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Une femme d'argent

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XVII

A sept heures et demie du matin, il descendait de voiture, rue Saint-Marc, devant la porte de Carbans: la rue était déserte encore, les boutiques étaient closes, seule une laitière qui était en même temps fruitière avait installé ses brocs de fer battu et ses paniers de légumes sous la porte de la cour, et sur un tabouret elle se tenait là, en marmotte, les joues hâlées par le grand air et le soleil de la campagne, n'ayant aucune ressemblance avec les femmes pâles et étiolées, aux yeux bouffis, aux cheveux ébouriffés et sans chignon qui, traînant des jupons sales sur leurs savates, venaient lui acheter leurs deux sous de lait.

Le concierge n'était pas encore levé, mais Robert n'avait pas besoin de demander l'adresse de Carbans, ses jambes avaient gardé souvenir de l'escalier qu'elles avaient monté plus d'une fois et elles le conduisirent au second étage, où sa main qui se souvenait aussi n'eut qu'à tirer un pied de biche dont les poils graisseux lui avaient laissé une impression de dégoût qui persistait encore et qui bien des fois depuis lui avait fait secouer ses doigts.

Il fallut qu'il le tirât plusieurs fois, ce pied de biche, avant qu'on répondît à son appel.

Enfin la porte s'ouvrit, ou plutôt s'entr'ouvrit, une chaîne de sûreté la retenant à l'intérieur et ne permettant pas un envahissement violent dans ce très modeste logement où se remuaient des millions.

Dans l'entrebâillement se montra une jeune femme, une jeune fille, quelque chose comme une servante-maîtresse qui évidemment venait d'être troublée dans son sommeil et qui arrivait à la hâte pour voir si le feu était à la maison.

En apercevant Robert elle recula d'un air de mauvaise humeur et elle acheva de boutonner sa camisole.

—M. Carbans, demanda Robert.

—C'est pour ça que vous réveillez les gens, vous?

—J'ai besoin de le voir tout de suite.

—Il dort.

—Éveillez-le.

—Jamais de la vie.

Et elle fit mine de refermer la porte, mais en voyant Robert fouiller dans la poche de son gilet, elle s'arrêta et elle attendit.

Il lui tendit un louis, elle le prit et le garda dans sa main fermée, car elle n'avait pas de poche; cependant, elle ne décrocha pas la chaîne.

—C'est pour affaire, n'est-ce pas? demanda-t-elle.

—Une affaire pressante.

—Enfin pour lui demander de l'argent, n'est-ce pas?

Robert n'était pas habitué à se laisser ainsi interroger, cependant il se contint.

—Oui, dit-il.

—Eh bien, monsieur, je vais vous gagner votre puis que vous ne m'aurez pas donné pour rien: si vous tenez à avoir votre argent, ne réveillez pas monsieur, parce que, voyez-vous, quand on le fait lever avant son heure il mettrait le bon Dieu à la porte; il est comme ça.

—Mais tout retard est impossible, il le comprendra.

—Il ne comprendra rien du tout parce qu'il ne vous écoutera seulement pas; je vous dis qu'il est comme ça, croyez-moi.

C'était là une raison à laquelle il fallait malgré tout se rendre, car c'eût été une trop grosse imprudence de s'exposer à fâcher Carbans; où aller si celui-là refusait d'ouvrir sa bourse?

—Mais enfin quelle est son heure? demanda Robert.

—Pas avant neuf heures.

—Je viendrai à huit heures trois quarts.

—C'est ça; je vous ferai entrer et vous attendrez.

Et cette fois elle lui poussa la porte au nez.

Que faire pour passer le temps? Il marcha droit devant lui, et comme une petite pluie commençait à tomber, il entra dans un café qui venait d'ouvrir ses volets.

Il était là depuis assez longtemps déjà, regardant, sans les voir, les garçons faire leur ménage, lorsqu'on vint s'asseoir à sa table, devant lui.

Surpris, il leva les yeux sur ce nouveau venu qui lui tendait la main; c'était un journaliste, plus bohème et faiseur que journaliste cependant, avec qui il s'était rencontré quelquefois, mais sans avoir jamais eu de relations suivies avec lui.

—Vous savez donc que c'est ici seulement, dit-il, qu'on vous sert du café fait le matin même, et non celui du soir réchauffé?

—Non.

—Ah! je l'ai cru en vous voyant là à pareille heure.

—Et vous, c'est pour cela que vous venez?

—Pour cela et pour lire les journaux; parce que vous savez qu'en se levant matin et en lisant bien les journaux, il faut vraiment avoir peu de chance si l'on ne trouve pas le moyen de gagner cinq cents francs dans sa journée.

Et il lui développa cet axiome qui n'avait pas grand intérêt pour Robert, puisque ce n'était pas cinq cents francs qu'il devait trouver dans sa journée mais bien trois cent mille, ce qui était une autre affaire; cependant, cela lui fit passer le temps..

Huit heures et demie arrivèrent, il retourna rue Saint-Marc.

La chaîne de la porte était décrochée et il put entrer, mais Carbans n'était pas encore levé; il dut attendre dans une petite salle à manger enfumée et empestant la cuisine, où au bout de vingt ou vingt-cinq minutes Carbans fit son entrée, l'air maussade et grognon.

—Ah! c'est vous, monsieur Charlemont, dit-il sans répondre autrement au salut de Robert.

—Vous voyez.

—Je veux dire que c'est vous qui venez dès le matin réveiller les gens; dans la haute banque on s'imagine donc que ceux de la petite banque n'ont pas besoin de dormir? ils en ont d'autant plus besoin qu'ils ont plus de mal; nous gagnons notre argent nous-mêmes, nous autres, et nous n'avons pas un tas de pauvres diables qui travaillent pour nous.

Robert, que l'accueil de Carbans avait déjà mal disposé, fut suffoqué par ce rapprochement de la petite banque et de la haute banque; ce coquin se comparer à son père, c'était trop fort! Cependant il retint sa colère, et au lieu de dire ce qui lui venait aux lèvres il se tut.

—Qu'est-ce que vous voulez? demanda Carbans. De l'argent, m'a dit ma bonne.

—Justement.

—Vous avez joué, et vous avez perdu?

—Non.

—Alors, que voulez-vous faire de cet argent?

—Payer une dette.

—Et c'est pour ça que vous venez carillonner le matin à la porte des gens? Voyons, jeune homme, ça n'est pas si pressé que ça de payer une dette.

—Vous croyez?

—Dame! c'est sûr.

—Je ne pense pas comme vous.

—Autrefois quand les jeunes gens arrivaient accompagnés des gardes du commerce qui les conduisaient à Clichy, certainement ça pressait et il fallait se lever, mais maintenant on a le temps de se retourner, que diable. Voyons, de quoi s'agit-il? Quelle est cette dette?

—Trois cent mille francs que je dois payer avant samedi.

Carbans ôta sa calotte de velours et, saluant avec ironie:

—Tous mes compliments, monsieur Charlemont, vous allez bien; oàh! mais! très bien; deux cent mille francs il y a trois mois, trois cent mille francs aujourd'hui, ça promet. Et vous dites que vous n'avez pas joué?

—Non.

—Alors comment devez-vous une pareille somme?

Robert ne pouvait pas répondre: d'ailleurs, ces interrogations le blessaient.

—Je la dois, cela suffit.

—Eh bien non, cela ne suffit pas, attendu que je ne crois pas à cette dette. Que vous vouliez vous procurer trois cent mille francs, ça, je le crois, puisque vous les cherchez: mais que vous les deviez, ça, c'est une autre affaire et je ne le crois pas. Et si vous voulez, je vais vous dire ce qui en est, car c'est d'une simplicité enfantine. Vous avez une maîtresse.

—Monsieur…

—Vous avez une maîtresse que vous aimez passionnément, et qui profite de cette passion pour vous tirer une carotte de trois cent mille francs, comme elle vous en a tiré déjà une de deux cent mille; sans compter celles que je ne connais pas. Eh bien! mon jeune monsieur, voulez-vous l'avis d'un homme qui a une certaine expérience et qui en a vu de toutes les couleurs? Cet avis est qu'on vous met dedans: défiez-vous.

—C'est de votre argent que j'ai besoin non de vos avis, dit Robert exaspéré.

—Et qui est-ce qui prétend qu'il n'y a plus de jeunes gens? s'écria Carbans. Comment, vous me devez déjà trois cent mille francs et vous vous imaginez que je vais consentir à ce que vous m'en deviez de nouveau quatre cent cinquante ou cinq cent mille, c'est-à-dire au total huit cent mille francs? Mais vous me prenez donc pour un fou; ou bien vous n'avez donc jamais lu le code au titre de la Minorité, que vous venez me proposer gaillardement d'accepter un pareil risque?

—Vous savez bien que ma fortune est plus que suffisante pour couvrir ce risque, et que cette fortune ne peut pas m'échapper.

—Si vous êtes vivant à l'époque de votre majorité, oui, mais si vous êtes mort? Et notez qu'un homme qui donne à une femme cinq cent mille francs en trois mois a bien des chances pour mourir… de plaisir ou de chagrin.

—Je vous fais un testament.

—Qui serait annulé haut la main; et puis quand même il ne le serait pas, ça n'est pas une garantie. Je ne veux rien vous dire de blessant, mais vous savez comme moi qu'un testament ça se révoque, et que celui que vous me feriez ce matin, vous pourriez le révoquer ce soir. Non, voyez-vous, l'affaire n'est pas faisable.

—Je vous souscrirai pour… il hésita un moment… cinq cent mille francs de valeurs.

Carbans secoua la tête.

—Six cent mille.

—Vous m'offririez un million que je le refuserais, vous devez bien comprendre que l'affaire n'est pas faisable.

—Tous l'avez bien faite une première fois.

—C'est justement pour ça que je ne veux pas la faire une seconde; d'ailleurs vous avez un mauvais chien à la tête des affaires de la maison de votre père, Fourcy qui a pris ses précautions; et ce que je vous dis, tout autre à qui vous vous adresserez vous le répétera.

Tout fut inutile, et à neuf heures du soir, Robert rentra à Nogent n'ayant pas mieux réussi auprès de ceux auxquels il s'adressa, qu'il n'avait réussi auprès de Carbans; partout la même réponse: l'affaire n'était pas faisable.

—M. votre père vous a attendu une partie de la journée, dit Fourcy.

—Je n'ai pas pu le voir.

Et il tâcha de parler d'autre chose.

A un certain moment il se trouva isolé dans un coin du salon avec madame
Fourcy:

—Je te verrai cette nuit, dit-elle vivement à voix basse, attends-moi.

Il la regarda stupéfait, elle lui avait déjà tourné Je dos.

Que s'était-il donc passé?

XVIII

Pendant la nuit précédente, à l'heure où Robert arpentait fiévreusement sa chambre en cherchant les moyens de sauver sa maîtresse, madame Fourcy de son côté cherchait comment elle payerait ces trois cent mille francs.

Mais tandis que Robert, seul derrière sa porte close, avait pu suivre librement ses pensées, elle avait dû, elle, faire d'abord bon visage à ses convives jusqu'au départ du dernier, puis à ses enfants qui étaient venus l'embrasser dans sa chambre et causer affectueusement quelques instants avec elle, puis enfin à son mari lui-même qui, grisé de bonheur après cette belle journée, s'était laissé aller à de longs épanchements.

Il avait fallu qu'elle l'écoutât, qu'elle lui répondit, qu'elle partageât sa joie, sans laisser paraître l'angoisse qui la dévorait, sans même pouvoir parler de fatigue: ce n'était pas seulement un chagrin, des inquiétudes qu'elle devait lui épargner, c'était ses soupçons qu'il importait avant tout de ne pas provoquer.

Enfin elle avait été libre: libre de s'abandonner et de déposer le sourire qu'elle avait mis sur son visage, libre de penser, de réfléchir, de chercher.

Qu'allait-elle faire?

Ce coup qui la frappait au moment où elle s'y attendait si peu, la jetait hors d'elle-même et lui enlevait le calme et la décision qu'elle avait toujours eus; encore dans le rêve qu'elle venait de faire, elle ne pouvait pas s'habituer à la réalité: était-ce possible?

Et machinalement elle se répétait:

«Trois cent mille francs, trois cent mille francs;» elle devait trois cent mille francs, et il fallait qu'elle les payât avant le samedi, ou bien La Parisière les demandait à son mari.

Car sur ce point elle voyait clair et ne se berçait point d'illusions: si elle ne payait pas, La Parisière parlait; il n'y avait pas d'arrangements à prendre avec lui, il n'y avait pas à attendre, il fallait payer.

Devait-elle le laisser parler? Ou bien, prenant les devants, devait-elle se confesser à son mari?

Il lui semblait, dans son trouble, que c'était là la première question à examiner et à résoudre.

Qu'elle laissât La Parisière parler ou bien qu'elle parlât elle-même, il était certain que son mari lui pardonnerait et cette perte de trois cent mille francs et ses spéculations à la Bourse: elle le connaissait trop bien, elle savait trop quelle était l'influence, la puissance, qu'elle possédait sur lui pour avoir des doutes à ce sujet: quoi qu'elle fît, quoi qu'il souffrît, il était homme à tout pardonner.

Mais ce n'était pas à ce seul point de vue du pardon ou des souffrances de son mari qu'elle devait se placer, bien que pour elle ces souffrances à infliger ou à épargner à son bon Jacques fussent une considération d'une importance considérable, car elle ne voulait pas qu'il souffrit par elle, et pour éviter que cela arrivât, elle était prête à tous les sacrifices.

En dehors de cette question du pardon et de la souffrance, il y en avait une autre capitale, qui était que Fourcy averti par La Parisière n'aurait pas les fonds pour payer ces trois cent mille francs; car si sage et si ordonné qu'il fût, il n'avait pu faire que de bien petites économies; la plus grande partie de ses appointements avait passé à payer la propriété de Nogent et ses réparations; une autre était employée au service des primes d'une assurance sur la vie qu'il avait contractée au profit de sa femme et de ses enfants; enfin la dernière était absorbée par les dépenses de la maison et de la famille.

Pour trouver ces trois cent mille francs, il faudrait donc qu'il les empruntait ou qu'il vendit la maison de Nogent; s'il les empruntait, c'était bien, l'affaire était réglée tout de suite, au moins comme affaire. Mais s'il ne voulait point recourir à cet emprunt, et avec son caractère toutes les chances étaient pour qu'il ne le voulût pas, quelles que fussent ses instances auprès de lui, il faudrait vendre, et vendre non seulement la maison qui ne valait pas trois cent mille francs, mais encore le mobilier, et alors tout serait découvert; la vente du mobilier dirait sa valeur. Comment alors expliquer son acquisition?

D'ailleurs, elle l'aimait, ce mobilier, il lui avait coûté assez cher pour cela, et elle ne voulait pas qu'il fût vendu.

De même, elle ne voulait pas davantage vendre ses bijoux, dont elle eût facilement tiré beaucoup plus de trois cent mille francs.

Et de même elle ne voulait pas non plus vendre ses valeurs, actions, obligations au porteur qu'elle avait eu tant de peine à gagner.

Se résigner à ces ventes, c'était renoncer à la vie qu'elle avait voulue et qu'elle s'était faite; et c'était là un sacrifice au-dessus de ses forces.

Quand elle avait décidé qu'elle gagnerait elle-même et toute seule la fortune que son mari ne lui gagnait point, elle s'était fixé un certain chiffre qu'elle voulait atteindre, et sur lequel elle avait bâti son avenir et celui de ses enfants: ce chiffre elle le tenait enfin, pouvait-elle volontairement le lâcher? Elle ne s'en sentait point le courage.

Sans doute les circonstances n'étaient plus aujourd'hui ce qu'elles avaient été à ce moment; aujourd'hui Fourcy était l'associé de la maison Charlemont, et il allait s'enrichir; elle reconnaissait cela; mais d'autre part elle se disait aussi qu'il pouvait mourir; si ce malheur arrivait avant qu'il fût resté assez longtemps l'associé de M. Charlemont, quelle serait sa situation à elle? Comment retrouverait-elle jamais ce qu'elle aurait sacrifié?

Et puis elle tenait à ses bijoux que pour la plupart elle n'avait même point portés, et qui étaient restés sans en être jamais sortis dans leurs écrins. Était-ce au moment où elle allait enfin pouvoir s'en parer franchement et les montrer à tous, les faire admirer la tête haute, sans s'exposer aux méchants propos, qu'elle pouvait s'en séparer? Quelle femme accomplirait un pareil acte d'héroïsme?

Pour elle, jamais elle n'en serait capable, et l'accomplît-elle dans un moment d'exaltation, les regrets et les remords de la réflexion empoisonneraient sa vie.

Il ne fallait donc pas qu'elle pensât ni à laisser parler La Parisière, ni à se confesser à son mari, ni à vendre ses valeurs, ni à vendre ses bijoux.

Et cependant il fallait qu'elle payât ces trois cent mille francs.

Comment?

Depuis qu'elle examinait ces terribles questions, il y avait un mot qui revenait sans cesse à son esprit, et qui malgré les efforts qu'elle faisait pour le chasser s'imposait quand même à son attention.

C'était celui que le père Ladret lui avait dit en la quittant, qu'elle avait entièrement oublié pendant la première partie du dîner et que maintenant elle se répétait machinalement, comme un refrain importun, qu'on veut oublier et qui revient quand même:

«Malgré tout, vous me retrouverez quand vous voudrez, parce que je suis à vous comme vous êtes à l'argent, et que je ne pourrai jamais me détacher de vous: je l'ai essayé; je n'ai pas pu.»

Il avait dit vrai en parlant d'elle: oui, elle était à l'argent, elle le reconnaissait, il fallait bien qu'elle le reconnût.

Avait-il dit vrai aussi, en parlant de lui; était-il, serait-il encore à elle?

Vraiment, cela était horrible d'en être réduite à cette extrémité.

Mais enfin cela ne l'était pas plus que la première fois.

Après tout et en envisageant froidement les choses, elle avait la satisfaction de se dire qu'elle avait lutté pour se dégager, et que ce n'était pas sa faute si elle retombait vaincue par la fatalité.

Ce qui était d'elle, c'était d'avoir refusé les perles noires dont elle avait eu cependant une furieuse envie depuis si longtemps, et c'était encore d'avoir refusé les actions du charbonnage de Saucry, qui auraient si bien fait son affaire. Cela devait être porté au compte de ses bonnes intentions.

Ce qui était de la fatalité, c'est-à-dire en dehors et au-dessus d'elle, c'était de ne pouvoir pas réaliser ce qu'elle avait désiré.

Est-ce que son désir n'était pas de vivre tranquille au milieu de sa famille, entre son mari et ses enfants, en s'appliquant à les rendre tous également heureux?

Est-ce que ce n'était pas avec un profond ennui et un invincible dégoût qu'elle était obligée de sourire à ce vieux cacochyme et de se mettre en frais d'amabilité pour qu'il lui dît: «Tu as été bien gentille aujourd'hui»? Était-ce pour elle, pour sa satisfaction ou pour son plaisir qu'elle faisait la gentille avec cette vieille bête?

Si elle avait été une femme de plaisir, si elle avait cherché sa satisfaction, n'aurait-elle pas écouté le be-Evangelista? [sic]

Mais non, elle l'avait repoussé, elle l'avait découragé, et si bien qu'il ne penserait plus qu'à Marcelle.

C'était un lieu commun dans leur famille de dire que Fourcy ne pensait qu'au bonheur des siens; eh bien, et elle qu'avait-elle l'ait toute sa vie et que faisait-elle encore en ce moment, si ce n'est de se sacrifier au bonheur des siens?

Elle irait donc chez Ladret, et ce serait lui qui payerait ces trois cent mille francs, si comme il l'avait dit, il était vraiment à elle.

Elle verrait ce qu'elle valait; si elle avait vieilli.

Arrêtée à cette résolution, elle avait trouvé un peu de sommeil, mais non de ce sommeil calme et enfantin qui était le sien ordinairement et qui la rendait plus charmante encore la nuit que le jour, lorsqu'on pouvait la voir la tête appuyée sur son bras reployé, dormir les lèvres entr'ouvertes, respirant doucement et régulièrement.

Le lendemain matin, au moment où Fourcy allait partir pour Paris, elle lui avait demandé s'il n'irait pas voir M. Ladret.

—Je ferai mon possible; mais il est probable que la débâcle Heynecart va me donner bien du tracas et peut-être n'aurais-je pas un instant de liberté; alors j'enverrai Lucien.

—C'est que Lucien n'aime pas beaucoup M. Ladret, et M. Ladret, de son côté, n'aime pas beaucoup Lucien; le pauvre bonhomme était, je t'assure, très mal à son aise hier, et je crois qu'une marque d'intérêt réel, et non pas simplement une visite de politesse, lui serait agréable, à son âge.

—Je comprends cela; mais je ne sais pas ce que je pourrai faire.

—Si j'y allais moi-même?

—Excellente idée, et bien digne de toi, la femme bonne et prévenante par-dessus tout.

XIX

Quoique fort riche, Ladret n'avait pas de maison de campagne: «Ça coûte trop cher, disait-il, et puis on est envahi par un tas de gens qui viennent s'établir chez vous, et dont ou ne sait comment se débarrasser.» Parlant de ce principe, il aimait mieux s'établir chez les autres, mais sans jamais leur imposer l'ennui de ne pas s'avoir comment se débarrasser de lui, car ne se trouvant bien nulle part, il ne testait jamais, été ou hiver, plus d'un jour ou deux hors de Paris.

Madame Fourcy arriva chez lui à l'heure de son déjeuner au moment même où il allait se mettre à table.

—Comment allez-vous? demanda-t-elle gaiement comme s'ils s'étaient séparés la veille dans les meilleurs termes.

Il fut syncopé:

—Du diable si je vous attendais!

—Et pourquoi donc?

—Vous me le demandez?

—Ne m'avez-vous pas dit que quand je voudrais venir, je serais la bien venue? je viens.

Et elle le regarda avec son plus gracieux sourire, tandis que de son côté il l'examinait avec méfiance, se disant que cette étrange visite devait être dirigée contre sa bourse; pendant quelques instants, il resta silencieux, cherchant un moyen de parer le coup dont il avait le pressentiment, enfin il crut l'avoir trouvé.

—Après vos adieux, dit-il, j'étais si bien convaincu que nous ne nous reverrions pas que j'ai rendu ce matin les perles noires au bijoutier et qu'en même temps j'ai porté les titres du Charbonnage à mon agent de change pour qu'il les vende.

Et il la regarda en dessous pour voir l'effet que ces paroles allaient produire; mais elle ne broncha pas.

—Qu'importé? dit-elle.

Elle jeta ces deux mots d'un air si indifférent qu'il poussa un soupir de soulagement; ce n'était pas pour les perles qu'elle venait, ni pour les actions; elle avait réfléchi qu'elle avait eu tort de vouloir rompre et elle revenait; cela semblait être probable; il n'avait donc qu'à se bien tenir, il lui ferait payer les frais de sa révolte.

—Avez-vous déjeuné? demanda-t-il d'un ton moins hargneux.

—Non, puisque je viens déjeuner avec vous.

Il s'épanouit.

—Ça, c'est gentil; nous allons boire du Château-Yquem, n'est-ce pas, une bonne bouteille.

—Volontiers.

On se mit à table, et madame Fourcy fut ce qu'elle avait été la veille pendant la première partie du dîner, c'est-à-dire tout à fait charmante; elle se connaissait bien et si elle avait choisi le déjeuner, c'était parce qu'elle était certaine de s'y montrer tout à son avantage; elle avait surtout une manière de boire à petits coups en passant la langue sur ses lèvres, en les tétant doucement, qui était des plus gracieuses et si ravissante pour ceux qui ne la regardaient pas avec des yeux indifférents que bien souvent Ladret, transporté d'enthousiasme, s'était écrié: «Comment ne se ruinerait-on pas pour une petite femme comme ça, et avec plaisir encore?»

Qu'il se ruinât avec ou sans plaisir, ou tout au moins qu'il ne comptât pas, c'était ce qu'elle voulait présentement, aussi retourna-t-elle plus d'une fois au Château-Yquem.

Cependant elle ne parla de rien, ce qui n'était pas possible devant le domestique qui les servait; aussi Ladret en arriva-t-il à se persuader qu'elle était venue pour se réconcilier, tout simplement; ce qui, à dire vrai, lui paraissait tout naturel.

Mais alors pourquoi diable avait-elle voulu rompre? Ce fut la question qu'il lui adressa lorsque, après le déjeuner, ils restèrent en tête-à-tête et qu'ils n'eurent plus d'oreilles indiscrètes à craindre.

—Pourquoi avons-nous eu des querelles depuis que nous nous connaissons? demanda-t-elle au lieu de répondre franchement à cette question.

—Tantôt pour ceci, tantôt pour cela; mais je ne dirais pas précisément pourquoi, je ne m'en souviens pas.

—Nous nous sommes toujours fâchés parce que vous n'avez jamais eu égard à mes observations et à mes plaintes toujours les mêmes.

—Cela n'est pas juste.

—Rien n'est plus juste, au contraire, et vous savez bien que rien ne pourrait me causer une plus grande douleur, une plus profonde humiliation que de me traiter… en femme d'argent, comme vous dites; mais si j'avais été une femme d'argent, il y a longtemps que je vous aurais ruiné, mon pauvre ami.

Il ne trouva pas à propos de laisser échapper les paroles qui lui venaient aux lèvres et qui étaient que si elle ne l'avait pas ruiné, c'était parce qu'il ne lui en avait pas laissé la liberté; puisqu'elle faisait les premiers pas de la réconciliation, il devait faire les autres.

—En quoi vous ai-je traitée hier en femme d'argent? demanda-t-il.

—En m'offrant cet écrin comme vous me l'avez offert pour que je sois gentille, comme si vous vouliez acheter cette gentillesse; c'est par cela que j'ai été blessée et c'est ainsi qu'a commencé cette querelle qu'une mauvaise disposition chez moi…

—Oh! joliment mauvaise.

—… A poussée jusqu'à la colère folle.

—Vous en convenez.

—Parfaitement; est-ce que je ne conviens pas toujours de mes torts; et vous, conviendrez-vous maintenant des vôtres!

Il resta ébahi.

—Mais quels torts ai-je donc eus? demanda-t-il.

—Celui-de vous montrer homme d'argent, dans une pareille circonstance.

—Homme d'argent, en vous apportant des perles qui…

—Vous voyez bien que vous alliez dire ce qu'elles vous avaient coûté; mais si grosse que fût la somme, était-ce là ce que vous deviez m'offrir dans cette circonstance?

Il se montra de plus en plus stupéfait.

—Mais quelle circonstance? demanda-t-il.

—Vous ne me direz point, n'est-ce pas, que vous ne saviez pas que Heynecart venait de se brûler la cervelle et que toutes ses affaires venaient de s'effondrer à la Bourse; vous ne me direz pas non plus, n'est-ce pas, que vous ne saviez pas que j'avais des opérations engagées dans ses affaires? Est-ce en un pareil moment que vous deviez m'offrir des perles d'un air triomphant?

—Mais je ne savais-rien de tout cela.

—Allons donc, ne dites pas cela, dites-moi plutôt qu'avec ces perles vous avez voulu vous en tirer à bon compte; c'était ingénieux, j'en conviens, mais ce n'était pas généreux.

—Me tirer de quoi?

—Savez-vous ce que j'aurais fait, moi, si j'avais été à votre place, moi que vous accusez d'être une femme d'argent, eh bien, au lieu de vous offrir des perles, je vous aurais offert de l'argent, en tous cas je me serais mise à voire disposition. Que vouliez-vous que je fisse de vos perles et en quoi ce cadeau… économique pouvait-il me toucher, au moment où je venais d'apprendre que j'avais à payer trois cent mille francs?

—Trois cent mille francs! s'écria-t-il comme s'il avait été frappé d'un éclair qui lui montrait enfin ce qu'il avait été si longtemps sans voir.

—Oui, trois cent mille francs que j'ai perdus et que je dois payer avant samedi.

Elle le regarda à la dérobée, mais il avait déjà eu le temps de mettre sur son visage un masque qui ne laissait rien paraître; alors elle continua:

—Savez-vous ce que j'attendais de vous en nous trouvant seuls? l'offre de m'aider, car vous savez bien que je ne peux pas payer ces trois cent mille francs, et non l'offre de ces perles, qui dans un pareil moment était une dérision pour moi.

—Mais encore un coup, je ne savais rien du désastre d'Heynecart, que j'ai appris le soir seulement en rentrant à Paris.

—Oui, mais moi j'ai cru que vous le connaissiez comme je le connaissais moi-même, et c'est cette croyance qui m'a fait perdre la tête; vous devez comprendre maintenant qu'elle n'était pas bien solide, car j'étais… je suis affolée.

Elle se tut, n'ayant plus qu'à le voir venir.

Mais il demeura longtemps silencieux, et il le fût demeuré toujours s'il avait pu; cependant, il fallait qu'il parlât.

—Comment diable avez-vous eu confiance en Heynecart? dit-il.

—Que diable allais-je faire dans cette galère, n'est-ce pas? c'est là tout ce que vous trouvez à me dire; cela n'a pas d'intérêt maintenant; ce qui en a un, ce qui est une question de vie ou de mort pour moi, c'est que j'y suis et qu'il faut que j'en sorte, ou plutôt qu'on m'en sorte, car il est certain que je ne peux pas m'en tirer moi-même toute seule.

De nouveau elle se tut, et elle attendit, car à une demande ainsi posée il fallait bien qu'il répondît.

Il fut longtemps, très longtemps à se décider:

—Certainement, dit-il en lui prenant la main qu'elle lui abandonna, si j'avais ces trois cent mille francs, je serais heureux de te les offrir; mais je ne les ai pas.

Elle retira sa main.

—Vous n'avez qu'un mot à dire pour les avoir demain, ce n'est donc pas parler sérieusement. Ou vous m'aimez, et vous pouvez me le prouver.

—Mais je t'adore.

—Ou vous ne m'aimez pas, et vous pouvez aussi me le prouver; l'heure est venue de faire l'une ou l'autre de ces deux preuves: de me sauver si vous m'aimez; de me tuer si vous ne m'aimez pas; car vous devez bien comprendre que c'est ma vie qui est en jeu en ce moment; si je ne peux pas payer, mon mari sera averti par La Parisière. Il ne pourra pas plus payer que je ne le peux moi-même. Il faudra vendre la maison, vendre le mobilier; alors la vérité se découvrira et je n'aurai plus qu'à mourir, tuée deux fois par vous, qui m'avez imposé ce mobilier que je ne vous demandais pas, et qui m'avez refusé la somme qui peut me sauver et que je vous demande.

Sur ces derniers mots, elle se leva pâle et frémissante.

Et elle attendit.

—Mais je ne les ai pas, répéta-t-il au bout d'une minute terriblement longue pour elle; non, je ne les ai pas, parole d'honneur.

Elle fit deux pas vers la porte; il la suivit.

—Ne te fâche pas, ne t'en va pas, je t'en prie, dit-il, nous tâcherons d'arranger cela; toi de ton côté en faisant un sacrifice, tu as des bijoux, moi du mien…

Sans répondre, elle continua d'avancer vers la porte.

—Veux-tu cinquante mille francs?

Elle ne s'arrêta point.

—Eh bien j'irai jusqu'à soixante mille, je ne les ai pas, mais, je les trouverai: c'est une grosse somme, soixante mille; plus tard nous verrons, ne t'en va pas.

Et lui prenant les deux mains, il la retint, elle ne les retira point, mais se tournant vers lui, longuement elle le regarda tremblant devant elle, partagé entre la peur de la perdre et la peur de perdre son argent.

—Eh bien! cent mille, murmura-t-il, veux-tu? oui, cent mille.

Elle ne partit point.

XX

Madame Fourcy était revenue à Nogent, n'ayant rien pu obtenir de plus que ces cent mille francs; au moins de positif et de certain; car pour les promesses Ladret en avait été prodigue; il lui en avait fait de toutes sortes, mais pour plus tard; attendu qu'à l'heure présente il était réellement embarrassé; lui aussi s'était engagé dans de mauvaises affaires… ça arrive à tout le monde, n'est-ce pas, même aux plus habiles, elle en savait personnellement quelque chose, mais plus tard il recouvrerait sa liberté d'action, et alors, oh! alors…

Elle n'avait pas été dupe de ces protestations qui à ses yeux n'étaient que des précautions; il voulait s'assurer contre une nouvelle tentative de rupture et la tenir solidement au moyen de l'appât des sommes complémentaires qu'il lui remettrait par fractions pour qu'elle fût gentille, et par versements échelonnés de façon à ce que de longtemps elle ne pût pas lui échapper.

Maintenant comment se procurer les deux cent mille francs qui lui manquaient sans vendre ses bijoux, comme Ladret avait eu la bassesse de le lui proposer?

C'était sous l'oppression de cette question qu'en voyant Robert rentrer elle lui avait jeté les quelques mots qui l'avaient si fort étonné; il avait la générosité de la jeunesse, celui-là, et il ne comptait pas avec sa passion; il n'y aurait pas de scène à lui faire; les choses iraient toutes seules; elle n'aurait pas à se mettre en peine, à chercher, à se contraindre, et cela était heureux, car elle ne se sentait pas en bonnes dispositions: déjà avec Ladret elle avait été très faible, elle s'en rendait parfaitement compte, ayant été raide quand elle aurait dû être tendre, cassante quand elle aurait dû plier; ce n'était pas ainsi qu'elle aurait dû le prendre: bonne quand il ne s'agissait que de petites sommes, cette manière s'était trouvée détestable, quand il avait été question de trois cent mille francs; décidément rien n'était plus mauvais que de jouer la comédie avec son tempérament, c'était d'après le tempérament de ceux sur qui on voulait agir qu'il fallait la jouer; elle s'en souviendrait.

Mais ce serait plus tard qu'elle profiterait de cette leçon, car présentement avec Robert ce ne serait pas jouer la comédie qu'il faudrait, mais tout simplement exposer les choses telles qu'elles étaient: elle avait spéculé, elle avait perdu, elle ne pouvait pas payer, voulait-il, pouvait-il lui trouver les deux cent mille francs qui devaient la sauver?

Et ce ne serait pas trois cent mille francs qu'elle lui demanderait, comme toute autre à sa place ne manquerait pas de le faire, mais seulement, mais simplement deux cent mille; les deux cent mille qui lui étaient indispensables. En agissant ainsi et avec cette discrétion, n'était-ce pas prouver, au moins se prouver à soi-même, qu'elle n'était pas une femme d'argent, comme le prétendait ce vieux gredin de Ladret? Si elle avait été âpre à l'argent, elle eût profité de cette occasion pour demander quatre cent mille francs à Robert, et tel qu'elle le connaissait elle était certaine qu'il n'eût pas hésité à les emprunter pour les lui donner.

Cependant, lorsque cette idée se fut présentée à son esprit, elle eut un moment d'hésitation: n'était-ce pas réellement tentant de gagner deux cent mille francs avec cette facilité, et justement pour la dernière fois qu'elle faisait une affaire d'argent? mais ce ne fut qu'un éclair, bien vite elle rejeta loin d'elle cette mauvaise pensée qui, si elle la réalisait, lui laisserait assurément un remords; et elle ne voulait pas qu'il y eût des remords dans sa vie; si sa jeunesse avait été tourmentée par des soucis, elle voulait que son âge mûr et sa vieillesse fussent tranquilles.

Ce ne fut que dans la seconde partie de la nuit qu'elle put aller trouver Robert, car Fourcy ayant été pris d'un accès de fièvre assez violent, elle resta près de lui à le soigner, à le veiller, et malgré la hâte qu'elle avait de terminer cette affaire des deux cent mille francs, elle ne voulut pas quitter son mari avant de l'avoir vu endormi d'un sommeil calme, qui lui donnait à espérer que cette indisposition subite n'aurait pas de suite.

Pour Robert, cette longue attente avait été exaspérante, partagé qu'il était entre la crainte et l'espérance et allant de l'une à l'autre, continuellement ballotté, entraîné sans pouvoir se fixer à rien.

A quel mobile obéissait-elle en voulant le voir?

A un élan d'amour?

A un élan de désespoir?

Et les heures s'écoulaient minute par minute qu'il comptait une à une; elle ne venait pas; il écoutait: rien que le silence; depuis longtemps déjà toutes les portes étaient fermées, aucune ne se rouvrait; tous les bruits s'étaient éteints dans la maison endormie et au dehors dans la nuit calme.

Enfin ses oreilles, que l'anxiété faisait plus fines que de coutume, entendirent un léger craquement, puis un autre, puis un bruissement à peine perceptible; c'était elle; de la porte de la chambre où il s'était avancé, il la vit se dessiner en blanc dans l'ombre de l'escalier qu'elle montait sans lumière; encore quelques marches, encore une, et silencieusement, sans un mot elle fut dans ses bras; mais se dégageant aussitôt elle alla à la cheminée sur laquelle brûlait une bougie qu'elle souffla; alors seulement, elle revint à lui.

—Morte, dit-elle, morte de frayeur et d'angoisse.

Il voulut l'attirer, mais doucement elle se défendit:

—Ecoute-moi, dit-elle, je t'en prie, écoute-moi, et tu vas comprendre pourquoi je suis dans cet état de crise, qui m'a fait tout braver pour venir te trouver, ce qui est folie.

Elle s'était assise près de lui, tout contre lui, lui tenant les deux mains dans les siennes, les serrant, les étreignant.

—C'est un aveu, dit-elle en soufflant ses paroles, un aveu que j'ai à te faire. Tu t'es demandé plus d'une fois, n'est-ce pas, comment avait été payé le mobilier de cette maison et le bien-être qui nous entoure? Je ne sais quelles réponses tu as pu te faire; mais je vais te révéler la vérité; j'ai depuis longtemps engagé des spéculations par l'entremise de La Parisière, et elles m'ont fait gagner quelque argent.

Il fut pour l'interrompre et lui dire: «Je sais tout»; mais comment lui dire en même temps: «J'ai voulu te sauver et je ne peux rien pour toi?» Comme il réfléchissait à cela, désespéré par son impuissance, elle poursuivit:

—Mais après avoir gagné, j'ai perdu; le désastre Heynecart vient de me coûter deux cent mille francs qu'il faut que je paye avant samedi, et que je viens te demander de me faire trouver en les empruntant toi-même.

Cette fois il ne put pas se taire, puisqu'il était ainsi mis en demeure, ne devait-il pas parler, et franchement tout dire?

—Pourquoi me demander deux cent mille francs quand tu en dois réellement trois cent mille?

—Eh quoi!

Mais il ne lui laissa pas de temps de l'interroger.

—Hier soir, dans le jardin, j'ai entendu ce que La Parisière t'a dit en passant devant les arbustes derrière lesquels je me trouvais.

—Tu étais là?

—J'étais là caché pour vous écouter et vous surprendre; en voyant les signes mystérieux qui s'étaient engagés entre vous pendant le dîner, j'avais été pris d'un accès de jalousie folle, et j'avais voulu savoir; me le pardonneras-tu jamais?

Et il se mit à genoux devant elle comme pour l'implorer; mais elle ne le laissa point dans cette position.

—Oh! le pauvre enfant, dit-elle en le relevant, le pauvre fou!

—Si tu savais ce que j'ai souffert, si tu savais ce que je souffre maintenant de cette lâcheté; mais cela me soulagera de l'avoir confessée; et d'ailleurs ce n'est pas le moment de me plaindre, ce n'est pas de moi qu'il s'agit, c'est de toi. Pourquoi deux cent mille francs?

Elle avait eu le temps de profiter de l'émotion de Robert pour trouver une réponse à cette question, qui tout d'abord l'avait surprise.

—Parce que je suis décidée à accomplir un sacrifice qui m'est cruel plus que je ne saurais le dire, mais pour lequel, j'en suis certaine, j'aurai ton autorisation et ton approbation; ce sacrifice, c'est de vendre les bijoux que tu m'as donnés.

—Jamais.

—Il le faut.

—Jamais je ne souffrirai cela, et puisque tu parles d'approbation, jamais je ne te donnerai la mienne: comment as-tu pu avoir la pensée de te séparer de ces souvenirs de tendresse; ils ne te disent donc rien?

—Ils me disent que tu es un coeur généreux, et c'est parce qu'ils m'ont dit cela que dans ma détresse la pensée m'est venue de m'adresser à toi.

—Eh bien, puisqu'ils t'ont dit cela une fois, il faut que tu les gardes pour qu'ils te le répètent. Tu auras tes trois cent mille francs.

—Mais comment?

—Ah! cela, je n'en sais rien, car je dois l'avouer que je les ai cherchés aujourd'hui sans les trouver.

—Toi!

—Si tu as eu la pensée de me les demander, ne devais-je pas avoir la pensée de te les offrir? Je les ai donc cherchés. Mais si je ne les ai point trouvés aujourd'hui, je les trouverai demain. N'importe comment, je les trouverai. Quand je devrais les demander à mon père! Quand je devrais les voler!

—Oh! mon enfant, ne parle pas ainsi.

—Et pourquoi! Un crime, n'est-ce pas une preuve d'amour, la plus grande preuve qu'un honnête homme puisse donner à celle qu'il aime? Et je voudrais tant te prouver combien… jusqu'où je t'aime.

Et la prenant dans ses bras, il l'étreignit longuement; cette fois elle ne le repoussa pas, elle ne se dégagea pas, car si calme qu'elle fût ordinairement, si maîtresse de soi, si froide, elle avait été émue par ce cri d'amour, et un peu de la flamme dévorante qui était en lui avait passé en elle.

—Oui, tout à toi, tout pour toi, murmurait-il en mots entrecoupés, ma vie, mon honneur; tout, tout pour toi!

Mais, tandis qu'il restait anéanti dans son ivresse passionnée, elle retrouvait vite son calme.

—Tu sais, dit-elle, que ce que je te demande et ce que tu me promets, c'est un acte de folie.

—Tant mieux.

—Un acte de folie qui peut me perdre si l'on vient jamais à découvrir comment et pour qui tu t'es procuré cette somme.

—On ne le découvrira jamais.

—On peut le découvrir; l'autre nuit je t'expliquais quels dangers je courais, ils vont être bien plus grands encore. Il faut, autant que possible, les détourner. Je te demande donc de suivre le plan que je t'avais tracé. Et puis je te demande aussi de m'apporter un bracelet en pierres fausses exactement pareil à celui que tu m'as donné, et qui peut si malheureusement guider les soupçons. Si je vois ces soupçons se former, ce bracelet en pierres fausses peut me devenir très utile pour les détourner.

XXI

Si Robert n'avait pas pu la veille se procurer les trois cent mille francs qu'il voulait offrir à madame Fourcy, comment les trouverait-il maintenant?

C'était là une question qu'il n'avait pas examinée avant de répondre.

Elle lui demandait deux cent mille francs, c'était assez pour qu'il les promît.

Elle était dans ses bras, haletante, éperdue; elle se serrait contre lui, elle l'étreignait, elle lui parlait bas en l'effleurant de ses lèvres, en le brûlant de son souffle; dans l'obscurité de la nuit il voyait ses yeux éplorés et son visage pâle qu'éclairait faiblement la lumière de la lune, comment eût-il pu réfléchir?

Comment eût-il pu examiner la question de savoir où il se procurerait ces trois cent mille francs; elle lui eût demandé un million, il l'eût promis; elle lui eût demandé sa vie, il l'eût donnée.

Elle avait eu bien raison de penser que celui-là ne comptait point avec sa passion.

Mais au réveil il fallait compter avec la réalité.

Comment trouver ces trois cent mille francs?

A qui les demander?

S'il suivait ce jour-là le même procédé que la veille, c'est-à-dire s'il s'adressait aux usuriers, serait-il plus heureux qu'il ne l'avait été?

C'était là une expérience qu'il n'avait pas le temps de répéter et de poursuivre jusqu'à ce qu'elle eût réussi, c'était tout de suite, le jour même, qu'elle devait réussir.

Dans ces conditions, un mot qu'il avait dit à madame Fourcy, sans réflexion, et comme d'instinct, s'imposait à sa pensée: son père.

Pourquoi ne s'adresserait-il pas à son père?

En réalité, ce qu'il lui demanderait, ce ne serait pas un don de trois cent mille francs, mais un prêt de pareille somme garanti par la fortune qui lui reviendrait le jour de sa majorité et qui déjà était sienne. N'était-ce pas une simple fiction légale qui l'empêchait dès maintenant de disposer librement de cette fortune: puisqu'il en avait la jouissance, pourquoi n'en avait-il pas la propriété, c'est-à-dire le droit d'en user et d'en abuser?

Son père, si la chose lui était bien présentée, devait comprendre cela.

Il est vrai que son père et lui ne pensaient pas, ne sentaient pas généralement de la même manière, et que pour lui ç'avait été, comme c'était encore le grand malheur de sa vie.

Il était encore petit enfant lorsqu'il avait perdu sa mère, mais assez âgé cependant pour avoir gardé souvenir de la bonté et de la tendresse qu'elle lui avait prodiguées.

Cette femme charmante, qui avait cru faire un mariage d'amour en épousant le bel Amédée Charlemont, avait compris, au bout de peu de temps de mariage, qu'elle s'était cruellement trompée, et que son mari, si brillant qu'il fût, ou peut-être justement parce qu'il était brillant et séduisant, n'avait aucune des qualités qu'une femme honnête et bonne est en droit d'exiger chez un mari. Ç'avait été pour un coeur sensible et passionné comme le sien une cruelle blessure et une longue douleur, car elle avait senti que sa vie était manquée et, sans avoir commencé, déjà finie à vingt ans.

Heureusement elle était alors enceinte et elle avait trouvé un soutien dans la pensée que si elle ne pouvait pas être aimée par son mari, elle serait au moins aimée par son enfant à qui elle se donnerait tout entière.

Et avant que cet enfant fût né, elle l'avait adoré.

Elle avait voulu non seulement le nourrir mais encore l'élever, le soigner elle-même, ce qui pour son mari avait été un acte de pure folie. Qu'une mère voulût allaiter son enfant, cela il l'admettait au moins jusqu'à un certain point, c'est-à-dire quand elle était jeune, jolie, et qu'elle avait un beau sein, ce qui était le cas de sa femme; que deux ou trois fois par jour, quatre au plus elle donnât à téter à son fils qu'on lui apportait bien pomponné dans du linge blanc et des dentelles, il comprenait cela, et même il trouvait qu'on pouvait regarder avec plaisir ces petites lèvres roses se pendre à ce sein blanc gonflé de veines bleues; d'ailleurs il y avait un tas de tableaux représentant des scènes de ce genre; et ce qui avait été bon pour l'art, l'était également pour lui; il voyait cela à travers des souvenirs artistiques. Mais qu'elle voulût le débarbouiller elle-même, le laver, le changer de linge, le moucher ou essuyer la bave de son menton, cela n'était pas supportable: c'était donc une nourrice: quelle drôle de vocation!

Nourrice elle l'avait été jusqu'au bout sans une minute de distraction ou de lassitude; puis ensuite quand l'enfant avait grandi, meilleure mère encore qu'elle n'avait été bonne nourrice.

Et non de ces mères qui croient avoir largement rempli leur devoir quand avant de sortir elles ont recommandé rapidement, en faisant bouffer les brides de leur chapeau, «qu'on veille bien sur le petit», et quand, en rentrant, elles ont demandé «si bébé a été sage»; mais de ces mères qui restent penchées sur leur enfant sans le quitter jamais, vivant avec lui, mangeant avec lui, dormant près de lui d'un sommeil léger qui suit le rythme de sa respiration.

C'étaient là pour Robert les doux souvenirs de son enfance qui faisaient qu'il avait gardé religieusement le culte de sa mère et qu'il reportait jusqu'à un certain point sur toutes les femmes, le tendre respect qu'elle lui avait inspiré. Vaguement, par instinct, sans raisonnement et sans expérience, il était porté à croire qu'il y avait en elles quelques-unes des qualités de sa mère, un peu de la tendresse de celle-ci, de sa bonté, de sa générosité.

Lorsqu'elle était morte, le changement pour lui avait été grand, et de ce jour jusqu'à celui où il avait aimé, son coeur était resté fermé à la tendresse.

Sans doute son père n'avait pas été dur pour lui, mais il n'avait pas été bon non plus; n'ayant le temps, à vrai dire, d'être ni l'un ni l'autre et restant des mois entiers quelquefois sans voir son fils, bien qu'il l'eût gardé dans sa maison et confié aux soins d'une gouvernante modèle qui avait élevé plusieurs enfants, merveilleusement disait-on, au moins merveilleusement pour la tranquillité des parents qui avaient pu se débarrasser de tout souci sur elle, sur sa régularité et sur sa rigidité.

Quand Robert avait quitté cette gouvernante-perfection pour entrer au collège, il n'avait pas plus vu son père. A la vérité, on ne l'avait point laissé sans le faire sortir, et il était revenu tous les dimanches dans la maison paternelle, mais elle était vide cette maison, sans que le père s'y trouvât jamais. Quels tristes souvenirs lui avaient laissés ces journées de congé, où il dînait tout seul dans la grande salle à manger déserte, servi par un domestique grave qui n'ouvrait pas la bouche, et comme le lundi matin il enviait les plaisirs que lui racontait son ami Lucien Fourcy ou ses autres camarades; alors pour ne pas être humilié par eux, il en inventait de fantastiques qu'il leur racontait aussi, mais ces fantaisies de son imagination ne rendaient que plus dure pour lui la triste réalité.

Peu à peu il était arrivé à croire qu'il n'avait pas de père, et vive avait été sa surprise lorsque parvenu à ses dix-huit ans, et croyant être mis en possession de sa fortune, ce père s'était révélé pour s'opposer à l'émancipation que quelques-uns de ses parents maternels lui avaient promise et qu'il croyait obtenir.

—Tu as le côté sentimental qu'avait ta mère, lui avait répondu M. Charlemont pour justifier son refus, et tu ne ferais que des sottises; pour jouir de la liberté complète, attends un peu que la vie t'ait endurci.

Ils avaient alors vécu chacun de leur côté, et quand ils s'étaient rencontrés, ç'avait toujours été par des plaisanteries que M. Charlemont l'avait accueilli, le raillant «pour ses coins sombres», se moquant de sa timidité, le blaguant comme un ami «pour son côté sentimental.»

En tout un camarade, non un père, et un camarade qui le prend de haut, avec supériorité, bon enfant mais maître.

De là des heurts dans leurs relations qui les avaient rendues difficiles: le père se plaignant que le fils manquât d'expansion et de confiance, le fils que le père manquât de tendresse et de dignité.

Mais malgré tout, malgré les différences de caractère, d'humeur, de tempérament, d'habitudes, d'idées qui existaient entre eux, enfin malgré l'opposition que M. Charlemont avait apportée à l'émancipation de son fils, il ne s'ensuivait pas que celui-ci, dans la crise d'argent qu'il traversait, ne pouvait pas s'adresser à son père.

Le tout était de faire comprendre à M. Charlemont que trois cent mille francs prélevés sur une fortune de plusieurs millions n'était pas une ruine pour son fils, et que ce n'était pas non plus une folie bien grave.

Ce serait à lui à trouver des raisons pour plaider cette cause et il lui semblait qu'auprès d'un père tel que le sien, qui avait mené, qui menait l'existence que tout Paris connaissait, ce procès pouvait très bien être gagné; a-t-on le droit d'être implacable pour les autres quand on est si peu sévère pour soi-même?

Robert descendit donc de sa chambre décidé à risquer cette démarche auprès de son père, et ce qu'il apprit de Lucien le confirma dans son idée.

M. Fourcy indisposé ne pouvait pas aller à Paris.

Crédule et superstitieux comme tous les passionnés, Robert vit dans cette indisposition un hasard providentiel, une chance favorable qui devait presque sûrement le faire réussir; car si Fourcy avait été à Paris, il aurait fallu s'adresser à lui pour toucher l'argent ou pour obtenir un mandat sur la Banque de France, et jamais assurément le sévère Fourcy n'aurait consenti à verser cette somme ou à signer ce mandat sans présenter auparavant des observations à M. Charlemont. Quelles auraient été ces observations? Le caractère et les idées de Fourcy le disaient à l'avance. Quelle influence auraient-elles exercée? Avec un homme tel que lui et avec l'autorité qu'il avait dans la maison et sur M. Charlemont, tout était à craindre.

Puisqu'il était retenu à Nogent, tout au contraire était à espérer: M.
Charlemont serait libre.

XXII

Si grande hâte qu'il eût d'aborder celle affaire et de revenir à Nogent avec les trois cent mille francs qu'il avait promis à madame Fourcy, il ne pouvait pas se présenter trop tôt chez son père, qui n'était point visible le matin.

Ce n'était point en effet la coutume de M. Charlemont de coucher dans son appartement de la rue Royale, et son valet de chambre pouvait compter les jours où il avait vu rentrer son maître avant dix heures du matin. Mais entre dix et onze heures il arrivait régulièrement; c'était même la seule régularité de sa vie gouvernée en tout par la fantaisie ou le hasard, et alors on était certain de le trouver procédant à sa toilette ou déjeunant.

Cette heure était pour lui la plus remplie de sa journée, car bien qu'il n'employât aucune teinture ni aucune composition plus ou moins infaillible «pour réparer des ans l'irréparable outrage», il donnait beaucoup de temps à sa toilette, ayant toujours eu au plus haut point le culte de sa personne qu'il soignait avec amour, et qu'il admirait complaisamment avec une entière bonne foi. Peut-être n'y avait-il pas à Paris de cabinet de toilette plus vaste, plus confortable que le sien, et où l'on trouvai autant de brosses, de peignes, de fers, de ciseaux, de pinces, d'épongés, de bassins de toutes sortes et de toutes formes, depuis l'argent jusqu'à la faïence. C'était dans cette pièce qu'il donnait ses audiences intimes, autant parce que cela lui était commode, que parce qu'une sorte de coquetterie féminine lui faisait prendre plaisir à se montrer avec tous ses avantages pour bien prouver que l'âge n'avait pas de prise sur lui.

Quand Robert arriva rue Royale il trouva son père dans ce cabinet, assis devant une fenêtre, le torse à moitié nu, les jambes nues, se faisant les ongles, soigneusement.

—Ah! c'est toi, dit M. Charlemont, sans s'interrompre, je t'ai attendu hier.

—Il m'a été impossible de venir, je vous fais mes excuses.

—Enfin, c'est bon; puisque te voilà, nous avons à causer… sérieusement; je n'ai rien voulu te dire chez Fourcy, à cause de Fourcy, mais la langue m'a plus d'une fois démangé, car je n'aime pas à retenir ce qui me vient aux lèvres. Et ce qui me venait, c'étaient des reproches. J'en ai appris de belles à mon retour. Cent mille francs dépensés et des dettes.

Robert ne répondit rien; d'abord parce qu'il n'avait rien à répondre; ensuite parce que ce n'était pas le moment de contredire son père.

—L'argent dépensé, c'est bien, continua M. Charlemont; je n'insiste pas là-dessus, tu es jeune et tu as pu te laisser entraîner, bien que cet entraînement conduise à quatre cent mille francs par an, ce qui est beaucoup, tu en conviendras. Mais des dettes, toi, mon fils; le nom de Charlemont chez des usuriers, cela, c'est trop: elle t'a donc affolé cette femme?

Il avait dit ces derniers mots sévèrement, avec mécontentement, presque avec indignation quoique la sévérité et l'indignation ne fussent guère dans sa nature, mais il ne put pas continuer sur ce ton.

—C'est donc une enjôleuse, dit-il, une femme habile, n'est-ce pas?
Est-elle drôle, au moins?

C'était Robert qui avait pris un visage sévère et indigné: drôle? si madame Fourcy était drôle? et c'était son père qui lui posait de pareilles questions!

—Quel âge a-t-elle? continua M. Charlemont: je la vois blonde; mais elle peut être brune et charmante aussi, il ne faut pas être exclusif; c'est par le sentiment qu'elle t'a pris, hein? Ah! la mâtine savait à qui elle avait affaire.

Robert ne fut pas maître de se contenir plus longtemps; blême, frémissant, les lèvres serrées, la voix tremblante, il dit:

—Mon père, je vous prie de ne pas oublier que j'aime celle dont vous parlez.

—Eh! sacrebleu, voilà bien le mal, s'écria M. Charlemont se levant et jetant sur une table les ciseaux et la lime dont il se servait; si tu ne l'aimais pas, crois-tu que je m'inquiéterais? Que tu aies des maîtresses, cela m'est bien égal, que tu en aies trois, que tu en aies dix, je ne t'en parlerai jamais; mais que tu en aies une que tu aimes assez pour faire toutes les folies qu'elle voudra, voilà ce que je ne souffrirai pas, et je te le dis tout net.

Il s'était mis à marcher violemment, il s'arrêta, et faisant deux ou trois tours à pas plus lents, il parut se calmer.

—Ne me fais donc pas parler en père de théâtre, dit-il en revenant au ton familier, j'ai cela en horreur, positivement. Mais que diable! entends raison, et tâche que ce soit à demi-mot. Je t'ai dit que je ne trouverais pas mauvais que tu eusses des maîtresses; je te le répète, mais à condition que ce ne soient pas des femmes dangereuses. Il y a assez de femmes de ce genre, Dieu merci, et charmantes, tu peux m'en croire, avec lesquelles la liaison d'un jeune homme tel que toi est toute naturelle. Pourquoi n'as-tu pas pris la petite Lisette auprès de laquelle je t'ai vu tourner il y a quelques mois? C'était tout à fait ton affaire: très gentille, cette petite, je t'assure, très gentille, tu aurais fait son bonheur et elle aurait fait le tien.

Robert eut un geste de répulsion.

—Non, elle ne te plaisait point, continua M. Charlemont; et la jolie
Adèle Pluchart? Tu ne diras pas qu'elle n'est pas ravissante, celle-là.

—Je dis que ces femmes ne m'inspirent que le dégoût.

—Eh bien, moi, je te dis que celles qui sous des apparences honnêtes exploitent l'amour d'un jeune homme, d'un enfant, pour s'enrichir à ses dépens, ne m'inspirent que le mépris.

—Mon père…

—Ah! sacrebleu, tu m'exaspères à la fin par ton obstination autant que par ta raideur. Je tâche de te parler en camarade, en ami, en frère, et tu me réponds sur le ton de la tragédie. Je n'aime pas ça. Mais puisque tu ne veux pas me comprendre, je vais être clair et précis. Tu es engagé dans une liaison qui peut te perdre, j'entends qu'elle soit rompue, et tout de suite. J'ai dit.

Il s'établit un silence; en toute autre circonstance, Robert se serait incliné et serait sorti pour courir au plus vite auprès de celle qu'il aimait; mais en ce moment ce n'était pas à lui qu'il pouvait penser, c'était justement à celle qu'il aimait, et qu'il voulait sauver; c'était à cela, et à cela seul qu'il devait être sensible.

—Eh bien, demanda M. Charlemont, quelles sont les intentions?

Il fallait parler; mais, comme beaucoup de timides, Robert était résolu et même téméraire lorsqu'il ne pouvait plus reculer.

—Je vous ai dit que j'aimais celle dont vous parlez, mais le mot dont je me suis servi rend mal le sentiment que j'éprouve pour elle; ce sentiment, c'est une passion profonde, c'est une entière possession, je suis à elle corps et âme; et pour moi il n'y a, comme il n'y aura, comme il n'y a eu qu'une femme au monde,—elle. Cela dit, vous comprenez donc, mon père, que je ne peux pas, comme vous l'exigez, rompre une liaison qui est ma vie même.

—Tu la rompras, ou je saurai bien trouver le moyen de la rompre moi-même.

—S'il s'agissait d'un caprice, vous pourriez parler ainsi, mon père, mais en réfléchissant à ce que je viens de vous dire, à la grandeur et à la profondeur du sentiment que je viens de vous avouer, il me semble, j'espère, que vous ne persisterez pas dans votre résolution.

—Plus que jamais.

—C'est donc un grand crime à vos yeux que l'amour? pour moi c'est une grande vertu; en tous cas, c'est un grand bonheur, le plus grand qui soit sur la terre, et je vous demande, je vous prie, je vous supplie de ne pas me l'enlever.

—Mais quelle est donc celle femme?

Robert ne répondit pas.

—Tu vois bien que tu n'oses pas l'avouer.

—Je ne le peux pas.

—Parce qu'elle…

Mais Robert pressentant les paroles qu'il allait prononcer, les arrêta vivement:

—Parce qu'elle a eu foi en mon honneur et que mon honneur me défend de parler.

—Même à ton père?

Il inclina la tête.

—Je comprends que ce qui vous indispose contre elle et vous la fait juger à faux, ce sont mes dépenses. J'avoue que les apparences peuvent vous donner raison. Mais je vous jure que ce n'est point à son instigation que ces dépenses ont été faites par moi. C'est une femme de coeur, une femme d'honneur, ce n'est point une femme d'argent. Il est vrai que l'argent a pris certaine place dans nos relations et même qu'il en occupe une en ce moment qui est considérable, qui est capitale. J'ai contracté des engagements que je dois remplir et pour lesquels je m'adresse, à vous.

—Quels engagements?

—Je dois trois cent mille francs qu'il me faut payer avant samedi.

—Tu es fou.

—Non, mon père, et ce que j'ai à ajouter à cet aveu va vous prouver que je parle, et que j'agis raisonnablement. Ce n'est point que vous me donniez trois cent mille francs que je vous demande, c'est que vous me les avanciez sur mes revenus, m'engageant à ne dépenser, jusqu'au jour où je vous aurai remboursé ces trois cent mille francs, que la somme que vous me fixerez vous-même. N'avez-vous pas là la preuve que ce n'est pas pour mon argent que je suis aimé, puisque je n'aurai pas d'argent? Et si je suis toujours aimé, n'aurez-vous pas la preuve aussi que celle qui m'aime n'est pas ce que vous croyez?

A plusieurs reprises, M. Charlemont se passa la main sur le front comme pour le rafraîchir.

—Et à quoi doit servir cette somme? demanda-t-il enfin.

—A sauver celle que j'aime.

—Et comment?

—Je ne peux pas le dire.

—Alors tu t'es imaginé que tu n'avais qu'à venir gaillardement me demander comme cela trois cent mille francs pour que je te les donne.

—Non gaillardement, mais respectueusement, m'adressant à vous parce que vous êtes mon père et parce qu'il me semble naturel de mettre ma confiance et mon espérance en vous, quand mon amour, quand mon bonheur, quand ma vie sont engagés.

—Eh bien, ce n'est pas moi qui les dégagerai; non seulement tu n'auras pas cette somme, mais encore je ne payerai rien des dettes que tu as pu contracter; quand cela sera connue, tu verras si tu peux en contracter de nouvelles.

—Mon père, vous ne ferez pas cela.

—Et qui m'en empêchera?

—Votre coeur auquel je m'adresse; le souvenir de ma mère que j'invoque en vous demandant d'être pour moi aujourd'hui ce qu'elle serait, vous le savez bien, si elle était là; une fois dans votre vie, mon père, remplacez-la, je vous en conjure.

Sans répondre, M. Charlemont poussa le boulon d'une sonnette, et aussitôt son valet de chambre entra.

—Coiffez-moi, dit-il.

Robert resta un moment étourdi; puis au bout de quelques secondes, sans un mot, sans un geste, il sortit lentement.

XXIII

Il allait droit devant lui sans savoir où il allait, l'esprit bouleversé, le coeur brisé.

Eh quoi, il avait fait appel à l'affection de son père, et il n'avait point été écouté; il avait invoqué le souvenir de sa mère, et il ne lui avait été répondu que par des paroles de colère ou de raillerie.

Pourquoi son père le traitait-il ainsi?

Pourquoi ce père, dont les aventures amoureuses étaient connues de tout Paris, se montrait-il impitoyable en présence d'un amour réel? Ne croyait-il donc qu'à la galanterie?

Il avait vu, il avait compris quelle était la grandeur de cet amour et il n'avait point été ému; quel nomme était-il donc?

Cette question, Robert se l'était déjà posée bien souvent depuis l'âge où il avait commencé à sentir, ou plus justement depuis l'époque ou il avait pu raisonner ses sensations: pourquoi son père se montrait-il si indifférent à son égard? Pourquoi jamais une parole affectueuse, jamais une visite au collège jamais un dîner à la maison, jamais une promenade en tête-à-tête? son père ne l'aimait donc pas? Il n'avait donc pas dans sa vie de plaisir une minute, une pensée pour son fils? Avec une nature inquiète et jalouse comme la sienne, affamée d'affection, tourmentée du besoin d'aimer et d'être aimé, ces idées étaient devenues une véritable obsession qui avait attristé sa jeunesse, et plus que tout contribué à développer en lui ce caractère susceptible et cette humeur sombre qu'on lui reprochait et qu'il se reprochait lui-même.

Mais à qui la faute s'il était ainsi, et non ce qu'il eût voulu être?

A qui la faute, si toutes les fois qu'il avait fait appel à la tendresse de son père, dans les petites comme dans les grandes choses, elle ne lui avait pas répondu?

Enfant il en avait éprouvé des douleurs désespérées, maintenant c'était la révolte qui grondait dans son coeur: non, son père n'aurait pas dû lui répondre de cette façon; non, sa mère n'eût point accueilli ainsi sa demande.

Ce souvenir lui brisa les jambes; il était dans les Champs-Elysées à ce moment déserts; machinalement il se laissa tomber sur une chaise qui se trouva devant lui, et ses lèvres murmurèrent un mot à peine articulé, un cri instinctif, un appel suprême:

—Oh! maman.

Et sur ses mains tombèrent deux larmes chaudes.

Mais il ne s'abandonna pas à cette défaillance qui l'avait surpris: sa mère n'était plus là pour le sauver; il ne devait compter que sur lui-même.

Il se leva, et d'un pas ferme il se dirigea vers Paris.

Sans avoir de nombreuses relations, ce qui n'était pas de son âge, il connaissait cependant un certain nombre de personnes riches: puisque son père n'avait pas voulu lui venir en aide, il s'adresserait à ces personnes.

La première chez laquelle il eut l'idée d'aller était un grand industriel qui lui avait toujours témoigné beaucoup de sympathie et pour qui trois cent mille francs devaient être une bagatelle.

Au moment où Robert arriva, ce personnage allait se mettre à table, et il fallut que Robert acceptât à déjeuner; mais quel que fût son désir de se montrer bon convive, il lui fut impossible de manger.

—Êtes-vous souffrant?

—Non, pas du tout.

—Préoccupé, alors?

—Il est vrai.

—Des chagrins d'amour, je parie.

Robert regarda le domestique qui les servait et devant lequel il n'aurait jamais pu se confesser; cependant c'était là une ouverture dont il devait profiter.

—Je vous conterai cela tout à l'heure, dit-il.

En effet, lorsqu'ils furent seuls, il «conta cela», et il termina son récit en présentant sa demande.

—Trois cent mille francs, mon cher garçon, rien que cela!

—Je donnerais ma fortune entière, si je l'avais, pour sauver celle que j'aime.

—Mais vous ne l'avez pas, cette fortune.

—Malheureusement.

—Hum! et comment la personne que vous aimez doit-elle cette somme?

—Pardonnez-moi si je ne vous réponds pas, c'est son secret.

—Et pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à votre père?

La question était dangereuse, Robert le sentit, mais il ne pouvait pas l'esquiver, et il ne pouvait pas d'autre part répondre par un mensonge.

—Mon père croit devoir employer la sévérité avec moi, il m'a refusé.

—Alors, mon pauvre enfant, comment voulez-vous que je fasse ce que votre père n'a pas fait? Il a eu ses raisons pour agir ainsi, je n'ai pas le droit, vous devez le comprendre, d'intervenir entre vous et lui.

—Mais…

—Je ne ferai jamais cela.

Il fallut frapper à une autre porte, et cette fois Robert se dit qu'il devait procéder différemment. La somme qu'il avait demandée était évidemment trop grosse, les raisons qu'il avait données pour expliquer son emprunt n'étaient évidemment pas des raisons pour des gens qui se croient sages: une femme aimée à sauver, la belle affaire vraiment?

Il demanda cinquante mille francs pour une dette d'honneur qui devait être payée sans retard.

Il n'obtint pas plus les cinquante mille francs qu'il n'avait obtenu les trois cent mille.

Il diminua encore sa demande et la fit descendre à vingt-cinq mille; on lui offrit cinquante louis; tout ce qu'on avait; et encore était-ce une grande preuve d'amitié qu'on lui donnait là.

Pendant toute la journée, il se fatigua à battre les quatre coins de Paris, enfiévré, désespéré, se disant après chaque refus qu'il était fou de s'obstiner, et s'obstinant quand même, persévérant malgré tout.

Ne trouverait-il donc pas un coeur généreux qui le comprît?

A six heures du soir il prit le chemin de fer pour aller à Montmorency faire une dernière tentative, et il revint à huit heures, ayant échoué à Montmorency comme il avait échoué à Paris.

Il fallait rentrer à Nogent où elle l'attendait, d'autant plus tourmentée par l'angoisse qu'elle ne le voyait pas revenir.

Que lui dire?

Et cependant il fallait qu'il dît quelque chose, qu'il expliquât ce qu'il avait tenté et comment il n'avait pas réussi. Après les humiliations de la journée, celle-là serait encore la plus cruelle. Il n'avait rien pu, il ne pouvait rien pour elle; quelle honte et quelle douleur!

Ordinairement le soir la famille était réunie dans le salon ou bien sur la terrasse qui dominait le jardin, et c'était là qu'il espérait trouver madame Fourcy; mais personne n'était sur la terrasse et le salon était sombre.

Que se passait-il donc? Un frisson le secoua de la tête aux pieds, car il était dans un état nerveux où le corps aussi bien que l'esprit se laisse effarer sans résistance.

Une femme de chambre lui donna d'elle-même l'explication qu'il n'osait demander: M. Fourcy, toujours Souffrant, gardait la chambre, et madame Fourcy, ainsi que Lucien et Marcelle, étaient installés près de lui.

Il éprouva comme un soulagement à la pensée qu'il ne la verrait peut-être pas ce soir-là; mais la réflexion lui dit que c'était là une lâcheté à laquelle il ne devait pas s'abandonner.

—Si vous avez occasion d'entrer dans la chambre, dit-il, vous annoncerez que je suis rentré.

—Je peux prévenir M. Lucien.

—Non, ne prévenez personne; faites simplement ce que je vous demande, et comme je vous le demande, vous m'obligerez.

Et il alla s'installer sur la terrasse, décidé à attendre là qu'elle descendît et vînt le rejoindre.

Il n'eut pas longtemps à attendre; au bout de quelques minutes elle arriva, courant plutôt que marchant.

—Eh bien? demanda-t-elle à voix basse.

—Je n'ai pas réussi.

Elle laissa échapper un cri étouffé, où il y avait autant de colère que de surprise.

—Il faut que je vous explique, dit-il, comment…

—A quoi bon!

—Il le faut.

—Alors suivez-moi dans le jardin, et ne parlez que lorsque je vous le dirai.

Ils s'éloignèrent, et lorsqu'ils approchèrent de l'endroit où avait déjà eu lieu leur entretien, elle se tourna vers lui.

—-Parlez, dit-elle d'un ton bref.

En quelques mots pressés, il dit ce qu'il avait fait: sa visite à son père; ses tentatives auprès de ceux de qui il avait espéré une aide.

—Vous êtes naïf, dit-elle.

—Pourquoi?

—Comment, vous allez demander à des amis de vous prêter trois cent mille francs.

—A qui donc pouvais-je les demander?

—Il ne fallait pas les demander, il fallait les acheter: les amis ne prêtent pas leur argent, mais il y a des gens qui vendent le leur; je vois que vous tenez au vôtre.

—Oh! Geneviève.

—Eh bien, quoi?

—Vous savez bien que ce que vous dites que j'aurais dû faire aujourd'hui, je l'ai fait hier.

—Mal sans doute, puisque vous n'avez pas réussi; on ne résiste pas à l'argent; si vous aviez offert assez, vous auriez obtenu ce que vous demandiez; ce n'est pas à un homme qui aura un jour une fortune considérable qu'on refuse trois cent mille francs, quand cet homme est décidé à mettre à cet emprunt le prix qu'il faut. Enfin il suffit. Je regrette de vous avoir fait perdre votre temps; mais vous regretterez aussi de m'avoir fait perdre le mien. J'ai été folle de croire à vos protestations.

—Oh! ne dites pas cela.

—Et vous deviez aller jusqu'au crime, disiez-vous: un crime, n'est-ce pas une preuve d'amour! Ce sont vos paroles n'est-ce pas? Et voilà que dans la réalité, vous n'avez pu aller seulement jusqu'à une folie d'argent.

Elle parlait les dents serrées, en paroles sifflantes.

—Au reste, cela vaut mieux ainsi, continua-t-elle; je n'aurai pas le remords de vous avoir entraîné à un acte déraisonnable. Rentrons.

Il oublia ses blessures pour ne penser qu'à elle:

—Mais qu'allez-vous faire? dit-il

—Me sauver moi-même.

—Comment?

—Cela, c'est mon secret.

Elle fit quelques pas du côté de la maison.

—Oh! je t'en supplie, dit-il, ne nous séparons pas ainsi; à la honte et à la douleur que j'éprouve de n'avoir pas réussi, n'ajoute pas l'angoisse de l'inquiétude; que je sache au moins ce que tu veux faire, ce que je dois faire.

—Ce que vous devez faire? demandez-le à votre amour; ce que je vais faire, je vous le dirai quand j'aurai vu certaines personnes qui me prouveront, je l'espère, leur amitié d'une façon plus efficace que vous ne m'avez prouvé ce que vous appelez votre amour.

XXIV

Il passa une nuit affreuse.

Comme elle lui avait parlé durement, avec quelle sécheresse, avec quel mépris!

Mais tout cela n'était rien encore à côté de ses derniers mots: «Vous saurez ce que je veux faire quand j'aurai vu certaines personnes qui me prouveront, je l'espère, leur amitié d'une façon plus efficace que vous ne m'avez prouvé ce que vous appelez votre amour.»

Qu'avait-elle voulu dire?

Qu'allait-elle faire?

Quelles étaient ces personnes, quels étaient ces amis en qui elle mettait une si grande confiance?

C'étaient là des questions pour lui plus terribles les unes que les autres.

Bien qu'il eût foi en sa maîtresse et qu'il fût convaincu qu'elle n'aimait et qu'elle n'avait jamais aimé que lui, il n'en était pas moins jaloux, de cette jalousie qui porte non sur ce qui existe en réalité, sur ce qui se voit, mais sur ce qui pourrait exister, sur ce qui est plus ou moins probable et qu'on peut appeler la jalousie d'imagination, la plus cruelle de toutes peut-être, par cela même que, au lieu d'être limitée à tel objet, ou à telle personne, elle est infinie.

Elle lui avait reproché d'être naïf, parce qu'il s'était adressé à des amis pour leur demander trois cent mille francs, et voilà qu'elle-même voulait maintenant s'adresser à ceux qu'elle disait avoir. Alors comment expliquer que ce qui avait été naïf pour lui ne l'était point pour elle? Comment s'imaginait-elle que ses amis à elle feraient ce que ses amis à lui ne devaient pas faire? Il y avait là quelque chose d'étrange, que la foi la plus solide, la confiance la plus aveugle ne pouvait pas accepter, et que la jalousie la moins prompte à s'alarmer devait examiner au contraire.

Quels étaient ces amis? quelle influence avait-elle sur eux? quels moyens d'action pouvait-elle employer auprès d'eux?

De tous ces amis, au moins de tous ceux qu'il connaissait, il n'en voyait qu'un seul qui fût en état de pouvoir prendre instantanément trois cent mille francs dans sa bourse,—Ladret.

Et justement c'était à celui-là qu'il eût voulu qu'elle ne recourût point, car c'était celui qui lui inspirait la plus vive répulsion. Des griefs contre lui, il n'en avait point, au moins de précis qu'il pût formuler. Mais il lui déplaisait: Sa façon d'être avec madame Fourcy le blessait; les regards qu'il attachait sur elle, ses sourires muets, le ton dont il lui parlait, et plus que tout, les longues poignées de main qu'il lui donnait en ayant toujours des prétextes pour lui retenir, pour lui flatter les mains dans les siennes, l'avaient vingt fois exaspéré au point de le pousser à des accès de colère folle.

Que madame Fourcy éprouvât un sentiment tendre pour Ladret, il n'imaginait pas cela; c'eût été monstrueux.

Mais que Ladret éprouvât un sentiment de ce genre pour madame Fourcy, sinon de tendresse au moins de désir, cela était possible.

Et c'était à cet homme qu'elle allait s'adresser; elle allait lui sourire; elle allait le prier. Évidemment ce serait un prêt qu'elle demanderait, car il lui était impossible d'admettre la pensée que ce pouvait être un don. Mais si on lui avait refusé ce prêt à lui qui avait une belle fortune, dont il prendrait possession à une époque fixe et peu éloignée, comment l'accorderait-on à madame Fourcy, qui n'avait pas cette fortune et qui ne pouvait pas donner l'assurance qu'elle en aurait jamais? C'était parce qu'il était mineur qu'il n'avait pas pu contracter ce prêt, et elle, femme mariée, s'engageant sans son mari, n'était-elle pas plus incapable encore, et l'engagement qu'elle prendrait ne serait-il pas encore plus nul que celui qu'il aurait pu prendre lui-même?

Dans ces conditions, que ne faudrait-il pas qu'elle promît, que ne faudrait-il pas qu'elle fît pour obtenir cet argent?

Et il souffrirait cela, lui qui l'aimait, lui son amant!

Mais alors il serait donc le plus misérable et le plus lâche des hommes?

Un crime, avait-il dit, il commettrait un crime pour la sauver, et il avait parlé avec une entière bonne foi, sans forfanterie; cependant ce crime, il ne l'avait point commis, et il n'avait même pas eu la pensée de le commettre, quand il s'était vu réduit à l'impuissance et forcé d'avouer qu'il ne pouvait rien pour elle. Mais n'en commettait-il pas un à cette heure en ne la sauvant pas, et en la laissant implorer le secours de Ladret; et plus grand celui-là que s'il avait volé lui-même ces trois cent mille francs pour les lui apporter, plus honteux?

A qui la faute si elle avait à subir quelque parole outrageante de
Ladret?

Que cette idée ne se fût pas présentée à son esprit quand il était rentré à Nogent pour raconter et expliquer ses échecs, c'était déjà bien grave: il aurait dû comprendre qu'elle ne pourrait pas s'abandonner à la fatalité, qu'elle voudrait lutter, chercher quelque moyen pour se défendre et se sauver.

Mais que maintenant que cette idée lui avait été suggérée, il permît qu'elle fût mise à exécution, c'était impossible.

Sans doute il pouvait le lendemain, quand madame Fourcy voudrait sortir pour aller à Paris chez Ladret ou chez tout autre de ses amis, lui barrer le passage et lui dire: «Tu n'iras pas, je ne veux pas que tu fasses cette démarche qui blesse ma jalousie et outrage notre amour.» Mais cela n'était possible que s'il tenait dans ses mains la somme qu'elle allait chercher.

Eh bien il l'aurait, coûte que coûte, il se la procurerait.

Il est des mots qu'on ne prononce pas impunément, car jetés au hasard de la conversation, bien souvent et sans qu'ils expriment une idée arrêtée, il arrive quelquefois qu'ils font naître cette idée et lui donnent un corps. «Quand je devrais demander ces trois cent mille francs à mon père, avait-il dit à madame Fourcy, n'importe comment je les trouverai, quand je devrais les voler.»

Il les avait demandés à son père, il ne les avait point obtenus.

Il les volerait.

Elle verrait alors s'il avait été sincère en lui disant que pour lui un crime était une preuve d'amour, la plus grande qu'un honnête homme pût donner à celle qu'il aime, et elle verrait aussi si elle avait été juste de le railler pour ces paroles, si elles étaient d'un fanfaron et d'un lâche.

Honnête il l'avait été, il l'était, au moins il avait la fierté de l'honnêteté, et d'instinct, il avait la conviction que pour lui il ne commettrait pas une indélicatesse, dût-elle décupler sa fortune; mais ce qu'il n'aurait jamais consenti à faire pour lui, il le ferait pour celle qu'il aimait et qu'il devait sauver au prix même de son honneur et de sa conscience.

Elle lui avait bien sacrifié son honneur, de femme et de mère, il lui sacrifierait son honneur d'homme.

Arrêté à cette idée, il lui fallait trouver maintenant le moyen de la mettre à exécution et tout de suite; mais si cette résolution avait été difficile à prendre, elle semblait difficile aussi à réaliser; il ne suffit pas de dire je volerai trois cent mille francs, il faut pouvoir les voler.

Sur ce point il n'eut point à subir toutes les hésitations, toutes les irrésolutions qui l'avaient assailli lorsque cette idée du vol s'était présentée à lui, et qui avaient dévoré dans la fièvre et dans l'angoisse les heures de sa nuit.

Celui à qui il devait prendre cette somme, c'était son père.

Là-dessus il n'y avait pas de doute possible: enlever trois cent mille francs à son père, ce n'était même pas lui causer un embarras! D'ailleurs ce préjudice il le réparerait un jour qui n'était pas éloigné, le jour de sa majorité, quand il serait mis en possession de sa fortune, et il le réparerait complètement, pour le capital et les intérêts.

Mais s'il était parfaitement décidé à prendre cet argent à son père, il ne l'était pas sur la manière de le prendre.

Ce fut à étudier cette manière qu'il employa le reste de sa nuit.

Au collège il s'était amusé à imiter l'écriture de ses camarades et de ses maîtres et il avait poussé cet art si loin que bien souvent on avait recouru à son talent pour se faire fabriquer par lui de faux bulletins et de fausses exemptions. Jamais il n'avait refusé de rendre ces services à ceux de ses camarades qui les réclamaient. Mais jamais il n'avait voulu faire pour lui ce qu'il faisait volontiers pour les autres.

Pourquoi ne se servirait-il pas de ce talent pour fabriquer une fausse lettre de crédit, une fausse lettre de change, un faux chèque de trois cent mille francs qu'il signerait, non pas du nom de son père, qui ne signait jamais rien, mais du nom de Fourcy qui avait la signature de la maison de banque; ce serait la maison Charlemont qui rembourserait ces trois cent mille francs, ce ne serait pas Fourcy.

Où toucherait-il cet argent?

Là se dressait une nouvelle question.

A Paris, cela pouvait être dangereux, car il n'y aurait que quelques pas à faire pour s'assurer que le titre était faux.

Mais à Londres, en se présentant chez les correspondants de son père, ce moyen ne pouvait-il pas, ne devait-il pas réussir?

En partant le lendemain pour Londres il pouvait être de retour le samedi en temps pour que madame Fourcy, à qui il donnerait rendez-vous à Paris aux environs de la gare du Nord, reçût l'argent de ses mains et le portât chez La Parisière. Qu'importait que cet argent fût en billets de la banque d'Angleterre ou en billets de la Banque de France?

Mais pourrait-il imiter l'écriture et la signature de Fourcy de manière à tromper les banquiers anglais? Il n'en savait rien, n'ayant jamais eu l'occasion d'essayer cette imitation.

C'était ce qui lui restait maintenant à voir.

Il avait justement dans sa poche une lettre que Fourcy lui avait écrite quelques jours auparavant, il n'avait qu'à la prendre pour modèle.

Aussitôt il avait sauté à bas de son lit, et ayant allumé deux bougies pour y mieux voir, en chemise, sans se donner le temps de s'habiller, il s'était mis au travail.

Il lui avait fallu assez longtemps pour maîtriser le tremblement de sa main, mais lorsque par un effort suprême de sa volonté il était parvenu à lui imposer la rectitude et la souplesse, en quelques minutes il était arrivé à une imitation de l'écriture et de la signature de Fourcy, si parfaite qu'un expert même se fût laissé tromper.

Alors un soupir de soulagement s'était échappé de sa poitrine depuis si longtemps serrée dans un étau; madame Fourcy était sauvée.

XXV

Il serait parti pour Londres à la première heure, si avant son départ il n'avait pas voulu voir madame Fourcy, pour lui dire que le samedi matin elle toucherait ses trois cent mille francs, et pour convenir avec elle de l'endroit où il lui remettrait cette somme en arrivant.

A la vérité il eût pu lui écrire cela au lieu de le lui dire; mais outre qu'une lettre est toujours dangereuse, et une lettre de ce genre surtout, il avait pour la voir une raison toute-puissante, au moins pour son coeur, qui était qu'au moment de lui donner une pareille preuve d'amour, il avait besoin de la voir, non pour lui avouer ce qu'il allait entreprendre, mais simplement pour la voir, l'embrasser, l'étreindre d'un regard dans lequel il aurait mis tout son amour; il n'était pas possible que dans la matinée il ne la rencontrât pas.

Il descendit donc de bonne heure, mais la première personne qu'il rencontra, ce ne fut pas elle, ce fut Lucien déjà habillé et prêt à partir pour Paris.

—Comment va ton père? demanda Robert.

—Un peu mieux, mais il ne pourra pas encore aller à Paris aujourd'hui, ni même peut-être demain. Cela le tourmente et lui donne la fièvre d'impatience.

—La maison ne peut-elle pas marcher pendant quelques jours toute seule et sans lui?

—Il y a des affaires importantes en ce moment, et puis il y a aussi de gros payements à faire; c'est même pour cela que je pars si tôt aujourd'hui.

Et se frappant sur la poitrine, c'est-à-dire sur la poche de côté de son veston, il ajouta en riant:

—Tel que tu me vois, je suis bon à voler en ce moment, et il y a des gens qui ne me laisseraient pas entrer à la banque aujourd'hui, s'ils savaient ce que je porte dans cette poche.

—Et que portes-tu donc?

—La fortune de la maison Charlemont, bien que ma poche ne soit pas grosse.

—Tu devrais bien m'en donner un peu, de cette fortune.

—Es-tu bête! En prévision des gros payements qu'il y a à faire aujourd'hui, mon père m'a demandé de lui apporter le cahier de mandats blancs de la Banque de France, et je reporte aujourd'hui à la caisse dix de ces mandats qu'il a signés, les uns remplis, les autres en blanc pour faire face aux besoins de la journée. C'est pour cela que je dis que j'ai dans ma poche la fortune de la maison Charlemont; car s'il me prenait fantaisie de garder un de ces mandats non remplis et de le remplir moi-même, en écrivant cinq, six, dix millions, après la formule: «Reçu de la Banque de France la somme de……..», la Banque de France me payerait à vue et sans difficulté, sans autre formalité qu'une signature quelconque que j'apposerais au dos du mandat, la somme de cinq, six ou dix millions, enfin tout ce que je lui demanderais jusqu'à concurrence, bien entendu, de ce qu'elle a en compte courant.

Robert écoutait, frémissant d'anxiété, car il ne connaissait rien aux affaires de banque; vingt fois, il est vrai, il avait entendu prononcer le mot mandat blancs, mais sans jamais penser à demander ce que c'était au juste; et en écoutant il pensait que s'il pouvait obtenir un de ces mandats, son voyage à Londres devenait inutile, et qu'il se procurerait tout de suite les trois cent mille francs qu'il lui fallait.

—Sais-tu que c'est dangereux, cela? dit-il d'une voix rauque.

—Si j'étais un voleur, oui, cela serait dangereux, mais mon père sait bien que je vais remettre à la caisse les dix mandats qu'il m'a confiés, et qu'une fois à la caisse ces mandats ne sont pas plus exposés que ne le sont les sommes que le caissier a entre les mains.

—Mais s'ils n'arrivaient pas à la caisse, c'est là ce que je veux dire, n'est-ce pas possible?

—Il faudrait pour cela que je les volasse, ce qui n'est pas possible, n'est-ce pas?

—Si on te les volait?

—Dans ma poche, cela n'est pas facile; et puis il faudrait pour cela qu'on sût ce que j'ai dans ma poche, et comment veux-tu qu'on le devine, cette poche est comme toutes les poches du monde. Adieu.

—Mais…

—Je manquerais le train; à ce soir.

—Lucien.

Mais Lucien était déjà loin, courant la main posée sur la poche de son veston bien boutonné cependant.

A quoi bon le rappeler?

C'était instinctivement que Robert avait voulu le retenir sans trop savoir ce qu'il faisait, affolé par l'idée que Lucien avait là dans sa poche dix fois plus, cent fois plus d'argent qu'il n'en fallait pour payer La Parisière. Mais cette idée était folle. Il ne pouvait pas demander un de ces mandats à Lucien, qui ne le lui remettrait pas. Et il ne pouvait pas davantage le lui prendre.

Décidément, il n'y avait que son projet d'aller à Londres qui était pratique et il devait y revenir, sans s'en laisser distraire et sans chercher autre chose.

Aussitôt qu'il aurait prévenu madame Fourcy, il partirait.

Et il continua d'errer dans la maison en la guettant.

Il était impossible qu'à un moment donné elle ne sortît pas de sa chambre ou de celle de son mari, et en deux mots à la hâte, dans le vestibule ou dans l'escalier, il l'avertirait; d'ailleurs, ne devait-elle pas aller elle-même à Paris pour s'adresser à ces amis dont elle lui avait parlé?

Le temps s'écoula, il ne la vit point, il ne l'entendit point.

Enfin, n'y tenant plus, il se décida à interroger la femme de chambre d'une façon détournée.

—Madame est dans la chambre de monsieur; elle le veille avec mademoiselle Marcelle.

—Est-il donc plus mal?

—Non, mais il a besoin de repos; présentement il dort; si monsieur le désire, je peux prévenir madame.

Il eut un moment d'hésitation; l'heure le pressait et il ne pouvait pas attendre ainsi indéfiniment; mais il n'osa pas cependant commettre l'imprudence de faire dire à madame Fourcy qu'il avait besoin de lui parler; elle lui avait si souvent recommandé une extrême circonspection, et avec tant d'instances.

Il recommença donc à attendre, mais elle continua à ne pas paraître.

L'heure marchait cependant.

Allait-il donc passer la journée ainsi, c'est-à-dire la perdre, quand il y avait si grande urgence à ce qu'il se mît en route; s'il laissait partir les trains de marée par la ligne du Nord et par celle de l'Ouest, à quelle heure arriverait-il à Londres?

Il fallait se décider.

Puisqu'il ne pouvait pas lui parler, il lui écrirait; sans doute cela était jusqu'à un certain point dangereux, mais il n'avait pas le loisir de n'employer que des moyens absolument sûrs; d'ailleurs il prendrait toutes les précautions pour détourner les dangers probables: ainsi il n'écrirait que dans des termes vagues et il irait déposer lui-même sa lettre dans la chambre de madame Fourcy, dans une potiche placée sur le bureau où madame Fourcy serrait ses livres de compte, et où il avait été convenu entre eux qu'il cacherait ses billets lorsqu'il aurait absolument besoin de lui écrire, ce qu'il ne devait faire et ce qu'il n'avait fait jusqu'à ce jour qu'à la dernière extrémité. Par le balcon qui courait le long de la façade du premier étage, il pouvait facilement entrer dans cette chambre, et puisque Fourcy était dans la sienne, avec madame Fourcy et Marcelle, il n'y avait pas à craindre qu'il fût vu; en tous cas il ouvrirait les yeux et les oreilles. Bien certainement quand madame Fourcy apprendrait qu'il était parti sans la voir, elle irait à cette potiche et trouverait sa lettre.

Il monta à sa chambre pour écrire: «Je pars à l'instant pour Londres avec le regret de n'avoir pu vous voir avant; ne vous inquiétez pas pour ce que vous m'avez demandé, ne faites pas de démarches; je suis certain de le trouver à Londres et de vous le rapporter samedi matin; j'arriverai à la gare du Nord à huit heures du matin, et ici entre neuf et dix heures.»

Cela fait, il descendit au premier étage et par la fenêtre ouverte du vestibule, il passa sur le balcon.

Les fenêtres de la chambre de madame Fourcy qui se trouvaient les premières étaient ouvertes aussi. Il s'avança doucement, marchant à petits pas et comme s'il regardait dans le jardin, mais n'ayant d'yeux et d'oreilles en réalité que pour la chambre.

Aucun bruit; personne.

Dans le jardin, personne, non plus, qui le pût voir.

Vivement il entra dans la chambre et le tapis amortit le bruit de son pas qu'il faisait aussi léger que possible.

Le petit bureau sur lequel se trouvait la potiche était placé entre deux fenêtres, Robert n'avait donc que trois pas à faire dans la chambre et à allonger le bras pour jeter sa lettre dans la potiche.

Au moment où il allait la laisser tomber, il s'aperçut que le bureau était ouvert, et sur le tablier un petit cahier blanc lui sauta aux yeux, les lui creva et instantanément il reçut une commotion au coeur.

La main toujours étendue au-dessus de la potiche, il lisait:

C. Fr……..

30,150

Paris, le

Reçu de la Banque de France la somme de dont elle débitera le compte.

C'était le cahier de mandats blancs dont Lucien lui avait parlé et duquel Fourcy avait détaché le matin même les dix mandats qu'il avait envoyés à Paris.

Qu'il en détachât un lui-même de la souche; qu'il le signât du nom de Fourcy; qu'après les mots, «la somme de», il écrivît trois cent mille francs; qu'au dos il mît un nom ainsi qu'une adresse de fantaisie; qu'il se présentât à la Banque de France, à la première caisse des comptes courants comme l'indiquait une mention, et dans une heure il touchait les trois cent mille francs qu'il avait vainement demandés à tout le monde depuis deux jours.

Évidemment cela valait mille fois mieux, cela était beaucoup plus sûr que d'aller à Londres.

Il n'eut pas une seconde d'hésitation: vivement il détacha un mandat de sa souche, et au lieu de jeter sa lettre dans la potiche, il la mit dans sa poche.

Maintenant il n'avait plus besoin de prévenir madame Fourcy, puisque dans deux heures au plus il serait de retour à Nogent avec les trois cent mille francs.

Doucement il sortit de la chambre avec plus de précaution encore qu'il n'en avait pris pour y entrer et en quatre ou cinq enjambées il monta chez lui.

Là, sa porte fermée au verrou, il recommença son expérience de la nuit, et après une dizaine d'essais, quand il fut bien maître de sa main, il signa le mandat du nom de Fourcy, le remplit des deux inscriptions en chiffres et lettres 300,000, trois cent mille francs, et le mit dans sa poche.

XXVI

Une heure après il descendait de voiture à la porte de la Banque et il se faisait indiquer par un surveillant la caisse des comptes courants.

En chemin il avait agité la question de savoir de quel nom il acquitterait le mandat, et il avait décidé que ce serait d'un nom anglais. Tout d'abord il avait eu l'idée de le signer simplement Robert Charlemont, car il n'avait pas l'intention de se cacher, bien au contraire, mais il avait réfléchi qu'il pouvait y avoir à cela quelque danger non seulement pour le succès de son plan, mais encore pour madame Fourcy elle-même, et alors il avait renoncé à cette idée pour adopter celle de se faire passer pour Anglais et de prendre un nom anglais: James Marriott. Quand il voulait, il faisait très bien l'Anglais, assez bien en tous cas pour ne pas éveiller le soupçon chez des gens aussi occupés que les employés de la Banque.

Ce fut donc avec une tenue raide, marchant à grands pas, brutalement, qu'il traversa la grande salle et se présenta à la caisse des comptes courants; bien que son émotion fût profonde, il n'éprouvait aucune crainte, il ne sentait aucune défaillance. Et cependant il se rendait parfaitement compte des dangers qu'il bravait: un employé de la maison de son père pouvait être là, attendant son tour pour être payé; on pouvait contester la signature Fourcy, si bien imitée qu'elle fût; on pouvait lui poser des questions qu'il n'avait pas prévues; lui demander de justifier qu'il était James Marriott.

On ne lui demanda rien autre chose que de mettre au dos du mandat son nom et son adresse, mais il crut remarquer qu'on l'examinait longuement.

Ce fut le moment poignant de son aventure: si on lui avait pris la main, on l'aurait sentie mouillée à la paume d'une sueur froide. Cependant il se tenait la tête haute; en apparence indifférent à ce qui se passait autour de lui, mais en réalité voyant, entendant tout; le bruit de l'or et de l'argent qu'on mettait dans les balances, le flicflac des chaînettes qui retenaient les portefeuilles des garçons de recette, et par-dessus tout le murmure confus des voix se mêlant au piétinement des gens qui entraient par les portes donnant sur la grande salle.

Parmi ces gens qui allaient et venaient, n'y avait-il pas quelque agent de police, chargé de la surveillance, et qui d'un moment à l'autre allait venir lui demander d'où il tenait ce mandat de trois cent mille francs, et comment à son âge il pouvait être légitime possesseur d'une pareille somme?

—M. James Marriott, dit une voix.

Il ne bougea pas.

—M. James Marriott.

Cette fois il se rappela que James Marriott, c'était lui, et il s'avança lentement.

On ne lui adressa qu'un seule question:

—Combien?

Alors, avec un accent anglais prononcé, il répondit:

—Trois cent mille francs.

Et en trente paquets de dix billets, on lui compta ces trois cent mille francs.

S'il avait osé, il les aurait entassés dans ses poches, au plus vite, mais il eut peur d'éveiller les soupçons en ne comptant pas les billets, et les unes après les autres il vérifia ou tout au moins il eut l'air de vérifier les liasses.

All right.

Et il sortit marchant posément, malgré l'envie folle qu'il avait de se mettre à courir; ce fut seulement quand il fut installé dans sa voiture qu'il respira.

Elle était sauvée.

Comme elle allait être heureuse!

Et lui, quel bonheur il allait éprouver à la voir heureuse!

Cependant, à la pensée de la joie qu'il allait lui donner, il ne sentait pas en lui un élan, un transport d'enthousiasme comme il en avait éprouvé déjà lorsqu'il avait pu faire quelque chose pour elle.

Tout au contraire, c'était un certain trouble qu'il constatait en lui, un malaise.

Mais en constatant cet état, il ne s'en préoccupa pas autrement, sans doute il était encore sous le coup de l'émotion et des angoisses par lesquelles il venait de passer.

Heureusement tout cela était fini; maintenant pour elle comme pour lui c'était la tranquillité qui allait succéder à ces angoisses qui, pour elle aussi, avaient dû être terribles.

Il arriva à Nogent.

Comme il sortait de la station, il aperçut madame Fourcy, en toilette de ville, qui venait bien évidemment prendre le train.

Il courut à elle.

—Vous, dit-elle sèchement.

Ce fut un coup qu'il reçut en pleine poitrine, mais il réfléchit aussitôt qu'elle était encore sous l'impression de leur séparation de la veille, qu'elle ne pouvait pas savoir ce qu'il venait de faire pour elle.

—Où allez-vous? demanda-t-il.

—Vous voyez bien, à Paris.

Il la regarda en souriant.

—N'y allez pas, dit-il.

—Etes-vous fou?

—Oui, de joie.

A son tour, elle le regarda surprise et interdite.

—Au lieu de prendre le train, dit-il, voulez-vous venir avec moi cinq minutes dans le bois, à un endroit où nous puissions causer sans être entendus ni vus.

Comme elle hésitait, il ajouta à voix basse:

—J'ai l'argent.

Elle resta un moment suffoquée, mais elle se remit vite; alors lui prenant le bras et se serrant contre lui:

—Allons, dit-elle de sa voix la plus caressante.

Ils étaient au milieu de la place de la station, ils se dirigèrent vers le bois, et après avoir traversé le pont du chemin de fer et suivi la grande route, ils arrivèrent au bord d'une petite mare entourée de grands arbres et de taillis touffus: malgré le voisinage de la grande route, l'endroit était désert à souhait pour un tête-à-tête.

Mais elle n'avait pas pu attendre jusque-là pour l'interroger, et tout en longeant la route, elle lui avait posé question sur question.

—Était-il possible qu'il eût réellement l'argent?

—Là, dans mes poches, j'en suis bourré, et ce paquet sous mon bras qui a l'air d'une livre de beurre enveloppée dans un journal, est une liasse de billets de banque qui n'ont pas pu tenir dans mes poches.

—Et comment t'es-tu procuré cet argent?

—Ça, c'est mon secret, dit-il, en essayant de plaisanter.

—Tu as des secrets pour moi?

—Je n'en ai qu'un, c'est celui-là.

Il s'était demandé s'il lui dirait la vérité et un moment il avait pensé à la confesser telle qu'elle était: «Tu as cru que je me vantais quand je t'ai dit que j'étais capable de commettre un crime pour toi, voilà celui que j'ai commis»; mais il avait réfléchi qu'elle pouvait vouloir refuser l'argent qu'il s'était ainsi procuré, et alors il avait résolu de ne parler que lorsqu'elle aurait employé cet argent de façon à ne pouvoir pas le reprendre et le lui rendre.

—Mais pourquoi m'as-tu dit hier que tu ne pouvais pas trouver ces trois cent mille francs?

—Parce que hier et avant-hier je n'avais pas eu une inspiration qui m'est venue cette nuit: crois-tu qu'en voyant tes angoisses, mon esprit n'a pas travaillé; il fallait l'impossible, je l'ai réalisé.

—Mais comment?

—Plus tard je te le dirai.

Elle le regarda un moment, puis réfléchissant qu'il était peut-être imprudent à elle de vouloir approfondir cette question, elle n'insista pas. Elle avait l'argent, c'était l'essentiel. En réalité, ce n'était pas son affaire de s'inquiéter du prix dont il l'avait payé; et même il valait mieux pour elle qu'elle l'ignorât.

—Oh! le cher enfant, dit-elle.

Et longuement, elle lui pressa le bras contre elle.

—Je n'ai pas à te dire, n'est-ce-pas, continua-t-elle, que ce que tu viens de faire pour moi, je m'en souviendrai toujours avec…

Il l'interrompit:

—C'est de cela qu'il ne faut pas parler, dit-il vivement.

—Eh bien, je n'en parlerai point, mais plus tard je te montrerai de quels sentiments tu as empli mon coeur. Pour le moment, je ne veux plus t'adresser qu'une seule question: ton père doit-il apprendre prochainement cet emprunt de trois cent mille francs?

—Qu'importe?

—Il importe beaucoup au contraire, et je te prie de me répondre.

—Je pense qu'il l'apprendra prochainement, très prochainement, il peut l'apprendre aujourd'hui, demain.

—Alors tu dois comprendre que cela nous impose une extrême prudence, car ton père voudra savoir à quoi tu as employé cet argent, pour qui; et si tu ne veux pas que je sois perdue, il ne faut pas que les soupçons puissent se porter sur moi.

—Mais que veux-tu donc?

—Que tu te conformes à ce que je t'ai demandé.

—C'est impossible.

—Il le faut cependant; mais si tu ne peux pas t'y résigner, je te demande au moins de t'éloigner pendant quelque temps, de voyager.

—Eh quoi, c'est en ce moment que tu me tiens ce langage?

—Veux-tu donc, mon enfant, attendre qu'il soit trop tard; et ne sens-tu pas qu'en t'éloignant tu détournes de moi les soupçons; on te suit; on ne vient pas à moi; comment penser que tu t'es séparé de la femme que tu aimes le jour même où tu as fait un pareil sacrifice pour elle?

—Oui, comment le penser!

Elle parut ne pas comprendre l'accent avec lequel il avait jeté ce cri désespéré, et longuement, en paroles pressantes, suppliantes, elle lui expliqua comment il devait partir pour la sauver, non pas dans quelques jours, non pas le lendemain, mais tout de suite, sans même revenir à la maison de Nogent où elle allait rentrer, elle, en disant qu'elle avait manqué le train et qu'elle n'irait pas ce jour-là à Paris: ils ne se seraient pas vus; le soir même, de la ville où il serait, il écrirait à son père.

Il avait commencé à l'écouter avec stupéfaction, puis un anéantissement l'avait envahi, son coeur avait cessé de battre, sa pensée s'était arrêtée, il avait éprouvé quelque chose d'analogue à la mort, puis en sortant de cette défaillance un mouvement d'indignation l'avait soulevé et mis brusquement sur ses jambes.

—Vous avez raison, lui dit-il, il vaut mieux que je parte: voici l'argent.

Et se mettant à genoux dans l'herbe il avait tiré les paquets de billets de banque de ses poches, et il les avait enveloppés dans le journal.

—Ah! Robert, dit-elle, est-ce ainsi que nous devrions nous séparer?

—Eh bien alors, ne nous séparons pas.

Elle avait recommencé ses explications en revenant vers la mare; là, ne voyant personne, elle l'avait pris dans ses bras, puis après l'avoir embrassé, elle s'était sauvée sans se retourner.

Il était resté immobile, et pendant qu'il la suivait des yeux, le sentiment de trouble et de malaise qu'il avait déjà éprouvé en sortant de la Banque l'envahissait de nouveau; il avait cru dans son délire passionné qu'il serait fier de son crime, et maintenant c'était la chaleur de la honte qui lui brûlait le visage.

XXVII

Avant de rentrer chez elle, madame Fourcy envoya une dépêche télégraphique à La Parisière:

«Venez ce soir ou demain, je vous remettrai le nécessaire.»

Ainsi, il serait rassuré, car bien qu'il fût couvert au moins dans une certaine mesure, il devait commencer à être inquiet, et elle ne voulait pas tourmenter inutilement un brave garçon, qui en plus d'une circonstance lui avait rendu service.

Cela fait, elle se hâta de regagner sa maison, serrant par moment sous sa poitrine le paquet de billets de banque avec des tressaillements voluptueux.

Enfin elle avait réussi cette dernière opération comme elle avait réussi toutes celles qu'elle avait entreprises elle-même, servie une fois de plus par sa chance. Mais malgré tout ce serait la dernière: maintenant elle voulait être à son mari et à ses enfants, rien qu'à eux. C'était cette raison, pour elle toute-puissante, qui l'avait déterminée à envoyer ce pauvre Robert en voyage. Assurément elle eût voulu lui épargner ce chagrin, car il avait réellement éprouvé une grande, une très grande douleur lorsqu'elle lui avait rappelé qu'ils devaient se séparer. Elle l'avait bien vu. Mais quoi? pouvait-elle sacrifier son repos à la satisfaction de ce garçon? Il venait de se conduire très galamment, cela était certain. Il était très bon enfant, cela était certain aussi. Mais malgré tout, comme il était gênant et encombrant avec ses sentiments passionnés! Quelle singulière idée il se faisait de la vie: dans le bleu, toujours plus haut. Qu'il y montât, qu'il y restât si telle était sa fantaisie. Mais pour elle, elle avait affaire sur la terre, où elle voulait qu'on la laissât désormais tranquille et se reposant.

Quand ils la virent arriver, Fourcy et Marcelle poussèrent en même temps une exclamation de surprise.

—Que t'est-il donc arrivé? demanda Marcelle.

—Es-tu souffrante? demanda Fourcy qui s'inquiétait facilement et dont la sollicitude pour sa femme était toujours en éveil.

—J'ai manqué le train tout simplement.

—Et tu n'as pas attendu l'autre?

—Non; cela m'aurait pris trop de temps.

—Une demi-heure.

—Je serais revenue trop tard; et pendant cette demi-heure, je me serais donné la fièvre d'impatience, te sachant là dans ton lit.

Il lui prit la main et la lui embrassa.

—J'irai demain à Paris, dit-elle, ou après-demain quand tu seras mieux.

—Je ne suis pas bien mal.

—Enfin je ne veux pas te quitter: il faut que tu sois malade pour que nous ayons la bonne fortune de te voir au milieu de nous, je ne vais pas choisir ce moment-là pour m'éloigner: j'avais presque des remords d'être partie.

Fourcy ne répondit rien, mais d'un signe à sa fille il l'appela près de lui.

—Regarde ta mère, mon enfant, dit-il d'une voix émue; tu auras un mari un jour, souviens-toi; sois pour lui ce qu'elle est, ce qu'elle a été depuis vingt ans pour ton père.

Elle reprit près de lui la place qu'elle avait quittée pour partir à Paris, et pendant la journée la mère et la fille s'ingénièrent à qui mieux mieux à faire paraître le temps moins long au malade; quand Marcelle ne lui faisait pas de la musique, madame Fourcy lui lisait les journaux.

—Vous me faites presque souhaiter d'être toujours malade, dit Fourcy.

—Quel malheur que Lucien soit à Paris, dit madame Fourcy, nous serions si heureux tous les quatre ensemble.

—A propos, dit Marcelle, on n'a pas vu Robert aujourd'hui; il n'avait pas l'air gai hier; tu diras ce que tu voudras, papa, mais je ne pourrai jamais m'habituer à l'humeur de ce garçon-là. Qu'est-ce qu'il fait ici? Peux-tu me le dire toi, maman? Il est parti toute la journée. Il rentre le soir pour se coucher, et quand il se montre, c'est avec une tête… oh, mais une tête. Et vous appelez ça passer une saison à la campagne! Elle lui aura été bien agréable, sa saison; non, papa, non, jamais, jamais je ne m'habituerai à lui.

—Je crois que tu n'auras pas d'efforts à faire pour cela, dit madame
Fourcy.

—Que veux-tu dire? demanda Fourcy.

—Je crois qu'il est à la veille de faire un voyage

—Il te l'a annoncé?

—Pas positivement.

—Ah! tant pis, dit Marcelle.

—Mais c'est probable, continua madame Fourcy.

—Alors tant mieux, dit Marcelle. S'il paraissait s'amuser chez nous, je ne parlerais pas ainsi, mais puisqu'il s'ennuie, le mieux pour tous est qu'il s'en aille; c'est de tout coeur que je lui souhaite bon voyage.

Et comme elle sortit sur ce mot, Fourcy continua à parler de Robert avec sa femme.

—Ce que c'est que l'influence d'une passion coupable, dit-il, voilà un garçon qui, assurément, est doué de qualités réelles. Eh bien, comme il est absorbé par sa passion, dominé par elle, il se rend insupportable à tous. Ah! je donnerais bien quelque chose pour connaître la coquine qui s'est emparée de lui. Tu n'as pas quelques soupçons?

—Comment veux-tu?

—Ah! c'est juste. Heureusement que cela va prendre fin, au moins je l'espère: ce voyage est un indice favorable; il aura réfléchi; et puis comme d'autre part nous lui avons coupé les vivres, sa coquine en voyant qu'elle ne peut plus l'exploiter l'aura probablement envoyé promener.

A ce moment, Marcelle rentra dans la chambre émue et tremblante.

—Qu'as-tu?

—C'est M. Evangelista qui est là, peux-tu le recevoir, maman?

—Mais…

—Je resterais près de papa.

—Pas du tout, dit Fourcy, descendez l'une et l'autre, et retenez le marquis aussi longtemps qu'il voudra, j'ai sommeil.

Il ne fut pas difficile de retenir le marquis Collio qui se montra très aimable pour Marcelle, très empressé auprès d'elle, sans aucune de ces exagérations de galanterie italienne qui jusqu'à ce jour avaient été dans ses habitudes.

Marcelle était radieuse.

Et de son côté madame Fourcy manifestait une franche satisfaction, qui mettait Evangelista à son aise et lui permettait d'exprimer ce qu'il sentait et ce qu'il pensait, sous les yeux mêmes de madame Fourcy, sans aucun embarras, en homme qui a pris son parti et qui est heureux de s'être décidé.

Évidemment, il voyait maintenant Marcelle avec d'autres yeux, et il reconnaissait des qualités et des charmes dans la fille de l'associé de la maison Charlemont, dont il ne s'était point aperçu quand elle n'était que la fille de M. Fourcy tout court: de là à une demande en mariage, il n'y avait qu'un pas, et en les regardant, en les écoutant, madame Fourcy se disait qu'il serait bientôt franchi.

N'avait-elle pas le droit de s'enorgueillir de son ouvrage? Evangelista était un homme charmant, qui ferait un excellent mari; et puis il était marquis, ce qui à ses yeux avait son prix. Ce n'était pas seulement d'une belle fortune qu'elle allait jouir désormais, mais encore d'un rang dans le monde et par son mari et par son gendre. Ah! comme elle avait été sage de se débarrasser de Robert, et comme elle allait aussi rompre nettement avec Ladret. Plus de soucis: la paix, le bonheur pour elle et pour les siens.

Comme la visite d'Evangelista se prolongeait, il en survint une autre qui décida le marquis Collio à se retirer, celle de La Parisière.

—Veux-tu que je remonte auprès de père? demanda Marcelle qui n'éprouvait aucun plaisir à voir et à écouter le coulissier.

—Volontiers.

—J'ai reçu votre dépêche et j'accours, dit La Parisière aussitôt que
Marcelle fut sortie du salon.

—Vous m'excusez de n'avoir pas été à Paris; j'ai été retenue par la maladie de mon mari.

—Vous savez, avec moi, les politesses sont inutiles, je trouve même que c'est du temps perdu, et je ne comprends pas qu'on s'amuse à perdre le temps à un tas de cérémonies et de paroles oiseuses: «Bonjour, bonsoir, comment vous portez-vous?» Si l'on calculait ce que cela fait au bout de l'année et encore mieux au bout de la vie d'un homme, on y renoncerait. Vous avez besoin de moi. Vous m'appelez, me voici. Au fait, de quoi s'agit-il.

—Des fonds que je dois vous remettre.

—Je m'en doute bien, et alors vous avez décidé…

—Que je vais vous les remettre.

La Parisière sauta sur sa chaise; évidemment il ne s'attendait pas à cette réponse.

—Si vous voulez me donner un moment, continua madame Fourcy, je vais aller vous les chercher.

Elle revint bientôt, portant le paquet de billets que Robert lui avait remis.

—Voici trois cent mille francs, dit-elle, le compte y est, si vous voulez le vérifier.

—Comment! en billets de banque, s'écria la Parisière.

—En quoi donc pensiez-vous que j'allais vous les verser; en sous?

—En valeurs, en titres quelconques que j'aurais négociés, car je n'ai jamais eu d'inquiétude sur vos ressources; mais du diable si je m'imaginais que vous aviez trois cent mille francs comme ça chez vous! Mes compliments.

Et il la salua respectueusement.

—Je ne les avais pas, mais on me les devait et je les ai fait rentrer.

—Alors mes compliments à votre créancier; je voudrais bien en avoir quelques-uns de ce genre.

—J'ai même fait rentrer une plus grosse somme; et vous me ferez acheter demain pour cent mille francs de rente trois pour cent, au porteur bien entendu; je vous verserai l'argent dans la journée.

—Et c'est tout? demanda La Parisière sur le ton de la plaisanterie.

—Mon Dieu, oui. A ce propos je vous dirai que c'est la dernière affaire que nous faisons ensemble, Heynecart m'a donné une leçon qui me profitera.

La Parisière secoua la tête d'un air incrédule.

—Vous verrez, dit madame Fourcy.

Et après qu'il eut compté les billets, elle le congédia.

—Comment! tu n'as pas fait monter La Parisière, demanda Fourcy lorsqu'elle revint près de lui.

—Il t'aurait fatigué.

—Et que voulait-il?

—Prendre de tes nouvelles.

—Voilà qui est vraiment aimable de sa part, lui qui sacrifie si peu à la politesse.

Le soir, en rentrant, Lucien rendit compte à son père de ce qui s'était passé à la maison de banque pendant la journée; tout avait marché avec la régularité ordinaire.

Mais pour lui il avait été surpris par une dépêche qu'il avait reçue de
Dieppe: cette dépêche était de Robert, qui annonçait qu'il allait faire
un voyage en Angleterre: parti à l'improviste sans avoir pu revenir à
Nogent, il priait Lucien de l'excuser auprès de M. et madame Fourcy.

—Du coup il est parti, s'écria Marcelle, bon voyage!

—Quand il reviendra, dit Fourcy, tu verras comme il sera aimable.

XXVIII

La dernière corvée que madame Fourcy s'était imposée était d'aller chercher les cent mille francs que Ladret lui avait promis. Elle eût bien voulu la retarder et rester à Nogent auprès de son mari; mais elle ne pouvait pas laisser passer le délai qu'elle avait fixé elle-même à Ladret. C'était pour le samedi qu'elle était censée avoir besoin de cet argent; elle ne pouvait donc pas attendre au lundi ou à un autre jour. Il lui eût demandé comment elle avait pu effectuer son payement sans le gros appoint qu'il lui apportait, et la réponse eût été difficile, sinon impossible. Et puis, il avait l'argent aux mains, et il fallait coûte que coûte mettre l'occasion à profit. Ce n'était pas avec lui qu'on pouvait dire que ce qui est différé n'est pas perdu.

Elle partit donc en promettant d'être absente aussi peu de temps que possible.

—Ne te presse pas, dit Fourcy, je suis bien, et je vais descendre au jardin où Marcelle me tiendra compagnie, tu ne me laisses pas seul.

Apres le départ de sa femme, il alla, comme il l'avait dit, s'installer dans le jardin. Le temps était à souhait pour un malade, ni trop chaud, ni trop frais, tempéré par une douce brise qui vivifiait l'air.

Il s'allongea dans un fauteuil, les pieds sur une chaise, et Marcelle, s'étant assise auprès de lui, reprit haut la lecture d'un livre qu'elle avait commencé le matin.

Soit que le livre ne fût guère amusant, soit que le grand air produisît un effet assoupissant sur lui, au bout d'un certain temps, il s'endormit.

Marcelle lut encore quelques instants, puis elle baissa la voix progressivement, puis enfin elle se tut.

Pendant assez longtemps elle resta sans bouger, mais la femme de chambre s'étant avancée pour lui parler, ce fut elle qui se dérangea et qui, marchant doucement sur la pointe des pieds, alla au-devant de la domestique. Il s'agissait d'une armoire à ouvrir. Alors ayant bien regardé son père, elle entra dans la maison: il dormait toujours, et comme du balcon elle pouvait le voir à la place qu'il occupait, elle crut qu'elle pouvait sans inconvénient le laisser seul pour quelques instants.

A peine était-elle entrée dans la maison, que la jardinière qui était en même temps la concierge s'avança vers Fourcy, précédant un jeune homme assez élégamment vêtu, qui portait à la main un petit paquet enveloppé de papier blanc.

Au bruit de leurs pas sur le sable, Fourcy s'éveilla.

—Qu'est-ce que c'est?

Le jeune homme s'avança.

—Mon Dieu, monsieur, je suis vraiment fâché de vous avoir éveillé, mais je ne savais pas que vous dormiez, on m'avait dit que vous étiez dans le jardin vous reposant, et comme je ne pouvais pas laisser en des mains étrangères ce que j'apporte à madame Fourcy, qui est absente, j'avais cru que je pouvais demander à vous voir. Je vous fais toutes mes excuses.

—Ce n'est rien.

Et Fourcy tendit la main pour prendre le petit paquet que la jeune homme lui remit.

Il était assez léger ce paquet, et de forme ronde; sous le papier de l'enveloppe on sentait un couvercle bombé; en tout, cela avait assez l'air d'une boîte de bonbons.

Fourcy l'ayant pris le déposa négligemment sur une chaise à côté de lui, tandis que le jeune homme le regardait avec surprise.

A ce moment Marcelle parut dans le jardin, sur le perron de la maison, mais voyant son père avec quelqu'un et pensant qu'il était en affaire, elle n'avança pas.

—Et de la part de qui dois-je remettre cette boîte à ma femme? demanda
Fourcy.

—De la part de MM. Marche et Chabert, bijoutiers.

—Très bien.

—Je réitère mes excuses à monsieur pour l'avoir dérangé, mais je ne pouvais vraiment pas laisser un objet de cette valeur entre les mains d'une domestique.

Ce fut au tour de Fourcy de regarder le jeune commis avec surprise; alors celui-ci, se méprenant sur la cause de cette surprise, se hâta d'ajouter:

—Je n'ai certes pas l'intention de mettre en doute la probité de cette domestique, mais je n'aurais pas osé lui confier cet écrin que MM. Marche et Chabert m'avaient recommandé, d'ailleurs, de ne remettre qu'à madame Fourcy; madame ou monsieur, c'est la même chose.

—Vous avez une facture? demanda Fourcy.

—La voici.

Et le commis tira de son portefeuille une facture sur papier rose; elle était simplement pliée en deux et non sous enveloppe.

Fourcy l'ouvrit, le total lui sauta aux yeux et lui fit pousser un cri.

—Qu'est-ce que cela?

—La facture de réparation du collier.

—On a fait erreur.

—Je ne crois pas; mais si monsieur a des observations à faire je vais en prendre note; je ne dois pas toucher la facture qui n'est pas acquittée; je puis assurer monsieur qu'on s'est conformé en tout aux recommandations de madame: les deux diamants qui ont été changés sont repris au prix qui a été convenu et ceux qui ont été mis en place ont été choisis par madame qui en a accepté le prix; le reste est pour le travail de réparation, et fixé tout au juste, comme c'est l'habitude de la maison.

Pendant ces explications assez longues, Fourcy avait eu le temps de se remettre et de se dominer.

—Il suffit.

Le commis recommença ses excuses, et il allait se retirer lorsque Fourcy le retint.

—A combien estimez-vous ce collier? dit-il en montrant l'écrin du doigt.

—C'est selon.

—Comment cela?

—Je veux dire: est-ce pour en acheter un pareil? ou pour vendre celui-là?

—Pour en acheter un pareil.

—De cinquante à soixante mille francs; mais c'est un prix en l'air, monsieur doit le comprendre.

—Parfaitement, je vous remercie.

Cette fois le commis de MM. Marche et Chabert s'en alla.

Alors, Marcelle qui le guettait vint à son père, mais brusquement, sur un ton qu'il n'avait jamais pris avec elle, celui-ci la pria de le laisser seul.

Peinée encore plus que surprise, elle le regarda; il était pâle et ses mains tremblaient.

—Tu es plus mal, s'écria-t-elle.

—Non, laisse-moi, je t'en prie, laisse-moi.

Elle n'osa pas insister; mais elle ne s'éloigna que de quelques pas et elle resta dans le jardin de manière à ne pas quitter son père des yeux.

Il voulait être seul pour réfléchir, pour raisonner, pour comprendre. Un collier de diamants de cinquante mille francs appartenant à sa femme! Une réparation de six mille francs commandée par elle! Qu'est-ce que cela pouvait vouloir dire! C'était à croire qu'il rêvait, ou que la fièvre lui donnait le délire. Et cependant il était bien éveillé, en pleine réalité. Ce commis venait de lui parler. Il tenait entre ses mains ce collier.

Alors?

Il cherchait.

Mais il ne trouvait pas de réponses aux questions qui se pressaient, qui se heurtaient dans sa tête bouleversée.

Il était vrai que sa femme aimait les pierreries et les bijoux; mais elle n'avait jamais eu que des pierres fausses.

Comment ce collier valait-il cinquante mille francs?

Il y avait là quelque erreur, quelque mystère qu'il était fou de vouloir examiner tant que sa femme n'était pas là. D'un mot bien certainement elle lui expliquerait cela. Il fallait donc l'attendre.

L'attendre sans chercher, sans se donner la fièvre, sans se laisser entraîner à des explications qui n'expliqueraient rien.

Mais il avait beau se répéter cela, l'angoisse le dévorait.

Alors il appela sa fille et la pria de reprendre sa lecture.

Puis il lui dit de le laisser seul.

Puis il la rappela encore.

Marcelle, en le voyant ainsi, avait été prise d'une inquiétude mortelle; elle avait voulu envoyer chercher le médecin, mais il s'y était opposé; sa mère n'arriverait-elle point à son secours?

Mais elle se fit attendre longtemps encore, et comme la fraîcheur commençait à tomber, Fourcy remonta à sa chambre, toujours aussi agité.

Enfin madame Fourcy arriva et Marcelle qui avait l'oreille aux aguets reconnut son pas dans l'escalier:

—Voici maman.

—Laisse-moi avec ta mère.

Madame Fourcy entra vivement dans la chambre et elle courait à son mari pour l'embrasser quand, l'ayant regardé, elle s'arrêta:

—Qu'as-tu? Tu es plus mal.

Il s'était dit qu'il l'interrogerait de telle et telle manière, et il avait réglé les questions qu'il lui adresserait, mais il oublia tout pour courir immédiatement à la question qui l'avait si horriblement angoissé.

—Comment as-tu un collier en diamants qui vaut cinquante mille francs?

Elle resta syncopée, et ce ne fut qu'au bout de quelques instants qu'elle retrouva la parole:

—Que veux-tu dire? balbutia-t-elle.

—Un commis de MM. Marche et Chabert t'a rapporté un collier? d'où te vient-il?

Pendant qu'il parlait, elle avait eu le temps de se remettre et de réfléchir, cependant elle n'avait pas encore pu préparer sa réponse.

—Ah! mon pauvre Jacques, dit-elle, dans quel état je te retrouve.

—Ce collier!

Elle hésita.

—Il y a là une erreur, n'est-ce pas? demanda-t-il d'un ton suppliant: explique-moi, parle.

Elle se décida:

—Je vois bien qu'il faut tout te dire, si pénible, si honteux que cela soit pour moi.

—Mon Dieu!

—Tu te souviens de toutes les difficultés que tu as opposées à M. Esserie quand il a voulu que la maison Charlemont se charge de l'émission de son affaire d'Algérie et tu te souviens aussi de toutes mes instances pour te décider à prendre cette émission; eh bien, ce collier a été ma récompense, M. Esserie me l'a offert quelques mois avant sa mort.

—Et tu ne m'en as rien dit!

—Je n'avais pas osé tout d'abord; et puis, à mesure que le temps s'est écoulé, j'ai moins osé encore; ah! j'ai bien souffert je t'assure; et je me suis demandé bien souvent si tu ne voyais pas que je te cachais quelque chose; il me semblait que tu allais m'interroger, et alors je me serais confessée, comme je me confesse en ce moment.

Il laissa échapper un profond soupir de soulagement; et l'attirant à lui il l'embrassa.

—Ah! Geneviève, quel mal tu m'as fait! Appelle Marcelle que je l'embrasse, car j'ai été bien dur pour elle, la pauvre enfant; comme on est injuste et cruel quand on souffre!

XXIX

Cette émotion ne devait pas être la seule de la journée.

Après le dîner Fourcy voulut que Lucien lui rendît compte ce ce qui s'était passé à la maison de banque.

—Cela va te fatiguer, dit madame Fourcy, tu as besoin de repos.

—Il est vrai que j'ai besoin de calme, et grandement, mais le meilleur moyen de me le donner, c'est de m'assurer que tout est en ordre; j'en dormirai mieux. Va, Lucien.

Et Lucien commença ses explications; il avait apporté des lettres, des notes, il les lut à son père qui, couché dans son lit, écoutait attentivement, tandis que madame Fourcy et Marcelle à l'autre bout de la chambre travaillaient silencieusement autour d'un guéridon, sous la lumière de la lampe.

Comme cela durait depuis assez longtemps déjà, madame Fourcy s'approcha du lit.

—Tu vas te fatiguer, dit-elle.

—Nous avons bientôt fini, donne-moi le cahier des mandats blancs, une plume, de l'encre, et tout de suite après je dors.

Elle passa dans sa chambre et presque aussitôt, elle revint apportant le cahier que son mari lui avait demandé.

Alors, celui-ci s'asseyant sur son lit et se faisant donner un petit pupitre, se mit à remplir les souches restées au cahier, en consultant et en copiant les pièces de caisse que Lucien lui tendait.

—Après? dit-il tout à coup.

—C'est tout.

—Comment c'est tout?

—Tu vois, dit Lucien, montrant la dernière pièce qu'il venait d'appeler; je suis au bout.

—Tu te seras trompé, recommence.

Lucien recommença, lisant les pièces de caisse, tandis que Fourcy suivait sur les souches du cahier.

—Tu vois bien qu'il manque un mandat, dit Fourcy.

—Tu m'en as donné dix hier, six ce matin, en tout seize.

—Il y en a eu dix-sept de détachés du cahier.

Et Fourcy compta les souches.

Puis passant le cahier à son fils:

—Compte toi-même, dit-il.

Lucien fit ce compte et comme son père il trouva dix-sept.

—Comment cela peut-il se faire? demanda-t-il.

Fourcy ne répondit pas à cette interrogation, mais d'une voix frémissante, il dit:

—Donne-moi le cahier et appelle toi-même les numéros d'après les pièces de caisse.

Vivement Lucien fit ce que son père lui demandait.

—Tu vois, dit celui-ci, que le mandat qui manque porte le numéro 30,150; il se trouve donc entre les dix que je t'ai donnés hier et les six de ce matin.

—Voilà qui est extraordinaire, murmura Lucien.

—Cela est.

Madame Fourcy et Marcelle s'étaient approchées du lit, elle écoutaient ces paroles qui s'échangeaient rapidement, qui volaient entre le père et le fils.

—Comment t'expliques-tu cela? demanda madame Fourcy à son mari.

—Je ne m'explique rien, je cherche, répondit Fourcy.

Et en même temps il attacha ses yeux sur son fils, le regardant attentivement, le sondant.

Sous ce regard Lucien se troubla et un flot de sang lui empourpra le visage.

—Tu ne m'as bien donné que dix mandats hier, dit-il, tu les as comptés toi-même et je les ai comptés aussi, voici la note qui constate qu'ils ont été remis tous les dix à la caisse; pour aujourd'hui voici celle qui constate la remise des six que tu m'as fait porter ce matin.

Il y eut un moment de lourd silence, ni Fourcy ni madame Fourcy ne regardaient leur fils, seule Marcelle tenait ses yeux tournés vers son frère.

Ce fut seulement après quelques secondes terriblement longues que Fourcy reprit la parole, mais cette fois pour s'adresser à sa femme, et aux premiers mots qu'il prononça il fut facile de voir qu'un travail s'était opéré dans son esprit et que d'une première idée à laquelle il n'avait pas pu se tenir, il était passé à une autre.

—Hier matin, n'est-ce pas, dit-il, aussitôt après avoir signé les mandats je t'ai remis le cahier?

—Oui.

-Qu'en as-tu fait?

—Je l'ai porté dans ma chambre.

—Tout de suite?

—Tout de suite.

—Et tu l'as enfermé dans ton petit bureau?

—Oui… c'est-à-dire que je l'ai mis sur mon bureau qui était ouvert à ce moment.

—As-tu fermé le bureau?

—Oui…

—Tu n'en es pas sûre?

—Oui,… au moins je le crois.

—Tout de suite?

—Je crois que oui; en tous cas je n'ai pas quitté ma chambre, ou si je l'ai quittée un instant ç'a été pour venir dans celle-ci.

—Tu n'as pas oublié tes clefs sur ton bureau?

—Cela non, j'en suis certaine.

—Et ce matin?

—Ce matin, je t'ai donné le cahier quand tu me l'as demandé, et je l'ai remis aussitôt dans le bureau.

—Tu l'as trouvé fermé quand tu as voulu prendre le cahier?

—Fermé à deux tours, je m'en souviens parfaitement.

—C'est incompréhensible, dit Fourcy qui se laissa aller sur l'oreiller.

—Tu vois, dit madame Fourcy, tu vas te donner un violent accès de fièvre, je t'en prie, calme-toi; ce mandat ne peut pas avoir disparu tout seul; il se retrouvera demain, sois-en certain; il y a là quelque erreur, peut-être une niaiserie.

—Veux-tu que j'aille à Paris? demanda Lucien.

—Tu ne trouverais personne ce soir, dit madame Fourcy, il faut attendre à demain. Je t'en prie, Jacques.

Et par de douces paroles, comme on fait avec les enfants malades, elle s'efforça de le calmer et de le persuader qu'il devait dormir.

Dormir! Il en avait bien envie vraiment. Cependant, il ne répondit rien, et il parut se rendre aux raisons qu'elle lui donnait.

Elle crut qu'elle l'avait convaincu, et comme il ne parlait plus, elle pensa qu'il dormait. Alors, de peur de l'éveiller, ils sortirent tous les trois de sa chambre.

Mais il ne dormait point et quels que fussent ses efforts pour se calmer, pour ne pas penser, il ne trouvait point le sommeil.

Comment expliquer cette étrange disparition? c'était la question qu'il agitait; la tournant dans tous les sens, l'examinant sous toutes ses faces, sans pouvoir la résoudre autrement qu'en admettant que ce mandat qui manquait avait été dérobé, qu'on l'avait détaché de la souche.

Mais pour cela il avait fallu qu'on eût le cahier entre les mains et personne ne l'avait touché à l'exception de sa femme et de son fils.

C'était toujours là qu'il s'arrêtait, la tête en feu, le coeur serré, les entrailles tenaillées.

Car enfin, malgré tout ce qu'il pouvait se dire, il y avait un fait qui l'écrasait de tout son poids et dont tous les raisonnements du monde ne pouvaient pas le débarrasser: un mandat avait disparu.

Les heures s'écoulèrent, le sommeil ne vint pas.

Enfin, n'y tenant plus, il descendit doucement de son lit, et à pas étouffés, il alla écouter à la porte de la chambre de sa femme: aucun bruit, sa femme dormait.

Alors il passa une robe de chambre et, allumant une bougie à sa veilleuse, il ouvrit sa porte avec précaution, puis marchant légèrement, il monta à la chambre de son fils qui était au second étage.

La porte n'étant point fermée en dedans, il n'eut qu'à tourner le bouton pour entrer: le bruit que fit le pêne dans la gâche réveilla Lucien qui se dressa vivement sur le coude et regarda effaré autour de lui en homme surpris dans son premier sommeil.

En voyant son père pâle et les traits contractés, il poussa un cri:

—Tu es plus mal.

Il allait sauter à bas du lit, mais son père le retint.

—Non, dit-il, j'ai à te parler.

Alors Lucien le regarda et il fut effrayé de l'altération de ses traits; jamais il ne lui avait vu cette expression de souffrance et de désolation.

—Tu n'aurais pas dû te lever, dit-il tendrement, il fallait me faire appeler, je serais descendu; tu vas gagner froid; descendons ensemble, tu te recoucheras et tu me parleras de dedans ton lit; moi je ne suis pas malade.

Le visage de Fourcy se détendit, mais ce ne fut qu'un éclair.

—C'est du mandat, dit-il, que j'ai à te parler.

—Tu as une idée?

Fourcy hésita un moment, puis d'une voix basse:

—Oui, dit-il.

—Eh bien?

Mais Fourcy ne parla pas, pendant longtemps il resta les yeux attachés sur son fils.

—Il est certain, dit-il enfin, que le cahier n'a passé que par les mains de ta mère… et par les tiennes.

—Eh bien? balbutia Lucien.

Mais Fourcy ne put pas continuer comme il avait commencé par déductions méthodiques, un élan l'entraîna:

—Tu as toujours été un bon garçon, dit-il, honnête et loyal, mais tu es jeune, tu as pu céder à des suggestions… Tu t'es peut-être trouvé dans une position grave.

—Père! s'écria Lucien haletant.

—Oui, c'est ton père qui te parle, un père qui t'aime tendrement et qui trouverait dans son amour paternel…

Mais Lucien ne le laissa pas continuer:

—Toi, s'écria-t-il, c'est toi qui…

Déjà sous l'éclair du regard de son fils, Fourcy avait détourné les yeux dans un mouvement de confusion, ce cri acheva de le bouleverser.

Se jetant sur son fils il lui posa la main sur la bouche.

—Non, s'écria-t-il, ne prononce pas ce mot que je n'aurais jamais dû prononcer moi-même; j'ai foi en toi, mon fils, mon cher enfant.

Et le prenant dans ses deux bras, il l'embrassa passionnément.

Puis lui passant la main sur les cheveux avec un geste qui avait la douceur d'une caresse maternelle:

—Pardonne-moi, dit-il, c'est la fièvre qui m'a affolé.

Ce fut Lucien qui à son tour le prit dans ses bras et l'embrassa.

—Nous chercherons demain ensemble, dit-il, et nous trouverons; pour ce soir laisse-moi te reconduire et te recoucher.

Mais Fourcy ne voulut pas le laisser entrer dans sa chambre.

—Ta mère nous entendrait; que lui dirions-nous?

XXX

La mort seule aurait pu empêcher Fourcy d'aller le lendemain à Paris; il se trouva avec Lucien à l'ouverture des bureaux de la banque.

La vérification fut courte; la caisse n'avait bien eu aux mains que seize mandats; le dix-septième détaché de la souche et portant le numéro 30,150 ne figurait nulle part.

Fourcy, Lucien et le caissier principal coururent à la Banque de France pour continuer les recherches commencées; car ce n'est pas l'habitude de la Banque de France de prévenir jour par jour ses clients des payements qu'elle fait pour eux et c'est tous les vingt jours seulement qu'il y a une vérification contradictoire de la part de la Banque et du titulaire du compte courant.

La recherche fut facile: le mandat 30,150 était de trois cent mille francs, signé Fourcy et acquitté par James Marriott.

Le vol était manifeste.

Par qui avait-il été commis?

On interrogea les employés de la première caisse; mais il y eût contradiction dans les réponses qu'on en put tirer.

Pour les uns ce James Marriott était un jeune Anglais de grande taille à l'air raide et brutal.

Pour un autre ce n'était pas un jeune homme, c'était au contraire un vieillard à cheveux blancs qui avait toute la tournure d'un patriarche.

Et personne ne voulait démordre de son opinion.

—Je me souviens parfaitement qu'il avait les cheveux noirs.

—Et moi qu'il les avait blonds.

—Et moi qu'il les avait blancs.

A côté de ces observateurs il y avait des employés qui ne se rappelaient rien et qui n'avaient pas fait attention à la couleur des cheveux de James Marriott, ni à sa taille, ni à son âge, ayant d'autres préoccupations en tête que de regarder les gens qui défilaient devant les guichets.

Une autre question qui se présentait était celle de savoir si la signature de Fourcy était vraie ou fausse: les employés de la Banque soutenaient qu'elle était vraie et qu'entre cette signature et celle des seize autres mandats il n'y avait aucune différence appréciable; Fourcy convenait de cette parfaite ressemblance, mais il ne reconnaissait pas cette signature cependant comme la sienne, et la preuve qu'il donnait, aussi bien qu'il se la donnait à lui-même, il la trouvait dans ce fait que les mots «trois cent mille francs» étaient ou plutôt semblaient écrits par lui; il avait signé des mandats, cela était certain, il avait même rempli les blancs sur plusieurs, cela était certain aussi: mais ce qui était tout aussi certain, c'était que sur aucun il n'avait écrit les mots «trois cent mille francs»; donc la signature n'était pas plus de sa main que l'inscription, elles étaient l'une et l'autre l'oeuvre d'un faussaire habile.

Mais alors comment ce faussaire avait-il pu se procurer ce mandat blanc?
C'était la question qui se posait pour lui, comme pour les autres.

Lorsqu'il avait été question d'avertir la police, Fourcy avait manifesté une certaine répugnance à recourir à son aide, ce qui avait grandement surpris son caissier et les employés de la Banque de France, cependant il avait cédé; alors après toutes les explications données, la question de la police avait été la même:

—Comment le faussaire avait-il pu se procurer le mandat qu'il avait signé et rempli?

Et Fourcy n'avait pu répondre que ce qu'il se répondait depuis la veille, c'est-à-dire qu'il n'y comprenait rien.

Le premier jour, il avait signé dix mandats, le second, il en avait signé six, en tout seize, et cependant dix-sept avaient été détachés de la souche.

—Entre quelles mains le cahier avait-il passé?

Entre les siennes et aussi entre celles de sa femme et de son fils.

Lucien présent n'avait pas pu s'empêcher de détourner les yeux, et à la rougeur qui tout d'abord avait empourpré son visage avait brusquement succédé une pâleur mortelle: si son père qui le connaissait et l'aimait avait pu le soupçonner, ces gens ne le pouvaient-ils pas bien mieux encore? il leur fallait un coupable.

—Et dans ces conditions vous n'avez pas de soupçons sur quelqu'un?

—Je n'en ai pas.

—Et cependant?

—Il y a un coupable. Évidemment. Mais quel est-il, où est-il? je l'ignore et c'est ce que je vous demande de chercher.

—Nous le chercherons, et il est à croire que nous le trouverons.

Lucien aurait voulu que son père rentrât aussitôt à Nogent, mais avant de quitter Paris, Fourcy avait besoin de voir M. Charlemont à qui il devait annoncer ce vol.

Il se rendit donc rue Royale.

—Veux-tu que je monte avec toi? demanda Lucien.

Mais cette offre que son affection filiale lui inspirait n'était pas sans le troubler; quelle contenance prendrait-il si M. Charlemont le regardait avec les mêmes yeux que les gens de la police? Si fort qu'il fût de sa loyauté et de son innocence, il sentait très bien qu'on pouvait, que même on devait le soupçonner et cela lui causait de lâches angoisses.

Mais Fourcy n'accepta pas son secours:

—Je passerai au bureau avant de rentrer et si j'ai besoin de toi tu m'accompagneras.

Justement, M. Charlemont venait de rentrer.

—Toi à Paris! dit-il en voyant entrer Fourcy, tu vas mieux alors?

Mais en le regardant, il comprit qu'il devait se tromper: Fourcy était pâle, ses yeux avaient une fixité étrange, les sourcils se tenaient relevés et des rides profondes creusaient des sillons dans le front.

—Serais-tu plus mal? demanda M. Charlemont.

—Je suis sous le coup d'une émotion terrible; on vient de nous voler trois cent mille francs.

—Oh! oh! et comment cela?

Fourcy expliqua ce comment, ou plutôt il expliqua qu'il ne pouvait rien expliquer.

M. Charlemont était beau joueur, il avait perdu et gagné des sommes considérables sans se laisser jamais émouvoir; il écouta donc le récit de Fourcy sans se troubler, en le suivant de point en point, et en le classant méthodiquement dans sa mémoire.

—On t'a dérobé un mandat, dit-il, lorsque Fourcy fut arrivé au bout de son récit, c'est clair comme le jour.

—Ce qui n'est pas clair, c'est la façon dont le vol a été commis.

—Tu dis que personne n'a eu le cahier de mandats, entre les mains?

—Personne autre que ma femme et que Lucien.

—C'est là ce que j'appelle personne, ce n'est pas ta femme qui a détaché un de ces mandats.

—Évidemment.

—Ce n'est pas non plus Lucien.

Fourcy laissa échapper un soupir de soulagement.

—Ton fils est un loyal garçon et le soupçonner serait une indignité aussi bien qu'une absurdité.

M. Charlemont avait jusque-là parlé nettement avec son ton ordinaire, mais il baissa la voix et il hésita dans ses mots comme s'il les cherchait.

—Pour que ce mandat ait été dérobé, il faut qu'on l'ait pris dans le bureau de ta femme.

—Mais qui?

—Probablement ce n'est pas un domestique, car je ne crois pas que tu aies des domestiques qui connaissent les mandats blancs et l'usage qu'on en peut faire. C'est donc quelqu'un qui connaît les affaires de banque. N'est-ce pas ton sentiment?

Fourcy n'osa pas répondre.

M. Charlemont baissa encore la voix et s'approchant de Fourcy:

—Où était Robert? dit-il.

Fourcy poussa un cri.

—Mon cher monsieur Amédée, ne laissez pas votre esprit aller jusqu'à une pareille supposition, vous en seriez trop malheureux; vous ne savez pas quelle honte et quels remords ce serait pour vous. Ce que vous me disiez tout à l'heure de mon fils, je vous le répète en l'appliquant au vôtre: Robert est un loyal garçon, le soupçonner serait une indignité.

—Depuis que nous nous sommes vus, j'ai eu la visite de Robert; sais-tu ce qu'il m'a demandé? Trois cent mille francs pour la femme qu'il aime.

—Trois cent mille francs, murmura Fourcy atterré.

—Tu comprends maintenant pourquoi je t'ai demandé: où était Robert?

Mais Fourcy ne resta pas longtemps anéanti sous cette révélation, peu à peu il se redressa.

—Soyez sûr, dit-il, qu'il n'y a là qu'une mystérieuse coïncidence, rien de plus; de ce qu'il vous a demandé trois cent mille francs et que c'est de trois cent mille francs aussi qu'on a fait ce faux mandat, il ne s'ensuit pas qu'il est l'auteur de ce faux.

—Tu conviendras que les apparences l'accusent avec une force terrible.

—Mais d'autre part elles le défendent aussi, car il y avait impossibilité matérielle à ce qu'il pût prendre ce mandat, si l'on admet qu'il en était capable, ce que pour moi je n'admettrai jamais.

—Où sont-elles ces impossibilités? n'habitait-il pas chez toi?

—Le cahier de mandats a été placé par ma femme dans son bureau fermé à clef.

—Et si ta femme n'a pas bien fermé ce bureau, ou si elle a laissé la clef sur la serrure?

—Mais ce bureau est dans la chambre de ma femme, et cette chambre est en communication directe avec la mienne par une porte qui est restée ouverte, ma femme et ma fille ne m'ont pas quitté. Enfin c'est avant-hier matin que j'ai détaché les dix mandats précédant le 30,150, et c'est avant-hier matin aussi que Robert a quitté Nogent.

—Justement, ne l'a-t-il pas quitté après avoir détaché le mandat?

—Mais je vous explique précisément que c'est impossible, puisque entre le moment où j'ai remis le cahier à ma femme pour qu'elle le serre et celui où Robert a quitté la maison, on ne pouvait pas entrer dans la chambre sans que nous nous en apercevions, ma femme, ma fille et moi.

—Il ne s'est pas détaché tout seul, n'est-ce pas? Eh bien, comme il faut que quelqu'un l'ait détaché, si ce n'est pas Robert, c'est ta femme ou ta fille, ou même toi. Choisis maintenant. Pour moi, par malheur, je ne peux pas hésiter.

—Jamais je ne soupçonnerai Robert.

—Mais cette fuite…

—Ce voyage.

—Fuite ou voyage; son brusque départ n'est-il pas une nouvelle charge contre lui? C'est un grand malheur, mon pauvre Fourcy, que tu aies eu l'idée de prévenir la justice.

—Mais la Banque de France l'aurait prévenue.

—Je veux dire que c'est un malheur que nous n'ayons pas pu cacher ce vol. Mes idées là-dessus sont depuis longtemps fixées; ne jamais se plaindre, ne jamais convenir qu'on a été volé. Maintenant comment arrêter la justice? Jusqu'où ira-t-elle?

XXXI

Tout d'abord cette justice que M. Charlemont redoutait ne parut pas faire grand'chose; un commissaire aux délégations judiciaires alla à Nogent plusieurs fois, puis il vint aux bureaux de la rue du Faubourg-Saint-Honoré; et ce fut tout, au moins en apparence.

Mais par contre dans le public, surtout dans le monde de la finance, parmi les employés de la maison Charlemont et parmi les amis et les connaissances de la famille Fourcy, les suppositions allèrent grand train, avec toutes sortes d'explications, chacun ayant la sienne qui naturellement était la seule bonne.

Les détails du vol avaient été connus, répétés et colportés, et tout le monde savait comment les choses s'étaient passées, ou tout du moins comment Fourcy expliquait qu'elles avaient dû se passer.

Un mandat avait disparu, c'était là le fait connu.

Qui l'avait pris? c'était là-dessus que couraient les commentaires.

—Pourquoi ne serait-ce pas le fils Fourcy?

—Oh!

—Il a eu le cahier entre les mains, et il peut très bien en avoir détaché un mandat qu'il aura signé du nom de son père et rempli.

—C'est un honnête garçon.

—Il peut avoir été entraîné par une femme, ou bien par quelque dette de jeu; et il aura perdu la tête. Cela se voit tous les jours, des honnêtes garçons qui donnent tout à coup un démenti à leur honnêteté, et qui vont jusqu'au vol pour satisfaire leur passion.

—Ce n'est pas un garçon passionné.

—En tous cas c'est un garçon qui connaît les affaires de banque, et vous, avouerez avec moi que le vol n'a pu être commis que par quelqu'un au courant du mécanisme de ces mandats blancs, d'autre part vous avouerez aussi qu'ayant eu le cahier de mandats entre les mains il a pu céder à la tentation d'en prendre un.

—C'est un Anglais qui l'a touché.

—Un Anglais, ou un Français, ou un Italien, ou un Allemand, les employés de la Banque varient, et puis quand ce serait réellement un Anglais, n'est-il pas possible que ce garçon ait pris un Anglais pour complice?

Bien que Lucien n'entendît aucun de ces propos, il n'était pas moins cruellement malheureux de cette situation, et personne plus que lui ne souhaitait qu'on trouvât au plus vite le vrai coupable. Quand on le regardait, il s'imaginait qu'on cherchait en lui quelque chose qui trahît sa culpabilité, et qu'on voulait voir comment était fait un voleur. Quand on ne le regardait point, ou bien quand on parlait bas en sa présence, quand on se taisait tout à coup au moment où il arrivait quelque part, il était convaincu que c'était de lui qu'il était question et qu'on l'accusait. Quand on l'interrogeait franchement sur les détails du vol, c'était bien pire encore, et souvent il se troublait par les efforts mêmes qu'il faisait pour paraître calme. Avait-il bien raconté cette fois les choses comme il les avait déjà racontées sans y changer un mot? Ne prendrait-on pas ce changement pour une contradiction? Une contradiction, n'était-ce pas une preuve de culpabilité? Puisque son père qui le connaissait et qui l'aimait avait bien pu le soupçonner, comment des gens qui ne le connaissaient pas et qui ne l'aimaient pas auraient-ils assez foi en lui pour ne pas le juger sur les apparences qui, il s'en rendait compte, devaient le condamner? Il ne pouvait pas prendre les devants et démontrer son innocence. Il ne pouvait même pas se défendre, puisqu'il n'était pas ouvertement attaqué.

A la vérité tous les soupçons ne se portaient pas sur Lucien et quand on disait qu'il avait eu le cahier de mandats entre les mains, il y avait des personnes qui faisaient remarquer qu'il n'avait pas été le seul dans ce cas.

—Pourquoi le soupçonner, ce jeune homme?

—Ce n'est pas le soupçonner que constater qu'il a pu s'il l'a voulu, et s'il en était capable, détacher ce mandat de sa souche.

—Il n'est pas le seul; son père, sa mère aussi ont pu le détacher.

—Oh! le père. Pourquoi aurait-il employé ce moyen dangereux? s'il voulait voler, ne pouvait-il pas prendre dans la maison Charlemont et avec toute sécurité pour lui une somme beaucoup plus importante? Un homme dans la situation de Fourcy ne s'amuse pas à voler trois cent mille francs. Et puis c'est le plus honnête homme du monde.

—Et la mère?

—Allons donc!

—N'était-ce pas elle qui avait la garde des mandats? Avez-vous vu quelquefois une femme ayant à payer la note de son couturier ou de son bijoutier?

—Non.

—Eh bien, moi, j'en ai connu: capables de tout, d'un vol aussi bien que d'un assassinat.

—Madame Fourcy est toujours très simple, cela est un fait.

—Sur elle, oui, je vous l'accorde, mais chez elle? A Paris? A Nogent? Est-ce que c'est avec les cinquante ou soixante mille francs que gagne son mari qu'elle a pu réunir et payer le mobilier luxueux qui se trouve dans ses deux maisons?

—Il y a longtemps qu'elle l'a acheté, ce mobilier.

—L'avait-elle payé?

Et sur ce thème chacun brodait une histoire; ceux qui autrefois s'étaient étonnés qu'elle eût un tapis de vingt mille francs dans son salon, des tapisseries des Gobelins, des sirènes au bas de son escalier, des cantonnières en brocatelle, des vases Médicis en porcelaine de Sèvres, des fanaux de galère, ceux-là s'écriaient d'un air triomphant:

—Vous souvenez-vous de ce que je vous disais autrefois?

—Vous aviez peut-être raison.

—Comment, si j'avais raison?

—Qui aurait cru cela!

—Moi.

—Une honnête femme, une mère de famille!

—Quand elles s'y mettent, ce sont les pires.

—Je ne croirai jamais cela.

Nombreux étaient ceux qui «ne voulaient pas croire cela», mais rares étaient ceux qui ne parlaient pas de ce vol et qui ne cherchaient pas à l'expliquer d'une façon raisonnable ou absurde.

Ainsi colportés et enjolivés par l'imagination, l'envie ou la malveillance, ces bruits étaient devenus une sorte de rumeur publique qui enveloppait la famille Fourcy: à Paris, à Nogent, partout on ne parlait que du vol de ces trois cent mille francs.

Mais dans le monde qui de près ou de loin touchait aux Charlemont, on ne s'en occupait pas moins.

Seulement, de ce côté ce n'était pas Lucien ou Madame Fourcy qui fournissaient le sujet des conversations, et ce n'était pas sur eux que les soupçons tombaient, c'était sur Robert.

Et ceux à qui il s'était adressé pour emprunter les trois cent mille francs, qu'il avait vainement cherchés, ne manquaient pas de faire remarquer la coïncidence curieuse qui existait entre cette tentative d'emprunt et ce vol.

—La même somme, est-ce drôle, hein!

—En tous cas, la rencontre est vraiment extraordinaire.

—Au moment même où il cherche à tout prix trois cent mille francs, on les vole à son père.

—Et notez que c'est chez Fourcy que le vol est commis; c'est-à-dire dans la maison même où habitait à ce moment Robert Charlemont.

—Cependant il faut noter que si des charges s'étaient élevées contre ce jeune homme, ou même simplement des présomptions, on n'aurait pas été assez maladroit pour dénoncer ce vol à la justice.

—Mais il paraît que ce n'est pas M. Charlemont qui a déclaré le vol à la police, ce n'est pas non plus Fourcy intéressé cependant à ce qu'on trouvât le voleur, c'est la Banque de France; il paraît même que Fourcy a manifesté une certaine répugnance à faire sa déclaration.

—Cela est caractéristique.

—Évidemment il avait des soupçons et il craignait qu'on découvrît la vérité. A-t-il fait cette déclaration sincèrement, a-t-il tout dit? N'a-t-il rien voulu cacher? Vous savez comme il est dévoué aux Charlemont, n'a-t-il pas arrangé les choses pour dépister les recherches? Il est homme à faire cela. Il se laisserait même, je crois, soupçonner sans se défendre pour éviter une honte au nom de Charlemont qu'il vénère.

—Il est étrange aussi que Robert Charlemont ait quitté Paris le jour même du vol.

—Où est-il?

—À l'étranger.

—Où cela?

—On n'en sait rien; il a envoyé une dépêche de Dieppe pour dire qu'il passait en Angleterre et depuis on est sans nouvelles de lui.

—Il est seul, ou bien avec la lemme qui lui faisait emprunter trois cent mille francs?

—On ne sait pas.

—Mais cette femme, quelle est-elle? Une cocotte? Une femme mariée?

—Personne ne la connaît, et c'est là ce qu'il y a de vraiment mystérieux dans cette affaire. Il n'a jamais parlé de cette femme, et c'est une discrétion rare chez un jeune homme de dix-neuf ans.

—C'est qu'il ne pouvait pas le faire sans la compromettre.

—Ce n'est donc pas une cocotte?

—Sans doute; mais d'autre part ce n'est pas non plus une honnête femme, car on ne vole pas pour une honnête femme; sans compter qu'il avait déjà dépensé pour elle, avant cette affaire des trois cent mille francs, plus de quatre cent mille francs.

—Si ce n'est pas une honnête femme, c'est au moins une habile femme; elle va bien.

—Peut-être; car il n'y a pas besoin d'être habile avec les gens du tempérament du jeune Charlemont: les passionnés comme lui font des folies naturellement, sans qu'on les pousse, d'eux-mêmes, pour le plaisir de les faire, et pour prouver à celle qu'ils aiment, aussi bien que pour se prouver à eux la grandeur de leur passion.

—Au moins a-t-elle été habile de prendre pour amant un garçon de ce tempérament.

—Cela oui, et il est à croire qu'elle l'avait étudié avant de se faire aimer de lui; car c'est elle qui s'est fait aimer, soyez-en sûr; Robert Charlemont est aussi timide que passionné et si elle n'avait pas été à lui, il est certain que lui n'aurait point osé aller à elle. Elle l'a pris.

—Alors il est probable qu'elle le gardera, les timides sont aussi les fidèles.

—Dans ce cas elle n'a pas été habile de se faire donner ces trois cent mille francs, car avec de la prudence et une sage lenteur elle aurait pu tirer de lui une bonne partie de la fortune des Charlemont, ou tout au moins la fortune entière de madame Charlemont, que Robert va bientôt recueillir: elle a égorgé la poule aux oeufs d'or.

XXXII

Quand madame Fourcy avait appris la disparition du mandat, elle n'avait point eu une seconde d'hésitation, c'était Robert qui l'avait pris.

Pour elle il avait été facile de reconstituer les choses telles qu'elles s'étaient passées.

Robert s'était introduit dans sa chambre par le balcon; il avait vu le cahier de mandats sur le bureau; il en avait détaché un, puis après l'avoir signé et rempli, il avait touché trois cent mille francs à la Banque, et aussitôt il était revenu à Nogent pour lui remettre les billets.

Elle le suivait comme si elle l'avait vu de ses yeux.

Ainsi il avait été sincère quand il avait dit qu'il donnerait son honneur pour elle et qu'il commettrait un crime.

Son honneur, c'était affaire à lui.

Mais son crime c'était affaire à lui et à elle.

Pour lui, il s'arrangerait avec son père, elle n'avait pas à en prendre souci autrement.

Mais pour elle, dans quelle situation périlleuse il la mettait!

Jamais elle n'en avait traversé de plus grave.

On allait chercher le coupable.

Si on le trouvait, on chercherait ce qui l'avait poussé à être coupable.

Et alors?

Alors on arriverait jusqu'à elle, facilement, tout droit.

C'est-à-dire qu'elle serait perdue.

Et cela au moment même où elle allait enfin pouvoir jouir de la vie qu'elle avait toujours souhaitée.

Cela était invraisemblable, absurde, inique, odieux, une infamie, une monstruosité et cependant cela était ainsi.

Heureusement Robert n'était pas en France, on ne pouvait pas l'interroger, le faire parler, l'amener à se trahir, et elle avait au moins le temps d'envisager froidement la situation et de chercher les moyens pour en sortir à son avantage.

Elle avait donc réfléchi, elle avait donc cherché, mais elle n'était arrivée qu'à cette conclusion désespérante qu'elle ne pouvait rien, puisqu'elle ne savait même pas où il était.

Elle avait habilement interrogé Lucien, mais celui-ci, depuis la dépêche de Dieppe, n'avait rien reçu, et il ne savait pas où pouvait se trouver son camarade, qui, depuis son brusque départ, n'avait donné de ses nouvelles à personne.

Alors, elle avait fait causer son mari pour apprendre de lui si M. Charlemont recevait des lettres de Robert. mais M. Charlemont ignorait complètement ce que son fils était devenu.

Et avec toutes sortes de précautions et de réticences, Fourcy avait avoué à sa femme, car il n'avait pas de secret pour elle, que cette disparition de Robert, loin d'être un chagrin pour M. Charlemont, lui était un soulagement.

—Croirais-tu qu'il soupçonne Robert de m'avoir dérobé ce mandat; j'ai eu beau lui expliquer, lui prouver que c'était impossible, il le soupçonne. Et pour justifier ce soupçon il s'appuie sur ce fait que la veille Robert était venu lui demander trois cent mille francs pour cette misérable femme qu'il aime… à la folie. Tu comprends qu'il ne peut y avoir là qu'une coïncidence fatale; mais aux yeux de M. Charlemont elle est écrasante pour son fils. Quant à moi, je ne partagerai jamais ces soupçons, jamais; Robert est un garçon passionné, exalté, qui peut aller loin poussé par la passion, mais jamais jusqu'au crime. Et toi, qu'en penses-tu?

—Je pense que ces soupçons ne reposent sur rien, si ce n'est sur la colère d'un père justement indigné par la conduite de son fils.

—Comme voilà bien le langage de la raison et du coeur, s'écria Fourcy, je voudrais que M. Charlemont t'entendît; mais je lui répéterai tes paroles; il ne faut pas qu'il se laisse ainsi entraîner par cette colère indignée, car tu comprends que cela lui est une affreuse douleur, est-il rien de plus horrible que d'accuser son fils? et puis cela est injuste envers ce pauvre garçon qui n'est pas, qui ne peut pas être coupable.

—Évidemment.

Alors elle s'était retournée vers son fils et avec de longs détours, elle lui avait expliqué que si Robert donnait de ses nouvelles, il serait peut-être sage de lui écrire de ne pas revenir à Paris avant que le temps n'eût calmé la colère de M. Charlemont.

—Tu comprends, n'est-ce pas, que si M. Charlemont laissait paraître ses soupçons… insensés, cela provoquerait une scène terrible entre le père et le fils et une rupture entre eux: tandis que si Robert ne revient pas tout de suite, M. Charlemont s'apaise peu à peu, et d'ailleurs on a la chance de trouver d'ici-là le vrai coupable.

Mais Lucien ne s'était pas rendu à ces raisons de sa mère, car il en avait d'autres qui lui étaient personnelles, pour désirer le retour de Robert: les soupçons dont il se sentait enveloppé et qui le rendaient si malheureux. Il ne voulait pas croire que c'était Robert qui avait dérobé le mandat, mais enfin si c'était lui! Il avait pu céder à un entraînement irréfléchi, poussé par une passion irrésistible, violenté par un besoin d'argent, mais il était trop droit, trop loyal pour laisser les soupçons s'égarer sur un innocent; en voyant ces soupçons se porter sur un camarade et un ami, il parlerait, cela était certain; il n'y avait pas de doute possible à ce sujet.

Aussi, à quelques jours de là, Lucien, ayant enfin reçu une lettre de Robert, datée d'une petite ville du pays de Galles, lui répondit-il dans un sens opposé à celui que souhaitait sa mère:

«Dans ton voyage tu ne lis donc pas les journaux, mon cher Robert, que tu ne me dis pas un mot de ce qui s'est passé ici. De ce silence je dois conclure que tu ne sais rien et que par conséquent je dois remplacer les journaux qui te manquent. D'ailleurs de quoi te parlerais-je, sinon de la chose qui occupe mon esprit jour et nuit et qui me rend l'homme le plus malheureux du monde?

»Depuis ton départ, c'est-à-dire pour être exact, le jour même de ton départ, on a dérobé à mon père un mandat blanc de la Banque de France; on l'a signé du nom de mon père, on l'a rempli, et on a touché à la Banque, qui a payé avec cette facilité que je t'expliquais le matin même,—trois cent mille francs.

»C'est une grosse somme. Cependant, je ne t'en parlerais pas, la maison Charlemont pouvant perdre ou gagner trois cent mille francs sans que cela t'émeuve, si par le fait de ce vol je ne me trouvais pas dans la situation la plus terrible.

»Je n'ai pas à te dire, n'est-ce pas, que ce n'est pas moi qui ai pris ce mandat et qui ai touché ces trois cent mille francs. Tu me connais assez pour que cette idée ne te vienne pas à l'esprit. Si un fils dans un moment d'égarement peut prendre trois cent mille francs à son père, ce n'est certainement que quand il a la certitude de pouvoir les lui rendre un jour. Or, ce n'aurait point été là mon cas. Je n'ai point, je n'aurai point de sitôt trois cent mille francs pour les restituer; et puis ces trois cent mille francs n'étaient point à mon père, ils étaient à la maison Charlemont; enfin je n'ai jamais eu besoin de trois cent mille francs.

»Mais tout le monde ne me connaît pas comme toi, tout le monde ne sait pas ce que je te dis là, et comme il résulte des faits que j'ai eu ce cahier de mandats entre les mains, de façon à pouvoir en prendre un ou plusieurs si je voulais, il y a des gens qui croient que j'ai fait réellement ce que je pouvais faire.

»Te représentes-tu ma situation: je ne peux aller nulle part sans qu'aussitôt tous les yeux ne se ramassent sur moi pour m'examiner et m'étudier; quand j'arrive dans un groupe ou quand j'aborde des amis, les conversations cessent aussitôt et vingt fois j'ai entendu ces deux mots, pour moi terribles: «C'est lui.»

»Qui lui?

»Celui qui a pris le mandat et touché les trois cent mille francs.

»Personne, bien entendu, ne me l'a encore dit en face, pas même la police qui continue ses recherches, jusqu'à ce jour vaines, mais n'est-ce pas assez, n'est-ce pas trop qu'on le dise tout bas?

»Je suis sûr qu'au milieu de tes tranquilles promenades dans ce beau pays de Galles que j'aurais été si heureux de visiter avec toi, tu te mettras à la place de ton ami resté à Paris lui, et qui n'ose même pas sortir sur le boulevard, où il y a des gens qui s'arrêtent, qui se retournent pour le regarder passer. Si tu savais quelle force de volonté il me faut pour ne pas marcher sur eux et les gifler. Comme je voudrais qu'il y en eût un qui me dît tout haut ce que tant d'autres disent tous bas! On a beau prétendre qu'un duel ne prouve rien; au moins cela soulage. Je crois vraiment que j'aimerais mieux un bon coup d'épée en pleine poitrine que la continuation de cet état de choses intolérable. Au moins, dans mon lit je ne verrais que mes parents, qui, eux, tu le penses bien, savent que je suis innocent.

»Je n'ai pas besoin de te dire non plus combien mon père a été affecté de cette perte de trois cent mille francs; il veut les prendre à son compte en prétendant qu'il y a responsabilité pour lui.

»Ma mère aussi est très affligée; elle ne dit rien; mais il est facile de voir qu'elle est dans un état de grand trouble et de chagrin.

»Seule, Marcelle est comme à l'ordinaire; il semble que tout ce qui se passe ne la touche pas; il est vrai qu'elle n'a pas sa raison, la pauvre fille, ou plutôt qu'elle n'est pas de ce monde: elle est dans le bleu, avec son bel Evangelista qui, je crois, ne tardera pas à devenir mon beau-frère. Si j'ai un duel, il sera mon témoin. Naturellement, tu seras le second. Donne-moi donc ton adresse régulièrement, si tu changes de pays, pour que je puisse te prévenir par dépêche. Il m'en coûtera de te faire interrompre ton excursion, mais tu ne refuseras pas ce service à:

»Ton ami désespéré,

»LUCIEN FOURCY.»

Elle avait été difficile à écrire cette lettre, car il fallait en peser tous les mots.

Si Robert n'était pour rien dans le vol du mandat, il ne fallait pas qu'il pût croire qu'on le soupçonnait.

Mais, d'autre part, s'il en était l'auteur, il fallait lui faire sentir qu'il devait le déclarer, pour ne pas laisser accuser un innocent, alors surtout que cet innocent était son meilleur ami.

En la relisant il crut avoir obtenu ce double résultat: «Si un fils peut prendre trois cent mille francs à son père, c'est quand il a la certitude de pouvoir les lui rendre.—On a beau prétendre qu'un duel ne prouve rien, au moins cela soulage.—Tu seras mon témoin.»

Tout cela assurément toucherait Robert s'il était coupable, et il n'attendrait point la dépêche qui devait l'appeler comme témoin, pour arriver à Paris et confesser la vérité.

XXXIII

Lucien ne s'était pas trompé dans ses raisonnements; Robert, en recevant la lettre de son camarade, monta en wagon pour revenir à Paris au plus vite.

Mais, malgré sa hâte, il n'arriva que le dimanche matin à la gare du
Nord.

Bien qu'à cette heure matinale il n'eût pas grande chance de trouver son père, il se rendit aussitôt rue Royale, mais M. Charlemont n'était pas rentré, et il était même probable qu'il ne rentrerait pas parce qu'il devait être à la campagne.

Après avoir rapidement changé de linge et de costume, Robert partit pour Nogent: après tout il était peut-être mieux de voir Fourcy avant son père.

Mais Fourcy venait de partir pour faire une promenade en bateau avec
Marcelle et Lucien.

—Et madame?

—Elle est dans sa chambre; si monsieur le désire, je vais la prévenir.

—Volontiers.

Et Robert entra dans le salon en proie à une émotion poignante, ses jambes tremblaient sous lui; son coeur ne battait plus: il allait la voir.

Il s'assit, il se releva, il se rassit.

Heureusement il n'eut pas longtemps à attendre elle arriva.

Mais avant de venir à lui, elle eut soin de bien refermer la porte, et cela fait, elle jeta un coup d'oeil circulaire dans le salon; alors seulement elle le regarda en venant à lui.

—Vous! dit-elle d'une voix sourde, pourquoi êtes-vous revenu?

—Pour déclarer la vérité, et empêcher qu'on ne soupçonne un innocent à propos de ce mandat que j'ai pris et rempli.

—Etes-vous fou! s'écria-t-elle.

—Comment? c'est une folie à vos yeux de confesser sa faute? pour moi ce serait une infamie de ne pas le faire.

—Ce qui a été une infamie, ç'a été de dérober ce mandat sur mon bureau et de vous procurer cet argent par un pareil moyen.

—Vous! s'écria-t-il, c'est vous qui me parlez ainsi!

—Et qui donc plus que moi a le droit de vous tenir ce langage?

Il la regarda un moment, stupéfait, éperdu, écrasé, puis presque à voix basse il murmura:

—Et pour qui donc cet argent?

—Pour moi, et c'est là justement ce qui me fait vous dire que c'est une infamie. Comment? vous avez cru que je pouvais accepter de l'argent volé? Mais non, vous ne l'avez pas cru, puisque vous n'avez pas osé m'avouer, quand je vous ai interrogé, comment vous vous l'étiez procuré. Vous m'avez trompée.

—Moi?

—Et maintenant, quand je ne suis plus en état de vous rendre cet argent, vous venez me dire: «Je viens déclarer la vérité; ce serait une infamie de ne pas le faire.» Moi je vous réponds: «Ce serait infâme de le faire.»

—Faut-il donc laisser soupçonner un innocent?

—Et que m'importe votre innocent? j'ai bien le temps vraiment de penser ou de m'occuper des autres quand c'est mon honneur, quand c'est ma vie qui sont en jeu; quand c'est le bonheur, l'honneur, la vie des miens qui sont perdus si vous parlez.

—Mais, c'est d'un des vôtres qu'il s'agit, et cet innocent que je ne veux pas qu'on soupçonne, c'est Lucien.

—Lucien!

—Lisez cette lettre.

Il lui tendit la lettre de Lucien.

Rapidement, elle lut cette lettre, tandis que debout devant elle il la regardait.

Eh quoi, c'était là la femme pour qui il avait commis un crime, et la récompense de son crime, c'était ce qu'elle venait de lui dire, c'était le regard de mépris qu'elle lui avait lancé? Depuis qu'elle l'avait abandonné au bord de la petite mare du bois de Vincennes, dans ses longues journées de voyage, comme dans ses nuits sans sommeil, il l'avait bien souvent pesé ce crime, mais jamais il n'avait été aussi lourd, aussi écrasant pour sa conscience, qu'en ce moment où celle qu'il avait voulu sauver n'avait pour lui que des reproches et des injures.

Elle ne le laissa pas longtemps à ses réflexions.

—C'est cette lettre qui vous a fait revenir? dit-elle.

—Sans doute.

—Elle est d'un enfant.

—Mais…

—Lucien s'inquiète de propos en l'air, et encore les tient-on comme il se l'imagine, ces propos?

—Qu'importe qu'on les tienne, s'il souffre parce qu'il croit qu'on les tient.

—Mais si vous déclarez la vérité comme vous le voulez, ce ne seront plus des propos en l'air qu'on tiendra, ce ne seront pas des accusations qu'on dirigera contre un innocent, ce seront des accusations précises qu'on formulera contre des coupables.

—Contre un coupable, moi.

—Et la complice de ce coupable!

—Croyez-vous donc que je veuille la faire connaître?

—Et vous croyez donc qu'on ne la découvrirait pas facilement quand vous auriez parlé? Que vous confessiez la vérité pour vous, pour vous seul, je le comprendrais: en réalité ceci se passerait entre votre père et vous; et la justice n'a pas à s'occuper d'un fils qui prend de l'argent à son père. Mais vous imaginez-vous que quand vous aurez avoué que c'est vous qui avez dérobé ce mandat et touché ces trois cent mille francs, tout sera fini? Ne comprenez-vous pas qu'on vous demandera à quoi vous avez employé cette somme?

—Je ne le dirai pas.

—Pour qui?

—Je ne le dirai pas.

—Et ce sera précisément parce que vous ne le direz pas qu'on cherchera avec plus d'acharnement à le savoir. On remontera dans votre vie: on la suivra jour par jour, heure par heure, et il ne sera pas difficile d'arriver à moi. Alors que se passera-t-il? Avez-vous pensé à cela?

—J'ai pensé à Lucien.

—Comment voulez-vous que je puisse me défendre quand vous aurez avoué? cet aveu vous le ferez pour vous en même temps que pour moi. Est-ce cela que vous voulez?

—Je veux que Lucien ne souffre pas pour moi et par ma faute.

—Mais ne souffrira-t-il pas plus si vous parlez que si vous vous taisez?

—J'aurai fait mon devoir.

—Alors dites que c'est pour vous que vous voulez parler, ne dites pas que c'est pour lui. Mais raisonnez donc, pauvre enfant, avant d'agir ainsi à la légère, par coups de tête, passionnément.

Elle avait jusque-là parlé sur le ton de la colère qui se contient, durement, violemment; elle adoucit sa voix, en même temps qu'elle adoucit aussi la clarté perçante de son regard qu'elle tenait attaché sur lui comme pour le sonder jusqu'au plus profond de son coeur et dans ses entrailles.

—Allons, dit-elle, asseyez-vous là et écoutez-moi. Vous dites que vous voulez épargner une souffrance à Lucien en prenant la responsabilité de votre faute. Cela est d'un coeur loyal et d'un caractère haut. Cela est de vous.

En écoutant ce langage si différent de celui dont elle venait de l'accabler, il leva les yeux sur elle, et ne rencontrant plus le regard froid et dur qui l'avait si cruellement blessé, il eut un attendrissement.

—Oh! Geneviève, murmura-t-il.

—Écoutez-moi. Vous ne voulez pas que Lucien souffre; mais quand vous m'aurez perdue, car vous me perdez si vous me parlez, je vous l'ai prouvé, ne souffrira-t-il pas mille fois plus? Innocent, il souffre de propos qui ne l'atteignent pas. Mais quand ces propos atteindront sa mère coupable, sa mère déshonorée, sa mère un objet de honte et de mépris pour tous, quelles ne seront pas ses tortures? Vous n'avez pas pensé à cela.

—J'ai obéi à cette lettre.

—Vous n'avez vu que votre ami, maintenant voulez-vous regarder celle que vous avez aimée?

—Que j'ai aimée!

—Que vous aimez. Que voulez-vous qu'elle devienne quand la vérité sera connue? Ses enfants, ils s'éloigneront d'elle. Cette maison, il faudra qu'elle la quitte. Croyez-vous qu'elle supportera ces douleurs et voulez-vous les lui imposer?

Il resta longtemps silencieux, les yeux baissés, n'osant pas la regarder.

—Mais alors? dit-il enfin d'une voix faible.

—Je vous avoue que c'a été avec effroi que je vous ai vu tout à l'heure dans ce salon, craignant tout de votre retour, mais ce retour qui pouvait nous perdre, peut nous sauver, nous sauver tous si vous le voulez.

—Que faut-il faire?

—S'il est des soupçons qui se portent sur Lucien, il en est d'autres qui se portent sur vous.

—Ah!

—Ceux de votre père; je l'ai su par mon mari, et aussi ceux de quelques personnes qui trouvent une coïncidence bizarre entre le… la présentation du mandat à la Banque et votre départ. Eh bien, votre retour peut faire tomber ces bruits. Montrez-vous, promenez-vous et ceux qui trouvent un sujet d'accusation dans votre fuite seront, par le fait seul de votre présence, réduits à se taire, s'ils ne veulent pas reconnaître qu'ils se sont trompés.

Il ne vit qu'une chose dans ces paroles, un moyen pour rester à Paris, c'est-à-dire près d'elle, et il oublia tout pour ne penser qu'à cela.

—Si je reste, dit-il timidement, ne puis-je pas revenir ici, ne serait-ce pas ce qu'il y aurait de mieux pour braver les bavardages?

—Mon enfant, je vous ai demandé de vous montrer, non de rester. Une apparition suffit pour prouver que vous ne craignez rien. Rester serait dangereux.

—Vous voyez… vous m'éloignez encore.

—Comment voulez-vous qu'en ce moment nous reprenions notre heureuse existence de ces derniers temps, quand tous les yeux seraient fixés sur nous pour nous observer, nous espionner, ceux de nos domestiques, ceux de la police, ceux même des indifférents? Ce serait de la folie.

De l'espérance passionnée qui avait un moment soulevé son coeur, il retomba brusquement dans la réalité:

—Que voulez-vous donc? demanda-t-il, ce que vous déciderez, je le ferai.

—Je vous l'ai dit: vous montrer; et puis quand l'effet sera produit disparaître de nouveau, et cette fois sans donner de vos nouvelles, en vous arrangeant pour que personne ne puisse savoir où vous êtes.

—Et nous! s'écria-t-il avec un accent déchirant.

—Nous attendrons; devons-nous prendre souci de quelques jours, et de quelques semaines quand l'avenir est à nous?

Et après avoir jeté un coup d'oeil rapide autour d'eux elle se laissa tomber dans ses bras:

—Ah! Robert!

Puis après un temps assez long donné à cet épanchement, elle lui avait minutieusement expliqué ce qu'il aurait à faire et à dire, de façon à ne laisser rien au hasard, et à ce qu'il ne se trahît pas.

Ces explications avaient duré jusqu'au moment où Fourcy et les enfants étaient rentrés de leur promenade.

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