Une histoire d'Amour : George Sand et A. de Musset: Documents inédits, Lettres de Musset
The Project Gutenberg eBook of Une histoire d'Amour : George Sand et A. de Musset
Title: Une histoire d'Amour : George Sand et A. de Musset
Author: Paul Mariéton
Release date: October 6, 2004 [eBook #13622]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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PAUL MARIÉTON
Une
Histoire d'Amour
GEORGE SAND ET A. DE MUSSET
DOCUMENTS INÉDITS—LETTRES DE MUSSET
1897
A MADAME
LA VICOMTESSE DE VARINAY
QUI M'A DEMANDÉ DE LUI CONTER
CETTE HISTOIRE D'AMOUR
Son respectueux ami.
P.M.
INTRODUCTION
L'extraordinaire curiosité qui tout à coup ramène l'attention sur le roman d'amour de George Sand et de Musset porte son enseignement. Les dernières écoles littéraires achèvent de fatiguer le public. La vie dans l'art reprend ses droits. Les poètes de l'idéal et de la passion, même les romantiques, même les prêcheurs d'utopies, sont soudain relus et aimés par la génération qui s'avance. Lamartine a reconquis sa royauté sur les âmes. George Sand et Musset renaîtraient-ils d'un semblable abandon? Voilà deux incontestables génies. Leur éclat s'embrumait depuis un quart de siècle; mais pour les ressusciter à la gloire, «ce soleil des morts», veillait sur les deux ombres une histoire d'amour.
On la connaissait vaguement, cette histoire. Les deux amants avaient pris soin d'en entretenir le public dans leurs oeuvres. Encore que mystérieuse, elle constituait le plus clair de leur légende. Et en dehors même de l'art, on continuait de les aimer. Car, bien plus que pour le dernier siècle, l'énigmatique et fameux roman de Mme d'Houdetot et de Jean-Jacques (dont on ne saura rien de précis tant que la famille d'Arbouville refusera de publier les lettres de Rousseau), l'aventure d'amour de George Sand et de Musset sera le grand roman de notre siècle. La Confession et les Nuits, les contes passionnés de Lélia et le théâtre en liberté de Fantasio, ont troublé et séduit trois générations.
On disait du poète, du poète de la jeunesse, que l'amour d'une femme avait éveillé son génie, pour le faire mourir. On savait aussi que cette maîtresse «qui voulait être belle, et ne savait pas pardonner» avait auréolé la plus glorieuse carrière, d'une vieillesse entourée de vénération. On n'osait franchement plaindre l'un ni excuser l'autre.
Après la mort du poète, George Sand la première avait prétendu se justifier. Paul de Musset répondit pour son frère et d'autres témoins se mêlèrent de la querelle: accusation et défense parurent également suspectes. On attendait donc que le temps permît d'exhumer les papiers intimes. Après soixante-deux ans, le mystère s'est dévoilé.
Deux articles fort documentés ont paru cet été, qui jetaient des lueurs nouvelles sur ces misères de poètes: l'un de M. le vicomte de Spoëlberch de Lovenjoul, l'érudit bibliophile belge, tout sympathique à George Sand, l'autre de M. Maurice Clouard, un fervent de Musset, ce qui semblerait nous désigner ses préférences. Mais leurs conclusions s'accordent mal avec les dernières révélations.
Tout récemment, j'ai traduit et publié le journal intime du docteur Pagello, où il est d'abord conté comment George Sand lui déclara son amour, dans la chambre même de Musset gravement malade à Venise. La déclaration indirecte et encore indécise de la romancière au médecin1 était publiée à son tour par M. le docteur Cabanès, au cours d'une interview de Pagello lui-même, laquelle confirmait de tout point les assertions du journal, plus précis encore pour être à peine postérieur aux événements évoqués.
Ce journal m'avait été confié il y a six ans. Je ne l'ai fait connaître qu'après avoir acquis la preuve qu'il n'était pas absolument inédit. Si Pagello est discret sur son bonheur pendant la fin du séjour de Musset, il ne dissimule pas quelle sorte d'amour lui avait offert George Sand. On n'avait jusqu'ici que de vagues données sur ce point.
Pour éclairer ces demi-confidences, j'ai cru pouvoir, sans indélicatesse, citer aussi de longs fragments d'une lettre inédite de George Sand à Pagello, où elle ne dissimule rien de leurs relations. Cette lettre, dont j'avais pris copie sur l'autographe (ceci pour ceux qui ont semblé douter de l'authenticité de mes pièces), apportait le premier document décisif sur l'infortune de Musset avant son départ de Venise.
Plusieurs ont jugé bon de déclarer indiscrètes ces révélations, alors que Musset et George Sand ont commencé eux-mêmes à en faire confidence au public. J'ai cru inutile pourtant de donner certains passages plus intimes de la lettre citée, qui n'eussent plus laissé de doutes sur la nature de cette liaison. Le Don Juan féminin qu'était George Sand, sans se montrer impitoyable quand il cessait d'aimer, s'obstinait néanmoins, tout dépourvu qu'il était de scrupules, à dérouter la curiosité sur la légende de ses victimes. Pourquoi refuser à Musset d'être sorti en galant homme d'un amour qui fut également fatal à tous ceux qui en ont goûté?...
Peut-être y avait-il mauvaise grâce à s'attacher ainsi à la démonstration des torts d'une femme. Mais la vie de George Sand n'est-elle pas la raison même de son génie? Et ce génie, instinctif, abondant, romantique et déclamatoire, ne doit-il pas autant à son tempérament qu'à son atavisme et à son éducation? «Ce qu'il y a de meilleur en moi, c'est les autres», écrivait-elle (ou à peu près), à Flaubert. Et dernièrement, Mme Clésinger, justement froissée de ce soudain étalage d'intimités, qui est une des nécessités de la gloire, ne disait-elle pas à ce propos: «Pour moi, le sentiment qui a guidé ma mère et déterminé ses actes, c'est l'horreur de la solitude. Il lui fallait autour d'elle du mouvement, quelqu'un à qui parler, sur qui se reposer, et quelqu'un à protéger....»
Nul doute que la bonté sereine dont s'enveloppa la vieillesse de cette orageuse nature,—plus belle encore dans ses orages,—ne l'absolve aux yeux du moraliste, des inquiétudes de ses jeunes années. Ses erreurs du moins relèvent aujourd'hui de l'histoire littéraire: pourquoi ne pas les constater?
Un grand tumulte de presse accueillit ces révélations. Ce fut l'événement du jour, la question littéraire à la mode. Sandistes et Mussettistes épiloguèrent sur l'aventure de Venise, cependant que maints chroniqueurs, tout en y trouvant le plus rare profit de «copie», criaient au «scandale», et suppliaient qu'on n'apprît pas davantage au public que ses grands hommes avaient été aussi des hommes.
L'ombre de Lélia vit se lever pour elle une armée de paladins. Pendant quelques jours, la mémoire de son poète resta sans défenseurs. M. Émile Aucante, ancien secrétaire de George Sand (et légataire de ses lettres à Alfred de Musset), protesta dans les journaux contre la «légende de son infidélité». Il déclara formellement que la Correspondance donnerait la «preuve écrite de la main de Musset que George Sand ne l'avait pas trahi.»—Ces lettres pouvaient-elles apporter une telle preuve? Nous en connaissions déjà quelques fragments par une fine monographie de Musset, qu'avait publiée Mme Arvède Barine, tel cet étonnant passage d'Elle à Lui: «O cette nuit d'enthousiasme, où, malgré nous, tu joignis nos mains, en nous disant: «Vous vous aimez et vous m'aimez, pourtant. Vous m'avez sauvé âme et corps.»
Or M. Émile Aucante ne possédait que les lettres de George Sand, et Mme Lardin de Musset s'opposait énergiquement à la publication de celles de son frère.... D'ailleurs, qu'eussent prouvé, contre l'infidélité de son amie, les pages suppliantes, craintives, qu'arrachait à Musset, dans sa débilité devant l'amour, la subtile psychologie d'une maîtresse qui, sans perversité peut-être, mais toujours incapable de s'avouer une faiblesse, était parvenue à suggérer à sa victime des paroles de reconnaissance?... Car voilà le cas intéressant de cette banale aventure.
C'était un mal vulgaire et bien connu des hommes....
Et moi-même, racontant pour la première fois la «Véridique histoire des Amants de Venise», j'avais cru devoir tenir moins compte des fragments singuliers de ces lettres du malheureux poète, que de l'honnête mémorial de Pagello et des aveux intimes de George Sand.
La restitution de cette histoire, désormais précise quant aux faits, restait donc énigmatique quant aux psychologies tourmentées qui les avaient conduits. Les révélations continuèrent. La Revue de Paris publia les lettres de George Sand à Musset. On en mena grand bruit. Il n'est pas douteux qu'un retour de l'opinion ne se produisit alors en faveur de Lélia. La même revue donna ensuite ses lettres à Sainte-Beuve. Elles précisaient des expériences antérieures à la liaison avec Musset, qui permettaient la défiance. Cette fois l'opinion fut défavorable à George Sand.
Maintenant, qu'apporte ce livre? Une histoire, serrée d'aussi près que possible, de cette attachante aventure d'amour, un exposé synthétique de la vie des deux grands écrivains depuis leur rencontre jusqu'à leur séparation. Les lettres de Musset, jusqu'ici complètement inédites, m'ont été libéralement prêtées par la soeur du poète, Mme Lardin de Musset, qui garde le culte pieux de sa mémoire. Quelle reçoive ici l'hommage de ma respectueuse gratitude. Elle est convaincue que son frère Paul, autant dans sa Biographie d'Alfred de Musset que dans son roman, Lui et Elle, n'a pas une seule fois trahi la vérité. Nous la rechercherons aussi, aidé de tous les documents nouveaux que nous allons produire.
Y avait-il nécessité ou intérêt à exhumer dans ses détails un épisode intime vieux de soixante ans?—J'estime que sans encourir un reproche quelconque d'indiscrétion ou d'indélicatesse on a droit, pour les grandes oeuvres, à remonter aux sources secrètes de leur génération. Sainte-Beuve lui-même nous a appris à ne pas isoler l'oeuvre de la vie. Où s'arrête la biographie d'un grand homme? Là où elle cesse de nous intéresser, c'est-à-dire d'être nécessaire à l'explication de ses chefs-d'oeuvre.
Décembre 1896.
SOMMAIRE
I.—GEORGE SAND ET ALFRED DE MUSSET EN 1833.
II.—GEORGE SAND ET SES AMIS (janvier-juin 1833).
III.—LES PREMIÈRES AMOURS DE GEORGE SAND ET DE MUSSET (juin-décembre 1833).
IV.—LE ROMAN DE VENISE (19 janvier-30 mars 1834).
V.—LA VIE DE GEORGE SAND ET DU Dr PAGELLO A VENISE (avril-août 1834).
VI.—LE RETOUR DE MUSSET.—CORRESPONDANCE ENTRE PARIS ET VENISE (avril-août 1834).
VII.—GEORGE SAND, PAGELLO ET MUSSET A PARIS (août-octobre 1834).
VIII.—LE DRAME D'AMOUR (octobre 1834-mars 1835).
IX.—APRÈS LA RUPTURE.—LA LÉGENDE.
UNE HISTOIRE D'AMOUR
I
George Sand et Alfred de Musset se sont connus au mois de juin 1833. Diversement célèbres, mais jeunes tous deux et égaux de génie, quels talents et quelles âmes allaient-ils rapprocher?
Musset n'a pas vingt-trois ans. C'est déjà l'auteur des Contes d'Espagne et d'Italie et du Spectacle dans un fauteuil, le poète de Don Paez et de Mardoche, de la Coupe et les Lèvres et de Namouna. Ce classique négligé qui sort du Cénacle d'Hugo, effare en même temps la vieille école et la nouvelle. Il vient de donner les Caprices de Marianne et achève d'écrire Rolla.
Au plus fort du Romantisme, il a ramené l'esprit dans la poésie française. Il apporte cette insolente et bien vivante preuve qu'on peut être un écrivain de génie, rien qu'à traduire une sensibilité frémissante, quand elle est servie par un goût inné. «Chose ailée et divine et légère», son talent ne semble point d'un professionnel. Ce grand poète est un dilettante, une abeille qui fait son miel de mille fleurs. Mais de toutes ces fleurs exotiques dont il a savouré l'arôme, il rapporte un miel bien à lui, bien français. Que lui importe ce qu'on qualifie d'originalité! Ces entraînements de l'opinion ne prouvent bien souvent que mépris du génie en faveur du talent... Si sa voix devient l'écho mélancolique des jeunes âmes de son milieu et de son temps, il n'aspirera pas plus haut. En ne chantant que pour lui-même, il chantera au nom de tous.
Si restreint qu'en soit l'espace, il préfère sa fantaisie à tout ce qui peut brider l'indépendance d'enfant gâté qui fait le naturel et le charme de son esprit,—même la recherche trop précise de pittoresque, même les conceptions trop hautes de la philosophie. Il en fera toujours le sacrifice à ce goût léger mais sûr, conscient de sa valeur française, qui se contente de sentir harmonieusement. Oui, surtout, âme française, française, jusqu'à l'agacement, coeur loyal, esprit fin et de race toujours, élégant et hautain dans sa féminine faiblesse, ce poète qu'on a voulu nous faire prendre pour un don Juan de tavernes et de mauvais lieux.
L'homme d'amour qu'il nous peindra, en ne racontant que lui-même, n'est si humain, entre tous ceux de nos poètes, que parce qu'il est le plus faible. On a dit de Musset qu'il était le grand poète de ceux qui n'aiment pas les vers. C'était avouer qu'il a touché le coeur de tous, ce libertin à l'âme mystique, ce débauché assoiffé d'amour pur, ce spirituel et ce triste. «Un jeune homme d'un bien beau passé», l'avait ironiquement jugé Henri Heine. Il l'avait pourtant bien compris, lui qui a tout compris, le jour qu'il écrivait: «La Muse de la Comédie l'a baisé sur les lèvres, la Muse de la Tragédie, sur le coeur.»
La vie et le génie de Musset sont tout entiers dans sa jeunesse. La jeunesse lui semblait sacrée, comme l'unique raison de la vie et sa plus certaine beauté. C'est pourquoi il n'a d'autre histoire que celle de son coeur.
Quand il rencontre George Sand, c'est encore l'enfant sublime, et déjà l'enfant perdu. Mais le profond du coeur n'est pas atteint. Certes, il a vécu sans trop de mesure, parfois même il a fait parade de ses débauches de jeunesse. Mais il entre dans ce snobisme un peu de la mode romantique, cette recherche du fatal et de l'étrange, qui lui a inspiré son premier livre si peu connu, l'Anglais mangeur d'opium (adapté de Thomas de Quincey)2.
George Sand, trente ans plus tard, dans une lettre à Sainte-Beuve, écrira: «Pauvre enfant! il se tuait! Mais il était déjà mort quand elle l'avait connu! Il avait retrouvé avec elle un souffle, une convulsion dernière3!...»
Ce n'était que rancune contre Paul de Musset: Lui et Elle venait de paraître (1861) en réponse à Elle et Lui.
Si le poète a abusé de la débauche, il est resté généreux, comme sont les faibles. Déjà son génie est mûr pour les grands cris humains. L'esprit gai et le coeur mélancolique, il n'a qu'effleuré les joies et les douleurs du véritable amour. Voici venir la passion qui transformera son âme, qui, épurant et élevant ses qualités natives, lui arrachera des cris immortels.
George Sand touche à la trentaine. Elle a aussi sa légende; mais celle-ci a dépassé les bornes d'un cénacle. Elle est célèbre pour sa vie indépendante dans un mariage qu'elle n'a pas rompu, pour ses allures d'androgyne, son goût des paradoxes sociaux, sa liaison avec Jules Sandeau, leur livre (Rosé et Blanche, signé «Jules Sand»), ses livres surtout, Indiana et Valentine. Elle achève Lélia qui va mettre le sceau à sa gloire future.
Ce n'est pas ici le lieu de conter la première jeunesse de George Sand. On nous en a donné récemment un tableau qui semble véridique4, à l'aide de sa correspondance inconnue et de cette Histoire de ma vie, où elle-même nous a dit ses premières années, avec une sincérité qu'on ne peut mettre en doute et un incomparable charme. Il faut cependant la résumer en quelques traits, pour expliquer les influences qui ont régi sa vie.
Petite-fille du receveur-général Dupin de Francueil et d'une bâtarde de l'aventureux et brillant Maurice de Saxe,—femme indulgente et fine, à l'esprit fort et cultivé, aïeule d'ancien régime, qui fut sa vraie éducatrice,—elle est née des amours d'un soldat, leur enfant prodigue, avec la fille d'un oiseleur.
Entre sa grand'mère aristocrate et sa mère restée très peuple, elle fut tiraillée et troublée dans ses jeunes tendresses. Le couvent des Augustines de Paris, où on la mit de bonne heure, développa ses penchants mystiques. De retour à Nohant, ces souvenirs religieux, l'influence contraire de sa grand'mère et du bonhomme Dechartres, qui avait été le précepteur de son père, des lectures enthousiastes de Chateaubriand et de Rousseau, enfin le sentiment de la nature, qu'éveillaient en elle ses promenades dans la Vallée Noire, ce paysage du Berry qu'elle a fait légendaire, s'amalgamèrent dans cette âme pour former son génie rêveur et passionné, mélancolique et oratoire, pour alimenter sa verve descriptive, abondante comme une source, vers les grands horizons, pourtant désenchantés, du plus invincible optimisme.
Mme Dupin de Francueil étant morte, elle passait quelque temps chez sa mère, à Paris, puis se mariait. L'homme qu'elle épousait (1822), dans l'espoir, de l'amour, mais sans enthousiasme, M. Casimir Dudevant, fils naturel d'un colonel baron de l'Empire, avait été lui-même soldat. Jeune encore, mais de peu d'imagination, il ne tardait pas à se laisser enliser par la vie rurale.
On peut croire qu'il fut longtemps sans soupçonner la valeur d'intelligence et de sensibilité de sa compagne. Il devait bientôt cesser de lui plaire, pour un prosaïsme peut-être sermonneur, qui heurtait chez elle de vifs penchants à l'exaltation romantique.
Buvait-il plus que de raison et était-il aussi brutal qu'on l'a laissé entendre? Nous ne le rechercherons pas. Du moins le séjour de Nohant pesait-il à la jeune femme, malgré les fréquents voyages à l'aide desquels son mari s'ingéniait à la distraire. Au cours d'une de ces absences, souvent fort prolongées, Aurore Dudevant rencontrait à Bordeaux, revoyait a Cauterets, l'homme qui lui a révélé l'amour.
C'était un jeune magistrat, M. Aurélien de Sèze, dont le grand sens et l'honnêteté retardèrent de six ans,—les six ans que dura cette affection platonique,—la crise qui fera quitter son foyer à celle qui sera George Sand. Mais nous ne pouvons nous attarder sur cette période de sa vie, d'ailleurs incomplètement explorée.
La monotone compagnie de M. Dudevant lui devenait insupportable.
Après neuf ans de mariage et sans vouloir s'avouer l'inquiétude de ses sens,—elle affecta toujours de n'en pas convenir,—elle s'était violemment avisée que l'heure était venue de vivre à sa fantaisie, sans pourtant rompre tout à fait.
Un beau matin, sur le premier prétexte, elle se montre offensée, déclare son intérieur intolérable et demande une pension, pour partager sa vie entre Paris, où elle fera métier d'écrire, et Nohant, où elle retrouvera ses enfants. M. Dudevant accepte, résigné, et en janvier 1831, la jeune femme, ivre d'air libre et d'espérance, débarque au quartier Latin où l'attend un petit groupe ami d'étudiants berrichons.
Alors commence cette existence en partie double, bourgeoise et rangée en Berry, près de ses enfants, trois mois sur six, singulièrement émancipée les trois mois suivants à Paris.—Déjà s'établissait sa légende. La châtelaine patiente et rêveuse de Nohant se transformait en un étudiant imberbe, aux longs cheveux bouclés, coiffés d'un béret de velours, noir comme eux, vêtu d'une redingote de bousingot, arborant la cravate rouge, et toujours la cigarette aux lèvres.
Son costume était, d'ailleurs, la moindre de ses libertés. A peine dissimulait-elle, dans sa société de Paris, sa liaison avec Sandeau. Si elle essaie de se justifier de cette indépendance dans l'Histoire de ma vie,—étrange histoire, en effet, dont le malheureux Chopin disait à Delacroix qu'il la défiait bien de l'écrire, et qui n'est plus que réticences au moment où on y cherche des révélations,—du moins sa correspondance l'accable. Non pas ses lettres déférentes à sa mère, Mme Dupin, ou passionnées de tendresse à son fils, mais celles à ses amis berrichons, ses compagnons de Paris, Alphonse Fleury, Charles Duvernet, à l'effarouché Boucoiran lui-même, son confident de la première heure, lettres où un furieux amour de liberté quand même, voire de bohème, éclate entre les lignes... Mais on jasait d'elle maintenant à la Châtre. Agacée, elle prit ses coudées franches.
Sa liaison avec Jules Sandeau dura trois ans. L'histoire en est encore imparfaitement connue: nous savons qu'elle reprit elle-même chez lui sa correspondance, après la rupture, et la brûla. On a dit qu'elle l'avait aimé tendrement, croyant s'engager pour la vie... Ses premières aventures d'amour nous découvriraient plutôt son cerveau que son coeur. Après Sandeau, «elle essaya d'autres liaisons qui furent malheureuses ou vaines, telles que celles avec Mérimée et Gustave Planche», a écrit son confident Sainte-Beuve5. C'est encore l'étudiante, la frondeuse de tous «préjugés», double scandale, qui la poursuivra longtemps. Elle demeure volontiers l'amie de ceux qu'elle a quittés, sachant vite se ressaisir. Mais déjà le fond est désenchanté. Avec Musset enfin, elle espère atteindre au bonheur. Pas plus avec lui, pourtant, que plus tard avec Michel de Bourges, un haut esprit, son maître, qu'elle aimera jusqu'à l'adoration, et avec Chopin qui, lui, mourra de son amour, elle ne trouvera la paix du coeur, qu'elle souhaite,—sans la chercher peut-être, car la loi du génie, «ce deuil éclatant du bonheur», comme disait Mme de Staël, est de la contrarier toujours. Mais sa rencontre avec Musset, lui révélant les affres de l'amour, initiera le psychologue aux ressorts de cette âme complexe.
Un profond instinct maternel déborde sur ses passions de femme, les transformant. Maternelle un peu à la façon de Mme de Warens, elle l'est avec moins de mollesse, avec tout son génie actif, abondant, fier et triste. Elle a laissé ruisseler une imagination ardente et pratique à la fois, dans toute son oeuvre,—cet immense miroir de la nature et de l'amour où son instinctive indulgence se prodigue jusqu'à sembler indifférente à tout. Bonne pour tous, en effet, ce qui l'aura faite si cruelle pour quelques-uns. Éprise d'amitié jusqu'à y sacrifier sa dignité même; amante pour être plus amie, a-t-on dit; incapable de chagriner longtemps personne, et s'abandonnant toute pour l'éviter; mais terriblement femme aussi, et conduite par une inexorable fantaisie.
Sa libre éducation avait mis en elle les germes d'une erreur qui fait de son oeuvre un long sophisme. Une excessive pitié de la femme lui donna de bonne heure l'obsession de l'égalité des sexes. Cette pitié dédaigneuse n'allait pas sans une intime colère contre les immunités de l'homme. Elle méprise la femme, qu'elle n'a guère connue et peinte que d'après elle-même, pour ne pas comprendre que l'homme puisse attacher tant d'importance à cet être incohérent et faible. Elle n'est pas sans un vif instinct de coquetterie,—qu'elle réprime le plus souvent, par bonté d'âme,—ni sans certaine expérience de ses charmes. Aussi réclame-t-elle pour son sexe tous les privilèges masculins, d'où ses revendications de l'amour libre et sa condamnation du mariage.—Naturellement plus douée de curiosité que de tempérament, elle aventura son âme romanesque dans les plus paradoxales contrées du sentiment. Sa recherche obstinée de l'amitié là où elle ne pouvait trouver que l'amour fut une autre erreur capitale de sa vie. La confusion perpétuelle qu'elle en fit, et dont témoignent ses lettres comme ses romans, explique les infortunes de sa jeunesse, ses faiblesses, ses utopies. Elle pensa s'en consoler plus tard, en cherchant à contenter son optimisme par un vague idéal humanitaire. La Nature seule put la rasséréner, qui lui dicta ses vrais chefs-d'oeuvre.
Ainsi l'indépendance règne au fond de son âme, si obstinée, si rangée pourtant. Son grand sens pratique modère l'ivresse d'artiste qui lui fait aimer son labeur. Elle embourgeoise tout au nom de l'idéal,—car l'idéalisme rejoint le naturalisme dans une exclusive poursuite de la vérité...
Sa nature, en somme, la fait peu aristocrate. Les révoltés ne le sont jamais. Son travail méthodique, sa régularité patiente, impassible —bovine—à, faire de la copie, parmi les plus graves agitations de son âme, prouvent chez elle une fantaisie pratique, toute d'insoumission raisonnée. Quand une passion a cessé de la faire vibrer, elle s'en détache. Elle ne se reprit à Musset qu'au contact exaltant de sa grande douleur... Elle redevenait orgueilleuse à sentir qu'il la lui devait!
Les prétentions aristocratiques de Musset devaient altérer de bonne heure leur entente amoureuse. Orgueilleux de son «monde», sinon de sa naissance, le poète dédaignait la vie et l'atmosphère bourgeoises, comme tous les artistes de race, ne se plaisant comme eux qu'avec la société riche et élégante, l'élite féminine, ou le vrai peuple. Le goût que manifesta de bonne heure George Sand pour les démocrates, pour l'esprit ouvrier, devait irriter son ami dans ses fibres secrètes. A cette considération dont on n'a guère tenu compte, il faut ajouter le déséquilibre physiologique du poète. Ses crises nerveuses, jamais bien expliquées, faisaient craindre pour lui la folie. On a même parlé d'attaques d'épilepsie. Mais Mme Lardin de Musset, qui, jusqu'à son mariage (1846), n'a pas quitté son frère, m'a démenti formellement qu'il ait été sujet à rien de semblable. Quand éclata la crise, l'un et l'autre se sentaient-ils humiliés? George Sand avait d'abord pris Musset pour un enfant: ceci ne se pardonne guère, aux heures clairvoyantes. Mais Musset était un bon enfant: il passa bien vite à sa maîtresse cette manie de protection. L'abus qu'elle faisait de la déclamation sermonneuse l'agaça davantage, et surtout son obstination à poétiser ses faiblesses...
La mère du poète, qui d'abord s'était opposée au voyage en Italie, avait fini par «consentir à confier» son fils à George Sand, comme à une femme de grand renom, plus âgée que lui de six ans et relativement grave, malgré des erreurs trop connues.
Elle préférait pour lui ce voyage avec une amie... intellectuelle, au séjour de Paris, nuisible à sa santé. Or, Musset entendait trouver dans son amie mieux que l'amour d'une seconde mère. On sait que tous les amants de Lélia s'entendirent appeler ses enfants...
Si Musset se sentait de l'orgueil, elle en avait, elle en laissait voir plus que lui. Et, sa dignité toujours en avant, elle ne savait abdiquer le souci constant d'un labeur qui assurait l'indépendance de sa vie.
Quoique gendelettres tous deux, mais plus poètes qu'artistes, ils n'en restaient pas moins jeunes et sincères. Leurs lettres n'ont pas été écrites pour la postérité; elles n'en sont que plus curieuses pour elle. Les courts fragments cités par Mme Arvède Barine dans sa pénétrante monographie de Musset6, avaient fait pressentir les perles que recelait ce terreau... mélangé. Pour la première fois, on va pouvoir juger de cette correspondance. Elle nous guidera dans l'exposé du plus fameux des romans d'amour. Mais reprenons-le à ses origines pour en mieux préciser l'évolution.
II
La liaison de George Sand avec Jules Sandeau vient de finir,—comme finiront tous les amours de Lélia. Elle n'est que désenchantée, quand Lui emporte une secrète blessure. Rarement il la dévoilera, au cours de sa longue carrière. C'est un silencieux. Mais s'il n'en veut pas donner confidence au public, chaque fois qu'il lui arrivera d'y faire allusion, ce sera d'un mot dont la cruauté brève suspend tout jugement sur l'être d'exception qu'a été George Sand.—«Le coeur de cette femme est comme un cimetière, a-t-il dit, on n'y rencontre que les croix de ceux qu'elle a aimés.»
Leur liaison a duré trois ans. Quant à elle, elle est rassasiée de l'amour. Ses amis, que la présence de Sandeau n'avait pas rebutés, se rapprochent. Ils ont tout crédit chez elle et plus d'autorité que jamais sur sa vie. Avec le fidèle Boucoiran, le précepteur intermittent de son fils, un être bon et faible qui est et restera toujours «son enfant», son meilleur ami est Gustave Planche.
Du jour où elle fut sans amant, il est à supposer qu'il espéra son tour. Il connaissait George Sand depuis ses débuts à Paris. De quatre ans plus jeune qu'elle, il prenait bientôt cependant, sur son ardent esprit, par un goût d'austère puriste et des connaissances qu'elle déclarait infinies, un de ces ascendants qu'elle rechercha toujours et dont si merveilleusement elle tira profit pour son oeuvre. Nous reviendrons plus loin sur leurs relations. Mais ce premier signalement de Gustave Planche dans les avatars de George Sand nous prépare à l'entrée en scène de Sainte-Beuve, chez qui le conseiller littéraire va se doubler d'un conseiller intime, d'un confident d'amour.
Il n'en a pas fait mystère: c'est à lui que nous devons de connaître quelques-unes des lettres qu'elle lui écrivit durant la période troublée où elle cherchait sa voie. Dans un des curieux appendices de ses Portraits Contemporains,—sortes de codicilles du testament littéraire que constituent ses derniers livres7, Sainte-Beuve a esquissé avec plus de charme que de discrétion,—George Sand vivait encore,—l'état d'âme de ce beau génie féminin pendant ces six mois critiques et décisifs. Et il a donné à l'appui les pages intimes «les plus vraies, les plus naïves et les plus modestes où elle s'ouvrait à lui de son coeur et de son talent».
Ils avaient fait connaissance en janvier 1833. A la suite d'articles publiés par Sainte-Beuve sur Indiana et Valentine8, Gustave Planche lui avait dit que l'auteur désirait le voir pour le remercier. «Nous y allâmes un jour vers midi; elle habitait depuis peu, et seule, le logement du quai Malaquais. Je vis en entrant une jeune femme aux beaux yeux, au beau front, aux cheveux noirs un peu courts, vêtue d'une sorte de robe de chambre sombre des plus simples. Elle écouta, parla peu et m'engagea à revenir. Quand je ne revenais pas assez souvent, elle avait le soin de m'écrire et de me rappeler. En peu de mois, ou même en peu de semaines, une liaison étroite d'esprit à esprit se noua entre nous. J'étais garanti alors contre tout autre genre d'attrait et de séduction par la meilleure, la plus sûre et la plus intime des défenses. Ce préservatif contre un sentiment d'amour, en présence d'une jeune femme qui excitait l'admiration, fut précisément ce qui fit la solidité et le charme de notre amitié. George Sand voulut bien me prendre à ce moment délicat de sa vie, où elle arrivait à la célébrité, pour confident, pour conseiller, presque pour confesseur9.»
George Sand écrivait alors Lelia, Sainte-Beuve Volupté. Tous deux se consultaient sur leurs romans. Des entretiens littéraires, ils passaient aux confidences intimes. Elle venait, de rompre avec Jules Sandeau, et à peine libre, «dans un véritable isolement moral, elle se demandait quels amis et quel ami elle se pourrait choisir parmi tous ces visages nouveaux de gens à réputation diverse qu'elle affrontait pour la première fois10». Sainte-Beuve s'offrit à lui présenter ceux qu'il fréquentait et jugeait dignes d'elle. Elle refusa de connaître Musset, mais elle eut la curiosité d'Alexandre Dumas (mars 1833). Ils se plurent médiocrement, semble-t-il. Vers la même date, elle écrit à Sainte-Beuve qu'elle «recevra Jouffroy de sa main», le priant de le prévenir de son extérieur sec et froid, de son attitude silencieuse. Cette rencontre fut encore passagère. Mais la même lettre nous éclaire singulièrement sur le pessimisme qu'apportait George Sand dans ses expériences: «Je crains un peu ces hommes vertueux de naissance. Je les apprécie bien comme de belles fleurs et de beaux fruits, mais je ne sympathise pas avec eux; ils m'inspirent une sorte de jalousie mauvaise et chagrine... Il n'y a pas de confiance entière possible à réaliser. Les gens qu'on estime, on les craint et on risque d'en être abandonné et méprisé en se montrant à eux tel qu'on est; les gens qu'on n'estime pas comprendraient mieux, mais ils trahissent.»
Le complément de ces lettres singulièrement captivantes vient de paraître11. L'ensemble constitue le document le plus sûr et à peu près unique d'ailleurs, que nous possédions sur l'état d'âme de George Sand pendant cette crise de sa vie. Sainte-Beuve fut-il touché lui-même par la grâce étrange et le charme de cette nouvelle amie? A certaines phrases de George Sand on pourrait le penser: «Vous m'avez dit que vous aviez peur de moi (lettre de mars).» Mais s'il en fut réellement ainsi, soit respect de l'intimité de Gustave Planche avec elle, soit crainte d'être rebuté dans une autre attitude que celle de confesseur, soit excessive timidité, il est hors de doute qu'il n'insista pas. Il avait pris soin, bientôt, de faire confidence à sa pénitente d'une affection profonde et jalousée, qui le détournait de tout autre désir,—celle dont il a rempli, sincèrement ou non, son fameux Livre d'amour, daté du même temps pour la plupart des pièces.
Dans ces lettres de George Sand à Sainte-Beuve, il y a une lacune d'un mois. La suite de la correspondance nous l'explique.
Une liaison avec Mérimée, courte et malheureuse, en avril 1833, y est définitivement révélée. On en avait chuchoté jadis, mais en somme on n'en savait rien. Le premier, M. Augustin Filon, dans son excellente monographie du maître de Colomba, avait recueilli ces rumeurs. Incidemment, à propos des années de dissipation de Mérimée, il nous expliquait la défiance de toute sa vie à l'égard des bas-bleus, par cette escarmouche rapide entre lui et le plus grand d'entre eux. «Le court passage de Mérimée dans les bonnes grâces de Mme Sand est un fait d'histoire littéraire, écrit-il, sur lequel s'est greffée une légende assez amusante. D'après cette légende, Sainte-Beuve, voyant que Mme Sand était seule et souffrait de cette solitude, lui aurait «donné» Mérimée, et, dès le lendemain, George Sand lui aurait écrit pour lui rendre et lui reprocher ce cadeau. Il n'est pas vrai que Sainte-Beuve ait joué ce rôle trop bienveillant et qu'il ait béni l'union civile de Mérimée et de Mme Sand. Mais il est exact qu'il reçut des confidence et des plaintes12.»
La vérité est que cette liaison ne fut confessée à Sainte-Beuve que cinq mois après. Au ton dont George Sand la lui raconte dans ses lettres d'août et de septembre, quand elle a retrouvé l'amour avec Musset, on conçoit les raisons de femme et de psychologue qui la lui avaient fait dissimuler à son directeur. La rencontre fut brève et nette, digne de l'homme raffiné et précis qu'était Prosper Mérimée. Il paraît bien l'avoir traitée comme une aventure d'étudiants. Mais George Sand, qui était de son âge, ainsi que son égale en génie, resta froissée et plus étonnée encore de ce dédain de sa personne et de son âme. Écoutons ce ressouvenir:
....Un de ces jours d'ennui et de désespoir, je rencontrai un homme qui ne doutait de rien, un homme calme et fort, qui ne comprenait rien à ma nature et qui riait de mes chagrins. La puissance de son esprit me fascina entièrement; pendant huit jours je crus qu'il avait le secret du bonheur, qu'il me l'apprendrait, que sa dédaigneuse insouciance me guérirait de mes puériles susceptibilités. Je croyais qu'il avait souffert comme moi, et qu'il avait triomphé de sa sensibilité extérieure. Je ne sais pas encore si je me suis trompée, si cet homme est fort par sa grandeur ou par sa pauvreté.
....Je ne me convainquis pas assez d'une chose, c'est que j'étais absolument et complètement Lélia. Je voulus me persuader que non; j'espérais pouvoir et abjurer ce rôle froid et odieux. Je voyais à mes côtés une femme sans frein, et elle était sublime13; moi, austère et presque vierge, j'étais hideuse dans mon égoïsme et dans mon isolement. J'essayai de vaincre ma nature, d'oublier les mécomptes du passé. Cet homme qui ne voulait m'aimer qu'à une condition, et qui savait me faire désirer son amour, me persuadait qu'il pouvait exister pour moi une sorte d'amour supportable aux sens, enivrant à l'âme. Je l'avais compris comme cela jadis et je me disais que peut-être n'avais-je pas assez connu l'amour moral pour tolérer l'autre: j'étais atteinte de cette inquiétude romanesque, de cette fatigue qui donne des vertiges et qui fait qu'après avoir nié, on remet tout en question et l'on se met à adopter des erreurs beaucoup plus grandes que celles qu'on a abjurées.
....L'expérience manqua complètement. Je pleurai de souffrance, de dégoût et de découragement. Au lieu de trouver une affection capable de me plaindre et de me dédommager, je ne trouvai qu'une raillerie amère et frivole. Ce fut tout.
Si Prosper Mérimée m'avait comprise, il m'eût peut-être aimée, et s'il m'eût aimée il m'eût soumise, et si j'avais pu me soumettre à un homme, je serais sauvée, car ma liberté me ronge et me tue. Mais il ne me connut pas assez, et au lieu de lui en donner le temps, je me décourageai tout de suite et je rejetai la seule condition qui pût l'attirer à moi.
Après cette ânerie, je fus plus consternée que jamais, et vous m'avez vue en humeur de suicide très réelle. Mais s'il y a des jours de froid et de fièvre, il y a aussi des jours de soleil et d'espérance.
Puis, peu à peu, je me suis remise, et même cette malheureuse et ridicule campagne m'a fait faire un grand pas vers l'avenir de sérénité et de détachement que je me promets en mes bons jours. J'ai senti que l'amour ne me convenait pas plus désormais que des rosés sur un front de soixante ans, et depuis trois mois (les trois premiers mois de ma vie assurément!) je n'en ai pas senti la plus légère tentation14.
Ces trois mois sans passion n'ont pas été trois mois de calme. Ses confidences à Sainte-Beuve recommencent en mai; elle est grave et le sermonne à son tour. Mais la revoilà, en juin, dans un grand trouble: son ami lui devient un refuge. A la voir s'abandonner ainsi, on est tenté de s'étonner qu'elle n'ait pas rêvé un instant à changer sa vénération en tendresse. La liaison qui le garde d'elle l'aurait-elle agacée de quelque jalousie? Vraisemblablement, elle a reçu de son directeur une lettre amère. Peut-être déjà l'ennuie-t-elle. Mais elle ne se décourage pas. Sa plainte est longue, nerveuse et douloureuse. Elle se dit seule, désenchantée de tout: l'amitié même n'existe pas! Mais Sainte-Beuve l'a rassurée. Dans une lettre du 3 août, elle semble apaisée. Quelque chose de nouveau a surgi dans sa vie.—«Pour rien au monde, lui écrit-elle, je ne voudrais abuser de votre dévouement.» Et elle se fait protectrice à son tour.
Ce qui a surgi dans sa vie, c'est un nouvel amour, un amour inconnu, tout de fraîcheur, de poésie et de tendresse, qui lui rapporte tout à coup les illusions de la jeunesse et de l'espérance.
Tous les biographes de Musset ont écrit qu'il avait rencontré George Sand au printemps de 1833. En réalité leurs relations ne datent que de la fin de juin. Nous savons que Sainte-Beuve voulait dès le mois de mars présenter le poète à son amie, et qu'elle avait refusé, le trouvant trop... différent pour ses habitudes. «A propos, réflexion faite, écrivait-elle, je ne veux pas que vous m'ameniez Alfred de Musset. Il est trop dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j'avais plus de curiosité que d'intérêt à le voir. Je pense qu'il est imprudent de satisfaire toutes ses curiosités, et meilleur d'obéir à ses sympathies15.» De son côté peut-être, Musset se défiait de la romancière sur sa légende déjà tapageuse. Mme Lardin de Musset me rapporte qu'il disait alors: «Elle n'a donc jamais rencontré un homme convenable? Comme tous ses héros me déplaisent!» Ces réserves expliqueraient le retard de leur rencontre. Mais leur rencontre était fatale. Et sans doute un instinct secret les avertissait-il de l'approche de la souffrance, ce vertige de l'abîme, où s'éveille le génie des poètes.
Tous deux collaboraient à la Revue des Deux Mondes et le groupe de Buloz fréquentait plus ou moins chez George Sand. La plus ancienne mention de son nom sous la plume de Musset est dans une pièce peu connue, encore qu'imprimée plusieurs fois: le Songe du Reviewer16. Elle nous renseigne sur la pléiade delà Revue, à son âge d'or:
Buloz17 est sur la grève
Pâle et défiguré;
Il voit passer en rêve
Gerdès18 tout effaré.
La matière abonnable
Se meurt du choléra;
L'épreuve est détestable
Il faut un errata.
Il voit son typographe
Transposer ses placards.
Des fautes d'orthographe
Errent de toutes parts.
Des lettres retournées
Flottent en se heurtant;
Des lignes avinées
Dansent en tremblotant.
De tous côtés aboient
Des contresens obscurs,
Et les marges se noient
Dans les déléaturs.
Il pleut des caractères;
Le B manque dans tous,
Et des pages entières
Boivent comme des trous.
Nous retrouverons dans la suite plusieurs de ces noms diversement célèbres. L'un d'eux mérite de nous retenir encore. Depuis deux ans, avant comme après sa courte liaison avec Mérimée, George Sand, nous l'avons dit, avait pour grand ami Gustave Planche. Il avait succédé près d'elle à Henry de Latouche28, dans le rôle d'inspirateur, de conseiller littéraire. Nul doute qu'il n'en devint sincèrement amoureux; mais elle le maintint dans l'ordre platonique. Il avait du moins deviné son génie.
Elle eut un guide précieux en ce bourru bienfaisant qui est resté comme le type du critique intraitable et brutal. Ses livres, qu'on ne lit plus, tiennent encore leur place dans l'évolution littéraire du siècle. Avec ses dons sérieux il eut la plus saine influence sur l'éducation du goût, dans son obstination réactionnaire contre les excès du Romantisme. Mais son rôle échoua par la confusion même que ses attaques laissaient dans l'opinion, de la personnalité et de l'oeuvre de ses victimes. Vingt ans après, George Sand a longuement parlé de lui: «Il me fut très utile, dit-elle, non seulement parce qu'il me força par ses moqueries franches à étudier un peu ma langue, que j'écrivais avec beaucoup trop de négligence, mais encore parce que sa conversation, peu variée mais très substantielle et d'une clarté remarquable, m'instruisit d'une quantité de choses que j'avais à apprendre pour entrer dans mon petit progrès relatif.
«Après quelques mois de relations très douces et très intéressantes pour moi, j'ai cessé de le voir pour des raisons personnelles, qui ne doivent rien faire préjuger contre son caractère privé, dont je n'ai jamais eu qu'à me louer en ce qui me concerne29.»
Elle ajoute que son intimité avait pour elle de graves inconvénients, qu'elle l'entourait d'inimitiés violentes, la faisant passer pour solidaire de ses aversions et condamnations. Déjà de Latouche s'était brouillé avec elle à cause de lui.
Cette brouille était traduite par un article fameux, les Haines littéraires, qui signala l'entrée de Gustave Planche à la Revue des Deux Mondes30.
On a dit que l'ombre de George Sand, Hélène de la Troie romantique, avait passé entre lui et de Latouche.... C'est probable, malgré que celui-ci fût d'âge à se montrer plus respectueux que son rival. Mais rien n'autorise à penser que le conteur de Fragoletta ait jamais osé hasarder une déclaration.
Toujours est-il que la fréquentation de Lélia donna longtemps au «critique maudit» de tendres espérances. Elle affichait leur amitié avec ostentation. Elle emmena Planche à Nohant. Les contemporains en jasèrent. Dix ans plus tard, Balzac les représentait sous de transparents pseudonymes, dans son roman de Béatrix. On y voit Claude Vignon quitter le château de son amie Félicité Des Touches avec un profond désenchantement31. Planche lui-même avait laissé percer cette amertume dès le lendemain de sa déception. Cette passion fatale avait empoisonné son âme. Il s'abandonnait, dans ses jugements littéraires, à de cruels retours sur la vie. Sa critique devenait plus que jamais acerbe.
Les lettres de George Sand à Sainte-Beuve, les dernières publiées, ne laissent plus de doute sur la mauvaise fortune de Planche. En juillet 1833, dans la crise de solitude qui la prépare à son nouvel amour, elle écrit: «Je sais qu'il vaut moins que vous qui l'excusez et mieux que la plupart de ceux qui le condamnent. On le regarde comme mon amant, on se trompe. Il ne l'est pas, ne l'a pas été et ne le sera pas32.» Mieux encore, à peine est-elle éprise de Musset que son ami Planche l'ennuie: «Planche a passé pour être mon amant, peu m'importe. Il ne l'est pas. Il m'importe beaucoup maintenant qu'on sache qu'il ne l'est pas, de même qu'il m'est parfaitement indifférent qu'on croie qu'il l'a été.... J'ai donc pris le parti très pénible pour moi, mais inévitable, d'éloigner Planche. Nous nous sommes expliqués franchement et affectueusement à cet égard, et nous nous sommes quittés en nous donnant la main, en nous aimant du fond du coeur et en nous promettant une éternelle estime33.»
Ainsi l'existence de George Sand n'allait pas sans complications, quand elle rencontra Musset.
III
Dans la biographie de son frère, Paul de Musset assure qu'il vit pour la première fois George Sand en un banquet offert aux rédacteurs de la Revue, chez les Frères Provençaux. Cette réunion n'a été précisée nulle part. La première pièce authentique qui témoigne de leurs relations est une poésie qu'Alfred de Musset adressa à George Sand, le 24 juin 1833, après une lecture d'Indiana. Elle était accompagnée d'un billet laconique et respectueux34:
Note 34: (retour) Toutes les lettres de Musset qui vont suivre sont inédites. On sait que la soeur du poète, Mme Lardin de Musset, s'est refusée jusqu'ici à la publication de sa correspondance avec George Sand. Nous la remercions encore de l'exception qu'elle a bien voulu faire en notre faveur, en nous laissant cueillir le plus intéressant de ces pages intimes.
On n'a conservé aucune des lettres de G. Sand à Musset antérieures à un billet de Venise (fin mars 1834).
Madame,
Je prends la liberté de vous envoyer quelques vers que je viens d'écrire en relisant un chapitre d'Indiana, celui où Noun reçoit Raymond dans la chambre de sa maîtresse. Leur peu de valeur m'avait fait hésiter à les mettre sous vos yeux, s'ils n'étaient pour moi une occasion de vous exprimer le sentiment d'admiration sincère et profonde qui les a inspirés. Agréez, Madame, l'assurance de mon respect.
ALFRED DE MUSSET.
Sand, quand tu l'écrivais, où donc l'avais-tu vue,
Cette scène terrible où Noun, à demi nue
Sur le lit d'Indiana s'enivre avec Raymond?
Qui donc te la dictait, cette page brûlante
Où l'amour cherche en vain, d'une main palpitante,
Le fantôme adoré de son illusion?
En as-tu dans le coeur la triste expérience?
Ce qu'éprouve Raymond, te le rappelais-tu?
Et tous ces sentiments d'une vague souffrance,
Ces plaisirs sans bonheur, si pleins d'un vide immense,
As-tu rêvé cela, George, ou t'en souviens-tu?
N'est-ce pas le réel dans toute sa tristesse,
Que cette pauvre Noun, les yeux baignés de pleurs,
Versant à son ami le vin de sa maîtresse,
Croyant que le bonheur, c'est une nuit d'ivresse,
Et que la volupté, c'est le parfum des fleurs?
Et cet être divin, cette femme angélique,
Que dans l'air embaumé Raymond voit voltiger,
Cette frêle Indiana, dont la forme magique
Erre sur les miroirs comme un spectre léger,
O George! N'est-ce pas la pâle fiancée
Dont l'Ange du désir est l'immortel amant?
N'est-ce pas l'Idéal, cette amour insensée
Qui sur tous les amours plane éternellement?
Ah! malheur à celui qui lui livre son âme!
Qui couvre de baisers sur le corps d'une femme
Le fantôme d'une autre, et qui sur la beauté
Veut boire l'Idéal dans la réalité!
Malheur à l'imprudent qui, lorsque Noun l'embrasse,
Peut penser autre chose, en entrant dans son lit,
Sinon que Noun est belle et que le temps qui passe
A compté sur ses doigts les heures de la nuit!
Demain viendra le jour; demain, désabusée,
Noun, la fidèle Noun, par sa douleur brisée,
Rejoindra sous les eaux l'ombre d'Ophélia;
Elle abandonnera celui qui la méprise,
Et le coeur orgueilleux qui ne l'a pas comprise
Aimera l'autre en vain,—n'est-ce pas, Lélia?
24 juin 1833.
Les lettres qui suivent sont courtes. Le poète est allé voir l'auteur d'Indiana. Ils ont parlé de leurs travaux. Elle écrit Lélia, lui un poème qui sera Rolla. Il lui en communique des fragments: «Soyez assez bonne, ajoute-t-il, pour faire en sorte que votre petit caprice de curiosité ne soit partagé par personne.»
Dans une de ses visites au quai Malaquais, Musset a été pris de crises d'estomac violentes. George Sand lui a écrit gentiment et il répond de même: «Votre aimable lettre a fait bien plaisir, Madame, à une espèce d'idiot entortillé dans de la flanelle comme une épée de bourgmestre. Que vous ayez le plus tôt possible la fantaisie de perdre une soirée avec lui, c'est ce qu'il demande surtout.» Point d'amour encore; mais George Sand ne s'est-elle pas prise d'un peu de curiosité à cette ombre de marivaudage?—A-t-elle fait les avances? Cette lettre de Musset le donnerait à supposer: elle témoigne du moins d'un degré de plus dans leur intimité.
Je suis obligé, Madame, de vous faire le plus triste aveu: je monte la garde mardi prochain; tout autre jour de la semaine ou ce soir même, si vous étiez libre, je serais à vos ordres et reconnaissant des moments que vous voulez bien me sacrifier.
Votre maladie n'a rien de plaisant, quoique vous ayez envie d'en rire. Il serait plus facile de vous couper une jambe que de vous guérir.
Malheureusement on n'a pas encore trouvé de cataplasme à poser sur le coeur. Ne regardez pas trop la lune, je vous en prie, et ne mourez pas avant que nous ayons exécuté le beau projet de voyage dont nous avons parlé. Voyez quel égoïste je suis; vous dites que vous avez manqué d'aller dans l'autre monde; je ne sais vraiment pas trop ce que je fais dans celui-ci35.
Tout à vous de coeur.
ALFRED DE MUSSET.
Nous sommes en juillet. George Sand a terminé Lélia. Une de ses premières visites est pour son nouvel ami. «Un matin de juillet, m'a conté Mme Lardin de Musset, George Sand est venue voir mon frère à la maison. Je crois que nous étions absentes, ma mère et moi. Paul jouait du violon. Elle aperçut sur le pupitre un exemplaire d'Indiana. Il était resté ouvert à un passage très raturé de la main d'Alfred. Paul a pensé qu'elle lui avait gardé rancune de ces corrections36...»
Note 36: (retour) L'exemplaire en question d'Indiana a été conservé. On y trouve en effet un chapitre où les épithètes sont abondamment sacrifiées. La Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1878 a cité quelques-unes de ces corrections du poète.—Remarquons que Paul de Musset se trompe évidemment en parlant de deux lectures d'Indiana faites par son frère, à trois ans d'intervalle: la première, pour critiquer le livre, en juin ou octobre 1832, la seconde pour écrire les vers qu'on a lus plus haut. L'autographe d'Alfred de Musset est bien daté du 24 juin 1833.
La supposition de Paul de Musset (Lui et Elle) paraît bien gratuite. Jamais Alfred n'a fait allusion à de la jalousie littéraire chez George Sand.
Une sorte de modestie passive, faite d'indifférence autant que de bonté, lui épargna, il faut le reconnaître, les mesquineries coutumières des bas-bleus. Pour une fois je ne me sens pas d'accord avec Paul de Musset. Son livre sue la vérité. Il avait été le confident unique de son frère; il le resta toute sa vie. Mais il donne trop d'importance à la part de la littérature dans les premières relations du poète avec George Sand.
A ce moment-là, fin de juillet 1833, ils étaient tout à leur intimité naissante. Après Sainte-Beuve, que George Sand avait consulté à mesure qu'elle édifiait son roman, Musset, le premier, put lire Lélia terminée. Il en avait sans doute les épreuves. C'était vers le 18 juillet37. Il lui écrit qu'il aura lu son livre tout entier le soir même, et, si elle a toujours envie de grimper sur les tours de Notre-Dame, il lui propose de l'y accompagner. Il n'est encore question entre eux que d'«amitié sincère». Cette promenade assurément n'eut pas lieu. Le lendemain, Musset avait lu Lélia, et voici comme il exprimait son admiration à l'auteur,—un auteur qui était une femme dont il se sentait amoureux:
...J'étais, dans ma petite cervelle, très inquiet de savoir ce que c'était. Cela ne pouvait pas être médiocre, mais...—Enfin, ça pouvait être bien des choses avant d'être ce que cela est.—Avec votre caractère, vos idées, votre nature de talent, si vous eussiez échoué là, je vous aurais regardée comme valant le quart de ce que vous valez. Vous savez que malgré tout votre cher mépris pour vos livres, que vous regardez comme des espèces de contre-parties des mémoires de vos boulangers, etc., etc., vous savez, dis-je, que pour moi, un livre c'est un homme ou rien.—Je me soucie autant que de la fumée d'une pipe, de tous les arrangements, combinaisons, drames qu'à tête reposée et en travaillant pour votre plaisir vous pourriez imaginer et combiner. Il y a dans Lélia des vingtaines de pages qui vont droit au coeur, franchement, vigoureusement, tout aussi belles que celles de René et de Lara.
Vous voilà George Sand; autrement vous eussiez été Madame une telle faisant des livres.
Voilà un insolent compliment. Je ne saurais en faire d'autres. Le public les fera. Quant à la joie qu'il m'a procurée, en voici la raison.
Vous me connaissez assez pour être sûre à présent que jamais le mot ridicule: «Voulez-vous ou ne voulez-vous pas?» ne sortira de mes lèvres avec vous. Il y a la mer Baltique entre vous et moi sous ce rapport. Vous ne pouvez donner que l'amour moral, et je ne puis le rendre à personne (eu admettant que vous ne commenciez pas tout bonnement par m'envoyer paître, si je m'avisais de vous le demander), mais je puis être,—si vous m'en jugez digne,—non pas même votre ami,—c'est encore trop moral pour moi,—mais une espèce de camarade sans conséquence et sans droits, par conséquent sans jalousie et sans brouilles,—capable de fumer votre tabac, de chiffonner vos peignoirs38 et d'attraper des rhumes de cerveau en philosophant avec vous sous tous les marronniers de l'Europe moderne. Si, à ce titre, quand vous n'avez rien à faire ou envie de faire une bêtise (comme je suis poli!) vous voulez bien de moi pour une heure ou une soirée, au lieu d'aller ce jour-là chez Madame une telle faisant des livres, j'aurai affaire à mon cher Monsieur George Sand qui est désormais pour moi un homme de génie.—Pardonnez-moi de vous le dire en face: je n'ai aucune raison pour mentir.
Déjà Musset est un habitué de la mansarde de Lélia. Il dessine à ravir, sinon toujours correctement du moins avec esprit, et de mordantes légendes accompagnent les charges qu'il fait des amis de George Sand. On s'amuse de ces caricatures,—qu'on se disputera bientôt, que les collectionneurs s'arracheront plus tard39.
Note 39: (retour) On a conservé plusieurs albums de dessins, portraits et caricatures d'Alfred de Musset. Tous sont encore inédits. M. de Lovenjoul a acquis, de la succession de Devéria, la série drolatique des charges de Paul Foucher, le frère de Mme Victor Hugo, dont Musset avait été le camarade au collège Louis-le-Grand (18 caricatures, de 1830 à 1832), et, des héritiers de George Sand, l'album de 1833. J'en ai la photographie sous les yeux. C'est un document précieux pour l'iconographie littéraire. La plupart de ces dessins sont charmants, excellents parfois, de style élégant et pur. (Il est sensible que Musset a été impressionné par Goya, dont il a copié une eau-forte.) Huit portraits de George Sand, assise, étendue, fumant, rêvant, écoutant surtout; les portraits de son amie Rosanne Bourgoin (celui-ci délicieux), de sa fille Solange, de Ch. Rollinat, d'Adolphe Guéroult, de Ch. Didier, d'Alexandre Dumas, de Mérimée, de Sainte-Beuve, avec des scènes de charades en costumes et dans la manière du siècle dernier. Nous y reviendrons. Mme Lardin de Musset possède l'album du voyage en Italie, plein de caricatures amusantes du poète et de son amie, et de leurs compagnons d'occasion, avec un autre album plein de souvenirs de la vallée de l'Eure et de portraits de sa famille. Plusieurs sont de vraies oeuvres d'art.Mme Jaubert, la «marraine» de Musset, avait conservé un précieux recueil de dessins de son «filleul». Toute sa société y figurait. On sait qu'autour de 1840, Mme Jaubert eut le salon le plus remarquable de Paris. Elle en a publié d'intéressants Souvenirs (Hetzel, 1880). Cet album a été perdu.
Un dernier album, celui d'un cher ami du poète, Alfred Tattet, appartient à son gendre M. Tilliard.
Il en envoie un échantillon à son amie, une ébauche de «ses beaux yeux noirs qu'il a outragés hier» eu les croquant,—non sans ajouter, en anglais, «qu'il est triste aujourd'hui».
Le lendemain 28 juillet, qui est un dimanche un camarade l'a éveillé pour lui montrer une violente critique des Débats sur le Spectacle dans un fauteuil et les Contes d'Espagne et d'Italie40. Mais le poète ne s'en soucie guère; il écrit à son amie qu'il «a essuyé son rasoir dessus». Le voilà sérieusement amoureux; l'aveu de son tourment ne doit plus tarder. On va lire la lettre charmante et trop sincère pour être littéraire (sans doute du 29 juillet), où le poète se déclare timidement, loyalement, d'une passion qui remplira sa vie.
Mon cher George,
J'ai quelque chose de bête et de ridicule à vous dire. Je vous l'écris sottement, au lieu de vous l'avoir dit au retour de cette promenade, j'en serai désolé ce soir. Vous allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes rapports avec vous jusqu'ici. Vous me mettrez à la porte et vous croirez que je mens: je suis amoureux de vous, je le suis depuis le premier jour où j'ai été chez vous. J'ai cru que je m'en guérirais, en vous voyant tout simplement à titre d'ami. Il y a beaucoup de choses dans votre caractère qui pouvaient m'en guérir. J'ai tâché de me le persuader tant que j'ai pu; mais je paye trop cher les moments que je passe avec vous. J'aime mieux vous le dire, et j'ai bien fait, parce que je souffrirai bien moins pour m'en guérir à présent, si vous me fermez votre porte.
Cette nuit j'avais résolu de vous faire dire que j'étais à la campagne; mais je ne veux pas vous faire de mystères ni avoir l'air de me brouiller sans sujet.
Maintenant, George, vous allez dire: «Encore un qui va m'ennuyer», comme vous dites. Si je ne suis pas tout à fait le premier venu pour vous, dites-moi, comme vous me l'auriez dit hier en me parlant d'un autre, ce qu'il faut que je fasse; mais, je vous en prie, si vous voulez me dire que vous doutez de ce que je vous écris, ne me répondez plutôt pas du tout. Je sais comme vous pensez de moi, et je n'espère rien en vous disant cela. Je ne puis qu'y perdre une amie et les seules heures agréables que j'aie passées depuis un mois. Mais je sais que vous êtes bonne, que vous avez aimé, et je me confie à vous, non pas comme à une maîtresse, mais comme à un camarade franc et loyal. George, je suis un fou de me priver du plaisir de vous voir pendant le peu de temps que vous avez encore à passer à Paris, avant votre voyage à la campagne et votre départ pour l'Italie, où nous aurions passé de belles nuits, si j'avais de la force. Mais la vérité est que je souffre et que la force me manque.
ALFRED DE MUSSET.
L'aveu du poète n'a pas été repoussé. Est-il heureux? Son amie hésite encore. Avant de s'engager tout à fait, elle semble avoir voulu le confesser. Il est fâcheux qu'on n'ait aucune des réponses de George Sand, à cette date... La lettre suivante de Musset témoigne de son angoisse devant le bonheur entrevu.
....Je voudrais que vous me connaissiez mieux, que vous voyiez qu'il n'y a dans ma conduite envers vous ni rouerie ni orgueil affecté, et que vous ne me fassiez ni plus grand ni plus petit que je suis. Je me suis livré sans réflexion au plaisir de vous voir et de vous aimer. Je vous ai aimée non pas chez vous, près de vous, mais ici, dans cette chambre où me voilà seul à présent. C'est là que je vous ai dit ce que je n'ai dit à personne.—Vous souvenez-vous que vous m'avez dit un jour que quelqu'un vous avait demandé si j'étais Octave ou Coelio 41, et que vous aviez répondu: «Tous les deux, je crois.»—Une folie a été de ne vous en montrer qu'un, George!... Plaignez-moi, ne me méprisez pas. Puisque je n'ai pu parler devant vous, je mourrai muet. Si mon nom est écrit dans un coin de votre coeur, quelque faible, quelque décolorée qu'en soit l'empreinte, ne l'effacez pas. Je puis embrasser une fille galeuse et ivre morte, mais je ne puis embrasser ma mère.
Aimez ceux qui savent aimer, je ne sais que souffrir. Il y a des jours où je me tuerais. Mais je pleure ou j'éclate de rire; non pas aujourd'hui par exemple.
Adieu, George. Je vous aime comme un enfant.
Cette fois, la sincérité du poète a été entendue. Son aveu est bien accueilli. Il est heureux. Le jeudi 1er août, toutes les harpes de la joie chantent dans son coeur:
Te voilà revenu dans mes nuits étoilées,
Bel ange aux yeux d'azur, aux paupières voilées,
Amour, mon bien suprême et que j'avais perdu!
J'ai cru pendant trois ans te vaincre et te maudire,
Et toi, les yeux en pleurs, avec ton doux sourire,
Au chevet de mon lit te voilà revenu.
Eh bien! deux mots de toi m'ont fait le roi du monde.
Mets la main sur mon coeur, la blessure est profonde;
Élargis-la, bel ange, et qu'il en soit brisé!
Jamais amant aimé, mourant pour sa maîtresse,
N'a, dans des yeux plus noirs, bu la céleste ivresse,
Nul, sur un plus beau front ne t'a jamais baisé.
George Sand n'ose encore se croire, se proclamer
heureuse. Sa lettre du 3 août à Sainte-Beuve
est beaucoup plus calme que les précédentes.
Sans lui avouer pourtant son nouveau
bonheur, elle lui laisse entendre que le jeune
soleil de l'espérance n'est pas loin.
Son confesseur lui a fait part des alternatives
de son bonheur à lui, de son mystérieux amour.
Ils veulent s'épancher mutuellement en confidences;
mais George Sand entend ne causer
de jalousie à personne:
....Tout ceci peut se faire par lettres; je ne veux pas que, pour m'être utile et agréable, vous compromettiez ce qu'il y a de plus beau et de plus sacré dans votre existence. Qui, moi! prendre un égoïste plaisir qui peut briser un coeur dévoué! Non, non, je respecte trop l'amour, l'Amour comme vous écrivez. Quoique j'en médise souvent, comme je fais de mes plus saintes convictions aux heures où le démon m'assiège, je sais bien qu'il n'y a que cela au monde de beau et de sacré... Si j'avais une grande peine, un subit besoin d'appui et de conseils, je vous appellerais 42.
Lélia vient de paraître. Naturellement, le premier exemplaire en est offert à Musset. Il porte cette double dédicace: sur le tome Ier: A Monsieur mon gamin d'Alfred, GEORGE; sur le tome II: A Monsieur le vicomte Alfred de Musset, hommage respectueux de son dévoué serviteur, GEORGE SAND43.
Ils sont heureux. Aucun nuage ne trouble encore cet azur. Alfred de Musset s'est installé chez George Sand.
Parmi les habitués de sa mansarde, il a trouvé Boucoiran et Gustave Planche. Les allures un peu bien familières de ces deux personnages n'avaient pas tardé à déplaire à de Musset, Mlle Adèle Colin, aujourd'hui Mme veuve Martelet.
Après la chronologie établie plus haut, des relations du poète avec George Sand, faut-il dire ici que c'est bien à tort qu'on a prétendu que le personnage de Sténio dans Lélia, représentait Musset. M. Cabanès (Revue hebdomadaire du 1er août 1836), s'appuyant sur le ton différent des deux «envois» pour supposer un incident survenu dans l'intervalle, invoque l'opinion de Mme Martelet qui aurait eu jadis entre les mains une lettre où Musset se plaignait amèrement à George Sand d'être portraituré dans Lélia. Cette lettre ne saurait avoir le sens qu'on lui prête. George Sand connaissait l'oeuvre du poète: elle lui emprunta une épigraphe, une strophe de Namouna (décembre 1832), placée en tête du deuxième volume. Mais si elle rendit quelques traits de son caractère, ce fut pure divination. Dans une de ses dernières lettres, en 1835, Musset lui écrira: «Ta Lélia n'est point un rêve; tu ne t'es trompée qu'à la fin; il ne dort pas sous les roseaux du lac, ton Sténio; il est à tes côtés, il assiste à toutes tes douleurs... Ah! oui, c'est moi! moi! tu m'as pressenti...»
Ajoutons que cette similitude a fait attribuer plus d'une fois au poète l'Inno ebrioso, le chant d'orgie de Sténio, dans Lélia. Ainsi M. Derome critiquant (le Livre du 10 mai 1883) l'excellente Bibliographie des oeuvres d'Alfred de Musset de M. Maurice Clouard, ne met pas en doute la paternité de ces vers.—Je ne saurais en désigner l'auteur. Mais si ces neuf strophes tumultueuses ne sont pas de George Sand elle-même, on ne peut du moins que les juger indignes du grand poète qui écrivait, dans le même temps, Rolla. son dandysme. Paul de Musset, dans une scène de Lui et Elle, nous les a représentés, sous les masques transparents de Caliban et Diogène, tenus à distance, sinon tout à fait éloignés, par le nouveau maître de céans.
Caliban et Diogène, dès leur entrée, se donnèrent le plaisir de montrer jusqu'où allaient leurs immunités et privilèges. Le premier eut soin de tutoyer son amie et s'assit, comme elle, à la turque; le second se coucha de son long sur le canapé. Olympe, sentant que la mauvaise tenue de ses commensaux lui pouvait nuire, s'était aussitôt relevée de son coussin et assise dans un fauteuil.
Falconey44 ne fit point semblant de remarquer les postures malséantes des deux rustres, et déploya ses manières de gentilhomme en affectant une courtoisie respectueuse, dont Olympe le remercia du regard. Diogène s'en aperçut, et pour se venger, il lança quelques plaisanteries blessantes contre les gens du faubourg Saint-Germain, sur leurs airs d'autrefois, leurs idées surannées et leur politique rétrospective. Edouard, nourri dans ce monde-là, l'aimait et le respectait. Il ne se croyait point obligé de renier ses amis pour avoir acquis des talents et de la réputation.
Note 44: (retour) Edouard de Falconey, compositeur de musique: Alfred de Musset. Voici les autres pseudonymes de Lui et Elle: Olympe de B..., compositeur de musique: George Sand; Jean Cazeau: Jules Sandeau; Pierre: Paul de Musset; Hercule, troisième familier d'Olympe: Laurens; l'éditeur: Buloz; le docteur Palmeriello: le docteur Pagello; Ilans Flocken: Franz Liszt; Edmond Verdier: Alfred Tallet.—C'est à tort que plusieurs (notamment Ad. Racot, article cité, le Livre, n° du 10 août 1885) ont désigné, sous le personnage de Caliban, Henri de Latouche: celui-ci n'était déjà plus des familiers, de G. Sand quand intervint Musset.
—Ce monde que vous attaquez, dit-il à Diogène, forme une classe considérable de la société de Paris, et ce n'est pas la moins aimable. Je tiens à honneur d'y être admis et je vous demande grâce pour elle. Si vous ne la trouvez pas conséquente avec le siècle où elle vit, elle l'est avec ses principes et ses traditions.
Elle en a conservé ce qu'on remarque en elle de beau, de brave et d'honorable. Quand on la regarde de près, on peut s'étonner de voir tout ce qu'un bon naturel, une probité sévère, un honneur sans tache peuvent encore faire d'un galant homme dans le siècle où nous vivons. Je rencontre souvent dans cette compagnie des gens que j'ai reconnus pour avoir un coeur ferme, une âme noble et généreuse, et je ne saurais dire ce qui leur manque lorsqu'ils ont, en outre, l'esprit cultivé, beaucoup de politesse...
—Et une tenue décente, ajouta Olympe.
—Est-ce pour moi que vous dites cela? demanda Diogène.
—Pour vous-même, et à vous-même.
—Fort bien; je comprends: vous ne me trouvez pas assez bien élevé pour votre salon. Vous voulez faire maison neuve et balayer les anciens amis. Contentez votre envie. Si vous désirez me revoir, vous savez où je demeure: écrivez-moi.
—Je n'en suis pas en peine, répondit Olympe: vous reviendrez bien sans qu'on vous rappelle45.
Gustave Planche était une vieille connaissance de Musset. En dehors de toutes questions littéraires, leur antipathie réciproque datait des suites d'un bal de 1829 ou 1830 chez Achille Devéria. Ce bal était resté fameux. Musset y portait un ravissant costume de page Charles VI, sous lequel l'avait portraituré le peintre lui-même. Son ami Paul Foucher était en archer de la même époque,—accoutrement sous lequel Alfred l'avait croqué dans maintes caricatures46. On vantait déjà les succès d'élégance et de charme du poète de Don Paez et de Mardoche. Gustave Planche n'était point sans envie, sous l'apparente équité de son âme. Sa naissance modeste ne lui donnait pas droit encore aux mêmes fréquentations que la plupart des Romantiques, dans un monde dont plus tard son talent lui eût permis l'accès. Il était de cette éternelle caste des plébéiens parvenus dans les lettres: leurs débuts pénibles étalent un orgueil dévoré de rancunes.
Note 46: (retour) Une autre fois, chez Mme Panckoucke, Paul Foucher, toujours dans son costume d'archer, ayant beaucoup valsé avec Mme Mélanie Waldor, un bas-bleu assez ridicule, le poète s'était permis de célébrer cette danse inoubliable dans une petite pièce dont l'impertinence fit scandale: A une Muse ou Une Valseuse dans le cénacle romantique, six strophes signées «Vidocq». Le comédien Régnier en avait reçu l'autographe de Musset lui-même. Voir la Gazette anecdotique des 15 septembre et 15 octobre 1881. Les premiers vers en donneront une idée:
Quand Mme W... à P... F... s'accroche,
Montrant le tartre de ses dents,
Et dans la valse on feu comme l'huître à la roche
S'incruste à ses muscles ardents...
—Mélanie Waldor (1796-1871) poète médiocre, alors maîtresse d'Alexandre Dumas, serait l'inspiratrice d'Antony. (Cf. Ch. GLINEL, le Livre du 10 oct. 1886.)
Au bal d'Achille Devéria avaient paru deux jeunes filles, Mlles Champollion et Hermine Dubois, délicieuses toutes deux et qu'Alfred de Musset semblait préférer l'une et l'autre. Il les revit plusieurs hivers dans le même salon. Planche, qui y était admis maintenant, y rencontrait Alfred de Musset. Mais il ne dansait pas. «Il s'avisa de dire un soir que, du coin où il se tenait assis, il avait vu le valseur infatigable déposer un baiser furtif sur l'épaule d'une de ses valseuses. On en chuchota aussitôt. La jeune fille reçut l'ordre de refuser les invitations de son danseur habituel. Aux regards mélancoliques de la victime, Alfred comprit qu'elle obéissait à l'autorité supérieure, et, comme il n'avait rien à se reprocher, il demanda des explications avec tant d'insistance qu'on ne put les lui refuser. On remonta jusqu'à la source du méchant propos. Planche essaya de nier; mais, au pied du mur, il fut obligé d'avouer qu'il l'avait tenu. L'indignation du père se tourna contre lui. A la sortie du bal, ce père irrité guetta le calomniateur et lui donna de sa canne sur le dos47.»
L'aventure fit quelque bruit dans le Cénacle. La mésaventure de Planche excita les quolibets. Mme Lardin de Musset, m'évoquant les souvenirs de son enfance,—elle était de beaucoup plus jeune que ses frères,—me rapporte une plaisanterie qui fit le tour de Paris: «Quand le feu de Planche s'éteint, disait-on, il ne demande plus: «Donnez-moi du bois», mais: «Donnez-moi des bûches.» Ajoutons que c'est à Mlle Hermine Dubois qu'Alfred de Musset adressa ses parfaites strophes: A Pépa, un des plus purs joyaux de son oeuvre.
L'inimitié de Planche pour Musset devait s'accroître avec la renommée du poète. Il jugea ses livres selon la bienveillance qu'on peut penser. L'amitié de George Sand pour ce nouveau venu de la gloire porta le dernier coup à son âme jalouse. Un refroidissement entre elle et Planche est sensible dès le milieu de juillet 1833. L'exécution du pauvre Diogène, que Paul de Musset nous a contée, avait immédiatement précédé l'installation du poète au quai Malaquais. Sans se brouiller pour cela avec Planche, George Sand le maintint dans des rapports plus réservés. Il ne devait lire Lélia qu'un mois après Musset, huit jours après l'apparition du volume, ainsi qu'en témoigne l'envoi autographe de l'auteur: «A Gustave Planche, son véritable ami, GEORGE SAND, 15 août 183348.» Mais cette sympathie ne lui suffisait pas. Un dépit violent couvait, dans son âme. Il espéra forcer les sentiments de son amie par une action d'éclat.
Les attaques commençaient à pleuvoir sur Lélia. L'Europe littéraire se signala particulièrement dans ce sens. Cette publication toute récente publia coup sur coup deux articles signés Capo de Feuillide, où George Sand était violemment prise à partie49. «Je suis très insultée, comme vous savez, mon ami, écrivait-elle à Sainte-Beuve, et j'y suis fort indifférente, mais je ne suis pas indifférente à l'empressement et au zèle avec lesquels mes amis prennent ma défense. On m'a dit de votre part que vous vouliez répondre à l'Europe littéraire dans la Revue des Deux Mondes et dans le National. Faites-le donc, puisque votre coeur vous le conseille 50.» La même lettre est toute consacrée à ses rapports nouveaux avec Alfred de Musset et à son attitude vis-a-vis de Planche. Elle a pris le parti de l'éloigner non sans lui promettre une éternelle estime. Mais Planche ne s'est point résigné; il ne désespère pas de reconquérir un coeur dont le désir l'obsède,—fort de l'amitié qu'on lui garde et qu'on lui a loyalement reconnue, en le congédiant à demi. Il a réfuté le premier article par une réponse «à la critique entêtée», dans la Revue des Deux Mondes du 15 août; il réplique à la seconde attaque en envoyant, le 26 août, ses témoins à Capo de Feuillide. On n'en reçut pas la nouvelle au quai Malaquais sans un certain agacement. Le petit clan de la Revue des Deux Mondes en fut tout remué. Planche prit pour témoins Buloz et M. E. Regnault; Capo de Feuillide, MM. Lefèvre et Latour-Mézeray. On se battit au pistolet; mais la rencontre n'eut d'autre résultat que de déplaire singulièrement à George Sand. Les journaux littéraires s'emparèrent de l'incident pour s'étonner des droits que croyait avoir Gustave Planche à la défense de l'auteur attaqué51. Une Complainte badine, assez spirituelle, en vingt-quatre strophes de six vers, relatant les épisodes de ce duel, et qui circula parmi les lettrés, lui restitue sa portée médiocre52. Un beau sonnet d'Alfred de Musset à son amie, daté de ce mois d'août 1833, nous renseigne sur la noble indifférence où insultes, commentaires et polémique laissaient l'auteur de Lélia, alors dans la sérénité de son amour:
Note 51: (retour) Dans une revue littéraire, le Petit Poucet, du 1er septembre 1833, se trouve une amusante impression de l'événement, dont nous détachons ces lignes: «Le combat avait lieu... à cause de Lélia,—roman de Mme Sand selon les uns, de M. Sand selon les autres,—dont M. Feuillide avait fait la critique dans son journal. Or, si Lélia est de M. Sand, je ne sais trop à quel titre M. Planche s'est constitué le bravo, le majo de cet écrivain. A moins que M. Sand ne soit impotent ou cul-de-jatte, la conduite de M. Planche est incompréhensible. Si M. Sand est une femme, ce dont il est permis de douter en lisant Lélia, ce rêve de dévergondage et de cynisme, cette femme doit savoir peu de gré à M. Planche de l'avoir compromise par une démarche beaucoup moins chevaleresque qu'inconséquente et irréfléchie.»
Note 52: (retour) Complainte historique et véritable sur le fameux duel qui a eu lieu entre plusieurs hommes de plume, très inconnus dans Paris, à l'occasion d'un livre dont il a été beaucoup parlé de différentes manières, etc. Publiée dans Cosmopolis du 1er mai 1896, par M. le V. de Spoëlberch de Lovenjoul, qui l'accompagne de cette note: «Après l'avoir d'abord attribuée à la collaboration d'Alfred de Vigny et de Brizeux, le véritable auteur s'étant bientôt fait connaître, G. Sand l'avait précieusement gardée et authentiquée de sa main.»
Telle de l'Angélus, la cloche matinale
Fait dans les carrefours hurler les chiens errants,
Tel ton luth chaste et pur, trempé dans l'eau lustrale,
O George, a fait pousser de hideux aboiements.
Mais quand les vents sifflaient sur ta muse au front pâle,
Tu n'as pas renoué ses longs cheveux flottants;
Tu savais que Phoebé, l'étoile virginale
Qui soulève les mers, fait baver les serpents.
Tu n'as pas répondu, même par un sourire,
A ceux qui s'épuisaient en tourments inconnus
Pour mettre un peu de fange autour de tes pieds nus.
Comme Desdemona, t'inclinant sur ta lyre,
Quand l'orage a passé tu n'as pas écouté
Et les grands yeux rêveurs ne s'en sont pas douté53!
Bien assurée maintenant de son amour et de son bonheur, George Sand n'hésitait plus à s'en ouvrir à Sainte-Beuve. Elle lui écrivait le 25 août:
...Je me suis énamourée, et cette fois très sérieusement, d'Alfred de Musset. Ceci n'est plus un caprice; c'est un attachement senti... Il ne m'appartient pas de promettre à cette affection une durée qui vous la fasse paraître aussi sacrée que les affections dont vous êtes susceptible. J'ai aimé une fois pendant six ans54, une autre fois pendant trois55, et maintenant je ne sais pas ce dont je suis capable. Beaucoup de fantaisies ont traversé mon cerveau, mais mon coeur n'a pas été aussi usé que je m'en effrayais: je le dis maintenant parce que je le sens.
Je l'ai senti quand j'ai aimé P(rosper) M(érimée). Il m'a repoussée, j'ai dû me guérir vite. Mais ici, bien loin d'être affligée et méconnue, je trouve une candeur, une loyauté, une tendresse qui m'enivrent. C'est un amour de jeune homme et une amitié de camarade. C'est quelque chose dont je n'avais pas l'idée, que je ne croyais rencontrer nulle part et surtout là. Je l'ai niée, cette affection, je l'ai repoussée, je l'ai refusée d'abord, et puis je me suis rendue, et je suis heureuse de l'avoir fait. Je m'y suis rendue par amitié plus que par amour, et l'amour que je ne connaissais pas s'est révélé à moi sans aucune des douleurs que je croyais accepter.
Je suis heureuse, remerciez Dieu pour moi. Il y a bien en moi des heures de tristesse et de vague souffrance: cela est en moi et vient de moi... Je suis dans les conditions les plus vraies de régénération et de consolation. Ne m'en dissuadez pas56.
«Ce furent d'heureux jours, ce n'est pas de ceux-là qu'il faut parler,» a écrit Musset, évoquant, dans la Confession d'un Enfant du Siècle, cette période fortunée de son amour57. La vie chez George Sand était joyeuse. A côté de ses dessins humoristiques, le poète nous a laissé un croquis plaisant et facile de cet intérieur d'étudiants.
George est dans sa chambrette
Entre deux pots de fleurs,
Fumant sa cigarette,
Les yeux baignés de pleurs.
Planté comme une borne,
Boucoiran tout mouillé
Contemple d'un oeil morne
Musset tout débraillé.
Paul de Musset nous a décrit quelques divertissements de la société de ce couple génial, vraiment heureux et jeune, qui, au lendemain de la publication de Lélia et de Rolla64, donnait dans son intimité des soirées de déguisement, pour l'enfantin plaisir déjouer des rôles. Tel ce dîner mémorable où Deburau, le célèbre Pierrot des Funambules, déguisé en diplomate anglais, mystifia parfaitement le philosophe Lerminier, sur la tête duquel Alfred de Musset, travesti en servante cauchoise, versa, comme par maladresse, une carafe d'eau65.
C'est sans doute à cet heureux mois de septembre qu'il faut rapporter ce sonnet du poète à sa bien-aimée:
Puisque votre moulin tourne avec tous les vents,
Allez, braves humains, où le vent vous entraîne;
Jouez, en bons bouffons, la comédie humaine,
Je vous ai trop connus pour être de vos gens.
Ne croyez pourtant pas qu'en quittant votre scène
Je garde contre vous ni colère ni haine,
Vous qui m'avez fait vieux peut-être avant le temps.
Peu d'entre vous sont bons, moins encor sont méchants.
Et nous, vivons à l'ombre, ô ma belle maîtresse,
Faisons-nous des amours qui n'ont pas de vieillesse,
Que l'on dise de nous, quand nous mourrons tous deux:
«Ils n'ont jamais connu la crainte ni l'envie;
Voilà le sentier vert, où, durant cette vie,
En se parlant tout bas, ils souriaient entre eux66.»
George fut quelques jours souffrante; Alfred la soigna tendrement. Ce qui avait été le plus malade en elle, son coeur, «n'était plus en danger de désespoir et de mort». Elle l'écrivait, le 21 septembre, à son confesseur ordinaire:
«Je suis heureuse, très heureuse, mon ami. Chaque jour je m'attache davantage à lui; chaque jour je vois s'effacer enfin les petites choses qui me faisaient souffrir; chaque jour je vois mieux briller les belles choses que j'admirais. Et puis encore, par-dessus tout ce qu'il est, il est bon enfant, et son intimité m'est aussi douce que sa préférence m'a été précieuse.... Après tout, voyez-vous, il n'y a que cela de bon sur la terre67.»
Voilà ce qu'écrivait Lélia dans la sincérité de son nouvel amour. Que devait penser Sainte-Beuve, trente ans plus tard, en recevant de la même femme la lettre pourtant réfléchie où, dans son perpétuel besoin de justification, elle n'hésitait pas à lui dire: «.... Il était déjà mort quand elle l'avait connu! Il avait retrouvé avec elle un souffle, une convulsion dernière68!...»
Que devait-il penser, sinon que la femme est impitoyable du moment qu'elle n'aime plus....
La liaison d'Alfred de Musset était maintenant connue de tous. Installé à peu près complètement chez George Sand depuis les premiers jours d'août, il y devait rester jusqu'en décembre. Sa mère s'était aperçue de ce changement dans sa vie: il ne faisait plus chez elle que de rares apparitions69. Mais elle l'acceptait, en mère indulgente et faible, qui se savait adorée de son fils. Alfred avait vingt-deux ans; son père était mort depuis dix-huit mois; sa jeune renommée autorisait cette indépendance.
Vers la fin de septembre, nos amoureux sentirent le besoin d'aller cacher leur bonheur dans la forêt de Fontainebleau. Ils s'installèrent à Franchard où il passèrent une quinzaine. «Laurent fut admirable, d'enthousiasme de reconnaissance et de foi, dans les premiers jours de cette union, a écrit l'auteur d'Elle et Lui. Il s'était élevé au-dessus de lui-même, il avait des élans religieux, il bénissait sa chère maîtresse de lui avoir fait connaître enfin l'amour vrai, chaste et noble qu'il avait tant rêvé....» Paul de Musset insiste également dans Lui et Elle sur la prospérité de cette lune de miel. George Sand était alors, pour son amant, adorable de charme jeune et de tendresse. Le souvenir de ces journées heureuses hanta souvent, plus tard, les heures tristes de Musset: qu'était devenue «la femme de Franchard?...»
Celle-ci, retraçant cette existence radieuse dans la forêt, assombrit tout à coup le tableau par l'exposé de querelles légères qui devaient, dit-elle, empoisonner leur naissant amour. D'une espèce d'hallucination qu'eut Musset, dans le ravin du cimetière, où il vit son double, mais vieilli et repoussant comme un spectre de malheur, elle conclut à un déséquilibre profond du poète, le rendant incapable «de goûter la vie douce et réglée qu'elle voulait lui donner». Musset racontait lui-même cette vision singulière70; mais rien n'autorise à croire que leurs joies furent dès lors traversées de soucis et de craintes. Les caricatures du poète, datées de ces heureux jours d'automne, étaient toutes plaisantes. L'une d'elles représente George Sand à cheval, vue de dos, et à droite la croupe du cheval de son ami de qui le chapeau s'envole,—avec cette légende: «Admirable sang-froid du cheval nommé Gerdès, à la vue d'un danger imprévu.—Scène des montagnes où l'on voit la qualité de mon chapeau et le derrière de mon oisillon.»
Rentrés à Paris, ils passèrent deux mois parfaitement paisibles. Ces deux mois n'ont donc pas d'histoire. Paul de Musset parle d'un dîner littéraire qu'ils donnèrent à leurs amis, duquel étaient exclus Planche, Boucoiran et Laurens («Don Stentor» ou «Hercule», dans Lui et Elle71»), ce qui causa grande rumeur parmi les habitués. Ils avaient renouvelé le personnel du salon violet. Ils travaillaient aussi peu l'un que l'autre. Dans les soirées intimes du quai Malaquais, on trouvait Alfred dessinant, George fumant force cigarettes, silencieuse, écoutant Toujours.
Note 71: (retour) Un grand ami de G. Sand à ses débuts. Le peintre Bonaventure Laurens, de Carpentras(1801-1890), je suppose, qui rapporta de Majorque (1840) où elle séjournait alors avec Chopin, des Souvenirs d'un voyage d'art. On n'a rien écrit des relations de George Sand avec Laurens, tôt disparu de son orbite, que Paul de Musset représente pourtant comme le dévoué camarade, «le terre-neuve» de l'étudiante (Lui et Elle, p. 19).
Les dessins de Musset, nous l'avons dit, outre qu'ils ont une réelle valeur d'art, constituent un document iconographique et littéraire précieux. Ils n'ont pas été publiés. M. Adolphe Brisson, qui a eu la bonne fortune de voir récemment à Bruxelles, chez M. le vicomte de Lovenjoul, les albums de la société du quai Malaquais (1833-1834), contenant portraits et charges des habitués de la «mansarde» de George Sand, en a donné une intéressante description, dans un récit de sa visite à l'érudit bibliophile belge. Passons-lui un moment la parole72:
«Les révélations qui viennent de se produire, la publication des lettres de G. Sand prêtent un grand intérêt à ces pages crayonnées; on pénètre, en les parcourant, dans l'existence même des deux amants; il semble qu'on les aperçoive et qu'on les entende: Musset, gamin, rieur, nerveux à l'excès; George Sand, protectrice et maternelle. Sur le premier feuillet, Musset a griffonné des lignes qui s'entre-croisent dans un désordre pittoresque et que je transcris exactement:
Le public est prié de ne pas se méprendre
CECI EST L'ALBUM DE GEORGE SAND
le réceptacle informe de ses aberrations mentales
et autres.
Je soussigné, Mussaillon Ier,
déclare que mon album n'est pas si cochonné (sic) que ça.
Celui qui a inscrit mon nom
sur ce stupide album n'est qu'un vil facétieux. Il est
vexant d'être accusé des turpitudes de G. Sand.
MUSSAILLON Ier.
«Suivent des silhouettes, des caricatures, toutes de la main du poète et représentant pour la plupart son amie, couchée, debout, fumant la pipe, accoudée sur un balcon, vêtue tantôt à la française et tantôt à l'orientale. Le profil est nettement dessiné et très pur et, sans doute, très ressemblant, le nez légèrement busqué, la bouche sensuelle, l'oeil impérieux73. Musset se divertit aussi à croquer les amis absents: la moue dédaigneuse de Mérimée, avec cette légende: Curvajal renfonçant une expansion; la face chagrine et chafouine de Sainte-Beuve, et au-dessous: Le bedeau du temple de Guide canonisant une demoiselle infortunée. Il se met lui-même en scène, les cheveux au vent, la redingote pincée à la taille, les chevilles serrées dans un pantalon à la hussarde, et il inscrit dans un coin: Don Juan allant emprunter dix sous pour payer son idéale (sic) et enfoncer Byron. Voici plus loin une sorte de rébus: un oeil, une bouche, une mèche de cheveux, une verrue surmontée d'un poil follet, un bonnet grec. Ce sont les traits distinctifs de M. Buloz, ainsi qu'il appert de l'explication fournie par Musset: Fragments de la Revue trouvés dans une caisse vide. Enfin, voici des types de fantaisie, qui rappellent par leurs dénominations grotesques le tabellion du Chandelier et le futur baron d'On ne badine plus avec l'amour ... 74. Je copie: «Le chevalier Colombat du Roseau Vert et l'abbé Potiron de Vent du soir devisent en humant une prise de tabac; le baron Prétextât de Clair de lune rêve en songeant à sa belle; le marquis Gérondif de Pimprenelle erre dans ses jardins. Ces croquis témoignent d'une verve charmante et d'une imagination quasi puérile... Musset devait être extrêmement gai, quand il n'était pas tourmenté par la débauche ou la maladie. Il était infiniment plus jeune de caractère que sa compagne; elle le traitait en enfant gâté et le dominait par son lyrisme sentimental qu'il avait peut-être le tort de prendre trop au sérieux...».
Note 73: (retour) Ces portraits de George Sand sont de 1833. Ajoutons à l'énumération des suivants que va donner M. Brisson,—caricatures pour la plupart datées de 1834,—ceux d'Alexandre Dumas, «Antony-Louverture charpentant un viol»; de Charles Didier, «Vadius enfonçant Lucrèce» et, trois charges de Paul Foucher.
Mais bientôt cette vie leur sembla monotone; le monde jasait trop ouvertement de leur intimité, et ils parlèrent d'aller voir l'Italie. Ce projet caressé à deux ne tarda pas à devenir une idée fixe.
Alfred de Musset sentait bien que son départ pour l'Italie n'était qu'à moitié résolu tant qu'il n'avait pas obtenu le consentement de sa mère. Un matin,—nous venions de déjeuner en famille,—il paraissait préoccupé. Connaissant ses intentions, je n'étais guère moins agité que lui. En sortant de table, je le vis se promener de long en large, d'un air d'hésitation. Enfin il prit son grand courage, et, avec bien des précautions, il nous fit part officiellement de ses projets, en ajoutant qu'ils restaient subordonnés à l'approbation de sa mère. Sa demande fut accueillie comme la nouvelle d'un véritable malheur. «Jamais, lui répondit sa mère, je ne donnerai mon consentement à un voyage que je regarde comme une chose dangereuse et fatale. Je sais que mon opposition sera inutile et que tu partiras, mais ce sera contre mon gré et sans ma permission.»
Un moment, il eut l'espoir de vaincre cette résistance en expliquant dans quelles conditions ce voyage devait se faire; mais lorsqu'il vit que son insistance ne servait qu'à provoquer l'éruption des larmes, il changea tout à coup de résolution, et fit à l'instant le sacrifice de ses projets.—«Rassure-toi, dit-il à sa mère, je ne partirai point; s'il faut absolument que quelqu'un pleure, ce ne sera pas toi.»
Il sortit, en effet, pour donner contre-ordre aux préparatifs de départ. Ce soir-là, vers neuf heures, notre mère était seule avec sa fille au coin du feu, lorsqu'on vint lui dire qu'une dame l'attendait à la porte dans une voiture de place, et demandait instamment à lui parler. Elle descendit accompagnée d'un domestique. La dame inconnue se nomma; elle supplia cette mère désolée de lui confier son fils, disant qu'elle aurait pour lui une affection et des soins maternels. Les promesses ne suffisant pas, elle alla jusqu'aux serments. Elle y employa toute son éloquence, et il fallait qu'elle en eût beaucoup, puisqu'elle vint à bout d'une telle entreprise. Dans un moment d'émotion, le consentement fut arraché, et, quoi qu'en eût dit Alfred, ce fut sa mère qui pleura.
Par une soirée brumeuse et triste, je conduisis les voyageurs jusqu'à la malle-poste, où ils montèrent au milieu de circonstances de mauvais augure75.
Ces circonstances de mauvais augure, Paul de Musset les raconte dans Lui et Elle: ce n'était rien moins que le fait du treizième rang occupé dans la cour des Messageries par la voiture de Lyon qui emmenait George et Alfred, le heurt violent d'une borne par une des roues, en passant sous la porte cochère, et le renversement d'un porteur d'eau en traversant le faubourg Saint-Germain... Mais le poète n'était pas superstitieux, et l'oisillon riait de tout son coeur.
IV
Ils s'arrêtèrent deux jours à Lyon et descendirent à Avignon par le Rhône. Sur le bateau, ils rencontrèrent Stendhal qui rejoignait son consulat de Civita-Vecchia. Ce compagnon inattendu les divertit quelques jours par son esprit mordant et ses blagues de célibataire sans préjugés. George Sand, dans l'Histoire de ma vie, insiste sur l'impression à la fois agréable et pénible qu'il lui laissa. Causeur pénétrant et sans charme, observateur profond, il se moqua surtout de ses illusions sur l'Italie. Leur descente du Rhône eut d'amusantes péripéties. «Nous soupâmes avec quelques autres voyageurs de choix, écrit-elle, dans une mauvaise auberge de village, le pilote du bateau à vapeur n'osant franchir le Pont-Saint-Esprit avant le jour. Il (Stendhal) fut là d'une gaîté folle, se grisa raisonnablement, et, dansant autour de la table avec ses grosses bottes fourrées, devint quelque peu grotesque et pas joli du tout76.» Deux dessins de Musset, dans l'album du voyage à Venise, présentent la charge de Stendhal, d'abord de profil, énorme et grave sous sa redingote opulente, puis gracieux avec ses bottes fourrées et son manteau à triple collet, dansant devant une servante d'auberge. Arrivés à Avignon, il choqua ses compagnons par d'inconvenantes plaisanteries sur un Christ de la cathédrale. Ils se séparèrent à Marseille77.
Musset et son amie s'arrêtèrent quelques jours à Gênes. Elle y eut un accès de fièvre. Une lettre de lui à sa mère nous le montre émerveillé des galeries de tableaux et des jardins de cette ville. C'est durant ce séjour de Gênes, à en croire Paul de Musset, que leur serait malheureusement apparu le contraste de leurs natures et de leurs éducations, dans la compagnie de deux jeunes Italiens connus sur le bateau qui les avait amenés de Marseille.
George Sand elle-même, dans Elle et Lui78, place à Gênes leurs premiers malentendus. Mais son roman est peu précis, quant à la succession des étapes de leur histoire. La lassitude qu'elle reproche ici à Laurent devant Thérèse malade, doit se rapporter aux premiers jours de Venise79.
De Gênes, tous deux se rendirent par mer à Livourne. Une caricature d'Alfred les représente, sur le bateau, en costume de voyageurs, Elle, appuyée au bastingage, la cigarette aux lèvres, Lui, en proie au mal de mer, avec cette légende: Homo sum et nihil humani a me alienum puto.
George Sand raconte qu'en proie aux frissons et défaillances de la fièvre, elle visita Pise et le Campo Santo, dans une grande apathie; que presque indifférents à la suite de leur voyage, ils jouèrent à pile ou face Rome ou Venise; qu'ils se rendirent à Venise par Florence80. Leur séjour à Florence fut de courte durée, George Sand toujours malade, et Musset préoccupé d'y situer un drame qu'il songeait à tirer des chroniques locales. Ce drame est devenu Lorenzaccio. Ils traversèrent seulement Ferrare et Bologne, pour arriver, le l9 janvier 1834, à Venise.
On a retrouvé récemment une saisissante page de George Sand, racontant leur entrée à Venise. C'est le premier chapitre d'un roman qu'elle n'a pas écrit; mais l'identité parfaite des personnages avec elle et son compagnon en fait plutôt un fragment de Mémoires. Le voici81:
Il était dix heures du soir lorsque le misérable legno qui nous cahotait depuis le matin sur la route sèche et glacée s'arrêta à Mestre. C'était une nuit de janvier sombre et froide. Nous gagnâmes le rivage dans l'obscurité. Nous descendîmes à tâtons dans une gondole. Le chargement de nos paquets fut long. Nous n'entendions pas un mot de vénitien. La fièvre me jetait dans une apathie profonde. Je ne vis rien, ni la grève, ni l'onde, ni la barque, ni le visage des bateliers. J'avais le frisson, et je sentais vaguement qu'il y avait dans cet embarquement quelque chose d'horriblement triste. Cette gondole noire, étroite, basse, fermée de partout, ressemblait à un cercueil. Enfin, je la sentis glisser sur le flot. Le temps était calme et il ne me semblait pas que nous allassions vite, bien que trois hommes noirs nous fissent voguer rapidement. Ils faisaient entre eux une conversation suivie, comme s'ils eussent été au coin du feu. Nous traversions sans nous en douter cette partie dangereuse de l'archipel vénitien où, au moindre coup de vent, des courants terribles se précipitent avec furie. Il faisait si noir que nous ne savions pas si nous étions en pleine mer ou sur un canal étroit et bordé d'habitations. J'eus, un instant, le sentiment de l'isolement. Dans ces ténèbres, dans ce tête-à-tête avec un enfant que ne liait point à moi une affection puissante, dans cette arrivée chez un peuple dont nous ne connaissions pas un seul individu et dont nous n'entendions pas même la langue, dans le froid de l'atmosphère dont l'abattement de la fièvre ne me laissait plus la force de chercher à me préserver, il y avait de quoi contrister une âme plus forte que la mienne. Mais l'habitude de tout risquer à tout propos m'a donné un fond d'insouciance plus efficace que toutes les philosophies. Qui m'eût prédit que cette Venise, où je croyais passer en voyageur, sans lui rien donner de ma vie, et sans en rien recevoir, sinon quelques impressions d'artiste, allait s'emparer de moi, de mon être, de mes passions, de mon présent, de mon avenir, de mon coeur, de mes idées, et me ballotter comme la mer ballotte un débris, en le frappant sur ses grèves jusqu'à ce qu'elle l'ait rejeté au loin, et, faible jouet, avec mépris? Qui m'eût prédit que cette Venise allait me séparer violemment de mon idole, et me garder avec jalousie dans son enceinte implacable, aux prises avec le désespoir, la joie, l'amour et la misère?
Eh bien, qui me l'eût prédit ne m'eût pas fait reculer; je lui aurais répondu par mon argument philosophique: Tout se peut! Donc, tout ce qui peut arriver peut aussi ne pas arriver, et tout ce qui peut arriver peut être supporté, car tout ce qui peut être supporté peut aussi ne pas arriver.
Tout à coup Théodore, ayant réussi à tirer une des coulisses qui servent de double persiennes aux gondoles, et regardant à travers la glace, s'écria:—Venise!
Quel spectacle magique s'offrait à nous à travers ce cadre étroit! Nous descendions légèrement le superbe canal de la Giudecca; le temps s'était éclairci, les lumières de la ville brillaient au loin sur ces vastes quais qui font une si large et si majestueuse avenue à la cité reine! Devant nous, la lune se levait derrière Saint-Marc, la lune mate et rouge, découpant sous son disque énorme des sculptures élégantes et des masses splendides. Peu à peu, elle blanchit, se contracta, et, montant sur l'horizon au milieu de nuages lourds et bizarres, elle commença d'éclairer les trésors d'architecture variée qui font de la place Saint-Marc un site unique dans l'univers.
Au mouvement de la gondole, qui louvoyait sur le courant de la Giudecca, nous vîmes passer successivement sur la région lumineuse de l'horizon la silhouette de ces monuments d'une beauté sublime, d'une grandeur ou d'une bizarrerie fantastique: la corniche transparente du palais ducal, avec sa découpure arabe et ses campaniles chrétiens soutenus par mille colonnettes élancées; surmontées d'aiguilles légères; les coupoles arrondies de Saint-Marc, qu'on prendrait la nuit pour de l'albâtre quand la lune les éclaire; la vieille Tour de l'Horloge avec ses ornements étranges; les grandes lignes régulières des Procuraties; le Campanile, ou Tour de Saint-Marc, géant isolé, au pied duquel, par antithèse, un mignon portique de marbres précieux rappelle en petit notre Arc triomphal, déjà si petit, du Carrousel; enfin, les masses simples et sévères de la Monnaie, et les deux colonnes grecques qui ornent l'entrée de la Piazzetta. Ce tableau ainsi éclairé nous rappelait tellement les compositions capricieuses de Turner qu'il nous sembla encore une fois voir Venise en peinture, dans notre mémoire, ou dans notre imagination.
—Que nous sommes heureux! s'écria Théodore. Cela est beau comme le plus beau rêve. Voilà Venise comme je la connaissais, comme je la voulais, comme je l'avais vue quand je la chantais dans mes vers. Et cette lune qui se lève exprès pour nous la montrer dans toute sa poésie! Ne dirait-on pas que Venise et le ciel se mettent en frais pour notre réception? Quelle magnifique entrée! Ne sommes-nous pas bénis? Allons, voilà un heureux présage. Je sens que la Muse me parlera ici. Je vais enfin retrouver l'Italie que je cherche depuis Gênes sans pouvoir mettre la main dessus!
Pauvre Théodore! Tu ne prévoyais pas...
Alfred de Musset éprouva une joie d'enfant à se sentir à Venise. La somptueuse inconsolée, l'éternelle impératrice des lagunes, cité dolente de ses rêveries, Venise, Venise la Rouge de ses premiers chants romantiques, lui épargna la déception qu'il avait redoutée.
Il s'installa avec son amie sur le quai des Esclavons, dans un vieux palais transformé en albergo, à l'entrée du Grand Canal, devant la Salute, près de la glorieuse place Saint-Marc. C'était l'hôtel Danieli ou Albergo Reale dont le dernier occupant avait été un comte Nani-Mocenigo82.
Note 82: (retour) Ancien palais Bernado-Nani.—Mme Louise Colet raconte longuement dans son voyage en Italie (1859) ses recherches de l'appartement de Musset et de G. Sand à l'hôtel Davieli: deux chambres, sur une ruelle, aboutissant à un grand salon tendu de soie bleu foncé qui regardait la Riva dei Schiavoni. Balzac aurait occupé le même logement en 1835.—Cf. L. COLET, l'Italie des Italiens, t. I, p. 249. In-18, Paris, Dentu, 1862.
Cet illustre nom vénitien de Mocenigo se rattachait au séjour de Byron. «Jadis lord Byron avait habité un palais sur le Grand Canal—«Aveva tutto il palazzo, lord Byron», leur dit leur hôte. Ce souvenir du poète anglais est demeuré si vivace chez Alfred de Musset que, huit ans plus tard, on le retrouve dans son Histoire d'un merle blanc: «J'irai à Venise et je louerai sur les bords du Grand Canal, au milieu de cette cité féerique, le grand palais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix sous par jour; là je m'inspirerai de tous les les souvenirs que l'auteur de Lara doit y avoir laissés83.»
Le charme dolent de Venise, la séduction nostalgique de la dernière capitale du Rêve, enivre pour jamais tous les poètes qui l'ont une fois goûté. C'était le dernier voeu de Théophile Gautier d'endormir ses jours dans un vieux palais de Venise. Ce souhait, la mort l'a réalisé pour Robert Browning et Richard Wagner.
George Sand, toujours languissante de sa fièvre de Gênes, s'était cependant mise au travail. A peine installée, elle abordait la tâche qu'elle-même s'était imposée, d'envoyer le plus tôt possible un roman à Buloz. Aucune autre occupation, aucun plaisir ne devaient l'en distraire. Il fallait gagner sa vie pour pouvoir jouir de Venise. Et sans doute, elle pressait son compagnon de l'imiter84. Musset regardait, écoutait, admirait, parcourait la ville en tous sens, prenant des notes, flânant surtout, vivant la vie vénitienne. Bientôt son amie dut garder la chambre, décidément influencée par la malaria. Tout en continuant ses promenades, manqua-t-il d'égards envers cette compagne souffrante, plus âgée que lui de six ans et surtout occupée de ses productions littéraires? Nous l'examinerons plus loin. Voici que Musset va tomber lui-même gravement malade. Ceci va jeter entre eux un troisième personnage, leur médecin, le docteur Pietro Pagello. Sans l'exceptionnelle qualité de ses deux partenaires, il serait malaisé de le mettre en scène: on sait qu'il est encore vivant. Mais l'universelle rumeur qui a divulgué depuis deux mois l'histoire des Amants de Venise, a fait Pagello légendaire. Nous n'en dirons pourtant que ce qui est essentiel au récit de ce roman d'amour. Né en 1807, à Castelfranco-Veneto, il a passé sa vie à Venise d'abord, puis à Bellune comme médecin principal de l'hôpital civil. Il y demeure, entouré d'une nombreuse famille et fort estimé.
Note 84: (retour) Dans son roman de Lui, curieux à plus d'un titre (1860), Mme Louise Colet a longuement raconté les passe-temps probables du poète, parmi les étoiles du théâtre de la Fenice et leurs amants, durant la réclusion volontaire de G. Sand a l'hôtel Danieli. Sans qu'on puisse peut-être s'y trop fier pour les détails, cette partie de son livre laisse une impression de vraisemblance qu'il fallait signaler. (Lui, pp. 161-248, in-18, Paris, Charpentier.) Peut-être en tenait-elle le récit du poète lui-même,—qui, comme on sait, eut un caprice pour elle.
Habile et intelligent dans sa profession, avec de vrais dons de poète, il était d'une franche beauté, forte et plantureuse, quand il connut G. Sand à Venise. Un portrait d'alors peint par Bevilacqua en témoigne. Sans insister sur son caractère moral, disons du moins que le Smith de la Confession d'un enfant du siècle nous paraît être de tous ses portraits romanesques le plus proche de la vérité.
Quoique cette aventure, après soixante-deux ans, ne relève plus guère que de l'histoire littéraire, on conçoit les répugnances du docteur Pagello à en entretenir le public85. Je n'ai pas hésité cependant à faire connaître un document précieux qui devait éclairer singulièrement cette aventure fameuse.
Note 85: (retour) Sa discrétion a été remarquable. C'est sans faire même une allusion à la nature de ce roman de jeunesse qu'il a parlé pour la première fois, en 1881, de ses rapports avec George Sand et Musset, dans une lettre au Corriere della Sera (traduite au Figaro du 14 mars 1881). Au cours de la même année, un rédacteur de l'Illustrazione italiana, qui l'avait interrogé sur ses aventures de Venise, cita quelques fragments d'une lettre où il ne se livrait encore qu'à demi-mot. Il y avait alors près de cinquante ans que les confidences littéraires de Musset et de George Sand en instruisaient leurs lecteurs!
Étant, au mois de novembre 1890, à Mogliano-Veneto, l'hôte d'une Italienne du plus noble esprit, feu la comtesse Andriana Marcello, comme je m'enquérais des traces laissées par G. Sand et Musset à Venise, elle voulut bien demander à la fille aînée du médecin de Bellune, laquelle habitait Mogliano, de lui confier les documents qu'elle possédait. Avec plusieurs lettres de G. Sand, Mme Antonini nous communiqua un mémorial autographe de cette histoire, rédigé par son père dans sa jeunesse,—le tout inédit, comme le prétendait la famille de Pagello.
Ces lettres de G. Sand étaient restées inédites en effet; le journal du docteur l'était moins.... J'en ai eu dernièrement la preuve dans un volume introuvable, et parfaitement inconnu, où, parmi des essais dramatiques et littéraires de sa façon, Mme Luigia Codemo a glissé le mémorial du médecin de Bellune86. Aux premières lignes, j'ai reconnu le texte même du vieux carnet. Il n'y avait plus d'indiscrétion à le faire connaître.... En le traduisant pour la première fois, je l'ai accompagné d'un récit synthétique du drame de Venise, d'observations et de maints détails inédits87.
Le journal intime de Pagello est de peu de temps postérieur aux événements qu'il évoque.—Écoutons le docteur raconter comment il entra en relations avec le couple français de l'hôtel Danieli.
Je demeurais à Venise, où, ayant achevé mes études médicales, je commençais à me procurer quelques clients. Je me promenais un jour sur le quai des Esclavons avec un Génois de mes amis, voyageur et lettré de goût. En passant sous les fenêtres de l'Albergo Danieli (ou Hôtel-Royal), je vis à un balcon du premier étage une jeune femme assise, d'une physionomie mélancolique, avec les cheveux très noirs et deux yeux d'une expression décidée et virile. Son accoutrement avait un je ne sais quoi de singulier. Ses cheveux étaient enveloppés d'un foulard écarlate, en manière de petit turban.
Elle portait au cou une cravate, gentiment attachée sur un col blanc comme neige et, avec la désinvolture d'un soldat, elle fumait un paquitos en causant avec un jeune homme blond, assis à ses côtés. Je m'arrêtai à la regarder, et mon compagnon, me secouant doucement:
—Hé! hé! me dit-il, tu parais fasciné par cette charmante fumeuse... tu la connais peut-être?
—Non, mais je ne sais ce que je donnerais pour la connaître. Cette femme-là doit être en dehors du commun des femmes. Toi qui as beaucoup voyagé, dis-moi quels sont tes sentiments à son endroit.
—Précisément parce que j'en ai vu de toutes les races et de toutes les couleurs, je ne saurais rien décider de raisonnable: peut-être Anglaise romanesque ou Polonaise exilée, elle a l'air d'une personne de haut rang; elle doit être étrange et fière.
Ainsi jasant, nous arrivâmes à la place Saint-Marc, où nous nous séparâmes.
Le jour suivant je m'en fus visiter mon ami le Génois (lequel était Rebizzo... je ne crois pas commettre d'indiscrétion en le révélant). Il était à table avec sa famille. Je me montrai un peu préoccupé; il s'en aperçut et, se tournant vers sa femme:
—Vois, Bianchina, lui dit-il, notre Pagello pense en ce moment à certaine belle fumeuse....
—Que Lazzaro (Rebizzo) juge Anglaise ou Polonaise, répondis-je, mais que je puis vous assurer être une Française pur sang. Je lui ai fait visite il y a une heure, j'y retournerai; c'est déjà une de mes clientes; elle a voulu mon adresse.
—Vraiment, s'écria Lazzaro en écarquillant les yeux.
—Oui, oui, vraiment. Ce matin, l'hôtelier Danieli vint chez moi et je fus introduit dans l'appartement de la fumeuse qui, assise sur un petit siège, la tête mollement appuyée sur sa main, me pria de la soulager d'une forte migraine. Je lui tâtai le pouls; je lui proposai une saignée qu'elle accepta; je la pratiquai et à l'instant elle fut soulagée. En me congédiant, elle me pria de revenir, si elle ne me faisait rien dire. Le jeune homme blond, son compagnon inséparable, me reconduisit avec beaucoup de courtoisie jusqu'au bas de l'escalier, et voilà tout, tout ce qui est arrivé aujourd'hui; mais un pressentiment—doux ou amer, je ne sais—me dit: «Tu reverras cette femme et elle te dominera....»
Là je fis une longue pause. Elle fut interrompue par un éclat de rire de mes hôtes, qui me déclarèrent amoureux.... «—Non, non, répondis-je, pas encore!—Mais qui est donc cette étrangère? demanda la Bianchina.—Je ne sais, lui répondis-je.—Mais pourquoi n'avez-vous pas demandé au moins à l'hôtelière et son nom et sa provenance?—Pourquoi?... Parce que j'ai comme peur de le savoir.—Ah! ah! il est amoureux et enflammé jusqu'à la pointe des cheveux....»
Vingt jours peut-être se passèrent, pendant lesquels faisant ma visite à peu près journalière aux Rebizzo, la signora Bianchina me demandait souvent, avec un malin sourire, si j'avais vu la fumeuse; mais, à la dernière enquête qu'elle me fit, je tirai de mon portefeuille cette lettre, que je déposai sur la table ronde, entre elle et son mari assis à dîner. Ils la parcoururent avidement. Elle disait ceci88:
Note 88: (retour) Cette lettre a été publiée pour la première fois dans un article anonyme de l'Illustrazione italiana (de Rome) du 1er mai 1881. Sous ce titre: Une lettre inédite de George Sand, l'auteur l'accompagnait d'un bref aperçu des rapports de Musset, G. Sand et Pagello à Venise, et d'extraits de lettres à lui récemment adressées par ce dernier. Nous en donnons la traduction faite par M. de Lovenjoul, sur le texte photographié de l'autographe qui appartient à M. Minoret. (Cosmopolis du 15 avril 1896).
Mon cher monsieur Païello [Pagello],
Je vous prie de venir nous voir le plus tôt que vous pourrez, avec un bon médecin, pour conférer ensemble sur l'état du malade français de l'Hôtel-Royal.
Mais je veux vous dire auparavant que je crains pour sa raison plus que pour sa vie. Depuis qu'il est malade, il a la tête excessivement faible, et raisonne souvent comme un enfant. C'est cependant un homme d'un caractère énergique et d'une puissante imagination. C'est un poète fort admiré en France. Mais l'exaltation du travail de l'esprit, le vin, la fête, les femmes, le jeu, l'ont beaucoup fatigué, et ont excité ses nerfs. Pour le moindre motif, il est agité comme pour une chose d'importance.
Une fois, il y a trois mois de cela, il a été comme fou, toute une nuit, à la suite d'une grande inquiétude. Il voyait comme des fantômes autour de lui, et criait de peur et d'horreur. A présent, il est toujours inquiet, et, ce matin, il ne sait presque ni ce qu'il dit, ni ce qu'il fait. Il pleure, se plaint d'un mal sans nom et sans cause, demande son pays, [et] dit qu'il est près de mourir ou de devenir fou!
Je ne sais si c'est là le résultat de la fièvre, ou de la surexcitation des nerfs, ou d'un principe de folie. Je crois qu'une saignée pourrait le soulager.
Je vous prie de faire toutes ces observations au médecin, et de ne pas vous laisser rebuter par la difficulté que présente la disposition indocile du malade. C'est la personne que j'aime le plus au monde, et je suis dans une grande angoisse de la voir en cet état.
J'espère que vous aurez pour nous toute l'amitié que peuvent espérer deux étrangers. Excusez le misérable italien que j'écris.
G. SAND.
Ce premier récit n'est pas conforme à la légende accréditée par Paul de Musset. D'après celui-ci, Rebizzo, «l'illustrissimo dottore Berizzo, un vieillard de quatre-vingts ans, coiffé d'une perruque jadis noire et roussie par le temps, dont toute sa personne offrait l'emblème décrépit», serait le médecin, le premier médecin, qui aurait introduit Pagello chez Musset.
Une des caricatures de Musset, dans l'album de Venise, représente un buste de vieillard penché, une lancette à la bouche, disant: Non v'é arteria....
Ce médecin ignare qui ne voyait pas d'artère, était-il Rebizzo? Je ne le pense pas, quoique tous les biographes l'aient répété.
Le récit de Pagello donne déjà un signalement contraire. Un article du Figaro de 1882, signé «Un Vieux Parisien», et vingt ans plus tôt Mme Louise Colet, dans son voyage en Italie, ont appelé ce premier médecin le docteur Santini89.
Note 89: (retour) Figaro du 28 avril 1882.—LOUISE COLET, l'Italie des Italiens, 1er volume, p. 248. Personne n'a signalé ce document qui a sa valeur. Dans une sorte d'interview de l'hôtelier Danieli (1859), Mme Louise Colet lui fait dire:
«...Je me souviens bien maintenant.... Ce joli jeune homme blond fut gravement malade ici. C'est le vieux docteur Santini qui le soigna.
—Un vieux docteur, dites-vous?
—Toujours accompagné d'un aide, d'un jeune élève qui faisait les saignées et donnait les purgatifs, comme c'était alors l'usage à Venise. Depuis, l'élève du docteur Santini, ce bon Pietro Pagello, est devenu docteur à son tour; je puis vous en parler sciemment, car je suis le parrain de sa fille aînée, qui s'est mariée cette année à Trévise. Ce diable de Pagello a bien eu huit enfants, ma foi! de ses deux femmes....
—Était-il bien beau, ce Pietro Pagello?
—Un gros garçon, un peu court, blond, ayant l'air d'un Prussien.»
Et puis nous retrouverons les Rebizzo dans la suite: c'étaient des amis de Pagello; ils voulurent prêter quelque argent à George Sand, ainsi qu'elle l'écrivit à Musset. Une des charges de celui-ci, dans l'album de Venise, nous montre un vieux ménage endimanché, à la toilette ridicule, où je me plais à reconnaître la Bianchina et son mari, tels que nous les fait entrevoir le récit de Pagello.—Revenons à son journal. Le jeune docteur a remis à ses aimables confidents la lettre que nous avons citée:
Pour la lire jusqu'au bout, écrit-il, il fallait tourner le feuillet. Mais ce qui frappa d'étonnement mes amis Rebizzo, ce fut la signature qui, lue, les fit s'exclamer d'une voix: «George Sand!»
Ils me demandèrent alors si j'avais fait ma visite au malade français, quelle maladie il avait et qui il était. Je leur répondis:—Le jeune patient est alité avec une maladie grave que nous avons jugée, mon collègue et moi, être une fièvre typhoïde des plus dangereuses. Il se nomme Alfred de Musset.
—Per Bacco! s'écria Rebizzo, c'est le romantique chantre de la Lune! Connais-tu ses poésies?
—Oui, répondis-je, j'en ai lu deux ou trois; c'est d'une grande fantaisie un peu désordonnée, mais en même temps délicate.
Cette lettre de George Sand à Pagello est importante. On n'en a pas fait ressortir la valeur décisive sur le développement de cette histoire d'amour. Elle démontre d'abord que des relations antérieures existaient entre lui et le couple de l'hôtel Danieli. La belle fumeuse du balcon n'était pas restée, vraisemblablement, sans s'apercevoir de l'admiration du jeune Italien, quand le hasard le lui amena dans la personne du médecin demandé pour sa migraine. Elle songea de nouveau à lui pour remplacer l'imbécile docteur, premier appelé au chevet de Musset gravement atteint. Son malade était, du moins, encore «la personne qu'elle aimait le plus au monde».... Cette rencontre, qui décidera du sort du poète, va nous livrer tout le secret d'une idylle qui doit finir en tragédie.
Dans quelle situation morale Pagello a-t-il trouvé George Sand et Alfred de Musset? George Sand, étalant la première, des récriminations, au lendemain de la mort du poète, dans un roman à clef, Elle et Lui, «procès-verbal de nécropsie», comme l'a qualifié Maxime du Camp, se plaint abondamment sinon d'infidélités certaines, du moins de négligences cruelles de la part de Musset, d'indifférence et d'abandon. Mais tous deux ont laissé, dans leurs lettres, des témoignages trop contradictoires de leur état d'âme avant la crise qui doit assombrir à jamais cet amour, pour qu'on puisse rien établir de précis...
George Sand essayant, huit mois plus tard, de retracer à son amant cette phase douloureuse, lui écrira:
De quel droit m'interroges-tu sur Venise? Étais-je à toi, à Venise? Dès le premier jour, quand tu m'as vue malade, n'as-tu pas pris de l'humeur en disant que c'était bien triste et bien ennuyeux, une femme malade? et n'est-ce pas du premier jour que date notre rupture? Mon enfant, moi, je ne veux pas récriminer, mais il faut bien que tu t'en souviennes, toi qui oublies si aisément les faits. Je ne veux pas dire tes torts, jamais je ne t'ai dit seulement ce mot-là, jamais je ne me suis plainte d'avoir été enlevée à mes enfants, à mes amis, à mon travail, à mes affections et à mes devoirs pour être conduite à trois cents lieues90 et abandonnée avec des paroles si offensantes et si navrantes, sans aucun autre motif qu'une fièvre tierce, des yeux abattus et la tristesse profonde où me jetait ton indifférence. Je ne me suis jamais plainte, je t'ai caché mes larmes, et ce mot affreux a été prononcé, un certain soir que je n'oublierai jamais, dans le casino Danieli: «George, je m'étais trompé, je t'en demande pardon, mais je ne t'aime pas.» Si je n'eusse été malade, si on n'eût dû me saigner le lendemain, je serais partie; mais tu n'avais pas d'argent, je ne savais pas si tu voudrais en accepter de moi, et je ne voulais pas, je ne pouvais pas te laisser seul, en pays étranger, sans entendre la langue et sans un sou. La porte de nos chambres fut fermée entre nous, et nous avons essayé là de reprendre notre vie de bons camarades comme autrefois ici, mais cela n'était plus possible. Tu t'ennuyais, je ne sais ce que tu devenais le soir, et un jour tu me dis que tu craignais91... Nous étions tristes. Je te disais: «Partons, je te reconduirai jusqu'à Marseille», et tu répondais: «Oui, c'est le mieux, mais je voudrais travailler un peu ici puisque nous y sommes.» Pierre venait me voir et me soignait, tu ne pensais guère à être jaloux, et certes je ne pensais guère à l'aimer. Mais quand je l'aurais aimé dès ce moment-là, quand j'aurais été à lui dès lors, veux-tu me dire quels comptes j'avais à te rendre, à toi, qui m'appelais l'ennui personnifié, la rêveuse, la bête, la religieuse, que sais-je? Tu m'avais blessée et offensée, et je te l'avais dit aussi: «Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes pas aimés92.»
Voilà des accusations dont il convient de tenir compte. Pourtant, au lendemain de la crise, quand Musset est rentré à Paris, et qu'à son silence elle a craint un moment de l'avoir perdu, ne lui a-t-elle pas écrit: «Oh! mon enfant! mon enfant! que j'ai besoin de ta tendresse et de ton pardon! Ne me parle pas du mien, ne me dis pas que tu as eu des torts envers moi; qu'en sais-je? Je ne me souviens plus de rien sinon que nous avons été bien malheureux et que nous nous sommes quittés93...»
Musset également, en parlant de Venise, désespéré d'elle et de lui-même, ne lui jette-t-il pas cet aveu «qu'il a mérité de la perdre94»..._—Lettres d'amants encore enchaînés l'un à l'autre!—C'est par des documents plus précis que nous parviendrons à reconstituer le vraisemblable de leur navrante histoire.
Voilà donc le docteur Pagello en relations suivies avec George Sand et Alfred de Musset (février 1834), tout heureux de se rapprocher enfin de la belle étrangère de l'hôtel Danieli. Rendons la parole à son journal.
Si je fus assidu au lit de ce malade, vous pouvez l'imaginer. George Sand veillait avec moi des nuits entières, à son chevet. Ces veillées n'étaient pas muettes et les grâces, l'esprit élevé, la douce confiance que me montrait la Sand, m'enchaînaient à elle tous les jours, à toute heure et à chaque instant davantage. Nous parlions de la littérature, des poètes et des artistes italiens; de Venise, de son histoire, de ses monuments, de ses coutumes; mais à chaque nouveau trait, elle m'interrompait en me demandant à quoi je pensais. Confus de me sentir surpris à être ainsi absorbé, en causant avec elle, je me prodiguais en excuses, devenant rouge comme braise, tandis qu'elle me disait avec un sourire presque imperceptible et un regard de la plus fine expression: «Oh! docteur, je vous ennuie beaucoup avec mes mille questions!» Je restais muet.
Un soir qu'Alfred de Musset nous pria de nous éloigner de son lit parce qu'il se sentait passablement bien et avait envie de dormir, nous nous assîmes à une table près de la cheminée.
Eh bien! madame, lui dis-je, vous avez l'intention d'écrire un roman qui parle de la belle Venise?
—Peut-être..., répondit-elle, puis elle prit un feuillet et se mit à écrire avec la fougue d'un improvisateur. Je la regardais étonné, contemplant ce visage ferme, sévère, inspiré; puis, respectueux de ne pas la troubler, j'ouvris un volume de Victor Hugo qui était sur la table, et j'en lus quelques passages sans pouvoir y prêter la moindre attention. Ainsi passa une longue heure. Finalement, George Sand déposa la plume et, sans me regarder ni me parler, elle se prit la tête entre les mains et resta plus d'un quart d'heure dans cette attitude, puis, se levant, elle me regarda fixement, saisit le feuillet où elle avait écrit et me dit: «C'est pour vous.» Ensuite, prenant la lumière, elle s'avança doucement vers Alfred qui dormait, et s'adressant à moi:
—Vous paraît-il, docteur, que la nuit sera tranquille?
—Oui, répondis-je.
—Alors vous pouvez partir, et au revoir demain matin.
Je partis et rentrai droit à mon logis où je m'empressai de lire ce feuillet...
Qu'était cette page remise par George Sand à Pagello? «Un splendide morceau poétique», avait écrit le fils du docteur, avant que son père ne se décidât, récemment, à le laisser publier. Un morceau à double fin, un chapitre de roman imaginé par George Sand pour se déclarer à Pagello. Elle le plia dans une enveloppe sans adresse et le lui remit, a raconté M. le professeur Fontana, d'après Pagello lui-même (lettre citée par le Dr Cabanès95). Pagello feignit de ne pas comprendre et demanda à qui remettre ce pli. «—Au stupide Pagello», écrivit George Sand sur l'enveloppe.
Sans reproduire avec le récit du docteur, cette «déclaration» mystérieuse, Mme Luigia Codemo en citait pourtant une phrase qui peut la résumer: «Je t'aime parce que tu me plais; peut-être bientôt te haïrai-je.» Elle ajoutait qu'observant devant l'intéressé lui-même la beauté de cette page, digne de l'auteur de Lélia,—sa propre héroïne sans doute,—Pagello lui avait répliqué par les premières paroles du roman: «Qui es-tu? et pourquoi ton amour fait-il tant de mal96?»
La déclaration de George Sand est maintenant connue. Au cours d'une interview récente, obtenue de Pietro Pagello, à Bellune,—interview des plus méritoires, celui-ci, nonagénaire et sourd, n'entendant pas le français,—M. le Dr Cabanès l'a décidé par l'entremise de son interprète, M. le Dr Just Pagello son fils, à lui livrer ces feuillets mémorables97.
On y retrouvera l'inspiration et jusqu'au style des premiers chapitres de Lélia.
En Morée.
Nés sous des cieux différents, nous n'avons ni les mêmes pensées ni le même langage; avons-nous du moins des coeurs semblables?
Le tiède et brumeux climat d'où je viens m'a laissé des impressions douces et mélancoliques: le généreux soleil qui a bruni ton front, quelles passions t'a-t-il données? Je sais aimer et souffrir, et toi, comment aimes-tu?
L'ardeur de tes regards, l'étreinte violente de tes bras, l'audace de tes désirs me tentent et me font peur. Je ne sais ni combattre ta passion ni la partager. Dans mon pays on n'aime pas ainsi; je suis auprès de toi comme une pâle statue, je te regarde avec étonnement, avec désir, avec inquiétude.
Je ne sais pas si tu m'aimes vraiment. Je ne le saurai jamais. Tu prononces à peine quelques mots dans ma langue, et je ne sais pas assez la tienne pour te faire des questions si subtiles. Peut-être est-il impossible que je me fasse comprendre quand même je connaîtrais à fond la langue que tu parles.
Les lieux où nous avons vécu, les hommes qui nous ont enseignés, sont cause que nous avons sans doute des idées, des sentiments et des besoins inexplicables l'un pour l'autre. Ma nature débile et ton tempérament de feu doivent enfanter des pensées bien diverses. Tu dois ignorer ou mépriser les mille souffrances légères qui m'atteignent, tu dois rire de ce qui me fait pleurer.
Peut-être ne connais-tu pas les larmes.
Seras-tu pour moi un appui ou un maître? Me consoleras-tu des maux que j'ai soufferts avant de te rencontrer? Sauras-tu pourquoi je suis triste? Connais-tu la compassion, la patience, l'amitié? On t'a élevé peut-être dans la conviction que les femmes n'ont pas d'âme. Sais-tu qu'elles en ont une? N'es-tu ni chrétien ni musulman, ni civilisé ni barbare; es-tu un homme? Qu'y a-t-il dans cette mâle poitrine, dans cet oeil de lion, dans ce front superbe? Y a-t-il en toi une pensée noble et pure, un sentiment fraternel et pieux? Quand tu dors, rêves-tu que tu voles vers le ciel? Quand les hommes te font du mal, espères-tu en Dieu?
Serai-je ta compagne ou ton esclave? Me désires-tu ou m'aimes-tu? Quand ta passion sera satisfaite, sauras-tu me remercier? Quand je te rendrai heureux, sauras-tu me le dire?
Sais-tu ce que je suis, ou t'inquiètes-tu de ne pas le savoir? Suis-je pour toi quelque chose d'inconnu qui te fait chercher et songer, ou ne suis-je à tes yeux qu'une femme semblable à celles qui engraissent dans les harems? Ton oeil, où je crois voir briller un éclair divin, n'exprime-t-il qu'un désir semblable à celui que ces femmes apaisent? Sais-tu ce que c'est que le désir de l'âme que n'assouvissent pas les temps, qu'aucune caresse humaine n'endort ni ne fatigue? Quand ta maîtresse s'endort dans tes bras, restes-tu éveillé à la regarder, à prier Dieu et à pleurer?
Les plaisirs de l'amour te laissent-ils haletant et abruti, ou te jettent-ils dans une extase divine? Ton âme survit-elle à ton corps, quand tu quittes le sein de celle que tu aimes?
Oh! quand je te verrai calme, saurai-je si tu penses ou si tu te reposes? Quand ton regard deviendra languissant, sera-ce de tendresse ou de lassitude?
Peut-être penses-tu que tu ne me connais pas... que je ne te connais pas. Je ne sais ni ta vie passée, ni ton caractère, ni ce que les hommes qui te connaissent pensent de toi. Peut-être es-tu le premier, peut-être le dernier d'entre eux. Je t'aime sans savoir si je pourrai t'estimer, je t'aime parce que tu me plais, peut-être serai-je forcée de te haïr bientôt.
Si tu étais un homme de ma patrie, je t'interrogerais et tu me comprendrais. Mais je serais peut-être plus malheureuse encore, car tu me tromperais.
Toi, du moins, ne me tromperas pas, tu ne me feras pas de vaines promesses et de faux serments. Tu m'aimeras comme tu sais et comme tu peux aimer. Ce que j'ai cherché en vain dans les autres, je ne le trouverai peut-être pas en toi, mais je pourrai toujours croire que tu le possèdes. Les regards et les caresses d'amour qui m'ont toujours menti, tu me les laisseras expliquer à mon gré, sans y joindre de trompeuses paroles. Je pourrai interpréter ta rêverie et faire parler éloquemment ton silence. J'attribuerai à tes actions l'intention que je te désirerai. Quand tu me regarderas tendrement, je croirai que ton âme s'adresse à la mienne; quand tu regarderas le ciel, je croirai que ton intelligence remonte vers le foyer éternel dont elle émane.
Restons donc ainsi, n'apprends pas ma langue, je ne veux pas chercher dans la tienne les mots qui te diraient mes doutes et mes craintes. Je veux ignorer ce que tu fais de ta vie et quel rôle tu joues parmi les hommes. Je voudrais ne pas savoir ton nom, cache-moi ton âme que je puisse toujours la croire belle.
Toute précieuse qu'elle est pour l'histoire de cet amour romantique et la psychologie de George Sand, sa déclaration ne nous apprend rien d'elle que nous ne sachions déjà. Elle n'a encore trahi Musset qu'en pensée. Lui-même doutera longtemps qu'elle n'ait pas attendu son départ de Venise pour se donner à Pagello.—Mais reprenons le naïf récit du jeune Italien. Il a dévoré l'autographe de la romancière célèbre, dans sa modeste chambre de petit médecin. Il est abasourdi de sa bonne fortune:
Oui, oui, je ne puis nier que le génie de cette femme me surprît et m'annihilât. Si je l'aimais d'abord, vous pouvez vous imaginer combien je l'aimai davantage après cette lecture. J'aurais donné je ne sais quoi pour la voir aussitôt, me jeter à ses pieds, lui jurer un amour impérissable; mais il était déjà tard, et je restais pourtant en face de cette feuille, la relisant deux fois avec le même enthousiasme. Cependant quelques phrases, l'allure de cet écrit éveillèrent en moi, après la troisième lecture, un je ne sais quoi d'indéfinissable et d'amer qui me sembla me monter au cerveau des profondeurs du coeur....
Elle entoure son épicurisme d'une fine auréole de gloire, me disais-je; elle me dépeint semblable à un demi-dieu et badine avec moi après m'avoir jeté sur le dos la tunique de Nessus. Je sens que je me laisse envelopper en vain de ses filets, et dans cette situation je me demande: «Sera-t-elle la première ou la dernière des femmes?» Ensuite, ma position me revenait à l'esprit; jeune, initié, je commençais à me procurer une clientèle pour laquelle la science ne suffit pas: il y faut encore une conduite sévère. En dernier lieu, je me rappelai Alfred de Musset qui, jeune, gravement malade, étranger, se fiait à mes soins et à mon amitié. Ces pensées m'agitaient l'âme et, me tenant la tête dans les mains, il me semblait que ma cervelle s'en allait de-çà et de-là, comme la navette du tisserand.
Levant les yeux, je vis devant moi le portrait de ma mère morte un an auparavant. Je crus l'entendre me répéter son proverbe: «Si tu trouves, dans la vie, des attraits qui contrastent avec les principes moraux que je l'ai inspirés, ceux-là te rendront malheureux.» Je me jetai sur mon lit et passai le reste de la nuit sans dormir, travaillé par les idées contraires qui luttaient en moi.
A dix heures du matin, je fus, comme de coutume, faire ma visite à Alfred de Musset qui allait visiblement mieux, après avoir couru pour sa vie un grave péril. La Sand n'y était pas. Assis contre le lit du patient et causant avec lui, je n'osai demander où était sa compagne de voyage; mais un mouvement involontaire me fit maintes fois regarder derrière moi comme si je la sentais approcher, et j'épiais la porte d'une chambre voisine d'où je m'attendais à la voir apparaître. Il y avait pourtant deux désirs contraires en moi: l'un qui haletait ardemment de la voir, l'autre qui aurait voulu la fuir, mais celui-ci perdait toujours à la loterie.
Tout à coup s'ouvrit la porte que je regardais, et George Sand apparut, introduisant sa petite main dans un gant d'une rare blancheur, vêtue d'une robe de satin couleur noisette, avec un petit chapeau de peluche orné d'une belle plume d'autruche ondoyante, avec une écharpe de cachemire aux grandes arabesques, d'un excellent et fin goût français. Je ne l'avais vue encore aussi élégamment parée et j'en demeurais surpris, lorsque s'avançant vers moi avec une grâce et une désinvolture enchanteresses, elle me dit: «—Signor Pagello, j'aurais besoin de votre compagnie pour aller faire quelques petits achats, si, cependant, cela ne vous dérange pas.»
Je ne sus que bredouiller: que je me tenais honoré de me mettre à son service comme cicerone et comme interprète. Alfred alors nous congédia, et nous sortîmes ensemble. Quand je me sentis au grand air, il me sembla respirer plus librement, et je parlai avec plus de désinvolture et plus d'agilité. Elle me raconta comment elle vivait depuis quelques mois en relations avec Alfred, combien de raisons nombreuses elle avait de se plaindre de lui, et qu'elle était déterminée à ne pas retourner avec lui en France. Je vis alors mon sort, je n'en eus ni joie ni douleur, mais je m'y engouffrai les yeux fermés. Je vous fais grâce de la très longue conversation que j'eus avec George Sand, en nous promenant, trois heures durant, de-ci et de-là sur la place Saint-Marc. Nous parlâmes comme tout le monde en semblable cas. C'étaient les variations accoutumées du verbe je t'aime... Mais, après vingt jours écoulés, il survint des faits plus graves. Le journal de Pagello suspend ici le récit de son aventure, du moins jusqu'après que Musset aura quitté Venise. C'est maintenant pourtant que le drame commence.—La maladie du poète et sa convalescence se prolongeront jusqu'au 29 mars 1834, date de son retour en France. Que s'est-il exactement passé entre eux dans ces deux mois?
George Sand n'avait pas tardé à se donner à Pagello, nous le prouverons amplement tout à l'heure. Elle a pourtant protesté toute sa vie contre «cette sale accusation... le spectacle d'un nouvel amour sous les yeux d'un mourant98».
Que Musset ait souffert tous les tourments de la jalousie, qu'il ait même soupçonné jusqu'à l'évidence l'infidélité de son amie, c'est hors de doute. Il sera difficile pourtant de préciser l'état d'âme complexe du pauvre grand poète à son départ de Venise.
Cette femme dont l'amour empoisonnait sa vie n'avait-elle pas persuadé à sa faiblesse qu'elle l'avait sauvé corps et âme, se posant comme l'innocente et maternelle victime de leur amour?... Rentré à Paris, il s'occupera des affaires de George Sand; l'éloignement la lui poétisera, en la justifiant à ses yeux, et le 30 avril, il n'hésitera pas à lui écrire: «Je voudrais te bâtir un autel, fût-ce avec mes os!» Cet autel, il l'élèvera dans les trois dernières parties de la Confession d'un enfant du siècle, où il n'accuse que lui-même. Ce qui n'empêchera point son orgueilleuse idole d'écrire alors à Mme d'Agoult: «Les moindres détails d'une intimité malheureuse y sont si fidèlement, si minutieusement rapportés... que je me suis mise à pleurer comme une bête en fermant le livre...»
Que Musset ait été sans reproche, il n'en saurait être question. Lui-même s'en est généreusement confessé. Son inégalité de caractère, due à des nerfs malades; ses rechutes probables dans l'intempérance, qui offensaient l'orgueil de George Sand; sa lassitude teintée d'égoïsme durant la maladie de son amie, feraient admettre, chez celle-ci, du découragement, sinon un dessein de revanche. On a parlé de légères infidélités de Musset dans les premières semaines de leur séjour à Venise,—elle, languissante de lièvre, mais surtout préoccupée d'écrire: obsession d'un travail régulier qui exaspérait l'éternelle fantaisie du poète. Lui-même se serait ouvert à Arsène Houssaye de quelques passades sans importance99. Or, George Sand n'y a fait que vaguement allusion,—hors toutefois son roman d'Elle et Lui.—Qui sait si le poète, hanté de la superstition française, n'a pas voulu se vanter de n'avoir obtenu que ce qu'il méritait?...
Mais rien ne semble pouvoir excuser le changement soudain de la maîtresse, sa légèreté, sinon sa perfidie, au chevet de son ami mourant. Voilà des jours et des semaines qu'elle le veille, en mère inquiète, avec ce dévouement sans bornes dont elle avait la source dans son instinct de protection, quand tout à coup elle s'avise de prendre Pagello pour amant. Elle n'a pas à invoquer de nouvelles trahisons. Au début de cette grave maladie, elle a appelé Pagello, en lui écrivant «qu'il s'agit de la personne qu'elle aime le plus au monde».—Peut-être déjà se défendait-elle contre elle-même en écrivant ces mots. Mais pourquoi appeler Pagello et non pas un autre?... Peut-être Musset l'avait-il désiré?...
Nous avons vu dans le journal sincère du médecin la naissance de sa bonne fortune. Le poète s'en aperçut bientôt; mais comment lui vint le soupçon? Il faut parler ici d'un épisode fameux: la vision qu'aurait eue Musset, alors en grand danger, de l'étrange façon dont sa garde-malade remplissait les intermèdes avec Pagello. On connaît la scène contée dans Lui et Elle: Falconey vient de s'entendre juger comme perdu par sa maîtresse et son médecin. Entre deux accès de léthargie il les aperçoit, dans sa propre chambre, aux bras l'un de l'autre, puis il constate qu'ayant dîné là, ils ont bu dans le même verre...
Sainte-Beuve, confident de George Sand durant cette période expérimentale de sa vie, Sainte-Beuve, je le sais de bonne source, croyait la vision du poète réelle; la correspondance des deux amants prouvera-t-elle que le poète n'avait pas rêvé?... Or, d'Alfred de Musset lui-même, nous ne savons rien encore, qu'à travers le livre de son frère, où l'on a prétendu que la rancune éclatait à chaque page. La famille du poète a toujours maintenu, au contraire, que Paul de Musset n'avait dit que la vérité. Comment mettre en doute une affirmation de la force de celle-ci: «Il n'appartenait qu'à Edouard Falconey de raconter des événements qui ont exercé une influence considérable sur son génie et sur sa vie entière; lui seul a pu recueillir les détails de cette singulière soirée... En voici la relation telle qu'il la dicta lui-même à Pierre (Paul de Musset) vingt ans plus tard.» Suit la scène bien connue de l'hôtel Danieli. Mais nous avons affaire à un roman. L'auteur a pu arranger les souvenirs de son héros dans l'intérêt de la cause. On sera convaincu qu'il n'en est rien, en comparant le chapitre de Lui et Elle avec ce morceau inédit que Mme Lardin de Musset m'a permis de copier sur l'autographe de son frère Paul:
DICTÉ PAR ALFRED DE MUSSET A SON FRÈRE, DÉCEMBRE 1852.
Il y avait à peu près huit ou dix jours que j'étais malade à Venise. Un soir, Pagello et G.S. étaient assis près de mon lit. Je voyais l'un, je ne voyais pas l'autre, et je les entendais tous deux. Par instants, les sons de leurs voix me paraissaient faibles et lointains; par instants, ils résonnaient dans ma tête avec un bruit insupportable.
Je sentais des bouffées de froid monter du fond de mon lit, une vapeur glacée, comme il en sort d'une cave ou d'un tombeau, me pénétrer jusqu'à la moelle des os. Je conçus la pensée d'appeler, mais je ne l'essayai même pas, tant il y avait loin du siège de ma pensée aux organes qui auraient dû l'exprimer. A l'idée qu'on pouvait me croire mort et m'enterrer avec ce reste de vie réfugié dans mon cerveau, j'eus peur; et il me fut impossible d'en donner aucun signe. Par bonheur, une main, je ne sais laquelle, ôta de mon front la compresse d'eau froide, et je sentis un peu de chaleur.
J'entendis alors mes deux gardiens se consulter sur mon état. Ils n'espéraient plus me sauver. Pagello s'approcha du lit et me tâta le pouls. Le mouvement qu'il me fit faire était si brusque pour ma pauvre machine que je souffris comme si on m'eût écartelé. Le médecin ne se donna pas la peine de poser doucement mon bras sur le lit. Il le jeta comme une chose inerte, me croyant mort ou à peu près. A cette secousse terrible, je sentis toutes mes fibres se rompre à la fois; j'entendis un coup de tonnerre dans ma tête et je m'évanouis. Il se passa ensuite un long temps. Est-ce le même jour ou le lendemain que je vis le tableau suivant, c'est ce que je ne saurais dire aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, je suis certain d'avoir aperçu ce tableau que j'aurais pris pour une vision de malade si d'autres preuves et des aveux complets ne m'eussent appris que je ne m'étais pas trompé. En face de moi je voyais une femme assise sur les genoux d'un homme. Elle avait la tête renversée en arrière. Je n'avais pas la force de soulever ma paupière pour voir le haut de ce groupe, où la tête de l'homme devait se trouver. Le rideau du lit me dérobait aussi une partie du groupe; mais cette tête que je cherchais vint d'elle-même se poser dans mon rayon visuel. Je vis les deux personnes s'embrasser. Dans le premier moment, ce tableau ne me fit pas une vive impression. Il me fallut une minute pour comprendre cette révélation; mais je compris tout à coup et je poussai un léger cri. J'essayai alors de tourner ma tête sur l'oreiller et elle tourna. Ce succès me rendit si joyeux, que j'oubliai mon indignation et mon horreur et que j'aurais voulu pouvoir appeler mes gardiens pour leur crier: «Mes amis, je suis vivant!» Mais je songeai qu'ils ne s'en réjouiraient pas et je les regardai fixement. Pagello s'approcha de moi, me regarda et dit: «Il va mieux. S'il continue ainsi, il est sauvé!» Je l'étais en effet.
C'est, je crois, le même soir, ou le lendemain peut-être que Pagello s'apprêtait à sortir lorque G.S. lui dit de rester et lui offrit de prendre le thé avec elle. Pagello accepta la proposition. Il s'assit et causa gaiement. Ils se parlèrent ensuite à voix basse, et j'entendis qu'ils projetaient d'aller dîner ensemble en gondole à Murano. «—Quand donc, pensais-je, iront-ils dîner ensemble à Murano? Apparemment quand je serai enterré.» Mais je songeai que les dîneurs comptaient sans leur hôte. En les regardant prendre leur thé, je m'aperçus qu'ils buvaient l'un après l'autre dans la même tasse. Lorsque ce fut fini, Pagello voulut sortir. G.S. le reconduisit. Ils passèrent derrière un paravent, et je soupçonnai qu'ils s'y embrassaient. G.S. prit ensuite une lumière pour éclairer Pagello. Ils restèrent quelque temps ensemble sur l'escalier. Pendant ce temps-là, je réussis à soulever mon corps sur mes mains tremblantes. Je me mis à quatre pattes sur le lit. Je regardai la table de toute la force de mes yeux. Il n'y avait qu'une tasse! Je ne m'étais pas trompé. Ils étaient amants! Cela ne pouvait plus souffrir l'ombre d'un doute. J'en savais assez. Cependant je trouvai encore le moyen de douter, tant j'avais de répugnance à croire une chose si horrible!
Les lettres de George Sand à Pagello, que celui-ci, vingt fois près de les détruire, a conservées pourtant (M. Maurice Sand lui savait gré de sa discrétion), nous éclaireraient pleinement sur cette phase de leur amour. Pagello n'en voulait rien livrer... Pourtant, après son Journal intime, j'ai pensé qu'il n'y avait plus d'indiscrétion à publier, non sans quelques retranchements utiles, la plus belle de ces lettres. J'en avais pris copie: c'est, en quinze ou vingt pages de sa ferme écriture, une précieuse planche d'anatomie morale adressée par George Sand à son nouvel amant.
J'y lis clairement qu'une scène violente entre Lélia et Musset a résulté du «continuel espionnage» trop justifié de celui-ci. Pagello, attristé par les souffrances du pauvre jaloux, aurait demandé à George Sand de lui pardonner. Elle y aurait consenti «par faiblesse et imprudence», ne croyant pas au repentir, ne sachant elle-même ce que c'est que le repentir! Elle eût préféré tout avouer à Alfred; il eût d'abord beaucoup pleuré, puis se fût calmé. Elle ne l'eût revu qu'à l'heure de partir pour la France; elle l'y eût accompagné et on se fût séparé amicalement à Paris.
Pagello apparaît ici comme un honnête coeur qui a pu envisager chez son amie un complet pardon de l'amant trahi,—le pardon de l'amour peut-être. Mais elle ne sait être généreuse: quand on l'a offensée et qu'elle a dit qu'elle n'aimait plus, c'est bien fini. «Ma conduite peut être magnanime, mon coeur ne peut pas être miséricordieux. Je suis trop bilieuse, ce n'est pas ma faute. Je puis servir Alfred par devoir ou par honneur; mais lui pardonner par amour, ce m'est impossible.»
Elle poursuit, dans ces sophismes de la passion et de l'orgueil, en expliquant à Pagello quelle soumission elle espère de lui...
Mais la singulière amoureuse interrompt ses remontrances pour déclarer à son amant qu'il réunit à ses yeux toutes les perfections.
C'est la première fois, lui dit-elle, qu'elle aime sans souffrir au bout de trois jours. Elle se sent jeune encore; son coeur n'est pas usé. Ici, un hymne sensuel d'une étonnante vigueur, qu'attristé pour finir, comme une ombre importune, la vision toujours présente de l'autre amour qu'elle veut croire à son déclin.—Voici ce document décisif:
Aurons-nous assez de prudence et assez de bonheur, toi et moi, pour lui cacher encore notre secret pendant un mois? Les amants n'ont pas de patience et ne savent pas se cacher. Si j'avais pris une chambre dans l'auberge, nous aurions pu nous voir sans le faire souffrir et sans nous exposer à le voir d'un moment à l'autre devenir furieux. Tu m'as dit de lui pardonner; la compassion que me causaient ses larmes ne me portait que trop à suivre ton conseil; mais ma raison me dit que ce pardon était un acte de faiblesse et d'imprudence, et que j'aurais bientôt sujet de m'en repentir. Son coeur n'est pas mauvais et sa fibre est très sensible; mais son âme n'a ni force ni véritable noblesse. Elle fait de vains efforts pour se maintenir dans la dignité qu'elle devrait avoir—Et puis, vois-tu, moi, je ne crois pas au repentir. Je ne sais pas ce que c'est. Jamais je n'ai eu sujet de demander pardon à qui que ce soit; et quand je vois les torts recommencer après les larmes, le repentir qui vient après ne me semble plus qu'une faiblesse.—Tu me commandes d'être généreuse. Je le serai; mais je crains que cela ne nous rende encore plus malheureux tous les trois. Dans deux ou trois jours, les soupçons d'Alfred recommenceront et deviendront peut-être des certitudes. Il suffira d'un regard entre nous pour le rendre fou de colère et de jalousie. S'il découvre la vérité, à présent, que ferons-nous pour le calmer? Il nous détestera pour l'avoir trompé.—Je crois que le parti que j'avais pris aujourd'hui était le meilleur, Alfred aurait beaucoup pleuré, beaucoup souffert dans le premier moment, et puis il se serait calmé, et sa guérison aurait été plus prompte qu'elle ne le sera maintenant. Je ne me serais montrée à lui que le jour de son départ pour la France et je l'aurais accompagné. Du moment qu'il ne nous aurait plus vus ensemble, il n'aurait plus eu aucun sujet de colère et d'inquiétude, et nous aurions pu lui et moi arriver à Paris et nous y séparer avec amitié. Au lieu que nous serons peut-être ennemis jurés avant de quitter Venise. C'est le relâchement des nerfs après une crispation, c'est un besoin de pleurer après le besoin de blasphémer. Je ne peux pas être ainsi. Je ne peux pas être ainsi (sic). Tant que j'aime il m'est impossible d'injurier ce que j'aime, et quand j'ai dit une fois je ne vous aime plus, il est impossible à mon coeur de rétracter ce qu'a prononcé ma bouche. C'est là, je crois, un mauvais caractère: je suis orgueilleuse et dure. Sache cela, mon enfant, et ne m'offense jamais. Je ne suis pas généreuse, ma conscience me force à te le dire. Ma conduite peut être magnanime, mon coeur ne peut pas être miséricordieux. Je suis trop bilieuse, ce n'est pas ma faute. Je puis servir encore Alf. par devoir et par honneur, mais lui pardonner par amour ce m'est impossible.
Songe à cela, réfléchis à mon caractère et souviens-toi de ce que tu as dit une fois: