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Une femme d'argent

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The Project Gutenberg eBook of Une femme d'argent

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Title: Une femme d'argent

Author: Hector Malot

Release date: January 27, 2005 [eBook #14820]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK UNE FEMME D'ARGENT ***
UNE
FEMME D'ARGENT
PAR HECTOR MALOT

I

Après avoir occupé une des premières places à la tête de la banque parisienne pendant la Restauration et sous le règne de Louis-Philippe, la maison Charlemont avait vu son importance s'amoindrir assez vite lorsque, de la direction de Hyacinthe Charlemont, elle était passée sous celle d'Amédée Charlemont, fils de son fondateur.

C'était toujours la même maison cependant, le même nom, mais ce n'était plus du tout le même homme, et si le fils succédait au père en vertu du droit d'héritage, il ne le remplaçait pas.

Né dans une famille de pauvres gens des Ardennes, Hyacinthe Charlemont était arrivé à Paris avec trois francs en poche pour commencer l'apprentissage de la vie dans une boutique de la rue aux Ours, et c'était de là qu'il était parti pour devenir successivement petit commis dans une maison de banque, caissier, puis directeur de cette maison, régent de la Banque de France, président de la Chambre de commerce de Paris, député, ministre et pair de France. Et partout à sa place, toujours au-dessus de la position qu'il avait conquise à force de travail, de volonté, d'application, d'intelligence, de hardiesse, et aussi, jusqu'à un certain point, par des qualités naturelles qui avaient aidé ses efforts: un caractère facile, une humeur gaie, des manières liantes. Mais ce qui plus que tout encore avait fait sa fortune, ç'avait été la façon dont il avait compris le rôle que les circonstances lui permettaient de remplir: à une époque où le crédit public existait à peine, il avait largement mis ses capitaux, ceux de sa maison aussi bien que les siens propres, au service de ses idées et de son parti; et si son parti ne les lui avait pas toujours rendus, il lui en avait au moins payé les intérêts en renommée, si bien que dix journaux, vingt journaux dont il payait les amendes ou dont il faisait le cautionnement avaient tous les jours célébré ses mérites et chanté sa gloire. «Notre grand financier Charlemont, notre grand citoyen Charlemont», était une phrase qu'on aurait pu clicher dans les imprimeries des journaux libéraux. Comme avec cela ses rivaux ou ses ennemis étaient obligés de rendre justice à la supériorité en même temps qu'à la droiture avec laquelle il traitait les affaires, cette renommée avait été universellement acceptée, et Charlemont était devenu populaire autant pour ses opinions qui étaient celles de la partie la plus remuante du pays, que pour ses richesses dont il faisait réellement un noble usage, secourant toutes les infortunes, soutenant tout ce qui méritait d'être encouragé, même chez ses adversaires, pour le plaisir de bien faire et sans arrière-pensée d'intérêt personnel. Chose rare, le succès ne l'avait point grisé et quand Louis-Philippe, à qui il avait rendu des services de toutes sortes, avait voulu les lui payer économiquement en le faisant baron, il avait refusé: «Je mets mon orgueil dans mon humble origine», avait-il répondu à son roi. En effet, bourgeois il avait été toute sa vie, bourgeois il voulait rester; c'était chez lui affaire de coquetterie et de vanité; le mot «bourgeois» était celui qu'il répétait à tout propos, il ne voyait rien au-dessus ni au delà; ses idées, ses opinions, ses ambitions, son existence avaient été bourgeoises, rien que bourgeoises, et dans son vaste cabinet de travail il avait pour toute oeuvre d'art un grand dessin, splendidement encadré, qui résumait bien ses goûts et ses idées: c'était une copie qu'il avait fait faire par un homme de talent du Banquet de la garde civique, ce tableau célèbre du musée d'Amsterdam dans lequel Van der Helst a peint de grandeur nature une trentaine de bourgeois à table, où les différents types du bourgeois sont fidèlement représentés avec toute leur vigueur et aussi toute leur vulgarité: grands, solides, bien nourris, contents de la vie et d'eux-mêmes, au caractère énergique, laborieux, avisé, audacieux et prudent, aventureux et timide, aussi dur à soi-même qu'à autrui. Pour lui c'étaient là des ancêtres dans lesquels il se retrouvait avec un sentiment non avoué qu'il leur était supérieur.

Quand le fils avait remplacé le père à la tête de la maison de banque en ce moment à son apogée, les choses avaient rapidement changé et la prospérité de la maison qui, sous le père, avait été toujours en grandissant, sous le fils avait toujours marché en diminuant.

Le vieux Charlemont avait été un homme de travail, le jeune était un homme de plaisir. Tout enfant, Amédée Charlemont avait eu horreur de tout ce qui pouvait lui donner de la peine, et cette répulsion naturelle n'avait fait que se développer avec les années. Ce n'était point défaut d'intelligence, loin de là, car son esprit était vif et délié, apte à tout comprendre; mais tout effort l'ennuyait, surtout toute application, et laissé maître de soi par un père qui avait autre chose en tête que de le surveiller, il avait pris l'habitude de ne faire que ce qui lui plaisait. Et ce qui lui plaisait, c'était la vie facile, brillante et bruyante. Pourquoi se fût-il donné de la peine ou de l'ennui? Puisque son père avait assez travaillé pour plusieurs générations, lui, son fils, n'avait qu'à marcher gaiement dans les chemins bordés de fleurs qu'il lui avait ouverts et à cueillir, quand l'envie lui en prendrait, les fruits mûrs qui s'offraient à sa main. Sa soeur était duchesse… de l'Empire, il est vrai, lui serait roi du monde où l'on s'amuse; n'était-il pas beau garçon, grand, bien fait, d'allure et de manières distinguées, habile à tous les exercices du corps, assez riche pour ne reculer devant aucune fantaisie, aucune folie? S'il n'avait point conquis cette royauté visée par son ambition de vingt ans, il avait au moins pris place parmi les quelques jeunes hommes qui menaient alors le monde parisien et qui s'efforçaient d'échapper, n'importe comment, à la vie calme et monotone de cette époque bourgeoise.

Avec eux il avait été un des fondateurs du sport, en France, et ses couleurs avaient brillé sur les hippodromes de Chantilly et du Champ-de-Mars, aussi bien que dans les terres labourées de la Croix-de-Berny. Mais les succès du turf ne lui avaient pas suffi, et il en avait obtenu d'autres dans le monde de la galanterie où ses aventures avaient bien des fois soulevé de retentissants tapages.

Cette existence longtemps continuée était une assez mauvaise préparation à la direction d'une maison de l'importance de celle que Hyacinthe Charlemont laissait en mourant à son fils; aussi l'administration de celui-ci avait-elle été déplorable.

Libre de faire ce qu'il voulait, il n'aurait pas hésité à procéder immédiatement à la liquidation de la maison paternelle, mais cette liquidation eût été un désastre dans lequel eût sombré la meilleure part de sa fortune et, bon gré, mal gré, avec un profond dégoût qu'il ne prenait pas la peine de cacher, il avait dû continuer les affaires commencées par son père ou plus justement les laisser aller toutes seules.

Elles allèrent tout d'abord à peu près comme si le chef de la maison avait été encore de ce monde, en état de les diriger de sa main sûre; puis, au bout d'un certain temps, elles s'étaient dévoyées ou ralenties et, malgré la force d'impulsion qui leur avait été imprimée, elles auraient fini par s'arrêter entièrement, si un employé, un simple commis, nommé Fourcy, ne s'était trouvé là à point pour les remettre en chemin et suppléer, par son zèle, son activité, son intelligence, son dévouement, à l'incurie et à l'impuissance du chef de sa maison.

Ce Fourcy, qu'on avait longtemps appelé le petit Jacques parce qu'il était né dans la maison Charlemont et qu'il y avait grandi, était le fils d'un garçon de recettes qui n'avait eu d'autres visées pour son fils que de le voir hériter un jour de sa sacoche et de son portefeuille à chaînette de cuivre. Mais le fils avait eu plus d'ambition que le père. Au lieu de se contenter de l'instruction de l'école primaire que ses parents trouvaient plus que suffisante pour lui, il avait voulu davantage, et prenant sur ses heures de sommeil pour travailler, économisant les sous de son déjeuner pour acheter des livres, partout où il y avait des cours gratuits il les avait suivis: mathématiques, comptabilité, histoire, langues française, anglaise, allemande, tout avait été bon pour sa soif d'apprendre; c'étaient des provisions qu'il emmagasinait dans sa tête sans s'inquiéter de savoir à quoi il les emploierait plus tard, convaincu seulement qu'à un moment donné elles lui serviraient.

Et de fait elles lui avaient si bien servi que celui qui ne devait être que garçon de recettes était devenu le chef de la maison Charlemont, le continuateur du grand Charlemont, le petit Jacques, M. Fourcy;—et M. Fourcy, pour tout le monde, aussi bien pour ses anciens camarades ou ses anciens chefs forcés de subir sa supériorité que pour les personnages les plus importants de la finance et du commerce qui le traitaient en égal.

II

Débarrassé de tout souci d'affaires et ayant pleine confiance dans son fidèle Fourcy, M. Charlemont ne passait guère qu'une heure par jour dans ses bureaux, et encore restait-il quelquefois des séries de jours, même des semaines, sans s'y montrer, occupé qu'il était ailleurs.

L'âge en effet avait glissé sur lui sans modifier en rien ses habitudes, et à soixante ans il était aussi jeune qu'à vingt, à vrai dire même plus jeune, plus brillant encore, plus gai d'humeur, plus fringant d'allure, plus coquet de tenue, plus insouciant de caractère, plus tendre de complexion, plus passionné de tempérament.

La rareté de ses visites faisait qu'elles étaient toujours une sorte de petit événement pour beaucoup de ses employés et que, lorsqu'on entendait son phaéton entrer dans la cour de l'hôtel du faubourg Saint-Honoré au trot rapide des deux chevaux superbes qu'il conduisait lui-même avec autant d'élégance que de correction, plus d'une tête curieuse se levait pour le suivre des yeux et plus d'une réflexion s'engageait, car il y avait toujours quelque histoire à raconter sur son compte à propos de ses chevaux de course qu'il faisait courir avec le plus parfait mépris du public, de façon à dérouter bien souvent le ring, ou à le ruiner quelquefois, ou bien à propos de ses maîtresses, ou bien à propos de ses gains et de ses pertes au jeu.

Et pendant ce temps, il montait le bel escalier de pierre qui du rez-de-chaussée conduisait à son cabinet, marchant allègrement, le chapeau légèrement incliné, la tête haute relevée par une large cravate en satin, les épaules effacées, la poitrine bombée, ne s'arrêtant point, ne ralentissant point le pas pour respirer, laissant flotter derrière lui les pans de sa longue redingote serrée à la taille, se balançant légèrement tantôt sur une jambe, tantôt sur l'autre, en faisant résonner les marches de ses bottes vernies prises dans un pantalon à sous-pied;—en tout pour le costume, aussi bien que pour la tenue, la reproduction vivante d'un fashionnable de Gavarni qui aurait vieilli de trente ans, mais bravement, sans artifices, sans cosmétiques, sans bricoles, sans teintures, en homme convaincu qu'un vieillard vaut, un jeune homme, s'il ne vaut pas mieux; ne le savait-il pas bien, ne le lui disait-on pas tous les jours, et des lèvres roses charmantes qu'il ne pouvait pas ne pas croire?

Ce cabinet était celui que son père avait occupé pendant si longtemps et où se trouvait la fameuse copie du Van der Helst, mais bien que rien n'y eût été changé et que l'ameublement fût resté le même, il ne ressemblait guère sous le fils à ce qu'il avait été sous le père; plus d'entassement, plus d'encombrement de pièces, de livres, de plans sur les tables, les fauteuils et le tapis; au contraire un ordre parfait qui dans sa froide nudité faisait paraître immense cette vaste pièce; on sentait que chaque matin le plumeau d'un domestique soigneux pouvait se promener partout sans craindre de rien déranger, puisqu'il n'y avait rien.

Jamais M. Charlemont ne s'asseyait devant son bureau: «C'est l'instrument qui me fait la plus grande peur avec la guillotine», disait-il; mais après avoir tiré un cordon de sonnette, il prenait place devant le feu pendant l'hiver, et en été devant une fenêtre ouverte sur le jardin, dans un fauteuil, tout simplement en visiteur; et au garçon qui répondait vivement à cet appel, il commandait qu'on allât prévenir M. Fourcy qu'il était arrivé.

Celui-ci paraissait aussitôt portant des papiers sur ses bras et suivi d'un commis, son secrétaire, chargé d'autres liasses.

—Bonjour, Jacques, disait M. Charlemont eu lui tendant la main, mais sans se lever, comment vas-tu?

—Très bien, monsieur, je vous remercie, et vous?

—Tu vois.

Et il levait la tête d'un air superbe pour bien se montrer, sachant qu'il n'avait rien à craindre d'un examen en plein jour.

—Assieds-toi donc, disait-il de nouveau.

Et Fourcy s'asseyait, mais non pas dans un fauteuil devant la cheminée ou la fenêtre; pendant qu'ils se serraient la main en échangeant ces quelques mots de politesse affectueuse, le secrétaire avait déposé sur le bureau la charge qu'il portait sur ses bras, et c'était à ce bureau,—celui du vieux, du grand Charlemont,—que Fourcy prenait place, le monceau de papiers, de livres, de portefeuilles devant lui et à portée de la main.

Alors lentement, méthodiquement, en quelques mots clairs et précis, il expliquait ce qu'il y avait de nouveau.

C'était un curieux contraste que celui qu'offraient alors ces deux hommes.

L'un adossé commodément dans son fauteuil, une jambe jetée par-dessus l'autre, la tête inclinée sur l'épaule, tournant ses pouces en écoutant d'un air indifférent comme s'il s'agissait d'affaires qui ne le touchaient pas, ou en tous cas de peu d'importance.

L'autre, penché sur les papiers qu'il feuilletait d'une main attentive, tout à sa besogne corps et âme, comme si sa fortune personnelle était en jeu et qu'une seconde de distraction dût le compromettre.

Au reste, ces différences dans les attitudes se retrouvaient dans les natures et les caractères des deux personnages.

Au lieu d'être grand, élancé, dégagé comme son patron, Fourcy était de taille moyenne, trapu et carré, ce qu'on appelle un homme solide, rien de brillant ni d'élégant en lui, mais une charpente à supporter le travail si pénible, si dur, si prolongé qu'il fût, et un tempérament à défier toute fatigue, celle du corps et celle de l'esprit; avec cela réservé et jusqu'à un certain point timide dans ses mouvements, comme s'il se défiait de lui-même, de ses manières et de son éducation. Au lieu de parler légèrement, rapidement avec un sourire railleur qui se moquait toujours de quelque chose ou de quelqu'un, il s'exprimait posément, en pesant ses mots, d'un accent convaincu, en homme qui ne parle que pour dire ce qui est utile.

Mais ce qui, plus que tout encore, les rendait si différents l'un de l'autre, c'était la physionomie; tandis que celle de M. Charlemont respirait un parfait contentement de soi-même et une complète indifférence pour tout ce qui ne devait pas s'appliquer immédiatement ou tout au moins dans un temps rapproché à son intérêt ou à son plaisir, sur celle de Fourcy, au contraire, se montraient tous les bons sentiments; lorsqu'on le connaissait et qu'on parlait de lui, on manquait rarement de dire: «C'est un honnête homme»; mais lorsque, sans le connaître, on se trouvait en face de lui, on ne pouvait pas ne pas penser que c'était un brave homme.

Et de fait, il était l'un et l'autre, honnête homme et brave homme.

Sa probité, sa droiture, il les prouvait chaque jour dans les affaires, et c'était parce que M. Charlemont avait eu les oreilles rebattues d'un mot qu'on lui avait répété sur tous les tons: «Je vous envie un honnête homme comme Fourcy», qu'il s'était décidé à faire de son commis le chef de sa maison, pour cela bien plus que pour les autres mérites de ce commis; en effet, il était commode pour sa paresse de mettre à sa place quelqu'un en qui il pouvait avoir pleine confiance et qu'il n'avait pas besoin de surveiller ni de contrôler.

Sa bonté et son dévouement, il les affirmait à chaque instant dans sa famille composée d'une femme qu'il adorait et de deux enfants, un fils et une fille, pour lesquels il était le meilleur des pères, le plus tendre, mais cependant sans mauvaise sensiblerie et sans faiblesse égoïste, pensant toujours à eux avant de penser à sa propre satisfaction paternelle; pour lui, toute la joie en ce monde était dans le bonheur des siens, et il répétait ce mot si souvent que M. Charlemont, qui trouvait dans tout matière à raillerie, l'appelait parfois: «M. le bonheur des siens»; puis il ajoutait en riant: «Sais-tu que si tu avais une histoire, mon brave Jacques, cela lui ferait un titre excellent: «Le bonheur des siens»; cela vous a quelque chose de vague et de mystérieux qui plaît à l'imagination; il est vrai qu'il y aurait peut-être des gens qui diraient: «Le bonheur des chiens»; mais ceux-là seraient d'infâmes blagueurs qui ne respectent rien.»

D'histoire, Fourcy en avait une cependant: celle de son mariage.

Cette femme qu'il adorait après vingt ans de ménage exactement comme s'il était encore en pleine lune de miel (et de fait pour lui il y était toujours),—cette femme, d'une beauté et d'une intelligence remarquables, était sa cousine. A dix ans elle s'était trouvée orpheline de père et de mère sans autres parents que son oncle le père Fourcy, le garçon de recettes de la maison Charlemont, et son cousin Jacques Fourcy, qui, sans que rien en lui pût faire prévoir ce qu'il deviendrait plus tard, était déjà mieux qu'un simple garçon de recettes. Le père Fourcy qui n'était pas tendre, n'avait aucune envie de se charger de l'orpheline, mais Jacques n'avait pas voulut abandonner la petite Geneviève et il l'avait placée à ses frais dans une petite pension des environs de Paris, à Gonesse, où les prix étaient modérés et en rapport avec l'exiguïté de ses ressources. C'était par bonté, par devoir, qu'il s'était imposé cette charge, car alors il la connaissait à peine, n'ayant jamais eu de relations avec les parents de la petite, qui étaient d'assez mauvaises gens. Mais il avait été la voir quelquefois à son pensionnat, dans le commencement, toujours par devoir, pour qu'elle ne fût par trop malheureuse de son isolement, et peu à peu il s'était attaché à elle à mesure qu'elle avait grandi, qu'elle avait embelli et qu'il l'avait mieux connue, si bien que ses visites, plus fréquentes, n'avaient plus été inspirées par le simple devoir; mais par le plaisir, puis enfin par l'amour, et que, quand elle avait eu seize ans, il lui avait demandé si elle voulait devenir sa femme: il avait, lui trente-six ans, mais il venait d'être nommé caissier en chef de la maison Charlemont. Elle avait accepté.

III

Il y avait près d'un mois que M. Charlemont n'était venu à sa maison de banque, lorsqu'un matin on le vit descendre de son phaéton et tous les yeux qui pouvaient l'apercevoir se tournèrent d'un même mouvement vers la cour.

Il arrivait d'Angleterre, où il avait été pour voir courir ses chevaux, disaient les uns, pour accompagner sa maîtresse la comédienne Céline Faravel, qui donnait des représentations à Londres, disaient les autres.

Aussi s'éleva-t-il une rumeur dans les bureaux lorsque courut ce mot, répété de bouche en bouche: «Voilà le patron»; et plus d'un curieux se mit-il à la fenêtre.

—Voyons donc s'il est changé.

—Et pourquoi voulez-vous qu'il soit changé?

—Dame, un mois de Céline Faravel!

—Eh bien, après?

—A son âge.

—Il est plus jeune que vous qui avez trente ans; et puis ce n'est pas pour Céline Faravel qu'il a été à Londres, c'est pour ses chevaux.

—Mettons que c'est pour ses chevaux et pour sa maîtresse.

—Pour ses chevaux seulement, et il a joliment tiré profit de son voyage, il a vendu une part de son écurie de course à Naïma-Effendi pour cinq cent mille francs et il en garde la direction; si le Turc gagne quelque chose, je connais quelqu'un qui sera bien étonné.

—Pas maladroit, le patron, quand il veut s'en donner la peine.

—Le malheur est qu'il ne se donne de la peine que pour ce qui n'en vaut pas la peine; ah! s'il voulait employer son habileté au profit de la maison!

—Enfin, le trouvez-vous changé?

—Pas du tout; aussi vert, aussi fringant, aussi vainqueur que toujours, il ne changera jamais.

Pendant ce temps, il avait monté l'escalier et, arrivé dans son cabinet, il avait tiré un cordon de sonnette, puis, quand il avait été installé dans un fauteuil en face de la fenêtre ouverte, il avait jeté sa jambe droite par dessus sa jambe gauche, et au domestique qui s'était empressé d'accourir, il avait adressé sa phrase habituelle:

—Prévenez M. Fourcy que je suis arrivé.

Pourcy s'était présenté presque aussitôt, suivi de son secrétaire chargé de papiers et M. Charlemont lui avait dit, comme d'ordinaire, sans se lever et en lui tendant la main:

—Bonjour, Jacques, comment vas-tu?

—C'est à vous, monsieur, qu'il faut adresser cette demande.

—Bien, très bien, comme tu vois; quoi de nouveau?

—Mes lettres, dit Fourcy, en s'asseyant au bureau, ont dû vous tenir au courant.

—Elles ont dû, cela est vrai, seulement je t'avoue que je n'ai pas eu le temps de les lire toutes; j'ai été entraîné dans un tourbillon; c'était la fin de la saison, à peine ai-je trouvé le temps de faire ma toilette; sais-tu qu'à Londres, dans ce pays de la suie, il faut, pour être à peu près propre, changer de chemise trois ou quatre fois par jour; alors, tu comprends, n'est-ce pas?

Fourcy comprit d'autant mieux qu'il était habitué à ces façons de son chef, l'homme de Paris assurément qui avait la plus vive répugnance pour la lecture manuscrite aussi bien qu'imprimée, et, tout de suite, sans perdre son temps en plaintes ou en remontrances vaines, il se mit à exposer, pièces en mains, ce qu'il avait déjà raconté par ses lettres, c'est-à-dire ce qui s'était passé pendant l'absence de M. Charlemont.

Tout d'abord celui-ci écouta assez attentivement, décidant d'un mot les cas qui étaient soumis à son appréciation et qui exigeaient une solution; mais bientôt il donna des signes manifestes de fatigue et d'ennui; il s'agita sur son fauteuil, se pencha en avant, se rejeta en arrière, alluma un cigare, le lança dans le jardin après quelques bouffées; enfin, n'y tenant plus, il interrompit Fourcy:

—Assez d'affaires pour aujourd'hui, dit-il, autre chose si tu veux bien.

—Mais…

—Autre chose que tu me pardonneras en ta qualité de père de famille, de bon père: donne-moi des nouvelles de Robert; rentré de cette nuit, je l'ai fait appeler ce matin, mais monsieur mon fils n'a pas couché chez lui; comment va-t-il?

—Très bien et les nouvelles que je vous donne sont toutes fraîches, de ce matin même, car il a couché chez moi à Nogent; rassurez-vous donc.

—Ce n'était pas de savoir où mon fils avait couché que j'étais préoccupé, mon brave Jacques, je ne suis pas un père bien sévère, d'ailleurs Robert a dix-neuf ans, et il est assez grand garçon pour coucher où bon lui semble; ces exigences sont bonnes pour un père tel que toi et non pour un père tel que moi, car si j'adressais cette question à mon fils: «Où as-tu couché?» il pourrait très bien me répondre: «Et toi?» ce qui serait quelquefois gênant.

—Il ne se permettrait pas une pareille question.

—Heu, heu; enfin je voulais tout simplement savoir comment il allait, car pendant cette absence, il ne m'a pas accablé de ses lettres…. Il est vrai que de mon côté je ne l'ai pas non plus accablé des miennes; pour tout dire, il me semble qu'il ne m'a pas écrit.

—Dites que vous n'avez pas reçu ses lettres.

—C'est possible; enfin, tu l'as vu pendant cette absence?

—Très souvent, surtout en ces derniers temps, car je vous avoue que j'ai cherché à l'attirer à Nogent, et, grâce à sa camaraderie avec Lucien, j'ai réussi; depuis huit jours, il est à la maison et, comme j'ai donné un congé de quinze jours à Lucien, ils restent tous les deux à se promener aux environs, à pêcher, à faire du canotage.

—Je suis enchanté de cela, Robert a tout à gagner avec Lucien, car ton fils est un brave garçon, il est digne de toi.

La figure de Fourcy s'épanouit, non pour le compliment qui lui était adressé, mais pour celui qui était fait à son fils, dont il était fier; mais ce sourire de bonheur et d'orgueil paternel ne fut qu'un éclair, son front se contracta et son regard s'obscurcit; évidemment il était sous le coup d'une préoccupation pénible.

—Je dois vous expliquer, dit-il, pourquoi j'ai tenu si vivement à attirer Robert dans mon intérieur et à l'y retenir.

—N'est-ce pas tout naturel? ton fils et le mien ont fait leurs classes ensemble, ils sont camarades.

—Cette raison ne m'eût pas déterminé si je n'en avais pas eu d'autres d'un ordre plus élevé, car, par sa position, son nom, sa fortune, Robert doit vivre dans un autre monde que le nôtre.

—Quelles raisons? Tu m'inquiètes, parle.

Mais, avant de parler, Fourcy chercha un dossier, et, l'ayant trouvé, il prit une feuille de papier dont un des côtés était occupé par une colonne de chiffres et il la présenta à M. Charlemont:

—Voici le relevé des sommes qui ont été payées depuis trois mois pour le compte de Robert; vous voyez le total.

—Bigre!

—Ce n'est pas seulement le total qui est grave, c'est aussi le détail des sommes payées: Haupois-Daguillon, orfèvre, 5,400 francs; Damain, joaillier, 17,000 francs, et les autres, que vous pouvez voir en suivant; évidemment ce ne sont pas là des dépenses excusables ou tout au moins justifiables chez un jeune nomme de dix-neuf ans.

—D'autant mieux qu'on ne lui connaît pas de maîtresse en titre.

—J'ai dû croire cependant qu'il en avait une, car il n'est pas probable qu'il achète des bijoux pour lui-même, et il n'est pas probable non plus que ce soit pour ses dépenses personnelles qu'il ait eu recours aux usuriers et particulièrement à Carbans qui a ruiné tant de jeunes gens: Carbans a d'autant plus facilement prêté qu'il sait que dans deux ans Robert sera mis en possession de son héritage maternel.

—Et que doit-il à Carbans?

—Je n'en sais rien, mais le certain, c'est qu'il est entre les mains de ce coquin; ce sera à voir au moment de le tirer de là; pour le présent, en vous attendant, j'ai fait le possible pour l'arracher à la vie de Paris et l'attirer à Nogent.

—Et tu dis qu'il est resté chez toi?

—Depuis huit jours.

—Sans venir à Paris?

—Sans venir à Paris.

—Voilà vraiment qui ne s'explique que si sa maîtresse est elle-même absente de Paris en ce moment; car il est évident que c'est cette maîtresse qui lui fait faire ces dépenses et ces dettes. Maintenant, quelle est cette femme, voilà l'inquiétant. Il est certain que si c'était une femme en vue, une femme de théâtre ou une cocotte, on connaîtrait leur liaison: une de ces femmes n'a pas Robert Charlemont, unique héritier de la maison Charlemont, pour amant, même en second ou en troisième, sans que cela se sache. S'il en était ainsi, il n'y aurait pas à s'en tourmenter, même quand elle l'entraînerait à quelque folie, c'est-à-dire à de grosses dépenses; on guérit de cette folie-là ou tout au moins on en change, ce qui est un genre de guérison. Non, ce qui m'inquiète, c'est de penser que la femme que nous cherchons est une femme du monde, ce qu'on appelle une honnête femme. Et ce compte d'argent dépensé par Robert, montre comment elle entend et pratique l'honnêteté.

—C'est impossible.

—Impossible à admettre pour toi, mais non pas impossible dans la réalité; ce genre de femme se rencontre, je ne dis point à chaque pas, mais encore très souvent, crois-en l'expérience d'un homme qui connaît le monde et la vie; c'est là la femme que je crains, car, avec une nature comme Robert, elle peut exercer une influence désastreuse. Il ne faut pas s'y tromper, Robert est une nature féminine, capable de grandes choses ou de très vilaines choses, selon qu'il sera poussé dans un sens ou dans un autre. Par certains côtés, il tient de sa mère; mais sa mère a été la meilleure des femmes, la plus tendre et la plus digne; tandis que je ne sais pas ce qu'il sera; il y a en lui des coins sombres et mystérieux qui ne m'ont jamais rien dit de bon. Ah! si j'avais pu m'occuper de son enfance! Mais était-ce possible avec ma vie? Si j'avais pu surveiller sa jeunesse! En tous cas, il faut, pour le moment, que nous cherchions quelle est cette femme, sa maîtresse, et que nous ne le laissions pas aller plus loin dans la voie où elle l'a amené et où elle le pousse. Tu m'aideras.

Ce n'était point l'habitude de M. Charlemont de parler si longuement et sur ce ton; il fallait vraiment que ce que Fourcy lui avait dit et le compte qu'il lui avait montré l'eût ému plus profondément qu'il ne se laissait ordinairement toucher.

Mais il ne resta pas sous cette impression, car il avait horreur de ce qui le troublait ou l'affectait péniblement, et il cherchait toujours à s'en débarrasser aussi vite que possible.

—Et chez toi comment vont les choses? dit-il en homme qui veut changer le sujet de l'entretien; tu es toujours content de Lucien et de Marcelle?

—Aussi content que peut l'être le père le plus exigeant. Pour le travail et pour tout, Lucien m'a satisfait pleinement; depuis un an bientôt qu'il est dans cette maison, on n'a pas eu un reproche à lui adresser; et je ne l'ai pas traité avec l'indulgence d'un père faible, croyez-le-bien.

—Tu vois donc que j'ai eu bien raison de combattre ton idée d'École polytechnique.

—Ce n'était pas mon idée, c'était celle de Lucien, et c'était parce que je voyais en lui une sorte de vocation pour la science que j'avais scrupule de la contrarier.

—La vocation de ne rien faire, je comprends cela, mais la vocation du travail, du travail ingrat, du travail pour le travail lui-même, c'est trop naïf; où l'Ecole polytechnique aurait-elle conduit Lucien? à mourir de faim dans quelque fonction honorable. Je le veux bien, mais misérable; heureusement que madame Fourcy, qui est un esprit pratique, a compris cela et tandis que je te faisais de l'opposition de mon côté, elle t'en faisait du sien, de sorte que nous l'avons emporté; voilà Lucien dans la maison: il y fera son chemin comme tu y as fait le tien, et il sera pour Robert ce que tu as été pour moi: nous y trouverons tous notre compte. Lucien ne se plaint pas?

—Certes non.

—Voilà ce que c'est que la vocation; à douze ans, on a la vocation de la marine pour Robinson; à quinze ans on a celle de l'École polytechnique pour le manteau et l'épée; mais à vingt, un peu plus tôt, un peu plus tard, on commence à comprendre qu'il n'y a qu'une chose dans la vie: gagner de l'argent, et que la plus belle profession est celle qui nous en fait gagner davantage et le plus vite possible.

—Ce n'est pas à ce point de vue que Lucien se place.

—Je pense bien, mais il est en bon chemin, il y arrivera; je suis tranquille pour lui; et Marcelle? son mariage?

—Les choses en sont toujours au même point.

—C'est étrange; comment votre marquis italien ne met-il pas plus d'empressement à épouser une belle fille telle que la tienne?

—Rien ne presse, Marcelle n'a que dix-huit ans, et sa mère aussi bien que moi nous désirons ne pas la marier trop jeune; pour mon compte, j'aurais voulu ne pas la marier avant qu'elle eût atteint la vingtième année; c'était une date que je m'étais fixée, non par égoïsme paternel, non pour l'avoir plus longtemps à moi, bien que je l'aime tendrement, vous le savez, et que la pensée d'une séparation me soit cruelle, mais pour elle, dans son intérêt; aussi ai-je vu avec chagrin le marquis Collio la rechercher, en même temps que j'ai vu avec regret Marcelle se montrer sensible aux attentions du marquis. Maintenant le marquis ne parle pas de mariage et ne m'adresse point une demande formelle, c'est tant mieux; ma femme et moi nous sommes heureux de gagner du temps; nous ne voyons aucun inconvénient à ce que le marquis fasse longuement sa cour; nous apprenons ainsi à le mieux connaître; c'est un charmant garçon; chevaleresque, plein de délicatesse, aussi noble par les sentiments et le caractère que par la naissance.

—Riche?

—En biens fonds, oui, je le crois, mais ses biens sont grevés de dettes, c'est cette situation embarrassée qui lui a été léguée par sa famille, mais qu'il n'a pas faite, qui l'a décidé à embrasser la carrière militaire.

—Capitaine et attaché militaire à l'ambassade d'Italie, ce n'est peut-être pas un moyen pratique de payer ces dettes.

—En ce moment non, mais plus tard; et puis en tous cas cela vaut mieux que de traîner une vie inoccupée dans un château du Milanais; on lui reconnaît un bel avenir.

—Enfin il vous plaît.

—Il plaît beaucoup à ma femme, et il ne déplaît point à Marcelle; pour moi, j'avoue que j'aimerais mieux pour gendre un Français qui ne serait pas soldat, mais je ne contrarierai pas le goût de ma fille, si je vois qu'elle doit être malheureuse en ne devenant pas la femme d'Evangelista.

—Ah! il se nomme Evangelista?

—Evangelista marchese Collio; il est le dernier représentant d'une grande famille du Milanais; mais vous pensez bien que ce n'est pas là ce qui me touche, je n'ai pas d'ambition nobiliaire; je ne veux que le bonheur de ma fille.

—Le bonheur des siens, parbleu!

—Mon Dieu oui, est-il rien de plus doux que de rendre heureux ceux qu'on aime? A ce propos, je dois vous prévenir que je ne viendrai pas demain à Paris, de façon à ce que nous nous entendions aujourd'hui sur les recommandations que vous pouvez avoir à me faire.

—Moi des recommandations à te faire, mon cher Fourcy, vraiment ce serait bien drôle.

—C'est l'anniversaire de notre mariage, et pour nous c'est la grande fête de la famille; nous célébrerons demain cette fête après vingt ans de mariage, avec autant de joie que nous l'avons célébrée après notre première année, et même avec un bonheur plus complet encore, puisque nos enfants s'associeront à nous.

—Sais-tu que tu es un homme unique au monde, mon brave Jacques; ce que je n'ai jamais rencontré: pleinement heureux et digne de son bonheur; je t'admire encore plus que je ne t'envie; j'admire ton existence entre une femme que tu aimes comme si tu avais vingt ans et des enfants qui sont aussi bons que charmants; j'admire la sagesse de ta vie et la modération de ton caractère; et cela je peux dire que je l'envie autant que je l'admire.

Puis tout à coup, changeant de ton, comme s'il obéissait à une pensée qui venait de se présenter à son esprit;

—Et en quoi consiste cette fête d'anniversaire? demanda-t-il.

—Le matin un landau viendra nous prendre à Nogent et nous conduira au restaurant Gillet, à l'entrée du bois de Boulogne; c'est là que s'est fait notre dîner de noces quand je n'étais encore que caissier, et nous allons y déjeuner une fois tous les ans, ma femme, nos deux enfants et moi ce jour même de notre anniversaire; c'est par là que commence notre fête, puis ensuite nous faisons une promenade en voiture dans le bois et autour du lac comme nous en avons fait une le jour de notre mariage, nous passons aux endroits où nous avons passé; c'est un pèlerinage. «Te souviens-tu?» et nous remontons de vingt ans en arrière.

—Si on pouvait y rester.

—Nous n'y tenons pas; notre présent est aussi heureux que l'a été notre passé et pour moi ma femme a toujours les seize ans qu'elle avait à l'époque de notre mariage. Notre promenade faite, nous rentrons grand train à la maison pour recevoir nos amis qui viennent nous apporter leurs compliments et dîner avec nous.

—Alors, la table est complète?

—Avec toutes ses rallonges, oui, cependant nous n'avons que nos amis intimes auxquels se joindront cette année votre fils puisqu'il est notre hôte, et aussi le marquis Collio.

—De sorte que si je te demandais une place à cette table, il serait impossible de me la trouver.

—Vous, monsieur Amédée!

—Et pourquoi pas?

Fourcy était manifestement sous le coup d'une profonde émotion, d'un trouble de joie; il attendit quelques secondes avant de répondre:

—Parce qu'il est des faveurs qu'on désire vivement, dit-il enfin d'une voix vibrante, mais que précisément pour cela on n'ose pas solliciter.

—Laisse-moi te dire, mon bon Jacques, que tu me traites beaucoup trop cérémonieusement. Pourquoi ne m'as-tu jamais invité chez toi? Tu vas me répondre: «Pourquoi n'êtes-vous jamais venu?» Et tu auras raison, au moins jusqu'à un certain point. Mais comment veux-tu que dans le tourbillon qui m'emporte j'aie le temps de faire ce que je désire? Je vais où la fantaisie de l'heure présente m'entraîne et jamais où j'avais décidé la veille d'aller. Voilà comment jusqu'à présent je n'ai jamais pu te faire ma visite à Nogent. Maintenant qu'une bonne occasion se présente, je la saisis au passage, et si tu veux de moi, demain je serai ton convive, avec tes autres amis.

Fourcy se leva vivement et venant à M. Charlemont, il lui prit les deux mains qu'il serra avec effusion.

—Ne suis-je pas ton plus vieil ami, dit M. Charlemont, et ne devrais-tu pas agir avec moi sans cette réserve et cette discrétion que tu apportes dans nos relations, comme si tu étais encore le petit Jacques; ne sommes-nous pas associés?

Puis, s'arrêtant sur ce mot, mais pour reprendre aussitôt:

—Puisque ce mot est prononcé entre nous, je te préviens que mon intention est que désormais il soit une réalité; si cette maison a repris un peu de son ancienne prospérité, c'est à toi qu'elle le doit, car entre mes mains elle aurait fini par s'effondrer. Il est juste que celui qui l'a relevée et qui la soutient participe aux bénéfices qu'elle donne. A partir du 1er janvier prochain tu auras donc une part dans les bénéfices qu'elle produit, et cela dans une proportion que nous discuterons et que nous arrêterons ensemble. Pour aujourd'hui je n'ai voulu que poser le principe.

L'émotion de Fourcy était si vive qu'elle l'empêcha de trouver des paroles pour traduire ce qui se passait en lui: l'associé de la maison Charlemont, lui le petit Jacques, le fils du garçon de bureau!

M. Charlemont s'était levé et au moment où Fourcy allait enfin pouvoir exprimer ses sentiments de reconnaissance et de joie il lui coupa la parole:

—A demain, dit-il.

—Mais, monsieur, vous me laisserez bien…

—Rien, dit-il, à demain, je suis pressé.

Et il partit sans rien vouloir entendre, marchant gaillardement en chantonnant.

IV

C'était après la guerre que Fourcy avait acheté sa maison de Nogent.

En se promenant un dimanche avec sa femme et ses deux jeunes enfants, pour visiter les positions occupées par les armées et se rendre compte par les yeux des combats dont ils avaient lu ou entendu les récits, ils étaient entrés dans une propriété où l'on avait établi une batterie.

C'était dans la grande rue: au milieu des maisons, ils avaient trouvé une allée ouverte entre deux murs garnis de lierre du haut en bas, et en la suivant, ils étaient arrivés sur une pelouse qui s'étalait entre des communs et une grande maison de belle apparence, sans trop savoir où ils allaient, et surtout sans se douter de la vue qu'ils allaient rencontrer là: à leurs pieds, ils avaient la Marne, dont le cours, gracieusement arrondi, était dessiné par une double ligne d'arbres, qui, çà et là, au caprice des branches et du feuillage, ouvrait des perspectives changeantes sur les eaux miroitantes de la rivière: à leur gauche le viaduc du chemin de fer passant à travers les cimes des peupliers; à leur droite, le village de Joinville se profilant nettement sur le ciel: enfin en face d'eux, au delà des prairies, les coteaux qui montent doucement pour aller finir d'un côté à Noisy et de l'autre à Chennevières, se perdant dans des profondeurs vaporeuses.

On était au printemps et il faisait une de ces journées de bonne chaleur et de lumière gaie où l'on se sent heureux de vivre; après être restés enfermés pendant huit mois privés d'air et de verdure, cette sortie dans la campagne avec un horizon où les yeux s'enfonçaient librement, était une griserie pour eux.

Tandis que le mari et la femme, assis sur un arbre abattu dans les herbes, regardaient le panorama qui se déroulait devant leurs yeux, les enfants jouaient dans le jardin à escalader à quatre pattes les épaulements de la batterie ou à courir à travers les gazons coupés d'ornières, creusées par les caissons et les prolonges.

Élevée au milieu d'une pelouse à l'un des angles de la maison, celui-là même d'où la vue s'étendait librement sur les coteaux opposés, cette batterie avait naturellement attiré les obus prussiens, dont quelques-uns avaient atteint la pauvre maison, éventrant la toiture et déchirant sa façade.

Comme il n'y avait rien à prendre dans cette maison abandonnée et pillée plusieurs fois, elle était ouverte à tous venants sans qu'il y eût là un jardinier ou un concierge pour la garder; cependant elle était à l'intérieur moins dévastée que bien d'autres, et cela précisément parce qu'elle avait été exposée au bombardement, les obus allemands lui ayant été plus cléments que ne l'eussent été les francs tireurs ou les mobiles s'ils l'avaient occupée. Ainsi, les portes, les lambris, les parquets n'étaient point brûlés, les marbres des cheminées n'étaient point tailladés à coups de sabre, les glaces n'étaient point percées de trous de balles et les pièces où n'avaient point pénétré les éclats d'obus étaient à peu près intactes.

Justement ces lambris et ces cheminées étaient fort jolis, car la maison datait de la fin du dix-huitième siècle, et tout ce qui était décoration avait été traité dans le goût de l'époque; il y avait là des chambranles, des moulures, des dessus de porte en marbre et en bois qui étaient des oeuvres d'art charmantes.

La visite de M. et madame Fourcy avait été longue, non pas que Fourcy prêtât grande attention à ces sculptures,—il ne connaissait rien aux oeuvres d'art; non pas que madame Fourcy se donnât la peine de les admirer—elle ne s'intéressait ordinairement qu'aux choses qui lui appartenaient ou dont elle pouvait tirer parti, mais parce que la maison était vaste, distribuée en pièces nombreuses avec de petits cabinets, des coins et des recoins, et aussi parce qu'ils éprouvaient un certain plaisir, dont ils ne se rendaient pas bien compte, à se promener dans ces appartements sonores où retentissait le bruit de leurs pas et de leurs voix.

Enfin, ils étaient sortis; alors l'idée leur était venue de parcourir les jardins dont ils n'avaient vu que l'ensemble; ils étaient assez étendus, ces jardins, et divisés en deux parties: l'une, la plus voisine de la maison, dessinée en pelouse et en bosquets, avec des allées de vieux arbres; l'autre, inclinée vers la rivière, partagée en carrés réguliers et en plates-bandes de potager avec des arbres fruitiers en ce moment blancs de fleurs.

Lorsqu'ils étaient arrivés à l'extrémité de ce potager ils avaient trouvé une vieille femme à genoux dans un carré et coupant avec une faucille un gros paquet d'herbes, et cela non pour nettoyer ce jardin abandonné, mais pour en nourrir sa vache.

—C'est-y que vous voudriez acheter la propriété? avait demandé la vieille en les regardant curieusement.

—Elle est donc à vendre?

—Elle y est et elle n'y est pas; c'est-à-dire que la propriétaire voudrait bien la garder, mais elle n'aura jamais les moyens de la remettre en état; pour lors il faudra bien qu'elle la vende.

Ils n'avaient pas continué la conversation et quittant le village ils étaient descendus au bord de la rivière qu'ils avaient longée; Fourcy ne parlant pas et paraîssant réfléchir.

Tout à coup il s'était arrêté et se tournant vers sa femme:

—Si nous l'achetions.

—Acheter quoi?

—La maison.

Et montrant la façade qu'on apercevait à travers les branches:

—Regarde donc comme elle a bon air et dans quelle admirable situation elle se trouve.

—Acheter une maison à Nogent, quelle idée!

—Et pourquoi acheter une maison à Nogent est-il une plus mauvaise idée qu'en acheter une à Saint-Cloud?

—Parce que Saint-Cloud est autrement habité.

Il n'avait point répliqué, mais le lendemain soir au dîner il avait raconté qu'il était revenu à Nogent et que décidément la maison lui plaisait tout à fait; elle était à vendre et en pourrait l'avoir pour un bon prix: sans doute, il y aurait des réparations, mais elles ne seraient pas ce qu'on pouvait croire après un premier examen; il avait amené avec lui un architecte qui lui avait donné un devis approximatif; enfin, toutes les raisons justificatives qu'on trouve aisément et qui abondent lorsqu'on est sous le coup d'un violent désir.

—Si tu voulais la revoir, tu me ferais plaisir.

—Alors, je la verrai demain.

Le lendemain, en effet; elle l'avait visitée de nouveau, mais cette fois dans des dispositions autres que la première; par le fait que ces marbres et ces boiseries pour lesquels elle n'avait eu qu'un coup d'oeil indifférent, pouvaient lui appartenir, ils avaient pris le mardi une importance qu'ils n'avaient pas eue le dimanche et elle leur avait trouvé des mérites qu'elle n'avait pas tout d'abord aperçus; le point de vue aussi lui avait révélé des beautés qui lui avaient échappé, et Nogent n'avait plus été trop inférieur à Saint-Cloud.

Évidemment on pouvait tirer parti de cette vaste maison construite à une époque où le prix des matériaux et de la main-d'oeuvre permettait des développements que de nos jours des millionnaires seuls peuvent se payer: elle avait grand air.

En rentrant le soir et en retrouvant son mari qui l'attendait impatiemment, madame Fourcy n'avait rien dit de cette dernière considération, mais elle avait reconnu que les objections qui s'étaient présentées le dimanche contre cette maison de Nogent n'existaient plus: pour les enfants il était bien certain qu'elle avait des avantages.

—Et pour nous n'en a-t-elle pas? crois-tu que ce n'est pas pour moi un vif, un très vif chagrin de n'avoir pas encore pu t'offrir une maison de campagne digne de toi: sans doute depuis quelques années déjà nous aurions pu acheter quelque maisonnette, mais je ne veux pas que tu demeures dans une maisonnette, où tu serais à l'étroit et qui ne serait pas un cadre convenable pour ta beauté; celle de Nogent est ce qu'il te faut; je te vois venir au devant de moi sous l'allée de tilleuls quand je rentrerai, et je te vois aussi avec ton ombrelle, assise comme une châtelaine sur la terrasse en face de la Marne; tu seras là à ta place; tu sais bien que si j'ai jamais souhaité la fortune, ça été pour toi, pour le faire une niche qui ne soit pas indigne de ma divinité.

—Bon Jacques!

—Est-ce qu'il y a une plus grande joie au monde que de travailler pour sa femme et ses enfants? Voilà une satisfaction dont les riches sont privés.

—Ils en ont d'autres.

—Sans doute, mais ils n'ont pas celle-là qui vaut bien les autres.

—Enfin comment la payer cette maison; as-tu l'argent?

—Je l'aurai.

—Tu l'aurais bien mieux si, au lieu de travailler exclusivement pour ta banque, tu avais voulu comme je te l'ai demandé cent fois travailler un peu pour toi.

—Je n'étais pas mon maître, je me devais à celui qui m'employait.

—Tu m'as dit cela vingt fois.

—Il faut bien que je te le dise encore puisque tu y reviens.

—Je n'y reviens que parce que tu vas te trouver en présence d'embarras qui ne te gêneraient pas à cette heure si tu avais voulu.

—Si j'avais pu; en faisant des affaires pour mon compte, j'aurais mal fait celles de la banque Charlemont.

—Ne discutons pas cela; dis-moi seulement comment tu espères payer cette maison.

—Si elle n'est pas vendue plus de cent mille francs, comme j'ai tout lieu de l'espérer, cela me sera facile, et même je pourrai faire faire les réparations sans lésiner; seulement nous serons pris de court pour l'ameublement; mais en nous tenant dans une sage réserve, surtout en allant lentement, nous arriverons, nous serons à la campagne, non à Paris; il y a de si jolies choses à bon marché.

—Donne-moi le soin de l'ameublement, laisse-moi faire comme je voudrai, et, de mon côté, je te laisse toute liberté pour l'acquisition et les réparations: livre-moi la maison, je la meublerai sans beaucoup dépenser.

—Comment?

—Tu verras cela: le beau ne se trouve pas réuni au bon marché dans le neuf; pour l'avoir, il faut attendre des occasions, laisse-moi les chercher.

V

Elle les avait cherchées ces occasions. Elle les avait trouvées.

A partir du jour où l'achat de la maison de Nogent avait été réalisé et où les réparations avaient commencé, madame Fourcy n'avait plus été chez elle.

Où était-elle du matin au soir?

A chercher les occasions qui devaient lui permettre de meubler sa maison de campagne avec goût et aussi avec économie.

Il n'est pas difficile au riche de trouver de belles choses; dix magasins les lui offrent avant qu'il ait parlé: il n'a qu'à choisir et à payer; et encore paye-t-il plus souvent qu'il ne choisit.

Mais quand l'argent ne répond ni aux suggestions du désir ou de la fantaisie, ni aux exigences du goût ou aux besoins du moment, c'est une tout autre affaire.

Il faut chercher.

Il faut remplacer l'argent par le flair et la peine.

Fourcy n'avait donc pas été surpris des fréquentes absences de sa femme; elle était en quête de quelque curiosité, elle travaillait pour les siens comme il travaillait lui-même, cela était tout naturel à ses yeux.

Il est vrai que, comme il n'avait jamais eu le goût de la curiosité ni du bibelot, il aurait mieux aimé qu'au lieu de se donner tant de peine elle se contentât de choses simples et ordinaires qu'on aurait trouvées ou commandées chez les marchands: en meubles chez les ébénistes du faubourg Saint-Antoine, en étoffes dans les magasins de nouveautés; mais il ne lui avait jamais fait d'observations à ce sujet; elle lui avait cédé en consentant à habiter Nogent; n'était-il pas juste qu'il cédât maintenant aux désirs qu'elle pouvait avoir. D'ailleurs pourquoi l'eût-il contrariée, alors surtout que cette question d'ameublement était pour lui de si peu d'importance? La maison, sa vue, sa situation, oui cela le touchait et beaucoup, mais un meuble, une étoile, cela lui était tout à fait indifférent, le plus souvent même il ne remarquait pas les nouvelles acquisitions de sa femme.

Ce qui eût provoqué son attention, c'eût été le prix de ces acquisitions s'il avait été excessif, mais au contraire il avait toujours été d'une extrême modération et tel qu'on ne pouvait être qu'émerveillé de la chance avec laquelle elle avait ces bonnes occasions, et de l'habileté avec laquelle elle en avait profité; mais quoi d'étonnant à cela, ne réussissait-elle pas tout ce qu'elle entreprenait?

Elle avait si bien réussi cette affaire de l'ameublement de leur maison de Nogent, qu'en moins de deux ans cette maison était devenue une sorte de musée de choses curieuses et même précieuses.

Ainsi, dans l'entrée on trouvait une suite de tapisseries flamandes du dix-septième siècle à personnages mythologiques, encadrées de bordures à médaillons représentant des oiseaux, admirables de conservation,—des vases en porcelaine de Chine, de Saxe et de Sèvres;—des tables-consoles avec dessus en mosaïque;—des chaises portugaises, à fond de cuir.

Si les tapisseries de l'entrée étaient superbes, celles du grand salon étaient dignes d'un palais: signées Audran et exécutées aux Gobelins, elles représentaient des scènes tirées d'Esther. On sait combien sont rares les tapisseries de ce genre. Mais plus rare encore était le tapis étendu sur le parquet; c'était un tapis d'Orient d'une haute antiquité sans qu'il fût possible de lui attribuer une date certaine, aux couleurs bien éteintes par conséquent, à la laine bien usée et tellement que par places on voyait la trame, mais ce qui en plus de cette vénérable antiquité en faisait le mérite et la curiosité, c'étaient des armoiries dessinées aux quatre angles Comment des armoiries d'un chef féodal se trouvaient-elles sur un tapis fabriqué en Orient, depuis cinq ou six siècles? C'était là une question que ne se posaient point la plupart de ceux qui regardaient ce vieux tapis, mais qui intéressait vivement ceux qui étaient en état de l'étudier.

Dans la salle à manger, ce n'étaient point des tapisseries qui recouvraient les murs, mais des cuirs de Cordoue à fond d'argent et à feuillage d'or, qui formaient une noble décoration que complétaient bien un ancien lustre hollandais en cuivre et des portières en vieux velours de Gênes grenat sur fond bouton d'or. L'escalier qui montait droit au premier étage continuait dignement l'entrée: au bas deux Sirènes de grandeur naturelle, et qui semblaient avoir été sculptées et peintes d'après un modèle de Paul Véronèse, tenaient dans leurs bras des candélabres en verre de Venise: elles reposaient sur des socles en brèche africaine, tandis que des portières et des cantonnières en brocatelle les enveloppaient à demi; de place en place en montant, des fanaux en bois sculpté et doré provenant de quelque ancienne galère, et sur le palier une couple de grands vase Médicis en porcelaine de Sèvres.

Mais cet ameublement n'était pas combiné pour la seule ostentation; dans les appartements où ne pénétraient que les intimes on retrouvait les même choses de choix, collectionnées et disposées avec le même goût artistique.

Dans la chambre du mari et dans celle de la femme, tendue en damas de soie bleue avec lit et meubles Louis XV; dans celles des enfants, dans celles à donner, dans les boudoirs, les cabinets de toilette, la salle de billard, enfin partout c'était le même entassement de beaux meubles et de belles étoffes: tenture, rideaux, lambrequins, tapis, consoles, tables, vitrines pleines d'objets précieux, sièges, porcelaines, faïence, lustres, lampadaires.

Comment avait-on pu se procurer tout cela?

C'était la question que se posaient ceux qui visitaient ce curieux musée.

Comment la femme d'un employé de banque, si gros que fussent les appointements de cet employé, avait-elle pu acheter ces richesses artistiques?

C'était une autre question que se posaient ceux qui connaissaient la situation et les ressources de Fourcy.

Mais pour Fourcy lui-même, il ne se posait ni celle-ci ni celle-là: sa femme avait autant de chance que d'habileté, voilà tout; et ce tout était aussi simple que naturel: n'y a-t-il pas des gens qui ne font que de bonnes affaires quand d'autres n'en font que de mauvaises? Il voyait cela chaque jour autour de lui; sa femme était au nombre de ceux qui n'en font que de bonnes; pour qu'il s'étonnât il eût fallu que c'eût été le contraire qui se fût produit, et dans ce cas il ne l'eût très probablement pas cru: sa femme ne pas faire mieux que les autres en toutes choses, allons donc! c'était impossible.

Pour ceux qui ne partageaient pas cette confiance maritale, la question était restée posée et bien souvent elle avait été agitée sans qu'on arrivât jamais à se mettre d'accord sur une réponse satisfaisante.

—Fourcy n'a pas de fortune, n'est-ce pas?

—Il a ses appointements.

—Qu'il gagne trente mille francs, quarante mille francs si vous voulez, ce n'est pas avec cela qu'il peut faire face à ses dépenses: deux maisons, une à Paris, l'autre à la campagne; les toilettes de madame qui sans être ruineuses sont toujours élégantes et fraîches, l'éducation et l'entretien des enfants, la vie de tous les jours qui sans être follement dispendieuse chez eux est large cependant, tout cela prélevé que reste-il pour l'achat de ce mobilier?

—On m'a dit que le tapis du salon qui est tout usé…

—Celui qui a des armoiries aux quatre coins?

—Justement, on m'a dit qu'il valait plus de vingt mille francs.

—Valait… c'est un mot; mais ce qu'il a coûté, c'est une autre affaire.

—En tous cas, c'est une idée singulière, vous en conviendrez, d'avoir sur un meuble qui vous appartient des armoiries qui ne sont pas à soi.

—Les Fourcy n'ont pas d'armoiries, que je sache.

—Alors, pourquoi achètent-ils des tapis armoriés?

—Et la tapisserie des Gobelins?

—Et la tenture en cuir de la salle à manger?

—Et les statues en bois de l'escalier, celles qui tiennent un candélabre?

—On m'a dit qu'il y en avait du même genre chez un marchand de la rue
Bonaparte qui valent dix mille francs.

—Pourquoi madame Fourcy ne veut-elle jamais indiquer ses marchands?

—Elle a peur qu'on lui souffle ses occasions.

—Croyez-vous à ces occasions?

—Et vous?

—J'ai entendu les mettre en doute.

—Eh bien, alors?

—Alors elles seraient encore meilleures que madame Fourcy ne le dit: ce qu'on ne paye pas du tout, coûtant encore moins cher que ce qu'on paye bon marché.

—Est-ce possible?

—Je n'en sais rien; c'est ce que j'ai entendu dire par des gens qui, ne pouvant pas s'expliquer autrement cette acquisition de meubles de grand prix, supposent qu'il n'y a pas acquisition, mais donation.

—C'est invraisemblable.

—Elle est assez belle encore pour qu'on fasse des folies pour elle.

—Ce n'est pas cela que je veux dire, je proteste seulement contre la supposition qu'une femme comme madame Fourcy, une honnête femme, qui a le meilleur des maris, qui aime ses enfants, peut faire le métier d'une cocotte.

—Protestez, c'est très bien, mais alors expliquez.

—Quel serait cet amant généreux?

—Il y en aurait plusieurs.

—Qui?

—On nomme le père Ladret.

—Allons, un bonhomme de soixante-douze ans, un phoque, aussi laid que grossier.

—Tout ce que vous voudrez, mais assez riche pour se passer toutes ses fantaisies et ne pas compter.

—Eh bien, pour moi je n'admettrai jamais cela; je crois madame Fourcy une honnête femme, je crois qu'elle aime son mari qui l'adore, et je crois qu'elle a le respect de ses enfants.

—Alors comment expliquez-vous ses dépenses?

—Par des spéculations heureuses; puisqu'on cherche des raisons coupables pour expliquer sa liaison avec le vieux Ladret, pourquoi n'en cherche-t-on pas d'honnêtes pour expliquer son intimité avec La Parisière qui est à la Bourse et qui peut tout aussi bien faire les affaires de madame Fourcy qu'il fait celles d'autres personnes?

—S'il en est ainsi, pourquoi ne le dit-elle pas?

—Parce que Fourcy ne lui permettra certes pas de jouer à la Bourse.

—C'est une explication, j'en conviens, mais Ladret aussi en est une; laquelle est bonne? la question reste posée.

—Pas pour moi.

VI

Fourcy aurait voulu aussitôt après le départ de M. Charlemont, courir à Nogent, car il n'y avait de joie complète pour lui que celle qu'il partageait avec sa femme; comme elle allait être heureuse! comme elle allait être fière de lui! ce n'était pas seulement leur fortune qui était assurée, c'était encore celle de leurs enfants. Lucien serait un jour l'associé de Robert; et si le marquis Collio avait pu hésiter à épouser la fille d'un employé, il n'hésiterait certes plus, maintenant que cet employé était l'associé de la maison Charlemont, le successeur officiel du grand Charlemont; c'était aussi une noblesse, celle-là.

Mais précisément parce qu'il ne devait pas venir le lendemain à son bureau, il avait des affaires importantes à préparer ou à régler qui le retinrent à Paris, et il ne put partir que par le train de cinq heures et demie, ce qui ne lui faisait qu'une heure d'avance sur son arrivée de chaque jour.

Enfin c'était toujours une avance, c'est-à-dire une surprise.

Au lieu que sa femme vînt au-devant de lui comme tous les soirs, il allait la surprendre.

Et il se faisait une fête de cette surprise comme un amoureux de vingt ans.

Ce fut à pas pressés qu'il monta la grande rue de Nogent et en courant presque qu'il traversa son jardin: personne sur la terrasse devant la maison, personne dans le vestibule; sans doute sa femme était dans un petit salon de travail où elle se tenait ordinairement; il y entra sur la pointe des pieds.

Mais elle n'était pas dans ce salon; alors comme il avait vu dans le vestibule son ombrelle et son chapeau de jardin, il conclut de là qu'elle devait être dans sa chambre et il monta au premier étage.

Il trouva la porte de cette chambre fermée au verrou, ce qui l'étonna, car ce n'était point l'habitude de sa femme de s'enfermer chez elle, et ce qui le contraria, car sa surprise allait être manquée, puisque, pour se faire ouvrir, il était obligé de frapper et de se nommer.

Ce fut au bout de quelques instants seulement que la porte lui fut ouverte.

—Déjà! s'écria madame Fourcy.

Déjà.

Mais il ne releva pas ce mot.

—Tu t'enfermes donc? dit-il, en regardant sa femme qui paraissait légèrement émue.

—Tu vois, quelquefois.

Il était entré et il avait refermé la porte; sur une table recouverte d'un tapis en damas bleu, une tache rouge attira son attention: c'étaient des écrins en maroquin qui faisaient éclater cette tache rouge au milieu du bleu; l'un des écrins était tout neuf et sortait bien manifestement des mains du gainier.

—C'était pour cela que tu t'étais enfermée? demanda-t-il.

—Justement; je mettais ces bijoux en état pour demain.

—Alors pourquoi t'enfermer?

—Pour qu'on ne me dérange pas, voilà tout; tu penses bien que je n'avais pas peur d'être volée.

—Est-ce que cet écrin n'est pas neuf? dit-il en prenant celui qui paraissait n'avoir pas encore été touché.

—Tout neuf, je l'ai acheté hier avec le bracelet qu'il renferme, regarde.

Elle lui prit l'écrin des mains et l'ouvrant, elle le lui montra de loin en l'inclinant tantôt à droite, tantôt à gauche, en avant ou en arrière: sur le cercle en or se détachait une grosse émeraude entourée de diamants avec, çà et là, d'autres diamants plus gros qui suivaient le contour du bracelet.

—Vois comme l'émeraude est belle, dit-elle, d'un vert pur, comme les diamants brillent! Qui se douterait que tout cela est faux et coûte quelques centaines de francs?

—Pas moi à coup sûr; mais il est vrai que je n'y connais rien; pourquoi as-tu acheté cela?

—Pour compléter ma parure, et puis aussi parce que j'aime les pierreries et les bijoux; c'est une faiblesse, une niaiserie, tout ce que tu voudras, j'en conviens, mais enfin je les aime et ne pouvant pas satisfaire ma passion avec la réalité, je la trompe au moins avec l'illusion. Ne me gronde pas.

Il s'approcha d'elle et la prenant dans ses deux bras il la serra fortement sur sa poitrine en l'embrassant:

—Moi, te gronder, ma chère Geneviève, moi qui voudrais voir toujours un sourire dans tes beaux yeux. Si je t'ai demandé: «pourquoi as-tu acheté cela?» c'est simplement parce que je ne veux plus que tu portes des bijoux faux.

—Je ne demanderais pas mieux que d'en porter de vrais.

—Cela m'humilie autant que cela me peine de voir qu'une femme comme toi, avec ta beauté, avec ta supériorité, en est réduite à se parer de bijoux faux, tandis que les plus beaux, les plus vrais, seraient à peine dignes de toi: aussi tu vas me faire le plaisir de te débarrasser de tous ceux-là.

—Comment!

—Je ne veux plus que tu en portes des faux, mais comme d'autre part je ne veux pas contrarier tes goûts et que moi-même je trouve que les bijoux te vont admirablement, je serai heureux de t'en donner des vrais.

Ce fut elle à son tour qui le prit dans ses bras et l'embrassa.

—Mon bon Jacques!

—Tu es contente.

—Je suis heureuse de ton intention et je te remercie avec un coeur ému de ta bonté et de ta tendresse; mais je ne veux pas te permettre de réaliser cette intention, je ne veux pas que tu te ruines à m'acheter des diamants.

—Je ne me ruinerai pas.

—Je ne veux pas que tu dépenses ton argent, celui de nos enfants pour satisfaire mes caprices: est-ce qu'un mari doit se ruiner pour sa femme?

—Mais quand ce mari est le plus épris, le plus passionné des amants?

—Il se contente d'être aimé pour son amour: qu'importe que mes bijoux soient faux si tout le monde croit qu'ils sont vrais?

—Mais moi je sais qu'ils sont faux et cela suffit; je ne veux pas que chez une femme comme toi, qui est l'honnêteté et la droiture en personne, il y ait un mensonge quel qu'il soit.

—Eh bien moi, je ne veux pas que tu me fasses un pareil cadeau: il me semble que cette honnêteté dont tu parles s'amoindrirait, si elle acceptait un cadeau qui entraînerait une si grosse dépense; je sens bien que tu aurais plaisir à me le faire, mais moi j'aurais honte à l'accepter de toi; n'en parlons donc plus, et laisse-moi porter ces bijoux qui me suffisent et me contentent; c'est entendu, n'est-ce pas?

Et elle lui tendit la main.

—Tu sais, n'en parlons plus, je ne veux pas que tu en parles.

—Veux-tu au moins me permettre de te dire que tu es la meilleure des femmes?

—Cela oui, tant que tu voudras; je veux même bien que tu laisses librement couler cette larme attendrie que tu retiens dans ta paupière et qui vaut mieux pour moi que tous les diamants du monde.

Puis tout de suite, comme si elle voulait couper court à cette émotion:

—Mais tu as donc gagné aujourd'hui des millions? dit-elle en riant.

—Justement.

—Et tu ne le dis pas! fit-elle en riant d'un air moqueur.

—C'est ta faute; j'arrivais empressé de partager avec toi cette bonne nouvelle, et c'est même ce qui m'a fait avancer mon retour, quand cet incident de tes bijoux, se jetant entre nous, m'a empêché de te parler de ce que j'avais tant de hâte à te dire.

—C'est donc sérieux?

—Comment! si c'est sérieux: à partir de janvier prochain M. Charlemont me donne une part dans les bénéfices de la maison.

Il avait prononcé ces quelques mots lentement, d'un air triomphant.

—Enfin, dit-elle, il te rend donc justice?

Il resta un moment interdit.

—Eh quoi, dit-il enfin, c'est ainsi que tu accueilles cette nouvelle que j'étais si heureux de t'apporter!

—Vas-tu t'imaginer que je ne suis pas heureuse de l'apprendre? mais il y a si longtemps que je l'attends que ma joie ne peut pas être aujourd'hui ce qu'elle eût été il y a cinq ans, il y a dix ans; tu as cinquante-six ans, moi j'en ai trente-cinq, quand jouirons-nous de la fortune que tu vas mettre dix ans encore à gagner?

—Nos enfants en jouiront.

—Mais nous? Ah! que n'est-elle venue plus tôt!

Ce fut avec violence qu'elle lança ces derniers mots, avec un accent désespéré où il y avait autant de rage que de douleur.

—As-tu manqué de quelque chose pendant ces dix ans?

Elle le regarda longuement et secouant la tête:

—J'ai manqué de confiance en l'avenir, j'ai manqué de sécurité: en te voyant refuser si obstinément de faire des affaires, comme tu en avais la facilité, j'ai cru que la fortune ne viendrait jamais et que notre existence à tous se traînerait dans la médiocrité… et si tu venais à mourir, la mienne et celle de nos enfants dans la misère! Dieu merci pour toi, tu n'as pas été sous l'obsession de cette horrible pensée; mais ne pensons plus à cela, d'autant plus que regrets et remords sont inutiles maintenant.

—Comment des regrets et des remords! Que veux-tu dire?

—Rien… rien, si ce n'est que j'ai eu tort de te tourmenter pendant ces dix dernières années et de te pousser à faire des affaires.

—Ne parle donc pas de remords à propos de cela; ton intention était bonne, et si je n'ai pas cédé à tes suggestions, je ne t'en ai jamais voulu de ce que tu me les adressais pressantes et fréquentes; je comprenais le sentiment qui te les inspirait; au reste, tu vois maintenant qu'en ne prenant les choses qu'au point de vue de nos intérêts, j'ai eu raison de te résister; si j'avais fait des affaires, si j'avais gagné de l'argent, M. Charlemont ne m'aurait jamais fait sa proposition, c'est cette médiocrité justement qui l'a décidé.

—Dis la comparaison entre la médiocrité de celui qui faisait tout, et l'opulence de celui qui ne faisait rien: et quelle part te donne-il?

—Cela n'a pas été décidé, mais le principe est posé, et c'est là l'essentiel; je pense donc qu'en voyant M. Charlemont, tu n'hésiteras pas à lui montrer ta satisfaction.. et ta reconnaissance, au moins pour Lucien qui sera un jour l'associé du fils comme je suis celui du père; il vient dîner demain avec nous.

Cette grande nouvelle si importante pour Fourcy ne parut pas jeter madame Fourcy dans une extase de joie.

—Ah! dit-elle simplement.

Et ce fut tout.

Fourcy resta pendant quelques instants à la regarder tout étonné, mais il ne se permit pas d'observation; il savait que sa femme n'avait jamais aimé M. Charlemont, son coeur ulcéré par dix années d'attente ne pouvait changer tout à coup; cela viendrait plus tard sûrement elle lui rendrait justice; il était tranquille.

—Où est Marcelle? demanda-t-il; elle aussi doit apprendre cette nouvelle, qui peut avoir une influence décisive sur son avenir.

—Dans le jardin; va la lui apprendre toi-même.

—Viens avec moi.

—Il est juste de te laisser ce plaisir, va.

VII

Il croyait trouver sa fille à la place qu'elle occupait le plus souvent dans le jardin, sous un beau tulipier, dont les longues branches qui n'avaient jamais été coupées retombaient sur le gazon et formaient une voûte de verdure impénétrable aux rayons du soleil aussi bien qu'à la pluie: elle affectionnait cette place autant pour la fraîcheur qu'on y trouvait toute la journée, que pour les perspectives qui se déroulaient de là sur le cours de la Marne et les horizons lointains.

Mais elle n'était pas là; au moment où il allait se mettre à sa recherche, deux détonations qui retentirent presque en même temps lui apprirent qu'elle était au tir, avec Robert Charlemont sans doute.

Il se dirigea donc du côté d'où étaient parties ces détonations et au bout d'une allée de tilleuls, à l'endroit où cette allée finit à un mur, il les aperçut tous les deux, sa fille et Robert; ils lui tournaient le dos et Robert tenait dans ses mains une petite carabine qu'il était en train de charger; ils faisaient face à une plaque noir en fer appliquée contre le mur et sur laquelle se détachait la blancheur de deux cartons.

Au bruit de ses pas sur le gravier de l'allée, ils tournèrent la tête et aussitôt Marcelle vint au devant de lui en courant et en criant:

—C'est père, quel bonheur!

Alors il s'arrêta pour la regarder venir, pour l'admirer avec ses yeux de père, et de fait, elle était réellement charmante dans sa robe blanche légère que soulevait derrière elle la rapidité de sa course, et les frisons de ses cheveux blonds flottant au vent, arrivant les bras entr'ouverts, les lèvres souriantes de tendresse, le regard joyeusement ému; en tout des pieds à la tête une belle jeune fille de dix-huit ans, aussi gracieuse que jolie.

Elle jeta ses deux bras autour du cou de son père et se haussant sur la pointe des pieds, elle l'embrassa sur les deux joues de deux gros baisers qui sonnèrent.

—Est-ce gentil, dit-elle en se pendant à son bras, de venir nous faire cette bonne surprise; puisque te voilà, tu vas tirer quelques balles avec nous; tu donneras une leçon à M. Robert; lui qui tire si bien d'ordinaire, il en a joliment besoin aujourd'hui.

Pendant ce temps, Robert Charlemont s'était avancé à son tour, mais lentement, comme à regret, ou comme s'il était retenu, et ç'avait été aussi avec une sorte de contrainte qu'il avait pris et serré la main que Fourcy lui tendait dans un mouvement affectueux.

Mais ni Fourcy ni Marcelle n'avaient remarqué cette contrainte, habitués qu'ils étaient l'un et l'autre à la réserve de Robert, qui se tenait toujours sur une sorte de défensive, même avec ses meilleurs amis. Était-ce timidité? Était-ce fierté? Était-ce humeur sombre? Le certain c'est qu'il n'avait jamais montré la moindre expansion; lui, le fils d'un père tout en dehors, aux manières ouvertes, au parler haut et facile, il était tout en dedans et il ne parlait que peu, aussi peu que possible, pour ne dire que ce qu'il devait dire en quelques mots rapides, d'une voix basse. Et cependant il n'était ni laid, ni sot, ni maladroit; beau garçon au contraire, grand, souple, les traits du visage fins et distingués, naturellement élégant, au repos au moins, car lorsqu'il agissait il y avait une hésitation dans ses manières qui leur donnait de la gaucherie; avec cela des cheveux noirs, fins et frisés, le teint pâle et des yeux qui eussent été magnifiques sans leur expression sombre et s'ils n'avaient point toujours été en mouvement, inquiets et défiants.

—Bonjour, mon cher Robert, dit Fourcy, je vous apporte de bonnes nouvelles de M. votre père, que j'ai vu ce matin.

—Ah! il est revenu?

—D'hier soir; il va très bien, il a fait un excellent voyage.

—J'en suis heureux.

—Il a été un peu surpris de ne pas vous trouver, car vous ne lui avez pas écrit que vous étiez ici.

Il y eut de l'embarras dans la contenance de Robert, et ce fut au bout d'un instant qu'il répondit:

—Non.

—Vous aurez le plaisir de le voir demain.

Robert le regarda d'un air surpris, semblant dire que son intention n'était pas d'aller le lendemain à Paris.

—Car il doit venir ici, continua Fourcy, il nous fait l'amitié de dîner avec nous pour célébrer l'anniversaire de notre mariage.

—Ah!

—Et vous m'en voyez l'homme le plus heureux du monde, car c'est la première fois qu'il vient à Nogent. Au reste, cette joie n'est pas la seule qu'il m'ait donnée aujourd'hui: pour me récompenser de mon dévouement encore plus que des services que j'ai pu rendre, il m'accorde une part dans les bénéfices de la maison.

Cessant de s'adresser à Robert et se tournant vers sa fille, qui était restée appuyée sur son bras:

—C'est pour vous annoncer cette grande nouvelle, ce grand bonheur, ce grand honneur, à ta mère et à toi, que j'ai avancé mon retour, car pour Lucien vous pensez bien qu'il en a été averti tout de suite.

Marcelle ne dit rien, mais elle serra le bras de son père dans une étreinte qui valait toutes les paroles.

Pour Robert, il demeura un moment silencieux, enfin il se décida à parler, mais ce fut lentement et à voix basse:

—Je remercierai mon père, dit-il; vous ne doutez point, n'est-ce pas, du plaisir que me cause cette bonne nouvelle; c'est un acte de justice.

Il s'établit un moment de silence, et ils restèrent tous les trois debout au milieu de l'allée: évidemment l'entretien était difficile entre deux personnages aussi peu à l'unisson que Fourcy et Robert: l'un débordant de joie, l'autre glacé.

—Eh bien, reprenons-nous le tir? demanda Marcelle après quelques secondes de ce silence.

Puis coupant à la plaque et montrant les deux cartons:

—Ne te trompe pas, dit-elle à son père, le bon carton, c'est le mien, le mauvais, je veux dire l'autre, c'est celui de M. Robert.

—Je venais de marcher vite, dit Robert en prenant la parole plus rapidement que de coutume, c'est ce qui a fait trembler ma main.

—Eh bien, maintenant, vous avez eu le temps de vous calmer, continua
Marcelle.

—Maintenant je vous demande la permission d'aller m'habiller pour dîner; d'ailleurs la nuit vient et ma vue est mauvaise le soir.

Sans en dire davantage, il les quitta et se dirigea vers la maison, marchant à grands pas.

—Quel singulier garçon, dit Marcelle lorsqu'il se fut éloigné, on ne sait jamais s'il est content ou fâché; bien fine sera sa femme si elle devine ce qu'il faut faire pour le rendre heureux.

—Il faut le plaindre et non le condamner, ma mignonne; son enfance a été triste; il a perdu sa mère tout jeune, et son coeur au lieu d'être échauffé par la tendresse maternelle, a été glacé par la dureté d'une gouvernante trop sévère; et justement il avait besoin de tendresse, d'affection, même de caresses. Elles lui ont manqué, car son père, entraîné dans le tourbillon de sa vie fiévreuse, n'a pas pu s'occuper de lui… comme il l'aurait voulu, sois-en certaine. Sous cette apparence froide, Robert est une nature tendre et même passionnée; il ne faut pas juger les timides sur leur timidité. Mais ce n'est pas de lui qu'il doit être question entre nous, ma mignonne; c'est de toi, c'est de nous.

—De moi, père?

—Ne vas-tu pas t'inquiéter? c'est te réjouir au contraire qu'il faut; viens un peu sur ce banc que je t'explique mieux ce que je veux dire.

Mais au lieu de la faire asseoir sur le banc près de lui, ce fut sur un de ses genoux qu'il la prit, de façon à ce qu'elle lui fit face et qu'il pût bien la regarder: tandis qu'il était dans l'ombre du soleil couchant, elle se trouva ainsi éclairée en plein visage par la lueur rouge du ciel.

Pendant quelques instants, il la regarda longuement:

—Sais-tu, dit-il enfin, qu'après ta mère tu es la plus belle jeune fille que j'aie jamais vue.

Pour cacher le sourire qu'elle sentait s'épanouir sur son visage, elle se pencha vers son père et elle l'embrassa à plusieurs reprises sans relever la tête.

—Quand on est aussi charmante, aussi séduisante que toi, dit-il en continuant, on peut se flatter, et cela sans un orgueil déplacé, qu'on fera un bon mariage, et même un beau mariage. Cependant, pour que cela se réalise, il faut joindre à cette beauté d'autres mérites, c'est-à-dire la fortune, ou une grande situation. Jusqu'à ce jour je n'avais à te donner ni fortune, ni grande situation. Mais voilà que les choses sont changées, car si je n'ai pas encore la fortune, tu comprends, n'est-ce pas, qu'associé de la maison Charlemont est un titre chez un beau-père. C'est pour cela que je suis si heureux de t'annoncer cette nouvelle.

Elle ne dit rien, mais ses joues et son front se couvrirent de rougeur, tandis que ses lèvres pâlirent. Il continua:

—Tu sais bien que je ne désire pas te marier et que plus longtemps tu resteras avec nous, plus je serai heureux; mais d'autre part je ne veux pas non plus t'empêcher de te marier et te garder par égoïsme paternel; je t'aime pour toi, non pour moi, pour ton bonheur, non pour le mien; ou plus justement le tien sera le mien. Je veux donc que tu saches bien que le jour où tu éprouveras un sentiment de tendresse sérieuse et profonde pour un homme digne de toi et qui t'aimera comme tu mérites d'être aimée, je te le donnerai. Quand tu éprouveras ce sentiment, si tu n'oses pas en parler à ton père, tu te confieras à ta mère qui, bien entendu, est de moitié avec moi dans ce que je te dis en ce moment. Maintenant c'est assez là-dessus. Nous nous sommes compris, n'est-ce pas, et il n'est pas nécessaire d'insister davantage. Rentrons à la maison; si ton frère n'est pas arrivé, nous n'aurons pas longtemps à l'attendre pour nous mettre à table.

Elle s'était levée et elle restait en face de lui, les yeux baissés; tout à coup elle le prit dans ses bras et l'embrassant avec effusion:

—Oh! papa, dit-elle, cher papa, quel bon père tu es.

Et ils se mirent en route, marchant lentement dans l'allée déjà pleine d'ombres; la fille s'appuyant doucement sur le bras de son père; le père lui serrant tendrement la main contre son coeur et de temps en temps se tournant vers elle pour la regarder avec un sourire de bonheur et de fierté.

VIII

A table, madame Fourcy avait à sa droite son fils Lucien, à sa gauche
Robert Charlemont, en face d'elle son mari et sa fille.

C'était pour Fourcy la meilleure heure de sa journée que celle où il se trouvait ainsi entouré des siens, et il y avait vraiment plaisir à voir la satisfaction qui rayonnait sur son visage, quand après s'être assis sur sa chaise et avoir déplié sa serviette, il regardait sa femme, en attendant qu'elle le servît.

Mais ce soir-là c'était plus que de la satisfaction qui éclatait dans ses yeux, son sourire et tous ses mouvements, c'était de l'enthousiasme.

Enfin il touchait le but qu'il avait poursuivi si obstinément, à travers tant de difficultés, et dans le ciel radieux qui se levait sur sa tête il n'y avait pas le plus petit nuage, pas la moindre menace d'orage. Que pouvait-il craindre? il ne le devinait pas. Que pouvait-il souhaiter de plus? il ne le voyait pas. La fortune? il mettait enfin la main dessus. La considération? Il l'avait depuis longtemps déjà. Les joies du coeur? Elles lui étaient toutes données par sa famille: sa femme qui ne vivait que pour lui; ses enfants, son fils et sa fille qui l'aimaient tendrement.

Et lentement ses yeux émus allaient de l'un à l'autre, de la mère au fils, du fils à la fille, pour revenir à la mère et s'arrêter sur elle longuement, avec admiration.

Car ce qu'il avait dit à M. Charlemont était pour lui l'expression de la stricte vérité: sa femme à ses yeux avait toujours seize ans.

Évidemment c'était là l'exagération d'un mari aveuglé par l'amour, cependant il n'était que juste de reconnaître que cette femme qui se donnait trente-cinq ans et qui en avait réellement trente-six, était restée extraordinairement jeune sans que rien en elle, ni dans son visage, ni dans son corps, ni dans son sourire, ni dans sa démarche eût subi la dure atteinte des années; charmante elle avait été jeune fille, jolie, plus que jolie elle était femme et mère.

Et cependant elle était blonde avec les traits fins et le teint d'une transparence veloutée.

Mais ces conditions ordinairement défavorables à la conservation et à la prolongation de la beauté, loin de lui être contraires, l'avaient servie, et c'étaient elles justement qui la faisaient paraître plus jeune qu'elle n'était en réalité. Avait-elle vingt-six ans? En avait-elle trente? C'était ce que l'observateur le plus sagace eût été bien embarrassé de dire en la voyant pour la première fois. En tous cas, avec sa tête mignonne, sa chevelure blonde, son clair regard, son nez de statue grecque, ses petites dents pointues, son corsage d'un contour parfait, sa taille svelte et souple, son sourire enfantin et son doux parler, il semblait qu'elle fût d'une pâte autre que celle que le temps use, une de ces Diane de Poitiers qui se conservent dans la glace et qui à cinquante ans passés inspirent de folles passions juvéniles que bien entendu elles ne partagent pas.

Bien que madame Fourcy montrât aussi une vive satisfaction, et bien que les deux enfants fussent presque aussi heureux que leur père, le dîner ne fut pas gai comme il aurait dû l'être, l'attitude de Robert suffisant pour jeter un froid qui, par moment, arrêtait la conversation.

Et cependant il était manifeste qu'il faisait des efforts pour ne pas s'abandonner, il parlait, il riait, il se secouait, puis tout à coup il se taisait et restait absorbé comme s'il eût été seul, et alors le contraste entre son entrain factice et ses dispositions vraies ne rendait que plus sensible sa préoccupation.

Tout à son bonheur, Fourcy n'avait ni les yeux ni l'esprit à remarquer ce qui se passait autour de lui, cependant il ne put pas ne pas être frappé de cette attitude.

Mais il se l'expliqua.

Et même après le dîner il crut devoir l'expliquer à sa femme.

—Tu as remarqué, lui dit-il en profitant du moment où les deux jeunes gens et Marcelle venaient de descendre dans le jardin, combien Robert est préoccupé.

—En effet, il ne s'est pas montré très gai.

—Dis qu'il a été très sombre et tu seras encore au-dessous de la vérité: je sais ce qu'il a.

—Ah! fit-elle avec un brusque mouvement de surprise.

—Histoire de femme.

—Comment! murmura-t-elle.

—Ah! te voilà bien avec ton étonnement de mère et d'honnête femme, tu ne vois toujours dans ce garçon qu'un grand enfant, le camarade de ton fils; eh bien, apprends que ce grand enfant a une maîtresse pour laquelle il a fait des folies.

—Des folies! quelles folies?

—Des grosses, de très grosses dépenses et comme je lui ai annoncé le retour de son père, il craint une explication à ce sujet; il est certain qu'il ne l'a pas volée. Je vais lui parler.

—Pourquoi te mêler de cela?

—Dans son intérêt, et puis aussi parce que M. Charlemont m'a demandé de l'aider dans cette affaire qui le tourmente et l'inquiète.

—Est-ce que M. Charlemont connaît cette maîtresse?

—Pas du tout.

—Il n'a pas de soupçons?

—Il en a si peu qu'il m'a prié de l'aider à chercher quelle pouvait être cette femme.

—Et tu lui as promis cela?

—Parbleu.

—Tu as eu tort.

—Et pourquoi donc?

—Parce que… parce qu'il est toujours mauvais d'intervenir entre un père et un fils; crois-moi, laisse-les s'expliquer entre eux sans te mêler de rien; cela sera prudent et sage.

—J'ai promis.

—Encore un coup, tu as eu tort; cela n'est pas d'un homme sage et prudent comme toi.

—Je ne peux pourtant pas assister les bras croisés à la ruine de ce pauvre garçon, car cette femme le ruine; c'est une coquine.

—Qu'en sais-tu?

—C'est M. Charlemont qui me l'a dit et prouvé.

—Il ne la connaît pas.

—Il la juge d'après les folies dans lesquelles elle entraîne son fils, et un homme comme lui ne se trompe pas là-dessus: une femme honnête qui se fait donner de l'argent, c'est horrible, c'est pire qu'une courtisane.

—Qui vous dit que c'est une femme honnête?

—Si c'était une cocotte ou une comédienne, on la connaîtrait, et on ne la connaît pas.

—Peut-être n'existe-t-elle que dans votre imagination?

—Comme c'est bien toi, ma bonne Geneviève, de ne jamais vouloir croire au mal! Mais tu comprends que nous autres hommes qui connaissons la vie, nous ne pouvons pas nous en rapporter aux protestations de nos consciences; il faut bien admettre la réalité, si laide, si effroyable qu'elle soit; eh bien, la réalité, c'est qu'il y a de ces femmes qu'on croit honnêtes et qui sont des monstres. Je ne dis pas qu'il y en ait beaucoup; je te concède même qu'elles sont rares, très rares si tu veux, mais enfin il y en a et c'est aux mains d'une de ces femmes que ce malheureux Robert est tombé.

—Mais encore qu'a-t-il fait?

—Il se laisse ruiner; entre autres détails caractéristiques, croiras-tu qu'il lui a donné un bracelet qui coûte 17,000 francs.

—Sans doute, c'est beaucoup.

—C'est une petite fortune.

—Pour un autre que Robert, oui; mais dans sa situation, avec l'héritage qu'il recueillera bientôt, cela n'est pas excessif; un Charlemont peut bien donner 17,000 francs à sa maîtresse sans que pour cela on parle de ruine.

—Évidemment, s'il n'y avait que ce bracelet, il ne faudrait pas se fâcher, mais il y a bien d'autres dépenses qui ont été payées à la caisse, sans compter celles qui ne l'ont pas été par nous, mais par lui directement avec l'argent qu'il a emprunté aux usuriers, entre autres à Carbans, un misérable qui a ruiné des centaines de jeunes gens.

—Vous savez ce qu'il doit à cet usurier?

—Non, mais j'ai tout lieu de croire que la somme est considérable. Tu comprends bien que Robert n'a parlé de cette dette à personne et que Carbans n'en parlera pas lui-même avant que les billets soient échus, car il doit bien espérer, le coquin, qu'il fera encore des affaires avec Robert, et il ne va pas s'exposer à perdre un client de cette importance. Cependant, je lui ai fait dire aujourd'hui même quelques mots, qui vont lui inspirer une réserve craintive. Mais je ne peux pas à l'avance prendre cette précaution avec tous les usuriers de Paris, auxquels Robert peut avoir l'idée de s'adresser. C'est donc auprès de lui et sur lui qu'il faut agir, ce que je vais faire.

—Ce soir?

—Certainement.

—Pourquoi ne pas attendre?

—Parce que demain, sans doute, M. Charlemont aura une explication avec son fils, et il ne me paraît pas sage de laisser cette explication s'engager sans avoir préparé Robert. Les rapports sont tendus entre le père et le fils. Le père a des reproches sérieux à adresser au fils. Le fils croit avoir des griefs contre son père. Cela crée une situation délicate, d'autant plus dangereuse que tous deux sont d'un caractère violent, le père avec emportement, le fils avec une colère froide qui l'entraîne loin trop souvent. Je voudrais qu'il ne s'échangeât point entre eux de paroles irréparables. C'est pour cela que je tiens à faire quelques observations à Robert ce soir même.

—Que veux-tu lui dire?

—Je ne sais pas au juste; ce que le moment m'inspirera; m'adresser à son coeur; car il ne faut pas te laisser tromper, c'est un garçon de coeur.

—Je n'en ai jamais douté.

—Tu n'as pas toujours été juste pour lui; tu n'as rien dit, par amitié pour moi, pour ne pas blesser ce que tu appelles mon fétichisme des Charlemont, mais j'ai deviné ce que tu pensais; eh bien, je t'assure que tu t'es trompée sur le compte de Robert, qui vaut mieux, beaucoup mieux qu'on n'est disposé à l'admettre quand on le juge sur les apparences: bien dirigé il deviendra un homme de valeur, c'est moi qui te le dis. Laisse-moi donc, malgré ta répugnance, avoir avec lui cet entretien, qui peut amener un grand bien, en tous cas empêcher un grand mal.

—Mais…

—Non; je t'assure qu'il m'est impossible de te céder, en un mot je remplis un devoir, c'est tout dire. Le voici: je vais faire un tour de jardin avec lui: tu garderas Lucien et Marcelle pour que nous ne soyons pas dérangés.

Elle voulut insister encore, mais il ne l'écouta pas.

—Non, dit-il, il le faut.

IX

—Voulez-vous que nous fassions un tour de promenade au clair de la lune? demanda Fourcy à Robert au moment où celui-ci s'approchait.

—Mais… volontiers… si vous voulez, répondit Robert.

—La lune est superbe, dit Marcelle, et elle produit au loin sur les eaux de la Marne un effet féerique, c'est superbe.

—Pour la première fois de sa vie peut-être, Fourcy n'écoutait pas ce que disait sa fille.

Marcelle, Lucien! dit madame Fourcy en appelant ses enfants.

Et tandis qu'ils venaient à elle, Fourcy et Robert descendirent dans le jardin illuminé par la blanche lumière de la pleine lune et tout parfumé par l'odeur des fleurs rafraîchies.

Par un mouvement affectueux, quasi paternel, Fourcy prit le bras de Robert et le mit sous le sien; cela fut si vite fait que Robert surpris ne put pas s'en défendre.

Ils marchèrent un moment côte à côte en silence, et ce fut seulement quand ils furent à une certaine distance de la maison que Pourcy prit la parole d'une voix grave, mais avec un ton affectueux.

—Mon jeune ami, dit-il, vous pensez bien que je ne vous ai pas proposé cette promenade rien que pour le plaisir de la promenade: sans doute, j'ai beaucoup de sympathie pour vous, une vive et profonde amitié, je tiens à vous le dire formellement, bien que vous vous en doutiez… un peu, n'est-ce pas?

Il fallait répondre, mais ce que Robert murmura, ce furent quelques paroles inintelligibles.

—Malgré cette sympathie et cette amitié, continua Fourcy, je ne vous aurais cependant point amené au milieu de ce jardin, dans cette allée écartée, à pareille heure, si je n'avais pas eu à vous entretenir de choses graves… et urgentes.

Robert ne répondit rien, mais il ne fut pas maître de retenir un frémissement de son bras, et aussitôt il le dégagea doucement.

—Je vous ai dit, poursuivit Fourcy, que j'avais vu M. votre père; dans notre entretien il a été question de vous, et j'ai dû lui communiquer votre compte.

—Ah!

—C'était un devoir pour moi, vous devez le comprendre, et d'autant plus strict que ce compte est lourd, très lourd.

—Je ne sais pas.

Fourcy fut interloqué, car il ne lui était jamais venu à l'idée qu'on pouvait ne pas connaître son compte, mais après quelques instants de réflexion, il se remit:

—Eh bien! j'aime mieux cela, dit-il, c'est la preuve que vous avez péché inconsciemment et non en sachant ce que vous faisiez: le mal peut donc se réparer ou plutôt s'arrêter, ce qui est l'essentiel.

Il regarda en face Robert, que la lune éclairait en plein, tandis que lui-même était dans l'ombre.

—Mon cher enfant, dit-il, vous avez une maîtresse.

—Monsieur…

—Vous en avez une, nous le savons; et ce qu'il y a de terrible, c'est que cette femme n'est pas digne de vous.

—Mais, monsieur…

—Voyons, mon enfant, vous ne me direz pas non, car vous êtes un esprit loyal, je le sais, incapable de tromper, d'ailleurs votre trouble et votre émotion me font l'aveu que vos lèvres, par un sentiment de discrétion que je comprends, voudraient retenir: vous êtes pâle comme le linge et voyez vos mains, voyez comme elles tremblent.

—C'est qu'en vérité ce que vous me dites…

—Vous blesse dans votre amour pour cette femme, je le sens, mais c'est précisément pour cela que je vous le dis, sinon pour vous blesser, au moins pour vous éclairer; ne faut-il pas, mon pauvre enfant, que vous sentiez, que vous voyiez que cette femme ne mérite pas votre amour?

—Vous ne savez pas qui elle est.

—Mieux que vous, je sais ce qu'elle est: une femme d'argent qui spécule sur la tendresse aveugle d'un jeune homme pour le ruiner. Si c'est son métier, c'est bien, il n'y a rien à dire, et justement par cela même elle n'est pas dangereuse. Mais si elle est une femme du monde, du vrai monde, ne voyez-vous pas que c'est une coquine?

Robert poussa un cri.

—Une coquine, répéta Fourcy avec force, je le dis à regret parce que cela vous peine, mais je le dis, je l'affirme.

Et il étendit la main droite avec le geste du serment.

—Et ce serait pour cette femme que vous vous ruineriez, que vous vous fâcheriez avec votre père, que vous compromettriez votre avenir! Non, Robert, c'est impossible; vous ne voudrez pas cela, vous ne ferez pas cela.

Comme Robert restait les yeux baissés, immobile, mais le visage convulsé, en proie évidemment à une émotion terrible, Fourcy continua vivement de façon à poursuivre l'avantage qu'il croyait avoir obtenu.

—Pourquoi je vous tiens ce langage, n'est-ce pas? C'est là ce que vous vous demandez. Je vous l'ai dit en commençant: parce que j'éprouve pour vous une profonde et vive amitié; parce que je vous aime comme si vous étiez mon enfant: et que dès lors, je veux que vous arriviez demain, préparé par les réflexions que vous ne manquerez pas défaire cette nuit, à écouter sagement les reproches de M. votre père. Avec moi, vous pouvez vous fâcher, vous emporter, me dire tout ce que la colère vous soufflera. Cela n'a pas d'importance. Moi je ne compte pas. Mais votre père, Robert, il faut l'écouter, l'écouter avec respect, avec un esprit et un coeur disposés à lui accorder les satisfactions qu'il sera en droit d'exiger. Croyez-vous qu'il n'a pas été indigné, ce père! quand je lui ai mis sous les yeux l'état de vos dépenses? Et pensez-vous qu'il n'aurait pas le droit de se laisser aller à la colère? Savez-vous… mais non, vous ne le savez pas, vous me l'avez avoué, que pendant ces trois derniers mois vous avez dépensé plus de cent mille francs, cent trois mille quatre cent soixante francs, pour être exact.

—Mes dix-huit ans ne m'ont-ils pas donné la disposition du revenu de la fortune de ma mère?

—Mais ce n'est pas seulement votre revenu que vous avez dépensé, ce qui serait déjà excessif, c'est aussi des dettes que vous avez faites et en vous adressant à des usuriers, à Carbans notamment.

—Mon père, en s'opposant à mon émancipation, comme il l'a feit avec obstination, m'a dégagé de toute responsabilité; libre, je n'aurais peut-être pas abusé de ma liberté.

—Maître de votre héritage maternel, qu'en auriez-vous fait, entraîné par la passion et subissant l'influence de cette femme cupide? Ce n'est donc pas des reproches que vous devez adresser à votre père, c'est des remerciements. Sans doute, il est fâcheux que vous ayez contracté ces dettes; mais enfin avec une fortune comme la vôtre, ce n'est pas là un mal irréparable; tandis que si vous aviez eu la libre disposition de votre fortune, il serait peut-être trop tard maintenant pour la sauver. Au reste, ce n'est pas seulement la question d'argent qui est grave dans cette liaison, c'est cette liaison elle-même. Je ne veux pas me faire plus sévère que je ne suis et vous tenir le langage d'un rigoriste: Je comprends qu'un jeune homme s'amuse, surtout quand il est dans votre position. Ce qui est grave, c'est de se jeter à votre âge dans une passion qui épuise le coeur et trop souvent pour jamais. Pour vous tenir enchaîné à elle, pour vous dominer, pour faire de vous un instrument dont elle joue à son gré, cette femme est obligée de vous pousser et de vous maintenir dans une exaltation de passions qui n'a rien de commun avec la vie ordinaire. Comment sortirez-vous de ses mains, si vous êtes assez faible pour vous laisser retenir longtemps? Je vous le demande.

Et comme Robert ne répondait pas, après un moment d'attente il continua:

—Tenez, prenons un exemple autour de nous, moi, si vous le voulez bien; vous voyez, puisque depuis quelque temps vous vivez avec nous, quel est notre intérieur. J'adore ma femme qui m'aime tendrement, et malgré notre âge, ou plus justement malgré le mien, nous sommes aussi heureux qu'il est possible de l'être: des jeunes mariés pour tout dire: mon Dieu oui. Je ressens pour ma femme l'amour qu'elle m'avait inspiré quand elle était jeune fille, et je vous assure qu'elle me rend en tendresse, en affection, en dévouement tout ce qu'un homme peut désirer.

Robert ayant laissé échapper un mouvement, Fourcy s'arrêta et le regarda, mais ils avaient changé de position, et comme c'était Robert maintenant qui tour naît le dos à la lune, il était impossible de lire sur son visage noyé dans l'ombre les émotions qui l'agitaient.

—Eh bien, poursuivit Fourcy, croyez-vous que si au lieu de donner ma jeunesse au travail, je l'avais livrée à la passion, les choses seraient aujourd'hui telles que vous les voyez? Non, mon ami, non. Aussi je vous adjure de réfléchir à ce que je viens de vous dire et de vous préparer sagement à l'entretien que vous aurez demain avec M. votre père. Moi, ne me répondez pas, c'est inutile. D'ailleurs je vous ai fait entendre, bien contre mon gré, soyez-en persuadé, des paroles qui vous ont blessé, irrité: oh! ne dites pas non, je le sens, je le vois, elle moment serait mal choisi pour vous demander amicalement ce que vous comptez faire. J'ai voulu simplement provoquer vos réflexions. Je vous laisse aux prises avec elles. Quand vous voudrez, nous rentrerons.

Robert resta quelques instants sans répondre comme s'il n'avait pas entendu: puis d'une voix qui tremblait:

—En effet, dit-il, j'ai besoin de réfléchir, je ne rentrerai donc pas encore.

—Alors à bientôt, quand vous voudrez.

Et Fourcy se dirigea vers la maison, examinant en lui-même ce qui venait de se passer et s'il avait bien dit tout ce qu'il aurait dû dire; l'attitude de Robert l'inquiétait; vraiment ce garçon, avec son mutisme, était extraordinaire; il y avait en lui un mélange de froideur et de violence qu'on ne s'expliquait pas.

Quand il rentra dans le salon, il expliqua son inquiétude et ses doutes à sa femme.

—J'ai peut-être été trop dur pour la maîtresse, dit-il, je lui ai montré que c'était une coquine et il aurait peut-être mieux valu le prendre par la douceur.

—Qu'a-t-il dit?

—Rien; un morceau de marbre

—Où est-il?

—Dans le jardin à réfléchir.

Mais au même instant Robert parut à la porte du salon.

—Toi qui es fine, dit Fourcy à sa femme en parlant plus bas, et qui vois clair, tâche donc de deviner en l'observant ce qui se passe en lui, et dans quelles dispositions il est. J'ai peur pour demain. M. Charlemont a bien raison de trouver qu'il y a dans ce garçon des coins sombres et mystérieux gui ne disent rien de bon.

X

Pendant qu'il allait près de son fils et de sa fille, installés à l'autre bout du salon, Robert s'approcha de madame Fourcy.

Il marchait d'un pas saccadé, la tête haute, le visage pâle, les lèvres serrées, en proie bien manifestement à une émotion profonde.

—Vraiment la soirée est superbe, dit-il en parlant d'une voix claire, de façon à être entendu de Fourcy ainsi que de Lucien et de Marcelle.

Et il s'assit auprès de madame Fourcy. Alors se penchant vers elle, mais sans la regarder et d'une voix étouffée, à peine perceptible:

—Il faut que je vous voie cette nuit, dit-il rapidement.

—Vous êtes fou.

—Il le faut.

Cela fut jeté avec violence; puis il ajouta plus bas encore, sur le ton de la prière:

—Ce que vous avez bien fait hier, vous pouvez le faire aujourd'hui.

—Non.

—Parce que? dit-il en relevant les yeux et en la regardant en plein visage.

—Parce que c'est impossible.

—Ce n'est pas une réponse.

—Encore un coup, vous êtes fou.

—Oui, fou de colère, de douleur, de jalousie, vous le voyez bien.

Il s'était exalté et il ne pensait plus à modérer sa voix.

—Parlez-donc plus bas, dit-elle.

—Et vous, répondez-moi.

—J'ai répondu.

—Geneviève!

Dans cet appel il y avait un cri de désespoir si puissant qu'elle comprit mieux que par de longues explications ce qui se passait en lui.

De son côté, au regard qu'elle attacha sur lui, il sentit qu'il l'ayait touchée.

—Cette nuit, murmura-t-il, je t'en prie, Geneviève.

Elle hésita un moment:

—Non cette nuit, dit-elle enfin, tout de suite!

—Comment?

Sans répondre elle se leva.

Comme il la regardait stupéfait, sans comprendre ce qu'elle voulait:

—Restez là.

Et elle se dirigea vers son mari.

—Il est dans un état violent, dit-elle à mi-voix.

—Cela se voit.

—Je crois qu'il serait bon de lui adresser quelques paroles affectueuses; j'ai envie de lui proposer une promenade dans le jardin, qu'en penses-tu?

—C'est une excellente idée; parle-lui comme une mère, cela touchera son coeur bien certainement.

Elle revint à Robert, qui était resté immobile à la place où elle l'avait laissé, la suivant des yeux pour tâcher de deviner ce qu'elle disait à son mari et ce qu'elle voulait faire.

—Si vous voulez m'offrir votre bras, dit-elle de façon à être entendue de tous, je ferais volontiers un tour de jardin, moi aussi j'ai envie de jouir de cette belle soirée.

Ils sortirent.

A peine avaient-ils fait quelques pas dans le jardin que Robert voulut prendre la parole, mais elle l'arrêta.

—Attendez, dit-elle, que nous soyons à un endroit où l'on ne puisse ni nous entendre ni nous surprendre.

Pour gagner cet endroit où elle le conduisait, il fallait traverser un petit bois plein d'ombres; lorsqu'ils furent arrivés au milieu, il la prit brusquement dans ses deux bras et il la serra contre sa poitrine en cherchant ses lèvres pour l'embrasser, mais elle baissa la tête, et l'ayant repoussé elle se dégagea.

—Nous avons à parler, dit-elle, vous à moi, moi à vous, ne perdons pas notre temps.

—C'est perdre notre temps!

Sans répondre à cette exclamation, elle continua d'avancer, marchant seule, sans reprendre le bras qu'il lui tendait.

L'endroit où elle le conduisit ne fut point l'allée dans laquelle il s'était entretenu avec Fourcy, mais une pelouse découverte où par cette nuit claire on ne pouvait pas les approcher sans qu'ils s'en aperçussent.

—Mais on peut nous voir ici, dit Robert regardant autour de lui lorsqu'elle se fut arrêtée.

—C'est justement ce qu'il faut, car nous aussi nous pouvons voir; qu'avez-vous à me dire? parlez.

Ils restèrent un moment en face l'un de l'autre sans qu'il prît la parole, se regardant, s'observant, car la lumière de la lune qui éclairait en plein leurs visages d'une pâleur argentée était assez brillante pour qu'ils pussent lire dans les yeux l'un de l'autre.

—Ce n'était point ainsi, ce n'était point ici, dit-il enfin, que je voulais qu'eut lieu notre entrevue.

—Alors pourquoi me l'avez-vous demandée pour ce soir même?

—Pour cette nuit, non pour ce soir; parce que cette nuit, au bras l'un de l'autre, je vous aurais parlé, vous m'auriez écouté autrement que nous ne pourrons le faire ici.

—Vous saviez bien que c'était impossible.

—Et pourquoi impossible?

Elle haussa les épaules.

—Vous ne voulez pas répondre, s'écria-t-il, d'une voix contenue mais cependant avec véhémence, eh bien, je vais, moi, répondre pour vous: parce que c'est l'anniversaire de votre mariage et que vous voulez être à votre mari tout entière, à votre mari qui vous aime et à qui vous payez en tendresse, en dévouement, en affection, en amour la passion qu'il éprouve pour vous.

Elle le regarda de haut, et ses yeux, réfléchissant la lumière, lancèrent deux éclairs.

—Qui vous prend? demanda-t-elle.

—Je vous répète les paroles mêmes qu'il vient de me dire. Comprenez-vous maintenant que je sois fou de désespoir et de jalousie, moi qui vous aime, non pas d'un amour de mari, mais avec toute la passion d'un amant qui ne vit que pour vous, que par vous, qui n'attend rien que de vous, bonheur ou malheur.

Au lieu de répondre à ce cri désespéré, elle interrogea:

—Pourquoi, comment, à propos de quoi a-t-il parlé de cela? demanda-t-elle.

—En me reprochant de sacrifier ma vie à une maîtresse qui ne pouvait que me dessécher le coeur, et en se donnant, en vous donnant vous et lui comme un exemple vivant du bonheur qui attend ceux dont la jeunesse a été à l'abri des passions.

Elle resta assez longtemps sans parler, le regardant, l'examinant, puis tout à coup comme si elle prenait une résolution qu'il fallait coûte que coûte exécuter:

—Eh bien, il a eu raison, dit-elle d'une voix ferme.

—Raison! Vous lui donnez raison? Vous! vous!

—Oui.

—Raison! il a eu raison de me dire qu'il vous aimait et que vous lui payez en tendresse, en dévouement, en affection, en amour la passion qu'il ressent pour vous?

—Vous savez que cette affection, et ce dévouement sont réels et il n'était pas besoin, il me semble, qu'on vous les signalât pour que vous les vissiez: vous les ai-je jamais cachés? Depuis que vous êtes entré dans cette maison, ces sentiments qui sont dans mon coeur ne se sont-ils pas montrés franchement et de toutes les manières? Vous ai-je jamais trompé à cet égard?

Il leva ses deux poings fermés vers le ciel, puis les ramenant violemment il se les enfonça dans les yeux.

—Ce n'est cependant pas à propos de cela que je vous ai dit qu'il avait eu raison, continua-t-elle, mais bien à propos des avertissements qu'il vous a donnés sur votre maîtresse, sur celle à qui vous sacrifiez votre vie et qui ne peut que vous dessécher le coeur.

—Mais cette maîtresse….

—C'est moi, oui, croyez-vous donc que parce que cette maîtresse c'est moi, je vais la juger moins sévèrement que je ne jugerais une autre? Croyez-vous que je me trouve moins dangereuse que ne le serait une autre? Pire peut-être! Que puis-je être pour vous! Rien qu'une maîtresse qui se donne à demi sans pouvoir se donner entièrement, puisqu'elle n'est pas libre et ne s'appartient pas. Une femme qui vous tourmente, qui vous enfièvre, qui prend votre vie sans vous donner la sienne, qui en échange de votre jeunesse ne vous a apporté que sa vieillesse. Si encore elle vous rendait heureux, mais quelles joies a-t-elle à vous offrir? Que peut-elle pour vous?

—Tout.

—Rien, pauvre enfant; rien qu'user votre coeur, le flétrir, le dessécher et de telle sorte que, quand il sera guéri de cet amour, il ne sera plus ni assez fort, ni assez sain, pour ressentir et nourrir un nouvel amour, qui devrait-être sérieux celui-là et durable, l'amour d'un mari pour sa femme. Vous voyez bien qu'il a eu raison de vous parler comme il l'a fait, et qu'en cela je pense, je sens comme lui; et même avec plus de force, avec une conviction plus ardente puisqu'elle m'est inspirée par le sentiment et le remords de ma faute.

Elle se cacha le visage entre les deux mains comme si elle ne pouvait pas supporter le regard qu'il attachait sur elle.

Mais comme il allait répondre, elle le prévint:

—Je n'ai parlé que de vous, dit-elle, car dans cette liaison fatale qui nous attache l'un à l'autre, vous êtes la première victime, la plus intéressante, la seule qui mérite l'intérêt. Mais, moi, croyez-vous que, de mon côté, je ne sois pas malheureuse aussi, la plus malheureuse des femmes, dévorée de honte? Jusqu'à ce jour, je ne vous ai pas parlé de mes tourments, car je voulais, au moins, ne pas vous attrister inutilement, et bien souvent j'ai essuyé mes larmes pour ne vous montrer qu'un sourire, qui devait vous donner quelques minutes de bonheur. Mais enfin, Robert, j'espère que vous m'estimez assez pour ne pas croire que dans cette liaison… dans cet amour je n'ai trouvé qu'un paisible bonheur sans angoisses, sans regrets, sans remords, et que je n'ai pas ressenti, cruellement ressenti toute l'horreur de ma situation. Moi, vieille femme, la maîtresse du camarade, de l'ami de mon fils, vivant entre eux sous le même toit, et leur partageant mes caresses, à l'un caresses de mère, à l'autre caresses d'amante, et cela sous les yeux de ma fille, sous ceux d'un mari pour qui je n'ai réellement que de l'affection et du respect. Aussi cette horrible situation, je ne puis plus la supporter plus longtemps; je suis à bout de forces, et il faut que ce supplice cesse; il le faut pour vous, il le faut pour moi. A partir d'aujourd'hui, je ne veux plus être qu'une mère pour vous; mais votre maîtresse, c'est impossible, jamais, plus jamais.

Et de nouveau elle se cacha le visage entre ses deux mains, haletante, éperdue.

Il avait écouté comme s'il ne comprenait pas: chaque parole nouvelle qui l'atteignait, le surprenant et le jetant hors de lui.

Ce n'était pas cependant la première fois qu'elle pleurait sur sa faute et se déclarait la plus misérable des femmes, ce n'était pas non plus la première fois qu'elle avouait sa tendresse et son estime pour son mari, mais jamais il n'avait admis l'idée qu'elle pouvait vouloir rompre: elle lui avait dit si souvent qu'elle l'aimait, qu'elle l'adorait, qu'il était un Dieu pour elle, qu'elle ne voulait vivre que pour lui, qu'elle n'avait vécu que du jour où il l'avait aimée, qu'elle mourrait le jour où il ne l'aimerait plus! Et voilà qu'elle parlait de rupture, voilà qu'elle déclarait fermement qu'elle ne serait plus sa maîtresse, jamais, plus jamais.

—C'est impossible! s'écria-t-il tout à coup violemment, se répondant à lui-même, bien plus qu'il ne répondait à madame Fourcy et répétant le mot de celle-ci.

Alors elle releva la tête, puis ayant abaissé ses mains, elle vint à
Robert et l'attirant doucement:

—Oh! mon pauvre enfant, dit-elle d'une voix que l'émotion et la tendresse contenues rendaient tremblante, mon pauvre enfant, comme je te fais souffrir; mais tu ne souffriras jamais plus que je n'ai souffert moi-même.

—Si tu m'aimais…

—Si je t'aimais! Ah! peux-tu parler ainsi? Mais n'est-ce pas justement parce que je t'aimais que j'ai différé jusqu'à ce jour cette résolution que j'ai arrêtée dans ma tête le lendemain même de ma faute. C'est parce que je t'aimais que décidée à, cette rupture lorsque j'étais loin de toi, je ne pouvais pas te l'annoncer lorsque tu étais près de moi. Vingt fois je me suis dit: ce sera pour aujourd'hui, et je t'ai attendu, m'affermissant dans ma résolution en me représentant l'horreur et l'indignité de ma situation. Mais tu paraissais, je subissais ton charme, j'étais entraînée, subjuguée, affolée et je ne disais rien. Si je ne t'avais pas aimé, est-ce que j'aurais subi ce charme qui m'a perdue moi, honnête femme, qui m'a mise sous ton influence si complètement que j'ai tout oublié, raison et honneur, dignité de la vie, sentiment du devoir et de la famille, de sorte que sans en avoir conscience, je suis tombée dans tes bras, folle et ne m'appartenant plus, mourant de honte, mais aussi de joie et de bonheur.

—Alors pourquoi veux-tu rompre?

—Parce qu'il le faut.

—Il le fallait hier, il y a un mois, aussi bien qu'aujourd'hui et tu n'as point parlé de cette rupture; tu ne m'aimes donc plus aujourd'hui comme tu m'aimais hier, comme tu m'aimais il y a un mois?

—Les circonstances n'étaient pas il y a un mois ce qu'elles sont aujourd'hui, ce sont elles qui imposent cette rupture à ma volonté si longtemps hésitante.

—Quelles circonstances?

Une fois encore au lieu de répondre, elle questionna.

—Pourquoi, demanda-t-elle, avez-vous fait payer par la maison de banque le bracelet que vous m'avez donné? mon mari vient de m'en dire le prix, 17,000 fr.

—Il y a eu là une erreur commise par le bijoutier, qui n'est pas mon fait; je devais payer avec un chèque et…

Mais elle l'interrompit:

—Je me doutais bien que c'était le résultat d'une erreur, mais vous devez reconnaître que cette erreur peut avoir des conséquences terribles pour nous, pour moi au moins; et j'avais comme un pressentiment de ce qui arrive en ce moment, en ne voulant pas l'accepter; que n'ai-je écouté mon idée au lieu de céder à vos instances! Vous savez que quand mon mari a frappé à la porte de ma chambre, le bracelet était sur la table avec les autres bijoux que vous avez tenu à m'offrir et que j'ai eu la faiblesse d'accepter, un peu j'en conviens parce que j'aime les bijoux, mais surtout pour vous donner le plaisir de m'avoir fait plaisir. Effrayée par son retour que je n'attendais pas à cette heure, et tout émue encore de tes caresses, j'ai perdu la tête, je n'ai pensé qu'à te faire sortir et j'ai laissé les bijoux sur la table, n'imaginant pas qu'il les remarquerait, mais l'écrin neuf a attiré son attention par sa couleur rouge.

—Qu'as-tu dit?

—J'ai inventé une histoire, absurde, bien entendu, et dont il s'est contenté sur le moment, parce que sa foi en moi est absolue, mais à laquelle il réfléchira et qui, alors, ne lui paraîtra plus aussi croyable que lorsqu'il l'a entendue de mes lèvres. On sait maintenant que vous avez une maîtresse. Votre père veut savoir quelle est cette femme, et il a même demandé à mon mari de l'aider à la trouver. Ne voyez vous pas que de recherches en recherches il n'est pas difficile d'arriver jusqu'à moi? D'autres n'auront pas la foi aveugle de mon mari, et ils admettront des soupçons que lui repoussera tant qu'on ne les lui imposera pas. Mais enfin on peut les lui imposer; on peut lui ouvrir les yeux de force; votre père surtout, qui a une si grande influence sur lui. Voulez-vous que cela arrive?

—Cela est impossible.

—Impossible! Dites que rien n'est plus facile au contraire. Qu'on aille chez le bijoutier; qu'on lui demande la description de ce bracelet; qu'on montre cette description à mon mari, croyez-vous qu'il ne reconnaîtra pas tout de suite l'émeraude et les diamants qu'il a vus dans cet écrin, qu'il a été si fort surpris de trouver sur ma table et dont je n'ai pu justifier la possession que par une histoire peu vraisemblable? Alors que se passera-t-il? Avez-vous réfléchi à cela.

Il ne répondit pas.

—Non, n'est-ce pas? Jamais votre esprit ne s'est arrêté à l'idée que la femme que vous aimez pouvait être déshonorée et devenir un objet de mépris ou de risée pour tous. Mais moi j'ai vécu sous l'obsession de cette horrible pensée, depuis que je vous aime, je l'ai tournée dans tous les sens, et j'ai arrêté ce que je ferais le jour où ma honte serait publique. Ne le devinez-vous pas? Je n'aurais qu'un refuge: la mort.

—Geneviève!

—Te voilà éperdu, pauvre enfant, épouvanté, tu ne veux pas que je meure, tuée par notre amour. Eh bien, moi non plus je ne veux pas mourir. Non pour moi, car privée de ton amour la mort me serait un soulagement. Mais pour mes enfants que je ne veux pas abandonner en ne leur laissant qu'un souvenir déshonoré; je ne veux pas qu'ils me haïssent et me méprisent. Tu vois donc bien qu'il faut que cette rupture s'accomplisse. C'est un miracle que jusqu'à ce jour la vérité n'ait pas éclaté; mais si les choses continuaient telles qu'elles sont, demain, après-demain, dans quelques jours fatalement elle serait découverte et je serais perdue. Dis si lu aimes mieux me pleurer morte, que me pleurer vivante. Prononce toi-même: ma vie, mon honneur, ma mémoire, l'honneur et le bonheur de mes enfants, de Lucien ton camarade et ton frère, sont entre tes mains.

Elle avait parlé rapidement, à demi-voix, sans faire un geste, car elle n'oubliait pas qu'elle pouvait être vue, mais cette immobilité voulue, loin d'affaiblir ses paroles qui contrastaient si vivement avec son calme apparent, leur avait donné un accent plus saisissant encore: elle se tut.

—Eh bien! que les choses ne continuent pas telles qu'elles sont, s'écria Robert. Qu'elles deviennent ce que tu voudras. Si tu juges qu'il est imprudent que je continue à rester dans cette maison, je m'en irai, dès ce soir je partirai; si tu veux que nous nous voyions moins souvent, nous ne nous verrons que quand tu voudras. Tout, je me résignerai à tout, j'accepterai tous les sacrifices, un seul excepté, celui dont tu parles: la rupture. Cela est impossible. Je le voudrais, je ne le pourrais pas, et je le dirais que j'accepte cette rupture, que je pars, je reviendrais.

—Il faut partir cependant.

—Tu n'as donc jamais compris, tu n'as donc jamais senti combien je l'aime et ce que tu es pour moi, que tu parles de rupture? Plus que la vie, plus que l'honneur, plus que tout au monde. Vienne une circonstance où je puisse t'offrir cette vie ou cet honneur, et tu verras si j'hésiterai, si ce ne sera pas avec joie que je le les sacrifierai. Tu disais tout à l'heure que tu avais été irrésistiblement attirée vers moi. Par quoi? Si ce n'est par cet amour que tu as vu si grand et si profond que tu en as été touchée, qui était si puissant que de moi il est passé en toi, assez fort encore pour t'entraîner. Est-ce que si nous nous sommes aimés, ce n'a pas été parce que nous étions faits l'un pour l'autre? Je l'ai senti, moi, alors que je n'étais encore qu'un enfant, qu'un gamin; quand tu venais au collège voir Lucien et que je te regardais, je t'admirais dans la beauté, me disant que tu étais la plus belle des femmes, t'aimant déjà avant de savoir ce que c'était que l'amour d'une femme, mais le devinant par toi. Combien de fois ai-je rêvé de toi, non seulement endormi, mais éveillé, bâtissant mon avenir et me disant que si j'étais aimé un jour ce serait par toi; n'imaginant pas, ne sentant pas qu'il pouvait y avoir au monde une autre femme que toi. Et tu veux que nous nous séparions!

—C'est la fatalité qui le veut, ce n'est pas moi.

—Tu disais que tu n'avais qu'à mourir si notre liaison était connue, et moi, que me reste-t-il si elle est rompue? Où aller, que faire? A qui demander la consolation? Tu as tes enfants que tu aimes et qui t'aiment; moi je n'ai personne à aimer et de qui je sois aimé; sans toi je suis seul au monde puisque j'ai eu, puisque j'ai pour père un homme qui n'a jamais été et qui n'est encore père que de nom. De bonheur je n'en ai à espérer que de toi, comme je n'en ai eu que de toi: dans le présent toi, dans l'avenir toi, dans le passé toi, toi seule et toujours toi. Tu vois donc bien que rien ne peut nous séparer et que cette rupture je ne l'accepterai jamais, tu entends bien, jamais, jamais; ce que tu voudras pour te mettre à l'abri des dangers que tu redoutes, je le voudrai comme toi, je le ferai, mais cela jamais, jamais.

Ce n'était plus un enfant qui parlait, mais un homme passionné, en qui on devinait une inébranlable résolution contre laquelle toutes les paroles seraient impuissantes,—au moins pour le moment.

Elle ne répondit pas, mais le regardant elle réfléchit pendant assez longtemps, tandis que frémissant d'anxiété, il se penchait vers elle.

—Eh bien, dit-elle enfin, puisque tu prends l'engagement de faire ce que je veux, voici ce que j'exige: dans l'entrevue que tu auras avec ton père, tu lui promettras de rompre avec la femme que tu aimes, et pour bien prouver à tous que cette rupture est sérieuse, tu prendras une maîtresse bien en vue: qui tu voudras; une comédienne, une cocotte, peu importe; ce qu'il faut, c'est une femme qui t'affiche, et qui soit assez séduisante pour qu'on croie à votre liaison, à ton amour pour elle.

—Jamais.

—Cela, ou rompre tout de suite, aujourd'hui même, choisis; mais il est entendu que je ne le dis pas de l'aimer, cette maîtresse.

XI

Le lendemain matin, un landau découvert était rangé devant le perron de la maison de Nogent, et madame Fourcy, au bras de son mari, descendait de sa chambre pour monter en voiture.

Elle paraissait toute joyeuse, pleine de fraîcheur, de jeunesse, d'entrain, et, à voir le doux sourire qui éclairait son beau visage, on n'eût jamais deviné qu'elle traversait une crise; les regards qu'elle attachait sur son mari ne parlaient que d'affection et c'était tendrement qu'elle s'appuyait sur lui.

Les enfants les attendaient dans le vestibule prêts à partir.

—Oh! maman, s'écria Marcelle en la regardant descendre, comme tu es jolie, comme ta toilette te va bien.

Alors Fourcy attirant sa fille à lui, sans abandonner le bras de sa femme, l'embrassa pour la remercier de cette parole, de ce cri qui lui remuait si doucement le coeur.

—Et moi? dit Lucien

—Toi, il fallait le dire avant moi, s'écria Marcelle.

—Les grands sentiments sont recueillis, dit Lucien sentencieusement.

—Et ils trouvent le lendemain ce qu'ils auraient dû dire la veille, continua Marcelle en riant.

Sans répliquer, Lucien s'approcha de sa mère, et il l'embrassa, puis se tournant vers sa soeur, et lui faisant une révérence moqueuse:

—S'ils ne savent pas parler, ils savent agir.

—Ne vous querellez pas, dit Fourcy, vous avez raison tous les deux; ainsi jugé sans plaidoiries, car nous n'avons pas le temps de nous livrer à des discours.

Ils montèrent en voiture. Au moment où madame Fourcy venait de s'asseoir, elle leva les yeux en l'air et instantanément son visage souriant changea d'expression: à l'une des fenêtres du second étage elle venait d'apercevoir Robert, qui les regardait et qu'elle avait oublié.

—Qu'as-tu donc, maman? demanda Marcelle, qui, placée vis-à-vis de sa mère, avait remarqué ce brusque changement de physionomie réellement frappant.

Mais avant d'attendre la réponse à sa question, elle avait aussi levé les yeux dans la même direction que sa mère et elle avait vu Robert.

—Tiens, Robert qui est à la fenêtre! dit-elle.

Et de la main elle lui envoya un signe amical.

Cela fit que tout le monde se tourna vers la fenêtre, madame Fourcy comme son mari, sa fille et son fils, et que tous en même temps ils dirent adieu à Robert: madame Fourcy en inclinant la tête d'un air peiné, Fourcy de la voix et des deux mains, Marcelle et Lucien d'un geste de camaraderie affectueuse.

Pour lui, penché en avant mais sans s'appuyer sur le balcon, le visage blême, les yeux ardents, se tenant raide, il n'avait rien dit.

Le cocher toucha ses chevaux qui partirent.

—Ce pauvre Robert que nous abandonnons, dit Fourcy, j'ai eu envie de lui proposer de l'emmener; je crois que cela le peine de nous voir partir sans lui.

—C'eût été changer le caractère de cette matinée que de la partager avec un étranger, dit madame Fourcy.

—C'est justement ce qui m'a arrêté, répondit Fourcy, bien que Robert ne soit pas un étranger pour nous; à mes yeux il est presque le frère de Lucien.

—Je ne crois pas qu'il serait venu, continua Lucien, il m'a dit qu'il avait à sortir ce matin.

Fourcy pressa le genou de sa femme et la regarda avec un sourire entendu: si Robert sortait, c'était bien certainement pour aller chez sa maîtresse et rompre avec elle: il avait entendu raison, le brave garçon, la nuit avait porté conseil; maintenant il n'y avait pas à craindre de scène violente entre le père et le fils: cette coquine allait être congédiée; désormais il n'y aurait plus qu'à payer les dettes qu'elle avait fait contracter, ce qui ne serait rien, si grosses que fussent ces dettes; quel soulagement! comme il avait bien fait de lui adresser des observations; elles avaient porté, et aussi celles de sa femme sans doute; et pour lui ce fut une satisfaction de penser qu'elle avait été son associée on cette affaire délicate, et qu'avec lui elle avait contribué à arracher l'héritier des Charlemont à cette coquine, qui l'aurait ruiné et perdu.

—D'ailleurs, continua Lucien, il n'est pas en dispositions joyeuses; quand je suis entré ce matin dans sa chambre de bonne heure, je l'ai trouvé debout avec la même toilette que celle qu'il avait hier soir; son lit n'était pas défait; il ne s'était pas couché; alors, comme je lui demandais s'il n'était pas souffrant, il s'est jeté dans mes bras et il m'a embrassé. Vous pensez si j'ai été étonné. J'ai voulu l'interroger, discrètement bien entendu, il a refusé de me répondre. J'ai vu qu'il avait dû passer une partie de la nuit à écrire.

—Les choses vont mal avec M. Charlemont, dit Fourcy qui ne pouvait pas entrer dans d'autres explications devant Marcelle, mais elles vont aller mieux, et d'ici quelques jours Robert sera redevenu ce qu'il était autrefois.

—Ah! bien, tant mieux, dit Marcelle, il est vraiment trop fantasque.

On était entré dans le bois de Vincennes. Madame Fourcy appela l'attention de son mari sur les jardins dont on longeait les grilles et alors la conversation changea: Robert fut abandonné, ce qu'elle avait cherché.

Elle voulait être tout à son mari, tout à ses enfants, et que Robert ne vînt point se jeter au travers d'eux pour les attrister.

Il fut vite oublié; en tous cas on ne s'occupa plus de lui.

Il y avait bien autre chose à faire vraiment que de parler d'un absent, car ils étaient tous à l'unisson, aussi heureux les uns que les autres.

Le temps n'était plus cependant où la petite pensionnaire de Gonesse, la pauvre orpheline qui n'avait jamais quitté sa triste et misérable pension trouvait des splendeurs sans pareilles au restaurant Gillet.

De même, il n'était plus où Lucien soutenait contre ses camarades de collège que le restaurant Gillet était le meilleur de Paris et qu'il n'avait pas son pareil, ni pour le luxe de sa décoration, ni pour la cuisine qu'on y mangeait, ni pour les vins qu'on y buvait.

Depuis, madame Fourcy avait connu d'autres splendeurs et Lucien avait bu d'autres vins, mais ce n'était pas avec leurs idées présentes qu'ils allaient à ce déjeuner, c'était avec leurs souvenirs, la mère et le père aussi bien que les enfants.

Aussi se trouvaient-ils dans les meilleures dispositions pour être satisfaits de tout, puisqu'il fallait simplement que ce tout de l'heure actuelle ne fût pas inférieur au tout de la dernière fois.

Et ce jour-là il lui fut supérieur, car il se trouva que c'était non seulement un anniversaire qu'ils fêtaient, mais encore l'aurore d'une ère nouvelle.

Le jour que madame Fourcy avait si fiévreusement désiré, si impatiemment attendu était arrivé: la fortune pour elle n'était plus désormais qu'une affaire d'années; dans un délai qu'elle pouvait calculer à peu près sûrement, elle se voyait riche.

Le rêve que Fourcy avait secrètement caressé sans oser le formuler franchement, même pour lui, était enfin réalisé: tout ce qu'il avait souhaité, tout ce qu'il pouvait espérer, il l'avait, il le tenait: Jacques Fourcy de la maison Charlemont, quel honneur!

Lucien se voyait l'associé de Robert Charlemont, c'est-à-dire à trente ans, une puissance, un personnage, un des rois de la finance parisienne.

«Marquise Collio», c'était ce que se disait Marcelle, car il était bien certain qu'en lui parlant comme il l'avait fait, son père n'avait eu d'autre but que de la préparer à ce mariage.

Il y avait là pour chacun de quoi assaisonner les mets qu'on leur servait et développer le bouquet des vins qu'on leur versait, de même il y avait de quoi aussi donner le sourire à leurs lèvres et l'entrain à leurs paroles.

Le temps passa avec rapidité, et lorsque, après le déjeuner, ils eurent fait le tour du bois de Boulogne dans leur voiture, Fourcy eut un mot qui traduisait leur satisfaction aussi bien que leurs espérances.

—L'année prochaine, dit-il, nous recommencerons cette bonne promenade, seulement j'espère que ce sera dans une voiture à nous, traînée par des chevaux à nous.

—Je demande à choisir les chevaux, dit Lucien.

—Moi, la livrée, dit Marcelle.

—Et toi? demanda Fourcy en s'adressant à sa femme.

—Oh! moi, je demande à ne rien choisir du tout; maintenant qu'il n'y a plus d'économies à faire, je donne ma démission d'acheteuse; chacun son tour; vous n'avez plus besoin de moi; j'ai assez travaillé pour la famille.

—C'est juste, dit Fourcy; cependant tu nous aideras bien de tes conseils?

—Cela, volontiers.

Il fallait rentrer, car après avoir joui du commencement de leur journée entre eux, en famille, il fallait en partager la fin avec leurs amis.

La voiture reprit grand train le chemin de Nogent.

—Je pense que personne ne sera encore arrivé, dit Fourcy lorsque la voiture franchit la grille d'entrée.

Mais il se trompait, car lorsqu'elle déboucha sur la pelouse ils aperçurent, assis sur deux chaises à l'ombre d'un platane, un vieillard de grande taille et de forte corpulence, qui, son chapeau posé devant lui sur une table, prenait là le frais en attendant.

—M. Ladret, dit Marcelle, déjà, quel ennui!

—Moi je me sauve, dit Lucien, j'ai à préparer mon feu d'artifice.

—Veux-tu que je t'aide? demanda Marcelle.

—J'ai besoin de toi.

—Tu sais, dit madame Fourcy s'adressant à son mari en riant, que si tu veux accompagner les enfants, je tiendrai compagnie à M. Ladret.

—Oh! maman, quel courage tu as! dit Marcelle.

Tout en parlant ainsi, ils étaient descendus de voiture et pendant ce temps, M. Ladret, qui s'était levé et qui avait remis son chapeau, s'était dirigé vers eux, marchant lourdement, mais gravement, avec importance, en homme qui a la conscience de ce qu'il vaut.

Et ce qu'il valait ou plutôt ce que valait sa fortune, car pour lui il ne valait pas cher, c'était cinq ou six cent mille francs de rente qu'il avait gagnés dans les expropriations et des démolitions de la Ville de Paris, et qui selon son sentiment devaient lui tenir lieu de ce qui lui manquait, c'est-à-dire de la jeunesse, de l'éducation, de la politesse, de l'esprit, de la bonté, de la générosité,—ce qui lui faisait dire bien souvent d'un ton sentencieux, avec la conviction d'un homme qui n'a jamais reçu de démenti:—«Quand on a le sac, on a tout.»

Et le sac, il l'avait d'autant mieux rempli qu'il ne l'ouvrait pas facilement, vivant seul, sans femme, sans enfants, sans famille et presque sans amis.

—Les amis, disait-il souvent, ça mange votre dîner en prenant toujours les meilleurs morceaux, et le soir lorsqu'ils s'en retournent à deux ou trois, ça vous écorche; je connais ça.

Il connaissait ça d'autant mieux que c'était ainsi qu'il procédait à l'égard de ceux qui voulaient bien l'inviter.

XII

Bien que Fourcy n'eût jamais eu grande estime pour le père Ladret qu'il recevait plutôt par habitude que par amitié, et parce que celui-ci s'invitait lui-même le plus souvent à venir à Nogent en disant que de toutes les maisons amies où il allait, c'était celle où il se plaisait le mieux, il était cependant trop poli pour suivre le conseil que sa femme lui avait donné et fausser compagnie à son hôte.

Il l'introduisit donc au salon, et tandis que madame Fourcy montait chez elle pour se débarrasser de sa toilette de ville, il resta avec lui, et comme il fallait bien un sujet de conversation entre eux, il prit celui qui occupait son esprit: la visite de M. Amédée Charlemont qui venait à Nogent pour la première fois, puis ce nom de Charlemont l'amena à parler du changement qui venait de s'accomplir dans sa situation. Alors ce furent, de grands compliments de la part de Ladret, qui pour la première fois admit l'idée que son ami Fourcy pouvait bien être quelqu'un.

Madame Fourcy redescendit et ce fut seulement après un temps assez long de conversation générale que Fourcy laissa sa femme seule avec Ladret.

—Je vais voir si les enfants n'ont pas besoin de moi, dit-il en s'excusant, vous permettez?

—Vous savez que je ne me suis jamais gêné pour personne, cela fait que je ne demande pas qu'on se gêne pour moi.

Aussitôt que Fourcy fut sorti, Ladret se renversant en arrière au fond de son fauteuil, en allongeant une jambe et en repliant l'autre, introduisit la main dans la poche de son pantalon. Mais ce ne fut pas sans peine qu'il accomplit cette opération, d'abord parce que sa main était grosse, ensuite parce que son ventre qui était proéminent tombait sur ses cuisses et les recouvrait.

Enfin il réussit, et des profondeurs de cette poche il tira un petit écrin en velours qu'il présenta à madame Fourcy d'un air triomphant.

—Qu'est-ce que c'est que cela? demandait-elle avec indifférence.

—Ça, dit-il étonné, ça, c'est deux perles noires que j'apporte à ma belle Geneviève.

Et en même temps il ouvrit l'écrin pour montrer deux grosses perles noires, dont l'éclat métallique se détachait nettement sur la blancheur du velours.

Mais elle ne parut pas le moins du monde éblouie:

—Et à quel propos m'apportez-vous ces perles? demanda-t-elle.

—Faut-il répondre franchement?

—Sans doute.

—Eh bien, c'est à propos de ce qui s'est passé entre nous en ces derniers temps.

—Que s'est-il donc passé de particulier, je vous prie?

—Rien de particulier il est vrai, mais dans l'ensemble ça n'a guère marché; alors j'ai pensé que si j'étais gentil pour ma belle Geneviève, ma belle Geneviève de son côté voudrait être gentille pour son vieux Ladret, et d'autant mieux qu'après avoir eu les pendants d'oreilles elle aurait envie d'avoir le collier de perles.

—Alors c'est un marché?

—Est-ce que tout n'est pas un marché dans la vie?

—Pour vous, peut-être, pour moi non.

—Tiens!

—Et je n'accepte pas celui-là.

Il la regarda un moment d'un air ahuri, tenant toujours son écrin ouvert, puis tout à coup clignant de l'oeil:

—Et celui du collier? dit-il.

—Pas plus celui du collier que celui des pendants: vous pouvez donc refermer cet écrin et le remettre dans votre poche.

Il ne se le fit pas répéter, et cette fois il trouva sa poche beaucoup plus facilement pour y remettre l'écrin qu'il ne l'avait trouvée la première fois pour l'en sortir.

Cela fait, il la regarda en face pour lire sur son visage ce qui se passait en elle, mais il ne le devina pas.

—Ah! ça, que se passe-t-il donc? demanda-t-il.

—Vous ne le comprenez pas?

—Dame!

—Eh bien, puisque vous voulez que je vous parle clairement, je vous obéis: à partir d'aujourd'hui tout est fini entre nous.

Il resta un moment abasourdi, puis secouant la tête:

—Ah çà voyons, dit-il, tu te moques de moi, n'est-ce pas; qu'est-ce que toutes ces grimaces? Au lieu de me faire une scène, dis tout de suite ce que tu veux, si c'est à cela que tu dois arriver: nous verrons.

Elle avait jusque-là parlé avec calme, avec hauteur, mais ces derniers mots lui firent perdre ce calme, et vivement elle répondit:

—Je vous ai dit ce que je voulais, je vous le répète que tout soit fini; cela et rien autre chose.

—Mais pourquoi?

—Parce que la vie que vous m'avez imposée me fait horreur.

De nouveau il la regarda et avec une réelle stupéfaction, mais une fois encore il cligna de l'oeil d'un air fin:

—Voyons, avoue que tout ça, c'est parce que je t'ai refusé les actions du charbonnage de Saucry dont tu avais envie; eh bien, je te les donnerai, mais nous ferons la paix, n'est-ce pas, et tu seras gentille; dis que tu le seras, hein!

Elle était assise en face de lui, elle se leva d'un bond et vivement elle fit le tour du salon pour s'assurer que toutes les portes étaient fermées, alors revenant vis-à-vis de lui et restant debout:

—Je vous ai dit tout à l'heure que la vie que vous m'aviez imposée me faisait horreur, mais je n'ai pas été franche jusqu'au bout, car j'aurais dû ajouter que vous aussi me faisiez horreur. Vous voulez que je vous le dise, vous me poussez à bout, vous m'outragez, je n'ai plus à vous ménager, vous qui m'avez perdue, vous que je hais et que je méprise parce que vous m'avez fait la femme que je suis depuis dix ans et que je ne veux plus être!

—Ai-je été à vous, ou bien êtes-vous venue à moi?

—Oui, j'ai été à vous, cela est vrai, j'y ai été parce que vous étiez riche et surtout parce que je vous croyais un honnête homme.

—Vous êtes venue parce que vous vouliez de l'argent.

—Et pourquoi le voulais-je, cet argent?

—Pour payer vos pertes à la Bourse.

—Et comment les avais-je faites, ces pertes?

—Que m'importe?

—Il m'importe à moi: voyant que l'honnête homme qui était mon mari et que j'aimais ne voulait pas faire d'affaires, j'ai cru que je pourrais en faire, moi, et que je gagnerais sûrement en profitant des renseignements ou des indiscrétions que j'entendais autour de moi. Il est arrivé un jour où au lieu de gagner j'ai perdu. Il fallait payer, je ne le pouvais pas. J'ai eu alors l'idée funeste de m'adresser à vous parce que, je vous l'ai dit, je vous savais riche et parce que je vous croyais un honnête homme, et puis aussi parce que vous étiez un vieillard. Vous m'avez répondu que vous ne prêtiez pas à une femme, mais que vous lui donniez, quand elle voulait être gentille; c'était votre mot, il y a dix ans, comme c'est votre mot encore. Je me suis sauvée.

—Et vous êtes revenue.

—Oui, quand après avoir frappé à toutes les portes, j'ai vu qu'il ne me restait qu'à m'adresser à mon mari que j'aimais, ou à vous que je haïssais: Le premier pas fait, j'ai continué et j'ai été âpre à l'argent… avec fureur. Tout ce que j'ai pu tirer de vous, je l'ai tiré avec joie, avec bonheur, sans autre regret que de ne pouvoir pas vous ruiner. Mais aujourd'hui je ne veux plus de cet argent; et vous m'offririez votre fortune entière que je ne l'accepterais pas. Comprenez-vous, maintenant que j'ai parlé, que tout est fini entre nous? Sortez donc de cette maison pour n'y revenir jamais. Sortez-en tout de suite. J'expliquerai votre départ: vous avez été indisposé. Partez.

Et comme après un long moment d'attente il n'avait pas bougé, elle poursuivit:

—Mais partez donc, partez.

Il ne bougea pas davantage, et il resta dans son fauteuil à la regarder, réfléchissant. Enfin il se leva: mais ce ne fut pas pour partir: pendant qu'elle parlait, il avait passé de l'étonnement à la stupéfaction, puis quand il avait compris, de la stupéfaction à la colère; maintenant il paraissait avoir repris ses esprits et jusqu'à un certain point son sang-froid:

—Bon, dit-il, je comprends cet accès de vertu qui vous pousse subitement en voyant que vous pouvez être riche par votre mari; c'est la contre-partie de celui qui vous a poussé, mais pas de vertu celui-là, quand vous avez cru au bout de dix ans d'attente que vous ne le seriez jamais par lui; de sorte que vous avez voulu gagner vous-même la fortune qu'il ne vous gagnait pas et vous avez travaillé pour ça, j'en sais quelque chose, et si ce mobilier pouvait parler, il serait mon témoin. Mais cet accès de vertu qui vous prend aujourd'hui, ça ne durera pas. Vous n'êtes pas une femme de vertu, ma belle dame, vous êtes une femme d'argent, une femme qui comprend la vie, une femme qui ne se débarrassera pas du jour au lendemain d'idées, de besoins, de satisfactions qui sont les siens depuis dix ans et si bien en elle qu'ils sont sa seconde nature, la vraie celle-là, la solide, celle qui vous a, qui vous tient et ne vous lâche pas. Vous reviendrez donc à l'argent… et à moi, je vous le dis; et j'ajoute que ce jour-là, malgré tout ce que vous venez de me dire, vous me retrouverez, parce que moi aussi je suis à vous comme vous êtes à l'argent, et que je ne pourrai pas plus me détacher de vous que vous ne pourrez vous détacher de vos idées, de vos habitudes et de vos besoins: je peux bien vous dire que je l'ai essayé plus d'une fois, quand vous aviez fait une trop forte saignée à ma bourse, et que je n'ai pas pu. Je pars donc tranquille, bien certain que nous nous retrouverons un jour bons amis.

—Jamais.

—Alors l'accès de vertu que je suppose n'existerait donc pas, et cette scène n'aurait d'autre but que de me faire céder la place au petit Robert Charlemont, ou bien à son père qui entre aujourd'hui dans cette maison d'où je sors.

—Vous êtes fou, fou d'une folie sénile.

Il secoua la tête par un geste, qui disait qu'il ne se sentait pas atteint, et il continua:

—Ou bien encore au marquis Collio, au bel Evangelista, bien que je ne croie pas beaucoup à celui-là malgré sa beauté; et cela pour deux raisons: la première, c'est que vous voulez en faire un gendre qui vous débarrasse de votre fille devenue trop grande et par là gênante pour vos affaires; quand elle était en pension, c'était bon, vous pouviez aller et venir; mais maintenant que vous l'avez près de vous, ça vous oblige à toutes sortes de manoeuvres embarrassantes, car ça voit clair les jeunes filles; la seconde raison, c'est que le bel Evangelista, qui est vraiment fait pour tourner la tête des femmes, n'est riche qu'en beauté, et que vous êtes trop femme d'argent pour prendre un amant pauvre.

A ce moment il fut interrompu par la porte du salon qui venait de s'ouvrir, on annonça:

—M. le marquis Collio

XIII

Le père Ladret n'avait pas été trop exagéré en disant que le marquis Collio était fait pour affoler les femmes; c'était en effet un très joli homme; sans rien d'efféminé cependant, grand, bien pris, souple, élégant et gracieux de manières avec une de ces belles têtes italiennes larges au front, minces et fines au menton, qui semblent avoir été modelées dans un triangle allongé: la chevelure était noire et luisante comme les ailes d'un corbeau; les yeux étaient ardents et veloutés; et sur la blancheur de la peau un peu grenue se détachaient vigoureusement des moustaches soyeuses, assez minces pour ne pas cacher des lèvres roses et des dents nacrées.

Après les premières paroles de politesse qui furent courtes, au moins de la part de madame Fourcy, celle-ci revint au père Ladret et parut continuer un entretien interrompu:

—C'est bien réellement que vous voulez vous retirer, dit-elle, et toutes mes instances seront donc vaines pour vous retenir?

—Mais…

Elle lui coupa la parole, ne voulant pas lui permettre de répondre dans un autre sens que celui qu'elle entendait lui tracer et l'obliger à suivre.

Au reste, je serais désolée de penser que pour notre plaisir vous avez aggravé votre indisposition.

—M. Ladret est souffrant? demanda Evangelista d'une belle voix sonore et avec un léger accent, qui dans une bouche aussi gracieuse était un agrément.

Vivement madame Fourcy prit les devants et répondit elle-même à cette interrogation:

—M. Ladret était venu pour passer la journée avec nous, mais en nous attendant, car nous rentrons seulement, il a pris froid dans le jardin sous l'ombrage trop frais des platanes et il vient d'avoir un mouvement fébrile qui l'oblige à nous quitter. Et elle regarda Ladret comme pour lui dire qu'il devait trembler de fièvre, mais il n'en fit rien, abasourdi qu'il était, autant qu'émerveillé de la façon dégagée dont elle le mettait à la porte.

—Et au moment même où vous êtes entré il se retirait, continua-t-elle, en avançant sur Ladret comme pour le pousser dehors.

Mais ses regards étaient si affectueux, sa parole était si douce qu'il fallait savoir ce qui venait de se passer entre eux pour deviner ce qu'il y avait réellement sous ces regards et cette parole.

Ladret recula, alors elle avança plus hardiment, le dominant, le poussant du regard, des mains, de toute sa personne.

Elle le conduisit ainsi jusqu'à la porte, lui parlant toujours doucement, lui prodiguant les plus vives démonstrations de sollicitude et de sympathie, le meilleur des amis, un père.

Mais lorsqu'elle lui eut ouvert elle-même la porte, il s'arrêta un moment et regarda autour de lui: le marquis Collio était dans l'embrasure d'une fenêtre à l'autre extrémité du salon; penché sur une jardinière dont il examinait les fleurs, il n'y avait donc pas à craindre qu'il entendît ce qui se disait dans l'embrasure de la porte, pourvu qu'on eût la précaution de baisser la voix. Alors il se pencha vers madame Fourcy.

—Tu sais, dit-il, en frappant d'une main sur sa poche et en lui soufflant ses paroles, les perles ne retourneront pas chez le bijoutier, elles restent à ta disposition!

—Mais partez donc.

—Et les actions du charbonnage, quand tu voudras, elles sont présentement à 11,500.

Il n'en put dire davantage, elle poussait la porte sur lui, mais cela suffisait: elle lui reviendrait, l'offre des actions produirait sûrement son effet: jamais il n'avait vu personne résister à l'argent… quand la somme était assez grosse.

Vivement, légèrement madame Fourcy revint à Evangelista:

—Voilà une indisposition que je bénis, dit celui-ci.

—Comment, s'écria-t-elle, vous vous réjouissez de ce que ce pauvre M. Ladret est malade? Il n'est pas si ennuyeux que cela; je vous assure que c'est un excellent homme que nous aimons beaucoup.

—Excellent homme, je ne dis pas, mais ennuyeux, je le soutiens, au moins en ce moment…

Il avait dit ces quelques mots légèrement, mais arrivé là, il changea de ton, et sa voix prit une gravité tendre, tandis que son regard s'adoucissait et que son attitude se faisait caressante:

—… Car en ne s'en allant pas, il m'eût privé du tête-à tête qu'un heureux hasard nous ménage.

Mais elle l'arrêta d'un geste simple et net, où il n'y avait ni effarement, ni coquetterie.

—Je vous en prie, dit-elle, n'allons pas plus loin.

—Vous ne voudrez donc jamais m'entendre?

Ils étaient debout au milieu du salon; d'une main, elle lui montra un fauteuil, tandis que de l'autre, elle en tirait un pour s'asseoir en face de lui.

—Non, monsieur le marquis, non, dit-elle avec une fermeté douce, je ne consentirai jamais à vous entendre sur ce sujet, mais puisque malgré mes prières vous avez voulu une fois encore l'aborder, c'est vous qui m'entendrez…

Et avec un sourire qui prouvait combien elle était calme et pleinement maîtresse d'elle-même, sans trouble, sans émotion, aussi bien que sans colère:

—… Ainsi nous trouverons à bien employer le tête-à-tête qu'un heureux hasard nous ménage.

—Ah! madame, vous êtes cruelle de traiter légèrement un sujet qui m'émeut si profondément.

—Légèrement! Non certes. Mais sérieusement au contraire, comme la chose la plus grave et la plus importante de ma vie, soyez-en convaincu. En m'écoutant, vous allez bien le voir. Si je vous disais que je n'ai pas été sensible aux attentions dont j'ai été l'objet de votre part, je ne serais pas sincère. En me voyant, moi, vieille femme…

—Oh! madame.

—Trouvez-vous donc qu'on soit jeune quand on approche de la quarantaine? Oubliez-vous que nous fêtons aujourd'hui le vingtième anniversaire de notre mariage? Donc, j'avoue qu'en me voyant, moi, vieille femme, produire une certaine impression sur un homme jeune, élégant, distingué, plein de mérites, j'ai éprouvé un sentiment de vanité féminine que je ne chercherai pas à cacher. Mais d'autre part, je dois vous dire avec une entière franchise que ma vanité seule a été émue.

Evangelista ne fut pas maître de retenir un mouvement.

—Que cet aveu ne vous blesse pas, dit-elle, il ne vous atteint en rien dans vos mérites qui, je le reconnais, sont grands, il n'atteint que moi. Sans doute à ma place plus d'une autre femme eût été touchée au coeur. Mais je ne suis point de ces femmes au coeur sensible. Je ne suis qu'une bourgeoise, monsieur le marquis, une bonne petite bourgeoise qui n'a jamais rien compris à ce qu'on appelle la passion. A vrai dire, je ne sais pas ce que c'est, et quand j'ai vu des femmes sacrifier leur honneur, leur tranquillité, leur vie parce qu'elles aimaient, disait-on, cela m'a toujours paru inexplicable. Je sais bien que l'amour tient une grande place dans les livres et qu'il y a toute une littérature qui raconte ses joies, ses chagrins, ses désordres, mais je ne vois pas qu'il en tienne une semblable dans la vie ordinaire.

—Niez-vous donc la passion?

—Je ne la nie ni ne l'affirme, je dis seulement que pour moi je ne la comprends pas, ou si vous voulez, que je ne la sens pas. Sans doute c'est infirmité de ma nature, mais enfin je suis ainsi et non autre, croyez-le, car je vous parle avec une entière franchise, une sincérité absolue, en pesant mes paroles que j'adresse à un homme qui m'inspire autant de sympathie que d'estime, et que je veux, que je dois éclairer puisqu'il s'est trompé sur mon compte. Jeune j'ai pensé, j'ai senti ainsi, et en vieillissant mes idées et ma manière de sentir se sont affirmées, elles ne se sont pas démenties.

—C'est que vous n'avez jamais été aimée, et si…

Elle lui coupa la parole:

—Je ne vous comprendrais pas, dit-elle en répondant à l'avance à ce qu'il allait dire. Et puis n'oubliez pas que j'aime mon mari. Mon Dieu, ce n'est pas de cet amour passionné que je ne comprends pas, mais c'est d'une affection réelle et sincère. Mon mari est pour moi le plus honnête homme et le meilleur homme du monde. Il n'a eu qu'une visée dans la vie: mon bonheur et le bonheur de ses enfants. Je ne vais pas, moi, m'exposer à faire son malheur. Et pourquoi? entraînée par quoi? Je l'ignore. On ne fait quelque chose que dans un but; n'est-ce pas? on ne commet une faute, ou un crime qu'en vue d'un intérêt certain. Eh bien, moi je ferais cette chose sans but, je commettrais cette faute sans intérêt! Vous comprenez que c'est impossible, et que l'amour ne peut pas entraîner une femme qui ne sent point l'amour, la passion un coeur qui n'est point passionné.

Il était impossible d'être plus nette et de dire plus clairement: Vous avec cru, mon beau jeune homme, que vous n'auriez qu'à me regarder d'un air tendre et à me parler d'amour pour me faire tomber dans vos bras, eh bien, vous vous êtes trompé, attendu que ma nature est complètement insensible à ce qui est tendresse et à ce qui est amour; des sens? je n'en ai pas; un coeur? je n'en ai pas davantage; je suis une femme de tête, rien de plus, et vous seriez encore plus beau que vous n'êtes, encore plus séduisant, que vous ne me donneriez pas ce qui me manque; passez donc votre chemin et ne perdez pas votre temps…

Cependant madame Fourcy n'avait pas dit encore tout ce qu'elle voulait dire, et elle n'était point encore arrivée au bout de la ligne qu'elle s'était tracée: maintenant il fallait qu'elle s'occupât de Marcelle.

—J'ai cru devoir, dit-elle, vous donner cette explication loyale, non seulement pour vous et pour moi, mais encore pour ma fille.

Evangelista la regarda surpris.

—Je vais m'expliquer, continua-t-elle, car je tiens à ce qu'il n'y ait entre nous rien d'ambigu. Voulant justifier aux yeux de tous votre assiduité dans cette maison, vous avez publiquement fait la cour à la fille pour cacher celle que vous faisiez secrètement à la mère, dont vous vouliez sauvegarder la réputation, et cela sans penser que vous pouviez compromettre celle de la fille C'était là un jeu dangereux, dont vous n'avez pas, j'en suis certaine, mesuré toutes les conséquences, car enfin, il n'y avait pas que le monde qui pouvait prendre ce jeu au sérieux. Il y avait aussi la jeune fille. Que serait-il arrivé si elle s'était intéressée aux sentiments qu'en lui témoignait? S'y est-elle intéressée? Je ne veux que vous poser ces questions. Vous les examinerez. Encore un seul mot: M. Fourcy devient l'associé de la maison Charlemont: cela crée une position à Marcelle: et il ne faut pas qu'elle soit exposée à manquer les beaux mariages qui vont se présenter pour elle.

Evangelista allait enfin répondre, mais Marcelle et Fourcy en entrant dans le salon l'empêchèrent de prendre la parole.

XIV

Jamais madame Fourcy n'avait été aussi jolie qu'en se mettant à table, et elle eût assurément fait la conquête de M. Amédée Charlemont placé à sa droite, si celui-ci avait pu prêter attention à une femme qui avait dépassé la trentaine; vingt-cinq ans pour lui étaient déjà un âge vénérable, trente ans quelque chose d'antédiluvien, et puis quand on avait de grands enfants comme Lucien et Marcelle, on n'était plus une femme; on était une mère; il les respectait, les mères, c'est-à-dire qu'il leur adressait la parole de temps en temps, sans trop savoir ce qu'il leur disait et sans suivre ce qu'elles lui répondaient, mais il ne les regardait pas et même il ne les voyait pas, ayant le bonheur d'être ainsi organisé que ce qui lui était désagréable ou antipathique n'existait pas pour lui.

Ce qui faisait la beauté de madame Fourcy ce soir-là, ce n'était point une toilette bien réussie, car elle n'avait jamais été plus simplement habillée, plus modestement, sans un seul bijou, comme une bonne petite bourgeoise, ne portant à sa main ordinairement brillante de pierreries qu'un seul petit anneau d'or, celui de son mariage,—c'était l'éclat de la physionomie, la gaieté du regard, la sérénité du sourire qui reflétaient sur son visage la satisfaction profonde d'une âme parfaitement heureuse.

Et de fait elle l'était pleinement.

Pour la première fois depuis dix ans elle se trouvait débarrassée de tout souci, de tout tracas et sa situation était celle d'un commerçant qui se retire des affaires après fortune faite.

En elle, autour d'elle, partout où elle portait les yeux, elle ne voyait que des sujets de satisfaction:

Son mari, son bon Jacques en passe de gagner rapiment des millions et de faire grande figure dans le monde;

Lucien, l'héritier et le successeur de son père;

Marcelle, une grande dame, une marquise, car Evangelista, bien certainement, allait maintenant se retourner de ce côté, et elle aurait le plaisir d'avoir pour gendre un homme charmant, dont elle n'avait pas voulu pour amant;

Le vieux, l'horrible, l'infâme Ladret, congédié;

Robert, en bonne voie de guérison, car, puisqu'il avait accepté la combinaison d'une maîtresse, il était bien évident qu'à un moment donné il se laisserait distraire par cette maîtresse qui tiendrait à se l'attacher sérieusement, et finalement il se consolerait.

Quel soulagement et aussi quel triomphe! quelles bonnes raisons n'avait-elle pas pour se réjouir et même pour s'enorgueillir d'avoir ainsi amené sa barque à bon port, au milieu des écueils et sur une mer fertile en naufrages!

Qui eût pu la contrister, affaiblir sa joie ou abaisser son orgueil?

Elle ne le voyait pas, elle ne le sentait pas, car le blâme qu'elle aurait encouru, et l'opprobre dont elle aurait été frappée, si la vérité avait été connue, ne seraient venus selon son sentiment personnel que de préjugés pour elle absolument vains. En réalité, quel mal avait-elle fait? Aucun, puisqu'elle n'avait pas à se reprocher d'avoir jamais ruiné personne. Quel tort avait-elle fait à son mari? Aucun, puisqu'elle avait toujours été pleine d'une tendre affection pour lui, et qu'elle s'était appliquée à le rendre heureux, sans qu'il pût demander, sans qu'il pût souhaiter plus qu'elle ne lui donnait.

Pendant ces dernières années de lutte, elle seule aurait pu se plaindre, car elle avait eu plus d'une fois des heures de lassitude et de dégoût.

Elle ne l'avait pas fait pourtant, elle avait persévéré quoi qu'il lui coûtât, et maintenant elle pouvait justement se féliciter de son courage, en voyant comment elle avait été payée de sa peine.

Et pensant à cela elle promenait des regards pleins d'une satisfaction attendrie autour d'elle, sur son mari et ses enfants, aussi bien que sur sa table luxueusement servie, sur son buffet chargé d'une vieille argenterie magnifique et de porcelaines rares, sur les cuirs de Cordoue qui décoraient les murs de la salle, sur les portières en velours de Gênes.

A qui était-il dû ce luxe dont jouissait son mari ainsi que ses enfants, et dont elle jouissait elle-même, si ce n'est à elle et à elle seule?

Sans elle où seraient-ils tous en ce moment? Dans quelque pauvre maisonnette à l'étroit, autour d'une table servie en faïence anglaise, avec un horrible papier imitant le cuir collé sur les murs.

Est-ce que dans cette bicoque, autour de cette misérable table, M. Charlemont se pencherait vers elle, à chaque instant comme à l'heure présente, pour la complimenter sur le goût avec lequel elle avait meublé et orné sa maison, sur l'excellence de sa cuisine, sur la qualité et l'authenticité de ses vins?

Si elle n'avait pas été assez avisée pour prendre à l'avance ses précautions, combien leur faudrait-il de temps maintenant pour organiser la vie qui convenait à leur nouvelle position?

Tandis que désormais elle n'avait qu'à jouir au milieu des siens du bien-être et du luxe qu'elle avait su se préparer.

C'était un avenir de repos qui de ce jour commençait pour elle.

Elle pouvait respirer, s'abandonner, être elle-même, faire ce qu'elle voulait, rien que ce qu'elle voulait, et cela dans une tranquillité parfaite.

Plus de précautions à l'égard de celui-ci, plus de prévenances envers celui-là: maîtresse d'elle-même, de ses paroles, de ses pensées, de son humeur bonne ou mauvaise, de son sourire comme de son ennui.

Pour le moment c'était le sourire qui épanouissait son visage; c'était en souriant qu'elle mangeait l'excellent dîner qu'elle avait fait servir, en souriant qu'elle s'adressait ou qu'elle répondait à chacun, même à Robert triste et sombre au bout de la table: «Riez donc, semblait-elle lui dire, amusez-vous, mangez bien»; mais c'était en vain, il ne riait pas, il ne s'amusait pas, il ne mangeait guère, il la regardait se demandant comment elle pouvait montrer une pareille gaieté, même en la simulant, même en jouant un rôle. Pourquoi n'avait-elle pas pour lui un coup d'oeil, rien qu'un seul, un éclair, dans lequel elle mettrait son âme? Mais non, elle riait, elle parlait, elle s'amusait.

Et même elle mangeait.

Elle mangeait non du bout des dents, mais pour de bon, avec un excellent appétit, et aussi avec plaisir: la faim ne se simule pas avec cette facilité, et elle avait faim, cela paraissait évident.

Il n'était pas le seul d'ailleurs qui remarquât ce bel appétit; à un certain moment, M. Amédée Charlemont se pencha vers elle:

—Savez-vous que je vous admire, dit-il à mi-voix.

—Vraiment, répondit-elle.

Et elle eut un petit mouvement de vanité; si peu coquette qu'elle fût quand son intérêt n'était pas en jeu, elle ne pouvait pas être insensible au compliment d'un homme comme M. Charlemont.

—Vraiment, répéta-t-elle en le regardant.

—Avouez que vous êtes un peu gourmande, hein? Je trouve la gourmandise adorable chez une femme. D'ailleurs entre nous (je baisse la voix pour que mon fils ne soit pas scandalisé), plus une femme a de vices, plus elle a de moyens de séduction. Celui-là est un de ceux que j'estime le plus. Quoi de plus gai à voir qu'une jolie petite femme qui mange bien, avec bel appétit et aussi avec jouissance. Cela m'a toujours charmé. Et je ne connais rien de plus triste que de dîner ou de souper en tête-à-tête avec une femme qui ne mange pas; si bien disposé qu'on soit, on en arrive vite à ne pas manger soi-même; on pleurerait dans son verre. Seulement on dit que les femmes qui sont douées de ce joli rire sont moins… comment dirai-je bien? sont de complexion peu tendre. Est-ce vrai?

—Je n'en sais rien.

—Comment vous n'en savez rien? Si vous ne me renseignez pas là-dessus, je ne peux pourtant pas m'adresser à Fourcy, car pour qu'il pût me répondre il faudrait qu'il eût des termes de comparaison, et bien certainement ce n'est point son cas, le brave garçon.

Une place était restée inoccupée à un des bouts de la table, c'était celle d'un homme de Bourse, un faiseur nommé La Parisière qui avait été le camarade de jeunesse de Fourcy et qui était resté son ami: ceux qui se prétendaient bien informés disaient qu'il avait même été mieux que cela et qu'en tout cas il continuait d'être en relations d'affaires avec madame Fourcy, qui se servait de lui, à l'insu de son mari, pour ses spéculations et ses opérations de Bourse;

On croyait qu'il ne viendrait pas, lorsqu'au second service il arriva empressé, ému.

—Eh bien, tu es un joli garçon, dit Fourcy. Une heure de retard.

—Il me semble que vous ne deviez pas compter sur moi.

—Et pourquoi donc?

—Comment pourquoi? Vous ne savez donc pas la nouvelle?

—Quelle nouvelle? demanda madame Fourcy remarquant l'air troublé de La
Parisière.

—Vous n'avez donc pas été à Paris aujourd'hui?

—Au bois de Boulogne seulement.

—Mais M. Charlemont ne vient donc pas de Paris?

—Si, mais pas directement; j'ai déjeuné à la campagne.

—Est-ce que Paris est en révolution!

—Non Paris, mais la Bourse; la justice a mis les scellés chez Heynecart dans l'après-midi.

Plusieurs exclamations partirent en même temps et celle de madame Fourcy ne fut pas la moins vive: Heynecart était un financier qui avait fait depuis deux ans des opérations considérables, jetant sur le marché des affaires de toutes sortes, un homme d'une capacité prodigieuse, disaient les uns, un grand financier qui devait accomplir des miracles; un simple banquiste, disaient les autres.

—Tu sais, continua La Parisière, que Heynecart était à Londres depuis quelque temps pour arranger des combinaisons qui devaient le sauver; eh bien, il n'a rien arrangé du tout, et il s'est brûlé la cervelle, dit-on, ce qui n'est pas prouvé pour moi, mais ce qui l'est, c'est que la justice a mis les scellés, et que toutes ses affaires ont subi une dégringolade effroyable, un vrai désastre.

—Que dis-tu de cela, Fourcy? demanda M. Amédée Charlemont anc une certaine inquiétude, car il ne savait pas si sa maison était ou n'était pas engagée dans ce désastre.

—Cela ne nous atteint en rien; j'avais pris mes précautions.

Et il fit un signe à sa femme pour qu'elle ordonnât de continuer le service un moment interrompu; mais elle ne lui répondit pas; immobile, elle restait les yeux fixés sur la nappe, ne voyant rien, n'entendant rien.

XV

Ce changement de physionomie n'avait point échappé à Robert, qui après avoir trouvé qu'elle était trop gaie pendant la première partie du dîner, trouvait maintenant qu'elle était trop triste.

Pourquoi ce brusque changement?

Tout d'abord il s'était douloureusement demandé ce qui pouvait provoquer chez elle cet entrain de joie et cet éclat de beauté, alors qu'elle devrait être triste et sombre; et longuement en l'observant à la dérobée de ses yeux mobiles qui ne la quittaient presque pas, il avait examiné cette question pour lui si cruelle.

Qui la surexcitait ainsi?

Était-elle réellement, sincèrement joyeuse, comme elle paraissait l'être?

Voulait-elle plaire à l'un de ceux qui étaient assis à sa table?

A qui?

Et il avait suivi ses regards qui bien souvent, lui semblait-il, s'étaient fixés sur le marquis Collio placé à côté de Marcelle; alors il s'était inquiété de l'expression de ces regards qu'il trouvait trop tendres, trop encourageants. Se n'était pas de ce jour que la présence de ce bel Italien, si charmant, le faisait souffrir, et bien souvent elle lui avait inspiré des accès de jalousie qui n'avaient cédé que devant les protestations et les témoignages d'amour de sa maîtresse le plaignant, le rassurant toujours sans se fâcher jamais. Mais maintenant, loin de le rassurer ou de le plaindre, elle voulait rompre, et en un pareil moment, elle se montrait bien attentionnée pour ce bel Evangelista, qui lui-même paraissait beaucoup plus sensible aux charmes de la mère qu'à ceux de la fille. Dans cette rupture qu'elle voulait, ou tout au moins dans l'éloignement momentané qu'elle exigeait, le marquis Collio n'était-il pour rien? n'était-ce pas lui qui allait prendre la place qu'elle cherchait à faire libre?

Robert était une nature jalouse; et son imagination prompte à s'alarmer allait facilement et rapidement aux extrêmes. Cependant il aimait si profondément sa maîtresse, elle avait su lui inspirer une telle foi, elle, avait su lui inspirer une telle confiance en son amour et en sa fidélité qu'il avait rejeté loin de lui cette idée lorsqu'elle s'était présentée à son esprit. Qu'elle le trompât, c'était impossible, qu'elle ne l'aimât plus, c'était plus impossible encore.

Il devait réagir contre les impressions d'une imagination affolée: il n'avait pas dormi; la fièvre le dévorait; c'était lui, bien certainement, qui se trompait; ce ne pouvait pas être elle qui le trompait. Avant de croire, il fallait voir et bien voir…

Alors il avait regardé, mieux regardé, et il avait cru remarquer qu'Evangelista qui tout d'abord avait été assez froid pour Marcelle, s'était peu à peu échauffé et qu'il en était venu à négliger la mère pour s'occuper de ta fille, riant avec celle-ci, se faisant empresse auprès d'elle, aimable et tendre; en homme qui cherche à plaire et qui veut être brillant.

Cela l'avait rassuré et il s'était fâché contre lui-même d'avoir pu écouter tout d'abord les suggestions mauvaises de son esprit enfiévré; c'était un futur gendre que madame Fourcy regardait dans Evangelista, rien qu'un gendre.

Mais quand à la gaieté de madame Fourcy avait succédé une sombre préoccupation, il était de nouveau revenu à son inquiétude et à ses angoisses.

Pourquoi ce brusque changement?

N'était-ce point parce que le marquis Collio se montrait maintenant si empressé auprès de Marcelle? la mère n'était-elle pas jalouse de sa fille?

Il est vrai que jusqu'à l'arrivée de La Parisière madame Fourcy avait gardé sa gaieté et que pour raisonner juste, il fallait examiner quelle influence cette arrivée avait pu exercer sur ce changement d'humeur.

Et alors abandonnant Evangelista, toute son attention s'était portée sur La Parisière, et il ne lui avait pas fallu longtemps pour constater que certains signes s'échangeaient entre celui-ci et madame Fourcy; imperceptibles pour les indifférents, ces signes n'étaient que trop visibles pour lui qui avait d'autres yeux que les convives assis autour de cette table, et plus attentifs à ce qu'on leur servait qu'à ce qui se passait autour d'eux.

A les bien étudier l'un et l'autre, il semblait que pour madame Fourcy il n'y avait plus que La Parisière qui existât, et que pour celui-ci il ne s'inquiétait que de madame Fourcy; évidemment, elle l'interrogeait, et lui, de son côté, il lui répondait.

Que disaient-ils? Quel sujet pouvait être assez grave pour les absorber à ce point qu'ils prenaient si peu souci de ceux qui les entouraient?

Dix fois, vingt fois il avait surpris le regard interrogateur de madame Fourcy tourné du côté de La Parisière, et bien qu'elle se vît observée elle n'avait même pas pris la peine de se contraindre.

Que lui demandait-elle avec cette étrange insistance?

Il n'était pas possible pour lui d'admettre qu'il s'agissait d'affaires entre eux et que ces affaires avaient un rapport quelconque avec la catastrophe d'Heynecart. Madame Fourcy avait pour les affaires le même dédain que lui; et s'intéressât-elle à Heynecart ou à ses spéculations qu'elle n'aurait pas de raisons pour n'en point parler franchement et ne pas interroger La Parisière tout haut. Si une exclamation lui avait échappé à l'annonce du suicide et du désastre d'Heynecart, et bien d'autres s'étaient écriés comme elle, elle n'avait cependant pas adressé à La Parisière une seule question à ce sujet; preuve bien évidente qu'il ne la touchait pas.

Il y avait donc autre chose.

Quoi?

Si Robert n'admettait que difficilement les affaires d'intérêt, par contre il était toujours disposé à croire aux affaires de sentiment,—les seules, d'ailleurs, qui comptassent pour lui et eussent de l'importance.

Quelles affaires de sentiment pouvaient exister entre une femme charmante comme sa Geneviève et un sapajou comme La Parisière, un vrai singe au front bas et fuyant, aux abajoues pendantes, au menton de galoche, qui ne savait ni marcher ni s'asseoir et qui était toujours en mouvement avec ses grands bras ballants et ses mains retroussées comme s'il se disposait à sauter sur une branche en emportant quelque chose qu'il aurait volé?—cela, il ne le croyait pas, il ne le devinait pas tant la chose eût été monstrueuse.

Et cependant il fallait bien qu'il y eût entre eux quelque affaire grave, ou leur entente, ou leurs signes ne s'expliquaient pas.

Tant que dura le dîner il ne les quitta pas des yeux, tâchant de deviner ce mystère, mais sans arriver à autre chose qu'à constater cette entente aussi clairement que s'ils l'avaient avouée tout haut.

Après le dîner on devait tirer un feu d'artifice, car Lucien, resté très jeune, avait la passion des feux d'artifice qu'il préparait lui-même en partie et qu'il tirait toutes les fois qu'il en trouvait l'occasion avec un plaisir toujours nouveau: à la fête de son père, à la fête de sa mère, à la fête de sa soeur, à sa propre fête, réservant toujours le plus beau et le plus riche pour l'anniversaire du mariage de ses parents,—ainsi que cela se devait puisque c'était la grande fête de la famille.

En sortant de table, on alla donc s'asseoir, dans le jardin sur des chaises qui avaient été préparées en face de la pelouse, à l'extrémité de laquelle le feu d'artifice devait être tiré; et madame Fourcy prit place à côté de M. Charlemont, qui lui avait donné le bras pour la conduire.

—Tu viens m'aider, n'est-ce pas? demanda Lucien à Robert.

—Assurément.

Et il suivit Lucien, mais bientôt il resta en arrière, car il ne voulait pas perdre madame Fourcy de vue; en se cachant dans un massif d'arbustes, il pouvait l'observer sans être vu lui-même.

Elle ne resta pas longtemps à sa place, et quittant M. Charlemont elle alla auprès d'un autre de ses convives avec qui elle s'entretint quelques instants, puis abandonnant celui-là aussi, elle passa à un troisième.

Elle était ainsi arrivée au commencement de l'allée, qui justement longeait le massif d'arbustes dans lequel Robert était caché, et La Parisière se tenait là comme par hasard.

Tous deux en même temps ils disparurent dans l'allée qui avant de venir à lui faisait une courbe.

Que devait-il faire? Fallait-il qu'il s'avançât doucement sous bois pour surprendre leur entretien; ou bien ne valait-il pas mieux qu'il les attendît au passage? Aller jusqu'à eux était plus sûr; mais à condition toutefois que le bruit ne le trahît pas, ce qui n'était guère probable. Comment se justifierait-il auprès de Geneviève s'il était découvert? Il attendit.

Bientôt un bruit de pas sur le gravier de l'allée et un murmure de voix étouffées lui annoncèrent qu'ils approchaient: sa respiration se suspendit un moment et il écouta en regardant.

Ils marchaient à côté l'un de l'autre, mais sans se donner le bras, et rien dans leur attitude ne trahissait l'intimité de deux amants.

C'était La Parisière qui parlait en appuyant ses paroles par un mouvement rapide de la main droite comme s'il frappait et refrappait sur quelque chose.

Enfin Robert entendit faiblement, puis plus distinctement.

—Vous n'en serez pas quitte à moins de trois cent mille francs; vous devez le comprendre sans que j'aie besoin de vous recommencer le calcul. C'est une grosse somme, vraiment; mais vous conviendrez que ce n'est pas ma faute si vous l'avez perdue. Pourquoi n'avez-vous pas voulu me croire quand je vous ai dit que Heynecart sombrerait?

—Parce que j'avais des renseignements qui m'inspiraient confiance.

—Vous voyez bien que Fourcy n'avait pas cette confiance, vous ne l'avez pas cru plus que vous ne m'avez cru. Et voilà. Mais ce n'est pas tout ça. Quand me donnerez vous ces trois cent mille francs?

—Je ne les ai pas.

—Trouvez-les, réalisez-les; vendez tout, il me les faut samedi.

—C'est impossible.

—Il me les faut.

Elle répondit; mais ce qu'elle dit, Robert ne l'entendit pas, car ils l'avaient dépassé.

Une affaire d'argent! c'était d'argent qu'il s'agissait entre elle et La
Parisière! Et il l'avait soupçonnée!

—Robert, cria la voix de Lucien, où donc es-tu?

Il courut du côté d'où venait cette voix.

XVI

S'il n'avait pu saisir au passage qu'une partie de l'entretien de La Parisière et de madame Fourcy, il en avait assez entendu cependant pour comprendre la situation aussi clairement qui si elle lui avait été expliquée en détail, du commencement au dénouement.

La Parisière était le courtier de madame Fourcy, cela et rien de plus; par son entremise elle avait joué à la Bourse, en spéculant sur les valeurs Heynecart.

Pour lui, c'était là quelque chose de considérable, car il avait entendu de çà de là, sans jamais pouvoir les approfondir ou les démentir, les bruits qui couraient sur madame Fourcy, et maintenant ces insinuations qui l'avaient indigné et suffoqué tombaient devant la révélation d'un fait certain: elle avait joué à la Bourse; et c'était avec les gains qu'elle avait ainsi réalisés qu'elle avait payé les belles choses dont elle s'était entourée; quoi de plus légitime et de plus naturel? Pourquoi n'aurait-elle pas essayé de s'enrichir puisque son mari ne l'enrichissait pas?

Il était probable que pendant longtemps ses spéculations avaient été heureuses, puisqu'elle avait pu acheter ce mobilier artistique qui lui formait un cadre digne de la beauté d'une femme comme elle, mais un jour elles avaient échoué, précisément dans cette affaire Heynecart, et maintenant elle devait trois cent mille francs.

Ce qui était grave, c'était qu'elle ne les avait pas, ces trois cent mille francs.

Et ce qui paraissait plus grave encore, c'était qu'elle ne pouvait pas s'adresser à son mari pour qu'il l'aidât à les payer, car elle avait engagé ces spéculations, à son insu bien certainement, peut-être même malgré lui, et jamais elle ne se résignerait à implorer son concours; d'ailleurs voulût-il payer, qu'il ne le pourrait pas, probablement, car il lui serait impossible de réaliser une pareille somme du jour au lendemain.

Quelle crise elle allait traverser, la pauvre femme!

Il n'y avait qu'à se rappeler l'exclamation qu'elle avait poussée lorsque La Parisière avait annoncé la nouvelle de la débâcle Heynecart pour sentir ses angoisses; et il n'y avait qu'à se rappeler aussi l'expression désespérée de son beau visage ordinairement si calme et si serein pendant la fin du dîner, alors qu'elle adressait à La Parisière des appels anxieux pour tâcher d'apprendre quelle était l'étendue de son désastre: ce mutisme alors qu'elle avait si grand intérêt à connaître la vérité n'était-il pas la meilleure preuve qu'elle devait se cacher de son mari; sans cela n'eût-elle point parlé franchement, n'eût-elle pas interrogé La Parisière?

Et c'était quand elle éprouvait de pareilles tortures qu'il avait eu la misérable pensée de s'imaginer qu'il pouvait exister une liaison entre elle et ce monstre de La Parisière! comment expierait-il jamais un crime aussi abominable, quelle honte pour lui, quel remords! Ah! comme il aurait voulu se jeter à ses genoux, avouer ses mauvaises pensées et se les faire pardonner dans un élan de tendresse.

Cependant à sa honte et à ses remords, de même qu'à la douleur que lui causait le désespoir de sa maîtresse, se mêlait un sentiment de joie et d'espérance.

Il allait pouvoir lui venir en aide, et lui prouver enfin que ce qu'il lui avait dit et répété si souvent «qu'il était prêt à tout pour elle», n'était point une vaine parole.

Jusque-là il avait eu toutes les peines du monde à lui faire accepter les cadeaux qu'il avait tant de joie à lui offrir, et le plus souvent, il avait été obligé d'en atténuer la valeur réelle pour les lui imposer, ayant à lutter contre des scrupules et des répugnances presque invincibles.

Mais à cette heure il allait bien falloir qu'elle cédât; ce n'était point de bijoux plus ou moins riches qu'il s'agissait, de perles, de diamants, de pierreries qu'elle pouvait refuser et qu'elle avait, en effet, toujours refusés en disant: «qu'un bouquet de violettes d'un sou offert tendrement lui faisait un aussi grand plaisir qu'une rose en diamant»; maintenant elle n'allait plus se fâcher contre lui, le gronder comme elle l'avait toujours fait lorsque à force d'instances et de prières il était parvenu à vaincre ses refus.

N'allait-elle pas, au contraire, éprouver un élan de joie, lorsqu'il lui apporterait les trois cent mille francs qui la sauveraient? Assurément, elle voudrait les refuser; elle lui dirait qu'elle n'était pas une femme d'argent, qu'elle ne voulait pas qu'il y eût de l'argent entre eux, mais après le premier moment de résistance, après le premier mouvement de révolte de sa dignité, elle se jetterait dans ses bras, heureuse et fière de cette preuve d'amour.

Ce serait alors que profitant de son émotion, il avouerait comment il avait surpris les paroles de La Parisière et les soupçons qui tout d'abord avait affolé son esprit, car pour la tranquillité de sa conscience, il lui fallait cette confession. Et elle était si bonne, si indulgente qu'elle lui pardonnerait.

Alors ce serait une vie nouvelle qui commencerait pour eux, ou plutôt ce serait la continuation de ce qui existait en ces derniers temps; car elle n'oserait plus bien certainement parler de rupture ni même d'éloignement; ses craintes seraient étouffées par les transports de sa gratitude. Que peut-on refuser à celui qui vous sauve? Que ne veut-on pas faire pour lui?

C'était dans sa chambre qu'il raisonnait ainsi, allant de déductions en déductions: arrivé à cette conclusion il sauta à bas de son lit, entraîné par la joie. Il ne pouvait plus rester en place. Il lui fallait marcher, et par le mouvement épuiser sa surexcitation fiévreuse.

Pendant assez longtemps il tourna autour de sa chambre, ne s'arrêtant que pour se mettre à sa fenêtre et respirer pendant quelques instants l'air frais de la nuit.

Alors il écouta: tout dormait dans la maison silencieuse; au moins tout semblait dormir, mais elle, la pauvre femme, sûrement elle ne dormait pas. En proie à l'inquiétude, elle se tourmentait, cherchant comment elle ferait face aux difficultés qui l'enveloppaient. Et elle ne se doutait pas que sous le même toit qu'elle, à quelques pas d'elle il y avait un homme qui lui aussi ne dormait pas et qui, après avoir cherché comme elle à sortir des difficultés de cette situation, venait de trouver le moyen de la sauver.

Il était bien simple ce moyen: emprunter trois cent mille francs n'importe à quel prix, et les lui apporter pour qu'elle les remît à La Parisière.

Seulement il fallait trouver à emprunter ces trois cent mille francs, et cela était moins simple.

Il n'était qu'un mineur, et si son père ne consentait pas enfin à son émancipation, près de deux années encore s'écouleraient avant qu'il fût mis en possession de la part de fortune de sa mère qui lui revenait. Or, il savait par expérience que les mineurs, même quand ils auront prochainement et sûrement une belle fortune, ne trouvent pas facilement des prêteurs.

En ces derniers temps, ses revenus étant épuisés, il avait été obligé de recourir à des emprunts, et ç'avait été après toutes sortes de démarches, de négociations, de délais et de temps perdu qu'il avait pu se faire remettre deux cent mille francs par l'usurier Carbans qui l'avait égorgé.

À ce moment il avait pu se résigner à ces négociations et à ces délais, attendu qu'il ne s'agissait alors pour lui que d'une fantaisie, qui si charmante qu'elle lui parût, et si fort qu'elle lui tînt à coeur pouvait sans inconvénient être retardée dans sa réalisation. Un jour qu'il avait voulu faire un cadeau à madame Fourcy, elle l'avait accueilli avec des reproches, alors il avait imaginé pour vaincre une bonne fois cette résistance de lui en faire un tous les jours pendant un certain temps, jusqu'à ce qu'il l'eût réduite à rire de cette plaisanterie; et ç'avait été à cela que lui avaient servi les deux cent mille francs de Carbans; un soir il lui avait offert des boutons d'oreilles en diamants, elle s'était fâchée, sérieusement fâchée; le lendemain, il lui avait offert une bague, elle s'était fâchée encore, mais un peu moins fort; le troisième jour, quand elle l'avait vu lui mettre au poignet un bracelet, elle n'avait poussé qu'une exclamation; et le quatrième, quand il lui avait attaché un collier au cou, elle avait ri en l'embrassant tendrement.

Mais maintenant il ne pouvait plus subir ni négociations ni délais; il lui fallait l'argent tout de suite, dût-il pour l'obtenir se laisser égorger bien mieux encore que la première fois.

Que lui importait le prix dont il payerait cet argent?

La seule chose qu'il vît et qui le touchât, c'était le plaisir qu'il ferait à Geneviève en lui apportant ces trois cent mille francs: «J'ai entendu ton entretien avec La Parisière.—Eh quoi!—Je sais que tu dois lui payer trois cent mille francs avant samedi…—Mais.—Ne t'inquiète pas, reste tranquille.—Cependant…—Les voilà.»

Quel coup de théâtre!

La joie qu'il allait voir dans ses yeux, l'élan avec lequel elle allait le serrer dans ses bras, ne valaient-ils pas tout l'argent du monde?

Car c'était ainsi que, décidément, il procéderait.

Tout d'abord il avait pensé à lui dire qu'elle devait rester tranquillement à Nogent pendant qu'il allait se rendre à Paris pour arranger ce prêt de trois cent mille francs; mais il avait renoncé à cette idée trop plate.

Le coup de théâtre valait mieux, il était plus original et puis il promettait des joies plus grandes.

A la vérité, ce moyen avait cela de mauvais qu'il la laissait plus longtemps livrée à l'angoisse; mais serait-elle vraiment, à l'abri de l'angoisse pendant qu'elle le saurait à Paris à la recherche de cet argent? S'il ne revenait pas tout de suite, ne s'imaginerait-elle pas qu'il n'avait pas réussi, qu'il ne pourrait pas réussir?

Le lendemain matin, il se leva donc de bonne heure, pendant que la maison était encore endormie, et il prit un des premiers trains pour Paris.

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