Une histoire d'Amour : George Sand et A. de Musset: Documents inédits, Lettres de Musset
Ella cessa de amare questo uomo per amarmi,
Ella potra cessar de amarmi per amar un altro.
Je ne crois pas que j'en puisse aimer un autre à présent, si je cessais de t'aimer.
Je vieillis et mon coeur s'épuise, mais je puis devenir de glace pour toi d'un jour à l'autre. Prends garde, prends garde à moi! Pour conserver mon amour et mon estime, il faut se tenir bien près de la perfection. Ah! c'est que l'amour est une chose si grande et si belle! L'amitié peut être oublieuse et tolérante. Je pardonne tout à mes amis, et il y en a parmi eux que j'aime sans pouvoir les estimer. Mais l'amour, selon moi, c'est la vénération, c'est un culte. Et si mon dieu se laisse tomber tout à coup dans la crotte, il m'est impossible de le relever et de l'adorer. Mais je suis stupide de te faire de pareilles remontrances. Est-ce que tu es capable de dire une injure ou une grossièreté à une femme! Non: pas même à celle qui te serait indifférente. C'est bien bête de ma part de le craindre et de me méfier. C'est toi au contraire qui dois te méfier de moi. Es-tu sûr que je sois digne d'un coeur aussi noble que le tien? Je suis si exigeante et si sévère, ai-je bien le droit d'être ainsi?
Mon coeur est-il pur comme l'or pour demander un amour irréprochable? Hélas! j'ai tant souffert, j'ai tant cherché cette perfection sans la rencontrer! Est-ce toi, est-ce enfin toi, mon Pietro, qui réaliseras mon rêve? Je le crois, et jusqu'ici je te vois grand comme Dieu. Pardonne-moi d'avoir peur quelquefois. C'est quand je suis seule et que je songe à mes maux passés que le doute et le découragement s'emparent de moi.
Quand je vois ta figure honnête et bonne, ton regard tendre et sincère, ton front pur comme celui d'un enfant, je me rassure et ne songe plus qu'au plaisir de te regarder. Tes paroles sont si belles et si bonnes! tu parles une langue si mélodieuse, si nouvelle à mes oreilles et à mon âme! Tout ce que tu penses, tout ce que tu fais est juste et saint. Oui, je t'aime, c'est toi que j'aurais dû toujours aimer. Pourquoi t'ai-je rencontré si tard? quand je ne t'apporte plus qu'une beauté flétrie par les années et un coeur usé par les déceptions—Mais non, mon coeur n'est pas usé. Il est sévère, il est méfiant, il est inexorable, mais il est fort, ce passionné. Jamais je n'ai mieux senti sa vigueur et sa jeunesse que la dernière fois que tu m'as couverte de tes caresses. (Un mot effacé.)
Oui, je peux encore aimer. Ceux qui disent que non en ont menti. Il n'y a que Dieu qui puisse me dire: «Tu n'aimeras plus.»—Et je sens bien qu'il ne l'a pas dit. Je sens bien qu'il ne m'a pas retiré le feu du ciel; et que, plus je suis devenue ambitieuse en amour, plus je suis devenue capable d'aimer celui qui satisfera mon ambition. C'est toi, oui, c'est toi. Reste ce que tu es à présent, n'y change rien. Je ne trouve rien en toi qui ne me plaise et ne me satisfasse. C'est la première fois que j'aime sans souffrir au bout de trois jours. Reste mon Pagello, avec ses gros baisers, son air simple, son sourire de jeune fille, ses caresses... son grand gilet, son regard doux... Oh! quand serai-je ici seule au monde avec toi? Tu m'enfermeras dans ta chambre et tu emporteras la clef quand tu sortiras, afin que je ne voie, que je n'entende rien que toi, et tu...
—Être heureuse un an et mourir. Je ne demande que cela à Dieu et à toi. Bonsoir, mio Piero, mon bon cher ami, je ne pense plus à mes chagrins quand je parle avec toi. Pourtant mentir toujours est bien triste. Cette dissimulation m'est odieuse. Cet amour si mal payé, si déplorable, qui agonise entre moi et Alf., sans pouvoir recommencer ni finir, est un supplice. Il est là devant moi comme un mauvais présage pour l'avenir et semble me dire à tout instant: «Voilà ce que devient l'amour.» Mais non, mais non, je ne veux pas le croire, je veux espérer, croire en toi seul, t'aimer en dépit de tout et en dépit de moi-même. Je ne le voulais pas. Tu m'y as forcée. Dieu aussi l'a voulu. Que ma destinée s'accomplisse.
Toute la femme est dans cette lettre. Point mauvaise, capable de dévouement passionné, mais fière, mais orgueilleuse indomptablement. Elle refusait son pardon au coeur aimant et faible qui avait pu, un jour, s'ennuyer d'elle: elle s'en savait maintenant profondément chérie. Mais c'est surtout à elle-même qu'elle devait ne point pardonner. Sa fierté n'eut point consenti à rendre un entraînement des sens responsable de l'abandon qui torturait le malheureux poète. Et la fatalité de sa nature la poussait à se justifier, au nom de sa dignité même, d'une revanche qu'elle pensait légitime, que demain peut-être elle maudirait...
Comment Musset fut-il éclairé sur la situation? La nuit de l'hôtel Danieli l'obsédait sans doute. Mais on avait tout fait pour lui persuader qu'il s'était trompé. Ce qui reste mystérieux, dans les tristes conditions de l'âme amoureuse, chancelante et si faible du malheureux poète, c'est la psychothérapie que lui imposa sa maîtresse. L'examen n'en saurait être que défavorable à George Sand, si surtout l'on s'arrête aux témoignages de Paul de Musset (Lui et Elle). D'après ces témoignages, un jeune philosophe de lettres, M. Charles Maurras, abordait récemment la question dans un judicieux article: «... On s'employa à le calmer, puis à le faire taire, puis à endormir ses soupçons. Tout fut bon pour cela. Il sortait du délire. On l'en avertit. On lui dit: «Il faut que vous ayez rêvé une fois de plus.» George, en outre, lui rappela les hallucinations qu'il avait eues dans son enfance et qui lui étaient même revenues devant elle.... Un jour qu'il répétait ce qu'il appelait ses rêveries de folles, l'on s'emporta jusqu'à lui faire la menace décisive, celle qu'il avait crainte jusqu'à ce moment de sa vie et dont il se souvint jusqu'au dernier soupir: on le menaça de la maison de santé... La peur acheva donc de dompter les révoltes et les inquiétudes d'Alfred. Il admit dès lors ce qu'il plut à George de conter. Il alla plus loin. A la longue, le souvenir de ces soupçons, également injurieux pour l'amour et l'amitié, le pénétrèrent de scrupules... Et ceci est la thèse même de la Confession d'un enfant du siècle100...»—C'est, je crois, beaucoup noircir George Sand; car elle était capable de l'aimer encore, et cette fois désespérément. Pourquoi ne pas s'en tenir à l'explication naturelle, la détresse des sens auprès d'un malade?... Mais que penser de la candeur du poète devant la subtile psychologie de son amie,—sa maîtresse vraiment,—quand nous aurons vu celle-ci lui écrire à Paris: «Oh! cette nuit d'enthousiasme où, malgré nous, tu joignis nos mains, en nous disant: «Vous vous aimez et vous m'aimez pourtant. Vous m'avez sauvé âme et corps!»—N'oublions pas qu'ils étaient à Venise, dans la Romantique éternelle, aimantés de fiévreuse folie par la ville d'amour.
La plus grave accusation portée contre George Sand par Paul de Musset, celle d'avoir greffé la terreur sur la jalousie dans les tourments du poète convalescent, mérite de nous arrêter. L'auteur de Lui et Elle donne encore son récit pour conforme à une dictée de son frère. Elle a été conservée: on ne peut guère mettre en doute l'authentique valeur de ce document. J'en dois aussi la communication à Mme Lardin de Musset. On comparera ce second récit «dicté par Alfred de Musset, en décembre 1852», avec le passage en question du roman:
Nous étions logés à Saint-Moïse, dans une petite rue qui aboutissait au traghetto du Grand-Canal. Je m'expliquai un soir avec George Sand. Elle nia effrontément ce que j'avais vu et entendu et me soutint que tout cela était une invention de la fièvre. Malgré l'assurance dont elle faisait parade, elle craignait qu'en présence de Pagello il lui devint impossible de nier, et elle voulut le prévenir, probablement même lui dicter les réponses qu'il devrait me faire lorsque je l'interrogerais. Pendant la nuit, je vis de la lumière sous la porte qui séparait nos deux chambres. Je mis ma robe de chambre et j'entrai chez George. Un froissement m'apprit qu'elle cachait un papier dans son lit. D'ailleurs elle écrivait sur ses genoux et l'encrier était sur sa table de nuit. Je n'hésitai pas à lui dire que je savais qu'elle écrivait à Pagello et que je saurais bien déjouer ses manoeuvres. Elle se mit dans une colère épouvantable et me déclara que si je continuais ainsi, je ne sortirais jamais de Venise. Je lui demandai comment elle m'en empêcherait. «En vous faisant enfermer dans une maison de fous», me répondit-elle. J'avoue que j'eus peur. Je rentrai dans ma chambre sans oser répliquer. J'entendis George Sand se lever, marcher, ouvrir la fenêtre et la refermer. Persuadé qu'elle avait déchiré sa lettre à Pagello et jeté les morceaux par la fenêtre, j'attendis le point du jour et je descendis en robe de chambre dans la ruelle. La porte de la maison était ouverte, ce qui m'étonna beaucoup. Je regardai dans la rue et j'aperçus une femme en jupon enveloppée d'un châle. Elle était courbée. Elle cherchait quelque chose à terre. Le vent était glacial. Je frappai sur l'épaule de la chercheuse, lui disant, comme dans le Majorat: «George, George, que viens-tu faire ici à cette heure? Tu ne retrouveras pas les morceaux de ta lettre. Le vent les a balayés; mais ta présence ici me prouve que tu avais écrit à Pagello.»
Elle me répondit que je ne coucherais pas ce soir dans mon lit; qu'elle me ferait arrêter tout à l'heure; et elle partit en courant. Je la suivis le plus vite que je pus. Arrivée au Grand-Canal, elle sauta dans une gondole, en criant au gondolier d'aller au Lido; mais je m'étais jeté dans la gondole, à côté d'elle, et nous partîmes ensemble. Elle n'ouvrit pas la bouche pendant le voyage. En débarquant au Lido, elle se remit à courir, sautant de tombe en tombe dans le cimetière des Juifs. Je la suivais et je sautais comme elle. Enfin elle s'assit épuisée sur une pierre sépulcrale. De rage et de dépit, elle se mit à pleurer: «A votre place, lui-dis-je, je renoncerais à une entreprise impossible. Vous ne réussirez pas à joindre Pagello sans moi et à me faire enfermer avec les fous. Avouez plutôt que vous êtes une c...—Eh bien! oui, répondit-elle.—Et une désolée c...», ajoutai-je.—Et je la ramenai vaincue à la maison.
Dans une longue note inédite ajoutée par elle-même à sa correspondance avec Musset, George Sand réfute, non sans indignation, ce qu'elle considère comme une calomnie. L'impartialité nous oblige à en donner un fragment,—non sans faire observer que si la dictée de Musset est postérieure de dix-huit ans aux faits qu'elle raconte, la rectification de George Sand est postérieure à la mort du poète101.
La lettre à laquelle il fait allusion dans celle qui précède, et qui a donné lieu à de si belles histoires (forme) neuf petites lignes écrites au crayon sur le revers d'une Canzonetta nuova, sopra l'Elisire d'Amore que l'on chantait et criait à un sou dans les rues de Venise. Il l'avait achetée le matin, et elle se trouvait sur la table. Il était alors tourmenté de visions et de soupçons jaloux. Elle le veillait toujours, bien qu'il fût en convalescence; mais il était souvent très agité. Le croyant endormi, et ne voulant pas l'éveiller en cherchant une plume et du papier, elle écrivit sur le verso de cette chanson:
«Egli e stato molto male, questa notte, poveretto! Credeva si vedere fantasmi intorno al suo letto e gridava sempre: «Son matto. (Je deviens fou.)» Temo molto per la sua ragione. Bisogna sapere dal gondoliere se non ha bevuto vino di Cipro, nella gondola, ieri. Se forse ubbri...» Ici elle fut interrompue; il avait fait un mouvement; elle mit ce qu'elle écrivait dans sa poche; il s'en aperçut et demanda à le voir; elle s'y refusa, promettant de le montrer plus tard. Elle ne pouvait le lui montrer que beaucoup plus tard.
Voici la traduction: «Il a été très mal cette nuit, le pauvre enfant! Il croyait voir des fantômes autour de son lit, et criait toujours: «Je suis fou! je deviens fou!» Je crains beaucoup pour sa raison. Il faut savoir du gondolier s'il n'a pas bu du vin de Chypre dans la gondole, hier. S'il n'était qu'ivre...» Probablement la phrase devait être terminée ainsi: «S'il n'était qu'ivre, ce ne serait pas si inquiétant102.»
Il éprouvait un insurmontable besoin de relever ses forces par des excitants, et deux ou trois fois, malgré toutes les précautions, il réussit à boire en s'échappant, sous prétexte de promenade en gondole. Chaque fois, il eut des crises épouvantables, et il ne fallait pas en parler au médecin devant lui, car il s'emportait sérieusement contre ces révélations. Comme lui-même craignait pour sa raison, il n'est pas étonnant non plus qu'elle ne voulût pas lui montrer cette phrase: «Temo molto per la sua ragione» et, comme pour lui ôter des soupçons qui, par moment, l'exaspéraient, elle n'osait plus parler de lui, à part, au médecin, c'est bien souvent sur des bouts de papier, glissés furtivement, qu'elle put lui rendre compte des crises dont il fallait qu'il fût informé.
Plus tard, elle consentit, à Paris, à lui remettre cette fameuse lettre. Elle eut tort; elle le croyait très calme et très guéri dans ce moment-là; il fut d'abord très reconnaissant et très consolé; mais son imagination, que les boissons excitantes ramenèrent bientôt aux accès de délire, travailla énormément cette phrase: «Temo molto per la sua ragione.» Il en parla peut-être à son frère: de là, l'épouvantable et infâme accusation de l'avoir menacé, à Venise, de la Maison des fous. Mais jamais une si méprisable idée ne lui est venue, à lui! Il était fantasque, injuste, fou réellement dans l'ivresse, mais jamais calomniateur de sang froid...
Après lecture de ce morceau, est-il permis de trouver au moins singulier, chez George Sand, cet obsédant besoin de se justifier, quand on connaît sa lettre,—évidemment antérieure à la scène évoquée,—sa lettre au docteur Pagello? Pouvait-elle espérer qu'elle resterait à jamais médite?—A moins d'admettre que cette nuit-là, précisément, elle n'écrivit à son amant nouveau—rien dont pût s'offenser son amant de la veille?... N'empêche qu'avec l'intimité que nous avons surprise entre elle et Pagello, l'obligation qu'elle s'imposera plus tard de démontrer son erreur à Musset dénote chez elle un instinct de dissimulation du plus obstiné féminisme.
Il n'en est pas moins vrai que le pauvre poète, s'il soupçonna seulement les liens qui unissaient maintenant son amie au docteur Pagello, n'ignora plus, après la scène du Lido, les sentiments qui avaient germé entre eux durant sa maladie. Pagello lui-même nous a appris, mais indirectement, par une confidence que nous transmet l'Illustrazione italiana de 1881, comment le poète fut instruit de sa disgrâce.
George Sand n'avait qu'une volonté. Nous l'avons vue écrire à Pagello qu'il fallait informer Musset par le plus court. Ainsi fut Fait.
«—Croyez-vous, Docteur, commença-t-elle froidement, qu'Alfred soit capable de supporter une forte émotion?
—Vous dites? demanda Pagello.
—Eh bien! je parlerai franchement. Cher Alfred, je ne suis plus votre maîtresse; je serai seulement votre amie. J'aime le docteur Pagello103...»
Paul de Musset donne une version équivalente. A l'en croire, Alfred, trop spirituel pour se fâcher et voyant la confusion de Pagello, aurait pardonné généreusement au jeune visiteur d'avoir su gagner l'affection de sa compagne104... Il omet d'ajouter que le malheureux poète, plus épris que jamais de celle qu'il venait de perdre, pleurait en silence des larmes de sang.
«J'aime le docteur Pagello.» Que cette parole ait été ou non dite, Musset, du moins, put conserver des doutes sur la nature des relations de George Sand avec leur nouvel ami. Ses lettres témoignent d'un souci constant de sa dignité à cet égard, d'un besoin de croire à la délicatesse de celle qui l'avait aimé. Elle prit soin d'ailleurs de l'entretenir dans cette illusion. Huit mois plus tard, rentrée elle-même à Paris, elle n'hésitait pas à le rassurer en ces termes:
Je n'ai à te répondre que ceci: Ce n'est pas du premier jour que j'ai aimé Pierre, et même après ton départ, après t'avoir dit que je l'aimais peut-être, que c'était mon secret et que n'étant plus à toi je pouvais être à lui sans te rendre compte de rien, il s'est trouvé dans sa vie, à lui, dans ses liens mal rompus avec ses anciennes maîtresses, des situations ridicules et désagréables qui m'ont fait hésiter à me regarder comme engagée par des précédents quelconques. Donc, il y a eu de ma part une sincérité dont j'appelle à toi-même et dont tes lettres font foi pour ma conscience. Je ne t'ai pas permis à Venise de me demander le moindre détail, si nous nous étions embrassés tel jour sur l'oeil ou sur le front, et je te défends d'entrer dans une phase de ma vie où j'avais le droit de reprendre les voiles de la pudeur vis-à-vis de toi. (Lettre d'octobre 1834.)
George Sand lui refusait donc «le droit de l'interroger sur Venise». Bien plus, dans les trois derniers chapitres de la Confession d'un enfant du siècle, où il expose, n'accusant toujours que lui-même, cette période navrée et résignée de son histoire, il semble appuyer sur cette conviction de sa détresse, qu'il ne s'agissait encore que d'un amour moral entre Smith et Brigitte Pierson.
Un jour cependant, un soir d'automne de la même année, George Sand écoutant le passé, reconnut sa part de faiblesse dans les misères de cet amour. Après un dernier adieu de celui qu'elle avait tant fait souffrir, elle s'était sentie l'adorer. Lélia pouvait-elle aimer autrement qu'avec désespoir?...—Adieu pour jamais! lui avait dit le poète, et, rentrée chez elle, seule avec sa douleur, elle essayait de la soulager dans une sorte de journal intime. Cette confession de huit jours, plus belle peut-être que tout ce qu'a écrit George Sand, est restée inédite. La jeune femme y apparaît à son tour très sincère—et bien misérable. Ce court fragment peut en donner l'idée:
Mon Dieu, rendez-moi ma féroce vigueur de Venise; rendez-moi cet âpre amour de la vie, qui m'a pris comme un accès de rage, au milieu du plus affreux désespoir; faites que je m'écrie encore: «Ah! l'on s'amuse à me tuer! L'on y prend plaisir; on boit mes larmes en riant! Eh bien, moi, je ne veux pas mourir; je veux aimer, je veux rajeunir, je veux vivre!» Mais comme cela est tombé! Dieu, tu le sais, comme tu m'as abandonnée après! C'était donc un crime? L'amour de la vie est donc un crime? L'homme qui vient dire à une femme: «Vous êtes abandonnée, méprisée, chassée, foulée aux pieds. Vous l'avez peut-être mérité. Eh bien, moi je n'en sais rien; je ne vous connais pas; mais je vois votre douleur, et je vous plains, et je vous aime. Je me dévoue à vous seule pour toute ma vie. Consolez-vous, vivez. Je veux vous sauver, je vous aiderai à remplir vos devoirs auprès d'un convalescent; vous le suivrez au bout du monde; mais vous ne l'aimerez plus, et vous reviendrez. Je crois en vous.» Un homme qui me disait cela pouvait-il me sembler coupable à ce moment-là? Et si, après avoir conçu l'espérance de persuader cette femme, emporté, lui, par l'impatience de ses sens ou bien par le désir de s'assurer de sa foi, avant qu'il fût trop tard, il l'obsède de caresses, de larmes, il cherche à surprendre ses sens par un mélange d'audace et d'humilité. Ah! les autres hommes ne savent pas ce que c'est que d'être adorée et persécutée et implorée des heures entières; il y en a qui ne l'ont jamais fait, qui n'ont jamais tourmenté obstinément une femme; plus délicats et plus fiers, ils ont voulu qu'elle se donnât, ils l'ont persuadée, obtenue et attendue. Moi, je n'avais jamais rencontré que de ces hommes-là. Cet Italien, vous savez, mon Dieu, si son premier mot ne m'a pas arraché un cri d'horreur! Et pourquoi ai-je cédé? Pourquoi? Pourquoi? Le sais-je? Je sais que vous m'avez brisée ensuite, et que, si s'est un crime involontaire, vous ne m'en avez pas moins punie, comme les juges humains punissent l'assassinat prémédité.
Dans cette crise de quelques jours, qui pesa comme une éternité sur son coeur, une visite inattendue vint tempérer les amertumes de Musset. Il avait un grand ami, Alfred Tattet, le meilleur de ses amis après son frère Paul qui fut le confident de toute sa vie. Fils d'un agent de change parisien, intelligent, mondain, artiste, élégant, désoeuvré, Tattet menait largement l'existence du dandy cultivé, où, plus fortuné, Musset l'eût suivi sans doute, au détriment de son génie. Les deux amis n'en partageaient pas moins les mêmes plaisirs. Et Musset faisait chaque automne de longs séjours chez les parents de Tattet, à Bury, dans la vallée de Montmorency.
L'affection qu'il garda toujours à cet intime compagnon de sa jeunesse est immortalisée par les stances bien connues des Premières poésies:
Dans mes jours de malheur, Alfred, seul entre mille, Tu m'es resté fidèle où tant d'autres m'ont fui. Le bonheur m'a prêté plus d'un lien fragile, Mais c'est l'adversité qui m'a fait un ami...
Le poète étant à Venise, Tattet, qui voyageait en Italie avec Virginie Déjazet, fit un détour pour l'aller voir. Il le trouva presque rétabli, comme en témoignent un billet de George Sand, acceptant d'aller au théâtre avec lui, et une lettre qu'il adressait lui-même à Sainte-Beuve, après avoir quitté son ami.—Elle nous renseigne sur l'affectueuse sollicitude de Sainte-Beuve et l'état précaire des pauvres amants de Venise. Voici la partie de cette lettre qui nous intéresse:
Je ne sais quel bon génie m'a conduit à Venise et m'a fait exécuter par moi-même et d'inspiration ce que votre lettre me recommandait avec tant d'instances. J'ai tâché, pendant mon séjour à Venise, de procurer quelques distractions à Mme Dudevant, qui n'en pouvait plus; la maladie d'Alfred l'avait beaucoup fatiguée. Je ne les ai quittés que lorsqu'il m'a été bien prouvé que l'un était tout à fait hors de danger, et que l'autre était entièrement remise de ses longues veilles.
Soyez donc maintenant sans inquiétude, mon cher M. de Sainte-Beuve; Alfred est dans les mains d'un jeune homme tout dévoué, très capable, et qui le soigne comme un frère. Il a remplacé auprès de lui un âne qui le tuait tout bonnement. Dès qu'il pourra se mettre en route, Mme Dudevant et lui partiront pour Rome, dont Alfred a un désir effréné. Vous les verrez avant moi qui vais continuer mon voyage; dites-leur donc de ma part à tous deux ce que votre éloquente amitié trouvera pour leur exprimer la mienne, qui n'est que bien tendre et bien dévouée105.
George Sand avait ouvert son coeur à ce cher camarade de Musset. Pagello lui-même s'était fait de lui un ami sincère. Tout a été conservé de leurs correspondances. Dans l'opinion qu'il devait emporter,—à part soi,—de cette aventure, l'aimable et faible Alfred Tattet semble avoir d'abord subi l'influence de George Sand. Nous le verrons plus tard essayant de détourner Musset de celle qui rendait sa vie si malheureuse.—Dans les confidences qu'elle lui avait faites à Venise, celle-ci lui avait-elle tout avoué? Le lecteur jugera, d'après ce fragment d'une de ses lettres à Tattet, ce qu'il lui convient de conclure:
...Si quelqu'un vous demande ce que vous pensez de la féroce Lelia, répondez seulement qu'elle ne vit pas de l'eau des mers et du sang des hommes, en quoi elle est très inférieure à Han d'Islande; dites qu'elle vit de poulet bouilli, qu'elle porte des pantoufles le matin et qu'elle fume des cigarettes de Maryland. Souvenez-vous tout seul de l'avoir vue souffrir et de l'avoir entendue se plaindre, comme une personne naturelle.—Vous m'avez dit que cet instant de confiance et de sincérité était l'effet du hasard et du désoeuvrement. Je n'en sais rien; mais je sais que je n'ai pas eu l'idée de m'en repentir et qu'après avoir parlé avec franchise pour répondre à vos questions, j'ai été touchée de l'intérêt avec lequel vous m'avez écoutée. Il y a certainement un point par lequel nous nous comprenons: c'est l'affection et le dévouement que nous avons pour la même personne. Qu'elle soit heureuse, c'est tout ce que je désire désormais. Vous êtes sûr de pouvoir contribuer à son bonheur, et moi, j'en doute pour ma part. C'est en quoi nous différons et c'est en quoi je vous envie. Mais je sais que les hommes de cette trempe ont un avenir et une providence. Il retrouvera en lui-même plus qu'il ne perdra en moi; il trouvera la fortune et la gloire, moi je chercherai Dieu et la solitude.
En attendant, nous partons pour Paris dans huit ou dix jours, et nous n'aurons pas, par conséquent, le plaisir de vous avoir pour compagnon de voyage. Alfred s'en afflige beaucoup, et moi je le regrette réellement. Nous aurions été tranquilles et allegri avec vous, au lieu que nous allons être inquiets et tristes. Nous ne savons pas encore à quoi nous forcera l'état de sa santé physique et moral. Il croit désirer beaucoup que nous ne nous séparions pas et il me témoigne beaucoup d'affection. Mais il y a bien des jours où il a aussi peu de foi en son désir que moi en ma puissance, et alors, je suis près de lui entre deux écueils: celui d'être trop aimée et de lui être dangereuse sous un rapport, et celui de ne l'être pas assez sous un autre rapport, pour suffire à son bonheur. La raison et le courage me disent donc qu'il faut que je m'en aille à Constantinople, à Calcutta ou à tous les diables. Si quelque jour il vous parle de moi et qu'il m'accuse d'avoir eu trop de force et d'orgueil, dites-lui que le hasard vous a amené auprès de son lit clans un temps où il avait la tôle encore faible et qu'alors n'étant séparé des secrets de notre coeur que par un paravent, vous avez entendu et compris bien des souffrances auxquelles vous avez compati. Dites-lui que vous avez vu la vieille femme répandre sur ses tisons deux ou trois larmes silencieuses, que son orgueil n'a pas pu cacher. Dites-lui qu'au milieu des rires que votre compassion ou voire bienveillance cherchait à exciter en elle, un cri de douleur s'est échappé une ou deux fois du fond de son âme pour appeler la mort106.
Quand George Sand adressait à Alfred Tattet ce beau discours résigné, elle s'était donnée à Pagello... Avec la santé lentement revenue, Musset avait trouvé la solitude. Et sans oser encore se convaincre de l'abandon de son amie, il pleurait ce qu'on lui démontrait avoir été sa faute impardonnable:
Il faudra bien t'y faire, à cette solitude,
Pauvre coeur insensé, tout prêt à se rouvrir,
Qui sais si mal aimer et sais si bien souffrir.
Il faudra bien t'y faire, et sois sûr que l'étude,
La veille et le travail, ne pourront te guérir.
Tu vas, pendant longtemps, faire un métier bien rude,
Toi, pauvre enfant gâté, qui n'as pas l'habitude
D'attendre vainement et sans rien voir venir.
Et pourtant, ô mon coeur, quand tu l'auras perdue,
Si lu vas quelque part attendre sa venue,
Sur la plage déserte en vain tu l'attendras,
Car c'est toi qu'elle fuit de contrée en contrée,
Cherchant sur cette terre une tombe ignorée
Dans quelque triste lieu qu'on ne te dira pas107...
Voici qu'approchait l'heure de son retour en
France. Après les orages probables qui l'assombrirent
pour toujours, le pauvre enfant faisait
un cruel retour au passé et sa faiblesse s'exhalait
dans cette plainte douloureuse108:
Toi qui me l'as appris, tu ne t'en souviens plus,
De tout ce que mon coeur renfermait de tendresse,
Quand dans la nuit profonde, ô ma belle maîtresse,
Je venais en pleurant tomber dans tes bras nus!
La mémoire en est morte, un jour te l'a ravie,
Et cet amour si doux qui faisait sur la vie
Glisser dans un baiser nos deux coeurs confondus,
Toi qui me l'as appris, tu ne t'en souviens plus!
Notes 107, 108: (retour) Vers publiès par la Revue de Paris du 1er nov. 1896.
On ne sait presque rien des derniers jours de Musset à Venise. Le 22 mars, George Sand devait partir avec lui,—sa lettre à Alfred Tattet en fait foi;—le 28 il part seul. «Les troisième, quatrième et cinquième chapitres de la Confession d'un enfant du siècle donnent une idée de ce qui a dû se passer durant ces quelques jours, a dit M. Maurice Clouard. Musset, apparemment, crut faire acte de grandeur d'âme et de générosité en partant seul, laissant George Sand, en compagnie de Pagello109.» J'estime, au contraire, que cette dernière semaine fut lamentable pour Musset. La jalousie torturait le malheureux, depuis sa vision de l'hôtel Danieli. Il n'avait pu prendre son parti de l'accord qu'avait ratifié sa faiblesse, autant qu'y avait consenti sa générosité. A en croire George Sand elle aima d'abord Pagello comme un père. A eux deux, ils avaient «adopté» Musset. Et lui-même, l'inconstant poète, aux premiers jours de lassitude de son amour, avant cette maladie où elle le soigna si maternellement, n'avait-il pas engagé Pagello à consoler cette compagne dont il se sentait excédé.... C'est la thèse d'Elle et Lui. Nous savons ce qu'il en faut penser. Mais on dut s'acharner à le persuader, pendant ces dernières semaines, qu'il avait, lui seul, préparé et voulu l'étrange situation où ils se débattaient tous les trois. Son bon sens lui montrait la chimère de cette poursuite du repos hors de la voie commune. Qu'il y eût ou non de sa faute dans la rupture, il aimait maintenant et n'était plus aimé. Un jour vint où, n'y tenant plus, il quitta ces amis qui devenaient amants de façon trop claire et trop prompte pour sa Tranquillité...
Une courte lettre de Musset, datée de Venise, nous fait entrevoir les orages qui ont précédé son départ. Elle nous apprend qu'il s'était déjà séparé de George Sand. Encore convalescent, il était sur le point de rentrer à Paris, accompagné seulement d'un domestique, le perruquier Antonio. Avant de quitter Venise, et la mort dans l'âme, il envoyait ce suprême adieu à sa bien-aimée:
Adieu, mon enfant.... Quelle que soit ta haine ou ton indifférence pour moi, si le baiser d'adieu que je t'ai donné aujourd'hui est le dernier de ma vie, il faut que tu saches qu'au premier pas que j'ai fait dehors, avec la pensée que je t'avais perdue pour toujours, j'ai senti que j'avais mérité de te perdre, et que rien n'est trop dur pour moi. S'il t'importe peu de savoir si ton souvenir me reste ou non, il m'importe à moi, aujourd'hui que ton spectre s'efface déjà et s'éloigne devant moi, de te dire que rien d'impur ne restera dans le sillon de ma vie où tu as passé, et que celui qui n'a pas su t'honorer quand il te possédait peut encore y voir clair à travers ses larmes, et t'honorer dans son coeur, où ton image ne mourra jamais. Adieu, mon enfant.
Un gondolier avait porté cette lettre à George Sand; Musset attendait devant la Piazzetta; elle lui répondit par ce billet au crayon, sur le verso:
Al signor A. de Musset in gondola, alla Piazzetta.
Non, ne pars pas comme ça! Tu n'es pas assez guéri, et Buloz ne m'a pas encore envoyé l'argent qu'il faudrait pour le voyage d'Antonio110. Je ne veux pas que tu partes seul. Pourquoi se quereller, mon Dieu? Ne suis-je pas toujours le frère George, l'ami d'autrefois111?
Note 110: (retour) Réglons une fois pour toutes cette question des avances d'argent, à propos de laquelle on a essayé de blâmer Musset, en citant ces deux fragments de leurs lettres.—D'Elle a Lui (du 29 avril 1834): «Je ne veux pas que tu songes à m'envoyer du tien, et ce que tu me dis à cet égard me fait beaucoup de peine. Ne te souviens-tu pas que j'ai ta parole d'honneur de ne pas songer à ce remboursement avant trois ans?»—De Lui à Elle (de l'hiver suivant): «Mon ange adoré, je te renvoie ton argent. Buloz m'en a envoyé....»
Musset partit le 29 mars, accompagné quelques heures par son amie. Avant de quitter Venise, il avait reçu d'elle un carnet de voyage qui s'ouvrait sur cette dédicace: A son bon camarade, frère et ami, sa maîtresse, GEORGE.—Que n'invoquait-elle aussi sa maternité, la meilleure corde de sa lyre!...
V
Musset a quitté Venise, à peine rétabli et le coeur bien malade. George Sand l'a confié à un domestique italien, Antonio, perruquier de son état, qui le suivra jusqu'à Paris. Elle-même l'accompagne quelques heures, jusqu'à Mestre. Quand ils se sont séparés, elle fait une petite excursion dans les Alpes en suivant la Brenta. «J'ai fait à pied jusqu'à huit lieues par jour, écrit-elle à Jules Boucoiran112, le précepteur de son fils, et j'ai reconnu que ce genre de fatigue m'était fort bon physiquement et moralement.» Dans la même lettre, elle reconnaît aussi que Musset «était encore bien délicat pour entreprendre ce voyage. Je ne suis pas sans inquiétude sur la manière dont il le sup portera; mais il lui était plus nuisible de rester que de partir, et chaque jour consacré à attendre le retour de la santé, la retardait au lieu de l'accélérer. Il est parti enfin, sous la conduite d'un domestique très soigneux et très dévoué. Le médecin m'a répondu de la poitrine, en tant qu'il la ménagerait; mais je ne suis pas bien tranquille.» Et elle rentre à Venise, «ayant sept centimes dans sa poche», pour installer sa vie nouvelle avec le docteur Pagello.
C'est du ton le plus dégagé qu'elle explique à ses correspondants son intention d'établir son «quartier général» à Venise, où elle peut travailler en paix et vivre économiquement. Elle compte rayonner dans la région des Alpes, en dépensant cinq francs par jour, pousser peut-être jusqu'à Constantinople (ce rêve de Constantinople reviendra longtemps dans ses lettres, comme un projet en l'air, de l'étudiante qui veillait en elle), aller ensuite passer les vacances à Nohant et retourner à ses lagunes. De sa liaison nouvelle, pas un mot à ses plus intimes amis; mais tout Paris en était bientôt informé.
Le plus tranquillement du monde et avec cette imperturbable sincérité qu'elle mettait à concilier son labeur et ses passions, elle associait sa vie à celle de Pagello. On est d'abord surpris de cette indépendance, si l'on songe qu'elle avait en France deux enfants qu'elle adorait et un mari qui s'accommodait encore de ces libertés d'existence. Mais à se rappeler ses débuts dans la vie littéraire, on s'en étonne moins.
Après deux ans et demi d'une organisation boiteuse, entre Nohant où elle se cloîtrait trois mois sur six et Paris où elle vivait selon sa fantaisie, la voici installée à Venise. Quand elle en partira, en juillet 1834, il y aura huit mois qu'elle n'aura revu ses enfants. L'un et l'autre sont en pension à Paris.
—La rumeur de ses amours en Italie devait hâter la rupture avec M. Dudevant, qui eut lieu en 1836. Elle s'en étonnera pourtant, dans cette sereine inconscience de ses torts qui lui faisait écrire quinze ans plus tard: «Je ne prévoyais pas que mes tranquilles relations avec mon mari dussent aboutir à des orages. Il y en avait eu rarement entre nous. Il n'y en avait plus depuis que nous nous étions faits indépendants l'un de l'autre. Tout le temps que j'avais passé à Venise, M. Dudevant m'avait écrit sur un ton de bonne amitié et de satisfaction parfaite, me donnant des nouvelles des enfants et m'engageant même à voyager pour mon instruction et pour ma santé. Ses lettres furent produites et lues dans la suite par l'avocat général, l'avocat de mon mari se plaignant «des douleurs que son client avait dévorées dans la solitude113.»
M. Dudevant laissa prononcer la séparation contre lui. Autant sa femme avait recherché l'éclat et le succès, autant il demandait le silence. Il finit taciturne et oublié, alors que le nom de George Sand devenait pour toute l'Europe synonyme de singularité et de génie.
—En 1834, George Sand installée à Venise, n'ayant publié que ses premiers romans, demi-chefs-d'oeuvre, ignore encore la gloire; mais, menant de front indomptablement son labeur et ses passions, déjà elle semble assurée de l'acquérir.
Voici sur cette époque de sa vie,—cinq mois dont on ne savait à peu près rien,—la suite du journal intime de Pagello:
Alfred de Musset guéri, partait en prenant sèchement congé de moi. George Sand abandonnait l'hôtel Royal114 et venait habiter un petit appartement à San Fantin. Venise n'est pas Paris, et comme j'étais connu de beaucoup, l'aventure fit du bruit.
Quatre jours après, mon père m'écrivit de Castel-Franco une longue lettre où il m'adressait les observations les plus raisonnables sur le mauvais pas que j'avais fait, et où il ordonnait à mon frère Robert, qui habitait avec moi, de s'éloigner de mon logis et de ma société tant que durerait cette liaison. Je prévoyais cette première amertume et je la supportai, sinon en paix, du moins avec assez d'aplomb. Plusieurs de mes clients et de mes amis, parmi lesquels beaucoup de personnes distinguées, souriaient en me rencontrant dans les rues; d'autres pinçaient les lèvres en me regardant, et évitaient de me saluer quand je paraissais sur la place avec la Sand à mon bras. Quelques femmes me complimentaient malicieusement. George Sand, avec cette perception qui lui était propre, voyait et comprenait tout, et lorsque quelque léger nuage passait sur mon front, elle savait le dissiper à l'instant avec son esprit et ses grâces enchanteresses. Nous vécûmes ainsi de février115 à août. Je vaquais le matin aux soins de ma profession; elle écrivait son roman de Jacques, dont elle me fit le protagoniste, exagérant mon caractère moral.
J'écrivais aussi; nous avons du moins travaillé ensemble aux Lettres d'un voyageur, où nous dépeignîmes en quelques croquis, et plutôt à sa façon qu'à la mienne, les coutumes de Venise et des environs. Quand elle n'écrivait pas, elle s'occupait volontiers des travaux féminins pour lesquels elle avait une adresse et un goût particuliers, jusqu'à vouloir meubler toute une chambre de sa main, rideaux, chaises, sofa, etc. Je ne sais ce qu'elle n'eût pas fait avec ses mains. Sobre, économe, laborieuse pour elle-même, elle était prodigue pour les autres. Elle ne rencontrait pas un pauvre à qui elle ne fît l'aumône. Je crois que ses plus gros gains seront prodigués en grande partie à autrui, peut-être sans discernement, peut-être à des escrocs et à des vicieux, parce que sa générosité manque de mesure jusqu'à l'avoir fait tomber souvent dans le besoin, avec des bénéfices de dix mille francs par an. Elle s'en confessa elle-même à moi, et je le vis bien, et je le sus encore à Paris, de quelques-uns de ses plus honnêtes amis. Maintenant, je reviens à mon histoire.
Donc, au mois d'août, elle m'apprit qu'il lui était absolument nécessaire d'aller pour quelque temps à Paris. Les vacances approchaient. Ses deux enfants sortaient du collège et ils avaient coutume de se rendre avec elle à la Châtre où elle passait l'automne avec son mari. En même temps, elle me témoignait un grand désir que je l'accompagnasse pour revenir ensuite à Venise ensemble. Je restai troublé et je lui dis que j'y penserais jusqu'au lendemain. Je compris du coup que j'irais en France et que j'en reviendrais sans elle; mais je l'aimais au delà de tout, et j'aurais affronté mille désagréments plutôt que de la laisser courir seule un aussi long voyage.
J'arrangeai pour le mieux mes affaires afin de recueillir un peu d'argent. Le jour suivant, je lui dis que je l'accompagnerais, mais que j'exigeais d'habiter seul à Paris et de n'être pas contraint de me rendre à la Châtre, voulant au contraire profiter de mon séjour dans cette grande capitale pour fréquenter les hôpitaux et en faire bénéficier ma profession. A l'accent un peu triste, mais décidé, avec lequel je prononçai ces paroles, elle me répondit: «Mon ami, tu feras ce qui te plaira le mieux.» Je l'avais comprise et elle m'avait compris. A partir de ce moment-là, nos relations se changèrent en amitié, au moins pour elle. Moi, je voulais bien n'être qu'un ami; mais je me sentais néanmoins amoureux....
Les impressions idéales de son séjour à Venise avec Pagello, George Sand les a immortalisées dans ses trois premières Lettres d'un voyageur. Elles sont dédiées à Alfred de Musset, «A un poète», et toutes mélancoliques de son souvenir. Dans la seconde, qui parut à la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1834, elle se met en scène (Beppa) avec tous ses attraits d'énigme vivante, ainsi que Pagello (sous le double masque de Pietro et du Docteur) et plusieurs de leurs familiers.
C'est un merveilleux tableau du charme de Venise. D'après un dire de l'éminent romancier vicentin Fogazzaro à M. Gaston Deschamps, on aurait là le plus fidèle portrait de la Reine des lagunes.
Pagello, lui-même, était gagné à cette exaltation. Il célébrait son amie dans une charmante Serenata en dialecte vénitien. Elle a été publiée en partie par George Sand, mais anonyme, dans la seconde des Lettres d'un voyageur. Une anthologie vénitienne de M. Raphaël Barbiera a révélé le véritable auteur, en donnant de nouvelles preuves de son talent de poète.—Traduisons quatre strophes de la Serenata:
«Ne sois plus tourmentée de pensers mélancoliques. Viens avec moi, montons en gondole, nous gagnerons la pleine mer.
... Oh! quelle vision! quel spectacle présente la lagune, lorsque tout est silence et que la lune brille au ciel!
... Abaisse ce voile, cache-toi; elle commence à paraître... si elle t'apercevait, elle pourrait devenir jalouse.
... Tu es belle, tu es jeune, tu es fraîche comme une fleur! Voici venir le temps des larmes; ris aujourd'hui et fais l'amour.»
Il faut lire la description féerique et si juste de ces adorables nuits de Venise, dans la Lettre de G. Sand, tout imprégnée de cette poésie.
Ses préoccupations ordinaires étaient plus prosaïques. Sa correspondance retentit d'une incessante réclamation d'argent à ses éditeurs. A l'en croire, elle aurait été réduite aux derniers expédients, «à coucher sur un matelas par terre, faute de lit». Les souvenirs de Pagello, que m'a transmis une lettre de sa fille, Mme Antonini, protestent contre cette excessive misère. Le ménage n'était pas riche, sans doute; mais on y vivait allègre, en travaillant. George nous apprend, dans une de ses lettres à Musset, que Pagello, très occupé par ses malades, «est dehors toute la journée, puis s'endort méthodiquement sur le sofa après le dîner, avec sa pipetta dans l'oeil comme la flûte de Deburau».
De son côté Pietro a conté que G. Sand écrivait de six à huit heures de suite, de préférence la nuit, buvant beaucoup de thé pour s'exciter au travail.
Le jeune médecin habitait une petite maison «modeste, mais jolie», la Casa Mezzani, en face le Ponte dei Pignoli. Avec lui vivait son frère, Roberto Pagello, employé à la Marine, garçon instruit et de belle humeur, et avec eux, parait-il, logée à côté de Lélia, une énigmatique personne, Giulia P..., dont l'existence vient de nous être révélée. Tout ce que nous en savons est dans une lettre de George Sand à Musset:
Ah! qu'est-ce que Giulia P...? Certainement, M. Dumas dirait de belles choses là-dessus. On dit dans la maison Mezzani que c'est la maîtresse des deux Pagello et qu'elle et moi sommes les deux amantes du docteur. C'est aussi vrai l'un que l'autre. Giulia est une soeur clandestine, une fille non avouée de leur père. Elle a quelque fortune, et comme elle a 28 ou 30 ans, elle est indépendante. Elle a une affaire de coeur à Venise et vient s'y établir dans quelques jours. Elle avait lu mes romans et professait pour moi un enthousiasme de fille romanesque. Nous avons fait connaissance et elle me plaît extrêmement. Nous avons donc fait ce plan de pot-au-feu qui me sera, je crois, agréable... Giulia est une créature sentimentale dont la figure ressemble effrontément à celle du père Pagello. C'est une pincée, demi-Anglaise, demi-Italienne, avec de grands cheveux noirs, de grands yeux bleus, toujours levés au ciel, maniérée avec grâce et gentillesse, pleureuse, exaltée, un peu folle, bonne comme Pagello. Elle chante divinement et je l'accompagne au piano. Le reste du temps elle fera l'amour ou lira des romans116.
On se demande ce que devait penser Musset à recevoir ces descriptions de la Casa Mezzani... Qu'ils y sont donc tous bons, voire excellents!
Mais nous n'avons pas tout dit. Pagello lui-même, le pacifique Pagello, se débattait entre ses amantes et ses amies, à en croire G. Sand: «C'est un don Juan sentimental qui s'est tout à coup trouvé quatre femmes sur les bras.» Et elle conte à Musset les scènes de jalousie d'une maîtresse délaissée, l'Arpalice, qui a fait chez Pagello une irruption inattendue «lui arrachant la moitié de ses cheveux, déchirant son bel vestito» et finalement lui faisant craindre, à elle, une coltellata dont s'épouvante la douce Giulia117.
Elle s'était donc installée dans ce curieux intérieur, heureuse et calme avec Pagello, courtoise et bonne camarade pour son frère. Celui-ci plaisantait le docteur sur la maigreur et la pâleur de la jeune femme. Un piquant souvenir du professeur Provenzal (cité par Mme Codemo)118 nous révèle les préférences de Robert Pagello pour la jeune servante de George Sand, la Catina, belle fille dont les joues fraîches contrastaient avec le teint olivâtre de Lélia. Il ne comprenait pas les enthousiasmes de son frère pour «cette maigreur de sardine» (quella sardella) et disait en son vénitien: «No so cossa de belo che el ghe trova mio fradelo; la mia Catina me piace megio.»
George Sand, très simplement, aidait la servante dans le ménage, et parfois se mêlait de cuisiner à sa façon. Ce qui donnait lieu à des repas d'anachorètes. Et Robert se plaignait gaiement de ce régime un peu bien romantique, et il disait préférer aux petits plats de George ses romans. Pour se reposer de la littérature, celle-ci, Pagello nous l'a conté, travaillait à l'aiguille ou dessinait. Le docteur conserve à Bellune un joli dessin à la plume exécuté et encadré par elle-même. Elle y avait inscrit les deux noms de ses enfants: Maurice, Solange... Mme Antonini, dans l'intéressante lettre où elle me résume des souvenirs qu'elle a cent fois entendu répéter à son père, s'efforce de rectifier «les exagérations et bévues» de tous ceux qui ont écrit sur la vie de George Sand à Venise. Elle me pardonnera de traduire ce fragment: «George Sand allait quelquefois, accompagnée de mon père, à l'église. Prosternée devant Celui qui accueille et pardonne tout, elle se couvrait la face de ses mains et pleurait. Mon père dit qu'elle avait toute l'étoffe nécessaire pour être le modèle des épouses et des mères. Affectueuse, charitable, industrieuse, toutes les heures qu'elle ne passait pas à écrire ou à visiter les monuments de Venise, elle travaillait à l'aiguille ou au tricot. Elle orna ainsi de ses mains toute une chambre à mon père. Mon oncle me rapportait qu'elle était toujours occupée; qu'un jour même elle lui fit présent de quatre paires de chaussettes, et lui dit en riant: «Voyez, Robert, je les ai mieux réussies que mes artichauts!»
Cette vie tranquille et modeste prit fin avec le départ de la malheureuse femme, rappelée par les vacances à Nohant. Elle emmenait le docteur Pagello.
VI
Et Musset, le pauvre Musset? Revenons à lui. C'est lui le vrai poète et l'amoureux sincère. Le spectacle de sa détresse nous détendra du petit train bourgeois de la romancière et du médecin.
Il est rentré à Paris le corps et l'âme à peine convalescents. George Sand a fait en lui un anéantissement dont il ne se remettra jamais.
Tous ses amis nous l'ont montré retrouvant plus tard des accents passionnés et navrants pour dépeindre le ravage de cet amour. Il en portera l'empoisonnement toute sa vie... Chenavard m'a conté maintes fois comment, au lit de mort, le malheureux poète gardait la hantise de «cette femme» et de ses grands yeux noirs qu'il avait tant aimés:
Ôte-moi, mémoire importune,
Ôte-moi ces yeux que je vois toujours!
George Sand a quitté Musset, à Mestre, le 29 mars, le soir même de son départ119. Ils se sont promis de s'écrire. L'adieu du poète n'a pas été sans un déchirement profond. Elle aussi, en le quittant, entendait bien ne pas le perdre. Il lui écrit le premier, de Padoue, le 2 avril 1834:
Tu m'as dit de partir et je suis parti; tu m'as dit de vivre et je vis. Nous nous sommes arrêtés à Padoue; il était 8 heures du soir et j'étais fatigué. Ne doute pas de mon courage. Écris-moi un mot à Milan, frère chéri, George bien-aimé.
Sans avoir reçu ce billet, George Sand avait écrit à Musset le 30 mars. Elle est aussitôt rentrée à Venise, lui dit-elle, et a couché chez les Rebizzo. Elle devait repartir le jour même pour Vicence, accompagner Pagello dans une visite médicale. «Elle n'en a pas eu la force, ne se sentant pas le courage de passer la nuit dans la même ville qu'Alfred sans aller l'embrasser encore le matin.» Aujourd'hui elle est à Trévise, avec Pagello qui retourne à Vicence, où elle veut coucher ce soir pour y trouver les nouvelles qu'Antonio doit lui avoir laissées à l'auberge.
... Adieu, adieu, mon ange, que Dieu te protège, te conduise et te ramène un jour ici si j'y suis. Dans tous les cas, certes, je te verrai aux vacances, avec quel bonheur alors! Comme nous nous aimerons bien! n'est-ce pas, n'est-ce pas, mon petit frère, mon enfant? Ah! qui te soignera, et qui soignerai-je? Qui aura besoin de moi, et de qui voudrai-je prendre soin désormais? Comment me passerai-je du bien et du mal que lu me faisais? Puisses-tu oublier les souffrances que je t'ai causées et ne te rappeler que les bons jours! le dernier surtout, qui me laissera un baume dans le coeur et en soulagera la blessure. Adieu, mon petit oiseau. Aime toujours ton pauvre vieux George.120
C'est la nature désordonnée de cette affection, qui allait à jamais empoisonner la vie d'Alfred de Musset. Pour avoir goûté à l'amour de cette femme, ou cru seulement trouver en elle de l'amour, il restait prisonnier d'un mirage. Sa vanité d'amant avait rejoint l'orgueil de sa maîtresse, pour les faire tous deux souffrir. S'il n'avait pas eu le courage de la quitter, elle n'avait pas eu la résignation de le perdre. Sa fatalité la faisait aussi attachante par un charme irritant d'énigme, que par une instinctive et apaisante bonté. Musset ne pouvait oublier tant de preuves d'affection et de sollicitude. Il la savait également sensible à la faiblesse éperdue de son amour et ne voulait se résoudre à penser qu'elle ne lui reviendrait jamais.
Il restait obsédé quand même par l'image du beau Vénitien dénué de ses tourments d'âme, qui l'avait supplanté.—Sans croire si mal faire, Pagello avait désiré, sollicité peut-être, les tendresses d'un coeur qui se déclarait libre. Pouvait-il se douter que le poète en recevrait si cruelle blessure, et prévoir telles conséquences à un caprice sans réflexion de l'homme gâté des femmes qu'il était.... Il allait lui-même en souffrir, maintenant, dans la stupeur d'une aventure où s'enchevêtraient trop de sentiments, pour sa psychologie saine. «Je ne te dis rien de Pagello, écrit George Sand à l'ami qu'elle quitte, sinon qu'il te pleure presque autant que moi, et que quand je lui ai redit tout ce dont tu m'avais chargé pour lui, il s'est enfui de colère et en sanglotant.»
Ils devaient souffrir tous les trois.—Musset poursuit son voyage, trop navré pour écrire encore, et Antonio est négligent. George Sand, restée douze jours sans nouvelles, se prend à songer à tout ce passé douloureux. Elle est inquiète, et voici qu'elle aime d'amour son absent. Elle a peur de l'avoir perdue, cette âme charmante et bonne jusqu'en ses erreurs, ce brave coeur d'enfant qu'elle avait si pleinement conquis! Où retrouvera-t-elle ces ineffables abandons de jeunesse et de poésie! Quel autre amant le ferait oublier!... Et l'angoisse déjà redouble sa tendresse... Pendant ce carnaval de 1834, bien triste pour elle, elle écrit son roman de Leone Leoni.—On a voulu y chercher une demi-autobiographie. Nous y retrouvons, en effet, les cruelles alternatives qui agitaient alors l'âme de la pauvre femme,—entre son affectueuse estime pour Pagello et son renaissant, son cher amour pour le poète qu'elle avait quitté, qu'elle laissait partir plutôt que de lui pardonner... Enfin elle reçoit, le 15 avril, une longue lettre de Genève, et sa joie lui dicte une lettre d'humble affection, un cantique d'actions, de grâces:
... J'étais au désespoir. Enfin j'ai reçu ta lettre de Genève. Oh! que je t'en remercie, mon enfant! qu'elle est bonne et qu'elle m'a fait de bien! Est-ce bien vrai que tu n'es pas malade, que tu es fort, que tu ne souffres pas? Ne crois pas, ne crois pas, Alfred, que je puisse être heureuse avec la pensée d'avoir perdu ton coeur. Que j'aie été ta maîtresse ou ta mère, peu importe; que je t'aie inspiré de l'amour ou de l'amitié, que j'aie été heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ne change rien à l'état de mon âme à présent. Je sais que je t'aime, et c'est tout121.... Quelle fatalité a changé en poison les remèdes que je t'offrais? Pourquoi, moi qui aurais donné tout mon sang pour te donner une nuit de repos et de calme, suis-je devenue pour toi un tourment, un fléau, un spectre? Quand ces affreux souvenirs m'assiègent (et à quelle heure me laissent-ils en paix?) je deviens presque folle. Je couvre mon oreiller de larmes, j'entends ta voix m'appeler dans le silence de la nuit. Qu'est-ce qui m'appellera à présent? qui est-ce qui aura besoin de mes veilles? à quoi emploierai-je la force que j'ai amassée pour toi, et qui maintenant se tourne contre moi-même! Oh! mon enfant! mon enfant! que j'ai besoin de ta tendresse et de ton pardon! ne parle pas du mien, ne me dis jamais que tu as eu des torts envers moi; qu'en sais-je? Je ne me souviens plus de rien, sinon que nous avons été bien malheureux et que nous nous sommes quittés; mais je sais, je sens que nous nous aimerons toute la vie avec le coeur, avec l'intelligence, que nous tâcherons, par une affection sainte, de nous guérir mutuellement du mal que nous avons souffert l'un pour l'autre. Nous sommes nés pour nous connaître et pour nous aimer, sois-en sûr. Sans la jeunesse et la faiblesse que tes larmes m'ont causée un matin, nous serions restés frère et soeur. Nous savions que cela nous convenait, nous nous étions prédit les maux qui nous sont arrivés. Eh bien, qu'importe, après tout? nous avons passé par un rude sentier, mais nous sommes arrivés à la hauteur où nous devions nous reposer ensemble. Nous avons été amants, nous nous connaissons jusqu'au fond de l'âme, tant mieux. Quelle découverte avons-nous faite mutuellement qui puisse nous dégoûter l'un de l'autre? Tu m'as reproché, dans un jour de fièvre et de délire, de n'avoir jamais su te donner les plaisirs de l'amour. J'en ai pleuré alors, et maintenant je suis bien aise qu'il y ait quelque chose de vrai dans ce reproche, je suis bien aise que ces plaisirs aient été plus austères, plus voilés que ceux que tu retrouveras ailleurs. Au moins, tu ne te souviendras pas de moi dans les bras des autres femmes. Mais, quand tu seras seul, quand tu auras besoin de prier et de pleurer, tu penseras à ton George, à ton vrai camarade, à ton infirmière, à ton ami, à quelque chose de mieux que tout cela; car le sentiment qui nous unit s'est formé de tant de choses qu'il ne peut se comparer à aucun autre. Le monde n'y comprendra jamais rien. Tant mieux, nous nous aimerons et nous moquerons de lui. (Lettre des 15-17 avril.)
Dans la lettre de Musset, si espérée à Venise, la lettre de Genève, nous trouvons tout entier le poète, sa fière loyauté, sa tendresse sincère et la charmante fantaisie de son esprit. En voici un fragment qui éclairera mieux que tous les commentaires cette âme de génie, si noble et si faible à la fois, si nativement généreuse:
... Mon amie, je t'ai laissée bien lasse, bien épuisée de ces deux mois de chagrins. Tu me l'as dit d'ailleurs, tu as bien des choses à me dire. Dis-moi surtout que tu es tranquille, que tu seras heureuse. Tu sais que j'ai très bien supporté la route, Antonio doit t'avoir écrit. Je suis fort, bien portant, presque heureux. Te dirai-je que je n'ai pas souffert, que je n'ai pas pleuré bien des fois dans ces tristes nuits d'auberge? Ce serait me vanter d'être une brute, et tu ne me croirais pas. Je t'aime encore d'amour, George. Dans quatre jours, il y aura trois cents lieues entre nous. Pourquoi ne parlerais-je pas franchement? A cette distance-là, il n'y a plus ni violences ni attaques de nerfs. Je t'aime, je te sais auprès d'un homme que tu aimes, et cependant je suis tranquille. Les larmes coulent abondamment sur mes mains, tandis que je t'écris; mais ce sont les plus douces, les plus chères larmes que j'aie versées. Je suis tranquille. Ce n'est point un enfant épuisé de fatigue qui te parle ainsi. J'atteste le soleil que j'y vois aussi clair dans mon coeur que lui dans son orbite. Je n'ai pas voulu t'écrire avant d'être sûr de moi. Il s'est passé tant de choses dans cette pauvre tête! De quel rêve étrange je m'éveille!
Ce matin, je courais les rues de Genève en regardant les boutiques; un gilet neuf, une belle édition d'un livre anglais, voilà ce qui attirait mon attention.
Je me suis aperçu dans une glace, j'ai reconnu l'enfant d'autrefois. Qu'avais-tu donc fait, ma pauvre amie? C'était là l'homme que tu voulais aimer! Tu avais dix ans de souffrances dans le coeur; tu avais depuis dix ans une soif inextinguible de bonheur, et c'était là le roseau sur lequel tu voulais t'appuyer! Toi, m'aimer! Mon pauvre George, cela m'a fait frémir. Je t'ai rendu si malheureux! Et quels malheurs plus terribles n'ai-je pas été encore sur le point de te causer! Je le verrai longtemps, mon George, ce visage pâli par les veilles, qui s'est penché dix-huit nuits sur mon chevet! Je te verrai longtemps dans cette chambre funeste, où tant de larmes ont coulé! Pauvre George, pauvre chère enfant! Tu t'étais trompée. Tu t'es crue ma maîtresse, tu n'étais que ma mère.
Le ciel nous avait faits l'un pour l'autre; nos intelligences, dans leur sphère élevée, se sont reconnues comme deux oiseaux des montagnes; elles ont volé l'une vers l'autre; mais l'étreinte a été trop forte. C'est un inceste que nous commettions.
Eh bien! mon unique amie, j'ai été presque un bourreau pour toi, du moins dans les derniers temps. Je t'ai fait beaucoup souffrir. Mais, Dieu soit loué, ce que je pouvais faire de pis encore, je ne l'ai pas fait. Oh! mon enfant, tu vis, tu es belle, tu es jeune, tu te promènes sous le plus beau ciel du monde, appuyée sur un homme dont le coeur est digne de toi. Brave jeune homme! Dis-lui combien je l'aime, et que je ne puis retenir mes larmes en pensant à lui. Eh bien! je ne t'ai donc pas dérobée à la Providence? Je n'ai donc pas détourné de toi la main qu'il te fallait pour être heureuse? J'ai fait peut-être, en te quittant, la chose la plus simple du monde, mais je l'ai faite. Mon coeur se dilate malgré mes larmes. J'emporte avec moi deux étranges compagnons: une tristesse et une joie sans fin.
... Crois-moi, mon George; sois sûre que je vais m'occuper de tes affaires. Que mon amitié ne te soit jamais importune. Respecte-la cette amitié plus ardente que l'amour. C'est tout ce qu'il y a de bon en moi. Pense à cela, c'est l'ouvrage de Dieu. Tu es le fil qui me rattache à lui. Pense à la vie qui m'attend. (Lettre du 4 avril.)
George était donc bien rassurée sur le coeur de son poète.
Elle lui dissimulait encore la pleine vérité de ses relations avec Pagello, son installation complète chez lui:
«Je vis à peu près seule. Rebizzo vient me voir une demi-heure, le matin. Pagello vient dîner avec moi et me quitte à huit heures. Il est très occupé de ses malades dans ce moment-ci, et son ancienne maîtresse (l'Arpalice) qui s'est reprise pour lui d'une passion féroce depuis qu'elle le croit infidèle, le rend véritablement malheureux...» Nous savons ce qu'il faut penser de cette solitude de George Sand. Mais c'était alors charité de sa part, que de dissimuler à Musset sa vraie vie à Venise.
Sur le long et triste voyage du poète, nous ne savons d'autres détails que ceux qu'il donne dans ses lettres. Il n'avait de regards que pour sa douleur. Cette obsession d'une rupture qui devait laisser à son âme un inoubliable déchirement, ne quitta jamais sa mémoire. Ceux qui ont prétendu, et Paul de Musset lui-même, que le chagrin de cet amour perdu s'était peu à peu effacé de son coeur, négligent certains vers de lui, non point parfaits mais précieux pour sa biographie, Souvenir des Alpes, datés de 1851. Il y évoque simplement un épisode de sa vie intérieure pendant ce mélancolique retour en France, et on y sent des larmes.
Rappelons-en quelques strophes: ces vers sont parmi les derniers qu'ait publiés Musset:
Fatigué, vaincu, brisé par l'ennui,
Marchait le voyageur dans la plaine altérée,
Et du sable brûlant la poussière dorée
Voltigeait devant lui.
Devant la pauvre hôtellerie
Sur un vieux pont, dans un site écarté,
Un flot de cristal argenté
Caressait la rive fleurie.
Là le coeur plein d'un triste et doux mystère
Il s'arrêta silencieux,
Le front incliné vers la terre;
L'ardent soleil séchant les larmes dans ses yeux.
Aveugle, inconstante, ô fortune!
Supplice enivrant des amours!
Ôte-moi, mémoire importune,
Ôte-moi ces yeux que je vois toujours!
Pourquoi dans leur beauté suprême,
Pourquoi les ai-je vus briller?
Tu ne veux plus que je les aime,
Toi qui me défends d'oublier!
Comme après la douleur, comme après la tempête,
L'homme supplie encore et regarde le ciel,
Le voyageur levant la tête
Vit les Alpes debout dans leur calme éternel...
Après huit jours de route, il arrivait à Paris tout plein d'Elle. A peine installé, il s'occupait activement des affaires de son amie, négociant la cession de son roman d'André à Buloz. Il l'informait du résultat, la dissuadait de son éternel projet de voyage à Constantinople et lui contait sa nouvelle existence à Paris. «Je suis arrivé presque bien portant», disait-il.
... Je suis debout aujourd'hui, et guéri, sauf une fièvre lente, qui me prend tous les jours au lit, et dont je ne me vante pas à ma mère, parce que le temps seul et le repos peuvent la guérir. Du reste, à peine dehors du lit, je me suis rejeté à corps perdu dans mon ancienne vie. Comment le dire jamais ce qui s'est passé dans cette cervelle depuis mon départ? Mais, en somme, j'ai beaucoup souffert, et j'étais arrivé ici avec la ferme intention de me distraire et de chercher un nouvel amour.
Je n'ai pas encore dîné une fois chez ma mère. J'avais arrangé, avant-hier, une partie carrée avec D... On m'avait mis à côté de moi une pauvre fille d'Opéra, qui s'est trouvée bien sotte, mais moins sotte que moi. Je n'ai pu lui dire un mot et suis allé me coucher à huit heures. Je suis retourné dans tous les salons où mon impolitesse habituelle ne m'a pas ôté mes entrées. Que veux-tu que je fasse? Plus je vais, plus je m'attache à toi, et, bien que très tranquille, je suis dévoré d'un chagrin qui ne me quitte plus. (Lettre du 19 avril.)
La vérité est que l'infortuné revenant apparut lamentable à sa famille. «Il nous arriva, plus que jamais amoureux d'Elle, désolé de l'avoir quittée, et malade, malade, le pauvre enfant! m'a conté Mme Lardin de Musset. Maigre et les traits altérés, il avait perdu la moitié de ses cheveux; il se les arrachait par poignées. On lui voyait des plaques chauves sur la tête. Il avait les jambes enflées; il se mit au lit. Nous lui avions cédé, ma mère et moi, rue de Grenelle, notre appartement dont il avait envie,—qui donnait sur les jardins; il trouvait le papier de sa chambre trop triste.
«Il fut d'abord très sobre de confidences avec nous. J'étais une enfant.... Nous n'osions lui parler de rien. Ma pauvre mère avait été si inquiète122!»
«Après six semaines sans nouvelles, Paul était allé voir Buloz qui lui avait montré une lettre de George Sand, où elle disait Alfred très malade. Alors Paul avait songé à partir pour l'Italie; il m'en fit la confidence. Mais notre mère voulait savoir ce que George Sand avait écrit à Buloz. N'y tenant plus, elle courut chez lui. Il répondit évasivement: il avait égaré la lettre; il la lui enverrait.... Enfin, nous reçûmes d'Alfred cette lettre navrée que Paul a citée dans la Biographie.»
Alfred de Musset avait écrit régulièrement aux siens, jusqu'au milieu de février. Quand il tomba malade, il chargea George Sand de donner de ses nouvelles à sa mère. Il affirma toujours qu'elle l'avait fait. Aucune de ces lettres, presque quotidiennes disaient-ils, ne parvint à destination, alors que Buloz reçut toutes celles qu'on lui écrivait123.
La lettre si longtemps espérée du poète justifia l'inquiétude des siens.—«Le pauvre garçon, à peine relevé d'une fièvre cérébrale, parlait de se traîner, comme il pourrait, jusqu'à la maison. Car il voulait s'éloigner de Venise dès qu'il aurait assez de forces pour monter dans une voiture.
«Je vous apporterai, disait-il, un corps malade, une âme abattue, un coeur en sang, mais qui vous aime encore.»
«Il devait la vie aux soins dévoués de deux personnes qui n'avaient point quitté son chevet jusqu'au jour où la jeunesse et la nature avaient vaincu le mal.
«Pendant de longues heures, il était resté dans les bras de la mort; il en avait senti l'étreinte, plongé dans un étrange anéantissement. Il attribuait en partie sa guérison à une potion calmante, que lui avait administrée à propos un jeune médecin de Venise, et dont il voulait conserver l'ordonnance. «C'est un puissant narcotique, ajoutait-il; elle est amère, comme tout ce qui m'est venu de cet homme: comme la vie que je lui dois.» Cette ordonnance existe, en effet, dans les papiers d'Alfred de Musset. Elle est signée Pagello124.»
Nous savons dans quel état le poète rentra chez sa mère. La première fois qu'il voulut raconter les causes de son retour, il tomba en syncope.... Peu à peu il se rétablit. Le perruquier Antonio, son domestique improvisé, fut pris de nostalgie et regagna ses lagunes, avec une pacotille de parfumerie parisienne. Musset, à qui allait manquer ce vivant souvenir d'Italie, essaya de se distraire, et tout d'un coup reprit sa vie ancienne.
Nous avons vu comme il contait à George Sand cette tentative d'oubli; ce n'était que pour lui mieux confesser son incurable amour. Dans la même lettre, il lui dit avoir été chez elle, quai Malaquais, et n'avoir pu y rester, de tristesse. Il voudrait travailler; il ne peut pas: «dès que l'imbécile réfléchit un quart d'heure, voilà les larmes qui arrivent.»
... Mon amie, tu m'as écrit une bonne lettre; mais ce ne sont pas de ces lettres-là qu'il faut m'écrire. Dis-moi plutôt, mon enfant, que tu t'es donnée à l'homme que tu aimes, parle-moi de vos joies.—Non, ne me dis pas cela. Dis-moi simplement que tu aimes et que tu es aimée. Alors, je me sens plein de courage, et je demande au ciel que chacune de mes souffrances se change en joie pour toi. Alors, je me sens seul, seul pour toujours, et la force me revient, car je suis jeune, et la vie ne veut pas mourir dans sa sève. Mais songe que je t'aime, qu'un mot de toi pourra toujours décider de ma vie, et que le passé entier se retourne en l'entendant.
Il ne faut pas m'en vouloir, mon enfant, de tout cela. Je fais ce que je peux (peut-être plus). Songe qu'à présent il ne peut plus y avoir en moi ni fureur ni colère. Ce n'est pas ma maîtresse qui me manque. C'est mon camarade George. Je n'ai pas besoin d'une femme. J'ai besoin de ce regard que je trouvais à côté de moi pour me répondre. Il n'y a là ni amour importun, ni jalousie, mais une tristesse profonde....
Il parle encore à son amie de mauvais cancans répandus contre eux dans Paris, et lui envoie cette dernière tendresse:
Adieu, ma soeur adorée. Va au Tyrol, à Venise, à Constantinople; fais ce qui te plaît. Ris et pleure à ta guise. Mais le jour ou tu te retrouveras quelque part seule et triste, comme à ce Lido, étends la main avant de mourir et souviens-toi qu'il y a dans un coin du monde un être dont tu es le premier et le dernier amour. Adieu mon amie, ma seule maîtresse. Écris-moi surtout, écris-moi.
Cette lettre a trouvé G. Sand complètement rassurée sur le coeur de «son enfant». Sa réponse, du 29 avril, ne trahit pas l'angoisse éperdue de la précédente: il n'est plus question que d'amitié. Comme c'est féminin, comme c'est humain....
... Ta lettre est triste, mon ange, mais elle est bonne et affectueuse pour moi. Oh! quelle que soit la disposition de ton esprit, je trouverai toujours ton coeur, n'est-ce pas, mon bon petit? Je viens de recevoir ta lettre il y a une heure, et, bien qu'elle m'ait émue douloureusement en plus d'un endroit, je me sens plus forte et plus heureuse que je ne l'ai été depuis quinze jours. Ce qui me fait mal, c'est l'idée que tu ne ménages pas ta pauvre santé. Oh! je t'en prie à genoux, pas encore de vin, pas encore de filles! C'est trop tôt. Songe à ton corps qui a moins de force que ton âme et que j'ai vu mourant dans mes bras. Ne t'adonne au plaisir que quand la nature viendra te le demander impérieusement, mais ne le cherche pas comme un remède à l'ennui et au chagrin. C'est le pire de tous. Ménage cette vie que je t'ai conservée, peut-être, par mes veilles et mes soins. Ne m'appartient-elle pas un peu à cause de cela? Laisse-moi le croire, laisse-moi être un peu vaine d'avoir consacré quelques fatigues de mon inutile et sotte existence, à sauver celle d'un homme comme toi. Songe à ton avenir qui peut écraser tant d'orgueils ridicules et faire oublier tant de gloires présentes. Songe à mon amitié qui est une chose éternelle et sainte désormais et qui te suivra jusqu'à la mort. Tu aimes la vie et tu as bien raison. Dans mes jours d'angoisse et d'injustice, j'étais jalouse de tous les biens que tu pouvais et que tu devais me préférer.
Musset ne songe plus qu'au passé. Toute fierté lui est devenue impossible. Bien loin d'apaiser son amour, l'absence le lui fait tragique, pour l'aggraver d'une jalousie qu'il ne s'avoue pas à lui-même. Il aime maintenant sa douleur avec tout son être, tout son génie. Et gagnée elle-même à cette tendresse désespérée, l'infidèle va entretenir le feu sacré, fidèlement. Musset ne vivra plus que d'attendre le courrier de Venise....
Dans cette détresse, le pauvre enfant est du moins sûr de son amitié; il lui écrit (30 avril) quelle consolation il y trouve. Il a essayé vainement de reprendre son ancienne vie:
... Maintenant, c'est fini pour toujours: j'ai renoncé non pas à mes amis, mais à la vie que j'ai menée avec eux. Cela m'est impossible de recommencer, j'en suis sûr. Que je me sais bon gré d'avoir essayé! Sois fière, mon grand et brave George: tu as fait un homme d'un enfant. Sois heureuse, sois aimée, sois bénie, repose-toi. Pardonne-moi; qu'étais-je donc sans toi, mon amour? Rappelle-toi nos conversations dans ta cellule; regarde où tu m'as pris, et où tu m'as laissé. Suis ton passage dans ma vie; regarde comme tout cela est palpable, évident, comme t m'as dit clairement: «Ce n'est pas là ton chemin.»
Il la supplie de lui écrire souvent: «Songe à cela, je n'ai que toi. J'ai tout nié, tout blasphémé, je doute de tout hors de toi,... Néglige-moi, oublie-moi, qu'importe? Ne t'ai-je pas tenue dans mes bras?...»
... Sais-tu pourquoi je n'aime que toi? sais-tu pourquoi, quand je vais dans le monde à présent, je regarde de travers, comme un cheval ombrageux? Je ne m'abuse sur aucun de tes défauts. Tu ne mens pas, voilà pourquoi je t'aime. Je me souviens bien de cette nuit de la lettre. Mais dis-moi, quand tous mes soupçons seraient vrais, en quoi me trompais-tu? Me disais-tu que tu m'aimais? N'étais-je pas averti? Avais-je aucun droit? O mon enfant chérie, lorsque tu m'aimais, m'as-tu jamais trompé? Quel reproche ai-je jamais eu à le faire pendant sept mois que je t'ai vue, jour par jour? Et quel est donc le lâche misérable qui appelle perfide la femme qui l'estime assez pour l'avertir que son heure est venue? Le mensonge, voilà ce que j'abhorre, ce qui me rend le plus défiant des hommes, peut-être le plus malheureux. Mais tu es aussi sincère que tu es noble et orgueilleuse.
Il sent quelque chose en lui, maintenant d'inconnu, de meilleur: il le lui doit, pour avoir été son amant.... S'il a d'autres maîtresses, elles ne pourront être que jeunes: «Je ne pourrais avoir aucune confiance dans une femme faite; de ce que je t'ai trouvée, c'est une raison pour ne plus vouloir chercher.»
Pauvre victime de l'amour, il étale sa plaie inguérissable, avec le sentiment profond de sa faiblesse. Il est retourné quai Malaquais: il en est revenu «comme abruti pour toute la journée, sans pouvoir dire un mot à personne», ayant volé sur la toilette de son amie un petit peigne à moitié cassé qu'il traîne partout dans sa poche.... Elle lui a parlé de Pagello: il lui sait gré de cette preuve d'estime. Maintenant, il veut écrire leur roman, pour guérir son coeur, pour faire taire ceux qui diraient du mal d'elle. Car il la défie bien de l'empêcher de l'aimer. «Je t'ai si mal aimée! Il faut que je dise ce que j'ai sur le coeur.» Puis il revient à Pagello:
Dis à P... que je le remercie de t'aimer et de veiller sur toi comme il le fait. N'est-ce pas la chose la plus ridicule du monde que ce sentiment-là? Je l'aime, ce garçon, presque autant que toi. Arrange cela comme tu voudras. Il est cause que j'ai perdu toute la richesse de ma vie, et je l'aime comme s'il me l'avait donnée. Je ne voudrais pas vous voir ensemble. Oh! mon ange, mon ange, sois heureuse et je le serai.
Tout son coeur débile et généreux est dans cette lettre navrante. Il a si peur de la perdre tout entière, dès qu'elle n'est plus que son amie.
Maintenant George est forte de son empire sur cette âme désemparée. Elle lui répond (12 mai) que ses lettres «ne sont pas le dernier serrement de mains d'une amante qui le quitte, mais l'embrassement du frère qui lui reste».
Elle l'engage à aimer une femme jeune, belle, qui n'ait pas encore souffert. Quant à elle, désormais, elle aspire à une vie calme. «Ce brave Pagello qui n'a pas lu Lélia et qui n'y comprendrait goutte» n'a pas ses yeux à Lui, ses yeux pénétrants, pour s'inquiéter d'elle, quand elle fait «sa figure d'oiseau malade»:—«Je me laisse régénérer par cette affection douce et honnête: pour la première fois j'aime sans passion.»
Ses conseils à Alfred sont sages; elle paraît moins apaisée que triste. Sa lettre est longue comme un journal. Elle laisse couler son bavardage maternel: elle charge l'absent de maintes emplettes à lui expédier; elle lui raconte qu'elle écrit son roman de Jacques, et que Pagello veut traduire en italien leurs oeuvres à tous deux....
Cependant Musset, à qui n'était pas encore parvenue cette lettre de raison, sentait se creuser, chaque jour plus profond, le vide de son âme:
O la meilleure, la plus aimée des femmes! que de larmes j'ai versées! Quelle journée! je suis perdu, vois-tu! que veux-tu que je fasse? Tu verses sur ma blessure les larmes d'une amie, le baume le plus doux et le plus céleste qui coule de ton coeur. Et tout tombe comme une huile bouillante sur un fer rouge. Je voudrais être calme et fort, quand je t'écris; je me raisonne, je m'efforce; mais quand je prends la plume, et que je vois ce petit papier qui va faire, pour l'aller trouver, ces trois cents lieues que je viens de faire, et qu'il n'y a au monde que toi à qui je puisse parler de toi. Pas un ami, pas un être! Et qui, d'ailleurs, eu serait digne! Au milieu de mes chagrins, je sens bien que j'ai un trésor dans le coeur: je ne puis l'ouvrir à personne. Songes-tu à ce qui s'amasse pendant tant de nuits dans cette petite chambre, tant de jours solitaires? Et dès que je veux t'écrire, tout se presse jusqu'à m'étouffer. Mais je souffre, amie, et qu'importe de quoi je souffre? Tu me plaindras, tu ne te dégoûteras pas de moi. Figure-toi que c'est une autre que j'aime et que c'est une maladie que j'ai. Dieu m'est témoin que je lutte. Tu me dis que tu es dans un singulier état moral, entre une vie qui n'est pas finie et une autre qui n'est pas commencée. Et moi, ou penses-tu que j'en sois? En vérité, on dit que le temps guérit tout. J'étais cent fois plus fort le jour de mon arrivée qu'à présent. Tout croule autour de moi. Lorsque j'ai passé la matinée à pleurer, à baiser ton portrait, à adresser à ton fantôme des folies qui me font frémir, je prends mon chapeau, je vais et je viens. Je me dis qu'il faut en finir d'une manière quelconque. (Lettre du 10 mai.)
Aucune distraction ne réussit à le soulager. Il voudrait partir; il ira sans doute à Aix-les-Bains, en juillet, pour l'attendre à son retour de Venise.... «Si tu es seule, je reviendrai passer quelques mois avec toi. Si tu es avec Pietro, je vous serrerai la main et j'irai à Naples et de là à Constantinople, si je suis assez riche....»
... Tu me parles de gloire, d'avenir. Je ne puis rien faire de bon. A quoi bon dire ce que j'ai dans l'âme? J'étais muet quand je t'ai connue. A présent, je ne le suis plus. Mais je n'ai personne pour m'entendre, et je n'ai encore rien dit. Tout est là. J'étends les bras dans le vide, et rien! Eu vérité, je jette sur les femmes de bien tristes regards. J'ai encore un reste de vie à donner au plaisir et un coeur tout entier à donner à l'amour. Peut-être y en a-t-il qui accepteraient; mais moi, accepterai-je? Où me mène donc cette main invisible qui ne veut pas que je m'arrête? Il faut que je parle. Oui, il faut que je cesse de pleurer tout seul et de me manger le coeur, pour nourrir mon coeur. Il me faut un corps dans ces bras vides; il faut que j'aie une maîtresse, puisque je ne puis me faire moine. Tu me parles de santé, de ménagements, de confiance en l'avenir: tu me dis d'être tranquille, et c'est toi, toi qui viens de m'ouvrir les veines; tu me dis d'arrêter mon sang! Qu'ai-je fait de ma jeunesse? qu'ai-je fait même de notre amour? Vainement, j'ai pleuré une ou deux fois dans tes bras; que sais-tu de moi, toi que j'ai possédée? C'est toi qui as parlé: c'est toi dont la pitié céleste m'a couvert de larmes; c'est toi qui as laissé descendre sur ma tête le ciel de ton amour. Et moi, je suis resté muet.... J'ai cessé avec toi d'être un libertin sans coeur, mais je n'ai commencé à être autre chose que pendant trois matinées à Venise, et tu dormais pendant ce temps-là.
Ne me dis pas de raisonner; plus je vois de choses crouler sous mes pieds, plus je sens une force cachée qui s'élève, s'élève et se tend comme la corde d'un arc.
.... Ah! il y a six mois les chaleurs du printemps me faisaient le même effet que le vin de Champagne. Elles me conduisaient, au sortir de la table, à la première femme venue. Que je trouvasse là deux ou trois amis en train de chanter des chansons de cabaret; un cigare et un canapé, tout était dit; et si je pleurais une heure dans ma chambre, en rentrant, j'attribuais cela à l'excitation, à l'ennui, que sais-je? Et je m'endormais. J'en étais encore là quand je t'ai connue. Mais aujourd'hui, si mes sens me conduisaient chez une fille, je ne sais ce que je ferais. Il me semble qu'au moment de la crise, je l'étranglerais en hurlant.
... Et c'est à un homme qui fait du matin au soir de pareilles réflexions ou de pareils rêves que tu adresses cette lettre du Tyrol, cette lettre sublime125? Mon George, jamais tu n'as rien écrit d'aussi beau, d'aussi divin; jamais ton génie ne s'est mieux trouvé dans ton coeur. C'est à moi, c'est de moi, que tu parles ainsi? Et j'en suis là! Et la femme qui a écrit ces pages-là, je l'ai tenue sur mon sein! Elle y a glissé comme une ombre céleste, et je me suis réveillé à son dernier baiser. Elle est ma soeur et mon amie; elle le sait, elle me le dit. Toutes les fibres de mon corps voudraient s'en détacher pour aller à elle et la saisir! Toutes les nobles sympathies, toutes les harmonies du monde nous ont poussés l'un vers l'autre, et il y a entre nous un abîme éternel!
Eh bien, puisque cela était réglé ainsi, que cette Providence si sage me sauve ou me perde à son gré. J'ai horreur de ma vie passée, mais je n'ai pas peur de ma vie à venir. Si en m'ouvrant le coeur, le ciel n'a voulu que me préparer un nouveau moyen de souffrance, je subirai les conséquences de ma faiblesse et de ma vanité. Mais ce que j'ai dans l'âme ne mourra pas sans en être sorti.
Il dévore Wertlier et la Nouvelle Héloïse, ces folies sublimes dont il s'est tant moqué jadis. Il est ravagé par sa douleur. Il s'occupe pourtant toujours des affaires de son amie,—et toujours il pense à lui parler de Pagello:
Dis à Pietro que je voudrais bien lui écrire; mais je ne puis pas; je l'aime sincèrement et de tout mon coeur, mais je ne peux lui écrire. Il sait à présent pourquoi. (Lettre du 10 mai.)
Paul de Musset, dans la Biographie, expose longuement cet état navrant de l'âme de son frère pendant les premiers mois de son retour. Après d'infructueux essais de distraction, dans le monde et parmi d'anciens compagnons de plaisir, il retombait dans son besoin farouche de séquestration. Il subissait maintenant son chagrin. La musique le berçait dans une amère volupté. Certain concerto de Hummel que lui jouait sa jeune soeur et qui lui rappelait de douces soirées de Venise, l'arrachait par un enchantement soudain à cette morne solitude. Mais il n'y retombait que plus désespéré. Paul de Musset a donné des fragments d'un ouvrage inachevé de son frère, le Poète déchu, où cinq ans plus tard il retraçait fidèlement ce douloureux temps d'épreuve126:
«Je crus d'abord n'éprouver ni regret ni douleur de mon abandon. Je m'éloignai fièrement; mais à peine eus-je regardé autour de moi que je vis un désert. Je fus saisi d'une souffrance inattendue. Il me semblait que toutes mes pensées tombaient comme des feuilles sèches, tandis que je ne sais quel sentiment inconnu horriblement triste et tendre s'élevait dans mon âme. Dès que je vis que je ne pouvais lutter, je m'abandonnai a la douleur en désespéré. Je rompis avec toutes mes habitudes. Je m'enfermai dans ma chambre; j'y passai quatre mois à pleurer sans cesse, ne voyant personne et n'ayant pour toute distraction qu'une partie d'échecs que je jouais machinalement tous les soirs.
«La douleur se calma peu à peu, les larmes tarirent, les insomnies cessèrent. Je connus et j'aimai la mélancolie. Devenu plus tranquille, je jetai les yeux sur tout ce que j'avais quitté. Au premier livre qui me tomba sous la main, je m'aperçus que tout avait changé. Rien du passé n'existait plus, ou, du moins, rien ne se ressemblait. Un vieux tableau, une tragédie que je savais par coeur, une romance cent fois rebattue, un entretien avec un ami me surprenaient; je n'y retrouvais plus le sens accoutumé. Je compris alors ce que c'est que l'expérience, et je vis que la douleur nous apprend la vérité.
«Ce fut un beau moment dans ma vie, et je m'y arrête avec plaisir: oui, ce fut un beau et rude moment. Je ne vous ai pas raconté les détails de ma passion. Cette histoire-là, si je l'écrivais, en vaudrait pourtant bien une autre, mais à quoi bon? Ma maîtresse était brune; elle avait de grands yeux; je l'aimais, elle m'avait quitté; j'en avais souffert et pleuré pendant quatre mois; n'est-ce pas en dire assez?
«Je m'étais aperçu tout de suite du changement qui s'était fait en moi, mais il était bien loin d'être accompli. On ne devient pas homme en un jour. Je commençai par me jeter dans une exaltation ridicule. J'écrivis des lettres à la façon de Rousseau,—je ne veux pas vous disséquer cela.—Mon esprit mobile et curieux tremble incessamment comme la boussole, mais qu'importé si le pôle est trouvé? J'avais longtemps rêvé; je me mis enfin à penser. Je tâchai de me taire le plus possible. Je retournai dans le monde; il me fallait tout revoir et tout rapprendre....»
George est restée quinze jours sans répondre à Alfred. Dans sa lettre du 21 mai, elle est toute préoccupée des propos qu'Alexandre Dumas, Mme Dorval et surtout Planche auraient tenus sur son compte. Si ce dernier, dont la figure déplaît à Musset, a réellement parlé bassement de lui et insolemment d'elle, elle ne le reverra de sa vie.... Mais elle veut paraître détachée de ces misères. Et voici l'état de son coeur:
... J'ai là près de moi, mon ami, mon soutien; il ne souffre pas, lui, il n'est pas faible, il n'est pas soupçonneux, il n'a pas connu les amertumes qui t'ont rongé le coeur; il n'a pas besoin de ma force, il a son calme et sa vertu; il m'aime en paix, il est heureux sans que je souffre, sans que je travaille à son bonheur. Eh bien, moi, j'ai besoin de souffrir pour quelqu'un, j'ai besoin d'employer ce trop d'énergie et de sensibilité qui sont en moi. J'ai besoin de nourrir cette maternelle sollicitude qui est habituée à veiller sur un être souffrant et fatigué. Oh! pourquoi ne pouvais-je vivre entre vous deux et vous rendre heureux sans appartenir ni à l'un ni à l'autre! J'aurais bien vécu dix ans ainsi. Il est bien vrai que j'avais besoin d'un frère; pourquoi n'ai-je pu conserver mon enfant près de moi? Hélas! que les choses de ce monde sont vaines et menteuses, et combien le coeur de l'homme changerait s'il entendait la voix de Dieu! Moi, je l'écoute et il me semble que je l'entends, et pendant ce temps les hommes me crient: horreur, folie, scandale, mensonge! Quoi donc? Qu'est-ce? Et pourquoi ces malédictions? De quoi encore serai-je accusée?
... Oui, nous nous reverrons au mois d'août, quoi qu'il arrive, n'est-ce pas? Tu seras peut-être engagé dans un nouvel amour. Je le désire et je le crains, mon enfant. Je ne sais ce qui se passe en moi quand je prévois cela. Si je pouvais lui donner une poignée de main à celle-là! et lui dire comment il faut te soigner et t'aimer; mais elle sera jalouse, elle te dira: «Ne me parlez jamais de madame Sand, c'est une femme infâme.» Ah! du moins, moi je peux parler de toi à toute heure sans jamais voir un front rembruni, sans jamais entendre une parole amère. Ton souvenir est une relique sacrée, ton nom est une parole solennelle que je prononce le soir dans le silence des lagunes et auquel répond une voix émue et une douce parole, simple et laconique, mais qui me semble si belle alors!—io l'amo!—Peu importe, mon enfant, aime, sois aimé et que mon souvenir n'empoisonne aucune de tes joies. Sacrifie-le s'il le faut! Dieu m'est témoin pourtant que je mépriserais celui qui me prierait, non pas seulement de te maudire, mais de t'oublier.
L'amour, qui peu à peu l'abandonne, ne laissant subsister en elle qu'une maternelle amitié, l'amour, après ces longs jours de silence, s'est aussi assoupi chez son poète. La réponse de Musset, du 10 juin, témoigne d'une âme rassérénée. Sa santé n'a jamais été meilleure; il lui semble n'avoir plus de sens; il croit proche l'enthousiasme; il va aimer!... Mais les avances que lui font quelques femmes ne l'attirent guère. Il aime plus que jamais son Georgeot, «de cette amitié douce et élevée qui est restée entre eux comme le parfum de leurs amours». Or il existe, dit-il, des révélations: avec saint Augustin, il croit après avoir nié; mais il veut trouver un coeur vierge dans une femme intelligente.
... O mon Georgeot, que Dieu me protège! Je m'agenouille quelquefois en criant: «Que Dieu me protège, car je vais me livrer!» Cela est beau, n'est-ce pas, et effrayant en même temps, d'aller et de venir avec cette pensée-là: je vais me perdre ou me sauver! Prie pour moi, mon enfant; quoi qu'il doive m'arriver, plains-moi. Je t'ai connue un an trop tôt. J'ai cru longtemps à mon bonheur, à une espèce d'étoile qui me suivait. Il en est tombé une étincelle de la foudre sur ma tête, de cet astre tremblant. Je suis lavé par le feu céleste, qui a failli me consumer. Si tu vas chez Danieli, regarde dans le lit où j'ai souffert: il doit y avoir un cadavre; car celui qui s'en était levé n'est pas celui qui s'y était couché.
Comme il s'ouvre, amie bien-aimée, ce coeur qui s'était desséché! Comme chaque mot, chaque chose, chaque homme que je rencontre, fait se détendre une fibre! Comme tous les objets que je retrouve ici m'envoient à l'âme un rayon nouveau! Et comme tous ces rayons se pressent, se condensent, jusqu'à ce qu'ils aient trouvé une issue pour s'élancer de leur antre, et retourner, teints du sang de mes veines, dans la nature! Je vais au boulevard, au Bois, à l'Opéra, sur le quai, aux Champs-Elysées. Cela est doux et étrange, n'est-ce pas, de se promener tout jeune dans une vieille vie? X. (Tattet) est de retour. Il trouve, que je lui apparais sous un nouvel aspect, voilà son mot. Du reste, je bois autant de vin de Champagne que devant, ce qui le rassure.
Tu reviendras, n'est-ce pas? Je retrouverai mon bon et loyal camarade, avec son grand coeur et ses grands yeux? O mon petit ange, que tu es joli! Que tu m'es cher, toi, mon seul ami. Avec quel plaisir je sens, en t'écrivant, que mon coeur s'épanche avec confiance, avec amour, que je puis pleurer dans tes bras! Oh, Dieu merci! j'ai un ami: on ne me le volera pas; il prie pour moi, et moi pour lui. Si je ne t'avais pas connue et perdue, George, je n'aurais jamais compris ce que je devais être, et pourquoi ma mère a eu un fils. Quand nous étions ensemble, je laissais ma stupide jeunesse tomber lentement en poussière; mais je ne me rendais compte de rien de ce qui se passait en moi. Je me disais que cela valait toujours mieux que le passé. Je remettais au lendemain; je croyais qu'il serait toujours temps; je réfléchissais et je doutais. De plus, je suis d'une nature faible et oisive; la tranquillité de nos jours de plaisir me berçait doucement. Pendant ce temps là, Azraël a passé, et j'ai vu luire entre nous deux l'éclair de l'épée flamboyante. Chose étrange, je n'ai compris qu'il fallait faire usage de mes forces que lorsque j'ai senti qu'elles pouvaient manquer. J'avais une telle confiance, une si misérable vanité!
J'étais habitué depuis si longtemps à porter autour de moi tant de voiles bizarres! à m'ôter une partie avec l'un, une autre avec l'autre! Je n'ai compris que je pouvais aimer que lorsque j'ai vu que je pouvais mourir.
Adieu, ma bien-aimée; dis à Pietro que je l'embrasse et qu'il a tort de ne pas m'écrire. Cela me ferait plus de plaisir que je ne puis le dire.
Notre poète va décidément mieux: lui qui, le mois précédent, écrivait à son amie n'avoir pu se décider encore à aller voir son fils au collège: «il a une paire d'yeux noirs que je ne verrai pas sans douleur, je l'avoue», il écrit maintenant (10 juin) à la pauvre mère inquiète que son Maurice se porte bien: «Je viens de le voir à l'instant et il doit sortir avec moi dimanche.»
Le 15 juin, longue lettre de George tout à fait calme à Alfred à peu près guéri. Elle s'applaudit de l'apaisement de son ami, de son rétablissement corps et âme.—Pagello y ajoute un billet de sa main pour recommander à son malade de l'hôtel Danieli,—«qu'une affection liera toujours à lui d'une manière sublime pour eux deux, incompréhensible pour les autres»,—d'éviter l'intempérance et de se souvenir de certaine eau de gomme arabique, qu'il lui fit avaler à Venise. George a lu ce sermon sur le vin de Champagne: «Sois sûr, ajoute-t-elle à Alfred, que si Pagello en avait sous la main, il en boirait une bouteille à chaque point de son discours.»
Elle a traversé une grave disette d'argent. Musset s'est fort agité pour lui faire parvenir ce que lui devait Buloz. Mais son bon coeur est ému à la pensée qu'elle a pu souffrir de la gène. Il songe aussi à ses angoisses de mère; Boucoiran l'avait laissée sans nouvelles de ses enfants. Il s'inquiète surtout des tristesses profondes qu'il a cru deviner entre les lignes de la seconde de ses Lettres d'un voyageur—qu'il vient de porter à la Revue.—Il est découragé, triste, inquiet; il apparaît surtout bien las.
... Dis-moi de prendre ton fils ou ta fille par la main, de faire trois cents lieues pour te les amener, et de m'en revenir. Dis-moi de contracter pour toi une dette, que je ferais de si bon coeur et que je paierais ensuite par mon travail. Je ne suis qu'une pauvre paille dans le fleuve terrible qui t'entraîne; mais avant de céder au torrent, accroche-toi un instant à cette paille, ne fût-ce que pour qu'elle te suive dans l'Océan.
Buloz vient de m'apporter la Lettre que tu lui as envoyée pour la Revue127. Le coeur me bat si fort qu'il faut que je t'écrive ce que j'éprouve. Mon enfant, il y a dans la lettre un mot affreux, celui de suicide; quel que soit le degré de foi qu'on ajoute à cette pensée chez les autres, elle ne prouve pas moins une très grande souffrance. J'en ai ri souvent; mais depuis ces trois mois-ci, je ne ris plus de rien. Dis-moi, mon George, mon frère adoré, quand tu as écrit ce mot-là, était-ce seulement l'inquiétude que tu ressentais pour ton fils, jointe au désappointement de ne pas recevoir ce que tu attendais? Ne sont-ce enfin que des causes matérielles et réelles, qui t'inspiraient cette affreuse et poignante pensée? Il m'a semblé qu'une tristesse, étrangère à tout cela, dominait les autres motifs. Buloz lui-même s'est interrompu plusieurs fois en lisant, pour me dire: «Qu'a-t-elle donc? comme cela est triste!» Le pauvre homme, qui ne se doute de rien au monde, ne manquait pas, il est vrai, d'ajouter: «Mais vous ne l'avez pas quittée? Vous ne l'avez pas abandonnée?» Le pauvre garçon ne se doute pas du mal qu'il me fait avec ses questions. Mais il n'en est pas moins vrai que tu souffres; je sais bien que toute ta vie tu as pensé à la mort, que toute ta vie t'y a poussée, que cette idée t'est familière, presque chère; mais enfin elle ne se représente à toi avec force que lorsque tu souffres, et je ne puis croire qu'elle naisse d'elle-même dans une organisation aussi belle, aussi complète que la tienne, comme dans celle d'un Anglais pulmonique! Je te parle franchement, mon enfant; mais ne suis-je pas un ami? Ne m'as-tu pas permis de l'être?.... O mon enfant, la plus aimée, la seule aimée des femmes, je te le jure sur mon père; si le sacrifice de ma vie pouvait te donner une seule année de bonheur, je sauterais dans un précipice, avec une joie éternelle dans l'âme. Mais sais-tu ce que c'est que d'être là, dans cette chambre, seul, sans un ami, sans un chien, sans un sou, sans une espérance, inondé de larmes depuis trois mois, et pour bien des années; d'avoir tout perdu, jusqu'à ses rêves; de me repaître d'un ennui sans fin, d'être plus vide que la nuit; sais-tu ce que c'est que d'avoir pour toute consolation une seule pensée: qu'il faut que je souffre et que je m'ensevelisse en silence, mais que du moins tu es heureuse, peut-être heureuse par mes larmes, par mon absence, par le repos que je ne trouble plus! O mon amie, mon amie, si tu ne l'étais pas!... Certes, l'homme que tu as choisi ne peut avoir changé la vie qu'en bien. C'est une noble créature, bonne et sincère; il t'est dévoué, j'en suis sûr, et tu es trop noble toi-même pour ne pas lui rendre le même dévouement. Il t'aime, et comme tu dois être aimée. Je n'ai jamais douté de lui, et cette confiance, que rien ne détruira jamais, a été ma force pour quitter Venise, ma force pour y venir, pour y rester. Mais, hélas! je n'en suis pas à apprendre aujourd'hui quel hiéroglyphe terrible c'est que ce mot si souvent répété: le bonheur! O mon Dieu, la création tout entière frémit de crainte et d'espérance en l'entendant. Le bonheur, est-ce l'absence du désir? Est-ce de se sentir tous les atomes de son être en contact avec d'autres? Est-ce dans la pensée, dans les sens, dans le coeur que se trouve le bonheur? Qui sait pourquoi il souffre?
... Réponds-moi que tu es heureuse, afin que je retourne au pied de mon lit retrouver ma douleur courageuse et résignée, afin que l'idée de ton bonheur éveille encore un faible écho lointain dans le vide où je suis, et quelque chose comme un petit soupir de joie au milieu de tous ces affreux sanglots, que personne ne voit, si Dieu n'existe pas, ou ne les entend pas surtout. Pardonne-moi de te parler avec cette franchise; pardonne-moi de ne pouvoir imposer silence à mon coeur. Je suis muet depuis si longtemps et pour si longtemps! Parle-moi un peu de toi, fais-moi vivre un quart d'heure, car la mort se repent de m'avoir manqué là-bas, quand tes soins et tes veilles l'ont écartée de moi. Adieu, je n'en puis plus! (Lettre du 46 juin.)
George rassure cet ami trop vite inquiet: son idée de suicide, ce spleen toujours prêt à se réveiller au contact d'une contrariété ou d'un affront, «la suivra toujours probablement sans lui faire aucun bobo, car elle n'a ici aucun chagrin de coeur». Son Pagello est un ange; ses tracas matériels se sont dissipés. Dans un mois elle reverra ses enfants... Elle ajoute comme glose à cet exposé de sa tranquillité: «Tu as donc bien raison de dire que mon bonheur a pris sa source dans tes larmes, non pas dans celles de ton désespoir et de ta souffrance, mais dans celles de ton enthousiasme et de ton sacrifice... Rappelle-toi que tu m'as laissé un souvenir plus sûr et plus précieux que tous les souvenirs de la possession,» (Lettre du 26 juin.)
La dernière lettre de Musset adressée à Venise, le 10 juillet, a été détruite «parce qu'elle contenait une confidence». On en a gardé du moins quelques lignes relatives au retour attendu de George avec le «bon docteur», et ce trait qui nous prépare a la rencontre des amants:
«—Dites-moi, Monsieur, est-ce vrai que «Mme Sand soit une femme adorable?» Telle est l'honnête question qu'une belle bête m'adressait l'autre jour. La chère créature ne me l'a pas répétée moins de trois fois pour voir si je varierais mes réponses.—«Chante, mon «brave coq, me disais-je tout bas, tu ne me «feras pas renier, comme saint Pierre.»
VII
Apres cinq mois de vie commune à Venise, George Sand et Pagello partent pour Paris. Les dernières lignes que nous avons citées du naïf journal du docteur nous signalent chez eux un état d'âme assez mélancolique, sans le trop préciser. De George Sand elle-même nous n'apprendrons rien: nous savons qu'elle n'avoue jamais... Cette grande sincère—pour les autres—s'acharne à tout dissimuler de sa vie vraie... Déjà elle s'obstinait à réagir contre sa légende, légende qui offensait son âme hautaine et bourgeoise. Elle préludait à ce rôle de Matriarche qui devait faire vénérer sa vieillesse.
Lasse, à coup sûr, de sa médiocrité vénitienne et des petits intérêts de son honnête amant, elle ne songeait plus qu'à revoir ses enfants,—à retrouver aussi le poète qui l'avait quittée, qui l'adorait encore, qu'elle-même avait aimé jadis.
Ce départ de George Sand avec Pagello, après cinq mois de calme tête-à-têle, nous apparaît, pour lui, maussade et triste, mais pour elle libérateur. Son âme compliquée est-elle impatiente de nouvelles souffrances?... Reprenons le récit du docteur.
J'eus, avec beaucoup de difficultés, un passeport, et je partis avec elle pour Milan sans prendre congé de mes parents ni de mes amis, et sans dire à personne si ni quand je reviendrais.
De Milan, j'écrivis à mon père:
«Je n'ai pas répondu à la lettre dans laquelle tu me blâmais de vivre avec une étrangère, perdant ma jeunesse, ruinant ma carrière, reniant publiquement ces principes de morale chrétienne qui me furent inculqués par la meilleure des mères; je n'ai pas répondu à cette lettre parce que je ne savais pas me disculper et que je dédaignais de mentir avec de fausses promesses. Je te réponds aujourd'hui de Milan: je suis au dernier stade de ma folie et je dois le courir encore les yeux fermés, comme j'ai couru les autres. Demain, je pars pour Paris où je quitterai la Sand et je reviendrai t'embrasser, digne de toi. Je suis jeune et je pourrai refaire ma carrière. Toi, ne cesse pas de m'aimer et écris-moi à Paris.»
J'ai commencé mon histoire à contre-coeur; je la poursuis maintenant volontiers, parce que, à mesure que je la raconte, je me sens l'âme soulagée, comme celui qui confesse ses fautes. De Milan, nous allâmes, la Sand et moi, par Domo d'Ossola et le Simplon. Arrivés à Martigny, nous quittâmes la voiture et les bagages.
George Sand était en costume d'homme. A dos de mulet, nous avons franchi le col des Palmes et nous nous sommes transportés à Chamounix, où le jour suivant nous avons entrepris à pied l'ascension du Mont-Blanc avec une longue caravane d'Anglais, de Français, d'Allemands et d'Américains. Arrivés à la mer de Glace, après avoir examiné les fissures qui laissent voir l'épaisseur de la glace à 400 pieds de profondeur, après nous être réjouis de l'écho éclatant des Mortarets qui rebondissait avec un long hululement dans cette vallée désolée, hérissée de récifs de glace, parmi les neiges éternelles, nous sommes revenus à Chamonix, laissant quatre gentlemen anglais et un Américain poursuivre l'ascension jusqu'aux dernières aiguilles, avec leurs guides, et y passer la nuit. Plus tard je sus qu'un de ces jeunes gens perdit deux doigts de pied par suite de la gangrène de la gelée.—Le lendemain nous revenions à Martigny et de là nous nous mettions en route pour Genève.
A mesure que nous avancions, nos relations devenaient plus circonspectes et plus froides. Je souffrais beaucoup, mais je faisais mille efforts pour le cacher. George Sand était un peu mélancolique et beaucoup plus indépendante de moi. Je voyais douloureusement en elle une actrice assez coutumière de telles farces, et le voile qui me bandait les yeux commençait à s'éclaircir. Nous visitâmes Genève, marché de manufactures en or et en argent et en horlogerie. Mais ce qui me procura un grand plaisir, bien que je n'en pusse goûter pleinement aucun, ce furent ses délicieux environs, et tout d'abord le lac: il la côtoie d'une onde si limpide qu'on en peut voir les poissons frétiller à O pieds de profondeur, comme si on les avait dans la main. De plus, les bords du lac jusqu'à Lausanne sont un pays enchanté. Je n'oserais le décrire d'abord parce que vous avez l'intention de le visiter, puis parce que Voltaire et spécialement Rousseau les ont dépeints, comme personne ne les dépeindra plus. Après six ou sept jours passés à Genève, nous montâmes en diligence, et, par le Dauphiné et la Champagne, nous arrivâmes à Paris. A la station, George Sand trouva un de ses amis, M. Bouquereau (Boucoiran) qui l'accompagna chez elle, quai Voltaire, et moi à l'hôtel d'Orléans, rue des Petits-Augustins, dans une chambrette du troisième étage à 1 fr. 50 par jour.
La présence de Pagello allait être importune. Dans sa bonté, George Sand n'avait osé lui déconseiller le voyage, pour ne pas lui avouer l'affaiblissement de son amour.
Une mélancolie sans issue s'emparait du pauvre Italien, doublement exilé, dès son installation à Paris.
La vie monotone et bourgeoise endurée cinq mois à Venise, autant que cette étrange correspondance entretenue avec Musset,—et toujours exaltée, malgré l'espèce de lassitude que nous y avons constatée dès le mois de juin,—avaient préparé ce refroidissement graduel dans les relations de Lélia avec le docteur Pagello.
A peine rentrée à Paris, G. Sand voulut revoir Musset. Pagello dut y consentir, s'y résigner, et il en eut d'amers tourments. L'instinctive générosité de leur amie s'ingéniait à apaiser ces deux tristesses. Mais tous trois étaient malheureux.
Dans le rapport sensé qu'il fait de son séjour à Paris, Pagello ne prononce pas le nom de Musset, comme nous allons voir. A peine peut-on soupçonner, entre les lignes, qu'il connut ces cruelles divinations de la jalousie dont l'empoisonnement n'a pour remède que la fuite.
Gomme M. Boucoiran prenait congé de moi, las de corps et d'esprit, je me laissai tomber sur une chaise, et les coudes appuyés aux genoux, le front dans les mains, je me dis à moi-même: «Te voilà à Paris avec peu d'argent et une liaison dont il ne te reste qu'une amitié mal assurée. Elle succède en toi à une passion mal éteinte, en George Sand à un caprice satisfait et fini... Qui t'aidera et qui consolera tes douleurs solitaires? Alors, machinalement, je me levai, et machinalement j'ouvris ma malle pour en tirer quelques vêtements; et, tout en soulevant mon linge, je découvris un paquet que je connaissais bien, que je saisis et décachetai avec un grand respect. C'était le portrait de ma mère. Je le couvris de baisers et le plaçai sur une armoire qui faisait face au petit lit; ainsi je pouvais le voir toujours. Et je restai longtemps à le contempler. Je me sentis renouvelé; un courage spontané secourut mon âme abattue et une voix sembla me dire: «Tu retourneras dans ta patrie et tu y passeras des jours honorés et tranquilles; ta conduite à venir tirera des enseignements de tes erreurs passées; garde toujours dans ton esprit les principes que ta mère t'a fait sucer avec le lait;—toutes les joies terrestres qui iront contre ces préceptes te rendront malheureux.»
J'entendis frapper doucement à la porte de ma chambre; j'ouvris... C'était George Sand avec M. Boucoiran, qui venaient me chercher pour me mener dîner comme nous en étions convenus. Cette visite m'arracha âprement à une tranquille joie de l'esprit, et j'en fus presque dégoûté. Je me ressaisis et je sortis avec eux. J'allai donc dîner chez George Sand qui m'offrait la plus gentille hospitalité. Elle me proposa comme ami, presque comme frère, à M. Boucoiran. Elle voulait partir avec ses deux petits enfants pour la Châtre, le jour suivant, et moi j'avais manifesté la ferme volonté de ne pas la suivre. La Sand voyait toute la singularité de ma position, tous les sacrifices que j'avais faits à son amour: ma clientèle perdue, mes parents quittés et moi exilé sans fortune, sans appui, sans espérance. Elle me regardait fixement bien en face, stupéfaite de me voir tranquille et presque sérieux. Le colloque spirituel que je venais d'avoir avec ma mère m'avait rendu une paix que je ne connaissais plus depuis longtemps. Cette femme à l'oeil de lynx épiait mon coeur; mais elle en avait perdu le secret. Au milieu même de ses égarements tous consécutifs d'un premier faux pas, elle gardait un coeur de femme tendre, compatissant, industrieux pour les malheureux et intrépide pour le sacrifice...
Donc, à peine arrivée, presque indifférente soudain pour l'infortuné Pagello, George Sand revoit le poète. Et tous deux sont repris par leur ancien amour. La présence de l'Italien, la fâcheuse rumeur du monde ne troublent pas cette première ivresse. Mais voici qu'en se retrouvant ils ont retrouvé l'amertume. Quinze jours fiévreux et cruels, quinze jours seulement s'écoulent. Le sentiment de l'irréparable a surgi, poignant, chez Musset. Il souffre trop, veut partir.
... J'ai trop compté sur moi en voulant te revoir et j'ai reçu le dernier coup.
J'ai à recommencer la triste tâche de cinq mois de luttes et de souffrance. Je vais mettre une seconde fois la mer et la montagne entre nous. Ce sera la dernière épreuve: je sais ce qu'elle me coûtera; mais mon père de là-haut ne m'appellera pas lâche quand je paraîtra; devant lui. J'aurai tout fait pour tenter de vivre. J'attendrai de l'argent là-bas, et si Dieu le permet, je reverrai ma mère, mais je ne reverrai jamais la France. Je t'ai vue heureuse; je t'ai entendue dire que tu l'étais. Il m'eût été doux de rester votre ami, et que la douce joie de vos âmes eût été hospitalière envers ma douleur. Mais le destin ne pardonne pas.
... Le jour où j'ai quitté Venise, tu m'as donné une journée entière. Je pars aujourd'hui pour toujours; je pars seul, sans un compagnon, sans un adieu. Je te demande une heure et un dernier baiser. Si tu crains un moment de tristesse, si ma demande importune Pierre, n'hésite pas à me refuser. Ce sera dur, je ne m'en plaindrai pas. Mais si tu as du courage, reçois-moi seul, chez toi ou ailleurs, où tu voudras. Pourquoi craindrais-tu d'entendre hautement la voix solennelle de la destinée? N'as-tu pas pleuré hier, lorsqu'elle nous a murmuré à cette fenêtre entr'ouverte le triste air de ma pauvre valse? Ne pense pas retrouver jamais en moi ni orgueil offensé, ni douleurs importunes. Reçois-moi sur ton coeur, ne parlons ni du passé, ni du présent, ni de l'avenir. Que ce ne soit pas l'adieu de monsieur Un tel et de madame Une telle. Que ce soient deux âmes qui ont souffert, deux intelligences souffrantes, deux aigles blessés qui se rencontrent dans le ciel, et qui échangent un cri de douleur avant de se séparer pour l'éternité! Que ce soit un embrassement chaste comme l'amour céleste, profond comme la douleur humaine. O ma fiancée! Pose-moi doucement la couronne d'épines et adieu. Ce sera le dernier souvenir que conservera ta vieillesse d'un enfant qui n'y sera plus!
La demande a été accordée; Musset va revoir son amie une dernière fois. Il sera fort: sa résolution de partir est irrévocable.
...Que je sois au désespoir, cela est possible. Mais ce n'est pas le désespoir qui agit en moi. C'est moi qui le sens, qui le calcule et qui agis sur lui. Je t'en prie, pas un mot là-dessus, et ne crains pas qu'il m'échappe rien. Tu me dis que je me trompe sur ce que j'éprouve. Non, je ne me trompe pas. J'éprouve le seul amour que j'aurai de ma vie. Je te le dis franchement et hautement, parce que j'ai raisonné avec cet amour-là, jour par jour, minute par minute, dans la solitude et dans la foule, depuis cinq mois, que je sais qu'il est invincible, mais que tout invincible qu'il est, ma volonté le sera aussi. Ils ne peuvent se détruire l'un par l'autre; mais il dépend de moi de faire agir l'un plutôt que l'autre. Ne te donne pas la peine de penser à tout cela; il y a longtemps que j'y pense. Lorsque j'ai risqué de le voir, j'avais calculé toutes les chances: celle-là est sortie. Ne t'en afflige pas surtout, et sois sûre qu'il n'y a pas dans mon coeur une goutte d'amertume.
Il compte aller à Toulouse, puis chez son oncle Desherbiers, qui est sous-préfet de Lavaur; de là dans les Pyrénées et peut-être en Espagne.
Mais elle hésite maintenant à accepter ce rendez-vous. Suprême coquetterie de femme, ou crainte d'elle-même? Musset n'y tient plus; il supplie:
C'est trop ou trop peu. Manques-tu de courage? Revoyons-nous, je t'en donnerai. Parle ou ne parle pas; les lèvres des hommes n'ont pas de parole que je ne puisse entendre sans crainte. Tu me dis que tu ne crains pas de blesser Pierre. Quoi donc alors? Ta position n'est pas changée. Mon amour-propre, dis-tu? Écoute, écoute, George: si tu as du coeur, rencontrons-nous quelque part, chez moi, chez toi, au Jardin des Plantes, au Cimetière, au tombeau de mon père (c'est là que je voudrais te dire adieu). Ouvre ton coeur sans arrière-pensée; écoute-moi te jurer de mourir avec ton amour dans le coeur, un dernier baiser, et adieu! Que crains-tu? O mon enfant, souviens-toi de ce triste soir à Venise, où tu m'as dit que tu avais un secret. C'était à un jaloux stupide que tu croyais parler. Non, non, George, c'est à un ami.
C'est la Providence qui changea tout à coup l'homme à qui tu parlais. Rappelle-toi cela. Au milieu de cette vie de misères et de souffrances, Dieu m'accorde peut-être la consolation de t'être bon à quelque chose. Sois-en sûre, oui, je le sens là, je ne suis pas ton mauvais génie. Qui sait ce que le ciel veut de nous? Peut-être suis-je destiné à te rendre encore une fois le repos.
Songe que je pars, mon enfant. Ne fermons pas légèrement des portes éternelles. Et puis, avoir tant souffert pendant cinq mois, partir pour souffrir plus encore, partir pour toujours, te savoir malheureuse quand j'ai tout perdu pour te voir tranquille, et pas un adieu! Ah! c'est trop, c'est trop. Je suis bien jeune; mon Dieu, qu'ai-je donc fait?
Mais la pauvre femme se trouble: Pagello est malheureux. Elle répond à son amant:
Oui, il faut nous quitter pour toujours. Il est inquiet et il n'a pas tort, puisque tu es si troublé, et il voit bien que cela me fait du mal. Est-il possible, mon Dieu, que cela ne m'en fasse pas? Mais je pars pour Nohant, moi, je vais passer là les vacances avec mes enfants. Je ne veux pas que tu t'exiles à cause de moi. Je lui ai tout dit. Il comprend tout, il est bon. Il veut que je te voie sans lui une dernière fois et que je te décide à rester, au moins jusqu'à mon retour de Nohant. Viens donc chez moi, je suis malade pour sortir et il fait un temps affreux. Ah! ton amitié, ta chère amitié, je l'ai donc perdue, puisque tu souffres auprès de moi!
Écoutons, ici, la bien-disante Mme Arvède Barine: «Elle dépérissait, en effet, de chagrin. Pagello s'était éveillé, en changeant d'atmosphère, au ridicule de la situation: «Du moment «qu'il a mis le pied en France», écrit George Sand, «il n'a plus rien compris.» Au lieu du saint enthousiasme de jadis, il n'éprouvait plus que de l'irritation quand ses deux amis la prenaient à témoin de la chasteté de leurs baisers: «Le voilà qui redevient un être faible, «soupçonneux, injuste, faisant des querelles «d'Allemand et vous laissant tomber sur la tête ces pierres qui brisent tout.» Dans son inquiétude, il ouvre les lettres et clabaude indiscrètement.
«George Sand contemple avec horreur le naufrage de ses illusions. Elle avait cru que le monde comprendrait qu'il ne fallait pas juger leur histoire d'après les règles de la morale vulgaire. Mais le monde ne peut pas admettre qu'il y ait des privilégiés ou, pour parler plus exactement, des dispensés en morale. Elle lisait le blâme sur tous les visages, et pour qui? grand Dieu! Pour cet Italien insignifiant dont elle avait honte maintenant,128.»
Indulgentes réflexions! George Sand n'eut jamais honte de ses amants, tant qu'elle les aimait. Mais après avoir transfiguré à ses propres yeux sa faiblesse de Venise, jusqu'à s'en justifier, la voilà qui se laisse reprendre d'amour pour Musset, au vertige de son désespoir. Et presque fière de la mortelle emprise qu'elle sait avoir sur le poète, elle consent à lui dire un dernier adieu.—Cet adieu n'a pas été aussi triste qu'ils pouvaient, elle l'espérer, lui le craindre. Elle a cédé au suprême désir de son amant d'autrefois, insoucieuse de Pagello. Le lendemain, Musset, qui va décidément partir, lui adresse cette belle page triste—qu'on est tenté de trouver... littéraire:
Je t'envoie un adieu, ma bien-aimée, et je l'envoie avec confiance, non sans douleur, mais sans désespoir. Les angoisses cruelles, les luttes poignantes, les larmes amères ont fait place en moi à une compagne bien chère: la pâle mélancolie. Ce matin, après une nuit tranquille, je l'ai trouvée au chevet de mon lit, avec un doux sourire sur les lèvres. C'est l'amie qui part avec moi. Elle porte au front ton dernier baiser. Pourquoi craindrais-je de te le dire? N'a-t-il pas été aussi chaste, aussi pur que ta belle âme, ô ma bien-aimée? Tu ne te reprocheras jamais ces deux heures si tristes que nous avons passées; tu en garderas la mémoire. Elles ont versé sur ma plaie un baume salutaire. Tu ne te repentiras pas d'avoir laissé à ton pauvre ami un souvenir qu'il emportera, et que toutes les peines et toutes les joies futures trouveront comme un talisman sur son coeur entre le monde et lui.
Notre amitié est consacrée, mon enfant; elle a reçu hier, devant Dieu, le saint baptême de nos larmes. Elle est immortelle comme lui. Je ne crains plus rien, ni n'espère plus rien. J'ai fini sur la terre. Il ne m'était pas réservé d'avoir un plus grand bonheur. Eh bien, ma soeur chérie, je vais quitter ma patrie, ma mère, mes amis, le monde de ma jeunesse; je vais partir seul, pour toujours, et je remercie Dieu. Celui qui est aimé de toi ne peut plus maudire. George, je puis souffrir encore maintenant, mais je ne puis plus maudire.
Quant à nos rapports à venir, tu décideras seule sur quoi que ce soit qui regarde ma vie; parle, dis un mot, mon enfant, ma vie est à toi. Écris-moi d'aller mourir en silence dans un coin de la terre, à trois cents lieues de toi, j'irai. Consulte ton coeur, si tu crois que Dieu le le dit, tâche de défendre notre pauvre amitié, réserve-toi de pouvoir m'envoyer de temps en temps une poignée de main, un mot, une larme! Hélas! ce sont là tous mes biens. Mais si tu crois devoir sacrifier notre amitié, si mes lettres même hors de France troublent ton bonheur, mon enfant, ou seulement ton repos, n'hésite pas, oublie-moi. Je te le dis, je puis souffrir beaucoup sans me plaindre, à présent, sois heureuse à tout prix. Oh! sois heureuse, bien-aimée de mon âme! Le temps est inexorable, la mort avare; les dernières années de la jeunesse s'envolent plus rapidement que les premières. Sois heureuse, ou, si tu ne l'es pas, tâche d'oublier qu'on peut l'être. Hier, tu me disais qu'on ne l'était jamais. Que t'ai-je répondu? Je n'en sais rien, hélas! ce n'est pas à moi d'en parler. Les condamnés à mort ne renient point leur Dieu. Sois heureuse, aie du courage, de la patience, de la pitié! Tâche de vaincre un juste orgueil. Rétrécis ton coeur, mon grand George; tu en as trop pour une poitrine humaine. Mais si tu renonces à la vie, si tu te retrouves jamais seule en face du malheur, rappelle-toi le serment que tu m'as fait, ne meurs pas sans moi. Souviens-t'en, souviens-t'en, tu me l'as promis devant Dieu.
Mais je ne mourrai pas, moi, sans avoir fait un livre sur moi et sur toi (sur toi surtout). Non, ma belle, ma sainte fiancée, tu ne te coucheras pas dans cette froide terre sans qu'elle sache qui elle a porté.
Non, non, j'en jure par ma jeunesse et par mon génie, il ne poussera sur ta tombe que des lis sans tache. J'y poserai de ces mains que voilà ton épitaphe en marbre plus pur que les statues de nos gloires d'un jour. La postérité répétera nos noms comme ceux de ces amants immortels qui n'en ont plus qu'un à eux deux, comme Roméo et Juliette, comme Héloïse et Abélard. On ne parlera jamais de l'un sans parler de l'autre. Ce sera là un mariage plus sacré que ceux que font les prêtres, le mariage impérissable et chaste de l'intelligence. Les peuples futurs y reconnaîtront le symbole du seul Dieu qu'ils adoreront. Quelqu'un n'a-t-il pas dit que les révolutions de l'esprit humain avaient toujours des avant-coureurs qui les annonçaient à leur siècle? Eh bien, le siècle de l'intelligence est venu. Elle sort des ruines du monde, cette souveraineté de l'avenir; elle gravera ton portrait et le mien sur une des pierres de son collier. Elle sera le prêtre qui nous bénira, qui nous couchera dans la tombe, comme une mère y couche sa fille le soir de ses noces. Elle écrira nos deux chiffres sur la nouvelle écorce de l'arbre de la vie. Je terminerai ton histoire par mon hymne d'amour. Je ferai un appel, du fond d'un coeur de vingt ans, à tous les enfants de la terre; je sonnerai aux oreilles de ce siècle blasé et corrompu, athée et crapuleux, la trompette des résurrections humaines, que le Christ a laissée au pied de sa croix. Jésus! Jésus! et moi aussi, je suis fils de ton Père; je te rendrai les baisers de ma fiancée; c'est toi qui me l'as envoyée, à travers tant de dangers, tant de courses lointaines, qu'elle a courus pour venir à moi. Je nous ferai, à elle et à moi, une tombe qui sera toujours verte, et peut-être les générations futures répéteront-elles quelques-unes de nos paroles, peut-être béniront-elles un jour ceux qui auront frappé avec le myrte de l'amour aux portes de la liberté129.
Note 129: (retour) L'épitre qu'on vient de lire a été publiée par M.*** «Yorick», dans l'Homme libre du 13 avril 1877. Paul de Musset, paraît-il, se refusait à y reconnaître le style de son frère. Or, Sainte-Beuve, qui avait eu l'original sous les yeux, en avait déjà tiré une phrase: «Non, non, j'en jure par ma jeunesse...» pour être placée en épigraphe de la correspondance, quand on la publierait. Inutile d'ajouter qu'elle figure dans la correspondance autographe—qui est en possession de M. de Lovenjoul.
Cette lettre était trop résignée. Pour la première fois, le poète considérait le prestige à venir d'un amour qui le meurtrissait encore. Plus humble était la plainte que lui dictaient jusque-là ses tourments. Elle traduisait sa souffrance sans aucun souci d'art ni de gloire. Un désir satisfait venait-il de lui rendre le repos et l'orgueil?... Hélas! il avait cette femme dans l'âme plus que dans la chair....
Il est parti pour Bade le 25 août. Son voyage a duré six jours. A peine installé, il mesure sa solitude, et tout le passé douloureux qui reflue dans son coeur lui dicte ce poignant cri d'amour:
Baden, 1er septembre 1834.
Voilà huit jours que je suis parti, et je ne t'ai pas encore écrit. J'attendais un moment de calme; il n'y en a plus. Je voulais t'écrire doucement, tranquillement, par une belle matinée, te remercier de l'adieu que tu m'as envoyé. Il est si bon, si triste, si doux, ma chère amie: tu as un coeur d'ange. Je voulais te parler seulement de mon amour. Ah! George, quel amour! jamais homme n'a aimé comme je t'aime! je suis perdu, vois-tu, je suis noyé, inondé d'amour; je ne sais plus si je vis, si je mange, si je marche, si je respire, si je parle; je sais que j'aime. Ah! si tu as eu toute la vie une soif de bonheur inextinguible, si c'est un bonheur d'être aimée, si tu l'as jamais demandé au Ciel, oh toi, ma vie, mon bien, ma bien-aimée, regarde le soleil, les fleurs, la verdure, le monde! Tu es aimée, dis-toi cela, autant que Dieu peut être aimé par ses lévites, par ses amants, par ses martyrs. Je t'aime, ô ma chair et mon sang! Je meurs d'amour, d'un amour sans fin, sans nom, insensé, désespéré, perdu! Tu es aimée, adorée, idolâtrée, jusqu'à en mourir! Eh non, je ne guérirai pas! Eh non, je n'essayerai pas de vivre, et j'aime mieux cela; et mourir en t'aimant, vaut mieux que de vivre. Je me soucie bien de ce qu'ils en diront. Ils disent que tu as un autre amant, je le sais bien, j'en meurs, mais j'aime, j'aime, j'aime! qu'ils m'empêchent d'aimer!
Vois-tu, lorsque je suis parti, je n'ai pas pu souffrir; il n'y avait pas de place dans mon coeur. Je t'avais tenue dans mes bras, ô mon corps adoré! Je t'avais pressée sur cette blessure chérie! Je suis parti sans savoir ce que je faisais. Je ne sais si ma mère était triste; je crois que non. Je l'ai embrassée, je suis parti, je n'ai rien dit. J'avais le souffle de tes lèvres sur les miennes, je le respirais encore. Ah, George! tu as été heureuse et tranquille là-bas, tu n'as rien perdu. Mais sais-tu ce que c'est d'attendre un baiser cinq mois? Sais-tu ce que c'est, pour un pauvre coeur qui a senti pendant cinq mois, jour par jour, heure par heure, la vie l'abandonner, le froid de la tombe descendre lentement dans la solitude, la mort et t'oubli tomber goutte à goutte, comme la neige? Sais-tu ce que c'est pour un coeur serré jusqu'à cesser de battre, de se dilater un moment, de se rouvrir comme une pauvre fleur mourante, et de boire encore une goutte de rosée vivifiante? Oh, mon Dieu! je le sentais bien, je le savais, il ne fallait pas nous revoir. Maintenant c'est fini. Je m'étais dit qu'il fallait revivre, qu'il fallait prendre un autre amour, oublier le tien, avoir du courage. J'essayais, je tentais du moins. Mais maintenant, écoute, j'aime mieux ma souffrance que la vie. Tu m'as permis de t'aimer, vois-tu. Tu te rétracterais que cela ne servirait à rien. Tu veux bien que je t'aime; ton coeur le veut, tu ne diras pas le contraire; et moi je suis perdu, vois-tu, je ne réponds plus de rien.
Qu'est-ce que je viens faire, dis-moi, là ou là? Qu'est-ce que cela me fait tous ces arbres, toutes ces montagnes, tous ces Allemands qui passent sans me comprendre, avec leur galimatias? Qu'est-ce que c'est que cette chambre d'auberge? Ils disent que cela est beau, que la vie est charmante, la promenade agréable, que les femmes dansent, que les hommes fument, boivent, chantent, et les chevaux s'en vont en galopant. Ce n'est pas la vie tout cela, c'est le bruit de la vie. Écoute, George, plus rien, je t'en prie. Pas un mot pour me dissuader: pas de consolations, de jeunesse, de gloire, d'avenir, d'espérance, pas de conseils, pas de reproches. Tout cela me fait penser que je suis jeune, que j'ai cru au bonheur, que j'ai une mère. Tout cela me donne envie de pleurer, et je n'ai plus de larmes. Je ne suis pas un fou, tu le sais. Je lutterai tant que je pourrai; j'ai de la force encore. Mais de la force, mon Dieu, à quoi sert d'en avoir quand elle se tourne elle-même contre l'homme? Rien, rien! Je t'en supplie, ne me fais pas souffrir, ne me rappelle pas à la vie. Je te promets, je te jure de lutter, si je puis. Ne me dis pas que je t'écris dans un moment de fièvre ou de délire, que je me calmerai; voilà huit jours que j'attends un quart d'heure de calme, un seul moment pour t'écrire. Je le sais bien que je suis jeune, que j'ai fait naître des espérances dans quelques coeurs aimants; je sais bien qu'ils ont tous raison; n'ai-je pas fait ce que je devais? Je suis parti, j'ai tout quitté; qu'ont-ils à dire? Le reste me regarde. Il serait trop cruel de venir dire à un malheureux qui meurt d'amour qu'il a tort de mourir. Les taureaux blessés dans le cirque ont la permission d'aller se coucher dans un coin avec l'épée du matador dans l'épaule, et de finir en paix. Ainsi, je t'en supplie, pas un mot. Écoute: tout cela ne fera pas que tu prennes ta robe de voyage, un cheval et une petite voiture, et que tu viennes. J'aurai beau regarder, me voilà assis devant cette petite table, au milieu de tes lettres, avec ton portrait que j'ai emporté. Tu me dis que nous nous reverrons, que tu ne mourras pas sans m'embrasser. Tu vois que je souffre, tu pleures avec moi, tu me laisses emporter de douces illusions. Tu me parles de nous retrouver. Tout cela est bon, mon ange, tout cela est doux. Dieu te le rendra. Mais j'aurai beau regarder ma porte, tu ne viendras pas y frapper, n'est-ce pas? Tu ne prendras pas un morceau de papier grand comme la main, et tu n'écriras pas dessus: «Viens!» Il y a entre nous je ne sais quelles phrases, je ne sais quels devoirs, je ne sais quels événements; il y a entre nous cent cinquante lieues. Eh bien, tout cela est parfait, il n'y en a pas si long à dire. Je ne peux pas vivre sans toi, voilà tout. Combien tout cela durera encore, je n'en sais rien. J'aurais voulu faire ce livre, mais il aurait fallu que je connusse en détail et par époque, l'histoire de ta vie. Je connais ton caractère, mais je ne connais ta vie que confusément. Je ne sais pas tout, et ce que je sais, je le sais mal. Il aurait fallu que je te visse, que tu me racontasses tout cela. Si tu avais voulu, j'aurais loué aux environs de Moulins ou de Châteauroux un grenier, une table et un lit. Je m'y serais enfermé. Tu serais venue m'y voir une ou deux fois seule, à cheval; moi, je n'aurais vu âme qui vive. J'aurais écrit, pleuré. On m'aurait cru en Allemagne. Il y aurait eu là quelques beaux moments. Tu n'aurais cru trahir personne, j'espère. Tu m'as vu mourant d'amour dans tes bras, la dernière fois; as-tu rien eu à te reprocher? Mais tous les rêves que je peux faire sont des chimères; il n'y a de vrai que les phrases, les devoirs et les choses. Tout est bien, tout est mieux ainsi.
O ma fiancée, je te demande encore pourtant quelque chose. Sors un beau soir au soleil couchant, seule. Va dans la campagne, assieds-toi sur l'herbe, sous quelque saule vert. Regarde l'Occident et pense à ton enfant qui va mourir. Tâche d'oublier le reste: relis mes lettres, si tu les as, ou mon petit livre. Pense, laisse aller ton bon coeur, donne-moi une larme, et puis rentre chez toi doucement, allume la lampe, prends ta plume, donne une heure à ton pauvre ami. Donne-moi tout ce qu'il y a pour moi dans ton coeur; efforce-toi plutôt un peu.
Ce n'est pas un crime, mon enfant. Tu peux m'en dire même plus que tu n'en sentiras; je n'en saurai rien. Ce ne peut pas être un crime. Je suis perdu. Mais qu'il n'y ait rien autre dans ta lettre que ton amitié pour moi, que ton amour, George; ne l'appelles-tu pas de l'amour? Écris à BADEN (GRAND-DUCHÉ), POSTE RESTANTE. Affranchis jusqu'à la frontière, et mets: PRÈS STRASBOURG. C'est à douze lieues de Strasbourg. Je n'irai ni plus près ni plus loin; mais que j'aie une lettre où il n'y ait rien que ton amour; et dis-moi que tu me donnes tes lèvres, tes dents, tes cheveux, tout cela, cette tête que j'ai eue, et que tu m'embrasses, toi, moi! O Dieu, ô Dieu! quand j'y pense, ma gorge se serre, mes yeux se troublent, mes genoux chancellent. Ah! il est horrible de mourir, il est horrible d'aimer ainsi. Quelle soif, mon George, ô quelle soif j'ai de toi! Je t'en prie, que j'aie cette lettre. Je me meurs. Adieu.
A BADEN (GRAND-DUCHÉ), PRÈS STRASBOURG, POSTE RESTANTE.
O ma vie, ma vie, je te serre sur mon coeur, ô mon George, ma belle maîtresse, mon premier, mon dernier amour.
Où en était George Sand, à l'heure où son ami lui envoyait cet appel égaré?
Leur tendre et dernier adieu de Paris, qui avait d'abord apaisé le poète, l'avait passionnément exaltée. Le 29 août, elle rentrait à Nohant, éperdue d'amour et de désespoir.—«Viens me voir, écrivait-elle à Gustave Papet, je suis dans une douleur affreuse. Viens me donner une éloquente poignée de main, mon pauvre ami...» Elle ne dissimulait point sa blessure. Si elle guérissait, elle se réfugierait dans l'amitié, négligée trop longtemps.
Pour la première fois, ses enfants ne lui faisaient pas tout oublier. Bientôt la vie lui apparaissait intolérable. Et elle confiait à Boucoiran (lettre du 31 août) des pensées de suicide: «Vous avez dû le comprendre et le deviner, ma vie est odieuse, perdue, impossible, et je veux en finir absolument avant peu. Nous en reparlerons.... J'aurai à causer longuement avec vous et à vous charger de l'exécution de volontés sacrées. Ne me sermonnez pas d'avance... quand je vous aurai fait connaître l'état de mon cerveau et de mon coeur, vous direz avec moi qu'il y aurait paresse et lâcheté à essayer de vivre quand je devrais en avoir déjà fini.» Puis elle lui «confie et lui lègue Pagello, un brave et digne homme de sa trempe»130.
Cette crise dure quelques jours. Musset qui comptait travailler à Bade, qui avait promis à Buloz un roman et des vers131, continue de se désoler. Sa plainte du 1er septembre arrive à Nohant. Et,—comme jadis à Venise la lettre si longtemps attendue de Genève,—cette vivante preuve d'un invincible amour calme la passion de George et la guérit du désespoir.
A ces doléances sublimes, attendrissantes à force de chagrin sincère, qu'elle a reçues de son ami, elle répond, au crayon, sur un album,—d'un petit bois où elle se promène,—par une lettre toute raisonnable, et sans aucun vestige de sa folie récente. Elle lui reproche d'exprimer de la passion et non plus ce saint enthousiasme, cette amitié pure... Pagello lui-même est jaloux. Il faut se séparer tous les trois. «Ne m'aime plus: je ne vaux plus rien... Il faut donc nous quitter, puisque tu arrives à te persuader que tu ne peux guérir de cet amour pour moi, qui te fait tant de mal, et que tu as pourtant si solennellement abjuré à Venise, avant et même encore après ta maladie. Adieu donc le beau poème de notre amitié sainte et de ce lien idéal qui s'était formé entre nous trois, lorsque tu lui arrachas à Venise l'aveu de son amour pour moi et qu'il jura de me rendre heureuse.» Et elle ajoute que lui-même, il a uni leurs mains malgré eux132...
Cette lettre a désolé Musset, qui la lui renvoie comme elle l'exige. Il n'a jamais vu aussi clairement, lui dit-il, combien il est peu de chose dans sa vie. Mais, il la sait, au fond, plus malheureuse encore qu'indifférente:
...Il faut, ma pauvre amie, que ton coeur soit bien malade, et ne crois pas que je sois moi-même de force à t'adresser un reproche. Il faut que tu souffres beaucoup pour que tu n'aies même plus une larme pour moi, et pour qu'en face de Dieu tu manques à la parole qui, depuis trente ans, disais-tu, n'a pas encore été faussée. Elle le sera donc une fois, et j'aurai perdu le seul jour de bonheur qui me restait encore. Qu'il en soit ce qui plaît à Dieu ou à l'Esprit du Mort. Car, à vingt-deux ans, sans avoir jamais fait de mal à personne, en être où je suis, et recevoir ainsi constamment, jour par jour, un nouveau coup de pierre sur la tête, c'est trop.
... Que crois-tu donc m'apprendre, mon enfant, en me disant qu'un soupçon jaloux tue l'amour dans ton coeur? Qui crois-tu donc que j'aime? Toi ou une autre? Tu t'appelles insensible, un être stérile et maudit? Tu te demandes si tu n'es pas un monstre d'avoir le coeur fait comme tu l'as, et tu me dis de frémir en songeant de quels abîmes je suis sorti. Eh! mon amie, me voilà ici, à Baden, à deux pas de la Maison de Conversation. Je n'ai qu'à mettre mes souliers et mon habit pour aller faire autant de déclarations d'amour que j'en voudrais à autant de jolies petites poupées qui ne me recevront peut-être pas toutes mal; qui, à coup sûr, sont fort jolies, et qui, plus certainement encore, ne quittent pas leur amant, parce qu'elles ne veulent pas se voir méconnaître. Quoi que tu fasses ou quoi que tu dises, morte ou vive, sache que je t'aime, entends-tu, toi et non une autre. «Aime-moi dans le passé, me dis-tu, mais non telle que je suis dans le présent.» George, George, tu sauras que la femme que j'aime est celle des rochers de Franchart, mais que c'est aussi celle de Venise, et celle-là, certes, ne m'apprend rien, quand elle me dit qu'on ne l'offense pas impunément.
... Je n'ai plus rien dans la tête ni dans le coeur. Je crois que je vais revenir à Paris pour peu de temps... Je souffre, et à quoi bon? Ta lettre m'a fait un mal cruel. George! Ah mon enfant, pourquoi? Mais que sert de gémir? Tu me dis que tu m'écris afin que je ne prenne aucune idée de rapprochement entre nous. Eh bien, écoute, adieu, n'écrivons plus... Tout cela, vois-tu, est horrible, au bout du compte. Tu souffres, toi aussi. Je te plains, mon enfant; mais puisqu'il est vrai que je ne peux rien pour toi, eh bien, alors, si notre amitié s'envole au moment où tu souffres et où tu es seule, qu'est-ce que tout cela? Je ne t'en veux pas, je te le répète. Adieu. Je ne sais où je serai; n'écris pas, je ne puis savoir.
Je relis cette lettre et je vois que c'est un adieu. O mon Dieu, toujours des adieux. Quelle vie est-ce donc? Mourir sans cesse! Oh mon coeur, mon amour, je ne t'en veux pas de cette lettre-ci; mais pourquoi m'as-tu écrit l'autre? cette fatale promesse! Maudit soit Dieu! J'espérais encore; ah! malheur et malheur. C'est trop!
Pagello était allé voir Musset avant son départ pour Baden. Il l'avait trouvé lisant une lettre d'Elle.—George vient d'écrire à Alfred que Pagello souffrit alors de jalousie, et lui reprocha certaine phrase passionnée qu'il disait y avoir surprise. Or cette phrase n'était que dans son imagination. Musset répond à son amie que personne n'a rien pu voir de sa lettre tandis qu'il la lisait. D'ailleurs s'il revient sur ce sot incident, c'est «qu'elle a rompu» avec cet homme... Mais a-t-elle bien rompu? Ne lui parle-t-elle pas des souffrances de Pagello?...
... Que je revienne à Paris, cela te choquera peut-être, et Lui aussi. J'avoue que je n'en suis plus à ménager personne. S'il souffre, lui, eh bien, qu'il souffre, ce Vénitien qui m'a appris à souffrir. Je lui rends sa leçon; il me l'avait donnée en maître. Quant à toi, le voilà prévenue, et je te rends tes propres paroles: «Je t'écris cela, afin que si tu vinsses à apprendre mon retour, tu n'en prisses aucune idée de rapprochement avec moi.» Cela est-il dur? Peut-être. Il y a une région dans l'âme, vois-tu, lorsque la douleur y entre, la pitié en sort. Qu'il souffre! Il te possède. Puisque ta parole m'est retirée; puisqu'il est bien clair que toute celte amitié, toutes ces promesses, au lieu d'amener une consolation sainte et douce au jour de la douleur, tombent net devant elle; eh bien, puisque je perds tout, adieu les larmes; adieu, non, pas d'adieu, l'amour. Je mourrai en t'aimant. Mais adieu la vie, adieu l'amitié, la pitié. O mon Dieu! Est-ce ainsi? J'en aurai profité pour le ciel. En fermant celle lettre, il me semble que c'est mon coeur que je ferme. Je le sens qui se resserre et s'ossifie. Adieu. (Lettre de Baden, 15 septembre.)
La fin de ce mois de septembre ne fut que tristesses pour tous les trois. Au commencement d'octobre, George Sand rentrait de Nohant, et Musset lui-même arrivait le 13 à Paris. Sa pensée unique restait à son amie, et son premier soin était de lui demander de la revoir:
Mon amour, me voilà ici. Tu m'as écrit une lettre bien triste, mon pauvre ange, et j'arrive bien triste aussi. Tu veux bien que nous nous voyions. Et moi, si je le veux! Mais ne crains pas de moi, mon enfant; la moindre parole, la moindre chose, qui puisse te faire souffrir un instant. Voyons-nous, ma chère âme, et tu auras toute confiance, et tu sauras jusqu'à quel point je suis à toi, corps et âme. Tu verras qu'il n'y a plus pour moi ni douleur, ni désir, du moment qu'il s'agit de toi. Fie-toi à moi, George. Dieu sais que je ne te ferai jamais de mal. Reçois-moi, pleurons ou rions ensemble; parlons du passé ou de l'avenir, de la mort ou de la vie, de l'espérance ou de la douleur. Je ne suis plus rien, que ce que tu me feras. Ainsi, un mot. Dis-moi ton heure. Sera-ce ce soir? Demain? Quand tu voudras, quand tu auras une heure, un instant à perdre. Réponds-moi une ligne. Si c'est ce soir, tant mieux. Si c'est dans un mois, j'y serai. Ce sera quand tu n'auras rien à faire. Moi, je n'ai à faire que de t'aimer. Ton frère,
ALFRED.
—Cette utopie que tous trois auraient acceptée, d'une amitié vaguement amoureuse, n'est guère précisée, que dans les lettres de George Sand. Ni Pagello, dans son journal, ni Musset, dans ses lettres, ses romans et ses vers, ne paraissent y avoir souscrit, aussi résolument.
Pagello ne fait même aucune allusion, dans son mémorial sincère, aux égards que son amie prétend lui avoir témoignés quand elle a voulu revoir le poète. Bien mieux, nous n'y trouvons mentionnée qu'une rencontre avec George Sand, depuis leur arrivée à Paris.... Reprenons-le où nous l'avions coupé:
—Nous en étions à prendre congé l'un de l'autre pour nous revoir dans trois mois, mais elle croyait que peut-être nous ne nous reverrions plus et, sans manifester ce doute qui dans ce moment lui était pénible, elle redoubla avec moi de courtoisies et d'offres, me priant de ne pas abandonner aussitôt l'occasion que je trouvais à Paris de cultiver les études de ma profession. Aucune mère n'aurait parlé avec une affection plus raisonnée. J'en fus touché au fond de l'âme.
Pour faire ce voyage, j'avais recueilli le peu d'argent que j'avais pu et vendu quelques objets précieux. De plus, j'avais expédié d'avance à Paris quatre tableaux à l'huile de Zucarelli pour les vendre et pouvoir demeurer quelques mois dans la capitale de la France.—George Sand, avec son exquise courtoisie, me dit alors: «Les tableaux partiront avec moi demain pour la Châtre où un amateur de mes amis en fera sûrement l'acquisition, aussi je te prie de me laisser le soin de cette affaire et de vivre tranquille. Dans peu de jours, mon excellent Boucoiran, que je te laisse en place de frère, t'en comptera l'argent.» Je répondis à tout cela par une poignée de main qui fut comprise comme le plus éloquent discours. Le matin suivant, Boucoiran frappait à ma porte et me trouvait préparé à le suivre au secrétariat de l'Hôtel-Dieu. On me délivra un permis de pratique pour tous les grands hôpitaux de Paris. Ayant visité l'Hôtel-Dieu et ensuite la Charité, où je fus présenté à Lisfranc, qui m'accueillit avec grande courtoisie, j'allai avec mon Mentor faire une visite d'un autre genre à M. Buloz, Savoyard, directeur de la Revue des Deux Mondes. Boucoiran portait un gros paquet et il le lui remit; c'était le second volume de Jacques, écrit chez moi à Venise. «Elle est donc arrivée? dit Buloz.—Oui, répondit Boucoiran,—Depuis quand?—Depuis deux jours.—Cette diablesse de femme me fait devenir fou; voici un volume que j'attends depuis un mois! Mais on m'a dit qu'elle s'était entortillée dans un nouvel amour avec un comte italien.» Boucoiran sourit et moi je rougis. Buloz demeura comme une statue; pendant ce temps-là, je me détournai pour regarder quelques estampes qui ornaient la pièce, et Boucoiran dit quelques mots à l'oreille de Buloz; après quoi celui-ci, qui m'avait à peine remarqué, prit ses lunettes et, me regardant avec discrétion et courtoisie du seul oeil qui lui restait, me fit les plus gracieuses questions, les offres les plus courtoises, et finit par me donner une carte avec laquelle je pouvais entrer, en qualité de journaliste, dans quelque théâtre ou spectacle que ce fût. Je la mis dans ma poche en le remerciant; puis je pris congé, en souriant de mon importance littéraire. La carte équivalait à une nomination de journaliste.
Buloz est une célébrité connue de tout Paris ainsi que des deux mondes où rayonne son fameux journal. Ici je ne puis m'abstenir de signaler ce qui me fut le plus agréable: qu'il m'ait offert de travailler à sa revue, me sachant collaborateur de George Sand pour les Lettres d'un voyageur. Il me donna de curieux éclaircissements sur le groupe littéraire qu'il présidait. Je lui reconnus un tact très fin, des manières franches, un excellent coeur et un rare bon sens.
... Je vous jure que Buloz, à son bureau, est un véritable imprésario d'opéra. Il a ses ténors, ses prime donne, ses contralti, ses basses, ses secondes parties et ses choeurs, c'est une joie que de voir cet homme s'agiter avec sa virtuose canaille et suivant les convenances particulières de chacun. Ils sont excellemment payés selon leur catégorie, mais ils sont presque tous en dette de travaux.
La table de Buloz est toujours couverte de lettres, de billets, de sollicitations de toute sorte, pour de l'argent, de l'argent, de l'argent, et cela contre la seule garantie de l'argument d'un article, d'une histoire, d'un récit encore gisant dans l'esprit de l'auteur,—qui promet de le livrer dans quinze jours, un mois, un an.... Je me suis convaincu qu'en général il vaut mieux connaître de loin les célébrités littéraires: j'ai su des choses à confondre, sur la vie privée de ces monstres de grands hommes. Figurez-vous Chateaubriand, le plus grand, le plus moral des poètes français de ce siècle: il joue et il perd dans une nuit, par anticipation, une édition nouvelle de ses oeuvres.... Il se fait bâtir une maison délicieuse, tout incrustée de marbres rapportés de Grèce: il la perd également au jeu.
Et connaissez-vous les désordres financiers de Lamartine?... Je vous dis qu'à peu près tous sont dans le même genre.
Je trouvai à Paris une paix dont je ne jouissais pas depuis longtemps. Boucoiran fut mon mentor et mon ange tutélaire. Huet, Lisfranc, Amussat, trois illustres médecins, me prodiguèrent les amabilités et m'aidèrent à acquérir de nouvelles lumières dans les sciences médicales. Et de funestes pensées survenaient pour me travailler l'esprit, lorsque de ce monde bruyant et agité je passais dans la solitude de ma chambrette, le portrait de ma mère m'inspirait des paroles d'inexprimable consolation et je trouvais le courage de défier ma pauvreté et mon ténébreux avenir.
Peu de temps après, une lettre de George Sand m'annonçait la vente de mes tableaux pour 1500 francs. Je crus être devenu un Rothschild, et dans l'extase de la joie je courus me procurer une boîte d'instruments de chirurgie avec quelques livres nouveaux pour mon état. Un nouvel envoi de 500 francs qu'elle me fit quelques jours après, me mit en mesure de vivre sobrement pendant un mois encore, réservant les 500 francs supplémentaires qu'elle-même devait m'apporter pour retourner à Venise. Le temps, qui est un grand honnête homme, amena le jour redouté et désiré par moi du retour de la Sand à Paris. J'eus d'elle les autres 500 francs, je préparai mon bagage, et, deux jours après, j'allai chez George Sand où Boucoiran m'attendait. Nos adieux furent muets; je lui serrai la main sans pouvoir la regarder. Elle était comme perplexe: je ne sais pas si elle souffrait; ma présence l'embarrassait. Il l'ennuyait, cet Italien qui, avec son simple bon sens, abattait la sublimité incomprise dont elle avait coutume d'envelopper la lassitude de ses amours. Je lui avais déjà fait connaître que j'avais profondément sondé son coeur plein de qualités excellentes, obscurcies par beaucoup de défauts. Cette connaissance de ma part ne pouvait que lui donner du dépit, ce qui me fit abréger, autant que je pus, la visite. J'embrassai ses enfants et je pris le bras de Boucoiran qui m'accompagna et me laissa au point où vous m'avez trouvé.
Pagello quitta Paris le 23 octobre, convaincu que la situation était insoutenable. Un invincible renouveau d'amour avait surgi pour George Sand et Musset. Elle, pourtant, n'avait cessé d'estimer, d'aimer peut-être Pagello, dans ce coeur double par générosité qui ne pouvait se résoudre à sacrifier l'un ou l'autre, les faisant tous deux malheureux. «Tout de moi le blesse et l'irrite, écrivait-elle au poète, et, faut-il te le dire? il part et je ne le retiendrai pas, parce que je suis offensée jusqu'au fond de l'âme, de ce qu'il m'écrit, et que, je le sens bien, il n'a plus la foi et par conséquent il n'a plus d'amour. Je le verrai s'il est encore à Paris; je vais y retourner dans l'intention de le consoler; me justifier, non; le retenir non.... Et pourtant je l'aimais sincèrement et sérieusement, cet homme généreux, aussi romanesque que moi et que je croyais plus fort que moi.»
Dans sa solitude morale, Pagello s'était souvenu d'Alfred Tattet, l'ami de Musset, qui, à Venise, était devenu un peu son ami. Il lui avait écrit le 6 septembre, quel vif désir il avait de le revoir et de l'embrasser. Ils se rencontrèrent, Pagello lui ouvrit son coeur simple, et à la veille de retourner à ses lagunes, il lui adressa ce billet d'adieu: «Mon bon ami, avant de partir, je vous envoie encore un baiser. Je vous conjure de ne souffler jamais mot de mon amour avec la George.—Je ne veux pas de vengeances.—Je pars avec la certitude d'avoir agi en honnête homme.—Ceci me fait oublier ma souffrance et ma pauvreté.—Adieu, mon ange.—Je vous écrirai de Venise.—Adieu, adieu.»
Il vécut tranquille à Venise, considérant de loin le sillage de gloire qui suivait à travers le siècle celle qui avait été son amie d'un jour. Des relations cordiales mais lointaines s'établirent entre George Sand et lui. «Jeunette encore, m'écrit Mme Antonini, quand je m'exerçais dans la langue française, il me souvient d'avoir écrit sous la dictée de mon père à George Sand, et que celle-ci fut toujours des mieux disposées pour tous ceux que lui recommandait son ami Pagello, parmi lesquels Daniel Manin.»—Les plus ardents souvenirs de Lélia cédaient toujours devant son impérieux besoin d'amitié: sa bonté d'instinct, comme son génie, étaient des forces de la nature.