérieux, il croyait voir apparaître, invincibles et menaçantes, les ombres de ses victimes.
Il avait conquis la célébrité et le cœur des petites ouvrières de toutes les vastes cités du monde. Il délaissait la môme Citrouille, s'étant épris de la jeune Américaine aux yeux limpides qui interprétait, à ses côtés, avec une ingénuité délicieuse, l'héritière aux 500 millions.
Il n'était pas un faubourg usinier où l'image du chevalier Pollux, aux traits fortement accusés, ne se dessinât ostensiblement; elle fut recouverte par les affiches de la mobilisation; cette ombre s'évanouit dans la tragédie naissante; seuls, quelques portraits demeurèrent, sales et décolorés, sur des murailles de banlieue, attestant la valeur de toute gloire humaine.
La guerre fit de Pollux un soldat imprévu, peu discipliné, mais d'une élasticité surprenante, apte à toutes les besognes, prêt à tous les coups de main, Fregoli de la bataille, à la fois éclaireur, grenadier, homme de liaison, souvent heureux et toujours assoiffé.
Pollux se devait de se joindre à la bande vigoureuse des défenseurs de Calonne et des conquérants de 304; il suivit Un Tel dans toutes ses aventures; chose étrange, il ne se signala pas en des combats singuliers; il n'eut pas à son actif un fait d'armes exemplaire. Ce familier de la gloire semblait la délaisser; il se battait dans l'ombre, avec obstination, simplement, durement, comme les camarades, souffrant de l'hiver et des bourrasques, couvert de vermine et de terre.
Néanmoins, il eut son rôle dans le formidable mécanisme de la guerre; il soutint, à sa manière, le moral de ses camarades; il contribua à leur donner une âme égale et forte par sa verve endiablée. Les pirouettes dont il ornait ses discours valaient certes, aux yeux des soldats, en des saisons de particulière amertume, les plus fiévreux des encouragements.
Alors que les obus creusaient dans la tranchée de vastes entonnoirs, tandis que les escouades effrayées se terraient, Pollux, une cigarette aux lèvres, demeurait à son poste, avec forfanterie. N'avait-il pas encouru de plus redoutables périls au cours de sa vie cinématographique, quand il combattait dans un imaginaire Alaska contre de modestes figurants transformés en de féeriques chercheurs d'or?
Ainsi, cette transposition de l'irréel en son existence courante lui était une magnifique occasion de bonheur; il se croyait toujours devant l'objectif, prêt à inscrire sur la pellicule immortelle un geste héroïque.
Pollux avait le cœur et l'esprit d'un gavroche:
—Où tombent actuellement les obus? faisait demander le capitaine que le bombardement inquiétait.
Et l'infatigable farceur de répondre:
—Dis-lui qu'ils tombent par terre.
Pauvre clown! Il cachait une tristesse vraie et délicate sous les scintillements de sa joie. Las des amours faciles et grotesques qu'il avait connues, délaissant la «môme Citrouille» et ses tendresses de cirque, il rêvait de vivre un jour, dans le luxe et la fantaisie, auprès de l'Américaine ingénue qu'une jolie fiction lui avait fait épouser à l'écran. Elle s'appelait Mary; elle avait des poignets d'enfant, des mains fines et transparentes, un rire frais et chanteur comme de l'eau. Quand Pollux, l'arrachant à ses ravisseurs, la portait en ses bras, il la sentait trembler sur sa poitrine, comme une colombe.
Une nuit silencieuse, Un Tel et sa bande partirent en reconnaissance. Les hommes traversaient, en rampant, la forêt; Pollux les précédait, leur cherchant un chemin parmi la broussaille.
Il marchait fièrement, au clair de lune, inconscient du danger. N'était-il pas l'invincible roi des mines d'or, le Chevalier sans peur et sans reproche du Cinéma? Il ne songeait pas à l'adversaire qu'il pourrait rencontrer et qui l'abattrait; il ne voyait pas l'œil de feu des mitrailleuses qui le guettait dans l'ombre bleue; il ajoutait une nouvelle aventure à la série des films qui lui valurent sa renommée. Celle-ci, comme les autres, se terminerait par une pirouette, un sourire et des bravos. Ce fut, hélas! une pirouette sanglante!
De la gauche à la droite, subitement, une fusillade éclata. Les balles brisaient les branches, s'aplatissaient sur les cailloux et trouaient les arbres; les grenades s'ouvraient en gerbes sonores et flamboyantes; la reconnaissance se dispersa comme un vol de moineaux.
Un Tel, en s'enfuyant, entendit Pollux, blessé, qui criait en son délire:
—A moi, mes fidèles mineurs!
Le silence se fit entre les lignes. La nuit suivante, les camarades de Pollux sortirent, afin de retrouver son corps. Auprès d'une source, ils découvrirent une croix. Une main ennemie, un instant fraternelle, y avait écrit ces simples mots où ne se devinait pas le mystère de toute une vie:
«Ici repose un brave mort pour la France.»