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Une Confédération Orientale comme solution de la Question d'Orient (1905)

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The Project Gutenberg eBook of Une Confédération Orientale comme solution de la Question d'Orient (1905)

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Title: Une Confédération Orientale comme solution de la Question d'Orient (1905)

Author: Anonymous

Release date: January 18, 2006 [eBook #17543]

Language: French

Credits: Produced by Zoran Stefanovic, Mireille Harmelin and the
Online Distributed Proofreaders Europe at
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UNE CONFÉDÉRATION ORIENTALE COMME SOLUTION DE LA QUESTION D'ORIENT (1905) ***



1907



UNE CONFÉDÉRATION ORIENTALE
COMME SOLUTION DE LA QUESTION D'ORIENT



par

un Latin




«L'Italie s'est fondée sur le principe des nationalités;
elle peut en élever le drapeau de préférence à toute autre nation.»
J. NOVICOW (La Possibilité du bonheur).




AVANT-PROPOS



Le problème soulevé en Extrême-Orient par la présente guerre russo-japonaise ne saurait détourner complètement notre attention du vieux problème balkanique qui, depuis des siècles, préoccupe les nations européennes. Il faudrait des volumes pour en retracer les différentes phases et étudier les soulèvements successifs des peuples de la Péninsule contre la domination ottomane, et la fameuse question d'Orient, insoluble à première vue, reste, avec toutes ses menaces, à l'ordre du jour.

Or, dans les centaines d'ouvrages traitant spécialement de cette question ou s'y rapportant par certains côtés, nous n'avons trouvé que bien rarement, et indiquée en général de très sommaire façon, l'idée d'une solution pratique possible. Les projets de partage de la Turquie, si nombreux autrefois, sont devenus bien rares aujourd'hui et présentent l'inconvénient de rompre l'équilibre européen en favorisant telle ou telle grande puissance. On se borne donc à souhaiter platoniquement que les peuples chrétiens puissent se développer librement, ce qui est impossible dans l'état actuel des choses, en raison du régime turc et des rivalités de race. On déclare que, si désirable soit-elle, la création d'une confédération balkanique reste pour le moment dans le domaine des utopies. On parle de toutes sortes de jeux d'alliances, sans croire à leur possibilité ou à leur durée et sans rechercher une combinaison réalisable.

Il semble bien qu'il serait temps d'envisager en elle-même cette question d'Orient posée depuis des siècles, qui est une des plaies de l'Europe et qui a provoqué depuis cinquante ans deux grandes guerres européennes. Jusqu'ici, en effet, on n'a envisagé, en Orient, que l'intérêt de quelques grandes puissances, et l'on a surtout parlé du «concert européen» et de «l'intégrité de l'Empire ottoman».

Ne devrait-on pas mettre un terme à d'incessantes agitations? Souvent elles ont failli provoquer des conflits européens, et elles menacent de s'aggraver davantage en raison des efforts que font les races chrétiennes pour élargir leur territoire aux dépens d'abord du Turc et ensuite de leurs voisins chrétiens. Penser à une solution équitable du problème balkanique est d'autant plus urgent que les réformes imposées à la Turquie par les puissances ne sauraient remédier à une situation que l'on s'accorde unanimement à trouver déplorable.

Il s'en faut de beaucoup que ces réformes, partielles et locales, soient de nature à assurer à l'Etat turc une succession d'années exemptes de ces secousses violentes qui menacent à tout moment de précipiter l'inévitable catastrophe; tout au plus constituent-elles un palliatif, qui pourra prolonger pour un certain temps l'agonie du régime ottoman.

Étant donné que la situation actuelle ne saurait plus se prolonger longtemps sans que, d'une part la Russie, d'autre part l'Autriche (et derrière elle l'Allemagne) n'exercent leur poussée progressive, celle-ci vers Salonique, celle-là vers Constantinople, ce qui ne s'obtiendrait probablement pas sans mettre en feu toute la péninsule balkanique,--aux hommes d'État appelés à fixer les destinées de l'Orient européen, comme aux personnes qui examinent la question en dehors de toute arrière-pensée favorable à l'une des grandes puissances, nous dirons ceci:

Le présent travail a pour objet de mettre en évidence une opinion toute personnelle concernant une solution possible du problème oriental. Notre idée peut sembler hardie au premier abord, mais elle nous paraît être la seule capable de mettre fin à une situation grosse de périls dans le présent et dans l'avenir.

Tout projet de confédération ou de pacification--nous n'en exceptons pas celui-ci--parviendra difficilement, lentement dans tous les cas, à réaliser quelque chose de concret, de positif; mais si notre travail, sans même provoquer une tentative d'exécution immédiate, fait germer dans l'esprit de quelques hommes d'État l'idée d'une confédération telle que nous croyons devoir la préconiser, nous estimerons que nos efforts n'ont pas été perdus.

Les peuples chrétiens d'Orient, au lieu de s'épuiser en luttes vaines pour tâcher de s'absorber les uns les autres, pourraient en effet, au prix de mutuelles concessions, vivre en fraternelle intelligence et concourir à une oeuvre commune de rénovation politique et économique. Il est certain que pour réagir contre l'instinct qui les entraîne vers une politique d'expansion et de suprématie, pour sacrifier au sentiment d'équité et à l'intérêt de la pacification une part de leur idéal national, les peuples ont besoin d'un effort sur eux-mêmes plus grand et plus noble que l'ardeur naturelle qui les pousse à se combattre.

Mais, comme l'a dit, il n'y a pas longtemps, un homme politique français: «L'humanité serait vraiment maudite si, pour faire preuve de courage, elle était condamnée à tuer perpétuellement[1].»

[Note 1: J. JAURÈS, «Discours prononcé à la distribution des prix du lycée d'Albi,» 30 juillet 1903.]




CHAPITRE PREMIER

COUP D'OEIL SUR LA SITUATION DE L'EMPIRE OTTOMAN

RIVALITÉS INTERNATIONALES.--IMPUISSANCE DE LA TURQUIE.--OBSTACLES À L'APPLICATION DES RÉFORMES.


Devant le spectacle des conflits sanglants qui bouleversent à nouveau la péninsule balkanique et qui sont arrivés à leur paroxysme en 1903, on est unanime à reconnaître l'impossibilité de relever l'autorité de la Turquie--ce «turban vide» comme disait Lamartine en 1840--dans les régions européennes encore soumises à sa domination.

Les Turcs se sont établis en Europe à une époque où les peuples orientaux, désunis, en état de décadence, méritaient de subir un maître; mais un empire fondé par la violence est fatalement destiné à disparaître le jour où il ne possède plus la force nécessaire pour primer le droit. Depuis qu'ils furent chassés par Sobiesky de sous les murs de Vienne, les Turcs ont perdu sans cesse du terrain, et nous assistons à la dernière phase de la lutte, en Europe, entre la chrétienté et l'islamisme.

La Turquie s'est toujours montrée impuissante à absorber les nationalités chrétiennes auxquelles elle s'est superposée, et aujourd'hui, l'autorité hamidienne, tour à tour débile et violente, ne peut plus retenir sous le joug les peuples opprimés depuis des siècles.

C'est en vain que, depuis soixante ans, la Porte a emprunté à la civilisation européenne quelques-unes de ses lois, quelques-uns de ses procédés administratifs. En 1839, le hatti-chérif de Gul-Hané, ou loi du Tanzimat, décrétait bien en principe l'égalité devant la loi de tous les sujets de la Porte, sans distinction de religion; mais il ne fut jamais appliqué et laissa la condition des chrétiens sans amélioration.

En établissant, en 1839 et en 1856, les bases d'un droit public ottoman; en promulguant successivement des codes et des règlements, la Turquie avait manifesté son intention de se réformer radicalement; mais les idées libérales et généreuses s'implantent difficilement dans des esprits d'un conservatisme traditionnel et intransigeant, gardant une conception arrêtée du rôle de l'État et des moeurs administratives spéciales.

Les vues politiques des Jeunes-Turcs, alors même que ceux-ci auraient toujours des convictions sincères résistant à l'appât d'une haute fonction ou d'une grasse sinécure, sont forcément erronées, elles aussi; car toute organisation sociale turque ne saurait être basée que sur l'islamisme, tandis que le droit civil européen, que voudraient imiter ces novateurs, découle essentiellement de la doctrine chrétienne.

D'ailleurs, avec le plus évident bon vouloir, avec les concessions les plus étendues, la contradiction des intérêts en présence et--il faut bien le dire à la décharge de la responsabilité ottomane--les intrigues perpétuelles des grandes puissances à Constantinople, ne permettraient pas aux autorités turques l'accomplissement d'un programme de réformes. Celui-ci leur est demandé avec la conviction qu'elles sont incapables de l'exécuter et l'espoir que leur impuissance donnera prétexte à intervenir plus directement.

Depuis le traité de Vienne et dans toutes les négociations qui ont clôturé les phases les plus importantes de la question d'Orient, (Paix d'Andrinople, 1829; Traité de Paris, 1856; Traités de San-Stefano et de Berlin, 1878), les diplomates se sont toujours appliqués à résoudre cette question dans le sens de leurs intérêts respectifs, ne se souciant guère, la plupart du temps, des légitimes aspirations des peuples au nom desquels ils étaient entrés en mouvement.

De telle sorte, la question d'Orient a été envisagée comme une affaire de succession ouverte, d'héritage revendiqué par certaines grandes puissances: on peut dire que, jusqu'ici, elle a été plutôt une question d'Occident.

Au cours de ces dernières années, la lutte sourde qui dure depuis des siècles s'est circonscrite plus spécialement entre quatre grandes puissances: l'Allemagne, la Russie, l'Autriche et l'Italie.

L'Allemagne considère que son domaine colonial est tout à fait insuffisant pour sa force d'expansion. Poussée par le Drang nach Osten, à l'aide du Zollverein,--ou, pour employer une expression plus récente, de «l'association économique de l'Europe centrale» qui cache des arrière-pensées politiques,--elle cherche à parvenir jusqu'à l'Adriatique et à Trieste. Les pangermanistes ne se gênent point pour déclarer que ce port, qui est la porte commerciale naturelle ouverte sur l'Orient et le canal de Suez, est absolument indispensable à la prospérité future de l'empire agrandi, et qu'il le faudra conquérir au prix de n'importe quels sacrifices; ils ajoutent que Pola doit devenir un grand port militaire pour la flotte allemande.

Déjà, en 1818, M. de Metternich avait eu l'idée de faire entrer la ville de Trieste dans la Confédération germanique dont l'Autriche avait la présidence. Le projet n'aboutit pas, car l'acte final du Congrès de Vienne, qui stipulait expressément tous les territoires compris dans la Confédération, ne mentionnait ni Trieste ni les possessions italiennes de la maison de Habsbourg. Cette idée fut reprise par le gouvernement autrichien en 1849, et l'opposition catégorique de la France, de l'Angleterre et de la Russie empêcha seule que toute l'Europe centrale ne tombât dès lors dans le domaine économique allemand.

On peut se rendre compte de l'influence écrasante que l'Allemagne aurait sur la péninsule balkanique si les idées des pangermanistes se réalisaient. En attendant, nous voyons avec quelle habileté, profitant de l'antagonisme traditionnel de l'Angleterre et de la Russie, l'Empire allemand a su se créer à Constantinople une situation absolument prépondérante par le chemin de fer de Bagdad.

Grâce à ce chemin de fer, dans la construction duquel l'Allemagne a placé d'importants capitaux, l'Anatolie et la Mésopotamie vont être ouvertes au commerce universel.

La ligne Berlin-Constantza-Constantinople-Bagdad-Bassora a un très grand avenir, car elle constituera le chemin le plus court de l'Europe septentrionale vers les Indes. La plupart des voyageurs pour les Indes et le golfe Persique la préféreront au trajet de la mer Rouge et elle bénéficiera sans doute aussi du transport de beaucoup de marchandises d'un poids relativement faible. Les Allemands projettent ainsi d'assurer à leur activité industrielle et commerciale de vastes débouchés et la meilleure part du trafic avec l'Asie Mineure, l'Asie centrale et les Indes.

Dans les Alldeutsche Blätter du 8 décembre 1895, nous trouvons exposées ainsi les vues pangermaniques sur l'empire asiatique des Turcs: «L'intérêt allemand demande que la Turquie d'Asie au moins soit placée sous le protectorat allemand, et le plus avantageux serait pour nous l'acquisition en propre de la Mésopotamie et de la Syrie, et d'autre part l'obtention du protectorat de l'Asie Mineure.»

Notre opinion est que ces désirs sont irréalisables. Une Allemagne qui barrerait l'Europe du nord au sud, de la Baltique à la Méditerranée, et qui s'étendrait même en Asie Mineure, serait trop puissante pour supposer que les autres nations européennes lui permettent une telle expansion.

Voyons maintenant si la politique panslaviste a plus de chances de se réaliser un jour.

La Russie suit actuellement une politique indécise; la guerre d'Extrême-Orient prend des proportions que sa diplomatie n'a pas su prévoir et l'oblige à concentrer son maximum d'efforts contre le Japon et la Chine, ce qui amoindrira certainement, pour un temps donné, son influence à Constantinople. L'Empire des tsars, qui est à cheval sur deux parties du monde, poursuit, en effet, le double but de s'assurer des débouchés sur la Méditerranée et sur le golfe de Petchili. C'est la reconnaissance d'une loi historique d'après laquelle les États maritimes ont seuls atteint, dès la plus haute antiquité, le comble de la prospérité et de la puissance.

Les Russes ont toujours convoité la possession de la péninsule balkanique. Pierre le Grand, comprenant l'importance qu'aurait pour son empire la possession du Bosphore et des Dardanelles, rêvait déjà d'étendre sa domination sur Constantinople, considérée comme la clef des mers. Sa politique fut suivie par Catherine II et demeura traditionnelle pour tous les souverains qui lui ont succédé et dont l'idéal fut la réalisation de ce qu'on est convenu d'appeler «le testament de Pierre le Grand».

Partant de là, de tout temps la Russie a cherché à susciter des difficultés à l'Empire turc, en poussant les petits peuples balkaniques à secouer le joug ottoman. C'est ainsi qu'elle procéda avec les Grecs pendant la révolution de 1821, puis avec les Serbes, les Bosniaques, les Herzégoviniens et les Bulgares, en faveur desquels elle intervint au nom de la chrétienté, quand elle entreprit la mémorable guerre de 1877-78, clôturée par les traités de San-Stefano et de Berlin. En vertu du premier de ces traités, la Turquie avait été morcelée au seul avantage du slavisme, ou pour tout dire du tsarisme, et elle risquait d'être bientôt effacée de la carte d'Europe. L'attitude résolue de l'Angleterre en antagonisme avec la Russie fit restituer au sultan une partie des possessions qui allaient lui être enlevées, non sans le laisser en butte, autant que par le passé, aux révoltes et aux perpétuelles menaces ayant pour motif ou pour prétexte les questions du droit des nationalités, de l'autonomie macédonienne et des réformes.

Aujourd'hui, la politique panslaviste, en partie paralysée, cherche à gagner du temps et se voit obligée de se mettre momentanément d'accord avec la politique pangermaniste par l'entente austro-russe de 1898,--les puissances européennes ayant reconnu à l'Autriche et à la Russie des «intérêts supérieurs» dans la péninsule balkanique et leur laissant le soin de poursuivre en Turquie le rétablissement de l'ordre et l'application des réformes, sous condition de maintenir le statu quo.

Il est probable, toutefois, que la Russie encourage secrètement une alliance entre les trois États slaves de la Péninsule (Bulgarie, Serbie et Monténégro), et que l'Autriche s'efforcera d'opérer un nouveau rapprochement entre la Roumanie et la Grèce. Au surplus, il ne doit faire de doute pour personne que si ces deux empires arrivaient un jour à se partager la péninsule balkanique, ce ne serait jamais d'une façon pacifique et durable[2].

[Note 2: L'entente austro-russe laisse entrevoir comme un vague dessein de partager en sphères territoriales d'influence la péninsule balkanique, la Russie se réservant la partie orientale et abandonnant la partie occidentale à l'Autriche-Hongrie.]

Le gouvernement austro-hongrois profitera évidemment des embarras de la Russie pour accentuer son propre rôle; il en faut voir une première preuve dans les crédits considérables qu'il vient de demander aux Délégations pour l'armée et la marine.

Après Sadowa, comme compensation de la défaite qu'il lui avait infligée, Bismarck poussa l'Autriche vers l'Orient et l'opposa à la politique d'expansion panslavisme en lui ouvrant des perspectives sur l'Adriatique.

Seule parmi les grands États européens, l'Autriche-Hongrie n'a pas de colonies; aussi convoite-t-elle la péninsule balkanique, comme son véritable terrain d'expansion[3]. Grâce à de gros sacrifices, cette puissance s'est fortement établie en Bosnie et en Herzégovine, où l'administration de feu Kallay a tendu à préparer son oeuvre de pénétration vers le Sud. Elle cherche, sous l'impulsion du Drang nach dem Mittelmeer, à étendre son influence vers l'Archipel et considère la possession de certaines provinces comme une question pour ainsi dire vitale. Elle espère utiliser la ligne qui reliera bientôt Vienne à Salonique, pour affirmer sa domination, économique d'abord, politique ensuite, sur l'Albanie et la Macédoine. Les progrès, surtout en Albanie, de ses émissaires, de ses consuls, secondés par ses prêtres catholiques, troublent singulièrement les combinaisons des petits États des Balkans, qui comprennent bien qu'il leur faudra se défendre contre une rivale redoutable.

[Note 3: La Wiener allgemeine Zeitung disait, il y a quelques années, à propos des affaires d'Extrême-Orient: «L'Autriche, ayant rendu sa part de services à la civilisation par l'occupation de la Bosnie-Herzégovine, peut se dispenser de concourir au règlement de la question chinoise.»]

L'Autriche, craignant en effet qu'une alliance des trois peuples slaves-balkaniques ne lui ferme la route du Sud, s'est fait reconnaître au Congrès de Berlin le droit d'occuper l'ancien sandjak de Novi-Bazar, entre la Serbie et le Monténégro; elle s'y comporte comme chez elle, y construit des fortifications et des chemins stratégiques, et, par la ligne ferrée qui fonctionnera dans un délai assez rapproché entre Sérajévo et Mitrovitza, elle séparera le Monténégro de la Serbie et barrera à celle-ci la route de l'Adriatique.

Ce tronçon, qui se raccordera, à Mitrovitza, en Macédoine, avec la ligne déjà existante Mitrovitza-Salonique[4], aura ce grand avantage pour la monarchie dualiste de déboucher directement de Bosnie sur le territoire ottoman et de prendre à revers l'Albanie[5].

[Note 4: Cette dernière ligne relève de la haute direction financière de la Deutsche Bank de Berlin.]

[Note 5: Le tracé, long de 250 kilomètres, suit, en partant de Sérajévo, la vallée du Lim, passe à Gorasde, puis à Plevje et Prielopje dans l'ancien sandjak de Novibazar, pour aboutir à Mitrovitza en territoire turc.]

Toutefois l'Italie, très attentive aux progrès de son alliée dans la Péninsule, ne pourra permettre, sous peine de se voir enlever la prééminence sur l'Adriatique, que l'Autriche-Hongrie établisse sa suprématie en Albanie. Le gouvernement de Rome est décidé à y défendre sa sphère d'intérêts. Les Italiens ne peuvent oublier que la mer Adriatique s'appelait, aux quinzième et seizième siècles, il golfo di Venezia ou même «il Golfo» tout court, et qu'au Congrès de Berlin il avait été déjà question de leur laisser occuper l'Albanie, comme compensation du magnifique territoire livré à l'Autriche en Bosnie-Herzégovine.

La ligne qui fonctionnera directement entre Vienne et Salonique inquiète surtout l'Italie, qui craint de voir détourner le trafic de la malle des Indes de Brindisi, où elle passe depuis 1871. La nouvelle voie (Ostende, l'Allemagne, l'Autriche et la Bosnie) raccourcirait en effet d'une quinzaine d'heures le trajet entre Londres et Port-Saïd. Cette concurrence éventuelle, inquiétante pour les intérêts français et italiens, appelle donc comme réponse la ligne de l'Adriatique au Danube, qui intéresserait également la Russie et les peuples balkaniques.

Cette dernière ligne partirait de Cladova en Serbie, sur le Danube (au-dessous des Portes de Fer), passerait par Nisch (Serbie), Prischtina, Ipek (Turquie), Podgoritza (Monténégro), pour aboutir à Scutari d'Albanie; de là, une voie d'intérêt monténégrin rejoindrait Antivari (Monténégro) et un second embranchement aboutirait sur le territoire ottoman à Médua. La longueur totale de cette ligne ne dépasserait guère 500 kilomètres; elle permettrait à l'Italie d'entrer en communication directe avec la Serbie, la Roumanie et la Russie, sans recourir aux lignes austro-hongroises, et de contrebalancer les avantages que la monarchie dualiste retirera bientôt du chemin de fer de Salonique. Une autre ligne, que nous conseillerons comme intéressant au premier chef l'Italie et les pays balkaniques du sud, serait celle qui partirait de Vallona en Albanie, pour rejoindre à Monastir la ligne unissant cette dernière ville à Salonique et à Constantinople.

La voie de Bosnie à Salonique ne servira, en effet, que les intérêts de l'Allemagne et de l'Autriche. La Vieille Serbie subit déjà la tutelle autrichienne et l'Albanie est menacée du même sort. Ainsi, après avoir échappé au danger de l'invasion moscovite, les peuples d'Orient seraient menacés de tomber au rang de satellites économiques et peut-être politiques de la plus grande Allemagne!

L'Autriche-Hongrie occupe les côtes dalmates jusqu'à la frontière monténégrine; si elle possédait de plus Durazzo et Vallona, en face de Brindisi et d'Otrante, cela constituerait une menace intolérable pour l'Italie, qui devrait renoncer pour longtemps à voir ses ports de Venise et de Bari dans une situation florissante.

Aussi Rome ne néglige-t-elle rien afin d'être prête à toute éventualité; et, d'autre part, l'importance des crédits militaires et maritimes récemment approuvés par les Délégations, à Vienne, serait de nature à faire croire que l'Autriche-Hongrie envisage, parmi les obstacles qui pourraient lui barrer la route de Salonique, non seulement les peuples slaves balkaniques, mais peut-être encore son actuelle alliée latine.

Et il ne s'agit pas pour celle-ci d'un caprice ou d'un besoin nouvellement senti: déjà, dans ses discours, le grand Cavour avait souvent témoigné de tout l'intérêt qu'il attachait à la question d'Orient et en particulier à la question adriatique.

Comme l'a fort bien dit M. Charles Loiseau, dans son remarquable ouvrage intitulé l'Équilibre adriatique: «La seule affinité géographique convie à un rapprochement Italiens et «Balkaniens». La rareté de leurs relations commerciales est une offense à la nature qui les unit par un mince bras de mer. Leur intérêt commun est manifestement de disputer à l'Autriche-Hongrie la route de Salonique.»

«Il importe à la Serbie, au Monténégro, même à la Bulgarie, que le gouvernement de Rome fasse sentir son influence de l'autre côté du canal d'Otrante. Et réciproquement, il importe à l'Italie que, par leur poids spécifique, ces petits États contribuent à l'équilibre albano-macédonien.»

On voit donc qu'il existe de nombreux points noirs à l'horizon du côté des grandes puissances, soit alliées, soit temporairement associées dans un but de réformes à établir. Il n'y a pas longtemps que les menées et les soulèvements bulgares, l'anarchie et la terreur répandue par les fameux comitadjis, ont failli compromettre le classique équilibre européen et provoquer des complications internationales. Et voici qu'un comité macédonien-hellène vient de se constituer en Grèce pour lutter, en Macédoine, contre cette terreur révolutionnaire répandue par les Bulgares et venger tous les meurtres de Grecs dans ces régions. On ne calomnie peut-être pas ce nouveau comité en lui prêtant d'autres visées; dans tous les cas, composé lui-même d'éléments révolutionnaires, il ne saurait faire de l'ordre avec du désordre.

C'est le mouvement slave et les représailles turques, qui en furent la conséquence, qui ont précisément remis sur le tapis la question d'Orient.

Cette fois, la Russie et l'Autriche-Hongrie, en tant que mandataires de l'Europe, ont réussi à réaliser un des points principaux du programme de Murszteg: une gendarmerie internationale a été créée. Des officiers étrangers, de nationalités diverses, ayant à leur tête le général italien De Georgis, déploient une activité très méritoire qui ne peut manquer de donner quelques résultats favorables[6]. Il va sans dire que la Turquie n'accepte qu'à son corps défendant ce contrôle européen qui l'atteint dans son autorité souveraine, son prestige et même sa sécurité; mais elle cède devant l'insistance particulièrement menaçante de l'Autriche-Hongrie.

[Note 6: L'action de la gendarmerie européenne en Macédoine a été répartie en cinq secteurs: les Autrichiens sont à Uskub, les Italiens à Monastir, les Anglais à Kavala, les Français à Serrès et les Russes à Salonique.]

Cette réforme aboutira-t-elle complètement, et les petits États intéressés à se partager le domaine européen des Turcs laisseront-ils ceux-ci, en les supposant même sincères, persévérer dans la voie des réformes? Nous ne le croyons pas.

Car, à l'imitation et à l'incitation de certaines grandes puissances, les États balkaniques gravitent, de leur côté, autour de la politique de conquête, chacun mettant des bornes, dans le présent, à son idéal particulier, avec l'espoir de le réaliser plus complètement dans l'avenir. Il faudra donc que cette question soit une fois tranchée, et l'on serait peut-être déjà entré dans cette voie, si les événements d'Extrême-Orient n'avaient concouru au maintien de l'équilibre oriental européen, en appelant l'Empire moscovite sur les champs de bataille de la Mandchourie et en enlevant l'espoir de son intervention à certains éléments turbulents des Balkans.

Mais si les Bulgares ont cherché pour l'instant à améliorer leurs rapports avec la Turquie, il n'en est pas moins vrai que la liquidation de l'Empire ottoman en Europe sera reprise aussitôt que les événements le permettront. On sait sur quel ton menaçant le comte Goluchowski, dans son dernier discours aux Délégations, s'est exprimé à l'adresse de la Turquie, pour le cas où les réformes ne seraient pas strictement appliquées. Or celle-ci ne saurait appliquer des réformes sérieuses et devenir un État dans l'acception occidentale du terme, sans renverser les bases mêmes de sa constitution monarchique absolue.

Si, aujourd'hui, de grands États comme l'Autriche-Hongrie conservent péniblement leur équilibre à la suite du réveil des nationalités, comment espérer que les chrétiens de Turquie, opprimés depuis cinq siècles, puissent vivre en harmonie et coopérer à une oeuvre de régénération avec les Turcs, dont les éloigne une haine nationale et religieuse?

Rien ne pourra donc adoucir les rapports entre Turcs et chrétiens; de nombreux mouvements révolutionnaires, à commencer par ceux de 1821 et de 1854, puis de 1876, et enfin les récents soulèvements bulgares, en sont la preuve.

C'est une chimère de croire que «l'homme malade» pourrait entrer en convalescence; que la Turquie pourrait s'établir sur de nouvelles bases politiques, attirer les peuples chrétiens comme des satellites dans l'orbite de son système de gouvernement, et appeler tous ses sujets à une existence de liberté et de fraternité. Comment concilier ces idées avec la doctrine mahométane, qui creuse un abîme entre les «croyants» et les infidèles? Ne sont-elles pas en opposition formelle avec la conception de l'État ottoman, qui découle des principes mêmes du Koran?

La Turquie a promis des réformes avant 1896, en 1878 et en 1888, sans jamais tenir parole, soit qu'elle ne voulut point les opérer, soit aussi qu'elle fut sourdement contrecarrée dans ses efforts par telle ou telle nation balkanique. Certains États sont, en effet, intéressés à prolonger, sur des points donnés du territoire ottoman, un état d'anarchie pour en tirer parti en vue soit de leurs intérêts particuliers du moment, soit de leurs ambitions respectives d'avenir.

Il faut bien l'avouer, la Turquie fut toujours médiocrement guidée dans la bonne voie par les puissances européennes, qui, tout en admettant en principe que la Sublime-Porte participât aux avantages du droit européen (Traité de Paris, 1856), maintinrent en fait sur son territoire le régime des capitulations, régime qui leur assurait d'énormes avantages en Turquie et leur fournissait prétexte à des chicanes de toutes sortes.

En résumé, nous persistons à croire que malgré le très sérieux effort tenté par la gendarmerie internationale en Macédoine, un plan de réformes, dans la véritable acception du mot, ne pourra jamais être appliqué dans l'ensemble de l'Empire, dont l'organisation ne comporte pas un esprit de suite suffisant.




CHAPITRE II

LES «ROUMIS» CONSIDÉRÉS DANS LEUR ENSEMBLE



Nous venons d'esquisser à larges traits les intérêts particuliers, contradictoires d'ailleurs, de celles des grandes puissances qui, en raison de leur situation géographique, se croient plus particulièrement appelées à bénéficier de la liquidation de l'Empire ottoman en Europe. Nous allons résumer maintenant l'origine, l'état actuel et l'idéal politique des éléments chrétiens qui peuplent la péninsule balkanique et qui, malgré la diversité apparente des races,--diversité basée souvent sur la langue plutôt que sur l'origine véritable,--offrent tant de points de ressemblance par le sang, la religion, le passé historique, les traditions et les moeurs, tant de souvenirs communs, tant de communes aspirations.

Dans le dernier volume des Mélanges historiques et religieux[7] de Renan, nous trouvons un passage saisissant qui va venir à l'appui de notre thèse:

«Au-dessus de la langue et de la race; au-dessus même de la géographie, des frontières naturelles, des divisions résultant de la différence des croyances religieuses et des cultes; au-dessus des questions de dynastie, il y a quelque chose que nous plaçons: c'est le respect de l'homme envisagé comme un être moral; en un mot, la véritable base d'une nation, avant la langue, avant la race, c'est le consentement des populations, c'est leur volonté de continuer (ou de commencer) à vivre ensemble... C'est qu'une nation, c'est avant tout une âme, un esprit, une famille spirituelle, résultant pour le passé de souvenirs communs, de gloires communes, quelquefois aussi de deuils communs, car le deuil rassemble les coeurs autant que la gloire,... et pour le présent (c'est là un critérium d'une évidence absolue), du consentement des populations.»

[Note 7: Paris, Calmann Lévy, 1904.]

Ce consentement, les nationalités chrétiennes des Balkans le refusent définitivement aux Turcs; mais peuvent-elles du moins se l'accorder réciproquement, sous réserve d'une condition supérieure effaçant ce qui divise pour ne laisser subsister que ce qui unit? Si nous en doutions, et si la condition supérieure ne nous apparaissait pas clairement, nous nous bornerions comme tant d'autres à des voeux stériles: tel n'est pas l'objet de ce travail.

En ce qui concerne les questions ethnographiques de la Péninsule,--et, cela soit dit en passant, si l'ethnographie est cause d'innombrables erreurs dans l'étude du passé, son application aux choses de notre temps est autrement dangereuse,--on a pu constater que les solutions présentées dépendent le plus souvent de la nationalité ou des sympathies avérées des polémistes. Quant aux Turcs, ils ont englobé sous le nom de roumis[8] les divers peuples chrétiens soumis à leur domination, tous appartenant au rite orthodoxe, qu'ils relèvent du patriarcat grec de Constantinople, des évéchés serbes d'Uskub et de Prissrend, ou de l'exarchat bulgare, depuis que cette dernière nationalité a constitué à part son Église, que le synode oecuménique considère arbitrairement comme schismatique.

[Note 8: Après la conquête de Constantinople, les vainqueurs, fiers d'avoir détruit l'empire romain, appelèrent les chrétiens subjugués romei, ou plus simplement, roumi.]

Nous ne prétendons ni entrer dans des détails de statistique, ni discuter les polémiques acharnées qui se sont déchaînées entre écrivains allemands, slaves, hongrois et roumains, au sujet de la permanence des éléments issus des colonies romaines dans la Dacie trajane et la péninsule balkanique. Aussi bien que pour les races germaniques et slaves du nord, par exemple, il est bien difficile d'établir exactement la véritable origine ethnique des peuples classifiés aujourd'hui comme Slaves, Grecs, etc.[9].

[Note 9: «Nulle part la nationalité n'est unique... La France, l'État le plus national de l'Europe après l'Italie, renferme elle-même des éléments hétérogènes, les Bretons et les Basques. L'Empire allemand a des Polonais, des Vendes, des Danois et des Français.» (BLÜNTSHLI, la Politique.)]

Les populations du massif des Balkans et du Pinde se sont plus ou moins mélangées, et si l'on compare anthropologiquement bon nombre des habitants dits Grecs, Roumains ou Slaves de la Macédoine et de l'Épire, on est bien porté à croire qu'ils formaient à l'origine un même peuple, dont, par la suite, les éléments se seraient ici grécisés, là roumanisés, ailleurs slavisés.

Et une frontière politique n'embarrasse pas cette théorie. Si anciennement la péninsule hellénique était occupée par une ou plusieurs races venues de la Méditerranée, il est permis de soutenir que les ancêtres des sujets du roi Georges furent originaires, en majeure partie du moins, des Balkans et surtout du Pinde. De telle sorte, c'est le rameau qui voudrait passer pour le tronc.

La classification des peuples est généralement basée sur la langue qu'ils parlent. Cette règle souffre exception; dans tous les cas, elle ne saurait être appliquée à certaines parties de la Macédoine et de l'Épire[10]. Il ne faut pas oublier, en effet, que la langue grecque étant devenue d'un usage presque universel en Orient pour l'enseignement religieux et scolaire aussi bien que pour les relations commerciales, cette circonstance n'implique pas du tout que les différentes nationalités aient renoncé à leurs idiomes particuliers; parfois, au contraire, elles les ont jalousement conservés à travers les siècles.

[Note 10: Aujourd'hui, pas plus la Macédoine que l'Albanie et l'Épire ne sont des expressions géographiques officielles, car la première de ces provinces est comprise dans les vilayets de Salonique, de Monastir et d'Uskub, et la seconde dans les vilayets de Scutari, de Janina, de Monastir et d'Uskub.]

Qu'on nous permette de citer un exemple pris au delà du Danube, celui des anciennes principautés de Valachie et de Moldavie. Anciennement, le slavon y était employé depuis un temps immémorial comme langue du culte et de l'administration, absolument comme le latin chez les peuples occidentaux du moyen âge. Vers le quinzième siècle, les moines grecs ou hellénisés commencèrent à se substituer dans ces principautés aux représentants du slavisme, de telle sorte que, favorisée par les princes phanariotes envoyés par la Porte, la culture grecque fleurit dans les principautés jusqu'au moment où le mouvement de renaissance latine l'en bannit à son tour. Mais la culture grecque, comme antérieurement la culture slave, n'avait pas réussi à étouffer le sentiment national chez les ancêtres des Roumains actuels et à leur faire oublier leur langue néo-latine: pris en masse, ils n'avaient pas plus compris le slavon, puis le grec, que, de nos jours, la plupart des Macédo-Roumains ne comprennent cette dernière langue; dans tous les cas, aucune des femmes de ceux-ci n'y est initiée.

De même, l'équivoque résultant, dans le Pinde, de la confusion établie entre la religion et la culture grecque, d'une part, et le sentiment national de race, d'autre part, ne saurait servir de base au classement ethnique dans ces régions. Les descendants des légionnaires romains ont su conserver, depuis les jours de Paul-Émile et à travers les effroyables tourmentes de deux millénaires, la conscience de leur origine, et il n'y a peut-être pas, dans l'histoire des peuples, un second exemple d'une telle vitalité de race. Ce n'est pas d'ailleurs la seule nationalité que la tutelle religieuse du patriarcat grec ait été impuissante à convertir à l'hellénisme, sans parler des Bulgares de Macédoine qui s'en sont affranchis violemment.

C'est dans l'intérêt même d'une solution pacifique du problème oriental, et sans parti pris pour ou contre l'une des races chrétiennes de la Péninsule, que nous avons cru devoir fournir ces explications succinctes concernant les populations roumaines d'au delà du Danube. L'Occident connaît moins, en effet, cet élément latin, malgré son importance en Macédoine comme intelligence, comme richesse, et même comme nombre[11].

[Note 11: La Macédoine s'est sensiblement dépeuplée depuis les tristes événements de ces dernières années, et ne compte guère plus de 1,800,000 habitants, chiffre qui se décompose approximativement de la façon suivante:

          300,000 Turcs.
          375,000 Roumains.
          200,000 Albanais musulmans.
          100,000 Albanais chrétiens.
          450,000 Bulgares.
            50,000 Serbes.
          250,000 Grecs
          100,000 Israélites.]

Il serait pourtant d'une absolue impossibilité d'arriver à une entente comprenant le royaume de Roumanie--bien qu'État extra-balkanique, sauf pour la Dobroudja--comme à un démembrement éventuel de la Turquie d'Europe, sans tenir compte de ce facteur important.

Il est bon de rappeler que le gouvernement ottoman, bien avant d'admettre, dans la commission des réformes, un délégué «valaque» comme représentant d'un élément distinct,--un point sur lequel nous reviendrons,--a formellement reconnu aux Roumains de l'Empire l'indépendance religieuse, synonyme en Turquie d'individualité de race, et cela malgré l'énergique opposition du patriarcat grec de Constantinople.

Le patriarcat, en vertu d'une tradition ou plutôt d'une usurpation séculaire, tend à confondre l'orthodoxisme avec l'hellénisme dans l'ouest et le sud de la péninsule balkanique, et redoute, après l'hégémonie religieuse des Bulgares, celle des Roumains de Turquie, et vraisemblablement plus tard celle des Albanais du rite oriental. Notons en passant, ou plutôt répétons, puisque nous l'avons dit à propos de l'exarchat bulgare, que la volonté de ces différentes races de posséder une Église propre, indépendante du patriarcat, ne constitue pas en réalité un schisme, du moment qu'elles restent fidèles à tous les dogmes de l'orthodoxie.

La propagande grecque en Macédoine est entrée ces temps derniers dans une phase de violence dangereuse, depuis qu'effrayée par les progrès de la cause roumaine, elle semble vouloir imiter les procédés d'intimidation des comitadjis bulgares[12]. Si cette attitude continuait à être ouvertement soutenue par les ministres de l'Église patriarcale, elle constituerait un réel danger pour la paix en Macédoine et ne ferait sans doute que le jeu de l'Autriche-Hongrie, toute prête à faire avancer ses régiments de Novibazar pour venir rétablir l'ordre, au cas où l'Europe craindrait d'abandonner ce soin aux troupes impériales ottomanes.

[Note 12: Les collisions que l'on a signalées tout dernièrement dans diverses localités et notamment à Monastir, se sont d'ailleurs produites entre Roumains dits grécomanes ou hellénisés, fermement attachés à l'Église grecque représentée par le Patriarcat, et Roumains que l'on pourrait appeler latinisants, c'est-à-dire qui recherchent avant tout, dans l'institution de communautés et d'églises roumaines, la conservation de leur individualité ethnique.]

Les panhellénistes sauraient-ils oublier--et ce souvenir devrait les incliner à l'équité--que les Roumains du Pinde et les Albanais, les premiers surtout, furent longtemps les plus fermes soutiens de l'hellénisme, et que l'un des précurseurs de la révolution grecque, le poète Rigas, Roumain de Thessalie, ne confondait pas dans ses chants les diverses races balkaniques, lorsqu'il s'écriait:

          Bulgares et Albanais, Serbes et Roumains,
          Épirotes et insulaires, d'un même élan
          Tirez le sabre pour la liberté;
          L'Hellade vous appelle et vous tend les bras!

Bulgares, Roumains, Serbes, Albanais et Grecs, telles sont précisément les nationalités épiro-macédoniennes que nous allons maintenant examiner avec quelque détail. À la classification établie, voici cent ans et plus, par le barde très averti de l'émancipation hellénique, nous n'aurons à ajouter, pour être complet, que les Monténégrins.




CHAPITRE III

LES BULGARES



La principauté de Bulgarie fut créée sur des bases assez équitables par le traité de Berlin; mais ses habitants n'ont jamais pu oublier que le traité de San-Stefano leur assignait un territoire s'étendant du Danube à l'Archipel et englobant la Macédoine et une partie de la Thrace. Aussi, pour arriver à regagner les frontières que voulait d'abord leur assurer la Russie et dont les priva le veto de l'Europe, les Bulgares ont-ils déployé une énergie, une audace révolutionnaire susceptibles de provoquer les plus grandes complications, si l'Autriche-Hongrie et la Russie, en tant que puissances mandataires, n'avaient assumé la charge d'enrayer leur action en Macédoine par l'application, si laborieuse, si décevante d'ailleurs, d'un programme de réformes.

Au point de vue historique, les prétentions des Bulgares à s'étendre seuls vers le sud ne sont pas plus légitimes que les prétentions des Grecs à s'étendre seuls vers le nord, puisque les territoires convoités par les uns et par les autres ont une population qui n'est en majorité ni slave ni hellénique. Dans tous les cas, les Bulgares ne sauraient invoquer le droit historique, puisque ce peuple, en partie composé d'éléments touraniens et finnois slavifiés, est le dernier venu de tous dans la péninsule balkanique, où il trouva, au sixième siècle, l'élément roumain, dont il subit l'influence civilisatrice et avec lequel il vécut en bonne intelligence.

Du septième au douzième siècle, l'histoire des Bulgares se confond avec celle des Roumains du sud; sous la dynastie des Assanides, l'Empire roumano-bulgare fait plus d'une fois trembler sur leur trône les maîtres de Byzance, qu'il s'agisse de l'Empire grec ou de l'éphémère Empire latin.

De 1185 à 1260, cet État roumano-bulgare arrive au point culminant de sa puissance sous l'impulsion de deux frères, Roumains d'origine, dont nous aurons à reparler; il gravit peu à peu les terrasses du Pinde, et Jean Assan II, en 1230, voit sa domination s'étendre du Danube jusqu'à Larissa.

Les Bulgares invoquent ces conquêtes comme base de leurs prétentions sur la Macédoine; mais en faisant même abstraction du droit historique, que nous leur refusons, l'occupation de ces vastes territoires par la petite principauté déchaînerait de perpétuelles hostilités entre les races.

La disparition des Assanides entraîna la dislocation de leur empire. Les Bulgares tombèrent, en 1390, sous le joug des Ottomans et supportèrent avec une remarquable résignation, pendant des siècles, une domination arbitraire et rapace.

Ce peuple de paysans, uniquement adonné à l'agriculture, se plia au silence de la servitude jusqu'au moment où un ferment de liberté éveilla chez lui des sentiments de révolte et des aspirations vers un meilleur état social.

D'autre part, le courant panslaviste se manifestait dans le grand empire du Nord dès 1780. Un ouvrage historique sur les Slovéno-Bulgares, publié par Païsie, un moine bulgare du mont Athos, faisait grand bruit en Russie; Venelin, Aprilov et leurs disciples imprimaient au slavisme une énergique impulsion. Mais, comme tous les autres peuples chrétiens soumis aux Turcs, les Bulgares subirent surtout l'influence de la révolution grecque de 1821, cette fille posthume de la Révolution française, et qui la première déchira le pacte de la Sainte-Alliance. Préparée depuis vingt-cinq ans dans les principautés roumaines, l'indépendance hellénique, dont d'autres que des Grecs furent les facteurs dominants, fit naître chez tous les raïas l'espoir de la liberté.

Pourtant les Bulgares furent les plus lents à prendre conscience de leur nationalité, et ce n'est pas avant 1840 qu'ils reçurent des encouragements de l'Occident, quand les écrits de Cyprien Robert les firent enfin connaître à l'Europe.

L'émancipation ecclésiastique étant, en Orient, le prologue de l'émancipation politique,--par le fait que le Synode oecuménique est dans la main des Turcs, quand il n'agit pas sournoisement comme agent du panhellénisme,--les Bulgares, soutenus par la diplomatie russe, réclamèrent, dès 1857, leur Église autonome. Ils ne réussirent point tout d'abord à l'obtenir, en raison du veto opposé par le patriarcat de Constantinople, sur la base moins de privilèges formels que lui aurait reconnus le conquérant de Byzance, que d'une tradition séculaire abusive. Irrités par cette résistance, les nationalistes, malgré les efforts des autorités ottomanes pour enrayer le courant, redoublèrent d'ardeur, usant de la presse, des brochures et de toutes les autres formes de la propagande.

Enfin, menaçant d'une révolution si l'on n'accédait à leur voeu, et malgré la résistance désespérée du Synode oecuménique, les Bulgares finirent par obtenir une juridiction spirituelle particulière, sous le nom d'exarchat. Le firman de 1870, constitutif de cet exarchat, fut à la fois la base de l'Église bulgare et le point de départ du développement politique de ce peuple. Le patriarcat recourut au moyen suprême, l'excommunication, et déclara schismatique l'exarchat bulgare, ce qui d'ailleurs n'entrava en rien l'existence de celui-ci.

Cependant, après cette concession de principe de la part des autorités turques, le haut clergé grec intrigua de telle façon que la reconnaissance par bérat fut refusée par la Porte aux évêchés bulgares. D'autre part, l'administration ottomane persévérait dans ses procédés vexatoires; aussi les comités panslavistes de Moscou, qui encourageaient la rébellion, trouvèrent-ils un terrain favorable. C'est alors, après quelques soulèvements réprimés par des massacres barbares, que le peuple bulgare implora l'aide de la Russie et s'adressa à l'Europe, en réclamant son autonomie et un gouvernement national garanti par les puissances.

La guerre de 1877 sortit de là. On sait comment le succès des armes russes et roumaines amena l'indépendance de la Bulgarie.

La nouvelle principauté devait avoir un prince élu par le peuple et confirmé par la Porte avec le consentement des puissances. Une assemblée nationale fut chargée de rédiger la constitution sous la surveillance d'un gouvernement provisoire russe, contrôlé par les représentants de l'Europe.

Depuis, grâce aux efforts patriotiques de ses hommes d'État, la Bulgarie sut s'affranchir des influences étrangères et elle poursuivit sans répit l'absorption de la Roumélie Orientale. Cette province, de par le traité de Berlin, était soumise à un régime bâtard: elle devait être administrée par un gouverneur chrétien, désigné pour cinq ans par le sultan avec l'approbation des puissances; une commission européenne devait régler l'organisation de la province, l'administrer provisoirement d'accord avec la Porte et déterminer les attributions du gouverneur général; le maintien de l'ordre était confié à une gendarmerie indigène, assistée de milices communales. Cette situation hybride offrait quelque analogie avec celle de la Macédoine de 1904, et l'exemple n'est pas à recommander.

En effet, l'action nationale bulgare, nullement satisfaite de ces concessions, aboutit à la révolution de 1885, qui annexa la Roumélie Orientale à la principauté. Pour préparer cette révolution, on avait recouru à peu près aux procédés employés actuellement en Macédoine. Un comité secret s'était formé à Sofia, dont faisaient partie des personnages importants et qui mit en oeuvre les agents de propagande, la presse, les publications à l'usage du dedans et du dehors, jusqu'au jour où la révolution souleva toute la province et amena l'établissement d'un gouvernement provisoire qui décréta une levée en masse et proclama l'annexion à la Bulgarie.

Par leur action audacieuse mais longuement préméditée, les Bulgares avaient donc déchiré le traité de Berlin et remis en vigueur partiellement, en ce qui les concernait, les dispositions du traité de San-Stefano qui créaient une grande Bulgarie. La Turquie recula devant une guerre avec la Bulgarie. Déjà la Macédoine se trouvait en pleine effervescence pour obtenir au moins les réformes prévues par le traité de Berlin et qui étaient restées lettre morte; de son côté, la Grèce s'agitait, tandis que les plaies profondes qu'avait laissées à l'Empire ottoman la guerre de 1877 n'étaient pas encore bien cicatrisées. Tout espoir de reprendre la Roumélie Orientale lui semblant vain, la Turquie se résigna à signer, en 1886, l'arrangement qui conférait le titre de gouverneur de cette province au prince Alexandre, lequel reconnaissait en échange la suzeraineté de la Turquie.

La note communiquée à cette occasion aux grandes puissances fut accueillie avec peu de bienveillance. La Russie notamment, froissée par les velléités d'indépendance du prince de Bulgarie, qui peu à peu s'éloignait de Saint-Pétersbourg, fit des réserves, sous prétexte que les intérêts de la Serbie et de la Grèce étaient lésés, et elle exigea quelques changements qui furent consentis.

Cette méfiance générale était justifiée, puisque de cet agrandissement de la Bulgarie sortit la guerre avec la Serbie, qui devait avoir pour résultat indirect l'abdication des deux princes, le vainqueur et le vaincu. Non moins légitime fut la mauvaise humeur du tsar, par le fait que les hommes d'État de Sofia accentuèrent bientôt une politique consistant, d'une part, à s'affranchir de plus en plus de l'influence russe; d'autre part, à tourner tous leurs efforts vers la réussite des aspirations nationales en Macédoine.

Pour combattre l'hellénisme encore dominant, ils fondèrent dans les centres les plus importants des écoles secondaires et commerciales, et presque dans tous les villages où était représenté l'élément slave, même serbe, des écoles primaires pour les deux sexes. Le clergé prêta son concours au corps didactique pour travailler à la réalisation d'un programme nettement établi. Dans la région d'Ochrida, où nombre de villages slaves étaient restés sous l'influence du patriarcat oecuménique, les propagandistes répandaient les livres religieux en langue bulgare pour détacher leurs congénères de l'Église grecque.

Le mouvement avait changé d'allure; secret au début, pour ne pas réveiller l'indolence des Turcs, tant que les Bulgares furent faibles et désunis, il s'accentuait à mesure que la majorité des fidèles de cette race acceptait la juridiction ecclésiastique de l'exarchat. L'obtention des bérats épiscopaux pour les centres les plus importants de la Macédoine contribua grandement à cet essor.

À Ochrida[13], le siège métropolitain étant devenu vacant, un métropolite fut nommé pour administrer les Églises rattachées à l'exarchat, lesquelles, petit à petit, attirèrent tous les chrétiens de cette région dans la sphère des communautés religieuses bulgares.

[Note 13: Dès l'introduction du christianisme, alors que la péninsule balkanique était encore couverte de populations romaines ou romanisées, un patriarcat avait existé à Ochrida. Un patriarcat serbe fut également érigé à Ipek dans le premier quart du treizième siècle. Le patriarcat grec et le Phanar, travaillant à l'hellénisation de toutes les populations chrétiennes, obtinrent en 1667, sous le sultan Mustapha III, la suppression de ces deux sièges religieux autonomes, dont les querelles de suprématie avec le patriarcat de Constantinople furent particulièrement vives au sixième et au septième siècles.]

Stambouloff avait déjà réussi à obtenir de la Porte deux bérats pour les sièges d'Ochrida et d'Uskub: toute la Macédoine du nord subit donc aujourd'hui l'influence ecclésiastique et culturale bulgare. Des évêchés dépendant de l'exarchat sont établis à Monastir, à Ochrida, à Velès, à Uskub, à Nevrecop, à Dibra et à Strumnitza; très peu d'éléments bulgares ont conservé leurs sympathies pour l'hellénisme et gardé un lien spirituel avec le patriarcat. La lutte d'influence entre les deux Églises donna lieu naturellement à de fréquentes mésintelligences et à de graves conflits, les Bulgares cherchant systématiquement à s'affermir sur tous les terrains, en vue de l'annexion future de la Macédoine.

Il ne faut pourtant pas exagérer la part d'influence afférente à l'Église et à l'école. C'était trop peu pour secouer l'apathie de paysans mêlés à des populations turques et albanaises. Au contraire, les comités révolutionnaires, étendant partout leurs ramifications, avec le prêtre, l'instituteur et un ou deux notables pour noyau, surent exercer une vigoureuse pression sur les indécis, en même temps que les comitadjis[14] châtiaient les réfractaires. De telle façon, en une dizaine d'années, le fanatisme qui provoque les actes les plus téméraires fut inculqué aux plus molles, aux plus passives populations.

[Note 14: Ils sont dirigés et soldés par le «Comité des Insurgés de Macédoine et d'Andrinople», dont les membres les plus militants sont Boris Sarafow et Damian Groujew.]

Beaucoup de ces Macédo-Bulgares, réfugiés dans la principauté, sont arrivés à y occuper de hautes fonctions civiles et militaires; comme de raison, ils compatissent aux souffrances de leurs frères de Turquie; car, il faut bien insister là-dessus, plus que tout autre, l'élément bulgare a souffert du régime arbitraire ottoman, et cela par le fait même des occupations agricoles de ses membres qui leur ont valu d'être ravalés à la condition de serfs des beys musulmans.

À la longue, cet état d'oppression et de misère, habilement exploité, devait engendrer les instincts de révolte dont les comités mentionnés plus haut ont si bien tiré parti. À l'envi, le maître d'école bulgare et son élève sont devenus les agents les plus actifs de la révolution dans les villages de Thrace et de Macédoine, s'appliquant à exciter contre les Turcs les sentiments de haine qui ont abouti à l'organisation de bandes d'insurgés, aux attentats de Salonique, aux massacres de Kroushévo, à la destruction des récoltes, à l'incendie de nombreux villages soit musulmans, soit bulgares; en un mot, à toute l'horreur des révoltes furieuses et des sanglantes répressions.

On peut clairement comprendre que, chez les Bulgares, toute demande d'autonomie pour la Macédoine cache le désir de voir, après une période troublée, l'annexion à leur principauté de cette province où les éléments appartenant à leur race sont nombreux et par endroits assez compacts. Une puissante considération économique vient encore à l'appui de cette politique nationaliste: il est certain qu'en s'étendant vers le sud, la Bulgarie s'approprierait le port de Salonique, qui serait pour elle une décisive garantie de prospérité.

Mais une autonomie macédonienne au profit de leur race, telle que la désirent les Bulgares,--sous l'autorité nominale de la Turquie, pour marquer une étape, avant la pleine réalisation de leurs aspirations,--peut être considérée comme une dangereuse velléité. La réaliserait-on jamais sur le papier, qu'en fait les musulmans ne sauraient consentir de plein gré à abandonner leurs fonctions et à voir s'établir une ère d'égalité entre eux et les Bulgares.

Il faudrait la force des armes pour amener un tel résultat, essentiellement précaire, puisque la perspective de l'hégémonie bulgare ne saurait satisfaire les autres populations, lesquelles sont individuellement en minorité vis-à-vis de l'élément favorisé, mais forment, réunies, une majorité contre lui. C'est pourquoi la formule «la Macédoine aux Macédoniens» restera vaine, tant qu'on ne lui apportera pas un correctif barrant toutes les ambitions ethniques des voisins.

Contre la solution hypocrite que préconisent actuellement les Bulgares pour procéder ensuite comme avec la Roumélie Orientale, rappelons que, même dans ses possessions européennes les plus éloignées, comme la Bosnie, l'Herzégovine et la Crète, la Turquie ne peut se résoudre à l'application des réformes; elle considérerait donc comme un suicide l'autonomie macédonienne sous l'autorité nominale du sultan. Elle usera jusqu'au bout de ses moyens dilatoires habituels, elle qui toujours a su se résoudre à perdre des provinces plutôt que de les réformer; car si l'esprit de sa politique était susceptible de s'assimiler les principes de la civilisation occidentale, elle eût procédé elle-même, avec honneur et profit, à une évolution politico-sociale accomplie sans secousses, en dehors de toute intervention étrangère.

Même à présent que les prétentions des puissances sont si limitées, ne voit-on pas quelles difficultés rencontre l'exécution de ce programme tracé par la Russie et l'Autriche-Hongrie en tant que mandataires de l'Europe? L'organisation d'une gendarmerie dirigée par des officiers étrangers, malgré tous les efforts méritoires de ceux-ci, rencontre à elle seule de tels obstacles, qu'on ne sait s'il ne faudra pas bientôt recourir à cette intervention plus énergique que laissait prévoir récemment le comte Goluchowsky.

La présence des Turcs nous paraît donc rendre insoluble le problème de l'autonomie de la Macédoine. Quant à une annexion plus ou moins différée de la Macédoine à la Bulgarie, même si ce rêve caressé par les Bulgares pouvait se réaliser, il se produirait entre la race dominante et ses rivales d'interminables conflits qui, sous une autre forme, rouvriraient la question balkanique avec plus d'acuité peut-être, car du moins l'état actuel est considéré par tous comme provisoire et laisse la porte ouverte à toutes les espérances.

Admettons que le système qui a réussi aux Bulgares pour la Roumélie orientale leur réussisse encore pour la Macédoine; que les procédés turcs, exactions, assassinats, incendies, jettent toutes les races désespérées dans les bras du panbulgarisme, dont la propagande par le fait revêt d'ailleurs des formes aussi horribles. Pourrait-on conclure de ce début--car, après avoir taillé, il s'agirait de coudre--qu'un État de quatre millions d'habitants saurait s'imposer à toutes les nationalités éparses sur le territoire macédonien, qui, de la première à la dernière, avec les mêmes droits, aspirent à une existence politique propre, à un développement national individuel?

Et chacune de ces nationalités macédoniennes n'a-t-elle pas un appui extérieur, au même titre que l'élément bulgare impuissant à les absorber et qui seul verrait ses voeux comblés?

Peut-on croire que la Grèce, qui étend ses visées jusque sur Constantinople; qui, depuis des siècles, nourrit un idéal panhellénique; qui a dans son jeu l'influence restée considérable du patriarcat; qui impose encore sa langue par le culte, l'école et le négoce, consentira à se voir barrer tout avenir, sans recourir contre les Bulgares aux moyens révolutionnaires qu'elle a d'ailleurs trop bien enseignés à ceux-ci? La Serbie elle-même, quoique atteinte d'une moindre mégalomanie, resterait-elle impassible? Mais elle étouffe dans ses limites actuelles et aspire à s'ouvrir une fenêtre sur la mer Égée, depuis que la domination autrichienne en Bosnie et en Herzégovine lui interdit l'espoir d'arriver à l'Adriatique. La Roumanie, de son côté, ne saurait s'accommoder, pour des raisons qui apparaîtront clairement au chapitre suivant, d'un agrandissement aussi considérable de la Bulgarie, même au prix de certaines compensations. Nous ne saurions mettre en ligne les intérêts des Turcs immigrés; mais il faut bien parler des Albanais, puisqu'ils sont autochtones. Les uns et les autres, accoutumés depuis des siècles à considérer les Bulgares comme des serfs attachés à la glèbe pour leur plus grand profit, verseraient leur sang jusqu'à la dernière goutte plutôt que de se soumettre débonnairement à celui des peuples chrétiens qu'ils ont le plus opprimé parce qu'il le considéraient comme inférieur à tous les autres.

Donc une Grande Bulgarie rencontrerait l'hostilité absolue d'abord de la majorité des populations qu'elle voudrait dominer, puis des petits États voisins ayant des affinités de race avec ces populations sur lesquelles ils exercent une sorte de protectorat moral.

Conviendrait-elle mieux, sans parler des autres, aux deux grandes puissances qui ont assumé le mandat de rétablir l'ordre dans la Péninsule? Il est possible que la Russie elle-même, payée pour connaître les Bulgares, ne s'en accommode pas. Quant à l'Autriche, qui y a pris pour devise «diviser pour régner», son attitude ne laisse pas de doute.

Il y a au surplus en Macédoine un petit parti d'autonomistes, également opposés aux prétentions de la Bulgarie et à celles de la Grèce, également méfiants vis-à-vis de la Russie et de l'Autriche. Il lui manque encore le point d'appui qui rendrait sa conception viable; mais ce parti est bien celui de l'avenir, sous la condition qui fait l'objet même de cette étude, excluant aussi bien l'absorption par l'Autriche que le péril panslaviste, comme elle écarterait, pour les petits peuples balkano-danubiens, la menace d'une rupture d'équilibre.




CHAPITRE IV

LES ROUMAINS DU SUD



Nous les désignerons ainsi,--car ils se nomment eux-mêmes Roumains ou Aromâni, la phonétique de leur dialecte latin comportant l'emploi de la voyelle A devant le R initial,--et non sous les sobriquets plus ou moins malveillants de Tzintzari et de Koutzo-Valaques[15], que leur attribuent les peuples voisins.

[Note 15: Koutzo-Valaques, d'après l'étymologie turque, signifierait d'ailleurs, non Valaques boiteux, mais Petits-Valaques (Kiuciuk-Vlah) ou Roumains de l'Épire, par opposition aux Grands-Valaques de Thessalie.]

Les Roumains de Turquie ont peu fait parler d'eux jusqu'ici dans les sphères diplomatiques et dans la presse occidentale, et si même ils ont attiré l'attention au cours de ces dernières années, c'est à cause de la question des réformes. Ils sont pourtant dignes de toute la sympathie de l'Europe, tant par leur origine, leur passé, leurs incontestables qualités morales et intellectuelles, que par leur attitude sérieuse et calme au milieu de tous les événements dont l'Orient est le théâtre.

Nous avons déclaré plus haut que nous ne discuterions pas les controverses historiques susceptibles de nous entraîner hors du cadre de cette étude politique, dont une solution aussi équitable que possible du problème oriental est l'unique objet. Toutefois, nous croyons utile de rappeler à larges traits comment cet élément latin s'est établi et a subsisté dans la péninsule balkanique.

Les premières guerres apportées par Rome en Macédoine remontent à 211-215 avant Jésus-Christ. Elles finirent, en 197, par la défaite du roi Philippe. L'action de Paul-Emile est plus connue; elle aboutit à la dépossession du roi Persée et à la proclamation de la Macédoine comme province romaine. Beaucoup de villes furent détruites et Tite-Live nous apprend que de nombreux colons italiques furent envoyés repeupler le territoire conquis. Des tentatives de révolte furent réprimées et peu à peu les légions soumirent le pays jusqu'au Danube.

Un mouvement parallèle devait se produire au nord du fleuve. En 106 après Jésus-Christ, quand l'empereur Trajan incorpora la Dacie à l'Empire, les Romains des deux rives se donnèrent la main, et non seulement le vaincu accepta la loi du vainqueur et sa civilisation, mais l'élément latin y devint prépondérant comme population.

Cet état de choses dura jusqu'à l'an 270, quand, cédant à la poussée des Barbares, l'empereur Aurélien ramena au sud du Danube, en Moesie, les légions et une partie des populations latines, qui se retirèrent progressivement jusqu'au Pinde, où les attiraient, avec la sécurité des montagnes, d'autres éléments de même race qu'elles y trouvaient déjà établis.

Ces Latins du sud du Danube, d'où proviennent indubitablement les Macédo-Roumains de nos jours, ont constitué la florissante province dite Dacie aurélienne et peuplé la majeure partie de la Thrace et de la Macédoine. Un petit groupe, refoulé vers l'ouest par les invasions, s'est aussi conservé sur les rives de l'Adriatique: ce sont les Istro-Roumains.

Les chroniqueurs byzantins font souvent mention des Valaques (Vlahi) enrôlés dans les armées impériales. Théophanès écrit qu'en 579 des soldats opérant en Thrace furent pris de panique en entendant un muletier crier à un autre: Torna, torna, fratre! croyant que c'était un signal de sauve-qui-peut. Théophilacte confirme cette expression en la traduisant par ritorna au lieu de torna. Quoi qu'il en soit de l'anecdote, elle prouve que les Roumains existaient dès cette époque, et qu'on ne peut leur méconnaître un droit de priorité dans certaines régions des Balkans.

Vers 670, nous trouvons, dans la Dobroudja et la Bulgarie actuelles, Asparuch, qui combine, avec le concours des Roumains, un plan d'attaque contre Byzance déjà frappée de décadence. Son successeur Terbélius, toujours s'appuyant sur des Roumains, avance vers le sud jusqu'à l'Hémus. En 706, les Roumano-Bulgares, dont nous avons déjà parlé, s'établissent autour des Balkans et leur roi Siméon envahit, en 893, la Macédoine, l'Épire et la Thessalie, que Nicéphore Phocas reprend à Pierre, fils de Siméon. La page la plus glorieuse de la race roumaine dans la Péninsule fut écrite au temps de la dynastie assanide. Deux frères roumains, Pierre et Assan, possédaient de ces immenses troupeaux qui formaient déjà, comme ils le sont demeurés jusqu'à nos jours pour les populations pastorales valaques ou macédo-roumaines, la principale source de richesse de la contrée. Byzance voulut leur imposer une dîme; ils refusèrent de la payer et, se mettant à la tête des Roumains et des Bulgares, ils envahirent l'Hemus (Balkan) et la Macédoine; de sorte qu'en 1188 toute la région située entre le Danube, les Balkans, le Rhodope et la Macédoine se trouvait en leur possession. Cette dynastie guerrière devint la terreur de l'Empire. Les deux frères aînés furent tour à tour assassinés; un puîné, Joanice, leur succéda, et sa renommée parvint jusqu'au pape Innocent III, qui s'efforça de l'amener dans le giron de l'Église de Rome, en lui rappelant, «ce qui flattait l'amour-propre de Joanice,» dit le chroniqueur, «qu'il était issu d'une souche romaine[16].»

[Note 16: «Il importe à ta gloire temporelle comme à ton salut éternel que tu sois Romain aussi bien par la conduite que tu l'es par l'extraction, et que le peuple de ton pays, qui se dit descendu du sang romain, suive les institutions de l'Église romaine, pour montrer, même dans le culte divin, qu'il conserve les moeurs de ses ancêtres.» (Lettre d'Innocent III à Joanice, roi des Roumano-Bulgares.)]

Joanice éleva très haut l'honneur de ses armes. En 1205, il fit prisonnier et mit à mort Baudouin de Flandre et se rendit redoutable sous le titre d'empereur que lui reconnurent ses contemporains. Il tomba à son tour victime d'un assassin. Nous ne suivrons pas ses successeurs; ce que nous avons voulu établir, c'est que l'empire roumano-bulgare s'étendait du Danube à l'Adriatique, par conséquent dans toutes les régions, Macédoine, Albanie et Épire, où les Roumains se sont perpétués.

Cet empire s'étant dissous, une partie de ses éléments roumains abandonna la plaine et s'établit dans la région montagneuse où nous la trouvons aujourd'hui en masses compactes, s'adonnant plus particulièrement à la vie pastorale et laissant l'agriculture aux Slaves.

Au moment de la conquête turque, les chroniqueurs signalent, dans la Thessalie et une partie de l'Épire, une Grande-Valachie (Blaqui la Grant, Megalo-Vlahia), qu'on a appelée aussi Grande-Roumanie, et, dans l'Épire, l'Étolie et l'Acarnanie, une Valachie supérieure, l'Ano-Vlahia des Grecs. Les Roumains peuplent encore presque exclusivement les deux versants du Pinde.

Dans les poèmes nationaux grecs, les princes de Thessalie étaient nommés «rois des Roumains». D'autre part, les despotes d'Épire s'intitulaient aussi «princes des Roumains (Valaques)». Les Serbes appellent encore de nos jours l'Albanie du sud «la Vieille Vlaquie» (Stari Vlah).

Après 1454, ces Roumains du sud, organisés en petits voévodats ou capitanats dans leurs montagnes, eurent moins que les autres nationalités à souffrir de l'invasion musulmane qui brisa l'Empire byzantin. Seuls, avec les Albanais, ils réussirent à conserver une demi-indépendance ayant pour base une autonomie communale complète. Il existe encore, dans des villes comme Metzovo (Aminciu en roumain), Perivole, etc., des firmans qui établissent clairement les droits de ce peuple roumain, réclamé tantôt par les Grecs, tantôt par les Bulgares, lesquels ont un égal intérêt à en réduire l'importance.

Ces montagnards guerriers, qui se faisaient volontiers heiduques, n'ont jamais permis qu'on violât leurs privilèges, et s'ils reconnurent la suprématie des sultans, ils n'en continuèrent pas moins à s'administrer par leurs Conseils de sagesse et leurs capitanats. Ils défendaient leur territoire et empêchaient même les Turcs d'y passer sans leur consentement préalable, en leur imposant parfois la condition de déferrer leurs chevaux. Comme l'a fort bien reconnu Pouqueville, ce peuple, resté indépendant de fait, fut placé sous la suzeraineté des sultanes Validé et n'eut qu'à leur payer une redevance annuelle, hommage consenti et non tribut de servitude, sans avoir à craindre l'ingérence du fisc ottoman. Aujourd'hui encore, les maires élus répartissent l'impôt, que l'agent financier vient simplement recevoir une fois l'an.

En 1525, le sultan Soliman II institua quinze capitanats, composés de Roumains, pour la défense du territoire contre toute invasion étrangère. Les hommes soumis au service militaire étaient exempts de toute contribution. Grâce à cette indépendance, les groupes macédo-roumains ont subi sans être entamés les vicissitudes des siècles. Imbus de sentiments d'honneur et de liberté, de moeurs très pures, ils ont conservé intact, dans les montagnes les plus inaccessibles, le trésor de leur nationalité. Le Byzantin Nicitas Chroniatès constatait déjà que leurs positions étaient très difficiles à attaquer. Pendant ce temps, les Bulgares et les Grecs des basses régions supportaient toutes les conséquences de la conquête musulmane et devenaient des sortes d'ilotes des beys turcs et albanais.

En dehors de l'élevage des troupeaux, les populations roumaines, si industrieuses et dont Kanitz a constaté les aptitudes extraordinaires pour l'architecture et les travaux d'art, se sont spécialement adonnées au négoce. Dans tout l'Orient se répandirent des représentants de cette race active, intelligente et économe, dont beaucoup réalisèrent d'énormes fortunes et détiennent encore une bonne partie du commerce dans les pays appartenant à la Turquie. Nous les retrouvons en Roumanie, en Serbie, en Grèce, en Bulgarie, à Budapest, à Vienne même. Ces négociants, qui introduisirent en Italie, vers le dix-huitième siècle, une espèce de vêtement appelé «capa», fondèrent des comptoirs à Naples, à Livourne, à Gênes, en Sardaigne, en Sicile, jusqu'à Malte et à Cadix; d'autres s'établirent à Venise, à Trente, à Ancône, à Raguse.

Comme nombre, les Roumains du sud, disséminés à travers la Turquie d'Europe, peuvent être évalués à plus d'un million, sans compter les 200,000 établis au nord de la Thessalie, cédée à la Grèce, malgré leurs protestations, en 1881[17], et des groupes moins nombreux disséminés dans l'Attique, le Péloponèse et certaines iles de l'Archipel. Ils comptent aussi pour plus de 200,000 en Bulgarie et en Serbie. Pour ne rien omettre, nous signalerons, dans la région de Méglénie, au sud de la Macédoine, la petite ville de Nanta, dont la population latine a embrassé l'islamisme, en conservant toutefois son individualité, puisque ses imans emploient encore le dialecte macédo-roumain pour leur prédication dans les mosquées. C'est l'unique exemple d'une abjuration de la foi chrétienne par des Roumains, tandis que tant de Serbes, de Bulgares, de Grecs et surtout d'Albanais ont passé à l'islam.

[Note 17: C'est parmi les Roumains de la région de l'Aspropotamos que se recrute surtout le corps des «evzones», soldats braves et d'allure si martiale sous la fustanelle; ils se sont particulièrement distingués pendant la dernière guerre gréco-turque.]

Les Macédo-Roumains ont donné à différents pays une élite de personnalités remarquables.

Beaucoup d'illustrations de la Grèce contemporaine, comme Coletti, Riga, Vlahopoulo, Rangabé, Valavriti, Colocotroni surnommé Vlahos, Hadji-Petru dit Vlahava[18], sans compter les capitaines de la révolution grecque, tels que Botzaris, Giavéla, Griva, Bucovala, Odyssée Andrutz, Ciara, Caciandoni, et les grands bienfaiteurs de la race hellénique, les Sina, les Dumba, qui s'élevèrent en Autriche à de hautes situations sociales, les Toschitza, les Arsaky, les Avéroff, sont d'origine roumaine.

[Note 18: Le grand historien grec moderne, Lambros, est aussi d'origine roumaine, comme l'était probablement le célèbre homme d'État italien Crispi, dont les ancêtres sont venus d'Épire en Italie.]

Il en est de même, en Bulgarie, d'hommes politiques comme Radeff et Tacheff; en Serbie, du héros Tzintzar Janco, de Tzintzar Marcovitch, de Vladan Georgevitch, même, dit-on, des Karageorgevitch, et certainement de nombreuses autres familles des plus distinguées.

En ce qui concerne la Roumanie, on dresserait une liste interminable, si l'on voulait trier les familles ou les personnalités marquantes de tout genre qui tirent leur origine de Macédoine, d'Épire, de Thessalie et d'Albanie.

Des savants et des voyageurs compétents, nomme Kanitz, Thunmann, Leake, Pouqueville, et plus récemment Victor Bérard, ont reconnu la nationalité, restée distincte et intacte, des Macédo-Roumains. Selon Pouqueville, la population de la Turquie méridionale, qui parle une langue toute proche de celle des peuples de la vallée karpatho-danubienne, occupe l'ensemble du territoire qui s'étend d'Ochrida à la Morée et de Cojani à l'Adriatique, dans le voisinage de Durazzo. Thunmann, qui a consacré de longues études aux Roumains et aux Albanais, s'exprime ainsi: «Les Roumains de Macédoine forment un peuple grand et nombreux; ils représentent la moitié de la population de la Thrace et les trois quarts des habitants de la Macédoine et de la Thessalie,»--ce qui d'ailleurs est exagéré de moitié.

De telles appréciations peuvent surprendre, quand on voit tant d'ethnographes, trompés sans doute par une hellénisation toute superficielle qui ne sort pas du domaine de l'Église et de l'école, ou prenant leurs informations auprès de consuls, de prêtres ou de notables grecs, confondre parfois les Roumains avec les Hellènes. Ces derniers, profitant des privilèges qu'avait obtenus des sultans l'Église chrétienne, après la conquête de Byzance, et de l'influence, aujourd'hui à son déclin, du patriarcat oecuménique sur l'ensemble des chrétiens d'Orient, ont habilement englobé toutes ces populations si différentes dans la sphère de l'hellénisme, à une époque où la religion était tout et où les nationalités ne se dégageaient pas encore.

C'est ainsi que les Roumains, les Bulgares, les Serbes, les Albanais, arrivèrent à n'avoir plus d'abord dans leurs églises, puis dans leurs écoles, que des prêtres et des instituteurs grecs, tout en conservant intacte la langue nationale dans le sanctuaire de la famille. On conçoit donc l'erreur commise par l'observateur superficiel en ce qui concerne les Roumains, qui, tout en pouvant se servir de leur propre langue pour le culte, ne sont pas encore arrivés, comme les Bulgares et les Serbes, à grouper leurs communautés religieuses sous la direction d'un chef spirituel indépendant. C'est la grande lutte qui se poursuit aujourd'hui, et tout fait prévoir qu'elle se résoudra à leur avantage. Nous devons noter en passant que, depuis 1053, la séparation de la chrétienté en deux Églises rivales, ce que les Occidentaux appellent le Schisme d'Orient, porta un coup fatal au développement de l'élément latin dans les régions où triompha l'orthodoxisme. La langue de Rome y fut bannie du temple et les descendants des légionnaires n'entendirent plus que la liturgie grecque, le plus souvent sans la comprendre.

Il faut donc s'étonner, non pas qu'il y ait des Roumains hellénisants, encore en grand nombre, mais qu'il y ait des Roumains roumanisants. Ces derniers ramèneront fatalement les premiers. Ils ont déjà fait des pas de géant.

C'est que les conditions déterminantes ont bien changé. Les Roumains du sud s'éprirent de l'idéal grec à une époque où les deux principautés danubiennes de Valachie et de Moldavie, dont l'union a formé le royaume de Roumanie, menaient une existence trop pénible et trop obscure pour pouvoir devenir leur métropole intellectuelle.

Les villes de Bucarest et de Jassy, où a été préparée la révolution grecque de 1821, étaient elles-mêmes des foyers d'hellénisme. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que la renaissance nationale, qui date précisément de 1821, y prit nettement un caractère de protestation contre l'hellénisme qui y dominait par ses princes venus du Phanar et s'abrita longtemps encore dans les monastères dédiés aux Saints Lieux.

Cet élément macédonien, que les Grecs s'obstinent à nommer helléno-vlaque, a rompu depuis quarante ans avec la tradition du philhellénisme, et depuis lors il se heurte à une résistance désespérée de la part du patriarcat et de la politique d'Athènes dont s'inspire surtout le synode oecuménique. Il est l'objet, dans ses églises et dans ses écoles, d'une persécution dictée par la crainte de perdre une clientèle nombreuse, riche et cultivée.

Pour marquer la date de ce séparatisme, rappelons que la première école roumaine fut fondée en 1862, à Vlaho-Clissoura, par Apostol Margarit, cet apôtre du roumanisme. Aussi, tout l'effort des Grecs consiste-t-il non seulement à combattre le roumanisme en Macédoine, mais encore à le nier. Le reconnaître serait en effet avouer que la «grande idée» a perdu un terrain d'expansion considérable dans des centres que la presse, les brochures et les notes diplomatiques représentent encore comme peuplés non de Roumains, mais d'Hellènes pur sang.

L'élément latin se retrouve donc à chaque pas en Macédoine et en Épire, aussi bien que dans la Thessalie annexée à la Grèce où, fait symptomatique, les Roumains n'ont plus le droit d'étudier leur langue. Et si beaucoup parmi eux n'ont pas encore osé affirmer nettement leur origine, c'est par un ancien préjugé qui date du temps où l'hellénisme était considéré comme le foyer de l'émancipation des peuples d'Orient autant que comme le centre d'une civilisation supérieure. Ils ne se résignent pas encore à être appelés Koutzo-Valaques, vocable interprété d'une façon méprisante par les publicistes grecs, et qui tend à les marquer comme le produit d'un mélange de races, comme des Grecs roumanisés, quand au contraire il y a là des Latins grécisés, ou du moins acquis à la culture hellénique, que leurs congénères émancipés de cette influence étrangère désignent du nom de «Grécomanes».

Aujourd'hui que les ethnographes parcourent les provinces de la Turquie d'Europe, que les agents civils et militaires constatent de visu la situation, la vérité se fera jour progressivement. L'attention se portera d'autant plus sur les Roumains du sud que ceux-ci, loin de contribuer aux troubles et à l'anarchie qui menacent l'équilibre balkanique, constituent le plus solide élément d'ordre. Ils n'empiètent sur les droits de personne et le gouvernement ottoman apprécie leur conduite loyale. Combien il serait injuste de refuser le droit à l'existence ethnique à une race qui pratique cette attitude digne et sérieuse, et de l'ignorer sous prétexte que les Roumains n'exigent point à main armée des réformes et ne visent pas des annexions territoriales en soutenant leurs prétentions par des émeutes et des attentats! La récente nomination d'un délégué roumain, à côté et au même titre que les délégués des autres nationalités, dans la Commission des réformes, constitue une reconnaissance officielle de la légitimité des droits de l'élément latin existant en Macédoine, dont le sort doit être réglé en même temps que celui des autres races.

Il importe que l'on accorde à toutes les nationalités un traitement égal, afin que l'organisation des éléments balkaniques hétérogènes puisse fonctionner harmonieusement. Si le patriarcat oecuménique prend parti pour l'un de ceux-ci et prétend lui subordonner les autres, les conflits n'auront aucune chance de disparaître.

Mais le peuple roumano-macédonien n'en sera pas réduit, espérons-le, pour conserver sa nationalité, à recourir à des procédés violents qui ne peuvent que lui répugner, à lui qui représente la culture intellectuelle, le progrès, la richesse et l'industrie, dans ces régions. La reconnaissance par la Turquie d'une Église autonome, soustraite à l'influence oppressive du synode oecuménique et du Phanar, peut être considérée comme un fait accompli. Malgré toutes les entraves que ne saurait manquer de lui apporter le patriarcat, lequel suspend préventivement sur elle les foudres ecclésiastiques dont a été frappé l'exarchat bulgare, cette Église, qui aura un chef suprême et une hiérarchie, permettra à la conscience ethnique de s'affirmer chaque jour avec plus de vigueur parmi la population roumaine de Macédoine, qui a conservé, en dépit de neuf siècles d'hellénisation, l'invincible vitalité d'une race dont un dicton populaire dit: «Le Roumain ne périt pas!»

Mais si un instinct de conservation a toujours empêché les Macédo-Roumains de confondre leurs intérêts tant avec ceux des Grecs qu'avec ceux des Slaves, leurs apôtres des idées nationales sont loin de se montrer systématiquement hostiles aux éléments étrangers qui cohabitent avec eux sur cette terre. Une fois vainqueur sur le terrain de l'égalité des droits, l'élément latin pourra au contraire servir en quelque sorte de tampon pour amortir entre Slaves, Grecs et Albanais, des haines de race séculaires.

Il convient aussi, en parlant des Macédo-Roumains, de prendre en considération qu'il existe, aux embouchures du Danube, un royaume latin, la Roumanie, qui n'a cessé de marcher dans la saine voie de la civilisation et du progrès, sans jamais inquiéter l'Europe par de dangereuses secousses politiques. S'il est universellement reconnu aujourd'hui que cet État contribue par son attitude sage et modérée au maintien de l'équilibre balkanique, il est certain que la constitution ethnique de l'élément roumain du sud, qui ne saurait jamais rêver une annexion à la métropole, laquelle ne poursuit pas davantage cette chimérique visée, sera une garantie de plus pour l'harmonie et le bon ordre général.




CHAPITRE V

LES SERBES



La politique serbe, en Macédoine, n'est entrée en scène que vers 1880, mais elle a déjà réussi à s'affirmer dans maintes localités et même à faire reconnaître par le patriarcat oecuménique un chef religieux, élu en 1902, en la personne de Mgr Firmilian, évêque de Scopia (Uskub), capitale de la Vieille Serbie. Les Serbes concentrent toutes leurs espérances sur cette partie du territoire turc, bien qu'ils s'y trouvent en minorité par rapport à la population albanaise.

La propagande scolaire serbe, en Macédoine, se heurte à celle des Bulgares, qui ont pris les devants et ont eu recours aux moyens les plus violents contre un ennemi du panbulgarisme d'autant plus redoutable qu'il est moins facile d'attribuer à l'une ou à l'autre branche les Slaves réclamés par toutes les deux.

Jusqu'à un moment donné, on ne parlait, que de l'existence d'un élément bulgare dans cette partie de la Macédoine qui s'étend des frontières de la Serbie et de la Bulgarie au delà des lacs de Castoria et d'Ochrida. Puis Goptchevitch, dans son livre intitulé: la Macédoine et la Vieille Serbie, établit des statistiques d'après lesquelles il se trouverait en Macédoine plus d'un million de Serbes, sans un seul Bulgare.

Toutefois, le même auteur, pendant la guerre entre Serbes et Bulgares, pencha du côté de ces derniers et écrivit sur la Bulgarie et la Roumélie Orientale un ouvrage où les affirmations de son précédent travail se trouvaient contredites. Cet exemple démontre combien sont fragiles les bases d'une classification rigoureuse. Dans tous les cas, quelle que soit leur origine spéciale, et bien que la linguistique les rattache plutôt aux Serbes,--qui peuvent aussi se réclamer du droit historique, leur domination s'étant, à un moment donné, étendue sur toute la Macédoine,--la masse des populations slaves contestées par les deux États sympathise résolument avec la Bulgarie.

Mais la question de priorité n'est pas douteuse. On sait que des tribus vraiment slaves sont apparues dans les Balkans bien avant la venue des Bulgares: les Croates, dès le sixième siècle, les Serbes et les Slavons vers le commencement du septième, tandis que l'année 679 fixe l'époque à laquelle les Bulgares se répandent du Danube aux Balkans.

Les Serbes se formèrent en État seulement vers le douzième siècle, bien qu'étant de race homogène et noble, eux qui, avec les Dalmates, les Bosniaques et les Monténégrins, ont ressenti plus que les autres peuples slaves l'influence civilisatrice grecque et latine. En 1282, ils conquirent de vastes territoires et s'étendirent jusqu'au delà de Scopia, jusqu'à Sérès et jusqu'à Dibra, dans l'Albanie du nord. Sous Drosch III, toute la Macédoine leur appartenait déjà, mais leur puissance fut portée à son apogée en 1346, sous le règne de Douchan, qui se proclame souverain de tous les peuples balkaniques. Son empire, dont Scopia était la capitale, s'étendait depuis la Drave et la Morava jusqu'à Kalava, et en Albanie jusqu'à l'Adriatique.

En Macédoine, les noms de lieux sont fréquemment serbes et les chants populaires, les légendes, y empruntent souvent leurs héros à la Serbie, dont le folklore est d'ailleurs d'une richesse étonnante. Il faut toutefois reconnaître que la domination serbe en Macédoine fut postérieure à la domination bulgare et n'eut guère plus d'un siècle de durée (1273-1375).

Comme tous les autres peuples balkaniques, les Serbes tombèrent sous le joug ottoman et ne firent parler d'eux qu'à de rares intervalles. Sous Karageorges et Miloch Obrénovitch, ils arrivèrent à reconquérir une demi-indépendance et, en 1820, le traité d'Andrinople reconnut leur autonomie.

En 1875, les Serbes soutinrent les Bosniaques et les Herzégoviniens révoltés en raison du poids trop lourd des impôts. Les Turcs réprimèrent ce soulèvement, ainsi que le mouvement tenté par les Bulgares; ils écrasèrent les Serbes et marchèrent sur Belgrade. Intervenant en faveur des peuples slaves, la Russie adressa alors à la Porte un ultimatum par lequel elle exigeait pour la Serbie le rétablissement du statu quo ante bellum; pour le Monténégro, une rectification de frontières; pour la Bulgarie, la Bosnie et l'Herzégovine, une demi-autonomie. Sur le refus des Turcs, le gouvernement de Saint-Pétersbourg tira l'épée et les Serbes entrèrent en campagne de leur côté.

On connaît les résultats de la campagne de 1877. Les Serbes s'attendaient à voir reconstituer leur ancien empire, lequel, nous l'avons dit, comprenait, au quatorzième siècle, la Thrace, la Macédoine, l'Albanie et l'Épire, et à former ainsi une sorte d'hégémonie slave dans les Balkans. Cela n'entrait pas dans les desseins de la Russie, qui tenta au contraire, à San-Stefano, de constituer une Grande Bulgarie. L'indépendance de la Serbie fut du moins reconnue par le traité de Berlin; grâce au concours de l'Autriche, on annexa simplement à cet État les districts de Nisch et de Pirot, appartenant à la Vieille Serbie.

Les Serbes, toutefois, ne purent se résigner à voir s'évanouir leur idéal. L'occupation autrichienne en Bosnie et Herzégovine leur enlevait tout espoir du côté de Fiume, Raguse et Cattaro; leurs regards se portèrent donc, par delà les monts Schar-Dagh, sur les plaines de la Macédoine et les rivages de l'Archipel.

Malgré la résistance du gouvernement ottoman et de la population bulgare, la propagande serbe réussit à obtenir certains avantages, comme l'autorisation d'ouvrir des écoles et de fonder des consulats. À Uskub et à Monastir, les Serbes possèdent des bibliothèques et des établissements scolaires primaires et secondaires; ils s'efforcent de recruter des élèves et de gagner des adhérents à leur cause.

Au début, cette cause sembla désespérée, surtout dans le vilayet de Monastir, où l'élément bulgare est puissant et organisé. À Prilep, citadelle du bulgarisme, comme sur d'autres points convoités, les agents de la propagande serbe furent traqués et assassinés. Dans le bassin de Prisrend, en Vieille Serbie, dans le vilayet de Kossovo, les souvenirs, les traditions et le voisinage aidant, le mouvement eut plus de succès. Cependant, il ne faut pas perdre de vue qu'en Vieille Serbie, les efforts des Serbes se heurtent à la résistance de l'élément albanais, plus nombreux, et qui est resté agressif et fanatique. On sait qu'à Prisrend les Albanais ont réuni un congrès pour poser la question de leur autonomie. Leurs conflits avec les Serbes sont fréquents et provoquent l'échange de notes entre Belgrade et Constantinople, concernant des incidents de frontière. Rappelons-nous que le consul serbe Martinovitch fut assassiné en pleine rue à Pristina.

La reconnaissance d'un chef religieux de leur nationalité à Uskub est un fort atout dans le jeu des Serbes ; quant à leurs écoles, bien que relativement nombreuses et assez fréquentées, elles ne peuvent lutter contre les écoles bulgares qui ont inondé tout le pays et où se déploie une activité fébrile. L'influence politique de la monarchie austro-hongroise à Belgrade s'applique à enrayer les efforts que font les Serbes pour déborder sur les contrées avoisinantes de la Péninsule; aussi l'antagonisme serbo-bulgare se réduit-il actuellement à des conflits partiels. Toutefois, certains indices laissent prévoir qu'avec la nouvelle dynastie, la politique serbe en Macédoine va changer de physionomie. On travaille avec plus d'énergie; on organise des bandes qui passent la frontière et sont prêtes à lutter par les mêmes moyens que les Bulgares.

On parle, il est vrai, d'une action politique commune, déterminée par la crainte qu'inspire aux deux États le péril autrichien si réel; mais, au fond, on peut dire que leur jalousie réciproque l'emporte sur les autres considérations, car les Serbes convoitent Salonique autant que les Bulgares. L'opposition de leurs intérêts paraît rendre problématique une entente sincère et durable.




CHAPITRE VI

LES ALBANAIS



Bien que, depuis quelques années, il se produise en Albanie un puissant mouvement autonomiste, la question albanaise est encore obscure pour l'Europe; nous la traiterons donc avec quelques développements.

Ce peuple autochtone, dans tous les cas établi depuis une haute antiquité sur les côtes orientales de l'Adriatique, peut se prévaloir de ces droits historiques que jusqu'à présent nous n'avons pu reconnaître pleinement qu'aux Roumains. Bien que son origine soit très discutée, il doit certainement former un rameau des Illyriens, mais transformé par son mélange avec un élément romain. Comme leurs ancêtres d'Illyrie réputés pour leur bravoure et leur esprit d'indépendance, les Albanais aiment avant tout les armes et la liberté; ils sont partagés en un certain nombre de clans, Mirdites, Ghègues, Tosques, Liapes, etc. À cette conservation de leur indépendance, ils ont sacrifié jusqu'à leur foi; la plupart, en effet, ont embrassé la religion musulmane, pour ne pas subir la condition du raïa. Les Albanais restés chrétiens se subdivisent en grecs orthodoxes et en catholiques; ces derniers, au nombre de plus de 100,000, se trouvent du côté de Scutari[19].

[Note 19: La population de l'Albanie, qui s'est toujours opposée aux opérations du recensement, n'a pu être exactement établie. On peut l'évaluer, avec l'Épire, à environ 1,900,000 habitants, dont 500,000 orthodoxes, 200,000 catholiques et le reste de religion musulmane. Les orthodoxes sont en majorité de race roumaine.]

Il existe entre les clans certaines rivalités et certaines causes de désunion, géographiques, sociales et religieuses, rendant très difficile une action concertée des comités albanais qui ont leurs sièges à Naples, à Bucarest et en Égypte. Entre les Ghègues et les Tosques, par exemple, règnent des haines séculaires: les premiers, au nord, sont musulmans ou catholiques; les seconds, dans la basse Albanie, musulmans ou orthodoxes. Les Ghègues, pasteurs et guerriers, ont gardé un caractère plus aventureux; les Tosques sont plus pénétrés d'hellénisme. Certaines tribus, comme les Mirdites, appartiennent exclusivement à l'Église de Rome.

Les musulmans d'Albanie se partagent eux-mêmes en deux rites fort différents, les uns coreligionnaires des Turcs et soumis au khalifat, les autres affiliés à une secte dite des Behtashli, qui continue à faire de nombreux adeptes. Ils sont non reconnus, mais simplement tolérés par le gouvernement ottoman. Les derviches auxquels ils obéissent possèdent un énorme ascendant sur la population.

On voit donc que les Albanais, divisés en deux religions, sont en outre partagés en quatre rites, et comme conséquence reçoivent leur mot d'ordre de quatre chefs spirituels différents. Aussi, pour bien s'entendre en vue d'une action commune contrariée par ces barrières, doivent-ils d'abord se pénétrer de leur individualité ethnique. Ce résultat aurait déjà été pleinement obtenu, si la Porte leur avait permis l'usage de leur propre langue dans leurs écoles.

Sous ce rapport encore, ils se trouvent dans une condition d'infériorité vis-à-vis des Bulgares, des Roumains, des Serbes et des Grecs. Le jour où ils auront le droit de s'instruire en albanais, les idées nationales trouveront un écho plus puissant dans les coeurs, car cette race, toute soumise qu'elle soit à des influences morales contradictoires, n'a pas encore perdu la conscience de sa nationalité.

Lorsque les Turcs, après leur arrivée en Europe, voulurent s'étendre dans les régions albanaises, ils y rencontrèrent la plus héroïque résistance de la part des populations ayant à leur tête le fameux Georges Castriota, dit Scanderbeg. Après la mort de celui-ci, les Albanais furent contraints d'accepter la loi du vainqueur, dont ils adoptèrent en masse la religion. Tout en acceptant de faire partie de l'Empire ottoman, ils n'en conservèrent cependant pas moins leurs moeurs propres et, ce à quoi ils tiennent par-dessus tout, la pleine liberté sur leur territoire, que sa formation montagneuse rend d'ailleurs en partie inaccessible.

Aujourd'hui encore, dans ce monde à part, circulent des tribus nomades où est à peine éveillée la conscience nationale. C'est que, généralement, les Albanais ne peuvent s'astreindre à une organisation administrative régulière, et ils ont opposé une résistance opiniâtre à chaque tentative du gouvernement turc pour introduire chez eux quelques changements appropriés aux nécessités du temps.

S'ils constituent eu Europe le seul élément sur lequel, en partie du moins, la Turquie pourrait encore s'appuyer, les Albanais sont d'autre part, pour l'Empire ottoman, une cause de faiblesse, en raison de cet esprit d'indépendance, compliqué d'instincts anarchiques et pillards, qui inflige souvent à la Turquie des déboires et des humiliations. De plus, accoutumés aux privilèges, aux faveurs, aux pires abus, ils s'appliquent à faire échouer toute tentative de réformes.

Leurs clans, commandés par une oligarchie aristocratique héréditaire, obéissent aveuglément à leurs beys et se lèvent comme un seul homme à l'appel de ceux-ci, pour repousser parfois même la force armée impériale. Certaines tribus, surtout les nomades, ne reconnaissent pour ainsi dire pas l'autorité du sultan; elles refusent l'impôt et le service militaire et n'acceptent même pas un recensement. Par un contraste saisissant, c'est pourtant au sein de la population albanaise que se recrutent les plus hauts fonctionnaires civils et militaires de l'Empire.

Ce peuple fut à deux doigts de proclamer définitivement son indépendance, au temps d'Ali pacha de Tébélen. Ce satrape, aussi corrompu que génial, mettant au service de ses talents militaires toutes les ressources d'une diplomatie astucieuse, s'était déclaré rebelle, et, en dehors de l'Albanie, il étendit sa domination sur l'Épire, la Thessalie et une partie de la Macédoine. Le sultan put donc craindre, à un moment donné, que la puissance albanaise ne supplantât celle des Osmanlis; il fallut employer la trahison pour venir à bout d'Ali pacha.

Chaque fois que la Turquie ou les puissances européennes ont porté atteinte à leurs droits, les Albanais ont recouru aux armes: ainsi après le traité de San-Stefano, ainsi après le traité de Berlin. Leurs luttes avec les Monténégrins, pour la conservation de territoires cédés à ces derniers, sont restées proverbiales. Pour défendre la région attribuée au Monténégro par le traité de Berlin, les Albanais se constituèrent en ligue; ils substituèrent aux autorités turques un gouvernement national et s'organisèrent pour la résistance comme un État indépendant de l'Empire ottoman.

Cette décision d'opposer la force à toute prise de possession d'un pouce de leur terre par les Monténégrins se résumait pour les Albanais dans la formule: toute rectification de frontière sur notre territoire est nulle et non avenue.

Sommée par les puissances de dissoudre la ligue albanaise, la Porte envoya sur les lieux Méhémet-Ali, un des plénipotentiaires du traité de Berlin. Celui-ci y fut assassiné. Il est probable d'ailleurs que la Turquie encourageait sous main la rébellion albanaise, avec la pensée d'y rendre impossible la cession des régions disputées.

La Russie et l'Angleterre durent intervenir en faveur des droits du Monténégro, et le chef du parti libéral anglais, lord Beaconsfield, qui professait le respect du principe des nationalités, proposa, à cette occasion, que l'on reconnût la demi-autonomie de l'Albanie sous la suzeraineté du sultan.

Les puissances firent des démonstrations navales dans les eaux de Dulcigno, pour exercer une pression tant sur les Albanais que sur les Turcs. Ces derniers avaient surtout à craindre que la perte de ce district maritime ne donnât lieu à un mouvement révolutionnaire et à quelque attentat à Yldiz-Kiosk de la part de la coterie albanaise exaspérée; aussi la Porte informa-t-elle d'abord les puissances que si les Monténégrins franchissaient la frontière, elle se verrait obligée de les repousser militairement.

Elle céda pourtant devant l'attitude énergique de la flotte britannique et parvint à maîtriser le mouvement des Albanais, lesquels n'abandonnèrent toutefois la ville de Dulcigno qu'après une résistance acharnée opposée aux troupes turques elles-mêmes. C'est ainsi que le Monténégro finit par obtenir satisfaction.

Lorsqu'il s'agit de la rectification des frontières gréco-turques, les beys albanais formèrent une nouvelle ligue de résistance. On eût assisté à un nouveau conflit suivi d'une nouvelle intervention européenne, si le gouvernement ottoman n'était venu à bout des plus intransigeants, en procédant à l'arrestation des uns et en achetant le désistement des autres par l'octroi de fonctions importantes et de sinécures.

C'est le procédé habituel de la Porte, lorsque l'influence d'un bey albanais suscite les appréhensions du pouvoir central: on s'arrange alors de façon à le dépayser en l'envoyant en Asie Mineure, à moins de le garder à Constantinople, où l'on a l'oeil sur lui. Ce système de corruption a souvent arrêté les mouvements populaires en Albanie, où les habitants subordonnent toute initiative au consentement de leur oligarchie quasi féodale.

Par contre, le gouvernement turc envoie assez fréquemment des agents dans cette contrée pour y provoquer des émeutes, comme peut-être celle où fut tué, il y a un an, le consul russe Tcherbina.

Cette manoeuvre est familière à la Porte, lorsqu'elle sent que les événements menacent de tourner à son désavantage. Elle impute alors à la résistance des populations musulmanes de l'ouest l'impossibilité où elle se trouve, dit-elle, d'accéder aux injonctions de l'Europe. Cette vieille tactique hypocrite lui sert tout au moins à gagner du temps, résultat appréciable pour un État dont les bases sont ébranlées et qui met tout en oeuvre pour tâcher de prolonger son agonie.

Les deux puissances dont les intérêts se heurtent aujourd'hui en Albanie sont l'Autriche-Hongrie et l'Italie.

La première, privilégiée par sa position géographique et recrutant des clients parmi les beys obérés qui reçoivent ses subsides, cherche à pénétrer dans ce pays avec son avant-garde de missionnaires catholiques. Ses jésuites dirigent à Scutari un excellent lycée, mais, malgré l'effort de ces religieux, leurs élèves manifestent ouvertement des sentiments philo-italiens, favorisés par le fait que, recevant l'enseignement en langue italienne, ils subissent le charme d'une des plus nobles littératures qui soient. En dépit de cette circonstance rassurante, le gouvernement de Rome a cru devoir créer un lycée à Scutari, ainsi que plusieurs écoles sur le littoral de l'Adriatique et de la mer Ionienne.

Ainsi, en Albanie, les sympathies pour l'Italie, dues à la parenté ethnique, sont des plus vives et des plus spontanées. Il y a toujours eu de nombreuses migrations d'un versant de l'Adriatique à l'autre et l'on sait que les Albanais ont jadis fourni des gardes aux princes italiens, notamment aux rois de Naples[20].

[Note 20: Il existe dans l'Italie méridionale une colonie albano et épiro-italienne qui n'a point perdu conscience de son origine. L'on doit à son initiative l'organisation de plusieurs comités tels que la Societa nazionale albanese de Rome et le Comitato nazionale albanese de Lungro (Calabres), ainsi que la fondation du collège ecclésiastique de San-Adriano, près de Naples.]

Si l'Italie s'attache à développer son influence dans ce pays, surtout du côté de Scutari, où sa langue est d'un usage courant, c'est qu'elle a compris depuis longtemps de quelle utilité pour sa politique économique pourraient être les ports albanais.

Des considérations analogues agissent sur l'Autriche-Hongrie, qui ne néglige rien pour préparer sa descente vers le sud. Elle a d'autres moyens que la propagande scolaire et tâche, comme nous venons de le dire, de s'assurer les beys les plus influents par des présents qu'ils ne repoussent pas et qui entretiennent leur vie de désordre et de prodigalité. De la sorte, le cabinet de Vienne espère provoquer au moment opportun quelque révolte lui permettant d'intervenir et de tenter du moins de mettre ses plans à exécution.

Vis-à-vis des petits États balkaniques, les Albanais exercent une surveillance ombrageuse; qu'il s'agisse des Serbes, des Bulgares ou des Grecs, aucune extension territoriale à l'avantage de ceux-ci ne saurait s'opérer pacifiquement sur leur territoire. Aux Serbes, ils disputeraient les armes à la main la Vieille Serbie, où ils forment la majorité de la population; déjà, à la moindre velléité qu'ils soupçonnent, ils se livrent à titre de représailles à des incursions sur le territoire de leurs voisins, et la Porte est obligée de se justifier vis-à-vis du gouvernement de Belgrade.

D'autre part, si la Bulgarie essayait d'occuper la Macédoine, elle serait mise en contact avec l'Albanie et nous verrions se produire des faits analogues.

Quant à la Grèce, si on lui attribuait jamais l'Épire, rien ne pourrait arrêter un soulèvement général des Albanais,--car le fait d'avoir donné à la cause hellénique de 1821 des Canaris et des Miaoulis, natifs d'Hydra et de Spezza, centres purement albanais, ne les empêche pas de considérer les Grecs comme les plus dangereux ennemis de leur race.

Cette antipathie est générale; même les Albanais orthodoxes[21] l'éprouvent politiquement vis-à-vis d'Athènes, bien que la langue grecque, à laquelle la religion sert de véhicule, jouisse parmi eux d'un certain prestige.

[Note 21: Les statistiques des Albanais sont généralement erronées, beaucoup d'orthodoxes étant portés comme Grecs, Bulgares ou Serbes, et beaucoup de mahométans comme Turcs; en réalité, la race est beaucoup moins mélangée.]

D'ailleurs le royaume hellénique possède déjà beaucoup d'Albanais; leur langue est parlée dans l'Attique et jusque dans Athènes. La ville de Thèbes est albanaise, comme Psara, Hydra, Spezza, l'île de Colouri, etc. Les Grecs n'auraient aucun intérêt, croyons-nous, à augmenter encore par des annexions la proportion de cet élément turbulent et jaloux.

En revanche, les Albanais s'accordent assez bien avec les nombreux Roumains de leur contrée; on sait d'ailleurs qu'ils se trouvent répandus sur la zone où le latin populaire fut, en Orient, supplanté par le grec. Issu des Thraces et des Besses latinisés, Pélasge d'origine, leur peuple n'est-il point par le sang apparenté aux Roumains, au même titre que les Celtes l'étaient aux Francs?

Formant essentiellement une nation armée, toujours debout et dominée par des instincts guerriers, l'Albanie serait donc en Europe, à certains égards, comme le boulevard de l'Empire ottoman, qui se contente d'y exercer une domination plutôt nominale et d'y trouver, en cas de guerre, un précieux appoint de troupes auxiliaires. Mais, à tout prendre, les Albanais ont surtout le souci de leur indépendance, qu'ils ont su défendre même contre la Turquie. Une solution plaçant cette indépendance hors de toute atteinte et ne subordonnant l'Albanie à aucun autre élément de la Péninsule ne rencontrerait sans doute pas de leur part un parti pris qui en compliquerait les difficultés d'exécution.




CHAPITRE VII

LES GRECS



Nous commencerons ce chapitre en priant les lecteurs hellènes sous les yeux desquels tomberont ces lignes de ne pas prendre notre franchise en mauvaise part, lorsque nous exprimons notre opinion sur leurs désirs immodérés d'expansion--aussi bien d'ailleurs que nous l'avons fait pour les Bulgares.

Nous tenons à déclarer que nous ressentons pour la nation hellénique une sympathie tout aussi sincère que pour les autres nations chrétiennes d'Orient; car, malgré la diversité des langues, nous considérons un peu tous ces peuples comme frères, comme très proches parents en tout cas. Mais nous avons avant tout songé, dans cet ouvrage, à aplanir les obstacles insurmontables pour la réalisation de notre projet de pacification et de confédération, et parmi ces obstacles se dressent en première ligne les menées panhellénistes de ceux qui voudraient voir la réalisation prochaine de leurs voeux.

Nous n'allons pas jusqu'à demander aux patriotes d'Athènes de renoncer au fond de leur coeur à tout leur idéal; nous souhaitons seulement de leur voir laisser à l'avenir le soin de réaliser, parmi leurs rêves de grandeur, une partie équitable et possible dont ils devraient se contenter.

Jusqu'ici, en effet, bien qu'elle ait subi dans les guerres des défaites réitérées, la Grèce a obtenu d'importants avantages. Malgré l'annexion de la Thessalie, qui est un fait accompli depuis 1881, et celle de la Crète, qui le deviendra bientôt, les Grecs paraissent voués à n'être jamais satisfaits.

Considérant Athènes comme une capitale provisoire, ils semblent hallucinés par la «grande idée» de la reconstitution, à leur profit, d'un Empire byzantin qui engloberait Constantinople,--une convoitise qui hante également le cerveau des Bulgares.

Ils invoquent des droits de priorité historique dans les Balkans et prétendent même que toutes les provinces européennes de la Turquie devraient légitimement leur revenir.

Il est vrai que les Grecs, aussi bien que les Albanais, peuvent se dire autochtones dans une partie de la Péninsule, comme élément directement superposé à la couche primitive pélasgique; mais, de nos jours, il serait bien difficile de reconnaître aux peuples des droits de possession basés sur la preuve plus ou moins indubitable d'une situation de premier occupant. Du fait d'avoir vécu comme indigènes ou comme colons sur certains points du territoire balkanique, il ne s'ensuit pas que les Grecs puissent aujourd'hui réclamer politiquement ces régions, qui ont subi tant de bouleversements durant le cours des siècles et ont été habitées, tour à tour, par tant d'autres peuples dont les empreintes y sont peut-être restées plus profondes. Les anciens Grecs se croyaient si peu des droits exclusifs dans ces contrées qu'ils considéraient comme barbares les populations de la Thrace, de l'Épire et de la Macédoine; et, en fait, ils n'y ont jamais eu que quelques colonies.

L'Empire byzantin fut--on le sait--une agglomération de peuples les plus divers.

Dans son livre intitulé la Grèce byzantine et moderne[22], M. D. Bikélas s'efforce de justifier cet Empire de certaines accusations injustes ou exagérées et de démontrer que l'hellénisme n'est pas responsable de toutes les fautes de Byzance; il est d'ailleurs obligé d'avouer que «c'est l'Orient qui constitue pour ainsi dire l'Empire, et que si parmi les empereurs il y en a quelques-uns qui épousent des Athéniennes, eux-mêmes sont tous des Thraces, des Arméniens, des Isauriens, des Cappadociens; mais jamais ils ne sont d'Athènes, ou de Sparte, ou d'une autre origine vraiment hellénique».

[Note 22: Paris, Firmin-Didot, 1893.]

À part le littoral, l'élément grec existant dans la péninsule balkanique se trouve disséminé au milieu d'autres races. Il n'en a jamais été autrement. Même dans l'antiquité, ce peuple, si colonisateur sur bien des points du littoral méditerranéen, s'est toujours tenu à l'écart des races barbares et guerrières du nord. Cet éloignement, basé sur la crainte plus peut-être que sur l'aversion, s'est trouvé justifié, puisque ce fut Philippe de Macédoine, père d'Alexandre, qui ensevelit, après des guerres mémorables, la gloire et l'indépendance helléniques.

Ainsi donc les Grecs, tout en conservant des droits sur les maigres portions de territoires qu'ils occupent encore, ne sont guère autorisés historiquement à revendiquer la pleine possession de la Thrace, de la Macédoine et de l'Épire. Le consentement de l'immense majorité des habitants leur est refusé, et si même la tradition hellénique s'est maintenue dans une partie de la Péninsule, c'est grâce à la seule influence de l'Église grecque orientale et aux grands privilèges qui placèrent longtemps sous la tutelle religieuse du patriarcat tous les chrétiens d'Orient.

Les hauts dignitaires d'un culte qui, en Turquie, représente une véritable force politique, parvinrent tout d'abord à englober dans la sphère de l'hellénisme toutes les nationalités chrétiennes subjuguées, chez lesquelles le sentiment de leur foi remplaça pendant longtemps le sentiment national endormi. La religion semblait ne faire qu'un avec l'hellénisme, confusion résultant de ce que Mahomet II reconnut, après la conquête de Byzance, avec un remarquable sens politique, au patriarcat, des droits assez étendus pour que tout le fantôme de la vie politique des roumis gravitât autour de lui. Ce fut presque un État dans l'État et, dans tous les cas, un intermédiaire commode entre l'élément dominant et l'élément dominé.

L'hellénisme eut donc ce double point d'appui, l'Église et l'école. Il présida à l'organisation des communautés et parut longtemps aux populations chrétiennes comme un prolongement du pouvoir impérial d'avant 1453. Quand rien n'avertissait encore du contraire, comment les écrivains, les touristes et même les ethnographes n'auraient-ils pas été portés à croire que les populations de ces contrées, où dominaît cette forme de l'hellénisme, étaient uniformément de race grecque?

À propos de chacune de ces populations, Bulgares, Roumains, Serbes, Albanais, nous avons expliqué comment et quand s'opéra le réveil national, finalement dirigé autant contre la grécisation que contre la domination de la Turquie.

Fait singulier, ce mouvement séparatiste naquit au moment même où la reconnaissance de l'indépendance de la Grèce semblait devoir offrir à l'hellénisme une base solide. Mais les Grecs ne se tinrent pas pour battus; ils conservèrent l'espoir d'helléniser, puis d'occuper la Macédoine et l'Épire. Avant la création d'un État bulgare, n'affirmaient-ils pas leurs droits sur le territoire actuel de la principauté!

C'est seulement aujourd'hui, quand les Serbes et les Roumains prennent position dans la lutte d'influence, que leur foi en la réalisation de leur idéal commence à être ébranlée.

Un autre signe de désaffection était pourtant de nature à leur donner à réfléchir. Nous avons montré quel concours moral et même matériel reçurent les Grecs de 1821 de la part de tous les chrétiens de Turquie; à ce moment, leur cause fut celle de tous les roumis; même en 1854, même en 1877, ils furent puissamment assistés par les populations de Macédoine appartenant à d'autres races.

Or, pendant la dernière guerre gréco-turque, cet appui leur fut totalement refusé. Et non seulement la Turquie ne trouva contre elle, dans les rangs de l'armée du roi Georges, aucun des éléments qui jadis prêtaient leurs forces aux insurrections des Grecs, mais, en Épire, on vit même des Roumains et des Albanais chrétiens prendre les armes contre les troupes helléniques.

Avec une incroyable obstination, Athènes cherche encore à regagner le terrain perdu. Elle redouble d'efforts par la création de consulats et d'écoles, par l'envoi d'agents de propagande, et se saigne à blanc pour détourner de son maigre budget le million et demi de drachmes--outre les sommes fournies par la libéralité des particuliers--qu'elle jette en Macédoine. Surtout, elle masque ses insuccès par des statistiques faussées, qui trompent malaisément les chancelleries, si elles sont encore souvent accueillies sans contrôle par la presse européenne, et qui fournissent des éléments erronés à des brochures politiques.

Le moment viendra où le public se fera une opinion plus conforme à la réalité des faits. Déjà les Bulgares ont concentré sur eux toute l'attention aux dépens des Grecs. Ce n'est encore qu'une étape, et, quand elle sera franchie, la part qui revient à chaque peuple de la péninsule balkanique apparaîtra clairement aux yeux de tous.

Cette propagande hellénique avait de beaucoup précédé l'indépendance de la Grèce, qui en fut l'unique résultat et qui tourna même contre la «grande idée», en ce sens que d'autres «idées» firent leur chemin dans le monde et se mirent en travers de l'accomplissement de celle-ci.

Dès 1740, la première école secondaire grecque avait été ouverte à Cojani; elles se multiplièrent à mesure que grandirent les appétits d'extension territoriale des Hellènes.

Le grand malentendu fut celui-ci: les nationalités chrétiennes fatiguées du joug musulman, qui avaient pris une part active au mouvement de 1821, avaient eu l'illusion que la Grèce, constituée en État, les aiderait à son tour à secouer la domination ottomane; mais celle-ci afficha de tout temps les vues les plus égoïstes. Au lendemain même de sa libération, elle refusa le droit de cité à ceux qui venaient de verser leur sang pour elle et les «autochtones» mirent en quarantaine les «hétérochtones».

Il se confirme de plus en plus que la Grèce est indifférente au fait que les roumis restent ou non roumis; il semblerait au contraire qu'elle voit de mauvais oeil tout mouvement d'émancipation qui ne se dessine pas à son profit: c'est ainsi qu'elle tient en ce moment ostensiblement le parti des Turcs contre les Bulgares, ses imitateurs.

D'ailleurs, en admettant le point de vue égoïste auquel ils se placent, les Grecs sont excusables d'en vouloir aux Bulgares. La Grèce, en effet, espérait que les soulèvements des chrétiens de Turquie, surtout celui de 1854, tourneraient à son profit, et ce sont les Bulgares qui, en obtenant une Église indépendante du patriarcat oecuménique, ont donné le signal de l'affranchissement de toutes les nationalités de l'influence hellénique.

Mais il faut toujours admirer un prodige d'énergie, même mal employée. Les Grecs, qui jusqu'alors travaillaient avec assez de sang-froid, déployèrent pour la lutte suprême une activité fébrile. Eux qui, en 1877, ne possédaient encore sur le territoire turc que 111 écoles de garçons et de filles peuplées de 5,361 élèves, comptaient déjà, dix ans plus tard, c'est-à-dire en 1887, 339 écoles avec 18,541 élèves, et, aujourd'hui, ils en ont porté le nombre à 973, ayant une population scolaire de 57,681 sujets.

Le gouvernement d'Athènes, le patriarcat et les communautés ecclésiastiques assument les frais considérables de cette propagande, qui s'exerce non dans les communes peuplées d'éléments grecs, généralement négligées celles-là, mais dans les communes roumaines, bulgares et, toutes les fois que c'est possible, albanaises.

Ces populations ne dédaignent pas les bienfaits de l'instruction, même en langue grecque; elle est appréciable dans un pays essentiellement polyglotte, et la concurrence des propagandes y a réduit à 5 pour 100 le nombre des illettrés mâles parmi les individus âgés de moins de trente ans.

Au point de vue politique, cependant, le résultat est nul: le grec est toujours une langue de superfétation, un simple véhicule d'idées, laissant subsister dans la famille l'emploi exclusif de la langue nationale. Un exemple typique: l'Avéroff des Olympiques, le grand bienfaiteur de la Grèce, est natif de Metzovo, et ses collatéraux, issus d'un frère, continuent d'habiter ce centre roumain hellénisant; eh bien, ils parlent le roumain, et chez eux les femmes ignorent même le grec.

Combien était vaste l'idéal de la Grèce jusqu'en 1870! La Carte ethnographique de la Turquie d'Europe et de la Grèce, publiée à Londres en 1876[23], par Ed. Stanford, comprenait comme pays helléniques, outre l'Épire et une partie de l'Albanie, toute la Macédoine depuis Struga (près d'Ochrida) et Kacianik au nord, ainsi que le sud de la Bulgarie jusqu'à Kustendil, la Roumélie Orientale, toute la Thrace et même les côtes de la Bulgarie.

[Note 23: Traduction française, Dentu, 1877. Cette carte accompagnait un mémoire sur la répartition des races de la péninsule balkanique, concluant à la «parfaite nationalité hellénique de la Thrace et de la Macédoine».]

Le traité de San-Stefano aurait ruiné toutes ces espérances; le traité de Berlin leur porta quand même un coup sensible en englobant dans la Roumélie Orientale des territoires ambitionnés par les Grecs.

Pour combattre les prétentions ethnologiques émises par Schafarik et autres publicistes slaves, on fit dresser, en Grèce, des cartes tendant à démontrer la prédominance de l'élément hellénique dans tout le sud de l'empire ottoman européen. Telle est la carte éditée chez E. Kiepert, à Berlin, aux frais de M. Stéphane Zamfiropoulo.

Mais pas plus que les panslavistes, les panhellénistes ne sauraient changer la nationalité véritable des pays en passant des couleurs sur des cartes.

L'idéal des Grecs, privés de tout appui extérieur, n'a plus de chances de se réaliser un jour, maintenant que l'hellénisme a perdu tout le terrain gagné par chacun des éléments chrétiens qui recherchent leur développement ethnique national.

Les statistiques les plus dignes de foi prouvent que l'élément grec est peu nombreux en Macédoine; on ne le trouve guère que dans le district de Castoria et dans la région de Serfidjé (Servia). À Bitolia (Monastir), le centre le plus important du pays, en dépit des apparences, il n'existe pas. Ce sont les Roumains grécisants, en grand nombre, qui peuvent donner le change, mais la minorité des nationalistes tend de plus en plus à absorber ces «grécomanes»; ce sera l'affaire d'une génération, et peut-être l'institution d'un chef religieux roumain accélérera-t-elle ce mouvement.

Si nous passons à l'Épire, le même phénomène se constate. Pas de Grecs. À part Janina et quelques pauvres villages des environs, on ne rencontre, en dehors des Albanais, qu'un élément roumain, supérieur comme culture intellectuelle et situation économique. Les deux versants du Pinde sont la citadelle même du roumanisme, avec leur population pastorale formant une masse compacte absolument rebelle à l'hellénisation.

Même dans la Thessalie grecque, si l'on part de Metzovo en Épire, on ne trouvera que l'élément roumain sur toute la chaîne des monts où prend sa source l'Aspropotamos. Cet élément domine encore dans le massif de l'Olympe, où lui appartiennent les communes les plus riches et les plus peuplées, tandis que les Grecs y sont pauvrement représentés.

Si donc la Grèce reste vénérable par son passé, l'avenir de l'hellénisme est plus que compromis, malgré l'emploi de procédés démodés, tels que révoltes fomentées, manifestations tapageuses, plébiscites mensongers tendant à démontrer que telle ou telle population est hellène.

Ce système, aujourd'hui usé, a pourtant réussi pour l'annexion de la Thessalie. On y avait organisé une révolution; des troupes régulières grecques coopéraient avec les rebelles. La Turquie, éprouvée par tant d'hécatombes et surtout ne pouvant plus, sans aucun profit en perspective, entreprendre une nouvelle guerre qui eût consommé la ruine de ses finances, s'adressa à l'Angleterre. La médiation de celle-ci eut pour résultat d'aplanir le conflit au moyen d'une rectification de frontières en Thessalie et en Épire, de sorte que la Thessalie revint à la Grèce par de simples manoeuvres diplomatiques.

Cela ne vaut pas évidemment l'Épire et la Macédoine, contrées fertiles et peuplées dont la possession assurerait d'abondantes richesses au royaume hellénique, dont le sol est si improductif. C'est pourquoi les Grecs se butent dans des convoitises d'autant plus vaines qu'en dehors des bonnes raisons que nous avons données, l'expérience faite en Thessalie est probante. La Grèce est un pays essentiellement chauvin qui ne permet pas le libre développement des autres races; au surplus, avec des finances avariées, avec une population et une armée insuffisantes par rapport à ses rivaux, elle ne saurait actuellement offrir des garanties sérieuses de prospérité et d'avenir à des populations étrangères, en admettant même le cas improbable où elle arriverait à les conquérir.

Est-ce à dire que la Grèce n'ait aucune perspective devant elle, et que, découragée, elle doive vivre de regrets stériles?

Au lieu de poursuivre une dangereuse politique d'expansion, que n'imite-t-elle l'exemple de la Roumanie, qui se fortifie au dedans pour être respectée au dehors? Que ne réforme-t-elle une administration qui fait regretter le régime turc, il faut bien le dire, aux populations roumaines de Thessalie qui ont d'ailleurs officiellement protesté contre leur annexion à la Grèce? Les Macédoniens, les Épirotes et les Albanais n'ont pas la moindre envie de subir à leur tour cette administration, et la Grèce a malheureusement fourni des arguments à ceux qui font de la conservation d'un fantôme de Turquie un article de leur credo politique.




CHAPITRE VIII

LES MONTÉNÉGRINS



Formé d'un massif montagneux inaccessible, le Monténégro, grâce à sa précieuse situation géographique et à l'indomptable courage de ses habitants, a toujours pu sauvegarder son indépendance. Voici en quels termes s'exprimait jadis le sultan Émir khan, en parlant de ce vaillant petit peuple: «Nous, le sultan Émir khan, dont la domination s'étend de l'orient à l'occident, faisons connaître à nos vizirs, pachas et cadis de Bosnie, Herzégovine, Albanie et Macédoine, provinces limitrophes du Monténégro, que les Monténégrins n'ont jamais été les sujets de notre Sublime Porte, afin qu'ils soient bien accueillis à la frontière, et nous espérons qu'ils procéderont de même vis-à-vis de nos sujets.»

Le traité de Berlin assura au Monténégro une extension territoriale, avec les ports d'Antivari et de Dulcigno, débouchés maritimes précieux pour son avenir économique. Ses habitants avaient mérité cet agrandissement par leur conduite héroïque en 1876 et en 1877, quand ils immobilisèrent un corps d'armée turc de 50,000 hommes. Ce n'est qu'après la défaite des Serbes que, renonçant à leur tactique offensive habituelle, ils durent se contenter d'une admirable défensive.

En vertu du traité de San-Stefano, le gouvernement ottoman cédait au Monténégro une zone de terrain appréciable. Un peuple qui avait aussi vaillamment lutté pour la croix depuis des siècles était bien digne d'être pris en considération, après la guerre victorieuse dans laquelle il venait de se couvrir de gloire; mais les puissances ne donnèrent qu'une insuffisante satisfaction à ses voeux, malgré l'appui de la Russie.

L'Autriche-Hongrie, qui avait jeté son dévolu sur la Bosnie et l'Herzégovine, première étape de son Drang nach Osten, se réserva des régions appartenant au massif montagneux du Monténégro; on reprit même le district de Spizza, qui lui avait été accordé par le traité de San-Stefano. Le seul avantage réel dont bénéficia la principauté fut son extension dans la direction de l'Albanie, qui facilitait l'exploitation de ses forêts et de ses richesses minérales, en portant son commerce un peu au delà de la zone dans laquelle le renfermait sa situation alpestre.

Mais jamais les Monténégrins ne pourront oublier que leur avenir est vers les Balkans, où ils voudraient, en attendant mieux, quelques nouvelles rectifications de frontières destinées à consolider leur pays et à lui assurer un peu plus de terres arables. Le prince régnant actuel, si avisé, si favorisé aussi par de hautes alliances, cherche à tirer parti de ses liens avec les cours européennes pour jeter les bases d'une politique d'expansion. On sait que la princesse Hélène de Monténégro est montée sur le trône d'Italie et que le roi de Serbie actuel, Pierre Ier Karageorgevitch, est veuf de la fille aînée du prince Nikita, dont il a eu des enfants, tandis que le prince Mirko est apparenté aux Obrenovitch par sa femme, née Constantinovitch.

Le Monténégro a fait partie, au moyen âge, de l'empire de Douchan, et lorsque, au seizième siècle, les Turcs soumirent les Serbes à leurs armes, il dut à ses défilés imprenables de pouvoir résister aux hordes musulmanes.

Le prince Nikita, aussi habile diplomate que valeureux guerrier, et tout absorbé en apparence par l'introduction à Podgoritza des systèmes agricoles les plus modernes, n'en suit pas moins avec activité la ligne de sa politique extérieure. L'idée d'une union intime avec la Serbie et de la fraternisation de tous les peuples balkaniques de race slave est le pivot de l'activité politique de la principauté qui rêve de jouer un jour, parmi les nations dites jougo-slaves, le rôle du Piémont en Italie ou celui de la Prusse vis-à-vis des États germaniques.

En attendant, et quoi qu'il en soit de l'avenir de ces projets ambitieux, le prince Nikita, par son prestige parmi les races slaves d'Orient dont il est le plus ancien souverain, comme par ses illustres alliances, pourrait efficacement contribuer à déterminer un courant favorable à la solution du problème oriental. Le lien qui l'unit à la Maison de Savoie semble l'indiquer pour servir en quelque sorte de trait d'union entre l'Italie et les peuples slaves d'Orient.




CHAPITRE IX

QUE FAIRE?



De ce rapide coup d'oeil jeté sur la carte de la péninsule balkanique, il ressort bien qu'après la dissolution fatale de l'Empire ottoman, jamais les peuples chrétiens, désunis et rivaux, ne pourraient s'entendre pacifiquement sur leurs droits respectifs, si l'on tentait de partager entre eux les contrées qui forment encore le domaine des Turcs en Europe. On se heurterait à des prétentions contradictoires.

D'ailleurs l'enchevêtrement, la pénétration réciproque des diverses nationalités exclut tout partage vraiment équitable, car l'ethnographie et la géographie ne concordent pas et les droits historiques de cette poussière de peuples n'offrent pas une base plus solide.

Les Bulgares ne reconnaissent les droits des Grecs que jusqu'à la rivière Aliacmon (Vistritza) et nient absolument ceux des Serbes sur tout le reste du territoire[24].

[Note 24: Dans une carte publiée à Sofia, il y a une vingtaine d'années, les limites de la Grande-Bulgarie s'étendent jusqu'à Ochrida et Salonique, et comprennent toute la Macédoine, la Vieille Serbie et même la partie du royaume serbe située à l'est de la rivière Morava.]

Les Serbes, de leur côté, réclament l'ensemble de la Macédoine, en rattachant à leur nationalité toute cette population slave que les Bulgares affirment être de leur sang.

Les Roumains et les Albanais s'élèvent contre des visées aussi audacieuses sur des régions où eux-mêmes se trouvent parfois supérieurs en nombre aux autres nationalités. Les uns et les autres forment un élément irréductible qui préférerait même le régime turc actuel à une hégémonie grecque ou slave, et ils ont pour eux leur établissement bien antérieur dans les parages qu'ils occupent.

Les Monténégrins compliquent également le problème en s'appliquant à provoquer une union slavo-balkanique, également menaçante pour les Grecs, les Roumains et les Albanais.

Les Grecs n'admettent pas qu'il y ait en Macédoine des Slaves, des Roumains et des Albanais, et réclament, comme héritiers de Byzance, presque toutes les possessions européennes de la Turquie.

Comme les Serbes, les Grecs redoutent de voir s'établir à Constantinople, par l'intermédiaire des Bulgares, un grand Etat panslaviste.

Aussi, quelques personnages grecs, relativement modérés dans leurs aspirations panhellénistes, ont-ils admis, dans l'éventualité d'une confédération balkanique, de concéder aux Serbes quelques territoires de la Macédoine du nord, tout en réservant, bien entendu, pour le royaume hellénique, le reste de la Macédoine avec Salonique, l'Épire et la Crète.

Du côté des Serbes, en 1885, M. Mijatovics, alors représentant de son pays à Londres, a exprimé l'opinion, dans une interview prise par un journaliste anglais, que l'entente de la Serbie et de la Grèce pourrait bien former la base d'une future confédération balkanique, mais à la condition de se partager équitablement la Macédoine.

Mais quel compte a-t-on tenu, dans tout cela, des Bulgares, des Albanais et des Roumains?

Une entente à deux sur ce terrain ne peut avoir aucune valeur, et de semblables projets ne sont guère plus pratiques et réalisables que ceux des panbulgares qui voudraient englober toute la Macédoine.

En prenant pour point de départ l'inéluctable affaissement de la Turquie, il faut bien pourtant que, dans les contrées nouvellement affranchies et mises par les compétitions des nationalités hors d'état de s'administrer elles-mêmes, une autorité quelconque vienne remplacer la domination ottomane et maintenir entre les petits États balkaniques un équilibre indispensable pour la paix future de l'Orient.

Cette autorité ne peut venir que du dehors; or la Russie et l'Autriche-Hongrie nous paraissent exclues par leurs ambitions mêmes,--car nous ne voulons tenir aucun compte des ambitions étrangères, puisque nous nous plaçons au point de vue du seul intérêt des populations balkaniques.

Nous avons acquis l'inébranlable conviction--et c'est ici l'idée, absolument personnelle, qui a déterminé la publication du présent travail--qu'aucune puissance mieux que l'Italie ne pourrait présider à l'oeuvre de régénération de ces peuples chrétiens, en se substituant, avec le consentement de l'Europe, à l'Empire ottoman, pour la tutelle et l'administration des contrées nouvellement affranchies.

Cette tutelle durerait jusqu'au jour où les habitants de ces contrées, aujourd'hui arbitrairement divisées en vilayets et que nous répartirions mieux en provinces d'Albanie et de Macédoine, auraient acquis une suffisante maturité politique et économique. Ce jour-là,--il ne tiendrait qu'à leur sagesse de le hâter,--ces populations auraient à décider de leur sort par voie de plébiscite et à déclarer si elles préfèrent vivre par elles-mêmes, sous une forme républicaine ou monarchique, ou être réunies soit les unes aux autres en fédération, comme les cantons suisses, soit à tel ou tel État; car il faudrait leur assurer la plus complète liberté de disposer d'elles-mêmes, après cette période d'attente.

Mais la solution que nous envisageons comporte, à côté de l'autorité supérieure jugée indispensable, une seconde condition qui consisterait en l'établissement d'un lien unissant entre elles non seulement les deux nouvelles provinces, mais tous les peuples chrétiens de l'Orient, ceux-là précisément dont les propagandes se disputent ces nationalités encore sous le joug. Ce lien, qui leur permettrait à tous--plus ou moins jaloux de leur influence et trop faibles dans l'état actuel et futur des concurrences mondiales--d'établir la paix de la Péninsule sur des bases solides, et que certains écrivains ont parfois souhaité vaguement, c'est la Confédération orientale.

C'est à dessein que nous évitons l'expression de Confédération balkanique, puisque la Roumanie et la Grèce devraient en faire partie, et celle d'États-Unis d'Orient, qui peut-être ferait penser à une centralisation future des divers États confédérés.

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