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Une Confédération Orientale comme solution de la Question d'Orient (1905)

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CHAPITRE X

QUELQUES OPINIONS SUR LA QUESTION D'ORIENT



La question d'Orient a préoccupé jusqu'ici de nombreux esprits. Des écrivains de talent ont publié des livres où ils proposent telle ou telle solution, apte, d'après eux, à régler la situation des peuples d'Orient. Des hommes politiques ont organisé des ligues et des comités destinés à propager leurs idées et à venir en aide aux populations balkaniques.

Avant d'exposer notre propre solution, nous passerons rapidement en revue celles qui ont été proposées jusqu'ici, et dont aucune ne nous paraît pratiquement applicable.

Parmi ceux qui se sont occupés de cette question, quelques-uns préconisent des mesures utiles sans doute, mais trop platoniques; d'autres se placent uniquement au point de vue de l'intérêt d'une grande puissance à laquelle ils veulent inféoder les États des Balkans.

C'est ainsi qu'un écrivain russe, M. Danilewski, tout en admettant le principe d'une confédération,--où il voudrait d'ailleurs faire entrer tous les Slaves,--demande que Constantinople, destinée, dit-il, à devenir la ville commune à tout le monde orthodoxe et slave, soit temporairement occupée par les Russes[25].

[Note 25: N.R. Danilewski, la Russie et l'Europe, Saint-Pétersbourg, 1889.]

L'auteur, dans son projet de confédération, qui peut être considéré à juste titre comme le code du panslavisme, répartit, comme suit, les divers peuples de l'Orient:

1° Empire russe, avec la Galicie et la Ruthénie hongroise;

2° Royaume tchèque-moravo-slovaque, avec annexion du nord-ouest de la Hongrie;

3° Royaume serbo-croate-slovène, comprenant la Serbie, le Monténégro, la Bosnie, l'Herzégovine, la Vieille Serbie, l'Albanie du Nord, la Serbie hongroise, la Croatie, l'Istrie et Trieste;

4° Royaume bulgare (Bulgarie, Roumélie, Macédoine);

5° Royaume roumain (Roumanie et Transylvanie);

6° Royaume hellénique (Grèce, partie de la Macédoine, Crète, Chypre, l'Archipel, etc.);

7° Royaume hongrois;

8° Province de Constantinople.

Avec des idées moins panslavistes que M. Danilewski, le comte Kamarovski, professeur à l'Université de Moscou, trouve que la meilleure solution de la question d'Orient consiste à transformer en une capitale de la Fédération balkanique Constantinople, dont on détruirait les forteresses ainsi que celles du Bosphore et des Dardanelles. L'auteur demande que l'on décide enfin de l'héritage de la Turquie et que l'on choisisse pour cela, non la traditionnelle voie politique avec ses conséquences de bouleversements, d'intrigues diplomatiques et de guerres, mais celle du droit international où se réconcilient les intérêts de toute nature, politiques ou autres, qui sont en jeu dans la question d'Orient. Le comte Kamarovski propose d'attribuer à la Grèce l'Archipel, Candie et Chypre, ainsi que les contrées peuplées par des Grecs, notamment une partie de la Macédoine, dont l'autre partie reviendrait à la Bulgarie. Le Monténégro recevrait l'Herzégovine[26].

[Note 26: Voir: la Question d'Orient, in Revue générale du Droit international public, juillet 1896.]

Ces divers projets préconisés par des écrivains russes masquent mal le secret désir de la Russie de s'emparer de Constantinople et de prendre l'héritage de l'Empire turc. Bien qu'étant fermement partisan du système fédéral, nous exposerons plus loin les raisons pour lesquelles une confédération créée sur de pareilles bases nous paraît impossible. Si nous estimons qu'un large pacte fédéral, à la fois souple et solide, fournirait aux peuples chrétiens d'Orient la sécurité indispensable à leur développement pacifique, nous désirons avant tout qu'il leur permette de vivre par eux-mêmes.

La génération précédente nous a valu quelques projets de solution qu'il nous semble intéressant de citer:

En 1860, nous trouvons l'idée d'une confédération ou union balkanique émise dans quelques brochures. L'une, signée D. Rattos[27] (Constantinopolitain), propose que le sultan soit invité par les puissances à aller établir sa capitale à La Mecque, à Damas, au Caire ou à Alexandrie, ajoutant que bien des princes et bien des peuples, dans l'histoire, pour n'avoir pas su céder à temps à la nécessité, sont sortis de la position malheureuse où ils se trouvaient beaucoup moins bien qu'ils ne l'auraient fait sans leur résistance. Constantinople et les territoires environnants seraient libres, un peu comme Hambourg; le Bosphore et l'Hellespont, neutralisés; enfin les États chrétiens soumis à la domination ou à la suzeraineté de la Turquie seraient constitués en une confédération dont feraient également partie certaines contrées d'Asie Mineure et d'Arménie.

[Note 27: DIONYSE RATTOS, Constantinople, ville libre, Paris, E. Dentu, 1860.]

Il est curieux de noter que, déjà à cette époque, l'auteur reconnaît que l'Autriche seule aurait intérêt à s'opposer à ce plan de confédération, qui lui enlèverait du coup la perspective de s'agrandir vers le sud et de mettre à exécution ses desseins le long de l'Adriatique et du Danube.

La même année, un autre écrivain[28] propose aussi de substituer à la Turquie, bien que celle-ci fût à cette époque beaucoup plus puissante que de nos jours, une confédération de divers États, avec Constantinople ville libre, et souhaite que les grandes puissances, au lieu de poursuivre des conquêtes en Orient, se contentent d'y rechercher la prospérité de leurs intérêts commerciaux.

[Note 28: C. CASATI, le Réveil de la Question d'Orient, Paris, E. Dentu, 1860.]

Revenant aux temps présents, nous mentionnerons que quelques membres des fameux comités bulgares entrevoient, dit-on, une confédération, restreinte d'ailleurs aux seuls peuples de la Macédoine, où ils rêveraient d'organiser une petite «Balkanie» à l'instar de la Confédération suisse. L'agitateur Boris Sarafoff s'est fait prendre une interview dans ce sens, mais les antécédents de ce personnage peuvent le rendre suspect.

Nous rappellerons encore pour mémoire qu'en 1887 les Bulgares ont offert la couronne de leur jeune principauté au roi Charles de Roumanie, ce qui eût constitué, sous un même souverain, une union étroite grâce à laquelle, avec le temps, les deux nations eussent dominé dans la Péninsule; il s'agissait donc plutôt d'une hégémonie.

Comme campagne récemment entreprise dans le sens d'une confédération, campagne qui dépasse le cadre des nations balkaniques, puisqu'elle escomptait déjà le démembrement de la monarchie des Habsbourg,--certains journaux européens ont signalé le pacte slavo-italien, auquel travailleraient MM. Ricciotti Garibaldi et le docteur F. Pavicitch, de Croatie.

Les grandes ligues en seraient: 1° l'organisation indépendante des peuples slaves d'Autriche et des Balkans, pour faire échec aux pangermanistes; 2° l'engagement par l'Italie de ne réclamer que Trente, Trieste et l'Istrie, ainsi que la protection de ses nationaux le long des côtes dalmates; 3° la fédération des nations formées par les Croates, les Slovènes, les Bosniaques, les Herzégoviniens, les Monténégrins, les Serbes, les Bulgares, les Roumains, les Koutzo-Valaques (Roumains du sud), les Albanais et les Grecs.

Nous ne nous arrêterons pas aux ententes esquissées entre certains pays balkaniques sur la base de la race, telle la sérieuse tentative de rapprochement qui s'opère en ce moment entre la Bulgarie, la Serbie et le Monténégro. Cette Triplice ne vise pas un but désintéressé; elle paraît être dirigée contre les progrès et les armements de l'Autriche-Hongrie et encouragée secrètement par la Russie.

Elle prendrait le nom d'«Union slave» ou «Fédération slave», et la Novoié Vrémia dit que «la Macédoine tout entière pourrait en faire partie», ce qui attribuerait à celle-ci un caractère purement slave, au mépris des droits et des aspirations des autres nationalités.

De pareilles ententes séparées, si elles ne sont pas complétées par l'adhésion de tous les peuples intéressés, non seulement ne répondent pas à notre but, mais, en provoquant d'autres contre-ententes même provisoires, elles seraient plutôt propres à devenir une source de conflits qu'à être le prélude d'une Confédération orientale, laquelle doit évidemment tenir compte des intérêts non de deux ou trois nationalités, mais de toutes les nationalités sans exception.

Dans une réunion organisée il y a une dizaine d'années, à Paris, par la «Ligue pour la Confédération balkanique[29]» avec le concours de la «Ligue internationale de la Paix et la Liberté[30]», M. P. Argyriadès, président de la Ligue balkanique, a rappelé que les publicistes les plus renommés, les écrivains les plus désintéressés, ont préconisé l'idée d'une confédération balkanique. M. Argyriadès cite, parmi les plus connus des publicistes européens, Michelet, Louis Blanc, Quinet, Lamartine, Saint-Marc-Girardin, Cattaneo, Garibaldi, Charles Lemonnier, Victor Hugo, Gambetta, le général Türr, Magalhâes Lima, Émile Arnaud, etc., et ajoute que des tentatives d'entente avaient déjà eu lieu entre différents hommes politiques des États orientaux et que des comités s'étaient même formés à Athènes, à Bucarest, en Suisse et en Angleterre.

[Note 29: Voici les articles 2 et 3 des statuts de cette Ligue: «ART. 2.--Le but de la Ligue est de poursuivre la réalisation d'une confédération de tous les peuples de l'Europe orientale et de l'Asie Mineure. ART. 3.--Ces peuples s'énumèrent ainsi: 1° la Grèce avec l'île de Candie; 2° la Serbie avec la Bosnie-Herzégovine; 3° la Bulgarie; 4° la Roumanie; 5° le Monténégro; 6° la Macédoine et l'Albanie qui formeraient un État libre et fédératif; 7° la Thrace avec Constantinople comme ville libre et siège des délégués des États confédérés; 8° l'Arménie et l'Asie Mineure avec les îles de son littoral.»]

[Note 30: Dont M. Émile Arnaud est le président.]

Enfin, plusieurs congrès de la Ligue internationale de la Paix et de la Liberté ont apporté à l'idée d'une Confédération orientale l'appui de leur autorité, notamment à Lausanne en 1869, à Genève en 1876, 1877 et 1886.

Voici comment cette Association s'exprimait à cet égard, le 12 septembre 1886:

«La Ligue internationale de la Paix et de la Liberté manquerait à son premier devoir si, dans la crise que traversent en ce moment les jeunes États de la presqu'île balkanienne, elle ne faisait entendre sa voix. Ces États, même ceux que les convoitises des empereurs ne semblent point menacer immédiatement, courent tous les plus grands dangers. À peine délivrés de l'asservissement, les voilà livrés à des intrigues qui mettent en péril leur libre développement aussi bien que la paix de l'Europe. Leur intérêt particulier se confond avec l'intérêt général de tous les peuples. Leur cause est celle de toutes les nations. La Ligue s'adresse donc à l'opinion publique du monde civilisé, aux hommes d'État de tous les pays qui ont une part dans la direction de la politique européenne, aux peuples balkaniens et à leurs souverains, et les conjure d'obvier à ce menaçant état de choses.

«Le moyen le plus net et le plus efficace de se soustraire aux convoitises malsaines, serait celui d'une organisation fédérative, sanctionnée par une neutralisation garantie par l'Europe. Tel est l'idéal, tel devrait être le but des efforts des peuples balkaniens et de tous les cabinets soucieux de l'équité.»

Il s'est fondé à Londres, en vue de la solution des questions d'Orient, une association qui revêt une haute importance en raison des personnages du clergé et de l'aristocratie ainsi que des nombreuses notabilités politiques, scientifiques et littéraires qui la composent. Le «Comité des Balkans» a pour président sir James Bryce, ministre plénipotentiaire et membre de la Chambre des communes; pour orateur, M. Noël Buxton, et pour secrétaire, M. W.A. Moore. Sur la liste des vice-présidents, nous relevons les noms des évêques de Lichfield, de Hereford, de Worcester, des très hon. Herbert Gladstone et lord Edmond Fitzmaurice, du comte d'Aberdeen, etc. Comme correspondants étrangers figurent MM. de Pressensé, député; Victor Bérard; M. P. Quillard (du comité arménien de Paris); le marquis de San-Giuliano, député, ancien ministre, de Rome; G. P. Villari et Agnoletti, de Florence.

Cette association internationale a pour programme, en ce qui concerne la Macédoine, l'autonomie de cette province sous un gouverneur européen responsable seulement devant les puissances, et elle compte pour atteindre ce but sur l'action combinée de l'Angleterre, de la France et de l'Italie.

Le Balkan Committee a convoqué cette année à Londres une conférence dans l'intérêt des populations chrétiennes de l'Empire ottoman, sous la présidence de sir James Bryce.

Au cours de cette conférence, où plusieurs orateurs français et italiens prirent la parole, M. Victor Bérard, dont les ouvrages sur les questions orientales sont bien connus, a résumé dans son allocution l'opinion générale en disant qu'aussi bien que l'assistance présente, le Comité arménien-macédonien de Paris n'espérait guère voir l'Autriche et la Russie réussir à résoudre le problème macédonien. M. Bérard rappelle le rôle efficace et conciliant joué en Crète par les amiraux Canevaro, Pottier et Noël, et déclare que la seule chance d'arriver à une solution favorable semble consister dans l'entente cordiale des trois grandes puissances libérales, l'Angleterre, l'Italie et la France.

Les idées émises à l'occasion de cette conférence cadrent dans une certaine mesure avec les nôtres, et nous serions heureux si notre proposition trouvait un appui au sein du «Comité des Balkans».

En résumant, dans ce chapitre et dans le suivant, les différentes opinions relatives à la question d'union entre les peuples balkaniques, nous n'avons fait qu'analyser des écrits n'engageant que leurs auteurs.

Nous parlerons, plus loin, de la Confédération orientale telle que nous la proposons, et qui seule, d'après nous, peut apporter une solution équitable et radicale à la question d'Orient.




CHAPITRE XI

LA CONFÉDÉRATION ORIENTALE



Qu'il s'agisse des individus on des peuples, l'avenir immédiat semble appartenir au principe d'association, aux groupements politiques ou économiques se traduisant par la création des unions douanières et des trusts, par la politique mondiale des nations, par les idées d'impérialisme, de panbritannisme, de pangermanisme, de panslavisme, d'union latine, etc.

Les luttes des sociétés humaines ont singulièrement élargi leur champ. Elles avaient commencé entre individus, puis entre tribus, avant de se poursuivre de municipe à municipe et de province à province; celles-ci se sont groupées en États armés les uns contre les autres, les grands absorbant ou tendant à absorber les petits. Mais qui sait si, un jour, sous l'influence des idées humanitaires, et en présence tant du péril jaune singulièrement menaçant que de la concurrence économique des États-Unis d'Amérique, on ne comprendra pas la nécessité de grouper en un seul faisceau les États-Unis d'Europe?

La période des conquêtes semble, en effet, de plus en plus condamnée par la conscience universelle, de plus en plus impuissante aussi. Les efforts violents d'assimilation ont échoué en Pologne, en Finlande, en Arménie. C'est pourquoi le militarisme est en baisse partout; les peuples se gouvernent davantage par eux-mêmes et le désarmement partiel, voulu par les masses et dont la diminution progressive de la durée du service militaire est un premier symptôme, amènera les nations, pour assurer leur existence, à l'adoption du système confédératif. Cette garantie mutuelle aura pour conséquence la fin des guerres continentales, les armées de terre permanentes disparaissant et ne laissant guère subsister qu'une forte gendarmerie pour assurer l'ordre intérieur, et de puissantes escadres pour tenir en respect les menaçantes formations extra-européennes dont nous avons parlé.

En traitant, dans un ouvrage récent[31], d'une future confédération européenne, l'éminent publiciste J. Novicow s'exprime ainsi:

«... Nous commençons à percevoir nettement la solidarité qui nous unit. En effet, espérer établir le bonheur d'une nation sur le malheur de ses voisines, est faire preuve de la plus profonde ignorance. La Russie, par exemple, est autant intéressée à l'indépendance de la Pologne qu'à la sienne propre. La sécurité complète de chaque nation, c'est-à-dire la possibilité pour elle d'atteindre le maximum de bonheur, ne pourra être obtenue que par l'établissement d'institutions fédérales qui assurent la sécurité de toutes. En dehors de la fédération, il n'y a pas de salut.»

[Note 31: Bibliothèque pacifiste internationale. J. Novicow, De la possibilité du bonheur, Paris, 1904.]

Si l'Amérique est un danger, elle offre aussi un exemple. Les États-Unis, qui devancent la vieille Europe par tant de côtés, ne sont-ils pas constitués en grande partie sur une base fédérale? Et si l'on s'en rapporte aux congrès panaméricains réunis dans ces dernières années, il est même à noter qu'à Washington on envisage déjà l'union future des deux Amériques.

Quant aux États-Unis d'Europe, cette formation ne s'opérera pas brusquement, mais elle résultera insensiblement du jeu naturel des lois sociales. Les nombreux congrès internationaux, en tête desquels il faut placer le congrès de La Haye, les traités d'arbitrage et d'entente, en sont les premières ébauches.

Dans l'antiquité, l'Empire romain constitua déjà une sorte de fédération d'États, mais dans les conditions les plus diverses, variant de la plus complète sujétion au lien purement nominal. L'organisation d'un ensemble aussi vaste était prématurée, aux premiers siècles de l'ère chrétienne. L'outillage scientifique et industriel ne permettait pas de donner une circulation vitale suffisante à des nations couvrant à peu près 5 millions de kilomètres carrés.

D'ailleurs, pour défendre son domaine peuplé d'environ 100 millions d'âmes, jamais Rome n'eut plus de 300,000 soldats. Mais si elle fut inhabile à donner au monde un bonheur parfait, elle sut du moins assurer de longues périodes de paix universelle, elle exerça une police supérieure des nations.

Combien plus aisément aujourd'hui, grâce à la rapidité des communications et à ses puissantes flottes, l'Angleterre sait administrer toutes les parties de son Empire, le plus vaste, le plus disséminé qui fut jamais!

De nos jours, au centre de l'Europe, un petit État admirablement civilisé, la Confédération helvétique, nous offre en réduction ce que pourrait être un jour en grand la Confédération européenne.

La Suisse met en pratique une maxime de saint Étienne, premier roi de Hongrie, que nous aurions pu placer comme épigraphe en tête de ce livre: Unius linguæ, uniusque moris regnum imbecille et fragile est.

Toutefois, il ne saurait s'agir d'un gouvernement fédéral suprême exerçant une action non seulement sur les États qui s'associent, mais sur les citoyens de chacun d'eux. On arriverait simplement à un système d'États confédérés, conservant le principe de leur souveraineté, le droit de se gouverner par des lois particulières, en s'obligeant uniquement à faire exécuter, dans l'intérieur de leurs limites propres, les résolutions générales délibérées et adoptées en commun. Nous avons tenu à noter cette distinction, que nous réitérerons à propos d'une Confédération orientale.

Le plus grand mérite d'une Confédération paneuropéenne serait, à l'imitation de ce qui est en Suisse, de comprendre les éléments ethniques les plus divers et de supprimer ainsi toutes les causes de conflit, en permettant, par des procédés pacifiques, d'indispensables modifications de frontières; car les projets de confédération ne visant que les intérêts d'une seule race constituent un danger et non une sécurité. Cela est vrai pour le pangermanisme, plus vrai encore pour le panslavisme qui placerait la Russie à la tête d'un groupement d'États englobant tout l'est de l'Europe.

Nous nous sommes contenté d'ébaucher ce rêve d'une Confédération européenne. Pour le moment, nous serions heureux de voir se réaliser le projet plus modeste d'une Confédération orientale.

La plupart des écrivains qui ont émis l'idée d'une Confédération orientale, l'ont fait avec l'arrière-pensée, sinon avec l'opinion nettement exprimée, qu'une telle union offre dans le présent les plus grandes difficultés de réalisation[32].

[Note 32: Dans un article paru en janvier 1892 dans la Revue d'histoire diplomatique, sous le titre la Confédération balkanique, M. Ed. Engelhardt, après avoir résumé l'historique des rivalités entre les peuples d'Orient et montré que les transformations accomplies après la guerre de 1877-78 n'ont fait qu'aggraver ces divisions, se borne à reconnaître que «l'esprit d'accommodement et de conciliation dans le domaine des intérêts politiques suppose un degré de civilisation et de stabilité auquel tous les facteurs de l'Union balkanique ne sont pas encore parvenus».]

Au premier abord, il semblerait qu'un pacte fédéral entre les peuples de l'Orient européen soit irréalisable, les rivalités de race sur lesquelles nous venons d'insister paraissant creuser entre eux un abîme que rien ne comblerait. Et pourtant, combien de gens sensés, parmi les intéressés eux-mêmes, lasses de tous les maux qu'entraînent ces querelles de races, ces luttes armées, ces révolutions et ces contre-révolutions, essayent de déterminer un courant nouveau! Est-ce donc impossible?

Mais, en Macédoine même, les races avaient vécu en bonne harmonie jusqu'au milieu du siècle dernier, et la cause de leurs mésintelligences à été moins le réveil de la conscience nationale que l'intransigeance du patriarcat grec. Sans son attitude partiale, le développement de chaque race dans sa propre langue se fût opéré parallèlement et eût été considéré par les autres comme un phénomène tout naturel. Puis, ces querelles ont été attisées par ceux qui ont intérêt à diviser pour régner; il serait difficile de déterminer qui, de la Russie ou de l'Autriche, y a eu la plus grande part.

D'ailleurs, il faut bien envisager la question à un autre point de vue un peu terre à terre. Il y a actuellement, en Turquie, un prolétariat intellectuel chrétien qui ne peut se caser nulle part. Les jeunes gens sortis des écoles aspirent aux carrières administratives, qui sont réservées presque exlusivement à l'élément musulman. Les causes avouées des derniers soulèvements ont existé de tout temps; mais ces insurrections sont surtout l'oeuvre de ceux qui, avec des capacités et une instruction supérieure, rêvent de se faire une place au soleil. Ils trouveraient immédiatement à utiliser leur autorité et leurs talents, dans un État libéré du joug ottoman; et par le fait qu'ils seraient pourvus, ils deviendraient les plus sûrs gardiens du nouvel ordre de choses.

Les peuples, comme les individus, finissent par se lasser des interminables querelles. Les plus beaux courages s'usent dans ces luttes énervantes où l'on risque à chaque moment d'en venir aux mains, souvent pour un mince intérêt. Alors, se reprenant, on se demande si le troisième larron n'est pas là, prêt à profiter de la dispute.

Des peuples chrétiens qui ont tant d'intérêts communs, que leur enchevêtrement même oblige à des rapports journaliers, ne peuvent s'absorber indéfiniment dans la pensée de se nuire et de s'anéantir. À l'heure actuelle, les éléments turbulents, chauvins, ont encore le dessus; cela est dû aux circonstances, mais non à une inexorable fatalité, et, la cause cessant, une réaction ne saurait tarder à se produire.

Mais la cause pourrait-elle cesser brusquement? Autrement dit, la fin du régime turc, laissant aux prises les compétiteurs bulgares, serbes, albanais, roumains et grecs, et les pires compétiteurs russes et autrichiens, n'augmenterait-elle pas l'anarchie? Si, sans doute, à défaut de l'instrument modérateur que nous préconisons.

C'est précisément la perspective de cette période troublée, dont on ne saurait prévoir la durée, qui a créé le dogme de «la Turquie, moindre mal». Aussi la plupart des écrivains qui ont envisagé une solution du problème oriental commencent par proclamer la nécessité du maintien de l'Empire ottoman comme condition de toute paix balkanique. Ils souhaitent ensuite platoniquement l'impossible égalité des droits de toutes les races et les non moins chimériques réformes sérieuses permettant à tous les éléments ethniques de se développer.

Et ce ne sont certes pas les premiers venus qui font entendre cette note sceptique ou découragée.

Déjà, en 1860, Saint-Marc-Girardin voulait que l'on plaçât la Turquie sous une sorte de tutelle; que l'on y envoyât des corps d'occupation et de nombreux fonctionnaires européens, sans envisager la possibilité de se passer de la Turquie[33].

[Note 33: Mise en tutelle de la Turquie par l'Europe, in Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1860. Cette idée a été reprise par le comte Benedetti: la Question d'Orient, in Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1897.]

En 1894, l'éminent homme d'État grec Tricoupis avait entrepris un voyage dans les pays des Balkans et l'on crut qu'il songeait à préparer la formation d'une ligue balkanique. Mais il déclara par la suite qu'il se bornait à souhaiter des réformes intérieures dans l'Empire ottoman et, pour les peuples chrétiens, une ère de réconciliation et d'entente sur les questions d'organisation ecclésiastique et scolaire.

Dans un article que publiait, en 1903, la Monthly Review de Londres, M. Take Ionesco, ancien ministre roumain, traitant la question des Balkans, déclare qu'une Confédération balkanique serait pour le moment impossible à réaliser à cause de la trop forte opposition des intérêts en présence. Il s'empresse d'ailleurs d'ajouter que «la fédération ou quelque chose de ce genre serait l'idéal».

M. Take Ionesco a fort bien plaidé cette cause dont la réalisation pourtant lui semble lointaine: «Certes, elle seule (la confédération) pourrait donner à ces États, chacun trop faible isolé, assez de force pour pouvoir exister par eux-mêmes et ne plus être les satellites acceptés avec plus ou moins de bonne grâce par telle ou telle grande puissance. Malgré les différences de race, de caractère, de langue et de moeurs, il y a dans la communauté du passé et dans l'intérêt commun un puissant ciment pour une fédération future. Probablement, un jour elle se fera.»

Dans une préface magistrale au livre de M. René Henry, intitulé: Questions d'Autriche-Hongrie et question d'Orient, M. Anatole Leroy-Beaulieu s'exprime ainsi au sujet de la situation balkanique: «La meilleure solution, la seule rationnelle et définitive, serait celle que réclament les peuples de la Péninsule: le Balkan aux peuples balkaniques. Mais cette solution, la seule conforme au droit moderne, la seule qui puisse pacifier l'Orient, bien des choses, hélas! peuvent la retarder longtemps encore. Elle n'a pas seulement contre elle les résistances de la Turquie, les défiances, les jalousies, les combinaisons égoïstes des puissances ou la crainte de porter un coup irréparable à ce qui reste de l'Empire ottoman; elle a contre elle les rivalités et les haines nationales des peuples mêmes qui l'appellent de leurs voeux. D'accord sur la formule d'émancipation, les États et les peuples de la Péninsule ne le sont pas sur la façon de l'appliquer... Une seule chose pourrait leur apporter la force et leur garantir une pleine indépendance, la fédération balkanique...»

Il est un fait international qui mérite de retenir l'attention: le principe de l'autonomie basée sur les conditions ethniques des peuples balkaniques a été énoncé--pour la première fois, croyons-nous, au sein d'un parlement européen--quand, dans son discours du mois de mai dernier sur la politique extérieure de l'Italie, M. Tittoni, ministre des affaires étrangères du roi Victor-Emmanuel, déclara, ce qui est très favorable à notre thèse, que ce principe devrait prévaloir, au cas où le statu quo ne pourrait plus être conservé dans la Péninsule.

Est-il besoin de répéter que ce statu quo n'ayant aucune chance de produire dans l'avenir des conséquences utiles à la paix et à la prospérité des intéressés, le meilleur moyen de parer aux difficultés, ou du moins de les atténuer, serait de poser franchement et immédiatement les premières bases d'une confédération générale des peuples chrétiens d'Orient?

Que ceux qui, destinés à y entrer, jouissent de leur pleine indépendance, s'y préparent donc! Les autres auraient la perspective de trouver bientôt, avec les bienfaits de la liberté, la sécurité du lendemain. Que les deux grandes puissances qui poursuivent un rêve égoïste renoncent à cet effort stérile!

Ce serait là suivre le précieux exemple donné par l'Angleterre et la France, qui ont conclu une convention d'arbitrage sur la base de leurs intérêts réciproques. Si cette sincère volonté de s'entendre ne s'affirme pas, ce ne sont pas les «notes identiques» relatives aux réformes, présentées par les ambassadeurs d'Autriche-Hongrie et de Russie, qui sauraient éventuellement empêcher ni les mésintelligences, ni les conflits sanglants.

Tout à l'heure, nous avons demandé à la Suisse moins un programme qu'une simple indication. La République helvétique est, en effet, une fédération trop étroite, trop centralisée, pour que nous la proposions comme un modèle sans retouches. Si nous l'avons mentionnée en première ligne, c'était pour démontrer qu'un accord peut exister, malgré la diversité la plus absolue des races, des cultes et des langues. Ce cas se présenterait pour la Macédoine au même degré que pour la Suisse, sans qu'il soit plus impossible, sinon plus difficile, en Macédoine qu'en Suisse, de faire vivre en bonne intelligence, sous un même drapeau fédéral, des groupements d'individus de race et de religion différentes.

Mais il n'y aurait pas que la Suisse à citer. L'Allemagne et l'Autriche-Hongrie ne sont-elles pas, à tout prendre, des confédérations, --très centralisées, il est vrai,--dont la seconde réalise une véritable mosaïque de races, de langues et de religions?

L'union de plusieurs États en vertu d'un pacte constitue un fait très ancien et très fréquent dans l'histoire,--ainsi encore la Suède et la Norvège.

Il est évident que ce que nous préconisons pour l'Orient européen n'est pas ce gouvernement strictement fédéral que nous définissions plus haut pour dire qu'il ne conviendrait pas aux États-Unis d'Europe de l'avenir, mais une simple association,--répétons-nous: un système d'États confédérés, gardant intact le principe de leur souveraineté, ainsi que le droit de se gouverner par des lois particulières, et s'obligeant seulement à faire exécuter dans l'intérieur de leurs limites propres les résolutions générales délibérées et adoptées en commun.

S'il en était autrement, nous ne saurions proposer une telle organisation à des États souverains comme la Grèce, la Bulgarie, la Serbie, le Monténégro, et, on le verra tout à l'heure, la Roumanie. Aucun ne renoncerait, par exemple, à entretenir des relations diplomatiques avec les autres nations; aucun ne consentirait à une diminutio capitis.

Mais en a-t-il jamais été question?

Pour bien faire comprendre la signification d'une confédération telle que nous l'entendons, nous ne saurions trouver dans le passé, à défaut du présent, un meilleur exemple que celui de la Confédération germanique, créée en 1815, et qui, avant 1866, comprenait comme adhérents, en dehors des princes et des villes libres de l'Allemagne, l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse, le roi de Danemark pour le Holstein et le Luxembourg, et le roi des Pays-Bas pour le grand-duché de Luxembourg. L'empereur d'Autriche en était le protecteur.

Les intérêts de la Confédération étaient réglés par une Diète siégeant à Francfort, à laquelle assistaient les plénipotentiaires des États. Il y avait des assemblées ordinaires et des assemblées générales; dans ces dernières, où la majorité valable devait comprendre les deux tiers des votes, se discutaient les questions relatives aux lois organiques servant de base à la constitution; on s'y occupait en outre des affaires religieuses et de l'admission de nouveaux États.

Les différents adhérents s'obligeaient à défendre l'Allemagne et se garantissaient mutuellement toutes leurs possessions. Ils conservaient leur indépendance respective et leur représentation diplomatique, avec toute latitude de conclure des traités et même des alliances, à la seule condition de ne pas contracter d'engagements internationaux susceptibles de porter atteinte à la sécurité de la Confédération.

Ce n'est encore qu'une indication, et nous nous garderions bien d'apporter ici un plan préconçu; mais, pour serrer de plus près la question, nous dirons qu'une Confédération orientale durable devra reposer sur les bases les plus larges possibles et, en réalité, constituer plutôt une alliance étroite.

À vrai dire, depuis un siècle, le système fédéral perd de son importance dans certains groupements d'États qui ont une tendance à resserrer des liens d'abord lâches, pour aboutir à la centralisation, à l'unification plus ou moins parfaite. Ainsi la Fédération américaine est devenue l'Union de 1787; celle de Suisse, l'État composé de 1848; celle d'Allemagne, l'Union germanique de 1866, puis l'Empire de 1871. Les coutumes et intérêts particuliers des peuples sont progressivement subordonnés au prestige du pouvoir central qui, en vue des luttes internationales politiques et économiques, tend à centraliser toutes les forces pour donner à son action plus de rapidité et de poids. La Confédération proprement dite est remplacée par l'État confédéré où la politique étrangère appartient à l'État général, tandis que l'administration intérieure est laissée à l'État particulier.

C'est pourquoi l'autorité de l'Empire allemand s'augmente avec chaque loi nouvelle qu'il édicte sur des matières considérées auparavant comme rentrant dans la compétence des États particuliers.

En Allemagne cependant, comme d'ailleurs dans les États-Unis de l'Amérique du Nord et surtout du Brésil, nous avons affaire à des groupements de même race, surtout de même langue,--ce qui ne serait certes pas le cas pour les peuples entrant dans notre Confédération orientale.

Pour nous résumer, nous avons personnellement la conviction que, dans un avenir assez rapproché, non seulement les États balkaniques tout d'abord, mais encore plus tard ceux qui composent l'Empire des Habsbourg--où sont rassemblées et enchevêtrées les races les plus disparates, qui toutes ont la ferme intention de se sauvegarder et de développer leur nationalité propre--devront forcément adhérer au principe de la confédération d'États dans l'ancienne et large acception du mot. Il s'agira d'éviter le courant centralisateur et de le tempérer par le respect du principe des nationalités. Il conviendra également de prendre toutes les mesures nécessaires pour qu'on ne puisse faire à ces confédérations le reproche d'apporter de la lenteur et du manque d'unité dans leur fonctionnement organique.




CHAPITRE XII

LE RÔLE DE L'ITALIE



Ayant examiné la question de la Confédération orientale en elle-même, nous allons exposer les raisons qui nous paraissent militer en faveur de l'idée que nous considérons comme essentielle, consistant à confier à l'Italie, en même temps que le soin de veiller à l'organisation des contrées affranchies du joug ottoman, la présidence et la protection de toute la Confédération orientale.

Les trois nations balkaniques indépendantes, Bulgarie, Serbie et Monténégro, ainsi que la Grèce et la Roumanie, ne voudraient jamais se soumettre à la présidence de l'une d'elles, pas plus sans doute que cette présidence ne serait reconnue sans conteste pat certains des éléments des nouvelles provinces que nous découpons dans le domaine européen de la Turquie. À qui confier, dès lors, l'autorité nécessaire pour grouper les États indépendants, pour diriger les premiers pas des provinces affranchies et pour parler en leur nom collectif dans les complications européennes possibles?

Et, le jour où les Turcs abandonneront l'Europe,--fait qui se produira fatalement tôt on tard,--qui asseoir à Constantinople, où il conviendrait le mieux d'établir alors la capitale de la Confédération, c'est-à-dire le siège de la Diète fédérale, comme autrefois Francfort pour la Confédération germanique?

Parmi les grandes puissances, l'Angleterre et la France sont bien éloignées, outre que la forme républicaine de la seconde pourrait constituer un empêchement aux yeux des vieilles monarchies. L'une et l'autre ont d'ailleurs, pour satisfaire leur ambition, d'immenses domaines coloniaux à exploiter, et elles devraient, semble-t-il, se contenter de sauvegarder en Orient leurs grands intérêts commerciaux et financiers.

Nations essentiellement libres et prospères, elles pourraient concourir à la noble mission d'assurer aux peuples orientaux une existence heureuse et indépendante, en accordant aux États de la jeune Confédération, surtout aux provinces nouvellement créées, l'appui financier nécessaire pour leur consolidation économique.

Elles pourraient aussi s'intéresser à la liquidation turque, en Macédoine et en Albanie; car si les intérêts des détenteurs de la dette ottomane et des entrepreneurs de travaux publics en cours ou non soldés doivent avant tout être sauvegardés, il serait équitable d'offrir au sultan et aux dignitaires ottomans des indemnités pour leurs palais et leurs propriétés, sans regarder à l'origine première de ces fortunes, qui est évidemment la spoliation. Il y a, d'ailleurs, des règles établies pour la transmission des droits régaliens.

La Russie serait trop redoutable, si elle arrivait à réaliser le rêve de tous les panslavistes, c'est-à-dire une grande Confédération slave placée sous son protectorat, et à plus forte raison une Confédération lui subordonnant des éléments de races différentes.

Le propre du vrai panslaviste consiste à réduire la question d'Orient à une question purement slave, et à voir dans le tsar de toutes les Russies le successeur du grand Constantin, le néo-empereur chrétien d'Orient appelé à abattre les minarets de Sainte-Sophie.

Or il n'est pas douteux--le mot d'Alexandre III sur le prince de Monténégro, son «seul ami», est là pour le prouver--que ce point de vue ne conviendrait nullement même aux deux principaux peuples slaves de la Péninsule, qui veulent bien, jusqu'à nouvel ordre, bénéficier de l'appui des Russes, mais qui ne consentiraient jamais à les avoir pour maîtres.

On a vu comment le tsarisme s'est comporté en Bulgarie, lors des débuts de la principauté. Au surplus, l'exemple de la Pologne, de la Finlande, des provinces baltiques et de la Bessarabie n'est vraiment pas encourageant, et il ne serait pas rationnel, quand il n'existe plus en Europe que deux monarchies absolues, la Turquie et la Russie, de briser l'une pour confier à l'autre la tâche d'assurer le développement, selon les principes constitutionnels qu'elle réprouve, des éléments libérés.

D'ailleurs, le grand Empire du nord s'est taillé assez de besogne en Extrême-Orient. S'il est victorieux du Japon, il mettra longtemps à réparer ses forces épuisées par la lutte; s'il est vaincu, il lui manquera le prestige et l'autorité morale nécessaires pour reprendre avec des chances de succès ses desseins ambitieux dans l'Orient européen.

L'Autriche-Hongrie serait, à première vue, moins menaçante pour toutes les races balkaniques en général, car, à l'encontre de l'Empire moscovite, elle ne s'appliquerait pas à absorber et à nationaliser de nouveaux peuples. Elle a aussi pour elle son administration très habile, peut-être sans égale en Europe.

Mais en admettant que la monarchie des Habsbourg, qui passera bientôt par une crise redoutable, ne vienne pas à se morceler par elle-même, elle constitue un assemblage de races trop disparates, elle manque trop de cohésion pour servir en quelque sorte de soudure à un nouveau groupement de peuples divers. Et puis sa propagande catholique dans les Balkans, sa situation particulière vis-à-vis de la papauté qui ne permet pas à l'Empereur de rendre, à Rome, les visites du roi d'Italie, sont propres à exciter les méfiances des chrétiens d'Orient, en immense majorité orthodoxes et très attachés à leur rite.

À l'égal de la Russie, l'Allemagne, déjà riveraine des mers du nord et que les pangermanistes rêvent de voir maîtresse absolue de l'Europe centrale, obtiendrait, par son établissement sur le Bosphore et les Dardanelles comme présidente de la nouvelle Confédération, une prépondérance qui paraîtrait intolérable aux autres grandes puissances européennes. Cette situation faciliterait à l'excès son extension en Asie Mineure, où elle s'est déjà assuré, par le chemin de fer de Bagdad et de Bassora, d'énormes avantages économiques.

Rien, au surplus, n'empêcherait l'Allemagne, dont l'activité s'est ouvert comme champ de pénétration la Syrie et l'Assyrie, c'est-à-dire d'immenses contrées vierges en partie d'une étonnante fertilité, de profiter encore des larges franchises commerciales que lui concéderait la nouvelle Confédération. Elle pourrait développer ses transactions dans l'Orient européen, et même y prétendre au premier rang économique, grâce à l'activité et à l'intelligence pratique de ses agents. Mais il serait impossible de la mettre à la tête des peuples confédérés, d'ailleurs trop éloignés de ses frontières. La Russie notamment se sentirait comme reléguée au rang de puissance asiatique, séparée du reste de l'Europe par un rideau germanique continu qui irait du nord au sud de l'Europe, et rien ne saurait lui faire accepter une pareille perspective.

D'élimination en élimination, il ne nous reste que l'Italie, qui occupe une situation exceptionnelle parmi les grandes puissances, se trouvant à la fois appartenir à la Triple Alliance et entretenir les relations les plus amicales avec l'Angleterre, et même, depuis quelque temps, avec la France, tout en ayant avec la Russie des rapports moins étroits sans doute, mais absolument corrects.

L'Italie semble à tous les égards comme la benjamine, la favorite de l'Europe. Puissance catholique, elle n'est aucunement imbue d'esprit de prosélytisme papiste ni de sectarisme antireligieux. La croix de Savoie qui figure au centre de son écusson est un emblème symbolique; propre à tous les rites chrétiens, elle remplacerait avantageusement, pour les peuples nouvellement libérés, le croissant qui orne l'étendard du prophète.

Ce royaume, simplement et essentiellement méditerranéen, pourrait actuellement étendre son action sur les peuples de la Confédération et même occuper éventuellement un jour Constantinople, sans exciter les trop justes appréhensions que provoquerait en pareil cas un des Empires précités. Il serait mieux en mesure de constituer, sans danger pour la nationalité des peuples balkaniques, le lien et l'autorité que nous considérons comme indispensables à la jeune Confédération future.

C'est surtout comme puissance maritime que l'Italie pourrait vraiment jouer son rôle de protectrice vis-à-vis de la Confédération orientale.

On sait combien les grands États et même les nations secondaires font d'efforts et de sacrifices pour augmenter leurs flottes de guerre, et l'on peut dire que de nos jours la puissance et la prospérité des peuples dépend plus encore de leurs forces navales que de leurs armées de terre.

Les États qui constitueraient la Confédération ont presque tous une grande étendue de côtes. Or, aucun d'eux n'a de flotte capable de les protéger. Seule la Grèce possède quelques petits navires de guerre. Cette force navale serait absolument insuffisante pour défendre les côtes de la Confédération et protéger son commerce maritime.

L'Empire ottoman, qui possède cependant une armée de terre encore redoutable, doit surtout sa faiblesse au manque absolu de navires de guerre modernes. Chaque fois qu'il s'est élevé un différend diplomatique entre la Turquie et quelque autre puissance, il a toujours suffi d'une démonstration navale, ou même d'une simple menace de démonstration, pour obliger la Porte à céder immédiatement sur tous les points.

L'Italie possède aujourd'hui une flotte de guerre de tout premier ordre, non seulement par le nombre, mais aussi et surtout par la puissance de ses unités navales. Cette flotte serait un sûr garant aux États confédérés que leur littoral et leurs navires de commerce seraient efficacement protégés.

L'Italie est, il faut le rappeler, la seule nation moderne dont le droit public soit fondé sur le principe des nationalités. À la Chambre des députés de Rome, au palais Montecitorio, sont inscrits en grandes lettres d'or les résultats des plébiscites qui ont constitué le royaume. Même les irrédentistes les plus fougueux n'ont jamais porté leurs vues que sur des terres vraiment italiennes par la langue et les moeurs, en soumettant l'accomplissement de leurs voeux au libre consentement des habitants. L'Italie n'a pas et ne veut pas d'opprimés. Voilà déjà des garanties morales.

Un fait nous a frappé. Chaque fois que, parmi les grandes puissances intéressées à surveiller les événements d'Orient, il s'est produit une action commune et qu'il s'est agi d'attribuer à l'une d'elles le commandement ou la présidence, on a évité de confier ce rôle à la Russie ou à l'Autriche, et l'on a au contraire souvent pensé à l'Italie.

C'est ainsi que, pendant la guerre gréco-turque, lorsque les amiraux commandant les escadres européennes réunies à l'île de Crète durent nommer l'un d'eux pour les présider, c'est tour à tour l'amiral français et l'amiral italien qui furent choisis.

De même, quand on créa une gendarmerie internationale recrutée parmi les grandes puissances, pour maintenir l'ordre en Macédoine, c'est encore un Italien, le général de Georgis, qui fut nommé commandant en chef.

Voyons ce qui prépare historiquement le royaume transalpin au rôle modérateur que nous lui assignons.

Nous évoquerons le droit historique avec l'extrême prudence qui nous a déjà guidé à propos des peuples des Balkans. Mais, sans insister sur le temps où l'Empire romain englobait non seulement tous les pays subdanubiens, mais encore, au nord de l'Ister, la Roumanie qui entre dans notre système, jamais l'influence de l'Italie ne cessa d'être prépondérante dans ces contrées, avant et après la conquête ottomane.

Il est bien évident que, depuis les jours où l'empereur Trajan, avec une merveilleuse prévoyance politique, confiait, dès le deuxième siècle de l'ère chrétienne, aux colons de la Dacie, la garde des aigles romaines sur ce front de bandière de l'Empire, le courant latin s'est maintenu au pied des Karpathes, puisqu'il a donné naissance à l'État roumain, dont la langue, dérivée du sermo rusticus, est si peu pénétrée d'éléments étrangers. Mais un phénomène de même nature s'est encore produit dans les Balkans et dans le Pinde.

Laissons les nombreuses découvertes épigraphiques qui permettraient encore de douter de sa continuité: elle est affirmée par la conservation, dans ces deux régions, de cet élément ethnique à idiome latin qui, sans pouvoir s'agglomérer en formations compactes au point d'y dominer sans conteste, y a toujours maintenu le souvenir de Rome et a en quelque sorte empêché les titres de la métropole de se prescrire dans la Péninsule.

Mais, en dehors de cet élément néo-latin «fier encore de se nommer romain», comme disait Pouqueville, de ce million de Roumains du sud disséminés en Macédoine, en Épire et en Thessalie, une partie, peut-être considérable, des populations de la Serbie et de la Bulgarie est composée de Latins plus ou moins slavisés,--ils se reconnaissent du moins à leur type, si différent du type slave. Cela explique avec quelle facilité l'empereur Joanice a pu réunir sous son sceptre les Roumains du sud et les Bulgares, pour en former cet État unifié auquel un pape, sans distinguer entre les deux éléments, donnait en quelque sorte des lettres d'indigénat. Mais nous ne voulons pas trop insister sur cette thèse, bien que de nombreuses autorités lui prêtent leur appui.

Venise et Gênes recueillirent l'héritage de Rome dans la Méditerranée; elles créèrent les Échelles du Levant et poussèrent leurs comptoirs sur les deux rives du bas Danube. L'Albanie et l'Épire, vu leur proximité, entretinrent, pendant le moyen âge, les relations les plus étroites avec les républiques italiennes, qui furent la source de leur prospérité[34]. Cette influence, basée sur les échanges, domina encore dans la Serbie orientale, en Croatie et en Bosnie.

[Note 34: L'Italie, au point le plus resserré du canal d'Otrante, n'est séparée que par 75 kilomètres de l'Épire.]

On peut dire que l'ensemble du commerce de l'Orient était entre les mains de Venise, de Gênes, de Pise, de Raguse, qui jouissaient de privilèges exceptionnels. La Valachie et la Moldavie elles-mêmes conservaient un contact direct avec l'antique Métropole. La relation de Del Chiaro, agent diplomatique de la République Sérénissime, est instructive à cet égard; il semblait se trouver chez lui à la cour des vieux Bassaraba, l'ancienne dynastie des pays roumains.

Les États italiens entretinrent toujours avec les princes chrétiens d'Orient des relations qui ne cessèrent pas, lorsque, le temps des croisades passé, les autres nations de l'Europe, absorbées par leurs bouleversements intérieurs, eurent renoncé à s'opposer aux envahissements des Turcs. Or, la papauté d'une part et de l'autre Venise, où se concentraient tous les fils de la politique orientale, s'efforcèrent, à diverses reprises, de former entre ces princes une ligue capable d'arrêter le flot des invasions musulmanes. Malgré quelques ententes partielles et passagères, ces efforts n'arrivèrent pas à faire taire les rivalités entre Hongrois, Polonais, Valaques, Moldaves et Serbes, et c'est grâce au manque d'unité et de cohésion dans leur défense que la puissance ottomane réussit à s'établir dans toute la péninsule balkanique, après les avoir individuellement écrasés sous le poids de ses hordes asiatiques.

La chute de la Hongrie coïncide avec la décadence de la Pologne et l'affaiblissement des principautés valaque et moldave, et cependant l'idée d'une confédération, seul espoir de salut commun, semblait indiquée et revenait souvent à l'esprit des princes chrétiens aux quatorzième et quinzième siècles. Il y eut même, à un moment donné, une véritable coalition d'armées chrétiennes, serbe, bulgare, albanaise et roumaine, aidées d'un détachement hongrois; malheureusement, cette tentative de résistance échoua: les chrétiens furent écrasés par les janissaires à la grande bataille de Kossovo-polje (champs des merles), le 15 juin 1389, jour resté comme néfaste dans la mémoire des peuples balkaniques.

La terminologie roumaine a gardé, pour les soieries, pour les étoffes de luxe dont se paraît la boyarie, les désignations italiennes à peine déformées. Et non seulement dans les deux principautés, dont la vassalité était quasi nominale, mais dans tous les pays soumis directement à la Turquie, il fallut beaucoup de temps pour que les hautes classes adoptassent les amples vêtements de coupe asiatique.

Auparavant, les modes étaient purement italiennes; les portraits votifs des anciennes églises nous en conservent la preuve. Quant au peuple, surtout à la classe rurale, en Roumanie, en Bulgarie, en Serbie, dans tout l'Orient, son costume n'a pas changé depuis les jours des colons italiques qui avaient substitué leur blanche tunique de toile ou de laine au sayon de peau des barbares.

Ne parlons pas des moeurs et des superstitions; cela nous entraînerait trop loin. Un article de la revue folklorique Mélusine établissait que, pour les Slaves du sud, les unes et les autres se rapprochent plutôt de celles des pays latins que de celles de la Russie,--tels les présages, les sortilèges, le denier de Caron, les trois Parques, les lamentations funéraires, les libations de vin et d'huile sur les tombes, etc.

Les traces des colonies italiennes du moyen âge et de la Renaissance se retrouvent dans tout l'Orient. Pendant des siècles, Venise posséda la Dalmatie; son quai des Esclavons en perpétue le souvenir. Elle occupa aussi Chypre, la Crète, la Morée, les îles Ioniennes.

On peut dire que, jusqu'au commencement du dix-neuvième siècle, Venise fut, par la splendeur de sa culture et par ses richesses, un foyer de lumière pour les peuples balkaniques.

Après la conquête de Constantinople par les Latins, l'empire byzantin fut occupé par les Vénitiens et les Français. Le doge de Venise Dandolo s'intitulait «seigneur sur un quart et demi de l'Empire grec». Venise eut, comme Gênes, son quartier fortifié à Constantinople. Cette dernière république maritime monopolisa même le commerce dans la mer Noire, où elle s'établit en Crimée.

Au commencement du siècle dernier, lorsque les tsars eurent arraché à la puissance ottomane les territoires actuels de la Russie méridionale, ces contrées virent encore l'immigration de nombreux éléments italiens. Jusqu'en 1870, les noms des rues étaient indiqués, à Odessa, en deux langues, le russe et l'italien.

Partout de vieilles pierres noircies racontent ce passé. Et que de protectorats italiens sur les côtes de l'Albanie et de l'Épire!

Si nous recherchions tous ces points de contact, nous n'en finirions pas. Le roi de Naples Charles II exerça sa domination sur une partie des contrées voisines de l'Adriatique, où il acquit les sympathies de la population indigène. En 1317, il soumit même le Péloponèse et s'intitula «souverain d'Achaïe, d'Athènes, d'Albanie et de Vlaquie».

«Aucune race,--dit M. Ch. Loiseau[35],--jusqu'à la fin du seizième siècle, n'a essaimé avec plus de constance et de succès que l'italienne dans le bassin méditerranéen et dans son annexe l'Adriatique. On retrouve aujourd'hui encore à Malte, dans les anciens États barbaresques, dans le Levant, à Candie, en Égypte, sur tout le pourtour de la péninsule balkanique, non seulement sa langue et des vestiges de son action civilisatrice, mais une sorte d'empreinte spécifiquement italienne.»

[Note 35: Voir l'Équilibre adriatique, p. 20.]

À Trieste, à Fiume, à Zara, à Spalato, l'activité commerciale est surtout concentrée entre les mains des négociants et armateurs italiens.

Il existe en Italie, et notamment dans le midi de la Péninsule et en Sicile, une colonie albano-italienne qui n'a point perdu conscience de son origine et a organisé même certains comités dont les principaux sont la Societa nazionale albanese de Rome et le Comitato nazionale albanese de Lungro (Calabres), ainsi que le collège ecclésiastique de San-Adriano, près de Naples.

En Albanie, où les traces de la civilisation italienne se retrouvent partout, un dialecte italien servit seul pendant bien longtemps à introduire l'enseignement religieux et certains éléments de culture.

Nous en avons assez dit pour prouver que la tradition n'a jamais été interrompue. D'ailleurs, l'italien a toujours été et est resté l'idiome méditerranéen par excellence. Son domaine comprend toutes les côtes orientales de l'Adriatique, la mer Ionienne et la mer Égée; c'est la langue courante de toutes les Échelles du Levant, d'un usage très répandu à Constantinople et général à Salonique, où la colonie italienne est la plus nombreuse de toutes.

Déjà compris par toutes les populations levantines, ce noble idiome deviendrait bien vite aussi familier aux pasteurs du Pinde qu'il l'est aux marins de l'Archipel. Il ne ferait que regagner ce qu'il a perdu, même dans les pays slaves du sud; en effet, le latin populaire a été supplanté par le grec en Orient, comme le grec a été lui-même supplanté par le latin en Moesie, en Illyrie, en Sicile et dans la Grande Grèce.

Il existe d'ailleurs, dès à présent, d'excellentes écoles italiennes en Turquie, à Scutari d'Albanie, à Salonique, à Elbassa, à Vallona, à Janina, etc. L'Autriche elle-même,--nous l'avons déjà noté,--impuissante à implanter l'allemand, a dû se résigner, sur le terrain même qu'elle dispute à l'influence latine, à recourir à la langue italienne pour les établissements qu'elle entretient, et notamment dans les écoles catholiques d'Albanie dirigées par les jésuites. Un fait non moins remarquable: le Lloyd autrichien a été obligé d'adopter l'italien pour ses services maritimes des Échelles du Levant et même du bas Danube.

Entendons-nous bien: de ce que l'Empire romain a autrefois étendu sa domination effective sur toute la péninsule balkanique, notre désir secret n'est nullement de voir l'Italie moderne reprendre à l'avenir ce grand rôle. Il ne s'agit pas de refaire de la Méditerranée un lac latin.

Ce que nous souhaitons, c'est que l'illustre maison de Savoie, relevant le titre impérial, auquel nulle autre n'a autant de droits, assume l'honneur et la charge de présider la Confédération orientale. Il va sans dire que le chef de la maison de Savoie ne prendrait pas le titre d'empereur d'Orient, mais d'empereur italien, cela pour ménager les susceptibilités les plus ombrageuses. La condition, d'ailleurs, n'est nullement indispensable pour présider la Confédération orientale; mais l'Italie est aujourd'hui la seule des grandes puissances monarchiques dont le chef ne porte pas le titre impérial.

L'empereur italien jouerait, vis-à-vis de ladite Confédération, le rôle qui incombait jadis à l'empereur d'Autriche vis-à-vis de la Confédération germanique dont il était le président et le protecteur.

Une telle solution ne saurait être déterminée par les qualités personnelles d'un souverain. Pourtant, il y aurait à considérer que la période de début serait de beaucoup la plus difficile; à cet égard, le sentiment du devoir et de l'équité et la droiture éprouvée qui caractérisent le roi Victor-Emmanuel constitueraient de sûrs garants que la balance serait maintenue égale entre les peuples balkaniques.

Le roi Victor-Emmanuel III--fait qui a son importance--a voyagé dans la péninsule des Balkans et en connaît très bien la situation politique.

Si les Slaves pouvaient craindre a priori, de la part du protecteur de la Confédération, quelque sympathie plus accusée pour les populations latines, la présence aux côtés du premier empereur italien d'une souveraine appartenant à l'un des rameaux les plus vivaces de la race slave du sud, et fille d'un membre de la Confédération qui jouit lui-même d'une si haute considération personnelle, serait de nature à calmer toute appréhension à cet égard.

L'Italie moderne a des finances désormais prospères et elle prend un grand essor économique. Sa puissance d'expansion est la plus forte que l'on connaisse, si l'on en juge par l'importance de son émigration par rapport au chiffre de sa population. Privé de colonies, le royaume possède un trop-plein de population qui lui permettrait de déverser, utilement pour lui, sur la péninsule balkanique, une partie de ces ouvriers sobres et travailleurs, de ces excellents artisans qui vont peupler actuellement, de l'autre côté de la planète, le Brésil et la République Argentine[36].

[Note 36: De tout temps, l'émigration italienne eut une force d'expansion considérable qui dure toujours et qui, de même qu'à l'époque des Césars, agit dans tout le bassin de la Méditerranée.]

Ces colons italiens combleraient avantageusement, dans certaines des régions libérées, le vide laissé par la migration inévitable de nombreuses familles musulmanes. Ce phénomène est constant, en effet, partout où la croix remplace le croissant. On l'a constaté autrefois en Crimée et en Grèce, plus récemment en Bosnie et en Herzégovine, en Bulgarie, même en Roumanie, pour les Tartares musulmans de la Dobroudja. Les bienfaits de la meilleure administration possible n'y peuvent rien, tellement l'Islam est quelque chose de plus qu'une religion, une organisation sociale complète et aussi peu flexible que possible.

Quant aux populations musulmanes qui préféreraient rester en Albanie et en Macédoine,--et l'on ferait tout pour y conserver l'élément autochtone albanais, qui, n'ayant embrassé la foi du Prophète que pour des motifs d'intérêt, retournerait plus facilement au christianisme,--elles continueraient à jouir de tous leurs droits et propriétés comme par le passé, avec la plus entière liberté pour l'exercice de leur culte, à la seule condition de se soumettre, comme les populations chrétiennes, aux lois et réglements modernes qui seraient mis en application par les gouverneurs italiens des deux nouvelles provinces.

En un mot, notre voeu consiste uniquement à voir les autorités civiles et militaires ottomanes faire place, dans ces contrées, à des fonctionnaires chrétiens autochtones, sous la surveillance d'un personnel supérieur italien dont le rôle consisterait surtout à prévenir ou à aplanir les difficultés résultant des rivalités éventuelles de races dans les circonscriptions respectives des provinces affranchies.

Un des avantages de l'action italienne dans la Confédération serait de maintenir entre les petits États orientaux un équilibre que le traité de Berlin a certainement eu en vue d'établir, dans l'intérêt de la paix future, équilibre que l'une des nations balkaniques ne saurait rompre à son avantage, sans éveiller aussitôt chez les autres de légitimes susceptibilités. La guerre serbo-bulgare n'est-elle pas une preuve que cette question d'équilibre balkanique peut même primer la question de race?

Ayant suffisamment exposé les raisons qui nous font craindre que l'action parallèle austro-russe ne soit en définitive aussi impuissante que le classique «concert européen», répétons qu'il faut nécessairement aux régions émancipées du régime turc un contrôle unique, équitable, effectif. Sous la surveillance impartiale de l'Italie, à notre avis, et seulement sous celle-là, tous les peuples balkaniques pourraient se développer librement et régler à l'amiable tous les points litigieux qui, par la prolongation de la situation actuelle, que l'inévitable faillite des réformes viendrait encore compliquer, ne manqueraient pas d'ouvrir de nouveau la porte aux intrigues étrangères.

Dans un volume publié à Milan en 1903 et intitulé la Missione dell'Italia, M. J. Novicow souhaitait que l'Italie prît l'initiative d'une fédération européenne, avec un gouvernement fédéral siégeant à Rome, et qu'elle s'efforçât de réaliser l'idée, attribuée au comte Goluchowski, d'une fusion de la Double avec la Triple Alliance. «Une voix qui s'élèverait de Rome, dit M. Novicow, aurait une importance exceptionnelle, un prestige extraordinaire par l'ampleur que lui donneraient vingt-cinq siècles de gloire et de grandeur.»

Certes, les partisans de la paix et d'un désarmement tout au moins partiel seraient heureux de la réalisation d'un si beau rêve. Nous sommes persuadés qu'un accueil sympathique ne saurait manquer d'être réservé à toute action émanant de la couronne italienne dans un but de pacification et de bonheur des peuples d'Orient.




CHAPITRE XIII

QUESTION D'ORGANISATION



Encore une fois, nous apportons une idée et non un plan minutieusement détaillé. Il ne peut entrer dans le cadre de ce travail de fixer, pour un projet aussi singulièrement compliqué et qui met en jeu les intérêts les plus divers, tous les points relatifs par exemple aux démarcations exactes des frontières dans les nouvelles provinces, au fonctionnement organique de la Confédération orientale, etc.

Les territoires turcs actuels, qui sont divisés, en Europe, depuis 1869, en un certain nombre de vilayets[37], seraient partagés en trois zones: la première formerait l'Albanie, avec chef-lieu à Scutari; la seconde comprendrait la Macédoine, avec chef-lieu à Salonique; la troisième constituerait la Turquie d'Europe, avec Constantinople et Andrinople.

[Note 37: Administrés par des valis ou gouverneurs généraux.]

La province ou gouvernement d'Albanie engloberait également l'Épire avec Janina. Nous aurions même voulu voir se constituer cette dernière région en province distincte, si nous n'avions tenu tout d'abord à simplifier les choses et si nous ne savions que l'élément latin, qui s'y trouve en majorité, entretient, en vertu des affinités de races, les meilleures relations avec les populations albanaises[38].

[Note 38: En parcourant toute l'histoire des populations roumaines et albanaises dans ces contrées, on ne peut trouver entre elles aucun antagonisme, aucun conflit de quelque importance.]

La Macédoine et l'Albanie auraient à leur tête des gouverneurs généraux italiens, car Rome ne saurait se contenter d'une autorité purement nominale. D'ailleurs, choisis parmi les citoyens d'autres États, même neutres, ils offriraient peut-être moins de garanties d'impartialité, l'Italie ayant tout intérêt, dans l'espèce, à ne favoriser aucun des peuples au détriment des autres.

Le régime cantonal, avec communes bilingues et trilingues, comme en Suisse, serait tout indiqué jusqu'à nouvel ordre, en attendant que, dans telle ou telle région, par affinités, par migrations, par mariages mixtes ou accroissement de natalité, l'une des nationalités arrivât peut-être à absorber les autres et à leur imprimer pacifiquement son caractère ethnique et sa langue. Pour le moment, l'italien serait uniformément employé comme langue officielle à la place du turc. La langue italienne est admirablement claire et possède une orthographe débarrassée d'inutiles complications étymologiques. En ce qui concerne les rapports entre États confédérés, à titre de facilité, le français pourrait être préféré.

La réforme de l'impôt s'y imposerait tout d'abord. La capitation et les dîmes disparaîtraient le plus tôt possible, pour être remplacées par des contributions directes et indirectes, avec monopole de l'État pour les tabacs, les sels, les poudres et les cartes à jouer. On s'inspirerait en un mot de l'outillage fiscal des nations les plus civilisées, de façon à asseoir des taxes soit en partie facultatives (impôt indirect), soit proportionnelles aux ressources de chacun (impôt direct).

Une caisse rurale devrait fonctionner pour faciliter l'accession à la propriété des classes rurales slaves tombées dans un servage de fait. Cette caisse achèterait de préférence les terres des musulmans qui désireraient se retirer dans les pays de l'Islam. Les biens des mosquées seraient sécularisés et deviendraient propriété des provinces, en échange de quoi un traitement équitable serait fait aux ministres de ce culte.

Provisoirement, les deux provinces n'auraient point de force armée proprement dite; aussi la taxe d'exonération du service militaire devrait-elle y être conservée, mais seulement pour les hommes de vingt à quarante-cinq ans. La gendarmerie, avec un haut commandement italien, serait recrutée par voie d'engagements volontaires, exclusivement chrétienne, sauf en Albanie où elle serait mixte.

Le plus grand nombre possible de fonctions--même judiciaires, sauf les garanties de capacité--seraient électives sans distinction de religion et de nationalité. La plus large liberté des cultes et de l'enseignement et la plus large autonomie communale seraient reconnues.

Une diète ou assemblée des États confédérés serait créée avec la mission de régler les différends qui pourraient surgir entre ces États et aussi de diriger, en ce qui concerne les intérêts généraux de la Confédération, la politique extérieure vis-à-vis des puissances étrangères. Cette diète se réunirait pour la première fois à Rome et fixerait par la suite, elle-même, son siège, qui pourrait être Rome ou Salonique.

À ceux qui nous objecteraient que l'on ne peut concevoir une Confédération orientale sans la ville de Constantinople qui s'impose comme capitale, nous répondrons que les divers peuples de la péninsule italique ont bien su autrefois se réunir et se reconstituer en royaume, sous le sceptre de Victor-Emmanuel II, en établissant pour commencer leur capitale à Florence. Ce n'est que plus tard que la possession de Rome est venue couronner l'oeuvre de l'unité italienne.

En ce qui concerne l'organisation militaire des États confédérés, rien ne serait changé à la situation actuelle. Chacun conserverait son armée individuelle, comme les armées allemande, austro-hongroise et italienne dans la Triple Alliance.

Les puissances européennes seraient évidemment représentées par des délégués auprès de la diète fédérale, tout en conservant leurs légations auprès des souverains confédérés. Leurs intérêts de toute nature sont trop importants, dans ce coin du monde, pour qu'aucun d'eux néglige d'en assurer la défense par tous les moyens en son pouvoir, même si, au début, quelques-uns devaient être plus ou moins ouvertement hostiles à la constitution de la Confédération orientale.

Afin de préparer un commencement d'exécution pratique, à côté de l'oeuvre indispensable de la grande diplomatie européenne, devrait s'organiser, entre les nations d'Orient, un échange de vues préalables, un accord préliminaire à la suite duquel on s'assurerait si le roi d'Italie consentirait à assumer le rôle difficile, mais grandiose, de protecteur de la nouvelle Confédération.

Les bases de ce groupement pourraient alors être discutées, à Rome, par les cinq délégués des nations chrétiennes appelées à y entrer. Ceux-ci, avec l'assentiment des grandes puissances,--de toutes autant que possible, et au moins du plus grand nombre,--prieraient l'Italie de faire en quelque sorte, en Albanie et en Macédoine, mais avec plus de désintéressement, ce que l'Autriche-Hongrie a fait en Bosnie et en Herzégovine, c'est-à-dire d'y prendre à sa charge la direction civile et militaire, en un mot de remplacer le régime turc actuel par une administration moderne, honnête et impartiale.

Bien qu'étant un pays de montagnes assez pauvre par lui-même, l'Albanie aura grand avantage à passer sous une administration européenne. Quant à la Macédoine, ses campagnes d'une fertilité merveilleuse la rendent susceptible d'un grand développement économique.

Voici quelle est, à cet égard, l'opinion de M. Gaston Routier qui fit, l'année passée, un voyage d'enquête dans les pays balkaniques[39]:

«Il est incontestable que les intérêts européens, loin de péricliter ou de se trouver diminués dans une Macédoine autonome ou érigée en principauté vassale de la Turquie, augmenteraient considérablement en importance sous tous les rapports. Ce pays, à l'heure actuelle, ruiné et désolé, où, cet hiver, des centaines de milliers d'âmes vont mourir de famine, peut devenir un grenier de l'Europe pour les céréales; il contient des mines très riches encore ignorées ou inexploitées... et pour cause; il sera un consommateur très sérieux des produits des grandes industries européennes; et si quelques industries locales, favorisées par la matière première et la main-d'oeuvre, s'y créent et y prospèrent, rien n'empêche les capitalistes français, anglais ou allemands de venir les installer avec leur argent et d'en retirer les profits.

«Ce n'est pas s'aventurer que d'affirmer que les affaires de toutes sortes que les Européens pourraient faire en Macédoine, si ce pays jouissait d'un régime d'ordre et de justice, seraient dix fois plus importantes et plus rémunératrices que celles qu'ils y font actuellement.»

[Note 39: Voir la Question macédonienne, Paris, H. Le Soudier, 1903.]

Le jour où les Turcs auraient en face d'eux les cinq États précités unis en confédération et soutenus par l'Italie, nous croyons qu'il leur serait bien difficile de résister à la pression exercée par eux et qu'ils ne risqueraient pas de se jeter dans une guerre, où ils auraient nécessairement le dessous, pour conserver le gouvernement de deux provinces qui tendent depuis longtemps à leur échapper et dont la possession leur coûte actuellement tant d'efforts et de soucis.

La Turquie a perdu successivement la plupart de ses possessions européennes. Il y a quelques années, n'a-t-elle pas encore abandonné à la Bulgarie, sans coup férir, la Roumélie Orientale, et ne va-t-elle pas bientôt renoncer à l'île de Crète en faveur de la Grèce? Le sultan se contente de retarder le plus longtemps possible l'émancipation de ses peuples chrétiens, mais il sait parfaitement qu'aucune force humaine ne pourra empêcher ce résultat de se produire.

Aujourd'hui, la question de la Macédoine est mûre; les populations y sont fermement décidées à s'affranchir du joug ottoman. Le mouvement pour l'émancipation a été moins accentué jusqu'ici en Albanie, mais on ne peut songer à laisser cette contrée sous l'autorité turque après avoir enlevé à celle-ci la Macédoine, qui la séparerait complètement de l'Albanie.

En persistant à les conserver sous son joug, la Turquie risque de provoquer un soulèvement général des populations macédoniennes aidées par les Bulgares, et, une fois la guerre déchaînée dans la Péninsule, qui peut en prévoir toutes les conséquences?

Une guerre venant à éclater actuellement entraînerait sans aucun doute l'intervention, volontaire ou non, d'une ou de plusieurs grandes puissances, et la Turquie, en ce cas, devrait envisager l'éventualité pour elle de perdre non seulement le gouvernement de l'Albanie et de la Macédoine, mais encore, et dès à présent, sa dernière province d'Europe avec sa capitale Constantinople.

Il reste d'ailleurs très peu de vrais Turcs en Europe[40]. Un secret instinct pousse même ceux de Constantinople à aller enterrer leurs morts à Scutari d'Asie, tellement ils s'attendent à être dépossédés un jour.

[Note 40: Nous noterons que l'Empire ottoman ne compte en somme, en Europe, pour 160,000 kilomètres carrés, qu'un peu plus de 6 millions d'habitants, parmi lesquels les Turcs sont en infime minorité. Comme point de comparaison, la Roumanie seule a une population égale, pour un territoire de 131,000 kilomètres carrés.]

Devant la volonté unanime fermement exprimée des États constitués en confédération et des chrétiens qui gémissent encore sous le joug de l'Islam, le sultan céderait sans doute et abandonnerait ses droits sur la Macédoine et l'Albanie.

Supposons donc acquis le succès dans lequel nous avons une invincible foi. Sans doute, le fonctionnement de la nouvelle Confédération serait délicat et compliqué; mais ces inconvénients possibles, appelés à diminuer et peut-être à disparaître après l'ère laborieuse du début, seraient mille fois préférables à l'état d'incertitude du présent et aux luttes fatales de l'avenir.

L'intérêt des peuples balkaniques leur ordonne de consentir à quelques sacrifices respectifs pour arriver à une entente durable, plutôt que d'entrevoir perpétuellement des menaces de guerre pour chaque portion du territoire à partager et de faire appel de chaque côté à quelques grandes puissances rivales qui mettent à leur protection le prix d'un complet asservissement économique.

La situation actuelle ne saurait aboutir, après des partages d'influence entre l'Autriche-Hongrie et la Russie, qu'à l'installation progressive, dans la Péninsule, de ces deux puissances, sans parler de l'Allemagne, qui, en cas de démembrement de la monarchie des Habsbourg, songerait à prendre la succession balkanique de son ancienne alliée[41].

[Note 41: «Une fois en possession de l'Autriche, disent les pangermanistes, nous redeviendrons les voisins des pays faiblement peuplés du Danube et des Balkans.» Die deutsche Politik der Zukunft. Deutschvolkischer Verlag «Odin», Munich, 1900.]

Avec une Confédération orientale placée hors de la sphère politique de ces trois puissances, cette mainmise future ne saurait se produire, grâce au lien puissant qui relierait ces peuples à l'Italie. Ils n'auraient rien à redouter pour leur existence et pour leur avenir.

D'ailleurs, en jetant les bases de la Confédération, les États appelés à en faire partie pourraient s'accorder mutuellement des avantages ou des rectifications de frontière.

En jetant un coup d'oeil sur la carte annexée à cet ouvrage, ou pourra se rendre compte plus clairement des modifications que nous proposons.

Ainsi, le sandjak de Novi-Bazar pourrait être partagé entre la Serbie et le Monténégro, en prenant comme frontière de ces deux pays la rivière Lim. La Bulgarie se verrait confirmer la possession définitive de la Roumélie Orientale. La Grèce annexerait la Crète.

On pourrait aussi confirmer à l'Autriche la possession de la Bosnie et de l'Herzégovine, qui seraient incorporées à l'empire, et cela pour faciliter le retrait des troupes qu'elle entretient actuellement, à titre provisoire, dans le sandjak de Novi-Bazar.




CHAPITRE XIV

ADHÉSION DE LA ROUMANIE À LA CONFÉDÉRATION ORIENTALE



La Roumanie n'est pas, à vrai dire, un État balkanique, ou plutôt elle ne l'est devenue, pour une infime partie de son territoire, que depuis le traité de Berlin.

Bien que les Turcs y aient exercé une suzeraineté qui a duré trois siècles et demi, jamais la vie nationale n'a été abolie dans les pays roumains, comme chez les Grecs, les Serbes et les Bulgares.

Nous citerons à cet égard le passage suivant d'Edgar Quinet: «Dans tous les lieux où les musulmans ont fait une conquête, ils l'ont faite au nom d'Allah. Or, rien de semblable dans les principautés... Par une exception éclatante, extraordinaire, les Turcs, dès leur entrée dans le pays, se sont interdit le droit d'y bâtir une seule mosquée. Et dans un temps où les Turcs foulaient aux pieds toutes les conventions, vous admirerez certainement la bonne foi avec laquelle ils ont respecté ce qui était fondé sur le droit religieux. Un traité peut être déchiré et disparaître; les diplomates, à force d'arguties, peuvent le contester, les érudits le réduire à néant. Ici, c'est une religion qui, depuis trois siècles, porte témoignage; c'est une religion qui dépose devant le monde entier, et, comme dans toutes les affaires marquées de ce grand sceau, il ne se trouve ici matière à aucune chichane. De ce côté de l'eau est la terre d'Allah, de cet autre la terre du Christ. Nulle confusion, nulle ambiguïté; la même borne a été posée par des dieux différents.»

L'autonomie des deux principautés, complète jusqu'au dix-huitième siècle, s'est trouvée réduite pendant une centaine d'années, sans jamais disparaître, par le fait que la Porte nommait alors directement les princes régnants, souvent des Grecs du Phanar. C'est pourquoi, contrairement à la Bulgarie et à la Serbie, la Roumanie a des classes dirigeantes puissantes; elle est restée un pays de grande propriété et de traditions.

Toutefois, si différente qu'elle soit des autres États appelés à la composer, la Roumanie a plusieurs motifs d'entrer dans la Confédération orientale.

Nous avons dit qu'elle fait elle-même un peu partie de la Péninsule par son annexe, la Dobroudja,--précieuse par son port maritime, Constantza. La Dobroudja, qui est rattachée à l'Occident par un magnifique pont jeté sur le Danube, constitue une acquisition à titre onéreux, chèrement payée par la perte de la Bessarabie. Les Roumains, victorieux en 1877, mais déçus, abandonnés, au traité de Berlin, par la diplomatie européenne, ont dû laisser prendre cette province par les Russes, leurs alliés.

La Roumanie eut le tort de céder de mauvaise grâce, au lieu de s'entendre avec le gouvernement des tsars pour obtenir du moins, au sud, autre chose qu'une frontière découverte, c'est-à-dire la ligne Varna-Roustchouk, et quelques centaines de millions comme indemnité de guerre. Si son gouvernement se montra malhabile, il obéit au moins à une idée chevaleresque, se refusant même à discuter le troc d'une terre roumaine.

À part la considération géographique de la Dobroudja, le royaume de Roumanie n'a aucune velléité d'agrandissement dans la Péninsule par l'annexion de territoires qu'habitent des frères de race, mais dont il est séparé par de compactes populations slaves.

Le gouvernement roumain ne saurait cependant se désintéresser du sort des populations roumaines du sud, disséminées dans toute la Turquie d'Europe, et plus spécialement en Macédoine et en Épire. Représentant au moins un dixième de l'ensemble des Latins d'Orient (environ onze millions au total), ces populations constituent dans les destinées de la race un appoint qui n'est pas à négliger, et elles sont d'autant plus chères aux Roumains des Karpathes que leur fidélité tient du prodige.

Le droit de les aimer et de les protéger sans arrière-pensée saurait-il être contesté par les descendants de ceux--Grecs, Bulgares, Albanais--qui ont reçu un asile dans les deux anciennes principautés danubiennes, pendant les temps d'oppression, qui y ont préparé leurs premières tentatives d'émancipation politique, qui sont venus étudier dans les écoles de Bucarest et de Jassy?

Les Grecs seraient particulièrement ingrats, en oubliant que la générosité des princes et des boyards valaques et moldaves a doté les innombrables monastères relevant des Lieux Saints dont l'énorme revenu a enrichi, pendant des siècles, les Églises d'Orient, et a servi à soutenir les révolutions helléniques[42].

[Note 42: Les couvents du mont Athos, à eux seuls, possédaient la plus grande partie des revenus de cent quatre-vingt-six grands domaines en Valachie et en Moldavie, et le mont Athos fut le plus grand foyer d'hellénisme en Macédoine.]

D'ailleurs, pour disputer leurs congénères de Turquie aux propagandes grecque et slave, les Roumains du royaume se contentent de favoriser le développement cultural de cet élément fraternel. La Roumanie prétend être une métropole intellectuelle, rien de plus.

Le relèvement de la somme inscrite au budget pour les prêtres et les instituteurs, le vote d'un crédit extraordinaire de 600,000 francs pour construction d'églises et d'écoles, la récente création d'un consulat à Janina, tout cela prouve l'intérêt que la Roumanie attache à ce développement cultural. Quant aux manoeuvres du patriarcat et aux tentatives auxquelles se livre le clergé grec en vue de dénationaliser les Roumains d'Orient, sous prétexte de ne point laisser porter atteinte aux traditions et aux intérêts de l'orthodoxie, voici les propres paroles du ministre des affaires étrangères de Roumanie, M. Jean Bratiano, dans son discours de 1904 sur la situation des Roumains de Macédoine:

«À l'égard de ces facteurs hostiles, je me bornerai à vous déclarer que nous ne renoncerons, pour appuyer les efforts légitimes des Roumains du Pinde, à aucun des moyens compatibles avec le caractère que revêt l'ensemble de notre politique, que nous voulons conserver intacte de toute velléité d'agitation et de provocation, mais que nous sommes décidés à poursuivre avec énergie et persévérance.»

Cette politique, commune aux deux grands partis du pays et qui a sa formule dans le mot de M. Stourdza, actuellement chef du gouvernement: «Il faut que pas un Roumain ne se perde!» trouvera sans doute son couronnement dans la création, pour les Roumains de Turquie, d'un épiscopat comme en possèdent les Grecs, les Bulgares, les Serbes et les catholiques, --l'Église roumaine, autocéphale dans le royaume, ne pouvant avoir, en Turquie, des droits moindres que les autres Églises chrétiennes.

Ni les Roumains du royaume, ni les Roumains du sud ne sauraient envisager avec indifférence la perspective de voir le patriarcat de Constantinople grossir le patrimoine de l'hellénisme de cet élément macédo-roumain, dont la fidélité à la race latine, malgré les efforts et l'indéniable prestige de la culture hellénique, est vraiment digne d'admiration.

La Roumanie, dans la crainte de voir l'influence bulgare devenir prédominante au détriment de la race roumaine, a défendu jusqu'à présent et a encore intérêt à défendre, dans l'état actuel des choses, l'intégrité de l'Empire ottoman, comme un moindre mal.

La domination turque est moins dangereuse pour les Roumains du sud de la Péninsule que ne le serait la domination slave. La différence de religion est, en effet, le plus sûr garant que l'assimilation de l'élément roumain à l'élément ottoman ne saurait se produire.

Si au contraire les Bulgares, de même religion que les Roumains, arrivaient à s'emparer de la Macédoine, les Roumains du sud finiraient par se confondre avec les Bulgares et seraient définitivement perdus pour la mère patrie. De plus, la Bulgarie, ainsi agrandie, deviendrait l'état le plus puissant des Balkans, et son existence même serait une menace perpétuelle pour la Roumanie et surtout pour la province roumaine de Dobroudja, située sur la rive droite du Danube.

Quelques Roumains ont émis l'opinion que l'intérêt de leur pays était de maintenir le statu quo en Orient, dans la crainte d'une trop grande expansion des races slaves dans la Péninsule. Mais le maintien de l'intégrité de l'Empire ottoman n'aurait plus aucun intérêt aux yeux de ces patriotes roumains, le jour où, grâce à une Confédération orientale placée sous le patronage impartial de la couronne italienne, l'existence et le développement ethnique des Roumains du sud seraient complètement assurés contre les empiétements des autres races.

D'ailleurs le royaume de Roumanie, enclavé entre la Russie et l'Autriche-Hongrie, serait trop isolé s'il se formait, au sud du Danube, une importante Confédération dont il serait exclu et dont il a le droit de faire partie au titre de la Dobroudja. Disons encore que le même isolement atteindrait les Latins du sud, par suite de cette exclusion de leur métropole ethnique et intellectuelle qui ferait pencher la balance du côté des éléments slavo-balkaniques, alors tous groupés. Dans ces conditions, l'accession de la Roumanie à la Confédération orientale, avantageuse d'ailleurs pour tous les autres États qui la composeraient, s'impose comme une nécessité. Cette participation lui assurerait, grâce à sa politique probe et modérée, une situation importante[43] et plus indépendante, vu que les liens qui s'établiraient entre elle, les États balkaniques et l'Italie, lui épargneraient la nécessité de s'appuyer sur un groupement politique quelconque des grandes puissances.

[Note 43: «Quant à une fédération éventuelle, personne ne la verrait de meilleur oeil que la Roumanie, qui forcément y jouerait le rôle de prima inter pares. (Take IONESCO, article déjà cité de la Monthly Review, 1903.)]




CHAPITRE XV

CONSTANTINOPLE



Nous avons cru devoir réserver, dans notre projet de Confédération, la question de Constantinople. La Turquie ne céderait pas actuellement sa capitale sans une résistance désespérée qui ferait hésiter les cabinets européens devant une solution trop brusque et qui ne s'obtiendrait vraisemblablement pas sans une large effusion de sang chrétien.

Mais il est difficile de traiter la question d'Orient sans envisager le rôle que sera appelée à jouer, dans l'avenir, cette ville qui fut, d'ailleurs, dès le commencement du moyen âge, la métropole des peuples balkaniques.

Dans la Confédération telle que nous la prévoyons actuellement, Constantinople resterait la capitale de l'Empire ottoman, qui ne posséderait plus en Europe que la province de Thrace.

Combien de temps les Turcs séjourneront-ils encore sur le continent européen, et sous la poussée de quels événements l'abandonneront-ils un jour pour aller s'établir définitivement dans leur Empire d'Asie? Voilà ce qu'il est malaisé de prédire dès à présent. Toutefois, il semble évident, pour qui connaît tant soit peu l'histoire d'Orient, que cette éventualité ne saurait manquer de se produire et que les Turcs sont fatalement destinés à perdre, dans un avenir plus ou moins rapproché, leur dernière possession européenne.

Le rôle de notre Confédération n'est pas de hâter ce moment ni de brusquer la marche des événements, mais de résoudre temporairement la question si aiguë de Macédoine et d'enlever au monde l'anxiété générale que provoque la solution éventuelle de la grave question de Constantinople. Dès à présent, en effet, la marche à suivre, lorsque cet événement viendra à se produire, serait toute tracée. Elle ne laisserait pas la porte ouverte aux convoitises des grandes ou des petites puissances et préviendrait une conflagration générale susceptible de bouleverser l'Europe au moment de l'ouverture de cette succession.

En réservant l'heure à laquelle se produira cette dernière transformation de l'Orient européen, et pour mieux établir le régime qu'il conviendrait d'appliquer dans l'avenir à Constantinople, après le départ des Turcs, il serait utile de jeter un coup d'oeil en arrière et de rappeler le rôle que cette capitale a joué jusqu'ici dans l'histoire, au point de vue des races.

L'Empire d'Orient fut une création de Rome, opérée par l'intermédiaire d'un Illyrien grécisé et romanisé. Lorsque, en fondant l'Empire romain d'Orient (330 après J.-C.), Constantin eut fait de Byzance sa résidence impériale, la ville et les provinces environnantes de la péninsule balkanique furent romanisées tour à tour; la langue latine persista même, dans l'administration et le commerce, jusqu'au septième siècle, c'est-à-dire jusqu'au règne de Phocas, où commença le déclin du latinisme, sous l'influence des empereurs de race grecque ou grécisants, originaires de la péninsule balkanique.

Car les maîtres de Byzance, contrairement à l'opinion répandue, appartinrent aux races les plus différentes de l'Empire, Grecs, Thraces, Illyriens,--et par Grecs il faut entendre, encore une fois, les races balkaniques orthodoxes, plus ou moins hellénisées, et non les habitants de l'Hellade.

Certainement, on parle beaucoup le grec à Constantinople, et on le parla encore davantage avant la conquête ottomane; mais la langue ne suffit pas pour déterminer le caractère d'une race. D'ailleurs, les anciens Hellènes, de tout temps peu nombreux, furent décimés à l'époque des guerres persiques, puis de celles qui marquèrent le règne d'Alexandre le Grand, et enfin pendant les luttes contre Rome.

Ce qui se passe actuellement, en ce qui concerne la langue grecque, est bien de nature à nous faire comprendre ce qui se produisit jadis à cet égard. Combien de Roumains de Turquie, combien d'Albanais, combien de Bulgares même ne se font-ils pas encore passer pour des Hellènes, afin de ménager le patriarcat! Jadis, ce fut en vue de charges à obtenir, d'influences à exercer.

Mais Byzance affectait essentiellement le caractère cosmopolite qui signale la Constantinople de nos jours. Les étrangers y formaient même des groupements séparés. Les Vénitiens étaient maîtres de quartiers fortifiés; les Génois occupaient Péra et Galata.

Les Grecs proprement dits se concentrèrent surtout au Phanar, après la conquête turque. Mais si leur élément ne constitue pas à beaucoup près une majorité, l'élément turc véritable est, lui aussi, insignifiant dans le million d'habitants qui peuplent aujourd'hui la cité impériale. Constantinople a ses quartiers grecs, arméniens, juifs, francs, ses colons asiatiques, ses nègres d'Afrique; ses masses levantines sans caractère ethnique déterminé, et, parmi les mahométans, de nombreux descendants de renégats grecs et albanais devenus fonctionnaires de la Turquie.

C'est à peine si, jusqu'à présent, on a osé poser la question de Constantinople, tellement elle paraît embarrassante. On connaît le mot de Napoléon qui, lors de ses négociations avec le tsar Alexandre Ier pour le partage éventuel de l'Empire ottoman, disait: «Celui qui aurait Constantinople serait le maître du monde.» Ce mot a d'ailleurs cessé d'être vrai depuis le percement du canal de Suez.

Le jour donc où la Turquie deviendrait un empire purement asiatique, il conviendrait de donner un régime particulier à Constantinople. En effet, la position de cette ville, située aux confins de deux continents et de deux mers, présente un intérêt international qui peut militer en faveur d'une neutralisation rigoureuse du Bosphore et des Dardanelles, à l'instar de l'isthme de Suez.

Peut-être faudrait-il faire de Constantinople un port franc. Dans tous les cas, toutes les nations, sans exception, devraient y trouver les plus larges franchises et libertés commerciales. Une fois la province de Thrace reconstituée sur les mêmes principes que celles de Macédoine et d'Albanie, Constantinople, libérée de la domination turque, s'imposerait comme capitale politique définitive de la Confédération. La Diète fédérale y serait transférée et le lieutenant impérial italien y transporterait naturellement sa résidence. De même, les représentants des puissances auprès de la Confédération transféreraient leur siège à Constantinople.

Nous n'avons pas la prétention, dans le cadre d'un ouvrage aussi restreint, de fixer dans ses détails l'organisation de la Confédération future. Nous avons seulement voulu l'indiquer dans ses grandes lignes et surtout nous pensons en rendre la réalisation plus aisée en ne prêchant pas le bouleversement immédiat de la Péninsule.

La plupart des auteurs qui ont écrit à ce sujet partagent à leur façon Constantinople et toutes les possessions turques d'Europe entre telles ou telles puissances, sans tenir compte qu'un tel partage ne pourrait se faire actuellement sans une guerre sanglante et peut-être européenne. C'est ce qui fait que leurs livres sont restés dans le domaine de l'idéal. Notre projet, au contraire, pourrait s'appliquer dès à présent sans secousse, et il préparerait ainsi une solution pratique de la question d'Orient, solution que l'on pourrait obtenir sans qu'il y ait de sang versé, par l'oeuvre seule du temps et de la diplomatie.




CHAPITRE XVI

CONCLUSIONS



Nous avons assez dit ce qui divise les nationalités soumises au joug de la Turquie,--et elles sont elles-mêmes des causes de division pour les peuples déjà émancipés de ce joug dont elles excitent les convoitises. Mais la communauté de religion et de moeurs, et aussi la communauté de souffrances dans le présent et dans le passé, constitueraient quand même, avec les mélanges de sang, un puissant ciment pour la cohésion d'une Confédération orientale.

Pour arriver toutefois à une entente durable, il faudra, nous ne saurions trop le répéter, que chacun de ces peuples chrétiens sache sacrifier à l'intérêt général quelque chose des aspirations d'un idéal national exaspéré, et surtout renonce au rêve de prédominance absolue dans la Péninsule, à la reconstitution utopique des empires de Douchan, du tsar Samuel ou d'Alexandre le Grand.

Sans ces concessions mutuelles et avec des arrière-pensées tendant à changer à son avantage particulier ce qui aurait été établi dans l'intérêt de tous, il est trop certain que la cohésion de la Confédération se trouverait singulièrement affaiblie et qu'on reverrait bientôt de nouvelles ingérences politiques émanant des grandes puissances, de la tutelle ou de la protection desquelles on viendrait à peine de s'affranchir.

En interrogeant l'histoire de quelques peuples qui, au nord du Danube, ont présenté beaucoup d'analogie avec les nationalités balkaniques, la Pologne, la Hongrie, la Moldavie et la Valachie, nous voyons que, dès la plus haute antiquité, l'idée d'une étroite alliance entre ces peuples a germé dans l'esprit de plusieurs de leurs souverains.

C'est ainsi que le premier prince de Valachie qui ait joué au quatorzième siècle un rôle européen, Alexandre Bassaraba, conçut l'idée d'une alliance avec ses coreligionnaires slaves de la rive droite du Danube. Il avait trois filles: il en donna une à Urosch, fils du tsar serbe Étienne Douchan; une autre à Straschimir, empereur bulgare de Vidin, et la troisième à Vucashin, alors prince féodal en Macédoine et plus tard roi de Serbie[44].

[Note 44: Autrefois, les souverains chrétiens d'Orient étaient parfois indifféremment, et suivant les époques, les chroniques ou les poèmes nationaux, qualifiés de tsars, rois, empereurs, voévodes ou princes.]

De cette façon, les dynasties serbe, roumaine et bulgare ne formèrent, grâce à ces alliances, qu'une seule famille; les Slaves du sud considèrent encore les fils et petits-fils d'Alexandre Bassaraba comme s'ils eussent été des héros nationaux serbes ou bulgares, et les célèbrent comme tels dans leurs ballades et dans leurs chants nationaux.

La Pologne, la Hongrie, la Valachie et la Moldavie ont glorieusement défendu, pendant quatre siècles, la civilisation européenne contre les Tartares et les Turcs. Si les princes de ces quatre États qui, sous la pression des circonstances, s'unirent parfois par d'éphémères traités, mais qui plus souvent se combattirent, avaient, au lieu de suivre une politique égoïste, formé une ligue chrétienne, la Hongrie n'aurait pas subi, pour un temps donné, la conquête ottomane, la Moldavie et la Valachie auraient évité la suzeraineté de la Porte, et la Pologne vivrait certainement comme État pleinement indépendant.

Mieux vaut donc une étroite alliance des peuples balkaniques entre eux et avec l'Italie, que leur annexion fatale à l'un des empires austro-hongrois ou russe. Qu'ils se pénètrent enfin de cette vérité!

En s'opposant au développement de toutes les races qui peuplent la Macédoine, deux États, la Bulgarie et la Grèce, plus suspects de froideur envers notre idée, ne feraient que le jeu de l'Autriche, car cette puissance, la plus immédiatement menaçante, vu l'affaiblissement actuel de la Russie, a derrière elle l'impulsion pangermaniste.

Les haines de races doivent disparaître comme les haines de religion, rejetées au second plan par les préoccupations des réformes sociales et du bien-être des peuples.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, nous estimons que le système des groupements fédéraux, basés sur le respect de l'individualité de chaque peuple adhérent, va prévaloir à l'avenir, à commencer par les régions où la multiplicité de races ne peut faire espérer l'établissement durable d'un grand État homogène.

Nous prévoyons le triomphe du principe fédératif en Autriche-Hongrie. Il constituerait la meilleure chance de se maintenir pour la dynastie des Habsbourg, qui sera d'ailleurs fatalement obligée, par la poussée des Slaves et des Roumains de la monarchie, à renoncer à l'actuel compromis austro-hongrois.

L'unité nationale absolue, avec sa tendance fatale à l'extension par l'absorption des États faibles, cessera de prédominer. Déjà même, on n'ose plus la conquête brutale, malgré la folie des armements. Quant aux peuples fédérés, ils ne seront plus obligés de ruiner leurs finances et d'immobiliser dans les casernes leur jeunesse travailleuse pour se défendre contre leurs voisins, et ils n'auront pas besoin de rendre l'État adéquat à la nationalité en englobant tous les individus de même race, du moment que la fédération leur garantira à tous une égale liberté dans leurs frontières respectives.

La Turquie a un avenir en Asie; elle n'a même d'avenir que là. Déjà ses provinces européennes représentent un poids mort qu'elle traîne sans profit et sans gloire, qui épuise ses dernières forces, lesquelles, libérées,--car ce serait une délivrance même pour l'Empire ottoman qu'une solution radicale de la question d'Orient,--trouveraient à s'exercer légitimement dans cette Asie qui est le berceau de l'Islamisme.

L'humanité procède par étapes, chaque nouvelle génération reprenant la marche en avant quand la précédente a fait halte dans la mort. Une Confédération orientale serait une de ces étapes--et combien décisive!--vers le progrès et l'apaisement. La Confédération des peuples de l'Autriche-Hongrie en formerait une seconde; c'est ainsi que l'on arriverait un jour à la constitution des États-Unis d'Europe, qui seule donnera le signal du désarmement général et comblera ce voeu légitime de l'humanité civilisée: la paix universelle.

Les peuples balkaniques, sous la présidence de l'Italie, auraient la gloire d'avoir pris l'initiative de ce mouvement, prouvant au monde qu'ils ont su comprendre, avant les plus grands pays, la nature des phénomènes sociaux à venir.




BIBLIOGRAPHIE


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