Une histoire d'Amour : George Sand et A. de Musset: Documents inédits, Lettres de Musset
VIII
Musset n'a pas attendu le départ de Pagello pour revenir à George Sand. Entièrement repris par elle, repentant, généreux, séduisant et soumis, il a su l'attendrir. Voici qu'il ne peut s'en passer.
Telle est l'emprise de l'amour sur tout son être que, devant la chère présence, il ne s'appartient plus. Dominée par une impatience de jouir profonde et désespérée, sa pauvre âme d'enfant perdu consumé d'incurable tendresse, s'agite dans un long tourment. Il a fait sa religion du sentiment qui règne sur sa vie. La volonté n'existe plus en lui que pour l'amour. Son orgueil contrarié sans cesse dans le souhait unique de son coeur, y met une détresse constante. Impétueux, même imprudent, pour sa passion dévastatrice, il est pour tout le reste plus faible qu'une femme. Un sentiment inné de l'honneur, du devoir, guide toujours son âme. Mais tout ce qui n'est pas son amour ne retient plus sa pensée; mais plus rien, hors son espérance, ne lui fait estimer la vie.
Pour le moment, il est heureux: il a retrouvé sa maîtresse. Un long bonheur est-il possible? Le cruel passé, le passé qui ne peut s'abolir, va sans tarder empoisonner leurs joies.
Écoutons la femme se plaindre, pardonner, pleurer, s'égarer.... et se donner raison:
J'en étais bien sûre, que ces reproches-là viendraient dès le lendemain du bonheur rêvé et promis, et que tu me ferais un crime de ce que tu avais accepté comme un droit. En sommes-nous déjà là, mon Dieu! Eh bien, n'allons pas plus loin, laisse-moi partir. Je le voulais hier. C'était un éternel adieu résolu dans mon esprit. Rappelle-toi ton désespoir et tout ce que tu m'as dit pour me faire croire que je t'étais nécessaire, que sans moi tu étais perdu. Et encore une fois, j'ai été assez folle pour vouloir te sauver; mais tu es plus perdu qu'auparavant puisque, à peine satisfait, c'est contre moi que tu tournes ton désespoir et la colère.
.... Le temps où nous sommes redevenus frère et soeur a été chaste comme la fraternité réelle, et à présent que je redeviens ta maîtresse, tu ne dois pas m'arracher ces voiles dont j'ai vis-à-vis de Pierre et vis-à-vis de moi-même le devoir de rester enveloppée. Crois-tu que s'il m'eût interrogée sur les secrets de notre oreiller, je lui eusse répondu? Crois-tu que mon frère eût bon goût de m'interroger sur toi?—Mais tu n'es plus mon frère, dis-tu? Hélas! hélas! n'as-tu pas compris mes répugnances à reprendre ce lien fatal! Ne t'ai-je pas dit tout ce qui nous arrive! N'ai-je pas prévu que tu souffrirais de ce passé qui t'exaltait comme un beau poème, tant que je me refusais à toi, et qui ne te paraît plus qu'un cauchemar à présent que tu me ressaisis comme une proie? Voyons, laisse-moi donc partir. Nous allons être plus malheureux que jamais. Si je suis galante et perfide comme tu sembles me le dire, pourquoi t'acharnes-tu à me reprendre et à me garder? Je ne voulais plus aimer, j'avais trop souffert. Ah! si j'étais une coquette, tu serais moins malheureux. Il faudrait te mentir, te dire: «Je n'ai pas aimé Pierre, je ne lui ai jamais appartenu.» Qui m'empêcherait de te le faire croire? C'est parce que j'ai été sincère que tu es au supplice133.
Dès la première reprise la pauvre femme était blessée; mais elle songeait à Venise et sentait bien qu'elle ne pourrait maintenir sa rigueur. En se retrouvant seul, Lui retrouvait soudain le désespoir. Et en même temps qu'elle lui envoyait ces reproches plaintifs, son pauvre amant lui demandait pardon.—Qu'a-t-il pu dire! Quelle triste folie! Il ne sait donc pas être heureux!...—Elle veut rentrer à Nohant?... Est-ce possible que tout soit fini!—Ecoutons ce touchant désespoir.
.... Mon enfant, mon enfant, que je suis coupable envers toi! Que de mal je t'ai fait cette nuit! oh, je le sais: et toi, toi, voudrais-tu m'en punir? O ma vie, ma bien-aimée, que je suis un malheureux, que je suis fou, que je suis stupide, ingrat, brutal! Tu es triste, cher ange, et je ne sais pas respecter ta tristesse. Tu me dis un mot qui m'afflige, et je ne sais pas me taire, je ne sais pas sourire, je ne sais pas te dire que mille larmes, que mille affreux tourments, que les plus affreux malheurs peuvent tomber sur moi, que je peux les souffrir, et qu'ils n'ont qu'à attendre un sourire, un baiser de toi pour disparaître comme un songe. O mon enfant, mon âme! Je t'ai poussée, je t'ai fatiguée, quand je devais passer les journées et les nuits à tes pieds, à attendre qu'il tombe une larme de tes beaux yeux pour la boire, à te regarder en silence, à respecter tout ce qu'il y a de douleur dans ton coeur, quand ta douleur devrait être pour moi un enfant chéri, que je bercerais doucement. O George, George! Écoute, ne pense pas au passé, non, non! Au nom du ciel, ne compare pas, ne réfléchis pas. Je t'aime comme on n'a jamais aimé. Oh, ma vie, attends, attends, je t'en supplie, ne me condamne pas. Laisse faire le temps. Écris-moi plutôt de ne pas te revoir pendant huit jours, pendant un mois, que sais-je? A Dieu! Si je te perdais! Ma pauvre raison n'y tient pas. Mon enfant, punis-moi, je t'en prie. Je suis un fou misérable; je mérite ta colère. Bannis-moi de ta présence pendant un temps; tu n'es pas assez forte toi-même pour m'aimer encore. Et moi, et moi, je t'aime tant! Oh, que je souffre, amie! Quelle nuit je vais passer! Oh, dis-toi cela, au nom du ciel, au nom de ta grand'-mère, de ton fils, dis-toi que j'aime; crois-le, mon enfant. Punis-moi, ne me condamne pas. Tiens, je ne sais ce que je dis, je suis au désespoir. Je t'ai offensée, affligée; je t'ai fatiguée; comme je t'ai quittée; oh, insensé! Et quand j'ai eu fait trois pas, j'ai cru que j'allais tomber. Ma vie, mon bien suprême, pardon, oh! pardon à genoux! Ah! pense à ces beaux jours que j'ai là dans le coeur, qui viennent, qui se lèvent, que je sens là! Pense au bonheur! Hélas, hélas, si l'amour l'a jamais donné! George, je n'ai jamais souffert ainsi. Un mot, non pas un pardon: je ne le mérite pas. Mais dis seulement: J'attendrai. Et moi, Dieu du ciel, il y a sept mois que j'attends, je puis en attendre encore bien d'autres. Ma vie, doutes-tu de mon pauvre amour? O mon enfant, crois-y, ou j'en mourrai.
Tant d'émotions brisent. Elle a pardonné; mais le voici malade. «—J'ai une fièvre de cheval.... Comment donc faire pour te voir?» Il est chez sa mère. Papet ou Rollinat pourraient entrer d'abord, puis l'introduire, elle, «quand il n'y aurait personne».
George Sand a entendu l'appel de «son pauvre enfant»; elle ira le soigner si sa mère ne s'y oppose. Mais comment s'y prendre? «—Je peux mettre un tablier et un bonnet à Sophie. Ta soeur ne me connaît pas; ta mère ferait semblant de ne pas me reconnaître, et je passerais pour une garde. Laisse-moi te veiller cette nuit, je t'en supplie.»—Mme Lardin de Musset m'a conté que George Sand était venue, en effet, sous le costume de sa servante et qu'elle avait veillé son frère maternellement.
Alfred Tattet avait déconseillé Musset de renouer des relations qui brûlaient sa vie. Ne parvenant pas à le persuader, il cessa de le voir. Musset n'aimait point les observations; il tenait, néanmoins, à l'affection de son vieil ami. Le 28 octobre, G. Sand écrit à Alfred Tattet: «J'apprends que j'ai été la cause indirecte et très involontaire d'un différend entre vous et Alfred.» Elle serait fâchée qu'il en fût ainsi, et l'engage à venir causer.—Vraisemblablement, Tattet invoqua des prétextes pour ne pas s'y rendre, et Musset en eut du dépit.
Mais on clabaudait sur la réconciliation des deux amants. Gustave Planche recommençait les potins de l'été. Musset le provoqua en duel.
Il lui envoya, le 8 novembre, ce billet catégorique:
Monsieur,
Il m'est revenu par plusieurs personnes que vous auriez tenu sur mon compte des propos d'une nature telle que je ne peux ni ne veux les laisser passer.
Je désire savoir par vous-même si cela est vrai, afin de lui donner la suite qui me conviendra.
Je vous salue.
Vicomte ALFRED DE MUSSET.
Quai Malaquais, n° 19.
Planche nia ces propos. Le poète lui écrivit (10 novembre) qu'il se contentait de son désaveu. Nous voilà informés que Musset habitait alors chez George Sand; ils étaient pleinement réconciliés.
Ce bonheur fut encore de peu de durée. Ecoutons les pauvres amants se lamenter sur leur impuissance à conserver la paix:
De Lui à Elle: Le bonheur, le bonheur, et la Mort après, la Mort avec. Oui, tu me pardonnes, tu m'aimes. Tu vis, ô mon âme, tu seras heureuse! Oui, par Dieu, heureuse, pour moi. Eh oui, j'ai vingt-trois ans, et pourquoi les ai-je? Pourquoi suis-je dans la force de l'âge, sinon pour te verser ma vie, pour que tu la boives sur mes lèvres.
Ce soir, à dix heures, et compte que j'y serai plus tôt. Viens, dès que tu pourras. Viens pour que je me mette à genoux, pour que je te demande de vivre, d'aimer, de pardonner!
Ce soir! ce soir!
6 heures.
D'Elle à Lui: Pourquoi nous sommes-nous quittés si tristes? nous verrons-nous ce soir? pouvons-nous être heureux? pouvons-nous nous aimer? Tu as dit que oui, et j'essaye de le croire. Mais il me semble qu'il n'y a pas de suite dans tes idées, et qu'à la moindre souffrance, tu t'indignes contre moi, comme contre un joug. Hélas! mon enfant! nous nous aimons, voilà la seule chose sûre qu'il y ait entre nous. Le temps et l'absence ne nous ont pas empêchés et ne nous empêcheront pas de nous aimer. Mais notre vie est-elle possible ensemble? La mienne est-elle possible avec quelqu'un? Cela m'effraye... Je sens que je vais t'aimer encore comme autrefois si je ne fuis pas. Je te tuerai peut-être et moi avec toi; penses-y bien... La fatalité m'a ramenée ici. Faut-il l'accuser ou la bénir? Il y a des heures pusillanimes où l'effroi est plus fort que l'amour...
...L'amour avec toi et une vie de fièvre pour tous deux peut-être, ou bien la solitude et le désespoir pour moi seule. Dis-moi, crois-tu pouvoir être heureux ailleurs? Oui, sans doute, tu as vingt ans et les plus belles femmes du monde, les meilleures peut-être, peuvent t'appartenir. Moi, je n'ai pour t'attacher que le peu de bien, et le beaucoup de mal que je t'ai fait.
...Si tu reviens à moi, je ne peux te promettre qu'une chose, c'est d'essayer de te rendre heureux. Mais il te faudrait de la patience et de l'indulgence pour quelques moments de peur et de tristesse que j'aurai encore sans doute. Cette patience-là n'est guère de ton âge. Consulte-moi, mon ange, ma vie t'appartient et, quoi qu'il arrive, sache que je t'aime et t'aimerai.
De Lui: Quitte-moi, toi, si tu veux. Tant que tu m'aimeras, c'est de la folie. Je n'en aurai jamais la force. Écris-moi un mot. Je donnerais je ne sais quoi pour t'avoir là. Si je puis me lever j'irai te voir.
De Lui: Je t'aime, je t'aime, je t'aime. Adieu, ô mon George. C'est donc ainsi, je t'aime pourtant. Adieu, adieu, ma vie, mon bien; adieu mes lèvres, mon coeur, mon amour. Je t'aime tant, ô Dieu!
Adieu. Toi, toi, toi, ne te moque pas d'un pauvre homme.
D'Elle: Tout cela, vois-tu, c'est un jeu que nous jouons. Mais notre coeur et notre vie seront l'enjeu et ce n'est pas tout à fait aussi plaisant que cela en a l'air. Veux-tu que nous allions nous brûler la cervelle ensemble à Franchart? Ce sera plus tôt fait!... Elle songe réellement à ramener Musset dans cette forêt de Fontainebleau où ils furent si heureux jadis. Une amie qu'elle a là-bas, Rosanne Bourgoin, leur sera l'apaisement souhaité. Mais non! Il faut se séparer une fois pour toutes. Il faut s'en donner le courage.—Une fatalité pesait sur cet amour: tous deux se débattaient dans une détresse invincible.
Descendez, descendez, lamentables victimes, Descendez le chemin de l'enfer éternel...
Le poète comprit que la situation était sans issue. Excédé de cette passion épuisante, il résolut de partir.—Le l0 novembre, il l'annonce à George Sand, ajoutant qu'il n'aura même pas le courage d'attendre son départ à elle. Il veut néanmoins qu'elle accorde à «son pauvre vieux lierre» une dernière entrevue, un dernier souvenir.
Le 12 novembre, il écrit au vigilant Tattet dont il sait l'influence si redoutée de Celle qu'il veut fuir: «Tout est fini.—Si par hasard on vous faisait quelques questions, si peut-être on allait vous voir pour vous demander à vous-même si vous ne m'avez pas vu, répondez purement que non et soyez sûr que notre secret commun est bien gardé de ma part134...» Et il va en Bourgogne, à Montbard, se reposer chez un de ses parents.
De son côté, George Sand est partie pour Nohant. Elle y éprouve comme lui un sentiment de délivrance. Son ami Boucoiran, qui a su la rupture, l'en félicite et elle lui répond: «Je ne vais pas mal, je me distrais et ne retournerai à Paris que guérie et fortifiée... Vous avez tort de parler comme vous faites d'Alfred. N'en parlez pas du tout si vous m'aimez et soyez sûr que c'est fini à jamais entre lui et moi135.»
Huit jours s'écoulent, Alfred est guéri; mais voici que George se reprend à l'aimer,—comme elle n'a jamais aimé. Elle revient à Paris pour le voir. Il s'y refuse. Un désespoir violent s'empare de la pauvre femme. Elle va payer toutes les larmes qu'elle a fait couler à Venise.
Dans son égarement, elle coupe sa chevelure et l'envoie à Musset. Le poète touché va se rendre: ses amis le retiennent et triomphent encore. Alors elle a recours à Sainte-Beuve.
Mais cette obstination à se torturer fatigue son confesseur d'autrefois:
Voilà deux jours que je ne vous ai vu, mon ami. Je ne suis pas encore en état d'être abandonnée, de vous surtout qui êtes mon meilleur soutien. Je suis résignée moins que jamais. Je sors, je me distrais, je me secoue, mais en rentrant dans ma chambre, le soir, je deviens folle.
Hier mes jambes m'ont emportée malgré moi; j'ai été chez lui. Heureusement je ne l'ai pas trouvé. J'en mourrai. Je sais qu'il est froid et colère en parlant de moi; je ne comprends pas seulement de quoi il m'accuse, à propos de je ne sais qui. Cette injustice me dévore le coeur; c'est affreux de se séparer sur de pareilles choses.
Et pas un mot, pas une marque de souvenir! Il s'impatiente et il rit de ce que je ne pars pas. Mais, mon Dieu, conseillez-moi donc de me tuer; il n'y a plus que cela à faire136!...
Elle le supplie de venir. Elle va tous les jours chez Delacroix, un bon ami, qui fait son portrait pour la Revue137. Mais le soir, elle est seule et triste. «—Seule, quelle horreur!»
Elle traverse une crise terrible, elle va connaître des douleurs qu'elle ne soupçonnait pas. Ce même jour, 25 novembre, trop fière pour écrire à l'amant qui ne veut plus d'elle, trop malheureuse aussi, elle confie ses tourments à un journal intime. Elle nous y laissera le plus sincère de son âme. Son expérience d'écrivain et de psychologue lui a proposé cette confession comme le meilleur des soulagements. Elle la continuera huit jours, épanchant le trop-plein de son coeur avec cette abondante et claire éloquence qui est tout son génie138.
Note 138: (retour) G. Sand remit plus tard ce journal intime à Musset. Mme Jaubert, chez qui le poète l'avait déposé, en prit copie. Il est inédit. Mais P. de Musset s'en est servi dans Lui et Elle, chap. xv. Maintes phrases sont textuellement reproduites. Mme Arvède Barine en a donné aussi de courts fragments, pp. 83-87.
Ce soir donc, elle est allée aux Italiens,—en bousingot;—croyant se distraire, elle s'y est ennuyée. On l'a remarquée, on l'a trouvée jolie. Jolie pour qui, hélas! Ces compliments-là, depuis huit jours la laissent insensible.—Elle a posé chez Delacroix, qui lui a fait plaisir en lui vantant les croquis de l'album d'Alfred. Elle n'a pu résister au besoin de lui parler de sa douleur. Il lui a conseillé de ne pas avoir de courage: «Laissez-vous aller, disait-il; quand je suis ainsi, je ne fais pas le fier, je ne suis pas né romain. Je m'abandonne à mon désespoir; il me ronge, il m'abat, il me tue; quand il en a assez, il se lasse à son tour, et il me quitte.»
Son chagrin à elle augmente tous les jours. Elle se retient d'aller casser le cordon de la sonnette d'Alfred jusqu'à ce qu'il lui ouvre, de se coucher en travers de sa porte....
... Si je me jetais à son cou, dans ses bras; si je lui disais: «Tu m'aimes encore, tu en souffres, tu en rougis, mais tu me plains trop pour ne pas m'aimer. Tu vois bien que je t'aime, que je ne peux aimer que toi; embrasse-moi, ne me dis rien, ne discutons pas. Dis-moi quelques douces paroles, caresse-moi puisque tu me trouves encore jolie malgré mes cheveux coupés, malgré les deux grandes rides qui se sont formées depuis l'autre jour sur mes joues. Eh bien, quand tu sentiras ta sensibilité se lasser et ton irritation revenir, renvoie-moi, maltraite-moi, mais que ce ne soit jamais avec cet affreux mot: dernière fois! Je souffrirai tant que tu voudras; mais laisse-moi quelquefois, ne fût-ce qu'une fois par semaine, venir chercher une larme, un baiser, qui me fasse vivre et me donne du courage.—Mais tu ne peux pas! Ah! que tu es las de moi! Et que tu t'es vite guéri aussi, toi! Hélas, mon Dieu, j'ai de plus grands torts certainement que tu n'en eus à Venise, quand je me consolai. Mais tu ne m'aimais pas, et la raison égoïste et méchante me disait: Tu fais bien! A présent, je suis encore coupable à tes yeux, mais je le suis dans le passé. Le présent est beau et bon encore: je t'aime; je me soumettrais à tous les supplices pour être aimé de toi et tu me quittes! Ah! pauvre homme! vous êtes fou. C'est votre orgueil qui vous conseille. Vous devez en avoir, le vôtre est beau, parce que votre âme est belle, mais votre raison devrait le faire taire et vous dire: «Aime cette pauvre femme, tu es bien sûr de ne pas trop l'aimer à présent, que crains-tu? Elle ne sera pas trop exigeante, l'infortunée. Celui des deux qui aime le moins est celui qui souffre le moins. C'est le moment de l'aimer ou jamais.»
Ses fautes ont profité à son âme. Elle a besoin d'un bras solide pour la soutenir et d'un coeur sans vanité pour l'accueillir et la conserver. «Mais ces hommes-là sont des chênes noueux dont l'écorce repousse, et toi, poète, belle fleur, j'ai voulu boire ta rosée, elle m'a enivrée, elle m'a empoisonnée, et dans un jour de colère j'ai cherché un contrepoison qui m'a achevée....»
Son épanchement douloureux remplit des pages et des pages. Elle le reprend au bout de trois jours pour consigner les précieuses confidences de trois de ses amis célèbres sur l'amour:
Liszt me disait ce soir qu'il n'y avait que Dieu qui méritait d'être aimé. C'est possible, mais quand on aime un homme, il est bien difficile d'aimer Dieu. C'est si différent! Il est vrai que Liszt ajoutait qu'il n'a eu de vive sympathie dans sa vie que pour M. de Lamennais, et que jamais un amour terrestre ne s'emparerait de lui. Il est bien heureux, ce petit chrétien-là! J'ai vu Heine ce matin. Il m'a dit qu'on n'aimait qu'avec la tête et les sens, et que le coeur n'était que pour bien peu dans l'amour. J'ai vu Mme Allart à 2 heures, elle m'a dit qu'il fallait ruser avec les hommes et faire semblant de se fâcher pour les ramener. Il n'y a que Sainte-Beuve qui ne m'ait pas fait de mal et qui ne m'ait pas dit de sottise. Je lui ai demandé ce que c'était que l'amour, et il m'a répondu: «Ce sont les larmes; vous pleurez, vous aimez.» Oh! oui, mon pauvre ami, j'aime! J'appelle en vain la colère à mon secours. J'aime, j'en mourrai, ou Dieu fera un miracle pour moi: il me donnera l'ambition littéraire ou la dévotion: il faut que j'aille trouver soeur Marthe139.
Que faire? L'isolement la tue: elle ne peut pas travailler. Son journal désormais la consolera tous les soirs.
Elle est retournée aux Italiens. Mais la musique lui fait du mal. Et puis toutes ces femmes blondes, blanches, parées, «ce champ où Fantasio ira cueillir ses bluets!...» Qui d'entre elles saura l'aimer comme Elle l'aime? Il dit maintenant, il pense peut-être qu'elle joue une comédie,—et elle en meurt. Où est le temps de ces lettres d'amour qu'elle recevait en Italie? «Oh! ces lettres que je n'ai plus! que j'ai tant baisées, tant arrosées de larmes, tant collées sur mon coeur nu, quand l'autre ne me voyait pas!»
Et elle revient à tout ce passé de Venise, longuement, douloureusement140.... N'a-t-elle pas assez expié? Ne voilà-t-il pas, depuis des semaines, assez de terreurs, de frissons, de prières éperdues dans les églises... Un de ces soirs, à Saint-Sulpice, une voix lui a crié: Confesse et meurs!—«Hélas! j'ai confessé le lendemain et je n'ai pas pu mourir.» Car on ne meurt pas, on souffre, on s'assoupit dans d'affreux rêves... Que ne peut-elle aimer quelqu'un, que ne retrouve-t-elle «cette féroce vigueur de Venise», qui fut son crime, un crime qui la tue dans une trop longue agonie.
Vraiment, toi, cruel enfant, pourquoi m'as-tu aimée, après m'avoir haïe? Quel mystère s'accomplit en toi chaque semaine? Pourquoi ce crescendo de déplaisir, de dégoût, d'aversion, de fureur, de froide et méprisante raillerie? Et puis tout à-coup, ces larmes, cette douleur, cet amour ineffable qui revient? Tourment de ma vie! Amour funeste! Je donnerais tout ce que j'ai reçu pour un seul jour de ton effusion! Mais jamais! jamais! C'est trop affreux! Je ne peux pas croire cela! Je vais y aller! J'y vais!—Non!—Crier, hurler, mais il ne faut pas y aller. Sainte-Beuve ne veut pas.
Enfin, c'est le retour de votre amour à Venise, qui a fait mon désespoir et mon crime. Pouvais-je parler? Vous n'auriez plus voulu de mes soins, vous seriez mort de rage en les subissant. Et qu'auriez-vous fait sans moi, pauvre colombe mourante? Ah Dieu, je n'ai jamais pensé un instant à ce que vous aviez souffert, à cause de cette maladie et à cause de moi, sans que ma poitrine se brisât en sanglot. Je vous trompais, et j'étais là entre deux hommes, l'un qui me disait: «Reviens à moi, je réparerai mes torts, je t'aimerai, je mourrai sans toi.» Et l'autre, qui disait tout bas, dans mon autre oreille: «Faites attention, vous êtes à moi, il n'y a plus à en revenir, mentez! Dieu le veut, Dieu vous absoudra.» Ah! pauvre femme! pauvre femme! c'est alors qu'il fallait mourir!
Suspendons un moment ce résumé banal et froid de la précieuse confession. Aussi bien présente-t-elle ici une lacune de plusieurs jours. Et revenons à Sainte-Beuve.—Il est allé voir George Sand. Il a consenti à prier Musset de ne point abandonner la malheureuse. Mais le poète est décidé à ne pas reprendre sa chaîne. Il écrit donc au complaisant intercesseur:
Je vous suis bien reconnaissant, mon ami, de l'intérêt que vous avez bien voulu prendre, dans ces tristes circonstances, à moi et à la personne dont vous me parlez aujourd'hui. Il ne m'est plus possible maintenant de conserver, sous quelque prétexte que ce soit, des relations avec elle, ni par écrit ni autrement. J'espère que ses amis ne croiront pas voir dans cette résolution aucune intention offensante pour elle, ni aucun dessein de l'accuser en quoi que ce soit. S'il y a quelqu'un à accuser là dedans, c'est moi, qui, par une faiblesse bien mal raisonnée, ai pu consentir à des visites fort dangereuses sans doute, comme vous me le dites vous-même. Madame Sand sait parfaitement mes intentions présentes, et si c'est elle qui vous a prié de me dire de ne plus la voir, j'avoue que je ne comprends pas bien par quel motif elle l'a fait, lorsque hier soir même, j'ai refusé positivement de la recevoir à la maison...
Il ajoute qu'il espère bien que ses bonnes relations avec Sainte-Beuve se maintiendront: «Vous feriez de moi un cruel si vous me laissiez croire que pour vous voir il faut que je sois brouillé avec ma maîtresse141.»
George Sand a compris que Musset était excédé. Elle va essayer de la résignation. Elle écrit à Sainte-Beuve le 28 novembre142:
Tâchez, mon ami, de venir me voir aujourd'hui. Je vous espère et ne vous écris que pour être sûre. Je n'ai plus même l'espoir de terminer doucement cet amour si orageux et si cruel. Il faut qu'il se brise et mon coeur avec!
Il faut de la force, donnez-m'en; ne cherchez plus à me faire espérer, c'est pire. Ne vous ennuyez pas trop de mon désespoir; j'en ai tant que je ne peux pas le porter.
Un passage de la cinquième de ses Lettres d'un voyageur, le récit des amours de Watelet et de Marguerite Leconte, fait allusion à cette crise de son âme143. Mais le journal intime que nous citions plus haut va nous la préciser davantage.
Musset a refusé de revoir sa maîtresse, et puis il y a consenti, mais sans lui rendre encore son amour. Elle comprend, dans sa subtilité de femme, qu'il agit par faiblesse, car le monde est entre eux. «... Tu ne peux pas ôter de devant tes yeux l'injure qui t'a été faite par moi, mais tu ne peux pas ôter de ton coeur la compassion et l'amitié. Pauvre Alfred! Si personne ne le savait, comme tu me pardonnerais!»
Musset a peur de se laisser reprendre à son amour, mais il en meurt d'envie. Il feint d'être jaloux de Liszt. Le brave Buloz a conseillé à George Sand de renvoyer le musicien. Elle n'a aucun motif pour le renvoyer. «Si elle avait pu aimer M. Liszt, elle l'aurait aimé de colère.» Mais c'est chose impossible à son coeur.—«Ah! mon cher bon, s'écrie-t-elle, si tu pouvais être jaloux de moi, avec quel plaisir je renverrais tous ces gens-là!» Hélas! elle n'ambitionne pas encore l'amour, mais seulement l'estime de son cruel ami. Elle l'a dit à Buloz; c'est son idée fixe; elle sera résignée et patiente; elle se régénérera. Pour se réhabiliter à ses yeux, elle s'entourera d'hommes purs et distingués, Liszt, Delacroix, Berlioz, Meyerbeer. On la plaisantera encore et il prendra une maîtresse; mais la vérité triomphera. Et cet invincible amour se fait humble jusqu'à la faiblesse, comme pour effacer le souvenir des fautes et de la fierté de jadis.
... Quand j'aurai mené cette vie honnête et sage, assez longtemps pour prouver que je peux la mener, j'irai, ô mon amour, te demander une poignée de main. Je n'irai pas te tourmenter de jalousies et de persécutions inutiles; je sais bien que quand on n'aime plus, on n'aime plus. Mais ton amitié, il me la faut, pour supporter l'amour que j'ai dans le coeur, et pour empêcher qu'il me tue. Oh! si je l'avais aujourd'hui. Hélas! que je suis pressée de l'avoir! Qu'elle me ferait de bien! Si j'avais quelques lignes de toi de temps en temps! Un mot, la permission de t'envoyer de temps en temps une petite image de 4 sous, achetée sur les quais, des cigarettes faites par moi, un oiseau, un joujou! Quelque chose pour tromper ma douleur et mon ennui; pour me figurer que tu penses un peu à moi en recevant ces niaiseries!—Oh! ce n'est pas du calcul, de la prudence, la crainte du monde; sacré Dieu, ce n'est pas cela! Je dis mon histoire à tout le monde; on la sait, on en parle, on rit de moi; cela m'est à peu près égal.
Musset n'a pas caché à son amie qu'il veut se délivrer de cette passion éternellement, menaçante, comme d'un fardeau trop lourd pour sa faiblesse. Ils ont dîné ensemble. Le poète lui a vanté sa maîtresse du moment. Elle a compris toute la bassesse de la jalousie, et sa naturelle bonté, aidée par son orgueil, la pousse maintenant à souhaiter que cette femme l'apaise et le console: «Qu'elle lui apprenne à croire. Hélas! moi je ne lui ai appris qu'à nier!»
Ce mois de décembre 1834 fut lamentable à George Sand. La pauvre Lélia connut le désespoir. La fin de son journal intime nous dévoile les affres d'agonie par où passa son coeur. Le fantôme du suicide hanta réellement cette âme désemparée qui vivait les douleurs de ses fictions romantiques. Mais sa tendresse profonde pour ses enfants l'en détourna, et aussi la brûlante hantise de cet autre enfant qui tenait décidément tant de place dans son être amoureux.
Pourquoi m'avez-vous réveillée, ô mon Dieu, quand je m'étendais avec résignation sur cette couche glacée? Pourquoi avez-vous fait repasser devant moi ce fantôme de mes nuits brûlantes? Ange de mort, amour funeste, ô mon destin, sous la figure d'un enfant blond et délicat! Oh! que je t'aime encore, assassin! Que tes baisers me brûlent donc vite et que je meure consumée! Tu jetteras mes cendres au vent, elles feront pousser des fleurs qui te réjouiront.
Quel est ce feu qui dévore mes entrailles? Il semble qu'un volcan gronde au dedans de moi et que je vais éclater comme un cratère. O Dieu, prends donc pitié de cet être qui souffre tant!
... O mes yeux bleus, vous ne me regardez plus! Belle tête, je ne te verrai plus t'incliner sur moi et te voiler d'une douce langueur! Mon petit corps souple et chaud, vous ne vous étendrez plus sur moi, comme Élisée sur l'enfant mort, pour me ranimer. Vous ne me toucherez plus la main, comme Jésus à la fille de Jaïre, en disant: «Petite fille, lève-toi.» Adieu mes cheveux blonds! Adieu mes blanches épaules! Adieu tout ce que j'aimais, tout ce qui était à moi! J'embrasserai maintenant dans mes nuits ardentes le tronc des sapins et des rochers, dans les forêts, en criant votre nom; et quand j'aurai rêvé le plaisir, je tomberai évanouie sur la terre humide!
Le merveilleux instinct de poétisation! Quelle femme profondément femme était cet écrivain de génie.
Cette confession des premiers jours de décembre 1834, si franchement belle, où la pauvre femme se débat entre sa faiblesse désespérée et ce qui lui reste d'orgueil, mérite d'être connue tout entière. Elle absout George Sand de bien des erreurs. C'est pourquoi je n'ai pas eu de scrupule à en détacher, indiscrètement, quelques passages.—Elle se demande, dans sa douleur, quel mal elle a fait pour connaître ce châtiment, «cet amour de lionne».—«Pourquoi mon sang s'est-il changé en feu et pourquoi ai-je, comme au moment de mourir, des embrassements plus fougueux que ceux des hommes?... Tu veux donc que je me tue; tu me dis que tu me le défends, et cependant que deviendrai-je loin de toi, si cette flamme continue à me ronger!»—Et pourquoi ne se tuerait-elle pas? Ses enfants?... Le déchirement qu'elle éprouve à l'idée de les abandonner, ne serait-il pas une absolution devant Dieu!... Elle songe alors au chagrin qu'aurait son Maurice, et cette affreuse vision détourne d'elle la tentation maudite. «—Oh! mon fils! Je veux que tu lises ceci un jour, et que tu saches combien je t'ai aimé.»
Le lendemain, elle confie à son journal ses impressions d'une rencontre inattendue avec Jules Sandeau, chez Gustave Papet. Voilà donc ce que devient l'amour! Ils ont causé sans embarras, en bonne amitié. Sandeau s'est disculpé d'avoir trempé dans les potins de Planche, de Pyat et des autres. Et ils se sont promis de ne pas s'éviter désormais... C'est comme un apaisement qu'elle éprouve de cette rencontre.
Mais deux jours se passent, et de nouveau elle souffre atrocement. Alfred ne l'aime plus. Elle était bien malade quand il l'a quittée hier soir, et il n'a pas envoyé prendre de ses nouvelles. «Je l'ai espéré et attendu, minute par minute, depuis 11 heures du matin jusqu'à minuit. Quelle journée! Chaque coup de sonnette me faisait bondir... Tu m'aimes encore avec les sens et plus que jamais ainsi. Et moi aussi, je n'ai jamais aimé personne et je ne t'ai jamais aimé de la sorte. Mais je t'aime aussi avec toute mon âme, et toi tu n'as pas même d'amitié pour moi.»—D'ailleurs, il désire qu'elle parte.—«Pardonne-moi de t'avoir fait souffrir et sois bien vengé.»—Elle partira.
—Musset s'était montré plus fort que ses amis ne l'avaient espéré. Sans doute aussi son amour cédait-il à l'excès des souffrances, y laissant entrer l'orgueil à son tour.
Il éprouva d'abord un grand soulagement du départ de George Sand. Celle-ci, qui n'avait pas rompu encore avec M. Dudevant, rentrait à Nohant pour la troisième fois depuis son retour de Venise.—A peine installée, elle écrit à son cher confident Sainte-Beuve, et lui expose l'état de son coeur. Il lui a fallu quelques jours pour se reprendre; mais le réveil a été assez doux. Elle a retrouvé ses fidèles amis. Alfred lui a écrit affectueusement, «se repentant beaucoup de ses violences. Son coeur est si bon dans tout cela!»—«Je ne désire plus le revoir, ajoute-t-elle, cela me fait trop de mal. Mais il me faudra de la force pour lui refuser des entrevues... Il ne m'aime plus, mais il est toujours tendre et repentant après la colère... et je me retrouverai tout à coup l'aimant et ayant travaillé en vain à me détacher.» Et elle promet à Sainte-Beuve qu'elle aura la force de le fuir144.
Vaines paroles! Un mois s'écoule à peine, George Sand est de retour à Paris. Elle retrouve Musset qui, lui non plus, ne peut se passer d'elle, et c'est par un cri de triomphe qu'elle nous apprend cette nouvelle victoire de l'amour. Se souvenant d'Alfred Tattet avant tous,—son ennemi pour avoir été trop l'ami du repos de Musset,—elle lui écrit le 14 janvier 1835: «Monsieur, il y a des opérations chirurgicales fort bien faites et qui font honneur à l'habileté du chirurgien, mais qui n'empêchent pas la maladie de revenir. En raison de cette possibilité, Alfred est redevenu mon amant.» Et sans rancune, elle l'invite à dîner chez eux145.
Tattet garda ses convictions et son attitude. Six semaines plus tard, craignant d'être compromise au sujet des tableaux que Pagello avait apportés d'Italie, dans la discrétion dont elle avait usé en les payant à celui-ci sans avoir réellement pu les vendre, George Sand écrivait encore à Tattet qui était resté l'ami du Vénitien, pour le prier de se charger de ses tableaux. Mais le ton de cette lettre témoigne d'hostilités persistantes: «Si votre amour de la vérité vous a commandé de me nuire, écrit-elle, il doit vous commander de me réhabiliter sous les rapports par où je le mérite146.»
Cette reprise des deux amants ne resta pas longtemps prospère. Elle n'était pas plus viable que les précédentes. Musset avait prononcé d'avance la condamnation de cette poursuite obstinée du bonheur. Au retour de Venise, versant son amertume résignée dans la plus touchante de ses fictions: On ne badine pas avec l'amour, il avait été prophète de sa propre histoire. Écoutons la plainte de Perdican:
«Orgueil, le plus fatal des conseillers humains, qu'es-tu venu faire entre cette femme et moi? La voilà pâle et effrayée qui presse sur les dalles insensibles son coeur et son visage. Elle aurait pu m'aimer et nous étions nés l'un pour l'autre; qu'es-tu venu faire sur nos lèvres, orgueil, lorsque nos mains allaient se joindre?
«Insensés que nous sommes! Nous nous aimons. Quel songe avons-nous fait, Camille? Quelles vaines paroles, quelle misérable folie ont passé comme un vent funeste entre nous deux? Lequel de nous a voulu tromper l'autre147?...»
La triste Camille, la pauvre George Sand, répond à ces stances douloureuses, par ses lettres navrées du fatal hiver de 1835:
«Je ne t'aime plus, mais je t'adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne puis m'en passer... Adieu. Reste, pars, seulement ne dis pas que je ne souffre pas... Mon seul amour, ma vie, mes entrailles, mon frère, mon sang, allez-vous-en, mais tuez-moi en partant.»
Il n'est plus question que de départ dans les lettres de l'un et de l'autre. Musset envoie-t-il à sa maîtresse ce billet repentant:
«Mon enfant, viens me voir ce soir, je t'en prie. Je t'ai écrit sans réfléchir, et si je t'ai parlé durement, c'est sans le vouloir. Viens, si tu me crois.»
Le lendemain, l'ayant revue, il lui fait ses adieux, et même lui assure que sa place est retenue dans la malle-poste de Strasbourg. Ils se renvoient chacun les objets qui appartiennent à l'autre, «les oripeaux des anciens jours de joie»; ils se disent encore adieu, et puis n'ont plus la force de partir...
Parmi ces billets un peu monotones, une dernière lettre de Musset, qui est précieuse. Le voilà sensiblement épuisé. Leur amour lui est apparu comme la réalisation tragique de Lélia. Sténio, c'est lui, mais vivant, non plus endormi sous les roseaux du lac, mais assistant à ses douleurs à elle, et à son agonie.
Il décrit longuement son affreux rêve, avec l'accent même, la mélancolie romantique de Lélia.
...Tu me disais toujours: «Voilà toute ma vie revenue, il faut me traiter en convalescente; je vais renaître.» Et, en disant cela, tu écrivais ton testament. Moi, je me disais: «Voilà ce que je ferai: je la prendrai avec moi pour aller dans une prairie; je lui montrerai les feuilles qui poussent, les fleurs qui s'aiment, le soleil qui échauffe tout dans l'horizon plein de vie. Je l'assoirai sur du jeune chaume; elle écoutera et elle comprendra bien ce que disent tous ces oiseaux, toutes ces rivières avec les harmonies du monde. Elle reconnaîtra tous ces milliers de frères, et moi pour l'un d'entre eux. Elle nous pressera sur son coeur; elle deviendra blanche comme un lis, et elle prendra racine dans la sève du monde tout-puissant.» Je t'ai donc prise et je t'ai emportée. Mais je me suis senti trop faible. Je croyais que j'étais tout jeune, parce que j'avais vécu sans mon coeur, et que je me disais toujours: «Je m'en servirai en temps et lieu.» Mais j'avais traversé un si triste pays, que mon coeur ne pouvait plus se desserrer sans souffrir, tant il avait souffert pour se serrer autant, ce qui fait que mes bras étaient allongés et tout maigres, et je t'ai laissée tomber. Tu ne m'en as pas voulu, tu m'as dit que c'était parce que tu étais trop lourde, et tu t'es retournée la face contre terre. Mais tu me faisais signe de la main pour me dire de continuer sans toi, et que la montagne était proche. Mais tu es devenue pâle comme une hyacinthe, et le tertre vert s'est roulé sur toi, et je n'ai plus vu qu'une petite éminence où poussait de l'herbe. Je me suis mis à pleurer sur ta tombe, et alors je me suis senti la force d'un millier d'hommes pour t'emporter. Mais les cloches sonnaient dans le lointain, et il y avait des gens qui traversaient la vallée en disant: «Voilà comme elle était; elle faisait ceci, elle faisait cela, elle a fini par là.» Alors il est venu des hommes qui m'ont dit: «La voilà donc! Nous l'avons tuée!» Mais je me suis éloigné avec horreur en disant: «Je ne l'ai pas tuée; si j'ai de son sang après les mains, c'est que je l'ai ensevelie, et vous, vous l'avez tuée et vous avez lavé vos mains. Prenez garde que je n'écrive sur sa tombe qu'elle était bonne, sincère et grande; et si on vous demande qui je suis, répondez que vous n'en savez rien, attendu que je sais qui vous êtes. Le jour où elle sortira de cette tombe, son visage portera les marques de vos coups, mais ses larmes les cacheront, et il y en aura une pour moi.»
Mais toi, tu ne vois pas les miennes! Ma fatale jeunesse n'a point sur le visage un rire convulsif; tu m'as aimé, mais ton amour était solitaire comme le désespoir. Tu avais tant pleuré, et moi si peu! Tu meurs muette sur mon coeur, mais je ne retournerai point à la vie, quand tu n'y seras plus. J'aimerai les fleurs de ta tombe comme je t'ai aimée. Elles me laisseront boire, comme toi, leurs doux parfums et leur triste rosée, elles se faneront comme toi sans me répondre et sans savoir pourquoi elles meurent.
Leur amour ne devait pas finir sur cette plainte résignée. Une fois encore, après d'autres orages, Musset essaye de s'enfuir. Ce dernier billet en témoigne:
Senza veder, senza parlar, toccar la mano d'un pazzo
che parte domani.
(Sans se voir, sans se parler, serrer la main d'un fou
qui part demain.)
Il ne put tenir sa parole, et c'est George Sand qui eut le courage d'en finir: «Non, non, c'est assez! pauvre malheureux, je t'ai aimé comme mon fils, c'est un amour de mère, j'en saigne encore. Je te plains, je te pardonne tout, mais il faut nous quitter, j'y deviendrais méchante... Plus tu perds le droit d'être jaloux, plus tu le deviens! Cela ressemble à une punition de Dieu sur ta pauvre tête. Mais, mes enfants à moi! Oh! mes enfants! Adieu! adieu! malheureux que tu es! Mes enfants! mes enfants!»
Ce n'est plus l'amour de lionne, l'amour désespéré des nuits affolées de décembre. Elle est épuisée à son tour, et la lassitude ramène la raison. Elle aura la force de briser ses liens: la mère délivre l'amante.
Sainte-Beuve a été chez Musset pour le supplier de ne plus la revoir148. Elle sent bien que seule l'absence empêchera le malheureux de revenir toujours. Son retour à Nohant décidé, elle écrit à Boucoiran de «l'aider à partir». Il s'agit de «tromper l'inquiétude d'Alfred», d'arriver chez elle en feignant de mauvaises nouvelles de Mme Dupin. Elle sortira aussitôt comme pour courir chez sa mère,—mais prendra le courrier de Nohant149.
Note 148: (retour) Ne l'ayant pas trouvé, il lui écrit sur une carte de visite: «Mon cher ami, je venais vous voir pour vous prier de ne plus voir ni recevoir la personne que j'ai vue ce matin si affligée. Je vous ai mal conseillé en voulant vous rapprocher trop vite. Écrivez-lui un mot bon, mais ne la voyez pas. Cela vous ferait trop de mal à tous les deux. Pardonnez-moi mon conseil à faux.—A bientôt.»
Ainsi fut fait. Elle partit, et, le lendemain, Musset, revenant au quai Malaquais, apprit la vérité. Il écrivit encore à Boucoiran pour s'en assurer de lui-même, mais bien décidé cette fois «à respecter les volontés» de sa maîtresse150. Il se tint parole et tout fut fini.
IX
A peine rentrée à Nohant, George Sand écrit à Sainte-Beuve (13 mars 1835). Elle lui reproche doucement de l'avoir abandonnée durant ces tristes semaines: sans doute l'ennuyait-elle, ou du moins se jugeait-il impuissant à la consoler. Il s'est exagéré la virilité de sa douleur. Maintenant elle est calme. Elle est partie avec la conscience de ne laisser derrière elle aucune amertume justifiée. Elle va travailler pour renaître.
Dans une lettre de la même date, elle gronde son fidèle Boucoiran, de lui mal parler de Musset. Jamais aucun mépris pour lui n'est entré dans son coeur. «Vous me dites qu'il se porte bien et qu'il n'a montré aucun chagrin. C'est tout ce que je désirais savoir... Tout mon désir était de le quitter sans le faire souffrir. S'il en est ainsi, Dieu soit loué151!»
Elle eut alors une crise de foie, puis entra dans l'indifférence.
Alfred de Musset, apaisé par une résolution désormais acceptée de son coeur, se mit au travail avec énergie. Cette année 1835, la plus austère de sa vie, en fut la plus féconde.
La passion, qu'il avait accueillie comme une purification de sa jeunesse dissipée, l'avait transformé en le faisant souffrir. Il était grave: le Musset «d'avant l'Italie» avait fait place au Musset «d'après George Sand». Un poète nouveau allait surgir. Trop faible pour chanter pendant la tourmente, son coeur en s'épurant avait instruit le recueillement de son génie. La mélancolie et la résignation permettaient un libre et pur essor à sa voix.
J'ai vu le temps où ma jeunesse
Sur mes lèvres était sans cesse,
Prête à chanter comme un oiseau;
Mais j'ai souffert un dur martyre,
Et le moins que j'en pourrais dire,
Si je l'essayais sur ma lyre
La briserait comme un roseau.
La Muse a invité le poète à chanter: la plainte lasse et impuissante d'un coeur brisé répond à son appel. C'est la Nuit de Mai. L'inspiration l'a dictée presque d'une haleine. Voici l'aube du nouveau génie de Musset. Le poète vient de se ressaisir. Il élève pieusement à ses tristes amours le monument promis, la Confession d'un Enfant du siècle. Il s'écoute, il se rappelle... Tout le douloureux roman de son coeur lui revient, une nuit de décembre, avec le spectre de la Solitude:
...Ce soir encor je t'ai vu m'apparaître.
C'était par une triste nuit.
L'aile des vents battait à ma fenêtre
J'étais seul, courbé sur mon lit.
J'y regardais une place chérie,
Tiède encor d'un baiser brûlant;
Et je songeais comme la femme oublie,
Et je sentais un lambeau de ma vie
Qui se déchirait lentement.
Je rassemblais des lettres de la veille,
Des cheveux, des débris d'amour.
Tout ce passé me criait à l'oreille
Ses éternels serments d'un jour.
Je contemplais ces reliques sacrées,
Qui me faisaient trembler la main;
Larmes du coeur par le coeur dévorées,
Et que les yeux qui les avaient pleurées
Ne reconnaîtront plus demain!
J'enveloppais dans un morceau de bure
Ces ruines des jours heureux.
Je me disais qu'ici-bas ce qui dure,
C'est une mèche de cheveux.
Comme un plongeur dans une mer profonde,
Je me perdais dans tant d'oubli.
De tous côtés j'y retournais la sonde,
Et je pleurais, seul, loin des yeux du monde,
Mon pauvre amour enseveli.
J'allais poser le sceau de cire noire
Sur ce fragile et cher trésor,
J'allais le rendre, et n'y pouvant pas croire,
En pleurant j'en doutais encor.
Ah! faible femme, orgueilleuse insensée,
Malgré toi, tu t'en souviendras!
Pourquoi, grand Dieu! mentir à sa pensée?
Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppressée,
Ces sanglots, si tu n'aimais pas?
Oui, tu languis, lu souffres, et tu pleures;
Mais ta chimère est entre nous.
Eh bien, adieu! Vous compterez les heures
Qui me sépareront de vous.
Partez, partez, et dans ce coeur de glace
Emportez l'orgueil satisfait.
Je sens encor le mien jeune et vivace,
Et bien des maux pourront y trouver place
Sur le mal que vous m'avez fait.
Parlez, parlez! la Nature immortelle
N'a pas tout voulu vous donner.
Ah! pauvre enfant, qui voulez être belle,
Et ne savez pas pardonner!
Allez, allez, suivez la destinée;
Qui vous perd n'a pas tout perdu.
Jetez au vent notre amour consumée;
Éternel Dieu! toi que j'ai tant aimée,
Si tu pars, pourquoi m'aimes-tu?
C'est sur ces plaintes de la Nuit de Décembre, la plus pure, la plus humaine de ses inspirations et sa plus fidèle évocation du passé, que Musset dit adieu à cette fatale année 1835.
Pour le monde, il feignit d'abord d'oublier George Sand. A son ami Tattet, qui était à Baden, comme lui l'année précédente, et souffrant comme lui d'une rupture d'amour, il écrivait le 21 juillet:
...Je crois que ce que je puis vous dire de mieux, c'est qu'il y a bientôt huit ou neuf mois, j'étais où vous êtes, aussi triste que vous, logé peut-être dans la chambre où vous êtes, passant la journée à maudire le plus beau, le plus bleu ciel du monde et toutes les verdures possibles. Je dessinais de mémoire le portrait de mon infidèle; je vivais d'ennuis, de cigares et de pertes à la roulette. Je croyais que c'en était fait de moi pour toujours, que je n'en reviendrais jamais. Hélas! hélas! comme j'en suis revenu! Comme les cheveux m'ont repoussé sur la tête, le courage dans le ventre, l'indifférence dans le coeur, par-dessus le marché! Hélas! à mon retour, je me portais on ne peut mieux; et si je vous disais que le bon temps, c'est peut-être celui où on est chauve, désolé et pleurant!... Vous en viendrez là, mon ami.
Le 3 août, écrivant encore à son ami, il lui disait: «Si vous voyez Mme Sand, dites-lui que je l'aime de tout mon coeur, que c'est encore la femme la plus femme que j'aie jamais connue...»
En même temps que s'était transformé le poète, l'homme avait bien changé. On se souvient du séduisant pastel tracé par Sainte-Beuve, d'un Musset débutant, offusquant presque le Cénacle par sa belle et bonne grâce, par l'aristocratie aisée de son charme et de son génie.
«C'était le printemps même, tout un printemps de poésie qui éclatait à nos yeux. Il n'avait pas dix-huit ans: le front mâle et fier, la joue en fleur et qui gardait encore les roses de l'enfance, la narine enflée du souffle du désir, il s'avançait, le talon sonnant et l'oeil au ciel, comme assuré de sa conquête et tout plein de l'orgueil de la vie. Nul, au premier aspect, ne donnait mieux l'idée du génie adolescent.»
L'enfant sublime, le bon enfant, l'enfant gâté s'était fait homme, un homme froid, hautain, farouche, amer. Son instinctif besoin de distinction, sa délicatesse innée le poussaient à s'en excuser lui-même. Il trahissait malgré lui sa précoce expérience. Le mensonge de l'amour avait glacé son sourire à jamais.
Après la querelle suscitée par la publication d'Elle et Lui, et sur la foi de racontars parlés ou épistolaires échappés à George Sand et à ses amis depuis la mort du poète, une agaçante légende s'est établie qui nous représente Musset dégradé et perdu, à l'âge même où il publiait ses chefs-d'oeuvre. Fausse et sotte légende que suffiraient à réfuter la Confession, les Nuits, Barberine, le Chandelier, Il ne faut jurer de rien, écrits en 1835 et 1836. On a dit et répété que Musset, dès avant le voyage de Venise, était «atteint d'alcoolisme». L'aimable mot, et qui s'accorde bien avec l'idée que cette période d'incessant travail donne de la lucidité de son génie!... Je tiens de plus d'un témoin de sa vie, de Chenavard entre autres, que seules les dix dernières années du poète furent réellement et gravement troublées. Il ignora l'absinthe, qu'on lui a tant reprochée, jusqu'en 1842. Jeune, il se grisait parfois avec du champagne, ce qui le rendait gai, spirituel, un peu fou, sans qu'il abdiquât jamais la correction parfaite de ses manières. Un goût très vif pour la haute vie lui faisait rechercher les jeunes gens à la mode, et nous devons plus d'une de ses comédies, plus d'un de ses contes, à cet impérieux besoin de satisfaire ses goûts d'aristocrate152. On sait son amitié avec le duc d'Orléans.
Note 152: (retour) Mme la vicomtesse de Janzé (Étude et récits sur Alfred de Musset, p. 58) cite quelques noms de ses amis de prédilection. Avec Alfred Tattet, c'était le marquis A. de Belmont, M. Édouard Bocher, le marquis de Montebello, le prince d'Eckmühl, «qui lui prêtait ses chevaux et même quelquefois son uniforme de lancier», pour se déguiser, le comte d'Alton Shée, le marquis de Hartford, le peintre Eugène Lami, le prince de Belgiojoso. Musset fut un des cinquante fondateurs du petit cercle du Café de Paris, au boulevard de Gand. Mme de Janzé rapporte encore, d'après Eugène Lami, que le poète regrettait de ne pas faire partie du Jockey, où il avait été blackboulé pour ne pas monter à cheval dans le pur style anglais adopté par ce club...
Médiocrement fortuné, il eut à coeur de ne jamais faire de dettes; il n'en laissa pas, quoi qu'on ait dit, et sa famille, qui accepta sa succession, devait la juger bientôt fructueuse.
—Et la prétendue dégradation physique du poète, si prématurée, si pénible?... Encore une légende à réviser.
Sans parler de ses quatre ou cinq liaisons fameuses, il est avéré que le tendre et séduisant Rolla inspira, dans le monde, maints caprices passionnés. On en pourrait citer une quinzaine, et des plus... honorables, jusqu'en 1850.—Toutes ces aventures pesèrent bien peu sur sa vie.
Depuis 1835, il promenait dans ses amours un sombre désenchantement. Si le Musset de George Sand n'était plus Fortunio,—l'ami de Rachel, de la comtesse polonaise, de Louise Colet ne retrouvait pas son amour de Venise. Sa rupture avec Lélia avait flétri en lui la foi et l'espérance.
—Après la plainte de sa lassitude infinie et le chant de son désespoir, après la Nuit de Mai et la Nuit de Décembre, il se révolte contre sa douleur, en prend à témoin le poète «qui sait aimer», puis se relève à la pensée de l'immortalité. C'est la Lettre à Lamartine (février 1836):
Créature d'un jour qui t'agites une heure,
De quoi viens-tu te plaindre et qui te fait gémir?
..................................................
Tes os dans le cercueil vont tomber en poussière;
Ta mémoire, ton nom, ta gloire vont périr,
Mais non pas ton amour, si ton amour t'est chère:
Ton âme est immortelle et va s'en souvenir.
Cette austère consolation ne saurait suffire à son coeur. La créature est faite pour aimer, pour être aimée.
C'est la Nuit d'Août (1836):
Dépouille devant tous l'orgueil qui te dévore,
Coeur gonflé d'amertume et qui t'es cru fermé;
Aime, et tu renaîtras; fais-toi fleur pour éclore.
Après avoir souffert il faut souffrir encore;
Il faut aimer sans cesse après avoir aimé.
Mais le souvenir de l'unique aimée veille. Le retour invincible au passé apporte la colère, la haine et le pardon... Il faudrait citer toute la Nuit d'Octobre (1837):
...Vous saurez tout, et je vais vous conter
Le mal que peut faire une femme;
Car c'en est une, ô mes pauvres amis
(Hélas! vous le saviez peut-être)!
C'est une femme à qui je fus soumis,
Comme le serf l'est à son maître.
Joug détesté! c'est par là que mon coeur
Perdit sa force et sa jeunesse;
Et cependant, auprès de ma maîtresse,
J'avais entrevu le bonheur.
Près du ruisseau, quand nous marchions ensemble,
Le soir sur le sable argentin,
Quand devant nous le blanc spectre du tremble
De loin nous montrait le chemin;
Je vois encore, aux rayons de la lune,
Ce beau corps plier dans mes bras...
N'en parlons plus...—je ne prévoyais pas
Où me conduisait la Fortune.
Sans doute alors la colère des dieux
Avait besoin d'une victime;
Car elle m'a puni comme d'un crime
D'avoir essayé d'être heureux.
Va-t'en, retire-toi, spectre de ma maîtresse!
Rentre dans ton tombeau, si tu t'en es levé;
Laisse-moi pour toujours oublier ma jeunesse,
Et, quand je pense à toi, croire que j'ai rêvé!
Honte à toi qui la première
M'as appris la trahison,
Et d'horreur et de colère
M'as fait perdre la raison!
Honte à toi, femme à l'oeil sombre,
Dont les funestes amours
Ont enseveli dans l'ombre
Mon printemps et mes beaux jours!
C'est ta voix, c'est ton sourire,
C'est ton regard corrupteur,
Qui m'ont appris à maudire
Jusqu'au semblant du bonheur,
C'est ta jeunesse et tes charmes
Qui m'ont fait désespérer,
Et si je doute des larmes,
C'est que je t'ai vu pleurer.
O mon enfant! plains-la, cette belle infidèle,
Qui fit couler jadis les larmes de tes yeux;
Plains-la! c'est une femme, et Dieu t'a fait, près d'elle,
Deviner, en souffrant, le secret des heureux.
Sa tâche fut pénible; elle t'aimait peut-être;
Mais le destin voulait qu'elle brisât ton coeur.
Elle savait la vie et te l'a fait connaître;
Une autre a recueilli le fruit de ta douleur.
Plains-la! son triste amour a passé comme un songe;
Elle a vu ta blessure et n'a pu la fermer.
Dans ses larmes, crois-moi, tout n'était pas mensonge,
Quand tout l'aurait été, plains-la! tu sais aimer.
Je te bannis de ma mémoire,
Reste d'un amour insensé,
Mystérieuse et sombre histoire
Qui dormiras dans le passé!
Et toi qui, jadis, d'une amie
Portas la forme et le doux nom,
L'instant suprême où je t'oublie
Doit être celui du pardon.
Pardonnons-nous;—je romps le charme
Qui nous unissait devant Dieu;
Avec une dernière larme
Reçois un éternel adieu.
George Sand n'avait pas l'âme d'une inconsolable. Sa romanesque sensibilité se canalisait vite en littérature. Une imagination pratique la tempérait, qui lui laissait peu croire aux cris désespérés des poètes, à la sincérité de leur douleur. Navrante est sa première impression des Nuits de Mai et de Décembre: «Je n'ai pas vu Musset, écrit-elle à Liszt, je ne sais s'il pense à moi, si ce n'est quand il a envie de faire des vers et de gagner cent écus à la Revue des Deux Mondes. Moi je ne pense plus à lui depuis longtemps, et même je vous dirai que je ne pense à personne dans ce sens-là. Je suis plus heureuse comme je suis que je ne l'ai été de ma vie. La vieillesse vient. Le besoin des grandes émotions est satisfait outre mesure153...»
Elle comprendra mieux la Confession d'un Enfant du siècle. Le poète lui est plus indulgent, puisqu'il prend pour lui tous les torts. Elle fait part de l'émotion que lui a donnée cette lecture à une nouvelle amie, Mme d'Agoult, qui cache à Genève sa lune de miel avec Liszt:
... Je vous dirai que cette Confession d'un Enfant du siècle m'a beaucoup émue en effet. Les moindres détails d'une intimité malheureuse y sont si fidèlement rapportés depuis la première heure jusqu'à la dernière, depuis la soeur de charité jusqu'à l'orgueilleuse insensée, que je me suis mise à pleurer comme une bête en fermant le livre. Puis, j'ai écrit quelques lignes à l'auteur pour lui dire je ne sais quoi: que je l'avais beaucoup aimé, que je lui avais tout pardonné, et que je ne voulais jamais le revoir. Ces trois choses sont vraies et immuables. Le pardon va chez moi jusqu'à ne jamais concevoir une pensée d'amertume contre le meurtrier de mon amour, mais il n'ira jamais jusqu'à regretter la torture. Je sens toujours pour lui, je vous l'avouerai bien, une profonde tendresse de mère au fond du coeur. Il m'est impossible d'entendre dire du mal de lui sans colère, et c'est pourquoi quelques-uns de mes amis s'imaginent que je ne suis pas bien guérie. Je suis aussi bien guérie cependant de lui que l'empereur Charlemagne du mal de dents. Le souvenir de ses douleurs me remue profondément quand je me retrace ces scènes orageuses. Si je les voyais se renouveler, elles ne me feraient plus le moindre effet. Je n'ai plus la foi. Ne me plaignez donc pas, belle et bonne fille de Dieu. Chacun goûte un bonheur, selon son âme. J'ai longtemps cru que la passion était mon idéal. Je me trompais, ou bien j'ai mal choisi154.
Cette page était sincère. George Sand apparaît à la fois comme une amoureuse romanesque et une amante pessimiste, en cela semblable à Chateaubriand son maître155. Un éternel conflit entre son imagination et son expérience, l'empêchant de s'abîmer dans une passion, lui a gardé son optimisme. Sa liaison avec Musset, si meurtrière à l'âme du poète, si elle lui fut douloureuse entre toutes, la posséda moins cependant que ses liaisons avec Michel de Bourges et Pierre Leroux, en qui elle trouvait les dominateurs dont avait besoin son orgueil. Chopin comme Musset, enfants trop sensibles, devaient s'y briser.
Note 155: (retour) La psychologie de Lélia n'est pas sans rappeler un peu celle de René, avec moins de race toutefois dans la mélancolie. Ne pourrait-on pas appliquer à tous deux cette observation de M. Albalat dans une pénétrante étude sur Chateaubriand et ses amoureuses: «Ses amours ne furent ni spontanées ni involontaires; il répondit presque toujours aux sentiments qu'on éprouvait pour lui et il eut le tort de ne pouvoir s'en défendre plutôt que celui de les provoquer.» (ALBALAT, le Mal d'écrire, p. 269.)
Mais George Sand, dans son obsession même de la virilité, et son perpétuel besoin de se convaincre d'un tempérament qu'elle n'avait pas, était surtout trop aventureuse,—«curieuse excessive», la qualifiait Dumas fils156,—pour rester insensible au charme, sous les formes de la faiblesse, de la tendresse et de la poésie. Aussi les douleurs de Musset, qu'elle savait sincères, accompagnèrent-elles longtemps, et à ses propres yeux, la légende même de son âme.
Note 156: (retour) Lettre citée par M. Emile Berr, Figaro du 16 décembre 1896:
«Mme Sand a de petites mains sans os, moelleuses, ouateuses, presque gélatineuses. C'est donc fatalement une curieuse, excessive, trompée, déçue dans ses incessantes recherches, mais non une passionnée. C'est en vain qu'elle voudrait l'être, elle ne le peut pas; sa nature physique s'y refuse... etc.»
Ils s'écrivirent deux ou trois fois, depuis la rupture, avec un reste d'affection d'abord, puis, les amis aidant, avec aigreur. La réclamation réciproque de leurs lettres, où ils sentaient «avoir laissé une bonne part d'eux-mêmes», perpétua entre eux le malaise des souvenirs, jusqu'à la mort de Musset (1857). Dix-huit mois après, George Sand jugea bon de peindre à sa manière et d'interpréter en sa faveur ce douloureux roman d'amour. Paul de Musset lui répondit, puis d'autres s'en mêlèrent, et la légende était créée157.
Note 157: (retour) Outre Elle et Lui, Lui et Elle, Lui, de Mme Louise Colet, et les articles documentaires que nous avons signalés, le roman de George Sand et de Musset a encore suscité deux volumes, oubliés depuis la polémique de 1860: Eux, drame contemporain, par Moi (M. Alexis Doinet), et Eux et Elles, histoire d'un scandale, par M. de Lescure. Ajoutons qu'il a été mis au théâtre par un poète marseillais, M. Auguste Marin: Un amour de Musset, un acte en vers, 1879.
Les légendes ne se trompent guère. Ce livre vient de préciser ce qu'on avait pu pressentir des héros de cette aventure. Mère admirable et dangereuse amante, celle que Victor Hugo a appelée «la Grande Femme», Renan «la Harpe éolienne de notre temps», fut en effet mieux qu'une femme, la femme elle-même, dans son panthéisme d'amour et de pensée, sa bonté instinctive, sa fatalité d'élément. Trop généreux, trop faible aussi, pour la dompter ou se défendre d'elle, le poète de l'amour et de la jeunesse ne lui a répondu que par son génie. Or son génie était son coeur, et tous les coeurs ont pleuré sa souffrance.—«Paix et pardon, voilà toute la conclusion, écrivait George Sand à Sainte-Beuve; mais dans l'avenir un rayon de vérité sur cette histoire.» Il n'est d'autre vérité en amour que l'amour même. Musset avait pardonné lui aussi, pardonné en silence: il avait aimé George Sand jusqu'à son dernier jour.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION. I
I.—GEORGE SAND ET MUSSET EN 1833.
Leurs débuts.—Leur génie.—Leurs caractères.—Première jeunesse de George Sand.
II.—GEORGE SAND ET SES AMIS (janvier-juin 1833).
Sainte-Beuve.—Gustave Planche.—Liaison avec Mérimée.—Le groupe de la Revue des Deux Mondes.
III.—LES PREMIÈRES AMOURS DE GEORGE SAND ET DE MUSSET (juin-décembre 1833).
Relations d'amitié.—Lélia.—Musset et Gustave Planche.—L'intérieur de George Sand.—Le duel de Planche.—La forêt de Fontainebleau.—Départ pour l'Italie.
IV.—LE ROMAN DE VENISE (19 janvier-30 mars 1834).
La descente du Rhône: Stendhal.—A Gènes.—Arrivée à Venise.—A l'hôtel Danieli.—La maladie de Musset.—Le Dr Pagello.—Son journal.—La déclaration de Lélia.—George Sand et Pagello.—Lettre d'amour.—Jalousie de Musset.—Alfred Tattet à Venise.—Le chagrin de Musset.—Son départ.
V.—LA VIE DE GEORGE SAND ET DU Dr PAGELLO A VENISE (avril-août 1834).
Installation de George Sand.—Ses rapports avec M. Dudevant.—Pagello poète.—Les Lettres d'un voyageur.—La Casa Mezzani.—Giulia P...—Robert Pagello.
VI.—LE RETOUR DE MUSSET.—CORRESPONDANCE ENTRE PARIS ET VENISE (avril-août 1834).
Le voyage de Musset.—Antonio.—La lettre de Genève.—Souvenir des Alpes.—Arrivée de Musset à Paris.—Sa détresse physique et morale.—Convalescence d'amour.
VII.—G. SAND, PAGELLO ET MUSSET A PARIS (août-octobre 1834).
Voyage de G. Sand et de Pagello.—Leur arrivée à Paris.—Boucoiran.—Entrevue de G. Sand et de Musset.—Musset à Baden.—Lettres d'amour.—Pagello jaloux.—G. Sand à Nohant.—Retour de Musset.—Vie de Pagello à Paris.—Son départ.
VIII.—LE DRAME D'AMOUR (octobre 1834-mars 1835).
Reprise d'amour.—Impuissance de bonheur.—Nouvelle séparation.—Deuxième séjour à Nohant.—G. Sand revient désespérée.—Son Journal intime.—Delacroix, Liszt, Sainte-Beuve.—Humilité d'amour.—Lassitude de Musset.—Influence d'Alfred Tattet.—Troisième départ pour Nohant.—Deuxième reprise d'amour.—Sainte-Beuve, Boucoiran.—Rupture.
IX.—APRÈS LA RUPTURE.
Résignation et Indifférence.—Les Nuits.—Musset transformé.—Musset dandy.—Ses amis et son monde.—L'intempérance de Musset.—La passion chez G. Sand.—La femme de lettres.—Elle et Lui.—Leur légende.—Conclusion.