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Une femme d'argent

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XXXIV

En arrivant et en trouvant Robert, Fourcy et Lucien poussèrent en même temps une exclamation, sur le sens de laquelle il n'y avait pas à se tromper,—la satisfaction et la joie.

—Ah! voici Robert, s'écria Fourcy.

—C'est toi! dit Lucien.

Mais la cause de cette satisfaction n'était pas la même chez le père que chez le fils.

Pour Fourcy ce retour signifiait bien évidemment que les soupçons qui s'étaient élevés contre Robert étaient injustes comme il l'avait toujours cru et soutenu lui-même: si Robert avait été coupable, il ne serait pas revenu, son apparition allait donc faire tomber les bruits absurdes que des malveillants ou des niais colportaient pour bavarder, sans savoir ce qu'ils disaient, l'honneur des Charlemont serait sauf.

Pour Lucien ce retour précipité était une réponse à son appel; Robert avait compris, et il accourait loyalement, ne voulant pas que l'innocent payât pour le coupable. Mais si son premier mouvement avait été un cri égoïste de joie, à la pensée qu'il allait enfin pouvoir relever la tête et regarder de haut ceux qui l'avaient indignement soupçonné, le second fut un serrement de coeur et un élan de compassion:

—Hé quoi, il était vraiment coupable, et par amitié il venait s'accuser, le pauvre garçon!

Avant de se mettre à table, Fourcy voulut dire à Robert tout le plaisir que lui causait ce retour et pour cela il le prit à part.

—Mon cher enfant, je vous félicite d'être revenu, et bien sincèrement, de tout coeur, vous pouvez m'en croire.

Et il lui donna une chaude poignée de main, bien que Robert se prêtât peu à cet épanchement.

Se méprenant sur cette réserve, Fourcy crut qu'il devait s'expliquer.

—Si vous connaissiez mieux le monde et la vie, dit-il, vous sauriez qu'il y a partout des envieux et des malveillants qui mettent leur plaisir à croire le mal et à l'inventer quand il n'existe pas. C'est ainsi qu'on a incriminé votre brusque départ qui, par une coïncidence fâcheuse, a eu lieu le jour même où nous étions victimes de ce vol de trois cent mille francs, de sorte qu'il s'est trouvé des misérables pour,—je ne dirai pas croire,—mais pour insinuer que vous pouviez bien ne pas être étranger à…

Il allait dire vol, mais il se retint; pouvait-on se servir de ce mot en parlant d'un Charlemont?

—Oui, mon enfant, dit-il, en continuant, il y a eu des gens assez niais, assez indignes pour cela, c'est ce qui fait que je suis si heureux de votre retour qui va mettre fin à ces calomnies absurdes. Vous n'aurez qu'à paraître et tout sera fini.

Alors lui prenant le bras affectueusement:

—Ce n'est pas là mon seul motif de contentement, j'en ai un autre… d'espérance au moins, et que vous allez, je l'espère, confirmer d'un mot, d'un seul, car je ne veux pas vous adresser des questions indiscrètes que mon amitié ne se reconnaît pas le droit de vous poser: c'est fini, n'est-ce pas? Votre retour l'indique.

A ce moment madame Fourcy, inquiète de ce tête-à-tête et surtout de la contenance embarrassée de Robert, appela son mari:

—Le déjeuner est servi, dit-elle, tu oublies que M. Robert a passé la nuit en wagon et qu'il doit être mort de faim.

—C'est juste, dit Fourcy.

Mais avant d'obéir à cet appel, il ajouta encore un mot.

—Cette femme vous aurait perdu, mon ami, elle vous aurait entraîné trop loin, beaucoup trop loin.

Bien que Robert dût être mort de faim, il mangea très peu, il ne causa guère non plus et quand madame Fourcy voulut le faire parler de son voyage, elle n'obtint de lui que quelques mots.

Mais pour chacun cette attitude était facilement explicable.

—Il est ce qu'il a toujours été, se disait Marcelle, le voyage ne l'a pas changé.

—Il est encore sous l'influence du chagrin de la séparation, se disait
Fourcy.

—Le pauvre garçon, pensait Lucien, comme il souffre d'avoir à se déclarer.

Quant à madame Fourcy, qui savait à quoi s'en tenir, elle ne se trompait pas sur la cause de cette humeur sombre:

—Il ne peut pas se décider à repartir, se disait-elle.

Lucien avait cru qu'après le déjeuner Robert allait lui faire part de sa résolution, et quand on quitta la table, il s'arrangea pour se trouver seul avec lui; mais au lieu de profiter de ces occasions, Robert parut vouloir les éviter.

Cela parut étrange à Lucien, qui ne s'expliqua ce silence que par la honte que Robert devait éprouver à se confesser; alors il crut qu'il devait l'aider à parler.

—Est-ce que tu ne vas pas voir ton père? lui demanda-t-il à un moment où ils furent seuls.

—Si… demain matin, sans doute, je ne l'ai pas trouvé, ce matin en arrivant.

Et la conversation tomba: mais au bout de quelques instants Lucien la reprit:

—Pour moi, dit-il, c'est un bonheur que tu sois revenu.

L'invite était directe, cependant Robert n'y répondit pas.

Lucien insista:

—Parce que si… j'ai un duel, tu seras là.

—C'est que justement, dit Robert, je ne serai pas là.

—Ah!

—Je compte repartir demain ou après-demain au plus tard; mais tu n'auras pas de duel.

Lucien crut le moment arrivé.

—Cette accusation n'est pas sérieuse, continua Robert, et je crois que tu dois t'exagérer ces soupçons D'ailleurs la justice va sans doute trouver le coupable.

Lucien resta muet cherchant à comprendre.

Ce n'était donc pas pour se confesser que Robert était revenu: il n'était donc pas le coupable puisqu'il disait que la justice allait trouver ce coupable?

Mais après un moment de déception, et il fut court, ce fut un mouvement de joie qui souleva Lucien: pas coupable, il n'était pas coupable!

Alors, prenant la main de Robert, il la lui serra fortement à plusieurs reprises, au grand étonnement de celui-ci.

Cette visite, que Robert devait à son père, était pour lui un sujet de vives angoisses.

Qu'allait-il se passer, qu'allait-il se dire entre eux?

Par madame Fourcy il savait que son père le soupçonnait, comment répondre à ses interrogations si comme cela était probable il lui en posait? elle lui avait, il est vrai, tracé sa ligne de conduite, mais saurait-il, pourrait-il la suivre?

Cependant comme il ne pouvait pas éviter cette visite, il se présenta le lendemain matin chez son père à l'heure où il avait chance de le trouver.

M. Charlemont venait de rentrer et il n'avait pas encore eu le temps de commencer sa toilette.

D'ordinaire le père et le fils s'abordaient en se donnant la main. Mais cette fois, M. Charlemont ne tendit pas la sienne à Robert, qui après avoir fait quelques pas demeura immobile, arrêté par le regard qui était tombé sur lui et qui l'enveloppait de la tête aux pieds.

—C'est votre confession que vous venez faire? demanda M. Charlemont.

—Quelle confession?

—Comment, quelle confession? celle de votre infamie.

—Si c'est là l'accueil que je reçois près de vous, je n'ai qu'à me retirer.

Et Robert fit un pas vers la porte; une occasion s'offrait d'échapper à l'interrogatoire qu'il redoutait, il la saisissait.

Mais d'un geste son père le retint.

—Allons, dites-moi tout: comment l'idée vous est venue de ce vol, et ce que vous fait de cet argent?

Pour remplir le rôle qui lui avait été imposé, il aurait dû à ces mots s'indigner, mais il n'eut pas la force de pousser le mensonge jusque-là.

—De quel vol parlez-vous, dit-il, de quel argent?

—Auriez-vous donc l'audace de soutenir que vous n'avez pas dérobé un mandat blanc à Fourcy, au moyen duquel vous avez touché trois cent mille francs à la Banque?

Sa réponse à cette question était préparée depuis longtemps et aussi l'explication sur laquelle il comptait l'appuyer, mais ce n'était pas cette réponse qu'il pouvait faire, c'était celle que madame Fourcy lui avait imposée, ce n'était point un aveu, qui pour lui eût été jusqu'à un certain point une atténuation de sa faute, c'était une dénégation.

—J'ai cette audace, dit-il.

Mais il le dit mal, les yeux baissés.

—Alors pourquoi vous êtes-vous sauvé?

—Je ne me suis pas sauvé.

—Où avez-vous été?

—Dans le pays de Galles.

—Seul?

—Seul.

—Quoi faire?

—Me promener

—Comment ce besoin de promenade vous a-t-il pris ainsi tout à coup?

—Parce que j'ai dû m'éloigner de la femme que j'aime.

—Ah!

C'était la première parole vraie que Robert avait pu dire, et justement pour cela il l'avait bien dite; l'exclamation de son père lui apprit que la situation se détendait.

En effet, si M. Charlemont interrogeait son fils avec la conviction que celui-ci avait commis le vol du mandat, au moins n'était-ce point avec le désir et la volonté arrêtée de le trouver coupable, tout au contraire. Il connaissait son fils, sa franchise, sa sincérité. En l'entendant nier le vol, il avait été troublé dans sa conviction, et un éclair d'espérance avait traversé son esprit: était-il innocent?

—Comment expliquez-vous que votre départ ait suivi le vol?

—Je n'ai pas à l'expliquer; cela ne me regarde pas.

—Pourquoi revenez-vous?

—Pour me montrer et faire tomber les soupçons dont on me charge.

—Comment voulez-vous vous défendre?

—Mais je ne veux pas me défendre; je veux passer un jour ou deux à Paris, me montrer à ceux qui m'accusent, et reprendre mon voyage, qu'une lettre de Lucien m'a fait interrompre.

—Ah! tu veux repartir? dit M. Charlemont en revenant au tutoiement, ce qui mieux que tout montrait le changement qui s'était fait en lui.

—Demain ou après-demain.

—Alors tu te plais dans le pays de Galles.

Et changeant brusquement de sujet, M. Charlemont ne parla plus que de l'Angleterre et de voyages.

L'entretien se fût prolongé si Robert ne l'avait pas interrompu, car à mesure que son père se rassurait, lui de son coté se troublait; la honte de son mensonge l'étouffait.

XXXV

Cependant les recherches de la justice continuaient.

Assez souvent Fourcy avait des conférences avec le commissaire aux délégations chargé de l'instruction, et plusieurs fois celui-ci était venu à Nogent pour interroger les domestiques et pour demander quelques renseignements à madame Fourcy, ainsi qu'à Marcelle et à Lucien.

Il avait aussi soigneusement relevé la disposition de la chambre de madame Fourcy, examiné le bureau et fait fonctionner la serrure, qui avait été ensuite démontée et visitée à l'intérieur dans toutes ses pièces.

De cette visite était résultée la preuve que cette serrure n'avait point été crochetée, et que si elle avait été ouverte ç'avait été avec sa clef, ou bien avec une clef faite sur le modèle de celle-ci ou sur empreintes.

Mais Fourcy s'était refusé à admettre cette hypothèse, et il avait fait remarquer que de dedans sa chambre, et la porte ouverte, ils auraient entendu le voleur ouvrant la serrure. D'ailleurs, comment serait-il entré ce voleur?

—Par le balcon, avait répondu madame Fourcy, qui sans rien affirmer, laissait voir qu'elle était disposée à croire à un voleur venu du dehors.

—Mais comment serait-il arrivé sur le balcon? Et puis comment aurait-il deviné que le cahier des mandats de la Banque se trouvait dans ce petit bureau et justement ce jour-là? Pourquoi se serait-il contenté d'un seul mandat, au lieu de prendre le cahier entier?

Ces divergences d'appréciation entre le mari et la femme s'étaient élevées plusieurs fois en présence du commissaire, mais sans que celui-ci prît jamais part à la discussion et manifestât son opinion: il écoutait, il regardait, il ne disait rien.

C'était un petit homme à lunettes, d'apparence maladive et chétive, pâle de teint, blond de cheveux et de barbe, qu'au premier-abord on était disposé à prendre pour une nature molle et un caractère timide, mais qu'on jugeait tout autrement quand on avait surpris derrière ses lunettes son regard perçant qu'il cachait évidemment par prudence.

Il s'était toujours montré d'une grande politesse avec Fourcy; et avec madame Fourcy, plus que poli, presque respectueux, la saluant tout bas, et ne lui adressant la parole qu'avec toutes les marques d'une profonde déférence.

—Désolé de vous déranger encore, madame, et d'apporter du trouble dans votre maison, mais j'aurais, si vous le permettez, quelques questions à adresser à vos domestiques.

Il poussait si loin cette crainte d'apporter du trouble dans la maison qu'il était venu plusieurs fois à Nogent sans se présenter chez les Fourcy; et que, «pour ne pas les déranger certainement», il s'était contenté de poursuivre son enquête auprès de certaines personnes du pays.

Fourcy le trouvait un homme aussi aimable qu'intelligent et il prenait plaisir à s'entretenir avec lui: de son côté le commissaire paraissait éprouver le même sentiment à l'égard de Fourcy, car toutes les fois que celui-ci voulait causer, il écoutait complaisamment, et si pressé qu'il fût, il restait volontiers à bavarder, tantôt de ceci, tantôt de cela; même de ses affaires personnelles; de ses débuts qui avaient été rudes; de son avenir qui ne serait guère brillant, s'il ne trouvait pas à se mettre en évidence dans quelque belle affaire. Il admirait beaucoup la façon dont Fourcy avait conduit sa vie, et s'il parlait de lui-même volontiers, il interrogeait plus volontiers encore celui qui, de petit commis, était devenu le directeur de la maison Charlemont.

—Quel exemple! disait-il souvent.

Et ce n'était pas seulement la persévérance de Fourcy qu'il admirait, son aptitude au travail, sa haute intelligence, c'était encore, c'était surtout la force de volonté avec laquelle il avait résisté au désir de faire des affaires pour son compte personnel, et de s'enrichir quand cela lui était si facile.

Pour madame Fourcy elle ne partageait point la sympathie que son mari témoignait à cet aimable commissaire; loin de là, car avec ses manières douces, son parler bas, ses politesses, ses marques de respect, il lui inspirait autant de répulsion que de peur. A ses yeux, c'était l'ennemi? et elle avait le pressentiment que si la vérité était découverte un jour, ce serait par lui. Cela, bien entendu, ne l'empêchait pas de lui faire bon accueil; au contraire; mais, sous le sourire avec lequel elle répondait à ses politesses, il y avait des tremblements et des serrements de lèvres. Elle n'était pas dupe de ses prévenances et de ses craintes de la déranger; et quand elle apprenait qu'il était venu à Nogent sans se présenter chez elle, elle savait bien que ce n'était pas pour ne point apporter du trouble dans sa maison, mais pour poursuivre quelque recherche mystérieuse ou pour dresser quelque piège caché. Ah! comme elle avait été sage d'éloigner Robert qui, tout de suite, se fût trahi et les eût perdus. Elle-même ne se trahirait-elle point? Et l'extrême circonspection qu'elle apportait dans toute sa conduite, dans ses paroles et même dans ses regards n'était-elle pas un indice contre elle? Cependant elle ne pouvait pas s'abandonner; et quand elle le voyait jeter des coups d'oeil rapides en dessus ou en dessous les lunettes comme s'il voulait sonder les murs et chercher s'il n'y avait pas là quelques cachettes; de même quand elle le voyait examiner son ameublement, tâter le tapis du pied, prendre entre ses doigts l'étoffe du fauteuil sur lequel il était assis, il fallait bien que, pour ne pas laisser paraître ses craintes, elle se donnât une contenance qui, elle ne le sentait que trop, devait manquer de naturel.

Agissait-il ainsi parce qu'il avait des soupçons reposant sur des faits positifs? Ou bien était-ce chez lui instinct de policier, qui commence par soupçonner tout le monde? Elle n'en savait rien. Mais c'eût été folie à elle de ne pas s'entourer de toutes les précautions que la prudence pouvait lui suggérer.

Aussi les prit-elle, au moins dans la mesure du possible, ces précautions.

Sa fortune se composait, outre le mobilier des deux maisons de Paris et de Nogent, de valeurs au porteur et de bijoux, qu'il fallait qu'elle cachât, et c'était là pour elle le difficile.

Jusqu'à ce moment, elle avait gardé chez elle ces valeurs et ces bijoux, et cela pour plusieurs raisons: elle n'avait confiance en personne; elle ne voulait pas qu'on sût ce qu'elle possédait; enfin, elle n'avait rien à craindre de son mari, qui se fût fait scrupule d'ouvrir un meuble ou une armoire qui n'auraient pas été à son usage propre. Le seul danger qu'elle courût, ou plutôt que courût sa mémoire était de mourir avant son mari, et qu'après elle, en trouvant cette fortune, on se demandât comment elle l'avait acquise. Mais elle ne croyait pas à ce danger, n'avait-elle pas vingt ans de moins que son mari? et puis il n'était pas dans sa nature d'admettre l'idée de la mort, au moins pour elle; tout en elle se révoltait à la pensée qu'elle pouvait mourir avant d'avoir joui tranquillement du fruit de son travail et de ses peines; s'imaginer que cela était possible, c'était douter de la Providence, et elle ne doutait pas de la Providence qui jusqu'à ce jour l'avait si bien servie.

Mais maintenant la situation n'était plus la même. Tout était à craindre de la justice et surtout de ce commissaire de police qui semblait toujours sonder les murs. Si peu probable que cela parût, on pouvait faire une perquisition chez elle. Comment expliquerait-elle la possession de ces valeurs et de ces bijoux? Ce ne serait pas à la justice qu'on pourrait dire que les pierres étaient fausses.

Jamais elle n'avait imaginé qu'un jour l'argent la gênerait et qu'elle éprouverait l'embarras des richesses.

Où le cacher, cet argent? comment les faire disparaître, ces richesses?
A qui, à quoi se fier?

D'amis sûrs, elle n'en avait point; puis il faudrait entrer dans des explications impossibles à donner.

Sans doute il y a des caisses publiques pour les valeurs et les diamants; mais là aussi il faut des explications; il faut un nom, des justifications; et alors même qu'elle triompherait de ces difficultés, qui pour elle étaient des impossibilités, il y aurait toujours le certificat de dépôt qu'elle devrait faire disparaître.

Elle avait longtemps cherché et à la fin elle s'était décidée à cacher ses valeurs et ses bijoux dans sa maison même.

Elle eût été neuve cette maison que madame Fourcy n'aurait probablement pas trouvé ce qu'il lui fallait, car nos architectes d'aujourd'hui ne perdent pas de place dans leurs constructions, des murs se coupant à angle droit, pas de placards, pas d'armoires, pas de coins. Mais les vieilles maisons n'ont pas été bâties sur ce modèle, surtout celles qui datent du dix-huitième siècle, l'époque par excellence des petits cabinets, des pans coupés, des murs de refend, des plafonds et des planchers d'inégale hauteur; de sorte qu'à moins d'avoir longtemps pratiqué une maison de ce genre, on ne la connaît pas et l'on s'égare facilement dans son dédale de corridors, de vestibules et d'escaliers.

Cependant résolue à cacher sa fortune chez elle, madame Fourcy n'avait pas commis l'imprudence de choisir une de ces petites pièces si bien cachée qu'elle fût, pas plus qu'un placard encastré dans la boiserie, comme il y en avait plusieurs dans cette maison, pas plus qu'un meuble à secret dont le fin fond était connu d'elle seule.

Mais s'enfermant dans une chambre qui ne servait jamais, et qui restait ordinairement fermée à clef, elle avait sans faire de bruit retroussé un coin de tapis et après avoir au moyen d'un ciseau et d'un couteau levé une feuille de parquet, ce qui avait été un rude travail pour ses petites mains bien que le bois fût à moitié pourri, elle avait entassé entre les lambourdes une partie de ses valeurs; puis levant deux autres feuilles, ce qui avait été beaucoup plus facile maintenant qu'elle avait de la prise, elle était parvenue à placer là tout ce qu'elle voulait faire disparaître, titres et bijoux.

Cela fait elle avait replacé les feuilles de parquet, mais au lieu de les clouer elle les avait vissées pour que les coups de marteau ne retentissent pas dans la maison, et par-dessus elle avait reposé le tapis sur lequel elle avait traîné un meuble.

Comment trouver sa cachette même avec ces yeux perçants qui lui faisaient si grande peur: il faudrait démolir la maison.

De ses bijoux, elle n'avait excepté que le bracelet faux qu'elle s'était fait donner par Robert et aussi le collier en diamants que lui avait offert (selon son récit) le financier Esserie pour prix de son intervention dans les affaires d'Algérie. Si son mari s'inquiétait de cette disparition, elle lui répondrait qu'elle s'était débarrassée de ces bijoux faux, comme il l'avait désiré, comme il l'avait même demandé.

Alors elle s'était promis d'être moins polie et plus naturelle avec le commissaire, qui, maintenant, pouvait venir sans qu'elle tremblât à sa vue.

XXXVI

Un matin en arrivant Fourcy vit entrer dans son bureau son aimable commissaire de police.

—Je vous dérange?

—Pas du tout.

—Je serais désolé.

—Vous avez du nouveau?

—Peut-être.

Et comme il ne continua pas, Fourcy eut la discrétion de ne pas insister; malgré le violent désir qu'il avait de savoir, il portait trop haut le respect de la justice pour oser risquer une interrogation directe.

—Est-ce que vous êtes bien occupé en ce moment? demanda le commissaire de son ton le plus insinuant.

—Je suis libre pour tout le temps que vous voudrez bien me donner; asseyez-vous donc, je vous prie.

—Et bien, alors, je vous demande de venir avec moi à Nogent, où M. le juge d'instruction doit se rendre de son côté pour certaines constatations qui exigent votre présence.

Aller à Nogent à cette heure ne faisait pas du tout l'affaire de Fourcy, qui avait du travail et des rendez-vous pour toute la journée, mais puisque le juge d'instruction avait besoin de lui il ne pouvait pas refuser: en somme l'affaire la plus importante pour lui, au moins celle qu'il avait le plus à coeur, c'était la découverte de leur voleur.

—Si vous voulez m'accorder quelques minutes, dit-il, je suis à vous; et nous partons.

Et faisant venir ses chefs de service, il leur donna ses instructions; il ne serait absent que quelques heures et sûrement il reviendrait.

Le trajet fut très gai et le commissaire entretint la conversation d'une façon charmante, mais sans dire un seul mot de l'affaire: il venait d'arrêter des escrocs qui le faisaient courir depuis six mois et il était tout plein de son succès qu'il n'avait obtenu qu'à force de persévérance et de ruses: au reste il était en ce moment dans une bonne veine.

Ils trouvèrent le juge d'instruction qui était arrivé depuis une demi-heure déjà, et qui, en l'absence de madame Fourcy et de Marcelle, sorties pour une promenade matinale dans le bois, s'était installé dans le salon avec son greffier.

Fourcy s'excusa de l'avoir fait attendre, mais le juge d'instruction coupa court aux politesses en disant qu'il n'avait pas perdu son temps; il avait interrogé les domestiques.

Cela fut répondu assez sèchement; au reste le contraste était frappant entre le juge et le commissaire: autant l'un était aimable, doux, poli, autant l'autre était raide et rogue, d'une froideur glaciale qui paralysait ceux qu'il daignait regarder.

—Maintenant, dit le juge en s'adressant à Fourcy, je désire avant tout visiter les lieux, veuillez me précéder.

Ces manières et ce langage ne ressemblaient en rien aux façons du commissaire, mais Fourcy ne laissa paraître aucune surprise; marchant devant le juge d'instruction et le commissaire, il les conduisit dans la chambre de sa femme et dans la sienne.

Comme le juge ne paraissait pas disposé à lui adresser des questions, il se tint sur la réserve et il attendit.

N'ayant rien à faire qu'à regarder, une chose le frappa; le juge d'instruction paraissait examiner avec plus d'attention l'ameublement des deux chambres que le bureau dans lequel le vol avait dû être commis; il restait devant les tentures en damas de soie bleue et il maniait les étoffes; il regardait longuement les brocatelles du lit, les bronzes de la cheminée, les coffrets orientaux, placés çà et là, et à un certain moment Fourcy crut qu'il allait ouvrir les étagères pour prendre les curiosités qui les emplissaient et les étudier.

—C'est un curieux, un amateur de bric-à-brac, se dit-il tout bas.

Et il pensa qu'il ferait vraiment mieux de s'occuper du vol, c'est-à-dire du bureau et de la porte de communication des deux chambres; ce n'était ni le lieu ni l'heure de se livrer à la manie de la curiosité.

Ce qui le confirma dans cette idée, ce fut une observation ou plutôt une exclamation de cet homme de glace qui parlait si peu.

—Mais c'est un vrai musée, il y a là des trésors.

—Qui n'ont pas tenté le voleur, dit Fourcy, si toutefois un voleur est entré dans cette chambre.

—C'est que ce voleur avait mieux à prendre, dit le juge.

Et cette observation fut faite d'un ton sévère qui parut à Fourcy n'être guère en situation:

—Maintenant descendons, dit le juge d'instruction.

Dans le vestibule il s'arrêta, et s'adressant à Fourcy:

—Donnez des instructions, pour qu'on me prévienne quand madame Fourcy rentrera de sa promenade; j'ai à l'interroger; mais avant, il importe que nous en ayons fini ensemble.

Cela fut dit d'un ton sec et impératif, par petites phrases hachées; en homme qui est habitué à donner des ordres et à les voir obéis.

Derrière eux, marchait le commissaire, qui continuait à ne pas ouvrir la bouche.

Le greffier était resté dans le salon, installé devant sa table avec ce qu'il fallait pour écrire.

—Asseyez-vous, monsieur, dit le juge d'instruction à Fourcy.

Et lui-même se plaça à côté de son greffier, tandis que Fourcy prenant une chaise, s'asseyait en face d'eux de l'autre côté de la table, assez surpris que ce fût ce juge qui parlât en maître dans ce salon.

Le juge d'instruction avait pris quelques papiers sur la table et il les parcourait rapidement: dans ce vaste salon on n'entendait que le bruit des feuillets qu'il tournait, et au dehors le roucoulement de pigeons ramiers perchés dans les arbres du jardin.

Ce silence que rien ne troublait et qui devenait lourd, se prolongea assez longtemps, très longtemps, pour Fourcy péniblement impressionné sans trop savoir pourquoi, vaguement, malgré lui.

Enfin le juge d'instruction releva la tête et sans parler il regarda Fourcy, longuement, en face; il l'examina de la tête aux pieds, surtout à la tête, dans les yeux.

—Monsieur Fourcy, dit-il, vous avez cinquante-six ans?

—Oui, monsieur.

—A quel âge êtes-vous entré dans la maison Charlemont?

—A quinze ans.

—A quels appointements?

—Cent francs par mois.

—Vous êtes resté longtemps à ce chiffre?

—Un an; on m'a mis alors à cent cinquante francs; l'année suivante à deux cents; la troisième année à quatre cents; à vingt-trois ans je gagnais six mille francs par an; à trente-six, douze mille; à quarante, soixante mille.

—Jusqu'en ces derniers temps tel a été le chiffre de vos appointements, soixante mille francs?

—Oui, monsieur.

—De sorte que depuis seize ans vous gagnez soixante mille francs par an?

—Parfaitement.

—En dehors de ces appointements avez-vous gagné de l'argent, je veux dire avez-vous fait des affaires, des spéculations?

—Jamais, monsieur: je devais tout mon temps, tous mes efforts, ce que j'ai d'intelligence, mon expérience à la maison Charlemont, dont je suis le directeur, et j'aurais cru lui dérober quelque chose si j'avais entrepris des spéculations pour mon compte: cela n'eût point été délicat. Au reste je dois dire que j'ai été plus que récompensé de cette réserve, qui pour moi a été l'accomplissement d'un devoir: M. Amédée Charlemont a bien voulu me donner un intérêt dans sa maison, et me faire son associé; c'est le plus beau couronnement de ma vie de travail et de dévouement; c'est plus que je n'avais jamais rêvé, et j'ose dire que cela me touche beaucoup plus encore dans ma fierté que dans mon intérêt.

Le juge d'instruction avait écouté ce petit discours, débité avec feu et d'une voix vibrante, en examinant Fourcy, mais sans qu'aucun mouvement de visage, aucune flamme du regard manifestât au dehors son impression.

Il s'établit un silence.

Puis le juge d'instruction reprit ses questions.

—Sur ces gros appointements que vous touchez depuis seize ans, avez-vous fait des économies?

Fourcy avait déjà été surpris des premières questions qui lui avaient été posées; celle-là redoubla son étonnement. Pourquoi, diable, ce juge d'instruction se mêlait-il de ses affaires? Était-il là pour causer, ou pour s'occuper du vol? Jusqu'à présent, il n'avait été question que de lui, Fourcy, et pas du tout du vol du mandat. Quel rapport tout cela avait-il avec le vol des trois cent mille francs? Qu'importait qu'il eût gagné quarante ou soixante mille francs? Qu'importait qu'il eût ou n'eût pas fait des économies?

Cependant il répondit:

—Très peu.

—Comment cela? Pouvez-vous me l'expliquer?

—Parfaitement, mais il me semble que…

—Expliquez, je vous prie.

Malgré «ce je vous prie» qui finissait la phrase, c'était là un ordre plutôt qu'une invitation; il n'y avait pas à se méprendre sur l'intonation avec laquelle il avait été donné.

Ce ne fut plus seulement de la surprise qui se produisit chez Fourcy, ce fut de la résistance.

Ses affaires personnelles ne regardaient en rien ce juge, qui vraiment en prenait bien à son aise avec lui. Posées dans une autre forme et sur un autre ton, il eût volontiers répondu à des questions de ce genre, car il n'avait rien à cacher dans sa vie; mais ces façons le blessaient à la fin et il n'était pas homme à courber la tête devant qui que ce fût.

—Pardon, dit-il, mais tout ceci n'a aucun rapport avec le vol des trois cent mille francs.

Le juge le regarda en face.

—Vous croyez, dit-il, d'un ton ironique.

—Cela ne regarde que moi.

—Vous vous trompez; cela regarde aussi la justice qui a le droit de vous adresser toutes les questions qu'elle juge propres à amener la découverte de la vérité.

Fourcy demeura interdit, cherchant à comprendre, ne pensant pas à répondre. Que se passait-il donc? A quoi donc ce juge voulait-il en arriver?

—Mais alors? dit-il se parlant à lui-même plutôt qu'au juge.

—Je vous ferai observer qu'au lieu de répondre vous interrogez; oui ou non, avez-vous fait des économies sur vos appointements?

—Je vous ai répondu: très peu.

—Alors expliquez-moi si vous le pouvez, comment et à quoi vous avez dépensé ces appointements. Je vous écoute, monsieur.

Ils sont rares les gens qui ne se troublent pas lorsque la justice les interroge, alors même qu'ils sont innocents, surtout lorsqu'ils sont innocents.

Fourcy fut décontenancé.

Est-ce que ce juge d'instruction le soupçonnait?

Mais de quoi?

Un soupçon eût été une absurdité de la part de ce magistrat.

Et ce serait folie à lui d'admettre la possibilité d'une pareille idée.

Le mieux était donc de répondre au plus vite; puisqu'il avait commencé à répondre, il devait continuer; c'était encore le meilleur moyen d'en finir, car une discussion avec ce personnage rogue n'aboutirait à rien qu'à traîner les choses et à en les envenimer.

—Lorsque j'ai acheté cette maison, dit-il, j'avais quelques économies.

—Quand l'avez-vous achetée?

—Après la guerre.

—Combien?

—Cent dix mille francs.

—Que vous avez payés?

—Comptant.

—Avec quoi?

—Pour quatre-vingt mille francs avec ces économies dont je vous parle.

—Et pour le surplus?

—Avec une somme de trente mille francs que j'ai empruntée.

—Vous avez eu des réparations importantes à faire; des changements, des embellissements? Pouvez-vous me dire à combien s'en est élevé le prix?

—A cinquante-cinq mille francs environ.

—Ces cinquante-cinq mille francs, ajoutés aux trente mille que vous avez empruntés, constituent ainsi une dette de quatre-vingt-cinq mille francs.

—Parfaitement.

—Que devez-vous encore sur ces quatre-vingt-cinq mille francs?

—Rien.

—Comment les avez-vous payés?

—Avec ce que j'ai pu économiser sur mes appointements.

—Alors expliquez comment vous avez pu faire ces économies; et si cela vous est possible sans livres de comptes, établissez votre budget; nous avons la recette: soixante mille francs; quelle est la dépense? Pour un homme de chiffres, cela ne doit pas être difficile à dire.

—Cela est très facile, mais à condition de prendre des moyennes.

—Prenez des moyennes.

—Mes dépenses de maison s'élèvent à douze mille francs par an.

—Écrivez, dit le juge d'instruction à son grenier qui jusque-là était resté la plume à la main, mais sans prendre les notes.

Cette parole fut un coup pour Fourcy; cependant il continua:

—Le loyer de notre appartement de Paris est de quatre mille francs; les impôts, les frais de jardinage, de domestiques à Nogent sont de trois mille francs; je paye pour une assurance sur la vie une prime de dix mille francs; les toilettes de ma femme coûtent deux mille francs par an.

—Ah! dit le juge d'instruction, qui jusque-là avait écouté attentivement sans interrompre.

—Elles sont très simples, dit Fourcy que cette exclamation blessait, car il était d'une susceptibilité extrême pour tout ce qui touchait sa femme.

—Continuez, dit le juge d'instruction, nous ne discutons pas.

—Celles de ma fille coûtent la même somme; l'éducation de ma fille coûtait jusqu'à ces derniers temps trois mille francs; celle de mon fils et son entretien la même somme; en voyages nous dépensons environ deux mille francs, si M. le greffier veut bien faire l'addition, il trouvera environ quarante-cinq mille francs.

—Faites, dit le juge d'instruction.

—Quarante-quatre mille francs, dit le greffier.

—Il vous reste donc en moyenne tous les ans sur vos appointements seize mille francs?

—Parfaitement.

—Ainsi c'est avec seize mille francs par an que depuis la guerre vous avez payé votre dette de quatre-vingt-cinq mille francs, et le mobilier de cette maison que nous n'avons pas compté; quant à celui de Paris…

—Il était payé avant la guerre.

—Reste donc celui-ci; c'est-à-dire qu'après avoir prélevé quatre-vingt-cinq mille francs, vous avez trouvé moyen de payer cinquante mille francs un mobilier qui vaut cinq ou six cent mille francs.

Fourcy, bien qu'il ne fût pas disposé à la gaieté, ne put pas s'empêcher de sourire en entendant émettre une pareille absurdité, cependant ce sourire n'eut rien de railleur ni d'insolent: ce fut la simple manifestation de sa surprise, une protestation muette et discrète: six cent mille francs, son mobilier acheté de bric et de broc, c'était vraiment trop drôle!

—Il n'y a pas là de quoi sourire, dit le juge d'instruction sévèrement, rien n'est plus sérieux.

—Peut-être en effet cela serait-il sérieux, si ce mobilier avait la valeur que vous lui attribuez, car alors il serait difficile d'expliquer comment avec cinquante mille francs, j'ai payé six cent mille francs.

—C'est justement cette explication que je vous demande.

—Et que je n'ai pas à vous donner puisque ce pauvre mobilier vaut à peine la dixième partie de ce que vous pensez, c'est-à-dire environ les cinquante mille francs qui me sont restés sur mes économies, ma dette de quatre-vingt-cinq mille francs étant prélevée.

Ce fut au tour du juge d'instruction de sourire, et ce sourire, qui contractait les narines et retroussait la lèvre supérieure en découvrant les dents, exprimait le dédain et la pitié.

Jusque-là le commissaire aux délégations, assis à côté de Fourcy, avait gardé le plus complet silence, et rien dans son attitude n'avait pu donner à croire qu'il s'intéressait à cet interrogatoire; à ce moment, il se tourna vers Fourcy, et de sa voix la plus douce, avec son sourire le plus aimable, il intervint dans l'entretien:

—Je demande à M. Fourcy la permission de lui faire observer que le tapis seul de ce salon sur lequel nous marchons vaut plus de vingt mille francs.

Fourcy haussa doucement les épaules et se mit à rire.

—Que cette tapisserie d'Andran, représentant des scènes d'Esther, ne vaut pas moins de trente mille francs; que les sirènes de l'escalier ont coûté plus de dix mille francs; et nous voilà déjà à soixante mille francs.

—Mais ces chiffres sont de la fantaisie, s'écria Fourcy.

—Ils sont exacts.

—Ni exacts, ni sérieux.

—Pardon, dit le commissaire avec son calme et son doux sourire, mais vous savez qu'avant d'appartenir à la police j'ai été clerc de commissaire-priseur et que je suis en état d'estimer un mobilier, même quand il a une valeur artistique comme celui-ci; et ce que je connais de votre mobilier dans ce salon, dans la salle à manger, dans le vestibule, dans l'escalier, dans les chambres où je suis entré, vaut plus de cinq cent mille francs.

—C'est impossible! s'écria Fourcy.

—Il y a marchand à ce prix, dit le commissaire se servant d'un mot de son ancien métier.

Fourcy resta atterré.

Mais presque aussitôt il se redressa pour protester:

—C'est impossible, s'écria-t-il avec une énergie désespérée.

—Expliquez; ne niez pas ce qui n'est pas niable, dit froidement le juge d'instruction; ce mobilier est là, nous le voyons, combien l'avez-vous payé?

—Mais je ne l'ai pas payé le prix que vous lui attribuez.

—Combien l'avez-vous payé?

—Une cinquantaine de mille francs.

—Dire qu'on a payé cinquante mille francs ce qui en vaut six cent mille n'est pas une explication.

—Mais comment voulez-vous que j'aie dépensé cette somme puisque je ne l'avais pas?

—C'est ce que je vous demande; vous reconnaissez que vous n'avez pas gagné cette somme; d'autre part vous avez reconnu que vous n'aviez pas fait de spéculations; dites comment vous vous êtes procuré les cinq ou six cent mille francs, prix de ce mobilier.

—Mais ce mobilier n'a pas coûté six cent mille francs, ni cinq cent mille, ni quatre cent mille, je le nie, c'est impossible.

Le commissaire se leva et, étendant la main par un geste énergique comme s'il voulait prêter serment:

—Et moi j'affirme, dit-il, qu'il a coûté plus de cinq cent mille francs, je le jure.

—Voulez-vous que nous descendions à trois cent mille francs, dit le juge d'instruction, et même à deux cent mille? Dites alors où vous avez pris ces deux cent mille francs.

Depuis quelques instants Fourcy se débattait désespérément contre l'idée qu'on le soupçonnait; cette idée qui tout d'abord lui avait paru une absurdité ou une folie, ce mot «pris» l'enfonça violemment dans son esprit.

—Pris! s'écria-t-il, m'accusez-vous donc d'avoir pris cette somme?

—-Dites où et comment vous vous l'êtes procurée.

—Moi qui ai des millions entre les mains, j'aurais pris cette misérable somme!

—Cette misérable somme et d'autres, moins misérables peut-être.

Fourcy se frappa la tête à deux mains.

—C'est donc vrai, c'est donc possible! tout cela n'est que pour arriver à m'accuser du vol du mandat, moi, moi!

Ni le juge d'instruction, ni le commissaire de police ne répondirent, mais ils échangèrent un coup d'oeil plus terrible qu'une réponse directe.

—Et le moment que j'aurais choisi pour voler la maison Charlemont, poursuivit Fourcy, est celui où je deviens son associé!

—Prouvez que vous n'avez pas commencé avant; nous sommes là pour recevoir vos explications.

La porte du salon s'ouvrit, et la femme de chambre entrant vint jusqu'à
Fourcy:

—Madame vient de rentrer avec mademoiselle.

—Ces explications que vous demandez, s'écria Fourcy, je vais vous les donner.

Puis s'adressant à la femme de chambre qui attendait en regardant autour d'elle d'un air ahuri:

—Dites à madame de venir, tout de suite.

Il avait relevé la tête, et un éclair de confiance transfigurait son visage bouleversé: sa femme arrivait à son secours: elle allait donner les explications qu'on exigeait de lui.

Presque aussitôt après le départ de la femme de chambre, la porte du salon se rouvrit et madame Fourcy parut.

Fourcy voulut courir au-devant d'elle, mais vivement le commissaire qui l'observait se plaça entre eux.

—Viens, Geneviève, dit Fourcy, viens à mon secours.

—Que se passe-t-il donc?

XXXVII

Elle s'était arrêtée devant le commissaire de police qui lui barrait le passage, et elle restait à la porte du salon; regardant et son mari et le commissaire de police, et le juge d'instruction et le greffier.

Mais surtout elle réfléchissait et elle tâchait de se rendre compte de la situation: la réunion de ces gens de justice, l'attitude bouleversée de son mari, son cri, son appel: «Viens à mon secours», lui avaient révélé les dangers de cette situation, mais sans lui apprendre quels ils étaient. Avant tout il fallait donc qu'elle trouvât le moyen de gagner du temps et qu'elle ne parlât que pour ne rien dire.

—Approchez, madame, et asseyez-vous, dit le juge d'instruction.

Elle voulut prendre place à côté de la chaise que Fourcy avait occupée, mais le commissaire de police continua à lui barrer le passage, et avec sa politesse ordinaire il lui avança un fauteuil, puis en prenant un lui-même il s'assit de façon à se trouver entre le mari et la femme.

—Asseyez-vous, dit le juge d'instruction à Fourcy, et n'essayez pas d'échanger quelques signes, ou des paroles particulières avec madame.

Faisant violence à son agitation, Fourcy reprit sa chaise:

—Puis-je expliquer à ma femme pourquoi je l'appelle à mon secours? demanda-t-il.

—Je vais l'expliquer moi-même, répondit le juge d'instruction.

Et en quelques paroles brèves, mais claires et précises, il donna cette explication: Depuis l'acquisition de la maison de Nogent, qui avait absorbé ses ressources et l'avait endetté de quatre-vingt-cinq mille francs, Fourcy n'avait pu mettre de côté sur ses appointements qu'une somme de seize mille francs par an, au total: cent trente-quatre mille francs; sa dette de quatre-vingt-cinq mille francs prélevée sur ce total, il lui était resté cinquante mille francs; comment avec ces cinquante mille francs avait-il pu acheter et payer le mobilier qui garnissait cette maison?

A mesure que le juge d'instruction parlait, madame Fourcy comprenait que la situation était plus grave encore qu'elle ne l'avait redouté tout d'abord.

—En un mot, s'écria Fourcy, sans que les signes du juge d'instruction pussent lui imposer silence, on m'accuse d'avoir dérobé les sommes nécessaires à l'achat de ce mobilier, c'est-à-dire cinq ou six cent mille francs, et l'on conclut de là que puisque j'ai bien été capable de voler ces six cent mille francs, j'ai bien été capable aussi de voler les trois cent mille du mandat blanc. Réponds pour moi, prouve à ces messieurs, toi qui as acheté ce mobilier, qu'il n'a pas coûté six cent mille francs.

Madame Fourcy était d'une pâleur livide, comme sous l'imminence d'un évanouissement subit; Fourcy, qui la regardait, oublia l'horreur de sa situation pour ne penser qu'à sa femme; vivement il se leva pour venir à elle, mais le commissaire de police le retint.

—Voyez, monsieur le juge d'instruction, l'effet que produit sur ma femme cette accusation monstrueuse, n'est-ce pas la protestation la plus éloquente contre ces soupçons insensés?

Puis s'adressant à sa femme elle-même:

—Remets-toi, chère femme, ne cède pas à l'indignation; ne succombe pas à l'émotion; ce n'est pas une preuve de ton amour qu'il faut que tu donnes en ce moment, c'est une preuve de l'inanité de ces soupçons; c'est la Providence qui t'envoie pour les dissiper; parle.

Et il se rassit plein de confiance; elle n'avait que quelques mots à dire, et tout serait fini, il ne resterait qu'un cruel souvenir de ce cauchemar.

Il attendit en la regardant.

Cependant elle ne parla point; immobile dans son fauteuil, les yeux baissés, les lèvres contractées, elle restait là comme si elle était anéantie.

—Calme-toi, dit Fourcy d'une voix attendrie, tâche de respirer un peu.

Mais elle ne respira point et elle continua de garder le silence.

—Voulez-vous un verre d'eau? demanda le commissaire de police toujours prévenant.

Elle n'avait besoin ni d'eau, ni de quoi que ce fût, si ce n'est d'une idée; cependant elle accepta dans la pensée que cela lui ferait toujours gagner du temps, et qu'elle trouverait peut-être quelque chose à dire.

Fourcy s'était levé, mais le juge d'instruction l'arrêta.

—Restez, dit-il, M. le commissaire de police va aller chercher ce verre d'eau.

Fourcy aurait voulu prendre sa femme dans ses bras, la soutenir, la rassurer; mais après ce qu'on avait fait jusque-là pour les séparer, cela n'était pas possible; il devait se contenter de l'encourager de la voix et du regard.

—Calme-toi, calme-toi, répéta-t-il comme s'il parlait à un enfant.

Mais elle ne l'écoutait pas; elle cherchait.

Le commissaire de police revint portant lui-même un verre et une carafe sur un plateau; il versa un peu d'eau dans le verre, et avec des grâces il l'offrit à madame Fourcy.

Cette gorgée d'eau ne lui donna pas des idées, mais elle lui donna, au moins, un peu de salive dans sa bouche desséchée.

—Je vous écoute, madame, dit le juge d'instruction.

—Puisque c'est toi qui as acheté ce mobilier, dit Fourcy, explique qu'il ne vaut pas six cent mille francs, dis ce que tu l'as payé.

Elle ne pouvait plus reculer, il fallait parler.

—J'ai profité de quelques bonnes occasions, dit-elle.

—Très habilement profité, affirma Fourcy. M. le commissaire de police, qui a des connaissances spéciales dans le commerce de l'ameublement, affirme que ce tapis vaut plus de vingt mille francs, et cette tapisserie des Gobelins plus de trente mille.

Le commissaire de police inclina la tête à plusieurs reprises, avec un sourire approbateur.

—Je ne sais pas ce que valent ce tapis et cette tapisserie, mais je ne les ai pas payés ce prix-là; il s'en faut de beaucoup.

—Combien les avez-vous payés?

Elle hésita.

—Je ne m'en souviens pas.

Fourcy ne fut pas maître de retenir un mouvement de surprise: sa femme ordinairement avait une excellente mémoire et elle retenait tous les chiffres.

—Fais un effort de mémoire, dit-il, et ne te laisse pas troubler par l'émotion.

Elle parut faire cet effort, mais inutilement.

—Je ne me rappelle pas, dit-elle.

—Cela est vraiment fâcheux, fit remarquer le juge d'instruction, mais vous avez un livre de dépense, sans doute, où vous aurez inscrit ces prix?

—Je ne l'ai pas conservé.

—Au moins, vous avez des factures acquittées?

—Sans doute, mais il faudrait les chercher, car je ne sais pas où elles peuvent être.

—Eh bien, madame, cherchons-les tout de suite.

Et le juge d'instruction fit mine de se lever.

—C'est que si je les ai encore, dit-elle en se voyant prise, elles ne sont pas ici, elles sont à Paris.

Le juge d'instruction se tourna vers Fourcy.

—Vous voyez, dit-il.

Fourcy était décontenancé; il regardait sa femme avec une stupéfaction qui de réponse en réponse devenait plus profonde. Pourquoi ne parlait-elle pas franchement? Pourquoi ces détours et ces défaites?

Car même pour lui il était évident qu'elle n'était pas sincère et qu'elle ne cherchait qu'à s'échapper. Pourquoi? Il n'était pas possible qu'elle ne comprît pas la gravité de la situation qu'elle lui faisait.

—Allons à Paris, dit-il en se levant vivement.

—Mais je ne sais si je les ai, dit-elle; on ne garde pas ses anciennes factures indéfiniment; il est probable que je les ai détruites.

De nouveau le juge d'instruction et le commissaire échangèrent un coup d'oeil qui désespéra Fourcy: au lieu de le sauver, elle le perdait dans l'esprit de ces deux hommes qui tenaient son honneur entre leurs mains. Comment ne le comprenait-elle pas?

Après un moment de silence terriblement long, le commissaire de police intervint.

—Mon Dieu, madame, dit-il du ton d'un homme qui ne demande qu'à obliger, il ne faut pas vous désoler pour cette disparition de vos factures. Personne ne peut trouver extraordinaire qu'après plusieurs années vous ne les ayez pas conservées. Ce serait le contraire qui serait extraordinaire.

Elle respira, et Fourcy de son côté laissa échapper un profond soupir de soulagement: quel brave homme, ce commissaire!

Il leur sourit à tous deux.

—Il y a un moyen bien simple de les remplacer, dit-il en continuant. Vous ne pouvez pas avoir oublié le nom du marchand ou des marchandes de qui vous tenez ces différents objets: le tapis, les tapisseries, les sirènes, les cuirs de Cordoue, les étoffes, les vases; donnez-nous ces noms et nous retrouverons tout de suite les prix que vous avez payés. Les marchands ne sont pas comme des particuliers, ils gardent leurs livres de commerce.

Quelques minutes plus tôt, Fourcy eût vu dans cette idée le salut, mais maintenant ce fut craintivement qu'il regarda sa femme.

Elle ne répondit pas, et elle resta les yeux baissés, plus pâle encore, plus défaite.

—Eh bien, madame, demanda le juge d'instruction, vous refusez donc de répondre?

Et il attendit quelques instants.

—Réfléchissez que votre silence ne peut s'interpréter que d'une seule manière, dit-il sévèrement, qui est que vous ne pouvez pas répondre, et que si vous ne nous donnez pas le prix de ces tapis et de ces meubles, c'est qu'il est bien celui qu'a dit M. le commissaire de police;—que si vous prétendez n'avoir pas conservé votre livre de dépense, c'est qu'il vous condamnerait;—que si vous alléguez que vous n'avez plus vos factures, c'est qu'elles confirmeraient notre évaluation;—enfin, que si vous refusez de nous indiquer les noms des marchands chez qui vous avez acheté ces objets, c'est que vous savez que ces marchands détruiraient d'un mot le système de défense de votre mari.

De nouveau le commissaire de police prit la parole:

—Permettez-moi de vous faire observer, madame, que nous cacher les noms de ces marchands n'est pas nous empêcher de les découvrir; les marchands qui vendent ces sortes de meubles ne sont pas nombreux à Paris; avant trois jours nous saurons qui vous a vendu ces tapisseries, ce tapis oriental avec armoiries, ces sirènes.

Elle attendit encore assez longtemps avant de répondre; enfin, relevant les yeux et regardant le juge d'instruction:

—Puisqu'il le faut, dit-elle, je parlerai.

Mais cela dit, madame Fourcy avait fait une pause, et au lieu de s'adresser au juge d'instruction, elle s'était tournée vers son mari qu'elle avait longuement regardé:

—Avant tout, dit-elle, je veux demander pardon à celui que j'aime, à mon mari, à l'homme le meilleur, le plus honnête, le plus droit, de la douleur que je vais lui causer. C'est la pensée de la souffrance que je dois lui infliger en parlant, qui m'a jusqu'à ce moment fermé les lèvres. C'est la vue de la souffrance que je lui cause en ne parlant pas, qui me les ouvre. Je ne peux pas le laisser soupçonner, je ne peux pas le laisser accuser quand seule je suis coupable.

Et comme le juge d'instruction avait fait un mouvement, elle s'écria avec énergie:

—Mais non coupable comme vous l'entendez, messieurs; coupable envers lui, ce qui pour moi est autrement terrible. Pardon, mon Jacques!

C'était avec stupéfaction que Fourcy l'écoutait, avec effroi, à demi levé au-dessus de sa chaise qu'il tenait d'une main, les yeux et la bouche grands ouverts, le visage convulsé.

Qu'allait-elle donc dire?

L'angoisse avait suspendu sa respiration, il étouffait.

Elle se tourna vers le juge d'instruction et d'une voix résolue:

—Vous avez raison, dit-elle rapidement, cet ameublement n'a pu être payé avec cinquante mille francs, non qu'il ait la valeur que vous lui attribuez, mais parce qu'il vaut évidemment plus de cinquante mille francs. Je le reconnais, je l'avoue la honte au front, j'ai trompé mon mari sur cette valeur.

Fourcy laissa échapper une sourde exclamation, un cri de douleur, une plainte étouffée, mais elle évita de regarder de son côté.

—Mon mari n'a donc su que ce que je lui disais, car ne connaissant rien aux choses d'ameublement, et ayant toute confiance en mes paroles, d'ailleurs, il n'a jamais eu la pensée de contrôler les prix que je lui donnais.

—Et comment avez-vous payé ces prix? demanda le juge d'instruction.

—Je vais vous le dire; cela, c'est la seconde partie de mon aveu et non la moins cruelle; si j'hésite, si je me trouble, n'accusez que l'émotion qui me paralyse. Jamais mon mari n'a voulu faire des affaires pour son compte personnel, et malgré mes instances il a toujours refusé de tenter des spéculations qui auraient pu l'enrichir rapidement et sûrement. Voyant sa volonté immuable, et croyant que nous en serions toujours réduits à la médiocrité de ses appointements, j'ai voulu, moi mère de famille, dans son intérêt même, dans celui de mes enfants, et aussi dans le mien, je ne serais pas franche si je ne l'avouais pas, j'ai voulu risquer ce qu'il refusait si fermement. C'est là ma faute, que je me suis reprochée durement depuis, mais sans prévoir jamais qu'elle aurait les terribles conséquences qu'elle amène aujourd'hui.

Elle se cacha le visage entre les mains et elle resta ainsi quelques secondes, s'efforçant de régler ce qu'elle voulait dire.

—Continuez, madame, dit le juge d'instruction.

Il fallait obéir; ce qu'elle fit.

—Dans le monde où je vis, vous comprenez qu'il n'y a qu'à ouvrir les oreilles pour savoir quelles sont les bonnes affaires; je les ai ouvertes; j'ai écouté ce qui se disait autour de moi, j'ai gagné, et c'est avec ces gains que j'ai payé ce mobilier.

Le juge d'instruction allait lui poser une question, mais violemment
Fourcy le prévint.

Depuis quelques instants il s'était levé tout à fait, et debout, la tête haute, les bras croisés sur sa poitrine, il tenait ses yeux attachés sur sa femme.

—Pardon, monsieur le juge d'instruction, s'écria-t-il en étendant le bras avec un geste si énergique que le juge resta bouche ouverte sans achever le mot qu'il avait commencé; pardon, c'est à moi d'interroger ma femme.

—Mais, monsieur…

—C'est au mari, c'est au père d'élever maintenant la voix et de faire lui-même, pour son honneur, pour l'honneur des siens, la recherche de la vérité; si vous trouvez cette recherche mal faite, vous la reprendrez; ici, en cette circonstance, c'est moi qui dois être le juge d'instruction.

Ce brave homme, ce bon homme s'était transfiguré, et l'autorité qu'il venait de prendre s'imposait à tous, au juge, au commissaire, à sa femme, surtout à sa femme, qui devant son regard courba la tête et baissa les yeux.

—Répondez-moi, dit-il.

—Jacques.

—Il n'y a plus de Jacques, il y a un mari, un père, un chef de famille, c'est à lui qu'il faut répondre. Pour jouer, il faut une mise de fonds; où avez-vous eu celle que vous avez risquée?

Elle n'hésita pas une seconde, mais ce fut au juge d'instruction qu'elle adressa sa réponse et non à son mari qu'elle ne regarda même pas.

—Il n'est personne de notre monde et de notre entourage qui ne m'ait attribué une grande influence sur mon mari: on voyait combien il m'aimait; la tendresse que j'éprouvais pour lui était connue de tous, et dans ces conditions, on était disposé à croire que je pouvais peser d'un certain poids sur ses déterminations. Les déterminations de M. Fourcy, cela n'avait pas grande importance; mais celles de M. Fourcy, gérant de la maison Charlemont, cela en avait une considérable. De même, l'influence que pouvait exercer la femme de ce gérant dans tel ou tel sens avait une certaine valeur. Un jour on a voulu s'assurer cette influence, la gagner et on a cru le faire au moyen d'un cadeau, un diamant. Je l'ai accepté, parce que l'affaire avait réussi, mais je ne l'ai pas gardé. C'est avec l'argent qu'a produit sa vente que j'ai risqué ma première spéculation. Elle a été heureuse. J'en ai entrepris une seconde qui a été plus heureuse encore. C'est avec ces gains que j'ai payé cet ameublement, que je n'aurais pas pu acheter, je le reconnais, si j'avais été réduite à nos seules ressources.

Après un moment d'hésitation elle se tut.

Ce qui avait causé cette hésitation, ç'avait été une idée qui avait traversé son esprit: si elle profitait de l'occasion pour avouer le chiffre exact de sa fortune et se débarrasser une bonne fois de tous ses embarras, pour sortir des mensonges dans lesquels elle se débattait depuis si longtemps? Ses spéculations pouvaient lui avoir donné aussi bien deux millions que cinq cent mille francs. La tentation avait été forte. Mais en fin de compte elle n'avait pas osé risquer une aussi grosse partie. Cela était vraiment trop aventureux. La crise qu'elle traversait en ce moment était assez grave pour qu'elle ne pensât qu'à en sortir.

Tout en regardant le juge d'instruction, elle avait jeté un coup d'oeil du côté de son mari pour voir comment il acceptait cette explication, et elle avait été effrayée de son attitude et de son visage; évidemment il l'accueillait mal.

—Et qui vous a fait ce cadeau? demanda-t-il.

—M. Tasté, dont les affaires ont été relevées par le secours que lui a apporté la maison Charlemont.

—Est-ce M. Tasté, de Lille? demanda le juge d'instruction.

—Oui, monsieur.

—Mais il vient de mourir?

—Justement.

—Cela est vraiment fâcheux, dit le juge d'instruction.

Mais Fourcy ne parut pas faire attention à cette remarque.

—Une femme, et surtout une femme mariée n'engage pas des spéculations en son nom, dit-il; qui a fait vos affaires?

—Un de nos amis, M. Esserie, qui a bien voulu me donner ses conseils et son aide et qui a réglé toutes mes affaires.

—Le directeur du Crédit Oriental? demanda le juge d'instruction.

—Oui, monsieur.

—Qui est mort il y a trois ans au moins; vraiment, madame, c'est une bien mauvaise chance de n'avoir que des morts, pour témoins.

Il s'établit un silence terrible, au moins pour le mari et la femme.

Fourcy s'était pris la tête à deux mains, désespérément, et il s'enfonçait les ongles dans le crâne pour se donner à lui-même la sensation de la réalité.

Les paupières baissées, mais les yeux ouverts, madame Fourcy tâchait de se rendre compte de l'effet de ses paroles aussi bien sur son mari, que sur le juge d'instruction et le commissaire. Elle avait senti que c'était chose grave de donner le nom d'Esserie après celui de Tasté, deux morts, mais elle n'avait pas osé risquer celui de La Parisière: interrogé, La Parisière ne serait-il pas forcé de parler des trois cent mille francs d'Heynecart, et des cent mille francs d'achat de rente? Et alors ne serait-ce pas la découverte de la vérité entière? Telle était la situation, qu'un mot en moins pouvait aussi bien la perdre qu'un mot en plus. Et le terrible, c'était qu'elle ne pouvait pas réfléchir à ce qu'elle disait: il fallait qu'elle parlât, et de telle façon qu'elle eût l'air de parler naturellement, sans réflexion, en n'obéissant qu'à la franchise.

Ce fut le commissaire de police qui rompit le silence.

—Monsieur le juge d'instruction, dit-il, je voudrais avoir l'honneur de vous entretenir un moment.

Le magistrat parut jusqu'à un certain point suffoqué par cette demande d'un subalterne, cependant il se leva et il suivit le commissaire à l'autre bout du salon, tandis que Fourcy et madame Fourcy restaient vis-à-vis le greffier sans se parler.

—Pour moi, dit le commissaire à voix basse et le nez tourné vers la fenêtre ouverte, ce brave homme est innocent.

—Peut-être.

—Je crois pouvoir l'affirmer, moi qui ne suis pas infaillible, mais je n'en dirais pas autant de la femme.

—C'est mon sentiment.

—Si elle a gagné de l'argent avec M. Esserie, elle a très bien pu en perdre avec d'autres. Et si elle en a perdu plus qu'elle n'en avait, elle a pu aussi prendre un de ces mandats blancs dont elle avait la garde. Pour cela il ne lui a fallu qu'un complice pour le remplir et le touche à la Banque de France. Une femme, quand elle est jolie, trouve toujours un complice.

—Qui soupçonnez-vous?

—Personne; et pour le moment je ne m'inquiète pas de cela, ce n'est pas de ce côté que les recherches doivent être présentement dirigées. L'important, c'est de savoir, si, comme je le pense, elle a éprouvé des pertes d'argent en ces derniers temps.

—Et comment?

—Il paraît qu'elle a des relations avec un coulissier, nommé La Parisière, je crois qu'en cherchant de ce côté nous pourrions bien chauffer.

—Alors?

—Mon avis serait, si vous voulez me permettre d'en avoir un, de surseoir jusqu'à ce que ce La Parisière ait été interrogé.

XXXVIII

Le juge d'instruction suivi du commissaire de police revint au milieu du salon.

—Nous en resterons là pour aujourd'hui, dit-il.

Madame Fourcy respira: elle avait gagné du temps; c'était beaucoup.

Quant à Fourcy, il les regarda avec stupéfaction: qu'avait dit le commissaire de police? Pourquoi cette suspension? Il ne comprenait pas.

Sa femme s'était approchée de lui, mais il ne fit pas attention à elle, il ne lui adressa pas la parole, il ne la regarda pas.

Le greffier avait ramassé ses papiers et il avait rejoint son juge et le commissaire du côté de la porte.

Fourcy les avait suivis.

Madame Fourcy ne s'en inquiéta pas autrement: d'ailleurs elle n'avait plus qu'une préoccupation pour le moment: se préparer à l'explication qui allait éclater entre son mari et elle après le départ des magistrats, car il n'était que trop évident qu'elle ne l'avait pas convaincu. Mais elle le convaincrait, ne voulant pas que le pauvre homme souffrît par sa faute. Il avait bien déjà accepté l'histoire du collier de diamants offert par Esserie; il accepterait de même maintenant le concours de celui-ci dans les prétendues spéculations qu'il avait conseillées et dirigées; Esserie était mort depuis trois ans et demi, elle pouvait donc mettre sur son compte tout ce dont elle voudrait le charger. A la vérité, elle n'aurait pas de preuves à apporter à l'appui de ses dires. Mais elle avait mieux que des preuves à donner à son mari: ses caresses, sa tendresse, et si profondément blessé qu'il fût, si fâché, si peiné, il n'y résisterait pas: elle connaissait sa force. Quant aux autres, quant à ces gens de police, elle n'en prenait pas souci; c'était pour faire de nouvelles recherches qu'ils abandonnaient la place; eh bien, ils n'avaient qu'à chercher, ils ne trouveraient rien. C'était de son bon Jacques, de lui seul qu'elle devait s'inquiéter maintenant; c'était lui qu'elle devait convaincre, rassurer, consoler, et elle savait comment lui faire tout oublier. Il avait été bien dur avec elle; mais elle ne lui en voulait pas pour cela; il avait eu raison, le brave garçon, et même il avait été très beau quand les bras croisés, se contenant à peine, il avait pris la place du juge d'instruction.

Elle fut très surprise de le voir suivre les magistrats et sortir avec eux.

—Il va revenir, se dit-elle.

Et elle se prépara.

Cependant il ne revint pas.

C'est qu'avant de revoir sa femme il voulait être fixé, sinon sur tous les soupçons qui l'assaillaient, au moins sur un,—sur celui qui torturait son esprit depuis le jour où le commis de MM. Marche et Chabert lui avait remis le collier de diamants.

Quand sa femme lui avait dit que ce collier était un cadeau de M. Esserie, il n'avait pas tout d'abord soulevé d'objection, et il avait accepté son récit, avec bonheur, malgré le chagrin qu'il éprouvait à la pensée qu'elle avait pu le tromper. Mais peu à peu le doute avait germé dans son esprit, s'était développé dans son coeur, l'avait envahi tout entier. Pourquoi l'avait-elle trompé? Combien de fois avait-il agité cette question sans lui trouver de réponse. Cependant il n'avait pas dit un mot, il n'avait rien laissé paraître de ses angoisses. Sa foi en sa femme était trop profonde pour qu'il se plaignît, trop respectueuse pour qu'il admît certaines hypothèses qui eussent été un outrage à son amour. Mais voilà que tout à coup cette foi avait été détruite par la découverte de nouveaux mensonges; et alors ses premiers soupçons s'étaient redressés plus pressants, plus terribles, et un mot qu'il n'avait jamais osé prononcer était sorti de ses lèvres.

—Était-ce vraiment Esserie qui lui avait donné ce collier?

Puis après ce doute en étaient venus d'autres qui s'enchaînaient à celui-là.

—Était-ce Tasté qui lui avait donné le diamant dont elle avait parlé?
Était-ce Esserie qui l'avait dirigée dans ses spéculations?

Après n'avoir rien voulu admettre, il croyait tout possible maintenant, et ce qui lui avait paru naturel lorsqu'il avait foi en elle, lui paraissait coupable maintenant qu'il avait plus cette foi.

Pour le diamant de Tasté, pour les conseils, pour l'intervention d'Esserie dans les spéculations qu'elle avouait, les recherches étaient difficiles, peut-être même impossibles, puisqu'ils étaient morts l'un et l'autre; mais pour le collier on pouvait savoir du marchand qui l'avait vendu, si c'était vraiment Esserie qui l'avait acheté.

A la vérité, ce ne serait qu'un petit fait, mais qui pour lui aurait une importance capitale: si elle avait été sincère, on pourrait admettre qu'elle l'était aussi pour le diamant de Tasté et le concours d'Esserie; si elle avait menti, elle mentait encore.

Ce marchand était sans doute MM. Marche et Chabert, et c'était pour interroger ceux-ci qu'il revenait en toute hâte à Paris.

Cependant avant d'aller chez eux, il passa à son bureau, où il prit six mille francs, prix de la réparation du collier.

Dix minutes après il était chez les bijoutiers et il demandait à payer la réparation qui avait été faite au collier de madame Fourcy.

Ce fut un des chefs de la maison qui lui répondit et qui acquitta la facture.

—Comment donc se fait-il, demanda Fourcy, qu'il ait fallu changer deux pierres?

—C'est qu'elles étaient défectueuses.

—Alors il ne devrait y avoir rien à payer.

—Il n'y aurait rien en effet à payer si le collier sortait de chez nous, mais nous ne pouvons pas réparer gratis les malfaçons de nos confrères.

—Je croyais que c'était chez vous qu'avait été acheté ce collier qui est un cadeau qu'on… nous a fait.

Ce fut la rougeur au front qu'il appuya sur ce «nous».

—Il vient de chez M. Fréteau, rue de la Paix.

Il n'y avait qu'à aller chez ce M. Fréteau; mais les conditions n'étaient pas les mêmes: là, il n'avait pas de facture à payer, on ne saurait pas de quel collier il voulait parler, s'il ne le représentait pas.

Immédiatement, il retourna à Nogent, car la fièvre le dévorait, et il ne pouvait pas attendre.

Si sa femme lui demandait pourquoi il voulait ce collier, il ne lui répondrait pas, et l'émotion qu'elle manifesterait ou ne manifesterait pas, serait déjà un indice.

Mais il ne la trouva pas, elle était partie pour Paris peu de temps après lui, dit Marcelle.

—Qu'as-tu donc? demanda-t-elle en le regardant, comme tu es agité, tu trembles, tu me fais peur.

—Ce n'est rien, je suis pressé, j'avais à parler à ta mère.

—C'est pour le vol, n'est-ce pas?

—Oui.

—Est-ce qu'on croit avoir trouvé le voleur?

—Peut-être.

Et il monta à la chambre de sa femme où il s'enferma; bien qu'il n'eût jamais ouvert une seule des armoires de sa femme, il en avait les doubles clefs, il lui fallut peu de temps pour trouver celle qui allait au coffre dans lequel elle serrait ses bijoux.

Il fut surpris de le voir vide et de n'y plus trouver que le collier réparé par MM. Marche et Chabert, à côté du bracelet avec une émeraude entourée de diamants que sa femme lui avait dit avoir acheté quelque temps auparavant. Il fut pour le prendre aussi, mais ayant ouvert l'écrin sans y trouver de nom ni l'adresse, il le laissa, et n'emporta que le collier, se demandant ce qu'elle avait fait de ses autres bijoux et pourquoi ils avaient disparu, car tout lui était matière à pourquoi maintenant: ce qui était aussi bien que ce qui n'était pas.

Mais ce qu'il se demandait surtout, c'était ce qu'allait lui répondre le bijoutier; avec quelle impatience, quelle anxiété il comptait les minutes dans le trajet de Nogent à la Bastille et de la Bastille à la rue de la Paix!

Le bijoutier était chez lui, Fourcy ouvrit l'écrin et présenta le collier.

—C'est bien vous, monsieur, qui avez vendu ce collier?

—Parfaitement.

—Je désire savoir… quand,—il hésita embarrassé, honteux,—et dans quelles conditions.

—Mais, monsieur, dit le bijoutier en se redressant comme s'il n'était pas disposé à répondre.

—Je me nomme Jacques Fourcy, de la maison Charlemont, et vous devez comprendre…

Instantanément les manières du bijoutier changèrent, de hautaines qu'elles étaient elles se firent obséquieuses.

—Entièrement à votre disposition, dit-il en interrompant vivement, je vous donnerai toutes les explications toutes les justifications que M. Charlemont peut désirer, et si vous voulez voir mes livres, je suis prêt à les soumettre amiablement à votre examen; je tiens à ce que vous emportiez la preuve que la plus rigoureuse loyauté a réglé les affaires que j'ai faites avec M. Robert Charlemont.

Robert! qu'avait à faire Robert en ceci?

Mais le bijoutier continuait:

—J'ai vendu ce collier à M. Robert Charlemont soixante mille francs et je suis prêt à accepter une expertise si l'on soutient que le prix est exagéré; je n'ai point traité M. Charlemont en mineur.

—C'est bien à M. Robert Charlemont que vous avez vendu ce collier? balbutia Fourcy.

—A lui-même, et c'est à lui-même que j'ai livré.

—Vous… en êtes sûr?

—Comment? si j'en suis sûr.

Et le bijoutier appelant un employé se fit apporter un livre de commerce.

—Vous voyez, le 11 avril à M. Robert Charlemont un collier, soixante mille francs.

Et il continua en lisant la description du collier.

Mais Fourcy, bien qu'il voulût le suivre, ne voyait rien que des raies de feu qui couraient sur le livre.

De même il n'entendait pas non plus ce que lui disait le bijoutier, un seul mot plusieurs fois répété frappait son oreille: mineur, mineur.

Il balbutia quelques paroles de remerciements.

—Mais, monsieur…

—Il suffit…

Et chancelant il se dirigea vers la porte.

—Vous oubliez le collier.

XXXIX

Il oubliait tout, le malheureux? et le collier qu'il avait apporté, et l'endroit où il était, et les gens qui l'entouraient, tout excepté un nom qui frappait la voûte de son crâne et retentissait dans son coeur effroyablement: Robert Charlemont.

Robert Charlemont était l'amant de sa femme!

Sa femme avait un amant!

Était-ce possible?

Rêvait-il?

N'était-il pas fou?

Et tout en marchant dans la rue sans rien voir, sans rien entendre, il se répétait:

—Geneviève! Robert!

Trompé par sa femme.

Trompé par Robert.

Pouvait-il être rien de plus atroce pour lui?

Sa femme qu'il avait tant aimée, la mère de ses enfants!

Et Robert! un Charlemont!

Elle avait accepté de l'argent de cet enfant!

Cette coquine que Robert aimait, pour laquelle il se ruinait; c'était
Geneviève.

Mais alors?

Et devant cette interrogation, il reculait épouvanté.

Le vol du mandat, Esserie, Tasté, tout était donc possible!

Verrait-il jamais clair au fond de l'abîme qui venait de s'ouvrir devant lui? devait-il y regarder?

Il se heurtait aux gens qui le repoussaient et l'interpellaient pour sa maladresse: en traversant une rue, une voiture faillit l'écraser et le cocher l'accabla d'injures; il ne voyait pas, il n'entendait pas: imbécile, fou, inerte, il allait devant lui, incapable de se conduire.

Il fallait qu'il entrât quelque part pour tâcher de se reconnaître, pour se reprendre s'il le pouvait; que n'avait-il été écrasé par cette voiture; ce serait fini; quel soulagement!

Il pensa instinctivement à son bureau; il s'y enfermerait; après la première explosion il retrouverait peut-être un peu de raison pour réfléchir et voir ce qu'il devait faire.

Car il devait faire quelque chose.

Quoi?

Au moment où il traversait son entrée, son garçon de bureau l'arrêta pour lui dire que le commissaire de police l'attendait depuis quelques instants déjà et qu'il était avec M. Charlemont, dans le cabinet de celui-ci.

Le commissaire de police maintenant! Que voulait-il? que venait-il lui apprendre?

Son premier mouvement fut de s'enfuir, car il ne pourrait jamais répondre à ce qu'on allait lui dire; et bouleversé, affolé comme il était, il ne pouvait pas paraître devant M. Charlemont… le père de Robert.

Mais déjà le garçon de bureau lui avait ouvert la porte pour l'introduire dans le cabinet de M. Charlemont,—il entra.

Suivant son habitude, M. Charlemont, qui se trouvait ce jour-là en retard, était venu pour voir Fourcy à la maison de banque, de belle humeur comme à son ordinaire, et bien loin de ce qui se passait à ce moment même. Ne trouvant point Fourcy, il avait voulu se retirer au plus vite, heureux comme un écolier qui ne rencontre point son professeur et qui a la chance d'échapper à une corvée, lorsque le commissaire aux délégations était survenu.

—C'est Fourcy que vous venez voir? avait demandé M. Charlemont.

—Oui, monsieur.

—Il n'est pas ici; et je ne sais quand il rentrera.

Le commissaire de police avait hésité un moment; puis il s'était décidé à demander à M. Charlemont quelques instants d'entretien, que celui-ci ne lui avait accordés que d'assez mauvaise grâce; tout ce qui se rapportait à ce vol l'ennuyait et jusqu'à un certain point l'inquiétait; s'il en avait eu le moyen, depuis longtemps il aurait fait abandonner les recherches de la justice.

—Monsieur, je vous écoute, avait-il dit au commissaire en s'asseyant et en prenant la pose ennuyée avec laquelle il écoutait les importuns.

—Tout d'abord, j'ai regretté de n'avoir pas trouvé M. Fourcy, avait dit le commissaire, mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, et c'est vraiment un heureux hasard qui me fait vous rencontrer; le coup qui va frapper ce pauvre M. Fourcy sera peut-être moins rude, lui venant de vous pour qui il a une si profonde amitié, que de moi.

—Quel coup?

Alors le commissaire avait raconté ce qui s'était passé le matin à
Nogent.

—Vous avez soupçonné Fourcy, le plus honnête homme du monde, un modèle de probité, de délicatesse, d'honneur! s'était écrié M. Charlemont, se levant indigné.

—Ce n'était pas nous qui l'accusions, c'étaient les circonstances.

Et il avait expliqué comment la disproportion existant entre les ressources de Fourcy et le milieu luxueux dans lequel il vivait, avait éveillé les soupçons de certaines personnes et donné naissance à des bruits que la justice avait dû éclaircir.

De là l'interrogatoire de Fourcy qui avait été déplorable.

De là celui de madame Fourcy qui avait été plus déplorable encore, mais qui avait eu au moins ce résultat de montrer jusqu'à l'évidence que les soupçons en se portant sur Fourcy s'étaient égarés.

—Mais si la parfaite honorabilité du mari éclatait au jour, la femme se trouvait gravement compromise. En nous parlant d'opérations et de spéculations faites par l'entremise de gens morts, il était évident que madame Fourcy nous trompait et voulait nous empêcher de contrôler ses dires. Pourquoi? Très probablement parce qu'elle n'en avait pas fait que de bonnes. Si elle avait perdu, n'avait-elle pas pu être amenée à s'emparer d'un mandat blanc et à le faire remplir et toucher par quelque complice? Avant tout, ce qui s'imposait à nous, c'était donc de chercher si elle avait éprouvé ces pertes que nous soupçonnions. Après l'enquête que nous avions faite sur M. et madame Fourcy ainsi que sur leur entourage, nous savions que madame Fourcy entretenait des relations suivies avec un coulissier, M. La Parisière, et il était raisonnable de supposer qu'elle avait pu se servir du ministère de ce coulissier pour ses opérations. C'était donc auprès de lui que nous devions poursuivre nos recherches. Ce que nous avons fait tout de suite en arrivant à Paris, car il n'y avait pas de temps à perdre, madame Fourcy menacée devant agir vivement de son côté pour essayer de se défendre. Nous ne nous étions pas trompés: M. La Parisière a été obligé de reconnaître qu'il avait été le courtier de madame Fourcy, laquelle, dans les affaires Heynecart, avait perdu trois cent mille francs.

—Trois cent mille francs!

—Juste la somme volée. Non seulement elle avait perdu cette somme, mais elle l'avait payée. Et payée, sans vendre d'autres valeurs, en trois cents billets de mille francs qu'elle avait remis de la main à la main à M. La Parisière. Comment avait-elle pu se procurer cette somme?

Depuis assez longtemps déjà, M. Charlemont avait abandonné sa pose nonchalante, et c'était avec une angoisse visible qu'il écoutait ce récit; ces derniers mots l'avaient fait se dresser par un mouvement involontaire.

—Vous voyez que nous ne nous étions pas trompés. Nous ne nous étions pas trompés davantage en supposant que madame Fourcy, effrayée, ne perdrait pas de temps pour organiser sa défense. Comme nous étions en train d'interroger M. La Parisière, elle est arrivée. Sa présence seule était un aveu, car que venait-elle faire chez La Parisière, si ce n'est prévenir notre enquête? Je l'ai priée alors de vouloir bien m'accompagner chez M. le juge d'instruction, qui après l'avoir entendue l'a mise en état de détention.

—Arrêtée!

—Cette mesure douloureuse ne pouvait pas être plus longtemps différée: sans ressources connues, madame Fourcy a trouvé le moyen de payer trois cent mille francs; comment s'est-elle procuré cette somme? Il y a pour elle obligation d'autant plus rigoureuse à répondre, qu'ayant eu entre les mains un cahier de mandats de la Banque de France, elle n'a pas pu représenter un de ces mandats qui a été volé, prétend-elle, et qui, rempli et signé par un faussaire, a été présenté à la Banque, laquelle a payé au porteur trois cent mille francs, somme égale à celle que madame Fourcy devait. Nous, nous soutenons que c'est elle qui a dérobé le mandat et que c'est son complice qui l'a touché. Nous n'avons pas encore le complice; mais le meilleur moyen de le découvrir, c'est d'avoir entre les mains le coupable principal; et nous l'avons. Maintenant il est probable que nous n'aurons plus besoin que de quelques jours, de quelques heures peut-être pour trouver ce complice. Ainsi nous aurons mené à bonne fin une affaire qui, je vous l'avoue, nous a donné du tracas non qu'elle fût compliquée ou mystérieuse, mais parce que ses acteurs occupaient un rang social qui rendait nos recherches assez difficiles, et nous imposait en tous cas une certaine délicatesse dans nos procédés d'investigation.

Si par ces quelques mots discrets le commissaire avait cherché les compliments et les remerciements de M. Charlemont, il n'avait pas réussi: M. Charlemont était resté sans répondre, atterré, et une seule parole était sortie de ses lèvres:

—Mon pauvre Jacques.

—C'est justement à M. Fourcy, à sa douleur que j'ai pensé, et c'est ce qui m'a inspiré cette démarche: ne faut-il pas qu'il apprenne la vérité?

—Elle va l'écraser.

—Peut-être lui serait-elle moins cruelle de votre bouche que de la mienne. Le rôle que j'ai rempli dans cette triste affaire et que mon devoir professionnel m'imposait, doit me rendre odieux à ce pauvre homme si rudement frappé dans son honneur et dans sa tendresse, car il adore sa femme, le malheureux. Vous, monsieur, il vous aime, il vous estime et il vous écoutera comme il ne pourrait pas m'écouter, moi en qui il verrait l'instrument de cette catastrophe. Je vous demande donc la permission de me retirer.

M. Charlemont n'aimait pas les scènes dramatiques et il avait horreur des émotions violentes, mais en cette circonstance, et pour la première fois de sa vie peut-être, il n'avait pas commencé par penser à lui: son pauvre Jacques.

—Vous avez raison, monsieur, il vaut mieux en effet, que vous ne lui portiez pas vous-même ce coup qui peut le tuer ou le rendre fou.

Et le commissaire s'était dirigé vers la porte; mais M. Charlemont l'avait retenu:

—Si le malheureux veut voir sa femme, le pourra-t-il?

—Cela dépend de M. le juge d'instruction.

XL

Au moment où le commissaire aux délégations allait ouvrir la porte pour sortir, Fourcy était entré; mais le commissaire ne s'était arrêté que tout juste le temps de saluer.

—M. Charlemont vous expliquera ce qui m'amenait, dit-il en s'adressant à Fourcy.

Et vivement il sortit sans se retourner.

Cette brusque arrivée de Fourcy avait surpris M. Charlemont qui n'avait pas eu le temps de se préparer; il s'établit donc un moment de silence et ils restèrent en face l'un de l'autre, debout, sans faire un pas, à la place même où le commissaire venait de les laisser; chacun se demandant comment dire ce qu'il avait à dire: Fourcy la trahison de sa femme et de Robert; M. Charlemont la culpabilité possible, et l'arrestation de madame Fourcy.

Fourcy, trop profondément bouleversé pour réfléchir ne pouvait faire un effort de volonté assez puissant pour ressaisir sa raison.

Et M. Charlemont, en voyant le trouble désordonné de Fourcy, son agitation fébrile, sa pâleur mortelle, son tremblement, n'osait risquer une parole qui pouvait tuer le malheureux homme.

Cependant il fallait qu'il parlât sous peine d'exaspérer cette angoisse déjà si violente.

Se décidant enfin, il vint à lui et brusquement il lui prit les deux mains:

—Mon bon Jacques, tu sais combien je t'aime, dit-il, tu sais que tu n'as pas de meilleur ami que moi, et que quoi qu'il arrive, je serai toujours pour toi un camarade, un frère.

Sans répondre Fourcy le regarda avec effarement.

—Et bien oui, c'est un coup, un coup terrible que je vais te porter; je voudrais trouver des ménagements pour te l'adoucir, mais je suis si troublé, si ému.

Fourcy se cacha le visage entre ses deux mains, puis, après un moment, les abaissant à demi et courbant la tête, d'une voix brisée, il dit:

—Je sais tout.

—Ah!

—Je viens de voir le bijoutier qui a vendu à Robert le collier de diamants qu'il lui a donné… elle que j'aimais tant… la misérable! recevoir de l'argent de votre fils!

Et éclatant en sanglots, il se jeta dans les bras de M. Charlemont.

—Ah! mes enfants, mes enfants!

Mais M. Charlemont ne répondit pas à cette étreinte désespérée.

Abasourdi, consterné, il se tenait les bras ballants, se demandant s'il avait réellement entendu les mots qu'il se répétait machinalement comme pour leur donner un sens.

Robert, l'amant de madame Fourcy; la femme de son Jacques, la maîtresse de son fils!

C'était bien cela que disait Fourcy, cependant.

Sans bien savoir ce qu'il faisait, il murmura:

—C'est impossible!

Fourcy ne répondit que par un sanglot.

Alors, bien que M. Charlemont ne fût pas expansif, il prit ce malheureux dans ses bras, et comme il eût fait avec un enfant, il l'embrassa:

—Mon pauvre garçon!

Mais tout à coup il se dégagea et, prenant Fourcy par la main:

—Tu dis qu'il lui a donné un collier en diamants, s'écria-t-il.

—Un collier de soixante mille francs et bien d'autres bijoux encore, sans doute, notamment le bracelet qu'il a fait payer par la caisse.

—Tu en es sûr?

—Pour le collier, oui, je viens de voir le livre, du bijoutier, et le bijoutier m'a dit qu'il avait vendu le collier que je lui représentais à M. Robert Charlemont.

—Eh bien, c'est Robert qui lui a donné aussi les trois cent mille francs qu'elle a perdus dans les affaires Heynecart.

Fourcy le regarda sans comprendre.

—C'est vrai, tu ne sais pas, s'écria M. Charlemont.

Et comme il croyait n'avoir plus de ménagements à garder, en quelques mots il expliqua ce que le commissaire venait de lui raconter: la perte des trois cent mille francs dans les affaire Heynecart et le payement de cette somme aux mains de La Parisière en trois cents billets de banque de mille francs.

—Tu comprends maintenant où elle a eu ces trois cent mille francs; soit qu'elle ait remis un mandat blanc à Robert, soit que celui-ci qui entrait dans sa chambre comme il voulait, se soit approprié ce mandat, c'est lui qui l'a rempli, qui l'a signé de ton nom, qui a touché la somme à la Banque et qui la lui a donnée. Est-ce clair maintenant? Ne vois-tu pas comment les choses se sont passées? ta… cette femme expliquant à son amant qu'elle a perdu trois cent mille francs qu'il faut qu'elle paye sous peine d'être déshonorée, et celui-ci, dans un élan d'enthousiasme passionné, les lui promettant, les cherchant partout, les demandant à tous, et quand il n'a pas pu se les procurer, les volant à son père. Avais-je raison, quand je disais que c'était lui?

—Mon Dieu! murmura Fourcy.

—Oui, c'est horrible! horrible pour toi, horrible pour moi; ta femme coupable! mon fils voleur! ton honneur, le mien perdus; et pourquoi?

Ils restèrent quelques instants accablés, mais non également. Car ce n'était pas seulement son honneur perdu que Fourcy pleurait, c'était aussi son amour, ses vingt années de tendresse, de confiance, de bonheur, de tout cela il ne resterait donc pour lui qu'un souvenir empoisonné.

Tout à coup, M. Charlemont, beaucoup moins abattu et qui suivait sa pensée, s'écria:

—Au moins, dans ce malheur terrible, nous pouvons nous raccrocher à cela, qu'un fils qui vole son père échappe à la justice. Robert coupable rend la femme libre.

—Libre?

—Les déclarations de La Parisière l'ont fait mettre en état de détention.

—En prison!

—Nous allons lui faire rendre la liberté; Robert reconnu coupable du vol, l'affaire ne peut plus avoir de suite, et fût-elle sa complice, l'eût-elle poussé à ce vol, que nous devons désormais n'avoir qu'un but: la faire reconnaître innocente par la justice, sinon pour elle, au moins pour toi, pour tes enfants; viens avec moi au Palais de justice.

—Mais…

—Je ne te quitte pas; en nous hâtant nous avons chance de trouver encore le juge d'instruction à son cabinet; viens, viens.

Et il l'entraîna.

En route Fourcy ne prononça pas un seul mot, il était dans un état de prostration complète, un être inerte, une masse de chair affaissée dans le coin de la voiture.

A un certain moment M. Charlemont, effrayé de cette immobilité, lui prit la main pour s'assurer qu'il n'était pas mort frappé par une congestion.

Ce fut seulement en arrivant sur le Pont-Neuf que Fourcy sortit de cette stupeur; alors se penchant en avant il regarda la rivière longuement et un soupir s'échappa de sa poitrine.

—Je tous attendrai dans la voiture, dit-il, je ne pourrais pas supporter les questions du juge d'instruction: d'ailleurs que lui dirais-je?

M. Charlemont eut peur de le laisser seul, car il avait vu le regard que Fourcy avait jeté sur la rivière et il en avait compris l'expression, il voulut donc insister pour l'emmener avec lui, mais Fourcy persista dans son refus:

—Ne craignez pas que j'oublie mes enfants, dit-il, pourrais-je les laisser à leur mère?

—Je vais revenir aussi vite que possible, dit M. Charlemont.

Et en courant comme un jeune homme, il monta les marches de l'escalier du Palais.

Mais, malgré sa promesse, il fut longtemps avant de revenir; enfin, Fourcy le vit reparaître et sautant en bas de la voiture, il courut au-devant de lui:

—Eh bien? cria-t-il de loin.

—Je n'ai rien pu obtenir; il faut les aveux de Robert et sa comparution: explications, supplications, offre de caution, le juge d'instruction et, après lui, le procureur général n'ont rien écouté. Heureusement, Robert qui doit toucher demain, à Londres, un chèque que je lui ai fait envoyer ce matin, trouvera chez MM. Bass et Crawford un télégramme qui le rappellera à Paris; il peut être demain soir ici; entrons au télégraphe, que j'envoie cette dépêche.

—Et maintenant? demanda M. Charlemont lorsque la dépêche fut remise au guichet.

—Je n'ai dans mon trouble qu'une pensée: les enfants. Si terrible que cela soit pour moi, il faut que je rentre dans cette maison de Nogent et que je leur explique pourquoi leur mère est absente, car je ferai tout au monde pour qu'ils n'apprennent pas l'horrible vérité: leur mère!

—Veux-tu que je t'accompagne?

—Je crois, autant que je peux croire quelque chose, qu'il vaut mieux que je sois seul avec eux.

—Eh bien, je vais au moins te conduire jusque chez toi.

Mais à l'entrée du village Fourcy voulut descendre de voiture.

—A demain, dit M. Charlemont en lui serrant les mains longuement à plusieurs reprises…

—Oui, demain, je vous dirai mes résolutions.

Marcelle accourut à lui:

—Ah! te voilà, dit-elle, quel bonheur, tu étais si troublé quand tu es parti que j'avais peur; étais-je folle; et maman?

Il sentit ses jambes trembler sous lui, mais il se raidit.

—Ta maman ne rentrera pas aujourd'hui; elle reste à Paris.

—Tu me fais peur.

—Il ne faut pas avoir peur, chère fille.

—Elle est malade!

—Non, je te jure, tu entends, je te jure qu'elle n'est pas malade, c'est pour une affaire… grave que je t'expliquerai, pour le moment, je ne peux rien te dire; laisse-moi monter à ma chambre, j'ai quelques mots à écrire.

Il n'avait rien à écrire, il avait à crier sa douleur; vivement il s'enferma, il étouffait; quelques instants de plus et il ne pouvait pas résister à l'élan qui le poussait dans les bras de sa fille.

Il était enfermé depuis assez longtemps déjà, lorsqu'on frappa à la porte: il reconnut la voix de Lucien: le fils maintenant.

Il alla ouvrir, Lucien se précipita dans la chambre:

—Père, est-ce possible?

Et il tendit un journal à son père.

—Où est mère?

—Elle ne rentrera pas ce soir.

—Alors c'est donc vrai?

—… Tu sens bien qu'elle est innocente.

—Ah! père!

Et Lucien se jeta dans les bras que son père lui tendait, et sans paroles, longuement ils pleurèrent aux bras l'un de l'autre.

Mais Fourcy ne put pas s'abandonner.

—Pensons à ta soeur, dit-il, je voulais lui cacher la vérité, mais maintenant c'est impossible; il faut la lui apprendre; tu me soutiendras… mon fils.

XLI

Fourcy ne s'était pas couché, il avait passé la nuit enfermé dans sa chambre, tantôt marchant en long et en large, tantôt se jetant dans un fauteuil, se levant, s'asseyant, et, quand le hasard de sa course l'amenait à la porte de la chambre de sa femme, se rejetant en arrière désespérément.

Il fallait qu'il décidât la vie nouvelle qui commençait pour lui, celle de ses enfants.

Pour sa femme, c'était fini; il ne la reverrait jamais; ce n'était pas sans une affreuse douleur, la plus cruelle qu'il eût éprouvée depuis qu'il était au monde, qu'il prenait cette résolution, mais c'était sans hésitation, jamais plus il ne s'échangerait entre eux ni un regard, ni une parole.

Mais ses enfants?

Mais lui-même?

Pour ses enfants, il ne pouvait les lui laisser, c'était une femme perdue, ce n'était plus une mère, et puis, d'ailleurs, comment vivrait-il sans eux dans l'horrible isolement où il allait se trouver plongé: il avait été bon père; il n'avait pensé qu'à eux; elle, qu'avait-elle été!

Pour lui, il quitterait Paris, il quitterait la France; sans doute c'était sacrifier la fortune et cette position qu'il avait été si heureux, si glorieux d'obtenir après quarante années d'efforts, mais mieux valait la misère que la honte; pouvait-il rester à la tête de la maison Charlemont, pouvait-il être un jour l'associé de l'amant de sa femme? Tout ce qu'il pouvait accepter de M. Charlemont maintenant, c'était une place d'employé dans leur succursale d'Odessa où une tête intelligente et une main ferme pouvait rendre les plus grands services. Ce serait donc à Odessa qu'il irait avec Lucien et Marcelle recommencer la lutte à cinquante-six ans, travailler pour les siens, leur refaire une petite fortune, après avoir payé les trois cent mille francs que Robert avait volés pour elle.

Longues avaient été ses hésitations, cruels avaient été ses déchirements avant d'arrêter ces résolutions si graves pour lui et pour ses enfants.

Combien souvent s'était-il demandé si dans l'état de bouleversement où il était jeté, il pouvait s'arrêter à un parti. Et cependant il fallait qu'il se décidât et que le matin il fît connaître sa résolution à ses enfants, puisque le soir même elle allait être mise en liberté.

Mais dans son trouble, il y avait une chose qu'il n'avait pas prévue: les raisons qu'il devrait donner à ses enfants pour justifier ces résolutions.

Au mot de séparation, tous deux avaient été stupéfaits et leurs regards sinon leurs paroles lui avaient demandé anxieusement pourquoi cette séparation puisque leur mère était innocente.

Alors il avait senti combien sa situation était mauvaise; il ne pouvait pas accuser leur mère, et ne pas l'accuser c'était en quelque sorte s'accuser soi-même.

Il n'avait pu parler que de la question d'argent:

—Votre mère, malgré moi, a fait ce que je n'ai jamais voulu faire: des spéculations. Elle a profité de sa situation, c'est-à-dire de ma situation, pour obtenir de l'argent de ceux qui avaient besoin de l'influence et du crédit de la maison Charlemont. Avec cet argent, elle a acheté ce mobilier qui a une grande valeur; elle a fait des affaires; peut-être même s'est enrichie. Je n'en sais rien, et ne veux pas le savoir. Mais ce que je sais, c'est qu'elle a compromis ma réputation d'honnête homme, et qu'elle a rendu ma situation dans la maison Charlemont impossible; de même qu'elle a rendu celle de Lucien impossible aussi. Un établissement qui se respecte n'emploie pas des gens qui font trafic de leur influence pour faire des bénéfices personnels sans s'inquiéter de savoir ce que ces bénéfices coûteront à la caisse ou à la considération de leur maison. Sans en avoir conscience, je veux le croire, je le crois, votre mère m'a déshonoré….

Bien qu'il ne voulût donner à ce mot qu'un sens restreint, il en eut peur lorsqu'il l'eut prononcé, et tout de suite il s'empressa de l'expliquer:

—… Dans le monde des affaires, je veux dire, où ma réputation est perdue. Combien m'accuseraient de m'être entendu avec votre mère si je n'accomplissais pas cette séparation… plus douloureuse pour moi que vous ne pourrez jamais l'imaginer, bien que vous ayez été témoins chaque jour de… la tendresse avec laquelle j'aimais votre mère.

Et comme il se sentait prêt à succomber à l'émotion, il se hâta d'arriver à la conclusion.

—Je vais annoncer à M. Charlemont que je renonce à la situation qu'il m'avait faite.

—Eh quoi! s'écria Lucien.

—Il le faut; ce n'est pas toi, mon fils, qui ferais passer la fortune avant l'honneur; et dans quelques jours, demain peut-être, nous aurons quitté Paris pour aller à Odessa où je pourrai travailler la tête haute.

—Mon Dieu! murmura Marcelle.

Ce cri remua Fourcy jusque dans les entrailles: c'était à Evangelista qu'elle pensait, à son amour perdu, à son mariage manqué.

Hélas! la pauvre enfant, c'était son premier chagrin, et c'était lui, son père, qui en porterait la responsabilité, comme il porterait celle de la déception qu'il infligeait à son fils. Etait-il situation plus malheureuse, plus misérable que la sienne? responsable de tout, coupable de rien; ce n'était pas assez de ses propres souffrances, il fallait qu'il fît lui-même souffrir ceux qu'il aimait si tendrement, et, quand il avait si grand besoin de recevoir d'eux une consolation et un soutien, qu'il les éloignât de lui.

Doucement il la prit dans ses bras:

—N'oublie pas, ma mignonne, que quand même nous resterions à Paris, certains projets possibles hier, sont impossibles aujourd'hui; fille d'un homme sans position, tu n'es plus ce que tu étais, fille de l'associé de la maison Charlemont.

Le mot juste, c'était «fille de madame Fourcy», mais ce mot, il ne pouvait pas le dire.

Après les enfants, il avait une autre tâche non moins cruelle à remplir auprès de M. Charlemont, à qui il devait annoncer son prochain départ.

Il fallait donc qu'il allât à Paris; mais en approchant de la gare de Nogent, il lui sembla que tous les gens qui le connaissaient, ou qui simplement voyageaient avec lui d'ordinaire, le regardaient curieusement en chuchotant ou en se faisant des signes; la honte le serra à la gorge; il n'eut pas le courage d'entrer dans la gare, mais prenant le pont, il gagna le bois, et, par des chemins peu fréquentés, il se rendit à Vincennes, où il monta en tramway.

M. Charlemont était rue Royale, l'attendant, car pour la première fois depuis longtemps, il avait couché chez lui.

—Eh bien, mon pauvre Jacques, comment es-tu?

—Je ne sais pas; je ne m'occupe pas de cela.

Et il expliqua ce dont il s'était occupé; ce qu'il avait résolu.

—Tu veux que nous nous séparions! s'écria M. Charlemont.

—Il le faut.

—Tu es fou; la douleur te fait perdre la raison; ne parlons pas de cela en ce moment.

—Parlons-en au contraire pour n'y plus revenir, car je ne serais pas en état peut-être de m'imposer un nouvel effort; le coeur me manque à la pensée de quitter cette maison dans laquelle j'ai été élevé, où j'ai grandi, où j'espérais mourir; c'est la mort dans l'âme, vous le sentez bien, n'est-ce pas, que je me sépare de vous.

Il se détourna pour cacher les larmes qui emplissaient ses yeux.

—Alors ne nous séparons pas.

—Il le faut.

—Mais c'est ma ruine!

—Non la vôtre, mais la mienne.

—N'est-ce pas la même chose?

Fourcy ne releva pas ce cri égoïste; tant bien que mal il expliqua sa résolution d'aller à Odessa, en même temps qu'il expliqua aussi comment et par qui il pouvait être remplacé à la tête de la maison de Paris.

Mais M. Charlemont ne se rendit pas à ses raisons:

—Si tu devais te trouver en relations avec mon fils, je comprendrais tes scrupules, cela, en effet, serait intolérable; mais tu n'as pas ce danger à craindre: Robert ne restera pas à Paris; je vais l'attendre à la descente du chemin de fer, je le conduirai au Palais de justice, et je le remettrai en wagon pour qu'il retourne à Londres d'où il ne reviendra pas. Quant à le voir me remplacer comme héritier, cela n'est pas probable, de sitôt au moins, je suis solide; d'ailleurs cela se réalisât-il qu'il serait temps de faire alors ce que tu veux faire aujourd'hui. Pense à tes enfants que tu vas ruiner; pense à moi.

—Je pense à mon honneur.

—Mais ton honneur sera-t-il mieux défendu si tu t'enfuis, que si bravement tu fais tête à l'orage?

Et avec plus de chaleur qu'il n'en montrait d'ordinaire, M. Charlemont développa ce thème, que la honte d'une femme n'atteint qu'elle et ne rejaillit pas sur son mari.

—Vas-tu sacrifier ta fortune, vas-tu sacrifier tes enfants, vas-tu me sacrifier à je ne sais quel orgueil mal placé?

Fourcy avait écouté ce discours la tête basse, en proie à la plus violente émotion, tout à coup il la releva et venant à M. Charlemont d'un bond:

—Non à mon orgueil, s'écria-t-il, mais à mon amour; vous ne sentez donc pas que si je la fuis, c'est que je l'aime!

—Comment!

—Cela est lâche, cela est misérable, tout ce que vous voudrez, vous avez raison; mais je l'aime! Voulez-vous que je m'expose à me trouver en face d'elle? Qui sait alors ce qui se passerait? voulez-vous que j'aie la lâcheté dans un mois, dans six mois de retourner à elle? Alors pour qui serait le déshonneur? Vous voyez bien qu'il faut que je parte; et tout de suite, au plus vite.

M. Charlemont lui prit les deux mains.

—Mon pauvres Jacques!

Mais après cette expansion de sympathie et de commisération, il eut un retour sur lui-même qu'il ne put pas s'empêcher d'exprimer:

—Et quand je pense, dit-il, qu'il y a d'honnêtes gens qui me font un crime de n'avoir jamais aimé que des filles; eh bien! non, ma parole d'honneur, il n'y a que ça.

XLII

Ce ne fut ni ce jour-là, ni le lendemain, ni le surlendemain que madame Fourcy vit finir sa détention; malgré les aveux et les explications de Robert, l'affaire était en effet plus compliquée que M. Charlemont ne l'avait cru tout d'abord, car s'il y a un article du code pénal qui dit que les soustractions commises par les enfants au préjudice de leurs père ou mère ne peuvent donner lieu qu'à des réparations civiles, la fin du même article dit aussi que ceux qui auraient recelé ou appliqué à leur profit tout ou partie de ce qui aurait été soustrait seront punis comme coupables de vol.

Il fallut manoeuvrer adroitement, arranger les choses, changer le caractère du vol, faire agir des influences toutes-puissantes pour arracher sa mise en liberté.

Ce fut M. Charlemont qui mena toute cette affaire, et bien qu'il trouvât que madame Fourcy était très justement en prison et qu'on agirait sagement en l'y laissant toujours, il ne négligea rien pour l'en faire sortir au plus vite, montrant un zèle et une activité vraiment extraordinaires chez un homme qui n'avait jamais eu souci que de ses plaisirs.

Enfin le juge d'instruction ayant rendu une ordonnance portant qu'il n'y avait lieu à suivre contre la dame Fourcy, le procureur de la République ordonna qu'elle fût mise en liberté si elle n'était retenue pour autre cause.

Fourcy avait demandé à M. Charlemont de faire connaître ses résolutions à sa femme et celui-ci avait consenti à se charger de cette mission, ainsi qu'à régler tout ce qui avait rapport à la séparation; aussitôt qu'il la sut libre et installée dans son appartement de Paris, il se présenta donc chez elle, après toutefois qu'il l'eût fait prévenir de sa visite.

Si cette entrevue était cruelle pour madame Fourcy, pour lui elle était difficile, car il devait oublier qu'il avait devant lui la femme qui avait perdu son fils et déshonoré son nom, pour ne penser qu'à son pauvre Jacques et aux intérêts sacrés qu'il lui avait confiés.

Ils restèrent un moment en face l'un de l'autre sans parler.

Ce fut madame Fourcy qui commença:

—Je ne dirai pas que je suis heureuse de vous voir, et cependant la vérité est que, malgré mon trouble, je profite de l'occasion qui m'est offerte de traiter avec vous cette déplorable affaire des trois cent mille francs que M. Robert m'a prêtés, et que je vous rendrai aussitôt que je pourrai négocier certaines valeurs qui étaient le gage de cet emprunt.

—Ah! c'était un emprunt, dit M. Charlemont.

—Et que voudriez-vous que ce fût?

—Ce qu'a été le collier; mais je ne suis pas ici pour discuter cette question des trois cent mille francs, pas plus que celle du collier, j'y suis pour vous apporter les intentions de votre mari, que vous connaissez déjà en partie et rien que pour cela, ne nous égarons donc pas: ces intentions, les voici: séparation amiable, c'est-à-dire sans intervention de la justice; liquidation de la communauté avec vente de la maison de Nogent et reprise par vous du mobilier qui la garnit, ainsi que de celui qui se trouve dans votre appartement; enfin, engagement formel de votre part de ne jamais chercher à revoir ni votre mari ni vos enfants.

—Pour ce qui est affaires je me soumettrai à tout ce que mon mari voudra; mais quant à ne pas le revoir, je ne prendrai jamais cet engagement, car mon plus ardent désir, mon espérance est au contraire de le revoir un jour, et si je ne vais pas en ce moment me jeter à ses genoux, c'est uniquement pour ne pas retarder cette réconciliation en essayant précisément de la brusquer; le temps agira; je mets ma confiance en lui; quant à mes enfants, je prendrai encore bien moins l'engagement qu'on veut m'imposer; c'est à eux seuls de décider s'ils veulent ou ne veulent pas revoir leur mère: pour moi, leur réponse est certaine, et je ne vous cache pas que c'est sur eux que je compte pour ramener mon mari et lui faire reprendre sa position à Paris, près de vous et dans le monde, qu'un coup de désespoir, c'est-à-dire de folie, lui fait abandonner.

Elle prononça ces derniers mots simplement, mais cependant en les soulignant de manière à bien dire à M. Charlemont: «Si vous tenez à votre Jacques, voilà le moyen de l'avoir.»

M. Charlemont, sans rien répliquer, reporta ces paroles à Fourcy.

—C'est bien, dit celui-ci, nous partirons ce soir même; rien ne me retient à Paris; à Odessa, je saurai me défendre et défendre les enfants s'il le faut.

—Emmèneras-tu donc les enfants sans qu'ils fassent leurs adieux à leur mère? dit M. Charlemont.

Fourcy le regarda avec inquiétude, longuement.

—Elle peut mourir. Pense à la responsabilité dont tu te chargerais, celle que tu prends est déjà terriblement lourde. Il ne faut pas que tes enfants puissent t'adresser un reproche. Il ne faut pas que tu puisses t'en adresser toi-même. Après tout elle est leur mère.

—C'est là leur malheur, hélas!

—Sans doute, mais quelle que soit sa faute, cette faute n'empêche pas qu'elle ait été bonne et dévouée pour eux.

Fourcy était profondément bouleversé par ces paroles qui ne traduisaient que trop justement ce que plus d'une fois il s'était dit tout bas depuis qu'il avait arrêté sa résolution.

—Alors votre avis est…, demanda-t-il.

—Je n'ai pas d'avis; tout ce que je peux dire, c'est ce que je ferais si j'étais à ta place.

—Eh bien?

—Eh bien, je les enverrais chez leur mère.

—Et si elle les garde?

—Elle ne peut pas les retenir de force; ce ne sont plus des petits enfants; ils doivent comprendre la gravité de la situation; et ils la comprennent, sois-en sûr; c'est pour cela qu'en leur annonçant que vous partez ce soir, je leur demanderais s'il veulent voir leur mère avant; ils décideraient ainsi eux-mêmes et ta responsabilité serait couverte.

La réponse de Lucien et de Marcelle fut la même: ils voulaient voir leur mère.

Ce fut dans ses bras qu'elle les reçut; et ce fut dans une crise de larmes que tous les trois ils s'embrassèrent.

Il s'écoula un temps assez long sans que madame Fourcy abordât la question de leur prochain départ, mais enfin elle se décida:

—Que votre père s'éloigne de moi, je ne peux pas me plaindre, car je reconnais qu'en faisant à son insu ces spéculations qu'il ne voulait pas risquer lui-même, je lui ai causé une grande douleur. Mais pour qui les ai-je faites, ces spéculations? pour vous. Pour qui ai-je voulu m'enrichir, pour qui me suis-je enrichie? pour vous. Malgré cela, malgré la légitimité de mon but, je comprends combien sa douleur et sa colère doivent être terribles; et c'est pour cela que je n'ose rien tenter en ce moment pour le faire renoncer à sa résolution; mais vous pensez bien, n'est-ce pas, que je n'abandonne pas l'espoir de le ramener plus tard… bientôt même si vous voulez m'aider. Pour cela vous n'avez plus qu'une chose à faire: lui demander de ne pas l'accompagner en Russie. Soyez sûrs que si vous restez, il reviendra; il reviendra à vous d'abord, à moi ensuite, et nous reprendrons tous notre ancienne existence, où nous étions si heureux. Ce bonheur dépend donc de vous. Partez et nous serons séparés à jamais. Restez et nous serons bientôt réunis. Parlez et la position de votre père à la tête de la maison Charlemont est perdue; l'avenir de Lucien est sacrifié; le mariage de Marcelle est manqué. Restez, votre père reprend sa position, Lucien continue à se pousser dans la maison Charlemont, et le mariage de Marcelle se fait.

Et comme Lucien et Marcelle avaient laissé échappé un mouvement:

—Je ne parle pas à la légère: ni pour M. Charlemont qui ne désire rien tant que garder votre père et Lucien, ni pour le marquis Collio que je viens de voir. Si je disais à Marcelle qu'il n'a pas été ébranlé dans ses intentions par ce qui s'est passé, je ne serais pas sincère; mais il a compris la situation, et si vous restez à Paris près de votre mère qui se trouvera ainsi protégée contre la flétrissure que le monde m'infligerait dans le cas où vous m'abandonneriez; si d'autre part il peut espérer que cette séparation entre votre père et moi n'est que passagère, il persiste dans sa demande et dans un mois j'ai la joie, chère fille, de donner une dot d'un million à ton mari en signant ton contrat de mariage. Il est bien entendu que le jour où Lucien se mariera, il aura la même dot. Voilà ce que vous pouvez. Vous voyez que votre bonheur, celui de votre père, et le mien est entre vos mains.

Comment auraient-ils résisté à de pareils arguments?

Aussi n'y résistèrent-ils point.

Mais le difficile pour eux était de demander à leur père de ne pas partir avec lui.

Ce fut à chercher ce moyen qu'ils employèrent le temps de leur retour près de lui.

Enfin il fut décidé que ce serait Marcelle qui prendrait la parole, la demande d'Evangelista lui donnant une ouverture.

—Sais-tu, père, que tu avais mal jugé le marquis Collio, dit-elle, rouge de confusion et tremblante d'anxiété.

—Comment cela?

—Il persiste dans son projet de mariage… si… nous restons à
Paris… près de maman.

Lucien lui vint en aide, et acheva ce qu'elle n'avait plus la force de dire.

Fourcy fut anéanti.

—Je ne pars pas ce soir, dit-il.

Ils se jetèrent dans ses bras et l'étouffèrent de leurs caresses.

Il les repoussa doucement:

—Je verrai le marquis Collio, demain, dit-il.

Evangelista confirma ce qu'avait dit madame Fourcy, mais sans parler du retour possible de Fourcy, la leçon lui ayant été faite et bien faite à ce sujet par sa future belle-mère.

Fourcy rentra à Nogent plus malheureux qu'il ne l'avait encore été peut-être.

Ses enfants qui l'attendaient accoururent au-devant de lui:

—J'avais compté sur vous pour me soutenir, dit-il, mais je sens que je n'ai pas le droit de vous sacrifier; restez près de votre mère; moi, je pars; vous me conduirez ce soir à la gare.

Puis, cédant à la douleur et à l'attendrissement, il les prit tous deux dans ses bras et fondit en larmes:

—Oh! mes enfants!

FIN

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