Une rencontre: roman de deux touristes sur le Saint-Laurent et le Saguenay
The Project Gutenberg eBook of Une rencontre: roman de deux touristes sur le Saint-Laurent et le Saguenay
Title: Une rencontre: roman de deux touristes sur le Saint-Laurent et le Saguenay
Author: William Dean Howells
Translator: Louis Honoré Fréchette
Release date: December 24, 2018 [eBook #58532]
Most recently updated: January 24, 2021
Language: French
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LOUIS FRÉCHETTE
———UNE RENCONTRE
ROMAN DE DEUX TOURISTES
SUR LE SAINT-LAURENT ET LE SAGUENAY
———
TRADUCTION DE
A C H A N C E A C Q U A I N T A N C E
-DE-
W. D. H O W E L L S
MONTREAL
Société des Publications Françaises, 25 rue St-Gabriel.
———
1893
| I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV. |
UNE RENCONTRE
ROMAN DE DEUX TOURISTES SUR LE
SAINT-LAURENT ET LE SAGUENAY.
I
En Remontant le Saguenay
Sur le gaillard d’avant du bateau à vapeur qui devait quitter Québec le mardi, à sept heures du matin, Mlle Kitty Ellison attendait le moment joyeux du départ, tranquillement assise, et sans manifester trop d’impatience; car, en réalité, si l’image du Saguenay n’eût brillé devant elle avec toutes ses promesses attrayantes, elle aurait trouvé le plus grand des bonheurs à contempler simplement le Saint-Laurent et Québec.
Le soleil versait une lumière chaude et dorée sur la haute-ville ceinturée de murs grisâtres, et sur le pavillon de la citadelle endormi le long de son mât, tout en lustrant d’un rayon plein de caresses les toits en fer-blanc de la basse-ville.
Au sud, à l’est et à l’ouest s’échelonnaient des monts à teinte violette et des plaines parsemées de maisons blanches, avec des effets d’ombres et de rayonnements humides à réjouir le cœur le plus morose.
En face, le fleuve berçait mille embarcations de toute sorte, et se perdait mystérieusement, dans le lointain, sous des couches de vapeurs argentées.
De légers souffles brumeux, ainsi que des flammes aériennes et incolores, s’élevaient de la surface de l’eau, dont les profondeurs mêmes semblaient tout imprégnées de lueurs chatoyantes.
Non loin, un gros navire noir levait son ancre en déployant ses voiles, et la voix des matelots arrivait douce et triste—et pourtant pleine d’un charme étrange—aux oreilles de la jeune fille pensive, dont le rêve suivait par anticipation le vaisseau dans sa course autour du globe, et revenait instantanément sur le pont du vapeur qui devait la conduire au Saguenay.
Elle était un peu penchée en avant, les mains tombantes sur ses genoux; et ses pensées vagabondes voltigeaient, suivant leur caprice, de souvenirs en espérances, autour d’une idée principale: la conscience d’être la plus heureuse des jeunes filles, favorisée au-delà de ses désirs et de son mérite.
Être partie, comme elle, pour une simple promenade d’une journée à Niagara, et avoir pu, grâce à la garde-robe d’une cousine, s’aventurer jusqu’à Montréal et Québec; être sur le point de voir le Saguenay, avec la perspective de revenir par Boston et New-York; c’était là, à ses yeux, plus qu’un simple mortel pût désirer; et, ainsi qu’elle l’avait écrit à ses cousines, elle aurait voulu faire partager son bonheur à toute la population d’Eriécreek.
Elle était bien reconnaissante au colonel Ellison et à Fanny pour toutes ces belles choses. Mais comme ceux-ci étaient en ce moment hors de vue, à la recherche de cabines, elle n’associait point leur pensée au plaisir que lui faisait éprouver cette scène matinale.
Elle regrettait plutôt l’absence d’une certaine jeune dame, leur compagne de voyage depuis Niagara, et à qui elle aurait voulu en ce moment communiquer ses impressions.
Cette personne était Mme Basil March. Et, bien que ce voyage fût son tour de noces, et qu’elle eût dû être plus absorbée par la présence de son mari, elle et Mlle Kitty s’étaient juré une amitié de sœurs, et promis de se revoir bientôt à Boston, chez Mme March elle-même.
En son absence, maintenant, Kitty songeait à l’amabilité de son amie, et se demandait si tous les habitants de Boston étaient réellement comme elle, affables, affectueux et charmants.
Dans sa lettre, elle avait prié ses cousines de dire à l’oncle Jack qu’il n’avait aucunement surfait le mérite de la population de Boston, à en juger par M. et Mme March, et que ceux-ci l’aideraient certainement à remplir ses instructions, aussitôt qu’elle serait arrivée dans cette ville.
Ces instructions sembleraient sans doute hétéroclites à qui ne saurait rien de plus concernant cet oncle Jack. Mais elles paraîtront certainement plus naturelles quand nous connaîtrons un peu mieux le personnage en question.
La famille Ellison, originaire de la Virginie occidentale, était venue se fixer dans le nord-ouest de l’Etat de New-York, le docteur Ellison—que Kitty appelait sans façon l’oncle Jack—étant trop abolitioniste pour vivre avec sûreté pour lui-même et tranquillité pour ses voisins dans un Etat où florissait l’esclavage.
Dans sa nouvelle demeure, le docteur avait vu grandir trois garçons et deux filles, auxquels, plus tard, était venue se joindre Kitty, l’unique enfant d’un frère, établi d’abord dans l’Illinois, et puis—grâce à la déveine ordinaire aux journalistes de la campagne—au Kansas, où, comme membre du Free State Party (parti de l’affranchissement) il était tombé mortellement frappé dans une bagarre de frontière.
La mère était morte quelque temps après, et le cœur du docteur Ellison s’était incliné avec tendresse sur le berceau de l’orpheline.
Elle lui était plus que chère, elle lui était sacrée comme l’enfant d’un martyr de la plus sainte des causes; et toute la famille l’entoura de son amour.
L’un des garçons l’avait ramenée toute petite du Kansas; et elle avait grandi au milieu d’eux comme leur plus jeune sœur.
Pourtant le docteur, ne voulant pas, par un tendre scrupule, usurper, dans la pensée de l’enfant, une place qui ne lui appartenait pas, ne lui avait point permis de l’appeler son père. Et pour obéir à la règle qu’elle imposa bientôt à leur affection, tous les membres de la famille finirent par l’appeler comme elle, l’oncle Jack.
Cependant la famille Ellison, tout en chérissant la petite, ne la gâtait pas inutilement,—pas plus le docteur que ses fils plus âgés, qu’elle appelait les garçons, et que ses cousines, qu’elle appelait les filles, bien qu’elles fussent déjà de grandes personnes à son arrivée dans la maison.
L’oncle en avait fait sa favorite, et c’était sa meilleure amie. Elle l’accompagnait si souvent dans ses visites professionnelles, qu’elle devint bientôt, aux yeux des gens, une partie aussi intégrante de l’équipage du docteur que son cheval lui-même.
Il l’instruisait dans les idées extrêmes, tempérées de bonne humeur, qui formaient le fond de son caractère et celui de sa famille.
Tous aimaient Kitty, et jouaient avec elle, mais aussi la plaisantaient à l’occasion. Ils trouvaient moyen de s’amuser même des sujets sur lesquels leur père n’entendaient pas badinage.
Il n’y avait pas jusqu’à la cause de l’affranchissement qui ne fût parfois présentée sous un aspect comique. Ils avaient plus d’une fois affronté le danger et souffert au service de cette cause, mais nul des adversaires de celle-ci ne s’était plus qu’eux amusé aux dépens du fétiche.
Leur maison était l’un des principaux refuges des fugitifs noirs; et à chaque instant ils en aidaient quelques-uns à franchir la frontière. Mais les garçons revenaient rarement du Canada sans avoir un recueil d’aventures à tenir toute la famille en hilarité durant une semaine.
Le côté plaisant de leurs protégés était pour eux un sujet d’études particulières, et plus d’un de ces derniers resta vivant dans les souvenirs de la famille, par quelque trait grotesque de caractère ou de physique.
Ils avaient entre eux des sobriquets assez irrévérencieux pour chacun de ces orateurs abolitionistes trop sérieux, qui ne manquaient jamais de loger chez le docteur, dans leurs tournées. Et ces “frères et sœurs,” comme on les appelait, payaient par tout ce qu’il y avait de risible en eux, les faveurs substantielles qu’ils savaient se faire accorder.
Kitty, ayant les mêmes dispositions naturelles, commença dès l’enfance à prendre part à ces innocentes représailles, et à envisager la vie à travers le même prisme de gaieté.
Cependant elle se rappelait un certain visiteur abolitioniste sur qui personne n’avait jamais osé plaisanter, mais que tout le monde, au contraire, traitait avec déférence et respect.
C’était un vieillard au front haut, étroit et orné d’une touffe de cheveux gris, rude et épaisse, qui la regardait par-dessous ses sourcils en broussailles avec une flamme bleue dans le regard, qui l’avait prise un soir sur ses genoux, et lui avait chanté: Sonnez, trompettes, sonnez!
L’oncle et lui avaient parlé d’un certain endroit mystérieux et très-éloigné, qu’ils appelaient Boston, en tels termes que l’imagination de l’enfant se représenta ce lieu, comme étant à bien peu de chose près, aussi sacré que Jérusalem, et comme la patrie de tout ce qu’il y avait d’hommes nobles et bons, en dehors de la Palestine.
Le fait est que Boston avait toujours été le faible du docteur Ellison.
Au début du grand mouvement anti-esclavagiste, il avait échangé des lettres—correspondu, suivant son expression—avec John Quincy Adams, au sujet du meurtre de Lovejoy. Puis il avait rencontré plusieurs Bostoniens à la convention du Sol Libre, tenue à Buffalo, en 1848.
—Un peu formalistes, un peu réservés, disait il, mais d’excellents hommes polis, et certainement de principes irréprochables.
Cela faisait rire les garçons et les filles, à mesure qu’ils vieillissaient, et souvent provoquait chez eux certaines parodies, fort chargées, de ces formalités bostoniennes à l’adresse de leur père.
Les années s’écoulèrent.
Les garçons partirent pour l’Ouest; et lorsque la guerre de Sécession se déclara, ils prirent du service dans les régiments de l’Iowa et du Wisconsin.
Un beau jour, la proclamation du Président, affranchissant les esclaves, arriva à Eriécreek.
Dick et Bob s’y trouvaient en congé d’absence.
Après avoir laissé le docteur Ellison donner libre cours à sa joie, Bob s’écria:
—Eh bien, voilà un terrible coup pour le docteur! Qu’allez-vous faire maintenant, père? L’esclavage, les esclaves fugitifs et tous leurs charmes envolés pour jamais, tout vous est arraché d’un seul coup. Voilà qui est rude, n’est-ce pas? Plus d’hommes ni de frères! Plus d’oligarchie sans âme! Triste perspective, père!
—Oh! non, insinua l’une des jeunes filles, il reste encore Boston.
—Mais, en effet, s’écria Dick, le Président n’a pas aboli Boston. Vivez pour Boston!
Et depuis lors le docteur vécut en réalité pour un Boston idéal—du moins en autant qu’il s’agit d’un projet jamais abandonné, jamais accompli, de faire quelque jour une visite à la métropole du Massachusetts.
Mais en attendant, il y avait autre chose. Et comme la proclamation lui avait donné une patrie enfin digne de lui, il voulait faire honneur à celle-ci en en étudiant les antiquités.
Dans sa jeunesse, avant que son esprit se tournât si énergiquement vers la question de l’esclavage, il avait déjà un goût assez prononcé pour les mystérieuses constructions préhistoriques de l’Ohio. Et chacun de ses garçons retourna au camp avec instruction de prendre note de chaque particularité pouvant jeter quelque lumière sur cet intéressant sujet.
Ils auraient d’amples loisirs pour leurs recherches, puisque la proclamation, insistait le docteur Ellison, mettait virtuellement fin à la guerre.
Ces hautes antiquités n’étaient qu’un point de départ pour le docteur. Il arrivait de là, par degrés, jusqu’aux temps historiques; et le hasard voulut que, lorsque le colonel Ellison et son épouse, en route pour l’Est, s’arrêtèrent, en 1870, à Eriécreek, ils le trouvassent plongé dans l’histoire de la vieille guerre française.
Le colonel n’avait pas encore décidé de prendre la route canadienne; autrement il n’aurait pas échappé aux recommandations d’avoir à explorer tous les endroits intéressants de Montréal et de Québec, ayant quelque rapport avec cette ancienne lutte.
Ils partirent, emmenant Kitty avec eux aux chutes de Niagara—qu’elle n’avait jamais visitées, sans doute parce qu’elles étaient tout près.
Mais aussitôt que le docteur Ellison reçut la dépêche lui annonçant que Kitty devait descendre le Saint-Laurent jusqu’à Québec, et qu’elle reviendrait par la voie de Boston, il se mit à son pupitre et lui écrivit une lettre des plus explicites.
Pour ce qui concernait le Canada, il ne visait qu’aux points historiques; mais quand il en vint à Boston, son esprit fut étrangement réabolitionisé; et sa passion pour les antiquités de l’endroit n’empêcha pas son vieil amour pour la prééminence humanitaire de cette ville de s’enflammer de plus belle.
Il voulait qu’elle visitât Faneuil Hall, à cause des souvenirs de la révolution, mais aussi parce que c’était là que Wendell Phillips avait prononcé son premier discours contre l’esclavage.
Elle devait voir les collections de la société Historique du Massachusetts, et, si la chose était possible, certains endroits intéressants de la vieille Colonie, dont il donnait les noms.
Mais à tous hasards elle devait absolument un coup d’œil de près ou de loin à l’auteur de Biglow Papers, au sénateur Sumner, à M. Whittier, au docteur Howe, au colonel Higgenson, et enfin à M. Garrison.
Tous ces personnages étaient aux yeux du docteur Ellison, des Bostoniens dans l’acception la plus idéale du mot, et il ne pouvait pas se les figurer l’un sans les autres.
Peut-être était-il pour lui plus probable que Kitty les verrait tous ensemble, que séparément.
Peut-être même étaient-ils moins à ses yeux des contemporains en chair et en os, que les différentes figures d’un grand tableau historique.
“Enfin, je veux que tu te rappelles, ma chère enfant, écrivait-il, que dans Boston, tu es non seulement au berceau de la liberté américaine, mais dans l’endroit encore plus sacré de sa résurrection. Là a pris naissance tout ce qu’il y a de noble, de grand, de libéral et d’éclairé dans notre vie nationale. Et je suis sûr que tu y trouveras le caractère général de la population marqué au cachet de la plus magnanime démocratie. Si je pouvais t’envier quelque chose, ma chère enfant, je t’envierais certainement l’avantage que tu as de visiter une ville où l’homme n’est apprécié qu’à sa valeur personnelle, où la couleur, la richesse, la famille, la profession et autres vulgaires et fausses distinctions sociales, sont complètement effacées par le mérite individuel.”
Kitty reçut la lettre de son oncle la veille de son départ pour le Saguenay, et trop tard pour exécuter ses recommandations concernant Québec. Mais, en ce qui regardait Boston, elle était bien résolue de se rendre aux désirs du vieillard jusqu’aux dernières limites du possible.
Elle savait du reste que l’aimable M. March devait être en connaissance avec quelques-uns de ces personnages.
Kitty avait la lettre de son oncle dans sa poche, et se disposait à l’en tirer pour la relire, lorsque autre chose attira son attention.
Le bateau devait partir à sept heures et il était déjà sept heures et demie. Trois voyageurs anglais arpentaient le pont en face de Kitty, avec une certaine impatience, car on savait, grâce au subtil procédé par lequel toute matière d’intérêt général transpire toujours dans ces sortes d’endroits, que le déjeuner ne serait pas servi avant le départ du vapeur, et ces braves Anglais paraissaient munis de l’appétit qui accompagne toujours les admirables facultés digestives de leur nation.
Mais ils avaient aussi une bonne humeur qui ne s’allie pas si généralement avec l’appétit de ces insulaires.
L’homme, qui portait une élégante casquette de Glengarry ainsi qu’un complet gris assez commun, donnait l’un de ses bras à une dame d’un extérieur gai et sans façon, qui paraissait être sa femme, et l’autre à une aimable et jolie jeune fille qui lui ressemblait assez pour être sa sœur.
Il marchait rapidement de long en large, disant qu’il voulait s’ouvrir l’appétit pour le déjeuner.
Cela faisait rire les deux dames à tel point que la plus âgée, perdant l’équilibre, brisa l’un de ses hauts talons de bottines, qu’elle jeta prestement par dessus bord.
Puis elle s’assit, et bientôt l’attention de nos trois voyageurs se concentra sur le steamer de Liverpool, qui venait d’entrer en rade, et se dirigeait vers son quai, avec tout un peuple de passagers massé sur son gaillard d’arrière.
—Il arrive d’Angleterre, dit le mari, d’un ton expressif.
—C’est pourtant vrai! fit la jeune femme. Passe-moi la lorgnette, Jenny.
Puis, après avoir longtemps examiné le vaisseau:
—Dire qu’il est parti d’Angleterre! ajouta-t-elle.
Ils regardèrent encore durant deux ou trois minutes, puis la pensée de la femme se reporta sur le retard de leur propre vaisseau, ainsi que sur le déjeuner:
—Et nous, nous ne partons pas à sept heures, vous savez, dit-elle avec cet air d’avoir trouvé quelque chose de neuf, que les Anglais prennent généralement pour débiter leurs lieux communs.
—Non, répondit la jeune fille, nous attendons le bateau de Montréal.
—Songez donc qu’il vient d’Angleterre! reprit l’autre, dont les regards étaient retournés au steamer de Liverpool.
—Le voici, le steamer de Montréal, s’écria le mari; il double la pointe là-bas. Voyez-vous la fumée?
Il indiquait quelque chose dans le lointain avec sa lorgnette, et tâchait de percer le brouillard qui flottait à l’horizon.
—Non, pardieu! c’est une scierie mécanique qu’on aperçoit sur la rive.
—Oh Harry! exclamèrent les deux femmes avec un accent de reproche.
—Ma foi, que voulez-vous? reprit-il; je n’ai point changé le bateau en scierie. Il faut croire que ça toujours été une scierie.
Une demi-heure plus tard, lorsque le vapeur de Montréal apparut en réalité, les deux femmes persistèrent à le prendre pour une scierie mécanique, jusqu’à ce qu’il se montrât tout entier en plein chenal.
Leur propre embarcation remonta le courant au devant de lui.
Les deux masses flottantes se touchèrent. Il y eut quelque frottement; puis on jeta une passerelle entre les deux.
Un jeune homme, mis avec élégance, se tenait prêt à monter sur le bateau du Saguenay, ayant à ses côtés un porte-faix chargé d’une lourde malle. Il paraissait être la seule personne à s’embarquer.
Nos trois Anglais, penchés sur le plat-bord, regardèrent un instant le nouveau venu d’un air de mécontentement non dissimulé.
—Sur ma parole! s’écria la plus âgée des deux femmes, avons-nous attendu si longtemps pour un seul homme?
—Chut, Edith! interrompit la plus jeune, c’est un Anglais!
Et tous trois reconnurent tacitement le droit d’un Anglais, non seulement de faire attendre un vaisseau, mais d’arrêter tout le système solaire au besoin, s’il possède un billet de passage pour n’importe quelle planète du firmament; et cela, pendant que M. Miles Arbuton, de Boston, Etat de Massachusetts, passait commodément d’un vapeur à l’autre.
Il avait plus d’une fois été pris pour un Anglais, et l’erreur de ces bonnes gens, s’il l’eût connue, ne l’aurait aucunement surpris.
Peut-être même aurait-elle eu pour effet d’adoucir un peu le jugement qu’il porta sur eux, quand il les aperçut en face de lui, à la table du déjeuner. Mais il n’en savait rien, et il reconnut en eux des Anglais assez vulgaires, avec certains airs de cabotins ou de chanteurs de profession.
Au lieu d’une toilette de voyage, la jeune fille portait une robe d’un bleu vif et clair; et, au-dessus de ses yeux bleu-ciel et de ses joues brillantes de fraîcheur, une couronne de cheveux couleur d’épis mûrs se déroulait en boucles et en tresses abondantes.
C’était magnifique, à distance; mais de près, c’était un peu fauve.
M. Arbuton laissa tomber son regard, de la figure à la robe bleu-clair, laquelle n’était ni neuve ni très fraîche; et, avec une légère expression de froide indifférence, il concentra son attention sur son médiocre déjeuner de voyageur.
Au même instant, il se trouvait être lui-même un objet d’intérêt pour une autre jeune personne placée à côté de nos Anglais, et dont les yeux d’un gris tendre jetaient de temps en temps vers lui un regard où l’on découvrait un vague sentiment d’impressionnabilité.
Il était pour elle ce mystérieux et divin peut-être que tout jeune homme est toujours pour une jeune fille.
De plus, il s’entourait pour elle d’une espèce de nimbe romanesque, car elle reconnaissait en lui ce même jeune homme à moustache blonde qu’elle avait entrevu à Niagara, la semaine précédente, sur le pont de l’île aux Chèvres.
La jolie dame assise à côté le trouvait aussi bien beau, beau comme un jeune homme peut l’être aux yeux d’une femme mariée, mais sans en aucune manière faire tort au mari, ce monsieur d’âge mûr et de belle humeur qui venait d’ajouter une saucisse aux œufs et au jambon qu’il avait déjà sur son assiette.
C’était un bel homme, lui aussi; mais sa barbe, qu’il laissait croître, était rousse, tandis que les moustaches d’Arbuton étaient blondes.
Et puis sa toilette n’avait pas cette scrupuleuse élégance qui distinguait celle du Bostonien. Il y avait dans toute sa personne un certain air de négligence s’accordant assez avec quelques-uns de ses mouvements dégagés et vifs qui révélaient un ancien militaire.
—Voilà un jeune John Bull de belle apparence, se dit-il en apercevant Arbuton.
Et il n’y pensa plus, ne se sentant pas plus déprécié en présence du prétendu Anglais que si celui-ci eût été français ou espagnol.
De son côté, si Arbuton avait rencontré un Anglais aussi bien mis qu’il l’était lui-même, il se serait au contraire interrogé de suite pour se rendre compte de la différence individuelle et nationale qui pouvait exister entre eux.
A son tour il jeta un coup d’œil sur ses nouveaux compagnons de voyage, et jugea qu’il ne devait avoir rien de commun avec eux, malgré les yeux gris, voilés de longs cils, dont nous avons parlé.
Ce n’est pas qu’on eût fait la moindre avance de nature à provoquer une accointance, ou qu’Arbuton crût avoir le choix d’entrer ou non en communication avec eux; mais il avait l’habitude de se protéger ainsi lui-même contre les hasards de la vie, et se faisait un devoir d’éviter toute liaison que, plus tard, des raisons sociales pouvaient le forcer de rompre.
C’était quelquefois un sacrifice, car il n’avait pas encore passé l’âge où l’on prend un vif intérêt à toute nouvelle connaissance, quelle qu’elle soit.
Après avoir déjeuné, lorsqu’il eut fait le tour du bateau et passé en revue tous ses compagnons de route, il se dit qu’il ne pouvait avoir que peu de rapports avec aucun d’eux, et que, probablement, il lui faudrait faire appel à tout l’esprit de tolérance dont il avait dû s’armer pour faire un bout de voyage sur son propre continent, pendant la belle saison.
La brise provoquée par la marche du steamer était froide et crue; et le gaillard d’avant était presque abandonné à nos Anglais, qui avaient repris leur promenade rapide d’un travers du pont à l’autre, riant et plaisantant comme toujours, tandis que le vent fouettait les joues roses de la jeune fille avec les boucles dorées de ses cheveux flottants, et dessinait ses gracieuses formes sous les plis serrés de sa toilette bleu-clair.
Un moment hors d’haleine, ils allèrent s’asseoir auprès d’une grosse dame américaine dont les incisives laissaient voir de l’or dans tous leurs interstices, puis se levèrent de nouveau et se mirent à courir à qui mieux mieux d’un bout à l’autre du steamer.
M. Arbuton tourna les talons d’un air mécontent.
Sur la poupe il trouva une plus nombreuse compagnie.
La plupart sommeillaient sur des romans ou des revues qu’ils s’étaient procurés chez le libraire du bord; trois dames écoutaient un monsieur qui lisait tout haut dans un journal le récit d’un terrible naufrage, d’autres dames et messieurs voyageaient sans cesse entre leurs cabines et le pont, suivant l’habitude de certains voyageurs; d’autres restaient assis les yeux fermés, comme si, étant venu pour visiter le Saguenay, ils avaient fait vœu de ne rien voir du Saint Laurent, afin de conserver pour les merveilles de son affluent toute la virginité de leurs impressions et de leur admiration.
Cependant le Saint-Laurent méritait d’être regardé, ainsi que l’admettait M. Arbuton lui-même, qui n’aimait pas les paysages américains—contrairement à ses compatriotes, qui les exaltent comme les plus pittoresques du monde.
En quittant Québec avec son rocher couronné de murailles, et en suivant le cours majestueux du fleuve, vous apercevez d’abord la cataracte neigeuse du Montmorency, qui, dans un enfoncement bleuâtre, précipite son éternelle avalanche dans l’abîme.
En face de vous, la magnifique île d’Orléans étend ses rives basses, qui, avec leurs terres cultivées et leurs bouquets de pins et de chênes, sont encore aussi belles que le jour où la vigne sauvage, festonnant la forêt primitive, excita la facile admiration du vieux Jacques Cartier, et lui fit donner à ce charmant séjour le nom d’île de Bacchus.
A deux heures de marche en aval, les deux rives du fleuve se couvrent de populeux villages groupés autour de leur église à la flèche élancée, soit au fond de quelque anse creusée par les eaux, soit plus pittoresquement penchés sur quelque gracieuse colline.
Les côtes, nulle part abruptes et escarpées, semblent taillées pour un de ces fleuves majestueux des pays méridionaux, larges et dormants, reflétant l’azur du ciel, toute la longueur du jour jusqu’au coucher du soleil. Mais nul palmier ne fait miroiter sa brillante silhouette sur ces bords d’un vert clair et uniforme: le pâle bouleau, svelte et délicat, mire seul dans les eaux la blancheur hibernale de son feuillage.
C’est le grand fleuve désolé des terribles pays du Nord!
A mesure que le jour avançait, les montagnes qui, d’un côté, s’éloignaient d’abord presque hors de vue, et que, de l’autre, le lointain estompait d’une teinte de violet sombre, se rapprochaient graduellement du rivage, et à certain endroit, du côté nord, s’avançaient même jusqu’au bord de l’eau. Le fleuve s’étendait devant elles comme un lac.
Sur leurs penchants quelques chaumières, et à mi-côte, au milieu des pins rabougris, un hôtel ceinturé de vérandas annonçait un lieu de villégiature en vogue, au cœur de ce qu’on aurait pris d’abord pour une solitude.
Des huttes d’Indiens construites en écorce de bouleau nichaient au pied des rochers, et brillaient par leurs teintes oranges et pourprées.
Du sommet de ces huttes s’échappait une spirale de fumée bleuâtre; et à l’entrée de l’une d’elles se tenait une sauvagesse en jupon rouge feu.
D’autres, en châles éclatants, étaient accroupies parmi les quartiers de roches, chacune d’elles entourée de chiens et de petits sauvages.
Mais tous ces tons chauds, ne servaient, comme au coucher du soleil d’hiver, qu’à faire ressortir le caractère glacial et désolé de la scène.
Les toilettes légères des dames que l’on apercevait sur la véranda frappaient l’œil froidement; et, sur la figure des habitants oisifs qui flânaient le long de la jetée, le voyageur croyait découvrir je ne sais quelle détermination triste de retenir leurs larmes, lorsque notre bateau les quitterait pour continuer sa route.
L’on mit à terre deux ou trois vieilles villageoises qui furent accueillies sur le quai comme si elles arrivaient d’un long voyage.
Puis les hommes de l’équipage déchargèrent une quantité énorme d’oignons, le seul bagage que ces bonnes vieilles eussent rapporté de Québec. Bottes après bottes de la piquante bulbeuse furent débarquées avec soin par les matelots, et comptées par les propriétaires.
Enfin l’ordre était donné de retirer la passerelle, lorsque l’une des paysannes jette un cri de désespoir en tendant des bras suppliants vers le bateau. Une botte d’oignons avait été oubliée à bord.
L’un des matelots s’empare du précieux article, le porte en toute hâte à terre, et s’en revient poursuivi par les bénédictions de la brave femme.
Les joyeux touristes de séjour à la Malbaie refoulèrent leur chagrin; et, au moment où Arbuton leur tournait le dos, le vapeur, reprenant le large, les laissa seuls en proie à leur ennui fashionable.
On mit le cap sur la rive sud pour débarquer des passagers à Cacouna, petite ville d’eau plus considérable que la Malbaie.
A Québec, la marée, qui s’élève de quinze pieds, n’est produite que par l’impulsion donnée par la mer; l’eau n’y est pas salée. Mais à Cacouna il n’en est pas de même; il ne manque là aux bains de mer que le ressac.
On y voit accourir en grand nombre les Canadiens qui s’échappent de leurs villes pendant l’été court, mais brûlant, des pays du Nord.
Ni le village ni l’hôtel ne sont à portée de vue du débarcadère; mais, ainsi qu’à la Malbaie, toute la société en villégiature encombrait le quai, comme si l’arrivée du steamer eût été pour eux le grand événement de la journée. Cette fois, on y était venu en nombre, les uns à pied, les autres en omnibus ou en cabriolet.
Tout à coup les rangs s’ouvrirent pour laisser passer une procession étrange qui se dirigeait vers le vapeur, musique en tête.
—C’est une noce de sauvages, dit l’un des officiers du bord au monsieur à l’air militaire qui se tenait à côté de lui, près du bastingage.
Et, les musiciens s’étant écartés, Arbuton, qui l’avait entendu, put apercevoir le marié et la mariée.
Le premier était un sauvage ordinaire, à figure impassible; mais sa jeune compagne était jolie et presque blanche, avec une certaine attitude pleine de modestie et de douceur.
Devant eux marchait un jeune Américain coiffé d’un béret de forme écossaise, la figure empreinte de la gravité convenable au maître de cette cérémonie, dont il était probablement l’organisateur.
Bras dessus bras dessous il s’avançait avec un chef indien à forte corpulence vêtu en gros drap noir, la poitrine curieusement ornée de deux rangées de disques argentés.
Derrière les mariés venait tout le village, deux par deux, hommes, femmes et enfants de tout âge, sans en excepter les bébés à la mamelle; le tout en toilettes éclatantes et d’une allure indescriptiblement sérieuse.
Ils étaient accouplés en quelque sorte par rang d’âge et de taille.
Les derniers étaient deux jeunes gens qui paraissaient être, de plus, dans un degré d’ivresse absolument identique.
Ils s’avancèrent en décrivant des zigzags le long de la jetée, et lorsque le reste de la noce voulut couronner la journée par une visite à bord du bateau, ils s’aventurèrent en titubant sur la passerelle.
A moitié chemin, ils prirent une embardée.
Les spectateurs poussèrent un cri; mais nos deux gaillards avaient heureusement biaisé dans une autre direction.
Ils se tenaient fortement grippés l’un à l’autre, et une nouvelle embardée les avait victorieusement jetés à bord comme deux colis.
A peine avaient-ils disparu, que les autres gens de la noce—comme s’ils eussent eu instantanément satisfait leur curiosité à l’endroit du vaisseau—retournèrent à terre dans le même ordre.
Arbuton attendit avec une certaine anxiété pour voir si les deux pochards pourraient répéter leur manœuvre avec succès sur un plan incliné de bas en haut.
Or ceux-ci venaient justement d’apparaître, lorsqu’il sentit une main se glisser sans gêne et pour ainsi dire d’une façon inconsciente sous son bras, et au même instant il entendit une voix qui lui disait:
—Ceux-ci sont deux amoureux désappointés, probablement.
Il se retourna, et aperçut la jeune fille avec la société de qui il s’était promis de n’avoir rien à démêler, une main appuyée sur le plat-bord, et l’autre posée sur son bras, à lui, pendant qu’elle donnait toute son attention à ce qui se passait en bas.
L’espèce de militaire en retraite, le chef de la famille, et tout probablement son parent, s’était éloigné à l’improviste, et elle avait sans s’en apercevoir saisi le bras d’Arbuton.
Cela paraissait clair au jeune homme, mais ce qui lui restait à faire ne l’était pas autant.
Il ne lui appartenait guère, pensait-il, d’avertir la jeune fille de son erreur; et cependant il était peu généreux de n’en rien faire.
Laisser les choses où elles en étaient lui parut toutefois le plus simple, le plus sûr et le plus agréable parti à prendre, car la pression de la jolie personne, légèrement penchée sur son bras, avait quelque chose de confiant qui n’était pas sans charme.
Il attendit donc le moment où la jeune fille s’étant retournée pour avoir une réponse, et découvrant son erreur, retira précipitamment sa main, avec une expression de physionomie où se mêlaient la stupéfaction et l’envie de rire. Mais même alors il ne sut que dire.
Faire des compliments au sujet de cette méprise eût été inconvenant; une explication était inutile; aux excuses que la jeune fille lui balbutiait, il ne sut répondre que par un salut silencieux.
Elle se sauva dans sa cabine, et Arbuton s’éloigna, laissant nos deux sauvages regagner terre comme ils le pourraient.
Son bras croyait soutenir encore le même poids élastique; une voix semblait murmurer encore dans son oreille: “Ceux-ci sont deux amoureux désappointés, probablement.”
Enfin il trouvait le rôle qu’il avait joué dans cette affaire de plus en plus gauche et stupide; bien qu’il ne fût pas très loin de songer vaguement à la méprise de la jeune fille comme à une espèce d’empiètement sur sa personne.
La nuit tombait lorsque le bateau à vapeur toucha Tadoussac, et entra dans une anse abritée par des hauteurs sur lesquelles perchait un gracieux village s’éparpillant sur une grande route en élégantes maisonnettes d’été.
Au-dessus s’élevaient de hauts escarpements de roc et de sable nus, dont les flancs stériles laissaient percer çà et là quelques pins rachitiques et mourants.
Il avait fait froid et cru toute la journée, le bateau ayant toujours eu le cap au nord-est.
Le fleuve avait pris presque les proportions d’une mer, avec un aspect de plus en plus désolé, quelques îlots brisant par-ci par-là la monotonie de son parcours, et les rives s’abaissant de plus en plus, jusqu’aux environs de Tadoussac, où elles s’élèvent en plateaux couverts d’un épais fourré d’arbres résineux et rabougris.
Là, dans la vaste largeur légèrement encaissée du Saint-Laurent, se décharge un sombre et puissant cours d’eau, étroitement flanqué de hauts mamelons de calcaire, et dont la source se perd dans les tristes régions et les éternelles solitudes du Nord.
C’est le Saguenay.
Et, aux lueurs froides du soir, lorsque le voyageur arrive à cette embouchure, nul paysage ne semble plus abandonné que celui de Tadoussac, où, au commencement du seizième siècle, les commerçants français établirent leur premier poste, et où se voit encore la première église construite au nord de la Floride.
Le steamer fait ici une relâche de cinq heures.
Aussitôt le repas du soir terminé, les voyageurs descendirent à terre, dans l’ombre qui s’épaississait.
Arbuton, seul comme à l’ordinaire, descendit à son tour, surpris de se sentir porté à céder à l’impulsion générale.
Il n’était pas sans désirer voir la vieille église, se demandant presque avec pitié qu’elle pouvait être l’apparence de cette pièce d’antiquité américaine. Et puis il s’était aperçu, depuis l’incident de Cacouna, qu’il était devenu un sujet d’embarras pour la jeune fille qui en avait été la cause.
Il ne l’avait plus revue jusqu’au souper, mais elle avait pris son repas avec un air d’indifférence à son endroit tellement étudié, qu’elle était évidemment hantée par le souvenir de sa méprise.
—Soit, je vais lui laisser toute liberté à bord, tant que nous serons ici, pensa Arbuton en mettant pied à terre.
Il n’avait pas la moindre idée où le chemin pouvait conduire; mais il le suivit, comme les autres, jusqu’au village, à travers les maisonnettes qui paraissaient pour la plupart inhabitées, et enfin jusqu’au bord d’un sombre ravin, au fond duquel, loin au-dessous d’un pont rustique et chevrotant, il entendit les mystérieuses rumeurs et la chute d’un torrent invisible. Devant lui de noires montagnes se dressaient comme des tours dans le ciel nuageux.
Il frissonna sous une impression de tristesse et d’isolement, en proie au vague désir d’avoir auprès de lui quelqu’un de mêmes traditions et conditions sociales, à qui il pût faire partager ce qu’il éprouvait en présence de ce spectacle.
Au même instant, cette pression délicate, ce poids léger qui avait si doucement pesé sur son bras lui revinrent à la mémoire.
Il tressaillit, et se remit à suivre le chemin qui, par un détour brusque, le conduisit droit en face d’un hôtel, d’où sortait un bruit de jeu de boules mêlé au caquetage et aux éclats de rire d’un groupe de jeunes filles.
Et il se demanda un peu dédaigneusement qui pouvait passer l’été dans un pareil endroit.
Une anse de la rivière fermée abruptement par d’âpres rochers se creusait devant lui, et sur la rive, juste au-dessus de la ligne de haute marée, s’élevait ce que l’ombre d’un passant lui dit être la vieille église de Tadoussac.
Les fenêtres se teintaient sous une vague lueur rougeoyante, comme celle d’un lampion qui aurait brûlé à l’intérieur. Et si tout cela n’eût été trop simple et trop nu pour un homme habitué aux splendeurs de l’ancien monde, Arbuton n’aurait pas manqué de se sentir ému devant cette veilleuse que l’humble sanctuaire garde depuis trois cents ans dans les profondeurs dans cette solitude.
Il y songeait un peu, lorsqu’il entendit la voix de quelqu’un parlant dans l’obscurité, près de la porte de la chapelle, qu’on paraissait avoir tenté d’ouvrir.
—C’est fâcheux que nous ne puissions visiter l’intérieur, n’est-ce pas?
—En effet; mais je suis toujours charmé de ce que j’en vois. Dire que cette construction date du dix-septième siècle!
—L’oncle Jack serait enchanté de regarder cela, n’est-il pas vrai?
—Oh oui, pauvre oncle Jack! il me semble que c’est un plaisir que je lui vole. Il devrait être ici à ma place. Mais en réalité, j’aime cela; et, mon cher Dick je ne sais pas ce que je pourrai jamais dire ou faire pour vous remercier de m’avoir amenée ici.
—Eh bien, Kitty, remettez la chose jusqu’à ce que vous ayez trouvé. Rien ne presse.
Arbuton entendit comme une secousse à la porte—probablement un dernier effort pour l’ouvrir avant de partir—puis les voix s’éteignirent vaguement dans l’obscurité.
Ces voix, il les avait bien reconnues; c’était celle de la jeune fille qui avait pris son bras, et celle de l’homme qui paraissait être son parent.
Il se blâma non seulement d’avoir prêté l’oreille à leur conversation, mais encore d’avoir désiré en entendre davantage, et résolut de les suivre, jusqu’au bateau, à une distance respectueuse. Mais eux s’arrêtèrent si fréquemment, ou lui-même avait-il tellement hâté le pas à son insu, qu’il les rejoignit à l’entrée de la ruelle ménagée entre les maisonnettes de la route. Et il ne put s’empêcher d’entendre de nouveau:
—Oui, cela peut être ancien, Kitty; mais je ne trouve pas cela fort réjouissant.
—Ce n’est pas précisément la gaieté même, je dois l’avouer.
—C’est le plus mortel endroit que j’aie vu de ma vie. N’est-ce pas une escarpolette que je vois là, en face de cette maison? Non, c’est un gibet. Tiens, il y en a partout! Je suppose que c’est pour les locataires d’été, à la fin de la saison. Quelle course au clocher pour y arriver, si par hasard le bateau partait sans les passagers!
Arbuton trouva ce genre de plaisanterie un peu trivial, et s’affermit dans sa résolution d’éviter ces gens-là.
Ils arrivèrent en vue du steamer qui, au fond de la petite baie, brillait de mille feux, laissant échapper de toutes ses portes, fenêtres et autres ouvertures, des gerbes de lumière rougeâtre.
Cet éclat contrastait vivement avec la torpeur obscure du rivage, où quelques faibles lumières perçaient çà et là, aux croisées des chaumières, ou sous le porche du magasin de village, où quelques flâneurs moroses—français ou métis—s’associaient pour tuer leurs misérables loisirs.
Au-delà du steamer bâillait le vide immense du grand fleuve, où le Saguenay s’en allait noyer son cours mélancolique.
—Je n’aime pas beaucoup à remonter à bord, dit la jeune fille. Pensez-vous qu’il y soit retourné? Je tremble de le rencontrer.
—Ne faites pas attention à lui, Kitty. Il pense sans doute que vous avez fait cela sans le vouloir. En tout cas, moi, je suis sûr que vous n’auriez jamais pris son bras si vous n’aviez pas été sous l’impression que c’était le mien.
Elle ne répondit pas, trop préoccupée par le véritable côté de la question, pour s’arrêter à cette fausse manière de l’envisager.
Arbuton, en les suivant à bord, sentit qu’il jouait le rôle odieux de trouble-fête, rôle qu’il aurait voulu éviter par tous les moyens compatibles avec sa dignité.
Il paraissait condamné à priver cette jeune fille du plaisir qu’elle devait attendre d’un voyage assez rare pour elle, suivant toute apparence.
Il aurait désiré qu’elle pensât du bien et non du mal de lui.
Et puis, au fond de tout cela, il éprouvait un certain sentiment de supériorité qu’il aurait pu traduire par ces mots: noblesse oblige. En gentilhomme, il sentait qu’il avait un devoir à remplir.
La jeune fille se mit à la recherche de sa cousine, et laissa son compagnon à la porte du salon, roulant un cigare dans ses doigts, d’une main, et de l’autre cherchant une allumette quelque part.
Il allait tourner les talons en frappant sur la poche de son gilet qu’il avait trouvée vide, lorsque Arbuton lui offrit son propre cigare en disant:
—Puis-je vous être utile, Monsieur?
—Oh! oui, merci! répondit l’autre en acceptant cordialement.
Et, tout en balbutiant d’un ton satisfait, il alluma son cigare, et rendit celui d’Arbuton, avec un rapide salut à moitié militaire.
Arbuton fixa un moment les yeux sur lui.
—Je crains, dit-il tout à coup, d’avoir eu le malheur de causer du désagrément à une dame de votre compagnie. Ce n’est rien qui demande des excuses cependant, et je ne sais trop comment lui exprimer mon espoir qu’elle oubliera cet incident, si elle ne l’a pas oublié déjà.
En même temps, obéissant à une impulsion qu’il lui aurait été bien difficile d’expliquer, il offrit sa carte.
Ce procédé eut l’effet habituel de la franchise, et son interlocuteur y vit de la cordialité. Il s’approcha de la lampe, et lut le nom et l’adresse.
—Tiens, dit-il, de Boston! Mon nom, à moi, est Ellison; je suis de Milwaukee, dans le Wisconsin.
Et il se mit à rire de ce rire franc et loyal du bon camarade.
—Oui, en effet, reprit-il, ma cousine s’est cassé la tête toute l’après-midi au sujet de sa méprise; mais, cela ne peut avoir aucune conséquence, vous savez. Après tout, que diable! c’était la chose la plus naturelle du monde. Etes-vous allé à terre? Tadoussac est bien tranquille à cette saison; mais ce doit être gai en hiver! Quel coup d’œil réjouissant on doit avoir de ces cottages ou de cet hôtel là haut! Nous sommes allés voir si nous pouvions entrer dans la vieille chapelle; le commis du bateau m’a dit qu’il y a là des tablettes en plomb que les matelots de Jacques Cartier y ont laissées, vous savez, et qui sont enfouies quelque part. Je n’en crois rien, et je ne suis pas trop désappointé de n’avoir pas pu entrer. J’ai fait mon devoir à l’égard des antiquités de l’endroit; et maintenant nous pouvons partir quand il plaira au patron.
Le colonel Ellison, dans sa bonté de cœur, faisait des efforts pour détourner le sujet de la conversation entamée par le jeune homme, s’imaginant—ce qui n’aurait flatté celui-ci qu’à demi—que son interlocuteur en était fort embarrassé.
Sa bonne nature alla plus loin; et lorsque sa cousine revint avec Mme Ellison, il leur présenta M. Arbuton.
Et puis, tout songeur, il s’en alla se promener sur le pont avec sa femme, sous prétexte de donner à celle-ci l’exercice qu’elle n’avait pu prendre à terre, mais en réalité pour permettre aux deux jeunes gens de vider ensemble leur petit différend.
—Je suis bien fâché, miss Ellison, dit le jeune homme, d’avoir été pour vous la cause d’une méprise, aujourd’hui.
—Et j’ai bien rougi de vous avoir rendu victime de ma maladresse, répondit la jeune fille en baissant les yeux.
Il y eut un instant de silence. Puis, comme si elle eût pu tout à coup se faire étrangère au sujet, et dégager sa personnalité de cette absurdité inextricable, elle se mit à rire presque aussi cordialement que son cousin, en disant:
—Mais c’est une des choses les plus impossibles dont j’aie entendu parler. Qu’y faire? je n’en sais rien.
—En effet, c’est embarrassant, et je ne sais trop que dire moi-même. J’aime mieux attendre, pour me fixer là-dessus, que la chose soit arrivée de nouveau.
Arbuton avait à peine laissé échapper cette phrase—assez bien tournée suivant lui—qu’il se la reprochait, tant il était loin de songer à s’aventurer dans une intrigue amoureuse.
Mais l’obscurité, l’entourage, la beauté de la jeune fille, la confiante et candide sympathie qu’elle lui manifestait par sa franchise, tout cela le troublait.
Il tâcha de se retrancher encore dans sa froideur habituelle, et finit par quelques lieux communs sur le paysage, qui devenait en réalité bien solitaire et bien sauvage, depuis que le bateau à vapeur remontait le Saguenay, laissant s’éteindre dans le lointain les quelques lumières de Tadoussac.
Par une étrange impression, il se sentait pour ainsi dire seul au monde, là, avec cette jeune fille; et il se permit de jouir un peu de ce sentiment, assurément exempt de tout danger.
Mlle Ellison et lui venaient de Niagara, paraît-il.
Ils causèrent de cet endroit, se gardant bien, quant à elle, de révéler qu’elle avait, là, remarqué Arbuton pour la première fois.
Tous deux ils avaient descendu les rapides du Saint-Laurent, et tous deux ils avaient passé une journée à Montréal.
Ces coïncidences contribuaient à les intéresser l’un à l’autre d’une façon toute particulière; et cet intérêt s’accrut encore quand ils apprirent que leur commune expérience s’arrêtait là,—elle ayant passé trois jours à Québec, et lui, comme on le sait, étant venu directement de Montréal.
—Avez-vous beaucoup admiré Québec, miss Ellison?
—Oh! oui, vraiment! C’est une ancienne ville magnifique, et remplie d’une foule de choses, que je connaissais par la lecture, mais que je n’espérais jamais voir. Vous savez que c’est une place forte?
—Oui. Mais j’avoue que je l’avais oublié jusqu’à ce matin. Y avez-vous trouvé tout ce que vous vous étiez imaginé d’une forteresse?
—Plus, si c’est possible. Nous avions avec nous des gens de Boston qui nous ont dit que c’était exactement comme en Europe. Ils en soupiraient, car cela leur rappelait bien des souvenirs de l’ancien continent. Ils venaient de se marier.
—Est-ce là ce qui leur faisait trouver une ressemblance entre Québec et l’Europe?
—Non, mais je suppose que cela contribuait à leur faire voir les choses par le côté le plus agréable. Mme March—March est le nom du jeune couple—ne voulait pas me permettre de dire que je trouvais Québec beau, attendu que, n’ayant jamais visité l’Europe, je ne pouvais pas bien apprécier Québec. “Vous croyez l’admirer, disait-elle souvent, mais ce n’est que l’effet de votre imagination.” Malgré tout, je tiens à mon illusion. Je ne sais trop, cependant, si j’admirais plus Québec que les charmants villages qui l’environnent. Tout le paysage semble un rêve d’Evangeline.
—Vraiment! J’arrêterai certainement à Québec à mon retour. Il me tarde de voir un paysage américain qui me fasse songer à quelque chose. En attendant, qu’est-ce que votre imagination peut faire du présent point de vue?
—Je ne crois pas avoir besoin de l’aider, répondit la jeune fille un peu piquée par le ton de supériorité que prenait son compagnon.
Elle se retourna et plongea ses regards sur la rivière triste et solitaire.
La lune montrait un peu sa face voilée dans les profondeurs du ciel gris, laissant tomber sur les flots noirs les vagues reflets d’une lumière mélancolique.
De chaque côté, la rive inhabitable étalait sa grandiose désolation; les rochers inhospitalliers se couvraient de maigres touffes de pins dont les obscures silhouettes se découpaient le long des crêtes, ou plongeaient dans des gorges et des ravins.
Le cri de quelque oiseau sauvage rompait brusquement le silence dont le murmure monotone du steamer semblait faire partie, réveillant à peine un écho lointain.
Les premières notes d’une romance se firent entendre du salon; et Mlle Ellison précéda son nouvel ami à l’intérieur, où la plupart des autres passagers étaient groupés autour du piano.
La jeune Anglaise aux cheveux couleur de maïs était assise près de l’instrument dans une pose ravissante, et l’homme à l’air peu distingué et son épouse à la tournure commune chantaient ensemble avec des accents d’une douceur angélique.
—C’est beau, n’est-ce pas? dit Mlle Ellison. Comme ce doit être charmant de pouvoir s’amuser ainsi!
—Oui? vous pensez? C’est pourtant un peu trop en public, répondit son compagnon.
Quand les Anglais eurent fini, un vieux monsieur se mit au piano pour faire entendre ce qu’il appelait une chanson comique, et réussit à envoyer tout le monde se coucher de désespoir.
—Eh bien, Kitty? s’écria Mme Ellison, s’enfermant un instant avec la jeune fille dans la cabine de celle-ci.
—Eh bien, Fanny?
—Il est beau, n’est-ce pas?
—Ma foi, oui.
—Est-il gentil?
—Je n’en sais rien.
—De la crème à la glace, répondit Kitty en se laissant donner sur la joue un bonsoir enthousiaste.
Avant de s’endormir, Mme Ellison voulut faire une question à son mari.
—Qu’est-ce que c’est?
—Cela vous plairait-il que Kitty épousât un Bostonien? On dit que les Bostoniens sont si froids.
—Où est le Bostonien qui a demandé Kitty en mariage?
—Comme vous êtes méchant! je ne dis pas qu’on l’ait demandée; mais si cela arrivait?
—Alors ce serait le moment d’y songer. Vous avez marié Kitty à droite et à gauche avec tous ceux qui l’ont regardée, depuis que nous avons quitté Niagara, et je me suis morfondu à prendre des renseignements sur le compte de ses nombreux maris. Maintenant je n’en ferai rien, jusqu’à ce qu’elle ait reçu quelque offre sérieuse.
—C’est cela; dépréciez votre propre cousine si vous le voulez. Je sais ce que je ferai, moi; je lui ferai porter mes plus belles toilettes. Comme c’est heureux, Richard, que nous soyons toutes deux de même taille! Je suis si contente d’avoir emmené Kitty avec nous! Si elle se mariait et s’établissait à Boston.... Mais non, j’espère qu’elle trouvera un mari pour résider à New-York.
—Allez, allez-y, ma chère! grommela le colonel Ellison, désespéré. Kitty a causé de steamboats et d’hôtels avec ce jeune homme durant vingt-cinq minutes, et naturellement il viendra demain demander mon consentement pour l’épouser, aussitôt que l’on pourra mettre la main sur un juge de paix. Mes cheveux blanchissent, et je serai chauve avant le temps; mais peu importe, pourvu que vous trouviez plaisir à vos petites hallucinations. Continuez!
II
Les petites manœuvres de Mme Ellison
Le lendemain matin, nos touristes se réveillèrent en rade dans la baie des Ha-Ha, à la limite des eaux navigables aux grands bateaux à vapeur.
La longue chaîne de montagnes revêches s’était abaissée, et le soleil du matin versait de chauds rayons sur ce qui, sous un climat plus hospitalier, aurait pu passer pour un très joli paysage.
La baie formait un ovale irrégulier, avec des rives hardies mais peu élevées, d’un côté, et de l’autre une plaine étroite, où deux villages, dressant chacun son mince clocher en fer-blanc reluisant au soleil, s’échelonnaient le long du chemin qui longeait le rivage recourbé en forme de croissant.
L’entrée de la baie était flanquée d’un mamelon élevé, et sur la rive on apercevait çà et là des masses de rochers gaiement colorés de lichens, et tachetés de teintes métalliques oranges et écarlates.
La sempiternelle frondaison de pins nains était la seule forêt visible bien que la baie des Ha-Ha soit un port considérable pour le commerce de bois. Quelques goélettes étaient là occupées à recevoir leur cargaison de planches de pin odorant.
Le quai où le bateau se trouvait accosté était tout animé de travailleurs et d’oisifs.
On embarquait du bois que l’on transportait à bord dans des brouettes conduites par des paysans.
Ceux-ci, arrivés au haut de la passerelle, arcboutaient leurs larges pieds sur la pente unie et glissante, puis, entraînés par leur charge, se précipitaient à bord plus ou moins la tête la première.
Au milieu de la confusion qu’occasionnaient ces tours de force, une procession d’autres paysans s’introduisait à l’intérieur, chacun portant sous son bras une espèce de coffret en forme de cercueil.
Le colonel Ellison commençait à craindre que ces boîtes ne renfermassent tout la marmaille de la baie des Ha-Ha. Mais la réflexion qu’une région aussi froide n’aurait pu en produire une aussi énorme quantité le remit un peu, et l’employé comptable le rassura pleinement en lui affirmant que ces boîtes ne contenaient que des bleuets[A], et qu’on pouvait en acheter tant qu’on en désirait pour dix-huit sous le boisseau.
Cela lui donna une poignante idée de la pauvreté de l’endroit, et il acheta, des petits garçons qui venaient à bord, une telle quantité de framboises sauvages dans des cassots, cornets ou cornes d’abondance en écorce de bouleau, qu’il fut obligé d’en faire cadeau à ces mêmes petits vendeurs dont il avait épuisé l’assortiment.
Il était au moment d’entrer en arrangement avec un petit idiot superbe, qui avait une bosse dans le dos et une loupe sur le côté de la tête, et qui était enchanté d’accepter par charité les fruits sauvages de son propre pays, lorsque la foule pressée aux alentours s’écarta doucement pour laisser passer un individu qui, après un salut élégant adressé au colonel, lui dit d’un air enjoué:
—Bonjour, Monsieur, bonjour!
—Comment vous portez-vous, demanda le colonel Ellison?
Mais l’autre, qui ne songeait qu’aux affaires, lui répondit:
—Je suis, Monsieur, le seul homme qui parle anglais dans la baie des Ha-Ha, et je viens vous offrir mon cheval et ma voiture, si vous désirez faire une promenade sur la montagne avant le déjeuner. Vous y serez aussi longtemps que vous voudrez pour la somme de trente-six sous. Je vous montrerai tout ce qui en vaut la peine dans la localité, et en particulier la magnifique vue de la baie qu’on a du haut de la montagne. C’est très beau, Monsieur, je vous assure.
L’individu débitait son anglais si couramment; il avait une paire de moustaches si triomphantes et si largement développées; il clignait l’œil gauche d’une façon si insoucieuse avec sa paupière lourde et tombante, qu’il gagnait naturellement les cœurs.
Le colonel Ellison consentit à la promenade proposée, pour lui-même et les dames de sa compagnie, et se mit tout joyeux à la recherche de celle-ci.
Il les rejoignit sur le gaillard d’arrière, en train d’admirer le paysage rustique, et
Ce n’était pas un observateur bien particulier que le colonel; et puis il ne connaissait guère la garde-robe de sa femme, comme tout bon mari, qui, le quart d’heure de Rabelais passé, oublie immédiatement ce que sa moitié peut avoir acheté. Mais il ne put s’empêcher de s’apercevoir que certains brillants détails de costume qui s’associaient vaguement dans son souvenir avec la personne de sa femme, rehaussaient maintenant la jolie figure et les charmantes formes de sa cousine.
Une écharpe de couleur riante négligeamment nouée autour de son cou pour la préserver de l’air froid du matin, un ruban plus joli, un corsage plus élégant que ne portait d’ordinaire Mlle Ellison—que sais-je, moi?—un air de préparation à la bataille, frappèrent les yeux du colonel, tandis qu’une rougeur accusatrice colorait les joues de la jeune fille.
—Kitty, dit-il, vous ne vous laisserez pas traiter comme une oie, je l’espère.
—Je compte, qu’elle ne le permettra pas même à vous, rétorqua la jeune femme. Colonel Ellison, jouez le rôle que vous voudrez, mais pas celui de femmelette, et je vous en saurai gré. Je trouve qu’il n’est guère convenable pour un homme d’être toujours à remarquer la toilette des dames.
—Qui parle de toilette? demanda le colonel en se retranchant derrière les mots.
—Alors tant mieux, si vous n’en parlez point. Oui, j’aimerais bien à faire cette promenade. Nous avons du temps; le déjeuner ne sera pas près avant huit heures. Où est la voiture?
Le seul orateur anglais de la baie des Ha-Ha s’était emparé des légers pardessus des dames, et les emportait.
—Par ici! par ici! disait-il, en montrant du doigt, sur le rivage, une masse de voitures beaucoup plus nombreuses qu’on aurait pu s’y attendre dans un endroit comme la baie des Ha-Ha. J’espère que vous n’aurez pas d’objection à ce que j’emmène un autre voyageur avec vous. Il y a de la place pour tout le monde. Un voyageur qui a l’air d’un parfait gentilhomme, ajouta-t-il en se donnant de l’importance et en affectant une gracieuseté comique dont il avait sans doute hérité de ses clients anglais.
—Plus on est de fous plus on rit, répondit le colonel Ellison.
—Non, pas du tout, dit sa femme qui ne songeait aucunement au proverbe.
Son regard avait rapidement inspecté toute la rangée de véhicules, et les avait tous trouvés inoccupés, à l’exception d’un seul, où elle avait reconnu, sur les épaules de quelqu’un qui avait le dos tourné, l’irréprochable paletot d’Arbuton.
Mais nous devrions peut être expliquer les motifs de Mme Ellison, mieux que ne pourrait le faire seule sa manière d’agir.
Elle ne s’occupait guère d’Arbuton, et n’avait aucun désir arrêté de voir Kitty s’en éprendre. Mais il y avait là deux jeunes gens rapprochés par une circonstance romanesque; Mme Ellison était née entremetteuse d’unions matrimoniales, et résister au désir de rendre les relations plus intimes—dans l’intérêt du mariage considéré au point de vue abstrait—était pour elle une impossibilité.
Pour le moment, tout son être s’absorbait dans cette idée. Son cœur, entièrement dévoué à Kitty qu’elle admirait avec une espèce de généreuse exaltation, débordait de bonnes intentions.
En un mot, elle eût volontiers fait le sacrifice de sa dernière toilette en faveur de cette créature si digne de respect, qui avait le pouvoir d’ajouter un nouveau chiffre à la nomenclature des mariages de ce monde.
Nous espérons que le lecteur est comme nous, et qu’il ne trouve en cela rien de vulgaire ni d’inconvenant.
C’était de l’enthousiasme pur et simple, une impulsion noble et désintéressée; et nous sommes sûrs que les hommes devraient regretter de n’être pas plus souvent dignes d’avoir le bénéfice d’un tel sentiment.
Les femmes ont souvent à se plaindre, dans la délicatesse de leur cœur, de ce qu’en réalité, les hommes ne méritent point le sort qu’elles se dévouent à leur préparer, ou, en d’autres termes, de ce que les femmes ne peuvent pas se marier entre elles.
Nous n’aurons pas la témérité d’entreprendre une description détaillée des petits artifices de Mme Ellison, car alors on la prendrait certainement pour ce qu’elle n’était pas, pour une maladroite conspiratrice; et nous ne réussirions qu’à prouver notre ignorance en pareille matière.
Arbuton s’en aperçut-il jamais? Il est permis d’en douter. En sa qualité d’homme, il était naturellement aveugle et obtus.
Mais aussi, d’un autre côté, il connaissait beaucoup plus le monde que Mme Ellison, et peut-être le jeu de celle-ci était-il pour lui aussi clair que le jour. En tous cas il est probable qu’il ne lui découvrit aucun dessein prémédité.
Il ne pouvait soupçonner pareille chose chez une personne qu’il connaissait à peine, et à laquelle il se sentait si désespérément supérieur.
Une fine couche de glace, telle qu’on en voit se former en automne sur la surface tranquille des étangs que paralyse la gelée du matin, avait refroidi ses manières pendant la nuit; mais il la sentit se fondre à l’accueil cordial qu’on lui fit.
D’un saut il descendit de voiture pour offrir aux dames le choix des sièges. Quand tout fut disposé, il se trouva assis à côté de Mme Ellison, car Kitty avait, avec un certain empressement, pris place auprès du colonel.
L’excès de zèle put seul soutenir Mme Ellison dans la flatteuse persistance qu’elle mit à babiller avec Arbuton, et l’empêcher de manifester son déplaisir à cet acte de révolte de la part de Kitty.
Quand la voiture se mit à gravir la pente de la montagne, le chemin était si rocailleux que les ressorts se choquaient ensemble d’une façon inquiétante, et les dames ne purent s’empêcher d’en gémir.
—Ne craignez pas, ma chère, dit le colonel, en se tournant vers sa femme, nous avons avec nous tout ce qu’il y a d’Anglais dans la baie des Ha-Ha.
Cette phrase lui valut sur le champ un petit clin d’œil d’amitié et de bonne camaraderie de la part du conducteur, à qui elle parut avoir délié la langue, car il entama immédiatement la conversation:
—Voyez-vous mon chien comme il saute au nez de mon cheval? C’est un chien dressé pour la chasse à l’orignal; il saute ainsi pour s’exercer à saisir l’animal par le mufle. Vous devriez venir durant la saison de chasse. J’aurais des Indiens à votre service, et je vous fournirais tout ce qu’il faut pour chasser. Je suis commerçant de bêtes sauvages, vous savez, et il me faut toujours être prêt à les capturer.
—Commerçant de bêtes sauvages?
—Oui, pour Barnum et les autres propriétaires de musée ou directeurs de cirque. Je commerce sur le chevreuil, le loup, l’ours, le castor, l’orignal, le caribou, le chat sauvage, le link....
—Quoi?
—Le link.... le link! Vous dites des chevreuils et un chevreuil, n’est-ce pas? par conséquent des lynx doivent faire un link au singulier!
—Sans doute, dit imperturbablement le colonel. Y en a-t-il beaucoup de links dans cet endroit-ci?
—Pas beaucoup; et ils coûtent cher. J’ai été indignement trompé par un homme de Boston au sujet d’un link. Nous avions eu grande difficulté à le prendre; il avait mordu affreusement mon sauvage; et M. Doolittle n’a pas voulu m’en donner le prix convenu.
—Quelle infamie!
—Oui, mais l’affaire aurait pu tourner encore plus mal. Il voulait que je lui remisse son argent, parce que l’animal était mort au bout de quinze jours, dit le marchand de bêtes sauvages, en jetant un coup d’œil au colonel Ellison, en même temps qu’il souriait de façon à s’introduire dans les oreilles la pointe de ses moustaches. Il faut croire qu’il avait reçu quelque mauvais coup. A moins qu’il n’eût la nostalgie. Peut-être aussi n’avait-il jamais joui d’une bien forte santé! Le link est un curieux animal, Mademoiselle, dit-il à Kitty, sous forme de conclusion.
Ils avaient gravi lentement le flanc de la montagne.
De chaque côté de la route, de maigres pâturages s’abaissaient au loin entrecoupés de racines et de monticules longs et irréguliers.
Les sommets étaient nus, mais dans les petites vallées, en dépit des rocailles, croissait un gazon vert tendre, court mais épais, et des groupes de vaches y paissaient en balançant leurs clarines au son doux et mélancolique.
Au dessous, la baie, dans son épanchement radieux, remplissait l’ovale formé par les coteaux.
Le steamer blanc, immobile auprès du quai, où tout était en mouvement, et les bâtiments noirs chargés de bois, donnaient de la variété à la charmante scène que complétaient les pittoresques villages de la rive.
C’était un spectacle simple, mais presque touchant, comme si ce doux paysage eût été jeté là pour faire trève à la longue suite de solitudes désolées que nos voyageurs venaient de parcourir. C’était bien vraiment là l’effet produit.
Arbuton devait avoir parlé d’autres voyages, car s’adressant à Mme Ellison:
—Ceci ressemble beaucoup à un paysage de Norvège, dit-il. Cette baie pourrait être un fiord de la mer du Nord.
Mme Ellison murmura je ne sais quel compliment à la baie, au fiord, ainsi qu’à son interlocuteur; mais Kitty se rappela comme elle avait été brusquée la veille pour avoir prétendu qu’un paysage indigène pouvait créer une impression quelconque.
—Enfin, dit-elle, vous avez donc réellement trouvé quelque chose dans un paysage américain! Dans ce cas, nous devons en féliciter le paysage, ajouta-t-elle, avec un sourire joyeux et moqueur.
Le colonel la regarda d’un œil comiquement interrogateur. Mme Ellison se troubla. Et Arbuton, ayant entièrement oublié ce qui avait provoqué cette réflexion, parut intrigué et ne répondit rien.
Il avait aussi cela de commun avec cette sorte d’Anglais pour qui on le prenait souvent, qu’il ne cherchait jamais à éclaircir ce qu’il pouvait y avoir d’obscur dans la conversation.
S’il ne trouvait point de réponse dans son for intérieur, il vous abandonnait de suite à la responsabilité de votre remarque incomprise.
Son silence mit Kitty en proie à une bien mauvaise opinion de lui, car il donnait à son inoffensive saillie les apparences d’une attaque injustifiable.
Mais en ce moment leur automédon vint à son secours.
—Mesdames et Messieurs, dit-il, ici finit la promenade de la montagne.
Et tournant bride, il partit au grand trot dans la direction du village.
Au pied de la montée, ils se trouvèrent de nouveau près de l’église, et les voyageurs manifestèrent le désir de descendre de voiture pour en visiter l’intérieur.
—Oh! certainement, dit le cocher; il n’est pas encore terminé, mais vous pouvez y faire toutes les prières que bon vous semblera.
L’église était propre et décente, comme presque toutes les églises canadiennes; et à cette heure matinale plusieurs villageois étaient à leurs dévotions.
Le chemin de la croix de rigueur, en dessins lithographiés, ornait les murs, et sur le grand autel toujours le même faux éclat de peinture et de sculpture.
—Je n’aime pas à voir ces choses, dit Mme Ellison. Cela respire l’idolâtrie; qu’en pensez-vous, monsieur Arbuton?
—Ma foi, je n’en sais rien. Je ne vois pas quel mauvais effet pourrait en résulter pour la population.
—Je suis d’opinion qu’ils ont besoin d’une foi robuste dans ces climats froids, dit le colonel. Cela contribue à les tenir chauds. Il y aurait trop de courants d’air dans cette église nue. Il leur faut quelque chose de serré, de pelotonné. Imaginez-vous un de ces pauvres diables écoutant un sermon libéral sur les oiseaux, les fruits, les fleurs et les beaux sentiments, et puis s’en retournant chez lui par-dessus les montagnes, quand le mercure marque trente degrés au-dessous de zéro? Il n’y pourrait point tenir.
—C’est certainement vrai, répondit Arbuton.
Et promenant son regard autour de lui comme pour soumettre l’ensemble de la petite église à un examen froid et impartial, en prenant pour base les règles générales du bon goût, il la trouva vulgaire.
Quand ils eurent repris leurs places dans la voiture, la conversation échut presque entièrement au colonel, qui, suivant son habitude, soutira tous les renseignements qu’il put du cocher. Il apprit que, en dépit de sa théorie, les habitants de la baie des Ha-Ha n’étaient pas tous si bons catholiques.
—En voici un, par exemple, dit le Canadien, en se désignant lui-même et en se servant d’une locution populaire qu’il avait probablement apprise de quelque voyageur américain, qui n’est pas si catholique que tout ça—pas beaucoup! Il a trop étudié pour s’occuper de religion. Il y a tout un parti chez les Canadiens-français d’ici qui sont opposés aux prêtres et en faveur de l’annexion aux Etats-Unis.
Et tout en cheminant à travers les maisonnettes en troncs d’arbres couvertes d’écorce de bouleau, il donna ample satisfaction à la curiosité du colonel sur les affaires locales, le caractère et l’histoire de ses co-villageois qu’ils rencontraient sur la route.
Il connaissait les jolies filles et les saluait par leur nom, interrompant par ces courtoisies l’espèce de conférence qu’il était en train de faire au colonel sur la manière de vivre dans la baie des Ha-Ha.
Il n’y avait qu’une seule maison en brique—qu’il avait construite lui-même, mais qu’il avait été obligé de vendre dans une saison où le commerce des bêtes fauves n’avait pas donné,—et les autres édifices descendaient dans l’échelle architecturale de degré en degré jusqu’aux pittoresques granges au toit de chaume.
Il excusait ses dernières auprès des Américains, en alléguant que ce misérable chaume était quelquefois utile pour sauver la vie des bestiaux à la fin d’un hiver rigoureux et exceptionnellement long.
—Et la population, demanda le colonel, que fait-elle pendant l’hiver pour tuer le temps?
—Nous tirons le bois de la forêt, nous fumons la pipe, et faisons la cour aux jeunes filles. Mais n’aimeriez-vous pas à visiter l’intérieur de l’une de nos maisons? Je serais heureux de vous montrer la mienne, et de vous offrir un verre du lait de mes vaches. Je regrette de ne pas avoir d’eau-de-vie, mais il est impossible de s’en procurer ici.
—N’en parlez pas, répondit gaiement le colonel; comme breuvage du matin, rien ne vaut un verre de lait.
Ils entrèrent dans la meilleure chambre de la maison,—vaste, basse, faiblement éclairée par deux petites fenêtres, et fortifiée contre l’hiver par un énorme poële canadien en fonte.
C’était rustique, mais propre, avec un air de confort passable.
On voyait à travers la fenêtre un tout petit jardin potager autour duquel croissaient les fleurs les plus vigoureuses.
—Ces haricots-là, dit l’hôte, sont pour la soupe et le café. Mon blé-d’inde, ajouta-t-il en montrant quelques rangées de maïs nain, a échappé aux premières gelées d’août, et ainsi j’espère en avoir encore quelques épis cet été.
—Cela ne me semble pas être exactement ce qu’on pourrait appeler un climat bien attrayant, qu’en dites vous? demanda le colonel.
Le Canadien était un petit homme rude et fort en apparence, mais ce fut avec une espèce d’émotion qu’il répondit:
—Un climat cruel, Monsieur. Quand j’arrivai ici, c’était une forêt. J’y ai vécu vingt ans, et vraiment cela n’en valait pas la peine. Si c’était à recommencer, j’aimerais autant ne point vivre du tout. Je suis né à Québec, dit-il, comme pour faire comprendre qu’il était habitué aux climats tempérés, et il se mit à raconter quelques incidents de sa vie à la baie des Ha-Ha. Je voudrais continua-t-il, vous voir passer quelques temps avec moi. Je vous assure que vous ne trouveriez pas le climat si rude en été. Il y a des ours dans la forêt, dit-il au colonel, et vous pourriez en tuer un facilement.
—Mais alors, répliqua ce dernier en riant, je contribuerais à ruiner votre commerce de bêtes féroces.
Arbuton paraissait fatigué de tout cela.
Il ne s’intéressait ni aux nuits hâtives, ni à la pauvreté, ni aux ours d’été de la baie des Ha-Ha.
Il était assis là, dans ce singulier salon, son chapeau sur ses genoux, dans l’attitude patiente et pleine de réserve d’un monsieur en visite.
—Il n’a pas de sentiments, se dit Kitty.
Mais c’est là un sujet sur lequel l’erreur est facile.
On pouvait plutôt dire d’Arbuton qu’il avait toujours eu de la répugnance pour tout ce qui était en dehors d’un monde très restreint, et qu’il n’était pas doué d’une vive imagination.
De plus il avait une certaine répulsion, si l’on peut s’exprimer ainsi, pour la pauvreté. Cette détresse ne le touchait pas, comme Kitty, parce qu’elle était rare et intéressante; bien que, sans aucun doute, dans un moment donné, il eût fait autant qu’elle pour venir en aide au malheur.
—Un peu trop d’autobiographie, dit-il à Kitty, en attendant avec elle, à la porte, que le Canadien eût tranquillisé son chien, qui s’exerçait toujours à chasser l’orignal en faisant d’affreux bonds au nez du cheval. La manie que ces gens ont de parler d’eux-mêmes est toujours ennuyeuse. Mais je suppose qu’il est dans l’habitude d’employer ce moyen-là pour s’attirer la sympathie des voyageurs. Vous ne pouvez plus convenablement offrir vingt-cinq sous à quelqu’un qui vous a mis ainsi dans ses confidences. Avez-vous trouvé quelque chose d’assez extraordinaire dans sa maison, miss Ellison, pour le justifier de nous y avoir conduits? demanda-t-il avec cet air qui semble vous dire: “Je sais que vous êtes de mon avis,” et qui vous choque également, que vous le soyez ou que vous ne le soyez pas.
Quant à Kitty, chaque figure qu’elle avait rencontrée dans sa promenade lui avait raconté sa pathétique histoire.
Elle était entrée par la pensée dans chaque maison de la route, rêvant aux humbles drames dont chaque foyer pouvait avoir été le théâtre.
Tout ce que leur hôte avait dit donnait forme et couleur à ce qu’elle s’était imaginé des luttes de la vie dans cette contrée, et elle se sentit blessée de voir ce froid scepticisme jeter son ombre sur les tons sympathiques du tableau qu’elle avait dans l’esprit.
Elle ne sut d’abord que dire; elle jeta un regard de trouble et d’embarras sur son interlocuteur; puis elle répondit:
—Il me semble que je ne suis pas de votre opinion: j’ai été au contraire vivement intéressée.
Et, comme si elle eût regretté cette phrase un peu sèche, elle chercha bientôt une occasion quelconque d’en adoucir l’effet.
Mais pendant le court trajet qu’ils firent jusqu’au bateau-à-vapeur, elle ne trouva rien à faire remarquer, si ce n’est que l’air du matin était délicieux.
—Oui, mais un peu frais, dit Arbuton, dont les sentiments ne paraissaient pas avoir besoin d’aucun émollient.
Et la conversation passa aux autres. Sur le quai, il aida Kitty à descendre de voiture, car le colonel donnait toute son attention à ce que disait le cocher; puis il offrit sa main à Mme Ellison.
En se levant de son siège, celle-ci fit un léger faux pas, et quand elle fut descendue:
—Je crois que je me suis donné une légère entorse, dit-elle en riant; ce n’est rien sans doute.
Et elle s’évanouit dans les bras du jeune homme.
Kitty jeta un cri, et en un instant le colonel eut pris la place d’Arbuton. Ce fut une scène, et rien ne pouvait être plus désagréable à ce dernier que le brouhaha causé par l’accident arrivé à cette pauvre Mme Ellison, parmi les paysans qui se trouvait là, les hommes de l’équipage et les voyageurs penchés sur le plat-bord pour voir ce qui se passait. Peu d’hommes savent se montrer utiles dans les circonstances pressantes de ce genre; et, débarrassé de son fardeau, Arbuton ne savait plus que faire.
Il allait de ci de là avec anxiété et sans aucun résultat, pendant qu’on transportait la malade au grand air, sur l’avant du steamer, où, en quelques minutes, il eut la satisfaction de lui voir rouvrir les yeux.
Ce n’était pas le temps de parler, et il s’éloigna d’un air presque coupable, avec le reste de la foule qui se dispersait.
Mme Ellison adressa ses premiers mots à Kitty, qui se tenait toute pâle auprès d’elle:
—Vous pouvez avoir tous mes effets maintenant, dit-elle, comme si c’eût été là une clause de son testament, sa dernière pensée peut-être en perdant connaissance.
—Mais, Fanny, s’écria Kitty avec un rire nerveux, vous n’allez pas mourir. Une entorse au pied n’a rien de fatal.
—Non; mais je sais qu’une personne qui s’est foulé la cheville ne saurait mettre le pied par terre durant des semaines; et je n’aurai plus besoin que d’une robe de chambre, vous savez, pour rester sur un canapé.
Et la jeune femme posa tendrement la main sur la tête de Kitty, comme une mère inquiète de ce que deviendra son enfant quand elle ne sera plus là.
Elle comparait dans son esprit l’avantage pour Kitty d’avoir une garde-robe complète à sa disposition, avec la perte qu’elle allait faire des petits stratagèmes d’amitié dont elle ne pouvait se passer.
Incapable de se prononcer soit d’un côté soit de l’autre, elle soupira.
—Mais, Fanny, vous ne pouvez pas voyager en robe de chambre.
—Le fait est que je voudrais savoir si je puis voyager du tout. Mais je le saurai dans vingt-quatre heures. Si cela enfle, il me faudra passer quelque temps à Québec; et si cela n’enfle pas, il pourrait y avoir quelque chose de lésé à l’intérieur. J’ai lu que des personnes qui se croyaient tout à fait remises, après certains accidents, se trouvaient tout à coup dans un état très dangereux. Le mauvais côté des lésions intérieures, c’est que vous ne vous en apercevez pas. Non point que je redoute rien de semblable dans le cas actuel; mais à tous hasards quelques jours de repos ne me feront pas de mal. On achète à Québec aussi bien et même un peu moins cher qu’à Montréal. Je pourrai sortir en voiture, vous savez, et passer mon temps aussi agréablement dans un endroit que dans l’autre. Je suis sûre que nous nous y amuserons. Et puis, il n’y a pas de nécessité pour que le colonel soit de retour avant un mois. Je pourrais peut-être aussi parcourir les magasins à l’aide d’une béquille.
Pendant que le monologue de Mme Ellison se poursuivait, à peine interrompu ici et là par Kitty, le mari était allé à la recherche d’une tasse de thé et autres légères douceurs indispensables aux dames après une syncope.
Quand il fut de retour, Mme Ellison demanda des nouvelles d’Arbuton, qui, après être revenu voir si tout était pour le mieux, avait disparu de nouveau.
—Ma foi, notre ami de Boston porte sa part des embarras de ce matin, comme un héros.... ou comme une dame qui s’est donné une entorse, dit le colonel en disposant les rafraîchissements. En voyant le ravage qu’il fait dans le jambon, les œufs et la chicorée, on se convaincrait qu’il n’y a rien pour ouvrir l’appétit comme le regret de voir souffrir les autres.
—Vraiment! et voilà cette pauvre Kitty qui n’a pas encore pris une bouchée! s’écria Mme Ellison. Kitty, allez déjeuner. Vous mettrez ma....
—Oh! non, Fanny, non.... et j’ai réellement faim.
—Alors c’est très bien, dit Mme Ellison, en apercevant un nuage humide dans les yeux de Kitty. Allez-y comme vous êtes, et ne faites pas attention à moi.
Kitty partit en s’armant de courage à chaque pas, et quand elle s’assit en face d’Arbuton son teint était animé, il est vrai, mais elle avait la hardiesse du lion.
Lui, avait maudit son étoile qui l’avait pour ainsi dire poussé de plus en plus en avant dans l’intimité de ces gens-là, comme il les appelait en lui-même. Il se disait que juste vingt-quatre heures auparavant, il les avait rencontrés et s’était promis de n’avoir rien à démêler avec eux. Or, dans cet espace de temps, la jeune fille l’avait amené à s’excuser pour une maladresse qu’elle avait commise elle-même; il avait épié sa conversation; il avait parlé sentiment avec elle jusqu’à minuit; ils avaient fait une promenade du matin ensemble; et pour terminer il avait donné une entorse à Mme Ellison, qui était tombée évanouie dans ses bras. C’était révoltant.
Et pour comble, il se trouvait obligé de prendre une attitude de regret et de prière vis-à-vis de cette Mme Ellison, la personne qu’il aimait le moins de toute cette compagnie.
Il engloutissait donc avec dépit un énorme déjeuner en se laissant aller à une distraction maussade, lorsque Kitty arriva près de lui.
—J’espère, lui dit-il, que Mme Ellison va mieux.
—Oh bien mieux! ce n’est qu’une entorse.
—Une entorse peut devenir quelque chose de très désagréable, dit Arbuton, d’un ton lugubre. Miss Ellison, s’écria-t-il, je n’ai été qu’un sujet de désagrément pour vous tous depuis que je suis embarqué dans ce bateau.
—Pensez-vous que notre mauvais génie serait une expression trop forte, suggéra Kitty?
—Point du tout; ce serait plutôt un euphémisme—une basse flatterie, de fait. Donnez-moi un nom pire que celui-là.
—Je ne trouve rien. Je dois vous laisser à votre propre conscience. Il est fâcheux que notre promenade se soit terminée ainsi; elle aurait été si charmante!
Et Kitty s’encouragea de l’humeur apparente de son interlocuteur pour faire allusion à ce qui l’avait le plus intéressée pendant la matinée.
—Quel étrange petit nid que cette baie au milieu de ces montagnes à moitié glacées! Et songez donc à l’hiver, aux quinze ou vingt mois d’hiver qu’on doit subir ici tous les ans! Cette pièce de maïs échappée aux premières gelées d’août m’aurait tiré des larmes. Je suppose que c’est une espèce d’été de la Saint-Martin dont nous jouissons en ce moment, et que les froids vont commencer dans une semaine ou deux. Hier au soir, mon cousin et moi, nous prenions Tadoussac pour un endroit tranquille et retiré; mais je suis sûre que Tadoussac va nous faire l’effet d’une métropole, à notre retour. Lorsque je serai chez moi, je crains que l’agitation et le mouvement d’Eriécreek...
—Eriécreek? chez-vous? Je pensais que vous demeuriez à Milwaukee.
—Oh non! ce sont mes cousins qui demeurent à Milwaukee. Moi, je suis d’Eriécreek, dans l’Etat de New-York.
—Oh! dit M. Arbuton déconcerté et presque mécontent.
Milwaukee était déjà assez mal, bien qu’il sût que cette ville avait tiré en grande partie sa population de la Nouvelle-Angleterre, et qu’elle renfermât un grand nombre d’Allemands, ce qui pouvait expliquer le fait, chez ses compagnons de route, de n’être pas entièrement barbares. Mais cet Eriécreek, Etat de New-York!...
—Je ne crois pas avoir entendu parler de cet endroit, dit-il.
—C’est une ville peu considérable, observa Kitty; et je ne pense pas qu’elle soit notée pour rien de particulier. Elle n’est pas même située sur aucune ligne de chemin de fer. C’est plutôt un village, dans le nord-ouest de l’Etat.
—Est-ce que ce n’est pas dans les régions pétrolifères?
—Les régions pétrolifères sont assez nomades, vous savez. C’était dans leurs limites d’autrefois; mais l’huile a été épuisée, et le pétrole s’est gracieusement retiré pour faire place au fromage et au raisin, lesquels ont pris possession des vieux mâtereaux et des chaudières rouillées. A voir les prairies, vous croiriez que toutes les chaudières à vapeur du monde, qui ont fait explosion, sont tombées du ciel dans les environs d’Eriécreek; et chaque champ garde encore son appareil d’exploitation tel que l’ont abandonné le dernier dollar et la dernière goutte d’huile.
Arbuton s’efforça en vain de se mettre dans l’esprit ce que pouvait bien être Eriécreek.
Il n’aimait pas à voir ce nouvel endroit s’introduire dans les limites de ses connaissances géographiques; il lui en voulait presque d’être le pays de Mlle Ellison, qu’il commençait à accepter comme une réalité, sinon parfaitement compréhensible, du moins incontestablement agréable, bien qu’il ressentît encore une certaine disposition à rejeter cette réalité comme inadmissible.
Il ne fit plus aucune question concernant Eriécreek; et bientôt, comme sa compagne se levait pour aller rejoindre ses cousins, il s’en alla fumer un cigare, en réfléchissant au problème que lui posait cette jeune fille, dont le lieu de résidence et l’éducation probable semblaient si peu en harmonie avec ce qu’elle paraissait être elle-même.
Mlle Ellison était douée d’une certaine confiance en elle-même mêlée d’une foi naïve en autrui, ce que Mme Isabel March avait représenté à son mari comme un charme puissant capable de gagner la sympathie de tout le monde, mais qu’il était difficile de faire parfaitement comprendre à Arbuton.
Elle devait ce charme en partie à la nature et en partie à son ignorance de la vie. C’était l’assurance jamais détrompée d’un cœur qui n’avait pas encore soupçonné chez les autres l’instinct des différences sociales, ou qui n’avait jamais songé qu’on pût le mépriser pour autre chose qu’une faute.
Si Kitty entretenait des idées aussi erronées sur les relations de la bonne société, l’oncle Jack en était le premier responsable.
Dans l’ardeur démocratique de sa révolte contre les traditions virginiennes, il avait enseigné à sa famille que cette croyance dans toute autre distinction que celle de l’intelligence et de la vertu, était une mesquine et cruelle superstition.
Il avait réussi à ancrer si profondément cette idée dans l’éducation de ses enfants, qu’elle se reflétait sur leur existence; et Kitty, quand vint son tour, en retrouva les vivants effets dans le caractère de ceux qui l’entouraient.
Le fait est qu’elle acceptait les théories extrêmes d’égalité à un degré qui enchantait son oncle, lequel, après avoir nourri et choyé ces théories durant de longues années, commençait peut-être à sentir ses convictions s’ébranler, et se trouvait heureux de pouvoir les retremper dans la foi d’autrui.
Socialement aussi bien que politiquement, Eriécreek jouissait d’une organisation démocratique presque complète, et Kitty voyait peu de chose autour d’elle qui pût contrecarrer les enseignements du docteur.
Les courtes visites qu’elle avait faites à Erié, à Buffalo, et—depuis le mariage du colonel—à Milwaukee, n’avaient pas été suffisantes pour la détromper.
Personne ne lui avait manqué d’égards, excepté certains êtres grossiers et ignorants.
Avec les gens bien élevés, elle s’imaginait toujours se trouver en communauté de sentiments et d’esprit; et elle avait fait la connaissance d’Arbuton avec d’autant plus de confiance que, étant de Boston, il devait nécessairement avoir une âme cultivée.
La vie de réclusion qu’elle menait forcément à Eriécreek lui laissait beaucoup de loisirs qu’elle consacrait à la lecture, dans un âge où les autres petites filles vont encore à l’école.
Le docteur avait des goûts littéraires, un peu ponsifs, mais sérieux.
Sa bibliothèque était assez bien garnie d’anciens auteurs anglais, poètes, publicistes et romanciers, avec un historien par-ci par-là, et Kitty les lisait comme une enfant, se nourrissant l’esprit de choses qu’elle ne comprenait pas encore, mais dont la beauté se révélait à elle petit à petit, à mesure qu’elle avançait en âge.
Mais ce qui lui plaisait infiniment plus que ces vieux classiques un peu surannés, c’étaient les livres plus modernes qu’avait laissés son cousin Charles—l’espérance et l’orgueil du docteur—mort un an avant l’arrivée de Kitty dans la maison.
Il portait le nom de son père, à elle, et l’oncle Jack semblait retrouver à la fois, dans sa nièce, son fils et son frère.
Lorsque le goût de la jeune fille pour la lecture commença à se révéler sérieusement, le vieillard ouvrit un jour certains rayons dans une petite chambre, en haut, lui en donna la clef, en lui disant avec une fierté triste et avec ce ton un peu solennel des gens de la Virginie, qu’il avait toujours conservé:
—Ces livres appartenaient à mon fils, qui aurait été un jour un grand écrivain; maintenant ils sont à toi.
Plus tard, quand le docteur mettait la main sur certains livres de cette collection, que Kitty laissait par hasard sur quelque meuble de l’appartement, il s’endormait en les regardant; ou bien, en apercevant quelque note écrite en marge, il remettait doucement le volume où il l’avait pris, et sortait précipitamment de la chambre.
—Kitty, tu ferais mieux de ne pas laisser les livres de ce pauvre Charlie où l’oncle Jack peut les voir, disait alors l’une des cousines, Virginia ou Rachel; je ne crois pas qu’il s’intéresse beaucoup à ces écrivains-là, et la vue de ces livres lui fait saigner le cœur.
De sorte que Kitty garda les livres pour elle seule, et la plupart du temps s’enferma avec eux à l’étage supérieur, dans la chambre qui avait appartenu à Charles Ellison.
Là, parmi ces témoins des rêves ambitieux du jeune homme défunt, elle devint rêveuse, et l’on aurait dit que, en héritant des lieux qu’il avait occupés pendant sa vie, elle avait en même temps hérité de son esprit fin et délicat.
Le docteur, ainsi que l’insinuaient ses filles, ne s’occupait guère des auteurs modernes qui avaient fait les délices de son fils.
Ainsi que bien d’autres hommes au cœur simple et naïf, il croyait que depuis Pope, il n’avait existé qu’un grand poète, Byron, et pour lui Tennyson, Browning et les autres poètes modernes étaient de l’hébreu.
Parmi les Américains, il avait une haute opinion de Whittier, mais il préférait Lowell à tous les autres, parce qu’il avait écrit les Biglow Papers, et encore ne voulut-il jamais avouer que les dernières séries fussent aussi bonnes que les premières.
Ces auteurs, ainsi que les autres principaux poètes de notre nation et de notre langue, se trouvaient dans la bibliothèque dont Kitty avait hérité de son cousin, en même temps qu’une collection complète des différents romanciers contemporains, lesquels, en somme, lui plaisaient encore plus que les poètes. Elle tirait aussi parti des différentes publications périodiques auxquelles son cousin avait été abonné, et la maison était remplie de journaux de toute espèce, depuis le Courrier d’Eriécreek jusqu’au Tribune de New-York.
Enfin, avec les allées et venues des visiteurs excentriques dont nous avons parlé, ses lectures continuelles, ses courses à la campagne en compagnie de l’oncle Jack, l’éducation de Kitty s’était faite rapidement, et tout cela avait au moins eu pour effet de donner à la jeune fille beaucoup de vivacité d’esprit et certaines opinions bien arrêtées.
Ajoutons que si quelque chose eût pu lui faire perdre son heureuse simplicité et lui donner de l’affectation, l’air vif et sain que l’on respirait dans l’intérieur de la famille Ellison lui eût servi de contre-poison.
Il y avait une telle bonté dans la discipline de cette maison, que Kitty ne se rappelait pas y avoir jamais été froissée en quoi que ce fût.
C’était à cette époque un moment de gaieté pour elle que de s’asseoir avec ses cousines, pour travailler à quelque ouvrage, s’abandonnant avec elles à un caquetage, libre, rapide, désordonné, avec une pointe de raillerie à l’adresse de quiconque s’approchait d’elles,—tout cela tempéré par un excès de bonne humeur un peu drôlatique, ou par une légère teinte de mélancolie native.
Le dernier visiteur original, quelque cancan du voisinage, quelque folie de jeunesse ou quelque prétention de Kitty, certains de leurs actes, une gaucherie des garçons—s’ils se trouvaient à la maison et venaient flâner à l’intérieur—leur servaient de thème à broder les plus curieuses drôleries du monde, excepté toutefois quand l’oncle Jack était présent, et qu’elles le plaisantaient à n’en plus finir sur ses travers ou ses théories caractéristiques.
Mais à ces personnes, à ce genre de vie, Arbuton n’aurait rien compris, s’il les eût connus.
Sous certains rapports c’était un excellent homme, et il méritait le respect pour ses qualités.
Il était très sincère; son esprit avait beaucoup de pureté et de droiture; il était scrupuleusement juste, au meilleur de sa connaissance.
Il y avait chez lui plusieurs traits de caractère qui auraient convenu, on ne peut mieux, à la carrière qu’il avait d’abord eu l’intention d’embrasser, car il avait fait des études préliminaires de théologie.
Mais, au dire de ceux qui ne l’aimaient pas, c’était justement la noblesse de ses croyances qui l’avait détourné de cette vocation; on prétendait qu’il n’aurait jamais pu frayer avec la plèbe des élus.
—Arbuton, disait un jeune homme joufflu que l’on considérait comme le loustic de la classe, Arbuton pense qu’il y a des personnes de basse extraction dans le ciel, et il ne peut se faire à cette idée-là.
Arbuton n’aimait pas ce gouailleur, ni aucun de ses compagnons d’études, trop pauvres pour porter des gants ou suivre la mode; leurs pensions et logements mesquins, ainsi que leur manière de vivre des legs pieux et des bontés du voisinage, offensaient ses instincts aristocratiques.
—Aussi il y renonce, n’est-ce pas? dit le même plaisant en apprenant son départ de l’école. Si Arbuton eût pu être un apôtre accrédité par Dieu lui-même auprès de la meilleure société, tenu de sauver seulement des âmes bien alliées, bien élevées et appartenant à d’anciennes familles, il aurait pu embrasser l’état ecclésiastique.
Cela était un peu exagéré, sans être entièrement inexact. Il y avait longtemps qu’Arbuton avait abandonné l’idée de se faire pasteur; et depuis il avait voyagé, il avait fait son droit, il était devenu un homme de société et de cercles; mais il conservait encore certains des traits caractéristiques qui avaient failli déterminer sa vocation.
D’un autre côté il était resté imbu des préjugés qui passaient pour l’en avoir détourné. Il était exclusif par instinct et par éducation.
Il accordait bien une certaine somme d’intelligence au commun des mortels, et il aurait pu même, s’il eût été en relation avec d’autres classes que la sienne, reconnaître certains mérites et certaine valeur là où il ne les avait pas encore soupçonnés, mais nous ne croyons pas que son cœur en eût été touché pour cela.
Ses doutes concernant ces gens de l’Ouest étaient très naturels, sinon absolument justifiables; et quant à Kitty, s’il eût mieux connu tout ce qui la concernait, je ne vois pas comment il eût pu croire en elle un seul instant.
Quoi qu’il en soit, après avoir fumé son cigare, il se mit à la recherche de ses trois compagnons, et les trouva sur la promenade d’avant.
Lorsque Kitty s’était éloignée, il était d’assez bonne humeur, bien que la jeune fille se dît, à son grand amusement, qu’il n’avait rien fait pour mériter de l’être, si ce n’est d’avoir donné une entorse à Mme Ellison.
Au moment où il apparut, celle-ci venait de faire la remarque que cela commençait à enfler un peu, preuve qu’il n’y avait point de mal à l’intérieur; et Kitty, qui avait compris, aussi facilement que si elle le lui eût dit, que la jeune femme voulait parler de son pied, s’était affligée et réjouie avec elle, et l’on avait déclaré que le colonel était la cause de tout.
Ceci rendait les excuses d’Arbuton assez inutiles; mais elles n’en furent pas moins gracieusement reçues.
III
Retour à Québec
Cependant le vapeur descendait la rivière, et chacun regardait attentivement le paysage.
La longue file de sommets arrondis, couverts de pins, et échelonnés sur les deux rives, commença à se dérouler un peu après que la baie des Ha-Ha eût disparu derrière un promontoire, nulle part interrompue—à l’exception d’un seul endroit—jusqu’à ce que le steamer rentrât dans les eaux du Saint-Laurent.
Les bords de la rivière sont à peu près inhabités.
Les côtes émergent perpendiculairement de l’eau; et, si elles sont coupées par quelque étroit ravin, ce n’est que pour montrer à l’œil des solitudes plus tristes encore.
Dans une des gorges, on voit une scierie mécanique, entourée de misérables cabanes, avec un chemin désert qu’on aperçoit à peine du bateau, et qui serpente dans la vallée, jusqu’à des régions auxquelles la dévastation de la forêt donne une apparence encore plus abandonnée.
Çà et là une île abrupte comme les rives, brisant la monotone horreur de la rivière par des massifs de rocs couverts de sombres sapins, se dressait devant eux, comme pour leur défendre la sortie de ces eaux lugubres, au-dessus desquelles aucun oiseau ne voltigeait, et qu’on aurait pu croire évitées même des poissons.
Mme Ellison, le pied confortablement, et non sans grâce, appuyé sur un tabouret, n’était pas assez souffrante pour ne pas feuilleter de temps en temps un des guides, dont le colonel avait fait une abondante provision, et qu’elle paraissait vouloir chicaner sérieusement pour toute description entachée d’exagération.
—Il dit ici que l’eau du Saguenay est aussi noire que de l’encre. Croyez-vous cela, Richard?
—Elle paraît l’être.
—Oui, mais si vous en preniez dans votre main?
—Peut-être ne serait-elle pas aussi noire que l’encre de Maynard et Noyes, mais elle le serait assez pour n’importe quelle fin pratique.
—Il se peut, suggéra Kitty, que le guide veuille parler de cette espèce d’encre d’un bleu clair d’abord, et “qui noircit quand on l’expose à l’air,” comme dit l’étiquette.
—Qu’en pensez-vous, monsieur Arbuton? demanda Mme Ellison, avec persistance.
—Vraiment je ne sais pas, répondit Arbuton, qui trouvait ce sujet de conversation fort trivial; je n’en sais rien du tout. Je n’en ai pas pris dans ma main.
—C’est vrai, reprit Mme Ellison avec gravité, et d’un ton de reproche à l’adresse des autres qui n’avaient pas songé à une si simple solution du problème. C’est très vrai.
Le colonel la regarda en face d’un air d’ahurissement bien joué.
—J’espère que l’entorse ne se fait pas sentir au cerveau, Fanny, fit-il en laissant Arbuton seul avec les dames.
Mme Ellison s’occupait peu de ce sarcasme ou d’un autre, pourvu qu’elle parvînt à ses fins; et puisqu’elle avait réussi à faire rire tout le monde, et donné une tournure plus gaie à la conversation, elle était aussi heureuse que si elle ne s’était pas offerte elle-même en holocauste à la cause de l’amusement général.
Elle était en effet à la hauteur de tous les dévouements pour réussir dans son entreprise, et non seulement elle aurait donné à Kitty tout ce qu’elle possédait au monde, mais elle se serait sacrifiée tout entière pour faire triompher ses desseins sur Arbuton.
Elle se remit à parcourir son guide, et laissa les deux jeunes gens causer gaîment et sans interruption.
Ils devinrent sérieux d’abord, comme il arrive presque toujours après un joyeux accès d’hilarité,—ce qui, quand on y songe, a quelquefois son côté étrange et triste.
En outre, Kitty était un peu embarrassée par cette atmosphère de froideur qui semblait régner autour d’Arbuton, tout en ayant l’esprit charmé par l’apparence soignée, les manières parfaites et les airs de grand monde de ce jeune homme si différent de ce à quoi elle avait été habituée jusque-là.
C’était un de ces individus dont la perfection vous fait sentir comme coupable de je ne sais quoi, quand vous les rencontrez, et dont le salut vous fait trouver votre honnête bonjour insignifiant et presque grossier.
Même l’ignorance intrépidement naïve de Kitty et son mépris plus qu’ordinaire des dignités sociales n’étaient pas à l’abri de cette impression.
Elle avait trouvé facile de causer avec Mme March, comme avec ses cousines, chez elle; elle aimait la franchise et la gaieté dans la conversation; elle se plaisait à badiner, à rire, à railler d’une façon inoffensive, et même à parler sentiment sur un ton demi-sérieux.
Être en compagnie d’Arbuton lui semblait agréable; mais elle commençait à ne plus pouvoir prendre avec lui un ton naturel. Elle s’étonnait de la hardiesse légère avec laquelle elle avait osé lui parler au déjeuner, et elle attendait qu’il prît la parole.
Jetant un regard sur le ciel gris dont le Saguenay est toujours couvert, Arbuton fit la remarque qu’il commençait à pleuvoir, et ouvrit l’élégant parapluie de soie qui s’harmonisait si parfaitement avec la distinction londonienne de son vêtement, et l’éleva au-dessus de leurs têtes.
Mme Ellison se plaça de façon à profiter de cet abri, et continua à feuilleter activement son livre, tout en prêtant l’oreille à la conversation.
—Le grand inconvénient de ces sortes de choses, en Amérique, continua Arbuton, c’est qu’il n’y a aucun intérêt humain dans le paysage, si beau qu’il soit.
—Ma foi, je ne sais pas, répondit Kitty, vous avez vu ce petit village autour de la scierie? Ne trouvez-vous aucun intérêt humain dans la vie de ces pauvres gens? Il me semble qu’on peut imaginer d’eux n’importe quoi. Supposez, par exemple, que le propriétaire de cet établissement soit un malheureux désenchanté venu là pour enfouir l’épave de sa vie dans... dans le bran de scie!
—Oh oui! des choses de ce genre-là, certainement. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire, je parlais de l’intérêt historique. Il n’y a ici ni passé, ni caractère, ni traditions.
—Ah! mais le Saguenay a ses traditions, dit Kitty. Sachez qu’un parti de ses premiers explorateurs avaient laissé leurs camarades à Tadoussac pour remonter le Saguenay, il y a quelque trois cents ans, et qu’on n’en a jamais entendu parler depuis. L’apparence même de la rivière nous fait songer à cela. Le Saguenay ne dirait jamais un secret.
—Hum! murmura Arbuton, comme s’il eût contesté au Saguenay le droit d’avoir une légende de cette espèce, et fût disposé à se moquer de cette légende parce qu’elle appartenait au Saguenay.
Après quelques instants de silence, il se mit à causer des grands fleuves de l’Europe.
—Le Rhin ne doit pas manquer de traditions, n’est-ce pas? dit Kitty.
—Non, mais je pense que le Rhin pousse la chose un peu loin. On ne peut s’empêcher de trouver cela un peu mélodramatique, et... commun. Avez-vous jamais vu le Rhin?
—Oh non! Ceci est à peu près la première chose que je voie. Peut-être, ajouta-t-elle gravement, et un peu tremblante de s’apercevoir qu’elle était sur le point de plaisanter avec Arbuton, que si j’avais trouvé trop de traditions sur le Rhin, je n’en trouverais pas assez sur le Saguenay.
—Vous devez admettre qu’il y a une juste mesure en tout, miss Ellison, reprit son compagnon en riant avec indulgence, et ne trouvant pas désagréable d’être taquiné par elle.
—Oui, j’ai peur, ajouta-t-elle, que nous trouvions le cap Trinité et le cap Eternité bien trop gigantesques quand nous y serons. Ne croyez-vous pas que trois mille pieds ne soient une hauteur excessive pour un paysage riverain?
Arbuton avait réellement objection aux exagérations de la nature sur ce continent, et les trouvait de mauvais goût, mais il n’avait jamais exprimé son sentiment là-dessus.
Il n’était pas sûr que ce sentiment ne fût ridicule, maintenant qu’on le lui faisait sentir, mais cette possibilité lui paraissait trop nouvelle pour qu’il l’admît d’emblée.
Néanmoins, quelques instants plus tard, lorsque la rumeur se répandit parmi les passagers que l’on approchait de ces deux principales curiosités du Saguenay, et que la foule commença à se grouper dans les endroits les plus favorables pour jouir du spectacle, il se félicita d’avoir choisi la place qu’il occupait avec Mlle Ellison, et un léger frisson d’émotion sympathique vint mettre sa supériorité dédaigneuse en échec.
Comme ils approchaient, la pluie cessa, et le nuage gris qui avait jusque-là couvert les montagnes de la côte, s’éleva comme à regret, et laissa voir leurs grandissantes altitudes.
Le capitaine fit remarquer à ceux qui l’entouraient le vaste profil romain qui se découpe dans la paroi du rocher, puis la merveilleuse ouverture qui passe pour être l’entrée d’une caverne inexplorée, et dans l’embrasure de laquelle une espèce de menhir s’était dressé durant des siècles, comme une statue, jusqu’à ce que, quelques hivers passés, la gelée qui avait miné sa base, l’eût précipité à travers la glace jusque dans les insondables profondeurs de l’abîme.
La monotone tristesse des pins se trouvait maintenant éclairée par la pâleur des bouleaux, dont les tons blanchâtres donnaient au paysage un indicible caractère de mélancolie et de vieillesse.
Tout à coup le vaisseau doubla les trois gigantesques degrés de mille pieds chacun par lesquels le cap Eternité s’élance du niveau de l’eau, et se mit à côtoyer le côté nu de la terrible falaise.
C’est une muraille de roc vif émergeant verticalement de la sombre rivière, et dressant comme avec effort son flanc désolé, en longs jets de pierre, sillonnés çà et là de profondes crevasses, jusqu’à ce que—à trois mille pieds dans les airs—son vaste front surplombe sourcilleux sous une frange de pins disséminés.
Les parois du rocher sont tachées çà et là par les intempéries ou les suintements, mais la sublimité seule captive l’œil, et c’est après coup seulement que l’on se rappelle ces détails qui, à vrai dire, sont trop peu nombreux pour produire aucun effet d’ensemble.
Le rocher paraît avoir pleinement la hauteur qu’on lui attribue.
Le regard suit de jet en jet l’ascension prodigieuse de cette masse à pic, jusqu’à ce qu’il atteigne le sommet nuageux; alors le colosse démesuré, qui semble se balancer dans l’espace et se pencher en avant, vous fait éprouver la même sensation vertigineuse qui s’empare de vous lorsque vous plongez les yeux dans les profondeurs d’un précipice. Tout cela est sévère et effrayant; nulle nuance réjouissante ne trouble l’austère majesté du spectacle.
Au pied du cap Eternité, l’eau qui est d’une profondeur inconnue arrondit sa noire surface au fond d’une anse aux rives indescriptiblement sauvages et désolées, et reprend son cours en contournant la base du cap Eternité.
Cette falaise est encore plus haute que sa sœur jumelle, mais elle s’élève en pente plus douce, et depuis le pied jusqu’à la crête, elle est entièrement couverte d’une épaisse forêt de pins.
Les bois qui jusque-là ont hérissé les côtes de leur frondaison maigre et rachitique, coupée par de longues traînées ravagées par le feu, prennent maintenant des proportions plus étendues, et se groupent en masses compactes sur le flanc de la montagne, en superposant leurs troncs par rangées, jusqu’au sommet qu’ils couronnent majestueusement de leurs panaches vert foncé, touffus, moelleux et magnifiques.
De sorte que l’esprit, surexcité par le spectacle du premier promontoire, se calme et s’apaise à la vue de celui-ci.
La main de l’homme a travaillé, jusque dans l’ombre du cap Trinité, à ramener les esprits à leur état normal; et peut-être personne ne quitte-t-il cet endroit en proie à une émotion complète.
En tous cas, Kitty s’intéressa à certaines œuvres d’art que le rocher laissait voir à fleur d’eau.
Il y avait d’abord un curieux portrait à fresque du général Sherman, avec les insignes de son grade, et puis l’effigie encore plus frappante du général O’Neil, des armées de la république irlandaise, à l’air menaçant, et représenté là, par un effort d’imagination, comme le conquérant du Canada en l’année 1875.
Arbuton n’aimait pas ces empiètements sur la sublimité de la nature, et il ne pouvait s’expliquer, à l’avantage de Mlle Ellison et du colonel, comment ces derniers pouvaient accepter cela joyeusement comme partie agréable de l’ensemble.
Il écoutait assez mécontent leur échange de plaisanteries, lorsqu’il se sentit tout à coup étrangement entraîné par une tentation qu’éveilla chez lui un homme de l’équipage.
Celui-ci venait de placer devant les passagers un seau rempli de petits cailloux d’une grosseur invitante, en disant:
—Maintenant, voyez qui pourra toucher la montagne. Personne ne peut l’atteindre, si près qu’elle paraisse être.
Les passagers se précipitèrent sur ces projectiles, et le colonel Ellison avec plus de zèle que tous les autres.
Personne n’atteignait la falaise, lorsque tout à coup Arbuton fut pris d’un désir aveugle, fou, irrésistible de tenter l’aventure.
Le souvenir de ses jours de collège, de ses jours de jeunesse où il ne craignait point de manier l’aviron et de jouer à la balle, se réveilla chez lui.
Il saisit un galet, pendant que Kitty ouvrait de grands yeux et le regardait muette de surprise; puis, en un tour de bras, il lança la pierre. Celle-ci alla frapper le rocher avec un choc à briser toutes les fenêtres du quartier le plus exclusivement aristocratique de Boston; et notre ami se laissa aller sans gêne à la joie de son bruyant triomphe.
Il semblait avoir secoué pour un instant le joug de ses habitudes, mis de côté les liens de ses allégeances sociales, foulé aux pieds les conventions qu’il avait chéries et respectées toute sa vie.
Dans cet accès de frénésie enthousiaste, il se soupçonna capable de serrer la main de l’Anglais vulgaire à la casquette de Glengary, et d’inviter à la buvette tous les passagers dans l’admiration.
Ceux-ci avaient jeté un cri d’applaudissement au tour de force d’Arbuton, et pour la première fois celui-ci but à la coupe de la popularité.
Naturellement la réaction devait se faire, et elle devait être d’une vigueur correspondante.
Un instant après, Arbuton haïssait tous ses compagnons de voyage, et plus que les autres le colonel Ellison qui l’avait le plus chaudement félicité.
Pendant un moment, il le considéra comme le type de la vulgarité la plus agressive et la plus importune.
Mais il ne pouvait donner cours à ses impressions peu amicales, et puis comme il n’est pas facile de revenir sur des concessions, il se trouva dans l’impossibilité de réparer la brèche faite à sa défensive.
Le hasard lui avait été hostile dès le début; pourquoi ne pas donner hardiment la main au sort pour la courte demi-journée qui restait encore à passer en société de ces gens-là?
Il devait s’en séparer pour toujours le lendemain matin; pourquoi, dans l’intervalle, ne pas chercher à s’amuser en amusant les autres?
Il aurait pu trouver sans doute bien des prétextes pour ne pas céder à ce raisonnement; mais la balance penchait de ce côté, et il se soumit passivement à son sort.
Il fut poli pour Mme Ellison; il fut attentif auprès de Kitty, et, autant qu’il le put, il se plia à l’excentrique tournure de conversation du colonel.
Il ne manquait pas d’intelligence; il avait un genre d’esprit à lui, ainsi qu’une manière élégante de s’exprimer; mais les facéties lui avaient toujours paru de mauvais ton.
Il les applaudissait pourtant dans les dîners de vieux genre, ou chez quelques vieilles femmes de bonne société dont on avait l’habitude de citer les bons mots; il les tolérait même dans les livres; mais il ne savait que faire avec ces personnes qui envisageaient la vie d’une façon si bizarre, et pourtant sans prétentions affectées, et même avec une disposition capricieuse de se prêter de bonne grâce à tout ce qu’elles trouvaient de drôle et de risible.
En revenant, le steamer relâcha de nouveau à Tadoussac. Parmi les spectateurs qui vinrent au débarcadère se trouvait une personne très-jolie, frivole, avec un air de jeune mariée—probablement la belle de la saison dans cette campagne abandonnée—et qui, avant de s’embarquer s’arrêta un instant au milieu d’un groupe de ces Anglais d’Europe et du Canada que l’âge n’empêche pas de papillonner autour des jolies femmes dans les endroits de ce genre.
Elle avait un air de vanité souverainement satisfaite, mais tout à fait inoffensive, et quand elle se fût aperçue qu’elle fixait l’attention des voyageurs tournés vers le rivage, elle parut en proie à une agitation trop vive et trop agréable pour ne pas percer à l’extérieur.
Elle passa sa langue sur ses lèvres roses, tirailla sa mantille, arrangea le nœud de sa cravate, redressa et secoua gracieusement la tête.
—Que feriez-vous de plus, Kitty? demanda le colonel qui avait donné toute son attention à ce manège.
—Ma foi, je taperais du pied, je crois, répondit Kitty.
Et en effet, la charmante étourdie de la rive, ayant réussi à prendre une attitude, frappait nerveusement le sol du bout de son élégante petite bottine.
Après le départ du steamer, une dame canadienne d’un âge mûr, mais d’une vivacité peu en harmonie avec la gravité que l’on aime à rencontrer chez les personnes mariées, se mit à sautiller au milieu de ses amis, qui paraissaient assez flegmatiques, sinon tout à fait indifférents.
—Ils vont le tirer quand nous doublerons la pointe, s’écriait-elle.
Aussitôt une faible détonation—comme si l’on eût déchargé une petite pièce d’artillerie dans les environs de l’hôtel—frappa le brouillard qui s’amoncelait, et la vieille sylphide de battre des mains et de clamer joyeusement:
—Ils l’ont tiré! ils l’ont tiré! et maintenant le capitaine va leur répondre par un coup de sifflet.
Mais le capitaine n’en fit rien, et la dame, après quelques nouvelles démonstrations puériles, le traita de vieux hibou, de vieux gredin, et tomba tout à coup dans un calme si plat et si accablé qu’elle faisait peine à voir.
—Dommage, monsieur Arbuton, n’est-ce pas? dit le colonel.
Et le jeune homme prêta vaguement l’oreille, pendant que Kitty bâtissait avec sa cousine un roman sur le compte de cette pauvre dame supposée avoir passé l’été le plus brillant et le mieux rempli de sa vie à Tadoussac, où ses admirateurs s’étaient entendus pour déplorer sa perte par une explosion de poudre à canon.
Elles demandèrent au jeune homme s’il n’aurait pas mieux aimé que le capitaine eût répondu par un coup de sifflet.
—Oh! mais, hasarda Kitty, est-ce que tout cela ne vous frappe pas comme si la chose vous était arrivée à vous-même?
Question à laquelle il ne savait trop que répondre, n’ayant jamais, au meilleur de sa connaissance, commis un acte ridicule de sa vie, et encore moins tenu une conduite comme celle de cette pauvre désappointée.
A Cacouna, où le bateau s’arrêta pour prendre les équipages de quelques excursionnistes retournant dans leurs foyers, la jetée présentait un labyrinthe de voitures de toute sorte et de toute grandeur; et les nombreux chevaux, recouverts de housses et de couvertures aux brillantes couleurs, émaillaient pittoresquement la foule qui s’humectait et fumait sous la pluie lente et fine.
Toutes les trois minutes, un cheval de trait, se frayait un chemin dans cette cohue avec une ennuyeuse régularité, enlevant avec lenteur de lourds paniers de charbon d’une goélette qu’on déchargeait, et la foule se refermait chaque fois par derrière lui, aussi compacte que si l’on eût cru ne jamais revoir ce cheval avant la fin du monde.
Il y avait là des oisifs, dames et messieurs, sous des parapluies, des sauvages et des habitants recevant l’ondée impassiblement, immobiles ou haussant les épaules, et aussi deux ou trois abbés, types de curés qu’on aurait crus empruntés tout d’une pièce à quelque fastidieux roman anglais.
Ces derniers conversaient à demi-voix, la main à l’oreille pour entendre la réponse des dames passagères penchées sur le plat-bord et bâillant à leur tour sans plus s’occuper de l’humidité que si la chose leur eût été complètement inconnue.
Pendant ce temps-là, la vapeur sifflait en s’échappant des soupapes, et l’équipage aidait silencieusement les cochers à embarquer les voitures.
Avec les carrosses, ce n’était qu’une question de muscles, mais pour les chevaux il fallait de l’habileté.
L’un d’eux n’avait pas plus tôt mis le pied sur la passerelle qu’il reculait obstinément sur une masse de spectateurs patients, entraînant dans sa retraite une demi-douzaine de cochers et de matelots.
Alors on lui ramenait sa housse sur les yeux, on le promenait un peu sur le quai, et on le reconduisait à la passerelle, qu’il reconnaissait en la touchant du sabot.
Il reculait, se cabrait, devenait ombrageux, faisait tout ce qu’un cheval rétif a l’habitude de se permettre, jusqu’à ce qu’enfin, un groom sur le dos, un groupe de matelots à la bride, tendrement embrassé de toutes parts par les cochers, on réussît à le pousser ainsi à bord par des moyens moitié affectueux, moitié humiliants pour lui.
Les Canadiens ne paraissaient pas trouver cela amusant; ils regardaient la chose sérieusement, comme une cérémonie de rigueur. Arbuton, de son côté, ne faisait aucuns commentaires.
Mais à la première embrassade que les cochers donnèrent au cheval:
—Ah! pauvre frère longtemps perdu! dit le colonel avec distraction.
Kitty se mit à rire; puis, à mesure qu’on parvenait à vaincre les scrupules d’un des chevaux, elle aidait à donner quelque interprétation burlesque à chaque scène de la comédie, pendant qu’Arbuton se tenait debout près d’elle, l’abritant sous son parapluie.
Une pointe de malice avertissait intérieurement la jeune fille que son compagnon jugeait ces plaisanteries, et surtout la part qu’elle y prenait, très défavorablement.
Cela donnait la saveur du fruit défendu à ses folichonneries, saveur mêlée de crainte cependant, car sa tournure d’esprit taquine n’était pas dominatrice, mais au contraire se laissait aisément contrôler par l’humeur d’autrui.
Elle se dit bientôt qu’elle n’aurait pas dû rire des plaisanteries de Dick, et encore moins y prendre part.
Elle avait terriblement peur d’avoir commis quelque inconvenance; ce qui la rendit pensive et silencieuse pendant la promenade distraite qu’elle fit après le souper.
Après cette promenade, elle alla s’asseoir en songeant avec une certaine perplexité à ce qui s’était passé pendant cette journée, qui lui parut longue.
L’Anglais aux habits râpés arpentait le salon avec sa femme et sa sœur. Bientôt ils vinrent s’asseoir près de la table, en face de Kitty.
La femme âgée, avec une familiarité polie, lui adressa quelques lieux communs, et tous quatre se mirent à converser vivement; car Kitty avait fort bien accueilli cette avance de la part de personnes qui avaient déjà piqué sa curiosité.
Le monde était si neuf pour elle, qu’elle trouvait certain plaisir à connaître de près ces gens de théâtre, bien qu’elle dût s’avouer bientôt que leur conversation n’était ni spirituelle ni très sérieuse, et que ce qu’ils avaient de plus intéressant était leur bonne nature.
Le colonel se tenait assis près de la table un journal à la main; Mme Ellison s’était retirée; Kitty commençait à trouver ses nouvelles connaissances assez ennuyeuses, et cherchait un prétexte pour s’en débarrasser, lorsqu’elle aperçut Arbuton traversant le salon comme pour venir à son aide.
Il la cherchait, c’était évident; mais elle le vit réprimer un mouvement involontaire pour s’approcher d’elle, et il passa rapidement près de leur groupe sans y jeter un coup d’œil.
—Brrr!... fit la blonde anglaise en ramenant son châle de tricot sur ses épaules, voilà ce qui s’appelle du froid!
Et elle et ses amis se mirent à rire.
—Mon Dieu! pensa Kitty, je ne les croyais pas si impolis. Je regrette d’avoir à vous dire bonsoir, ajouta-t-elle tout haut, un moment après, et elle s’éclipsa, plus troublée que personne à bord.
Elle les entendit rire encore après sa disparition.
IV
Une inspiration d’Arbuton
Le lendemain matin, à son réveil, Arbuton s’aperçut qu’un temps clair avait remplacé le brouillard de la nuit.
Une forte brise soufflait; le large fleuve roulait des vagues qui faisaient tanguer le steamer, et de temps en temps frappaient violemment sa proue en jetant l’embrun de leurs crêtes écumantes à la figure des promeneurs du gaillard d’avant.
Le soleil, à travers les trouées des nuages, lançait d’immenses et splendides jets de lumière sur les villages et les fermes qui émaillaient la surface unie du paysage, ainsi que sur la cime et dans le creux des lames.
L’air frais apporta une certaine gaieté dans l’esprit méfiant du jeune voyageur.
Involontairement il chercha des yeux ces personnes avec lesquelles il s’était promis de n’avoir rien à démêler, afin de pouvoir en appeler aux sentiments sympathiques de l’une d’elles au moins, dans l’émotion que lui faisait éprouver cette admirable matinée.
Mais un grand nombre de passagers s’étaient embarqués pendant la nuit à la Malbaie, où la courte saison d’été tirait à sa fin, et la famille Ellison était perdue dans la foule.
Au déjeuner, il s’aperçut que quelqu’un s’était emparé de sa place, et personne ne fit attention à lui, lorsqu’il passa tout près, à la recherche d’un autre siège.
Kitty et le colonel déjeunaient seuls, et semblaient préoccupés.
Au sortir de table, Arbuton s’approcha d’eux et s’informa de Mme Ellison, qui avait pris sa part de presque tous les amusements de la journée précédente, se transportant de ci de là en boitant avec élégance, et qui—suivant l’expression de son mari—n’avait certainement point retardé les repas.
—Ma foi, dit le colonel, j’ai peur que son pied ne soit plus mal ce matin, et qu’il ne nous faille passer au moins quelques jours à Québec.
Arbuton accueillit cette triste nouvelle avec une apparence de gaieté assez inexplicable chez quelqu’un qui n’était pas étranger au malheur de Mme Ellison.
Il sourit au lieu de paraître affligé, et se mit à rire lorsque le colonel ajouta en manière de plaisanterie:
—Naturellement, ceci contrarie beaucoup ma cousine qui déteste Québec et désirerait s’en retourner à Eriécreek le plus tôt possible.
Kitty promit de supporter cette épreuve avec résignation.
—Quant à moi, dit Arbuton—avec assez d’inconséquence, comme le remarqua Kitty—j’ai formé le projet de passer quelques jours à Québec, et j’aurai l’occasion de m’enquérir de la convalescence de Mme Ellison. Au fait, ajouta-t-il, en se tournant du côté du colonel, j’espère que vous me permettrez de vous offrir mes services pour vous rendre à l’hôtel.
Et en effet, quand le bateau fut accosté, Arbuton ne fit rien moins que de retenir une voiture et d’y faire placer les malles et les pardessus de la famille Ellison.
Puis il aida à transporter la malade sur le quai, et à l’installer sur le meilleur siège. Puis il leva son chapeau, et le bonjour était sur ses lèvres, lorsque le colonel lui cria tout surpris:
—Mais, sapristi, vous montez avec nous!
Arbuton pensait qu’il ferait mieux de prendre une autre voiture; qu’il incommoderait Mme Ellison.
Mais celle ci protesta, et en définitive il prit place à côté du colonel.
C’était un nouveau coup du sort.
A l’hôtel, ils trouvèrent une foule qui faisait queue depuis le bureau du contrôleur jusqu’à la moitié de l’escalier extérieur.
—Hello! qu’est-ce que cela veut dire? demanda le colonel au dernier homme de la file.
—C’est une petite procession vers le registre de l’hôtel! Nous avons mis trois quarts d’heure à passer à un point donné, répondit l’individu qui était évidemment de la trempe du colonel.
—Et vous n’y avez pas encore réussi? fit celui-ci sur le même ton. Alors la maison est pleine?
—Oh non! ils n’ont pas encore commencé à jeter les gens par les fenêtres.
—Son humeur se gâte, colonel, dit Kitty.
—Ne feriez-vous pas mieux d’entrer et de vous informer? demanda Mme Ellison.
Taquiner ainsi le colonel en lui suggérant ce qu’il avait à faire constituait une partie du programme plaisant du voyage.
—Vous avez bien fait de me le rappeler, Fanny. J’étais au moment de m’enfuir de désespoir.
Et le colonel disparut à l’intérieur.
Il en sortit longtemps après, tout transporté, mais non pas de joie.
—Pour la raison toute spéciale, dit-il, que j’ai avec moi des dames dont l’une est souffrante, on me promet une chambre au cinquième; nous pourrons l’avoir dans le cours de la journée. Ils assurent que l’autre hôtel est encombré et qu’il est inutile d’y aller.
Mme Ellison était prête à pleurer, et, pour la première fois depuis son accident, elle ressentit quelque dépit contre Arbuton. Ils restèrent tous trois silencieux sur leurs sièges, et le colonel, sur le trottoir, s’essuyait le front sans rien dire.
Arbuton, dans la pauvreté de son imagination, demanda s’il n’y avait point quelque logement garni où ils pourraient trouver à couvert.
—Sans doute, il y en a! s’écria Mme Ellison toute fière de son héros, et appelant par une pression de son pied valide l’attention de Kitty sur l’ingéniosité du jeune homme. Richard, il nous faut trouver une maison de pension.
—Connaissez-vous quelque bonne maison de pension? demanda machinalement le colonel au cocher.
—Un grand nombre, répondit celui-ci.
—Eh bien, conduisez-nous à vingt ou trente des meilleures, commanda le colonel.
Et l’on partit à la découverte.
Le colonel s’informait d’abord des prix, puis visitait les chambres, et sitôt qu’il se prononçait contre certains appartements, Mme Ellison dépêchait de suite Kitty pour y voir et le confondre.
Chaque fois que celle-ci confirmait l’opinion du colonel, Mme Ellison prétendait qu’ils étaient trop difficiles; et jamais ils ne quittaient une porte sans que la pauvre affligée ne s’imaginât voir celles du paradis se fermer derrière eux.
Elle commençait à croire que leurs pérégrinations seraient infructueuses, lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin devant le vestibule d’une maison dont l’extérieur trahissait si peu l’objet de leurs recherches, que la jeune femme conseilla même de ne point sonner.
Elle fit si bien partager son opinion au colonel, que, le coup de sonnette risqué, il fit précéder sa demande de quelques mots d’excuses pour avoir supposé qu’il y avait là des chambres à louer.
Après un coup d’œil donné à celles-ci, il revint à la voiture, déclara que tout était pour le mieux, et qu’on n’avait pas besoin d’aller plus loin.
Mme Ellison répondit qu’elle ne pouvait pas se fier au jugement de son mari; il était si inconséquent.
Kitty visita les chambres, et revint enchantée, ce qui alarma de plus en plus Mme Ellison.
Elle était sûre qu’il valait mieux chercher ailleurs; qu’il y avait une foule d’autres endroits beaucoup plus propices.
Même si les chambres étaient belles et la localité agréable, il ne pouvait manquer d’exister certains inconvénients qu’on découvrirait plus tard. Là-dessus son mari la prit dans ses bras, la descendit de voiture, et, sans réponse ni commentaires, la transporta dans la maison.
Pendant toutes ces courses, Arbuton s’était promis de quitter ses compagnons de voyage aussitôt qu’ils auraient découvert un logement, de passer seulement la journée à Québec, et de prendre le train du soir pour Gorham, échappant ainsi aux ennuis d’un hôtel encombré, et coupant court à des relations qu’il n’aurait jamais dû laisser aller si loin.
Tant que la famille Ellison avait été sans toit, il avait cru de son devoir de ne la pas abandonner. Et même maintenant qu’elle avait heureusement trouvé un abri, n’était-il pas tenu de faire quelque chose de plus? Il se tenait irrésolu près de la voiture.
—N’allez-vous pas entrer pour voir nos quartiers? demanda Kitty hospitalièrement.
—Avec plaisir, répondit le jeune homme.
—Mon cher, dit le colonel rendu au salon, je n’ai pas loué de chambre pour vous. J’ai supposé que vous préfériez courir vos chances à l’hôtel.
—Oh! je pars ce soir.
—Pourquoi donc? c’est fâcheux!
—J’ai peu de dispositions pour un lit de camp dans les salons d’hôtels, voyez-vous. Et cependant j’hésite à vous laisser ici, après vous avoir causé cette calamité.
—Oh! ne parlez pas de cela; je suis le seul à blâmer. Nous nous tirerons d’affaire parfaitement.
Arbuton éprouva comme un vague désappointement.
Il y avait au fond de son cœur je ne sais quel espoir qu’il pourrait être nécessaire à cette famille dans l’embarras, ou sinon, que quelque autre chose le retiendrait et le forcerait de ne pas quitter ses nouveaux amis.
Mais ils paraissaient faire admirablement face à la situation; ils étaient logés bien mieux qu’ils n’espéraient, et n’avaient réellement besoin de rien. La Fortune lui souriait, et lui rendait la liberté.
Ce sourire lui parut toutefois un peu ironique pendant qu’il pesait les choses, debout et sans rien dire.
Le colonel attendait patiemment; Mme Ellison l’examinait du sofa où elle était assise; Kitty rôdait dans l’appartement en détournant la tête—jolie fée du nouvel intérieur, prêtresse présidant à l’installation de ces pénates provisoires.
Arbuton ouvrit la bouche pour faire ses adieux, mais un bon génie parla pour lui—avec l’inconséquence habituelle à la plupart des bons génies:
—Au reste, dit-il, je suppose que vous occupez toutes les chambres disponibles de la maison.
—Oh! quant à cela, je ne sais pas, répondit le colonel sans reconnaître le langage de l’inspiration; il faut s’en informer.
Kitty fit tomber de sa table un album de photographies.
—Eh bien, Kitty! dit Mme Ellison.
Il n’y eut pas un mot de plus jusqu’à l’arrivée de l’hôtesse, qui déclara avoir une autre chambre... à savoir si elle conviendrait.
C’était une mansarde, en arrière, mais possédant une vue magnifique.
Arbuton était persuadé que cela ferait son affaire pour un jour ou deux qu’il passerait à Québec; il s’empressa de la retenir sans la voir.
Il y fit transporter sa malle, puis se rendit au bureau de poste pour voir s’il n’y trouverait pas quelques lettres à son adresse, offrant de rendre le même service au colonel Ellison.
Kitty s’échappa pour aller explorer la chambre qu’on lui avait assignée sur l’arrière de la maison; c’est-à-dire qu’elle ouvrit la fenêtre donnant sur ce que l’hôtesse lui dit être le couvent des Ursulines, et s’y arrêta dans une admiration muette.
Une croix noire s’élevait au centre, et tout autour circulaient les sentiers et les allées du jardin, au milieu des touffes de lilas et parmi les tiges élancées des roses trémières.
Le terrain était fermé par une haute muraille, et en partie par le groupe des édifices du couvent, construits en pierre grise, à hauts pignons, et surmontés de toits aigus, percés de lucarnes, et dont la surface en métal brillant resplendissait sous le soleil du matin déjà haut, tandis que plus bas, des ombrages bienfaisants s’estompaient sous l’épaisse feuillée.
Deux peupliers minces et élancés se dressaient contre l’abside de la chapelle, mariant leurs cimes au-dessus du toit; et tout près, sous le porche, deux religieuses étaient assises au soleil, immobiles, en robes noires, avec des voiles de même nuance tombant sur leurs épaules, leur pâle figure perdue dans l’espèce de camail en toile blanche qui les enveloppait de la poitrine à la tête.
Les mains posées sur leurs genoux, elles ne paraissaient pas apercevoir les autres religieuses, qui se promenaient dans les allées du jardin avec de petites filles, leurs élèves, répondant de temps à autre à leurs éclats de rire, d’une voix aussi douce et aussi innocente qu’elles.
Kitty les regardait d’en haut, le cœur ému.
Ce n’étaient pour elle que les figures d’un tableau représentant quelque chose d’ancien et de poétique; mais elle les aimait, les plaignait, et les admirait tout comme si elles n’eussent réellement pas été autre chose. Il était impossible qu’elles habitassent le même monde que Kitty, qui croyait rêver sur un livre de la chambre de Charlie, à Eriécreek.
Elle posait sa main sur ses yeux pour mieux voir, lorsque le canon du midi gronda sur la citadelle. La cloche de la chapelle fit entendre son appel discordant, et ces masques étranges, ces singuliers oiseaux noirs, gorge et figure blanche, rentrèrent en foule.
Au même instant, sous la fenêtre, un petit chien hurla douloureusement au son fêlé de la cloche; et Kitty, dans son impartiale gaieté, se détourna de la scène romanesquement rêveuse du jardin des nonnes, vers la naïve comédie sur laquelle la lugubre note attirait son attention.
Quand il eut donné cours à son angoisse, l’animal reprit son attitude de petit chien français, paisible s’il en fût jamais, et s’en alla dormir auprès d’un gros chat paresseux dont ni la cloche ni lui n’avaient pu interrompre le somme au soleil.
Un homme à tournure de paysan sciait du bois; un petit enfant était là, tranquille, au milieu des pieds d’alouettes et des œillets d’un tout petit jardin, tandis que par-dessus des pots de fleurs qui s’épanouissaient sur la fenêtre basse de la maison voisine attenante à cet enclos, une figure de jeune mère regardait paisiblement à l’extérieur.
La grande étendue des terrains du couvent laissait à peine un espace respirable aux humbles fleurs de ce jardinet, qui, avec la basse palissade le séparant des cours voisines, semblait un jouet d’enfant ou le décor d’un théâtre de marionnettes.
Dans son genre ce jardinet paraissait à la jeune fille aussi en dehors de la vie réelle que le couvent lui-même.
Quand elle avait aperçu Québec pour la première fois, les murailles et autres appareils guerriers avaient attiré son attention sur la grandeur historique de la ville; mais cet attrait augmentait encore maintenant qu’elle était pour ainsi dire admise dans l’intimité religieuse et domestique de la vieille cité.
Il y avait chez elle un côté romanesque, comme chez presque toutes les bonnes natures de jeune fille; et elle trouvait, dans l’étrangeté de ce qui l’entourait, le même plaisir qu’elle aurait pu trouver à suivre le fil d’un charmant récit.
Aussi, à son retour au salon où la malade reposait, quand Fanny lui demanda:
—Eh bien, Kitty, tout cela vous va-t-il?
Elle répondit avec un irrépressible soupir de contentement:
—Oh oui! peut-il y avoir rien de plus beau?
Et son œil enthousiasmé s’arrêtait sur les plafonds bas, la vaste et profonde cheminée disant éloquemment les larges attisées qui devaient y rugir, les fenêtres françaises aux curieuses et massives espagnolettes, et tous ces petits détails qui faisaient de l’endroit quelque chose de rare et d’attrayant.
Fanny éclata de rire en voyant l’extatique distraction où se perdait la physionomie de sa cousine.
—Pensez-vous que cet endroit soit assez beau pour un héros et une héroïne? demanda-t-elle avec malice.
Il faut dire que Kitty avait, par quelques tentatives enfantines sur le domaine de la fiction où elle avait passé une grande partie de sa vie, conquis dans la famille une de ces réputations dont il est si difficile de se débarrasser; et Mme Ellison, qui était aussi peu idéaliste qu’il soit possible de l’être, l’admirait avec cette ferveur que les gens à peu d’imagination entretiennent toujours à l’endroit de leurs amis dont les dispositions sont tournées vers les créations littéraires.
Elle croyait sincèrement sa cousine toujours plongée dans les mystérieuses combinaisons de quelque roman.
—Oh! répondit Kitty en rougissant un peu, pour ce qui est des héros et des héroïnes, je ne sais pas; mais j’aimerais à y vivre moi-même. Oui, continua-t-elle, s’adressant à elle-même plutôt qu’à son interlocutrice, je crois vraiment que j’étais faite pour cela. J’ai toujours désiré habiter parmi de vieilles choses, dans une maison en pierre, avec des lucarnes. Mais il n’y a pas une seule lucarne à Eriécreek, et loin d’y avoir des maisons en pierre, il n’y en a pas seulement une seule en brique. Oh oui, assurément! j’étais née pour vivre dans un vieux pays.
—Eh bien, alors, Kitty, vous n’avez qu’à épouser un homme de l’Est, et vous établir dans l’Est; ou bien trouver un mari riche qui vous emmène vivre en Europe.
—Ou à Québec. C’est tout ce que je demanderais; et il n’aurait pas besoin d’être bien riche pour cela.
—Mais, ma pauvre enfant, quelle espèce de mari trouverez-vous qui veuille s’établir dans cette nécropole?
—Oh! mais, je suppose, quelque artiste, ou quelque homme de lettres.
Ce n’était pas là le genre de mari auquel Mme Ellison songeait comme devant réaliser le rêve de Kitty d’aller vivre dans un vieux pays; mais elle n’était pas fâchée de laisser le sujet de côté pour le moment, et pleine d’une reconnaissance sereine envers la Providence qui avait conduit deux jeunes gens à marier sous le même toit, et sous sa surveillance, elle se pelotonna parmi les coussins du canapé, disposée à conduire de là la campagne contre Arbuton avec vigueur et persévérance.
—Ma foi, ce sera une injustice si vous n’êtes pas heureuse en ce monde, Kitty; vous êtes si peu exigeante, dit-elle à la jeune fille qui, tournée vers la fenêtre, laissait sa rêverie s’égarer parmi les figures qui passaient au-dessous d’elle dans la rue.
Ces figures étaient nouvelles, et pourtant étrangement familières, car elle les avait vues souvent au pays des fictions.
Les paysannes qui passaient avec leurs chapeaux de feutre ou de paille, les unes à pied avec des paniers aux bras, les autres dans leurs légères charrettes de marché—soit qu’elles fussent ridées et courbées par l’âge ou fraîches de vigueur et de jeunesse—étaient toutes des amies d’enfance qu’elle avait connues dans plus d’un conte de France ou d’Allemagne.
Les prêtres en robe noire qui se croisaient avec les passants sur l’étroit trottoir en bois, s’écartant de temps à autre avec politesse, ou saluant, graves et le sourire aux lèvres, en soulevant leur chapeau à larges bords, étaient pour elle des connaissances plus récentes, mais non moins intimes. Ils faisaient partie des vieux romans italiens et espagnols, qui lui étaient familiers.
Le garçon boucher, perçant la foule dans sa course en zigzags, sortait de n’importe quel récit de Dickens, et elle croyait reconnaître, dans le petit auget de bois à quatre mains qu’il portait sur l’épaule, le plateau du charcutier qui figure dans toutes les descriptions que les romanciers font de la foule qui se presse dans les rues de Londres.
Il y avait plusieurs autres types, tels que des mères de famille françaises avec leurs paniers de marchés; de très jolies petites écolières de même nationalité avec leurs livres sous le bras; de petits villageois à l’air effarouché avec des framboises dans des cassots en écorce de bouleau; des religieuses se glissant doucement, avec leurs capuchons blancs et leurs figures baissées. Kitty les groupait tous, chacun à sa place respective, dans le monde de son imagination.
Un jeune ministre anglican, figure douce ornée de besicles, ne subit pas une seconde d’hésitation, et passa immédiatement à travers toute la série des romans d’Anthony Trollope, livres ennuyeux qu’elle avait tous lus, je regrette de le dire, et qu’elle aimait.
Puis ce furent les héros de Thackeray qui défilèrent sous ses yeux.
Le caporal de service, avec sa casquette sans visière, crânement portée, une légère badine dans une main, un document officiel au large cachet dans l’autre, avait aussi—suivant elle—dans la poche de sa tunique, une de ces courtes et rares missives que le lieutenant Osborne envoyait à la pauvre Amelia.
Un long officier à l’air gauche jouait le rôle du major Dobbin. Et quand une jolie femme, conduisant un petit carrosse à poneys avec un valet de pied en livrée perché derrière elle, tirait les rênes du côté du trottoir, et qu’un jeune et joli capitaine en brillant uniforme la saluait et commençait à causer avec elle sur un ton langoureux et affecté, c’était Osborne infidèle à sa fiancée, dont il roulait, en conversant, un des tendres billets entre ses doigts.
Presque tous les passants avaient des papiers ou des lettres à la main; le fait est qu’ils sortaient du bureau de poste où les malles du midi venaient d’être ouvertes.
Ainsi allait-elle, transformant la réalité en fantômes—à moins que, à véritablement parler, la chair et le sang ne soient une illusion—et, je dois l’avouer, se rattachant, dans plusieurs cas, aux plus légers prétextes pour ces transformations magiques, lorsque son regard tomba sur un individu qui s’avançait à quelque distance.
Au même instant celui-ci quitta des yeux une lettre qu’il venait d’ouvrir, promena ses regards sur la rangée de maisons qu’il avait en face, jusqu’à ce qu’ils arrêtassent sur la fenêtre où regardait Kitty.
Il sourit, et la salua du chapeau.
Elle reconnut Arbuton, et sentit un certain frémissement passer dans son cœur à travers les tumultueuses impressions qui y dominaient.
Jusque-là le jeune homme avait apporté près d’elle tant de froide réserve et tant de hauteur, que l’émotion éprouvée parfois en sa présence, la journée précédente—émotion que les événements du matin avaient entièrement dissipée—se réveilla dans l’âme de la jeune fille; et le nouvel aspect sous lequel le jeune homme lui apparaissait—assez étrange cependant pour qu’elle eût peine à reconnaître l’acteur de ce nouveau rôle—lui sembla être le seul sous lequel il se fût jamais présenté à son esprit.
Cela dura jusqu’à ce qu’Arbuton, s’étant approché de la jeune fille, remît dans sa main impatiente une lettre des cousines d’Eriécreek et du docteur Ellison.
Alors elle oublia tout, et se retira pour lire sa lettre.
V
Arbuton se montre agréable
Le premier soin du colonel Ellison avait été de mander un médecin pour savoir à quoi s’en tenir sur le compte de l’entorse qui avait fait boiter ses projets.
Le cas n’était pas grave, mais Mme Ellison avait par ses imprudences de la veille aggravé son mal, et—pour au moins une semaine, et peut-être deux ou trois—elle était condamnée à ce repos absolu que les médecins prescrivent avec tant d’indifférence pour les intérêts et les devoirs de leurs patients.
Le colonel avait encore trop du soldat pour se révolter contre les ordres du docteur, mais il était d’un tempérament trop actif pour s’y soumettre lui-même passivement.
En conséquence il ne se proposa rien moins que la conquête de Québec—au point de vue historique s’entend—et dès avant son dîner, il commença ses préparatifs de campagne.
Il sortit donc et fit une descente chez tous les libraires qu’il put découvrir dans chaque recoin de la haute et de la basse ville, et revint à la maison avec toute une cargaison de guides de Québec et d’opuscules sur les épisodes de l’histoire locale, comme en produit beaucoup le goût littéraire de ceux qui vivent loin des grands centres.
Le colonel—qui s’était livré activement aux affaires en quittant l’armée après la guerre—avait toujours quelque journal sur lui, mais il ne lisait pas un grand nombre de livres.
De tous les volumes qui composaient la bibliothèque du docteur, il n’avait jamais, dans sa jeunesse, ouvert volontiers que le théâtre de Shakespeare et Don Quichotte, dont il savait de longs passages par cœur.
Il avait abordé par-ci par-là certains autres ouvrages, mais, pour la plupart des auteurs favoris de Kitty, il professait une aussi sincère indifférence que pour les architectes des constructions préhistoriques dont nous avons parlé.
Il avait lu un livre de voyages: Innocents Abroad, œuvre tellement supérieure, suivant lui, qu’il ne croyait pas avoir besoin de lire autre chose sur les différents pays qui s’y trouvent décrits.
Lorsqu’il rentra avec sa bizarre collection de brochures, Kitty et Fanny surent tout de suite à quoi elles pouvaient s’attendre; car le colonel était aussi bien disposé à profiter des recherches littéraires toutes faites qu’il l’était peu à recourir lui-même aux sources originelles.
Il s’était de cette manière enrichi d’une foule de connaissances utiles; sans compter qu’il était très fort pour découper des extraits de journaux contenant des faits instructifs qu’il conservait fidèlement au fond de sa mémoire.
Il avait déjà certaines notions sur l’histoire de la localité, et ses récentes conversations avec le docteur Ellison avaient encore rafraîchi et raffermi ses souvenirs.
En outre, dans le cours du présent voyage, il s’était muni, grâce aux lectures que sa femme et sa cousine avaient faites dans les guides des voyageurs, d’un stock de noms et de dates qu’il désirait beaucoup, avec leur aide, rattacher aux véritables localités.
—Lectures légères pour les heures de loisir, Fanny, dit Kitty en jetant un coup d’œil oblique sur le bagage littéraire du colonel, au moment où elle s’asseyait auprès de sa cousine, après dîner.
—Oui; et surtout commencez par le commencement, Mesdames. Commencez par Jacques Cartier, ancien navigateur de Saint-Malo, en l’année 1534. Point de partialité dans vos recherches; n’abordez point Champlain ni Montcalm prématurément; ne vous égarez pas dans des conquêtes subséquentes ou des détails secondaires. Tenez-vous-en à la découverte du pays et aux noms de Jacques Cartier et de Donacona. Allons, faites quelque chose pour gagner honnêtement votre existence.
—Qu’est-ce que c’est que Donacona? demanda Mme Ellison d’un ton indifférent.
—Voilà justement ce que ces charmants petits livres vont vous apprendre. Kitty, lisez à notre malade quelque chose sur Donacona;—on dirait un nom irlandais, ajouta le colonel en se laissant aller dans un fauteuil.
Kitty prit un petit abrégé de l’histoire de Québec, et en l’ouvrant, tomba dans cette absorption d’esprit qui la saisissait chaque fois qu’elle mettait la main sur un livre; et elle se prit à lire quelques pages à voix basse.
—Mais, ma parole! dit le colonel, j’aimerais autant lire l’histoire de Donacona moi-même, pour le bénéfice qui m’en revient!
—Oh! Dick, j’oubliais. Je ne faisais que jeter un coup d’œil. Attention, je commence.
—Non, pas tout de suite, s’écria Mme Ellison en se dressant sur son coude; où est M. Arbuton?
—Qu’a-t-il à faire avec Donacona, ma chère?
—Tout! Vous savez qu’il est resté à cause de nous; et je ne sache rien de si impoli, de si peu hospitalier, que de vouloir lire sans lui. Appelez-le, Richard, faites!
—Oh non! supplia Kitty; il n’y tient pas. Ne l’appelez point, Dick.
—Mais, Kitty, vous me surprenez. Quand vous lisez si magnifiquement, vous n’avez pas raison d’être timide, je crois.
—Je ne suis pas timide, mais en même temps je ne veux pas lire pour lui.
—Eh bien, appelez-le toujours; il est dans sa chambre.
—Dans ce cas, dit Kitty, avec un air de dignité un peu exagéré, je m’en vais.
—Très bien, Kitty, comme il vous plaira. Seulement Richard est témoin que je ne serai pas à blâmer si M. Arbuton nous trouve indifférents et peu courtois.
—Oh! s’il ne dit pas ce qu’il pense, la différence ne sera pas grande.
—Ne vous semble-t-il pas que c’est faire beaucoup de bruit pour quelqu’un, un simple passant, une connaissance d’un jour? dit le colonel. Allez donc avec Donacona, allez!
Au même instant quelqu’un frappa à la porte. Kitty, toute nerveuse, bondit sur ses pieds et s’enfuit hors de la chambre. Mais ce n’était que la petite bonne française qui avait quelque affaire, et qui ne resta qu’un instant.
—Eh bien, que pensez-vous de ceci maintenant? demanda Mme Ellison.
—Ma foi, je pense que vous savez joliment le français pour quelqu’un qui ne l’a étudié qu’à l’école. Croyez-vous qu’elle vous ait comprise.
—Il s’agit bien de cela! Vous savez que je veux parler de Kitty et de son étrange conduite. Richard, si vous me regardez d’un air aussi stupide, je finirai certainement dans un asile d’aliénés. Vous ne pouvez donc pas voir ce qui vous crève les yeux!
—Sans doute, Fanny, répondit le colonel; mais toujours faut-il qu’il y ait quelque chose. Je vous en donne ma parole, je ne sais pas plus que les millions d’enfants à naître sur quelle piste vous marchez.
Le colonel prit le livre que Kitty avait laissé tomber, et se retira dans sa chambre pour essayer de lire l’histoire de Donacona pour lui-même, pendant que sa femme, toute confuse, s’emparait d’une brochure française achetée avec le reste.
—Après tout, pensa-t-elle, les hommes sont des hommes.
Et elle trouva que cette réflexion n’était pas tout à fait dénuée de consolation.
Quelques minutes après, on entendait un murmure de voix, en dehors, dans une fenêtre du garde-manger, donnant sur le jardin du couvent, où Arbuton, en descendant de sa mansarde, avait trouvé Kitty debout, sa gracieuse silhouette se découpant sur la toiture réverbérescente du monastère, et sur la verdure de quelques plantes domestiques, hauts géraniums, lierre s’arrondissant en voûte, et rosiers délicats.
Elle s’était arrêtée là en passant de l’appartement de Fanny au sien, et regardait dans le jardin, où deux religieuses allaient et venaient silencieusement dans les allées, laissant voir, tantôt leur dos où de lourds voiles de deuil pendaient sur leurs robes noires, et tantôt leurs figures calmes et rigides comme des masques, dans leur encadrement de toile blanche et empesée.
Parfois elles s’approchaient si près qu’on pouvait distinguer leurs traits, et Kitty croyait y voir une expression qu’elle saurait reconnaître plus tard.
Comme elle s’oubliait elle-même, en prêtant dans son imagination un caractère particulier à chacune d’elles, Arbuton lui adressa la parole en se plaçant à ses côtés.
—C’est véritablement une bonne aubaine pour nous, miss Ellison, dit-il, que d’avoir cette petite scène d’opéra sous nos fenêtres.
Et il se mit à sourire en entendant Kitty lui répondre:
—Oui? est-ce vraiment comme un opéra? Je n’en ai jamais vu, d’opéra, mais ce doit être bien beau.
Ils regardèrent un moment en silence, pendant que les deux nonnes, se glissant comme des ombres, s’en allaient en laissant le jardin vide.
Alors Arbuton dit quelque chose à Kitty qui répondit simplement:
—Je vais voir si ma cousine n’a pas besoin de moi.
Un instant après, elle se tenait un peu rougissante auprès du canapé de Mme Ellison.
—Fanny, M. Arbuton m’a prié d’aller visiter la cathédrale avec lui; y a-t-il quelque inconvénient à cela?
Mme Ellison sentit son cœur monter triomphant à ses lèvres.
—Allons donc, chère scrupuleuse, innocente petite folle! s’écria-t-elle en pressant Kitty dans ses bras, et en la couvrant de baisers jusqu’à faire rougir de nouveau la jeune fille. Mais non, il n’y a point d’inconvénient. Allez! vous ne pouvez pas rester enfermée ici. Je ne pourrai pas sortir avec vous; et si j’en juge par le bruit qui nous arrive de la chambre du colonel, et qu’il appelle sa respiration, vous ne pouvez pas compter sur lui dans le moment. L’idée de vous inquiéter des convenances!...
En effet c’était la première fois que Kitty songeait à cela, et cette pensée lui faisait éprouver une espèce de contrainte pendant le trajet qu’elle fit gravement jusqu’à la cathédrale, à côté d’Arbuton.
—Vous allez être le cicerone, dit celui-ci, car c’est ma première journée à Québec, vous savez; et vous êtes relativement une habituée.
—Je montrerai le chemin, répondit-elle, pourvu que vous interprétiez les objets. Je pense qu’ils me sont plus étrangers qu’à vous, malgré mon expérience des lieux. Parfois je crains de m’imaginer seulement, comme dit Mme March, que j’admire ces choses, car n’ayant pas visité l’ancien continent, je manque de point de comparaison. Je sais que cela me paraît bien beau, cependant, et c’est là ce que je m’attendrais de voir en Europe.
—Alors vous n’avez pas une haute opinion de l’Europe, sur plusieurs points; bien qu’il faille avouer que ceci soit un très joli pastiche de l’ancien monde.
En quelques pas ils eurent atteint la place du marché où certaines vieilles paysannes, penchées sur leurs paniers remplis de fruits et de légumes depuis longtemps hors de saison aux Etats-Unis, essayaient de prolonger leur petit négoce attardé, avec les ménagères et les bonnes qui marchandaient leurs produits.
Une sentinelle se promenait machinalement devant le portail élevé de la caserne des Jésuites, sur le cintre duquel on pouvait lire encore les lettres IHS sculptées dans la clef de voûte.
Le vieil édifice lui-même, avec sa façade en stuc jaune et ses fenêtres grillées, avait toute l’apparence d’un monastère de France ou d’Italie transformé en caserne.
Une rangée de bizarres maisons en pierre, auberges et boutiques, bordait la partie haute de la place, tandis que les constructions modernes de la rue de la Fabrique, du côté inférieur, représentaient bien ces manifestations du progrès, qui—dans les villes latines—font encore ressortir les antiquités et les ruines environnantes.
Quant à la cathédrale, qui faisait face au vieux couvent, de l’autre côté du square, c’était un échantillon Renaissance, d’une lourdeur à peine dépassée même à Rome.
Un soldat ou deux en habits rouges traversaient la place. Trois ou quatre élégants petits sergents de ville français en uniforme bleu et en casquette de toile blanche; quelques vieux citadins ou paysans, aux yeux bleus et à la figure basanée, assis sur le seuil des maisons, regardaient d’un air distrait, à travers la fumée de leurs pipes, la brillante animation qu’offraient les beaux magasins de la rue de la Fabrique.
Un air de repos serein, que ne troublaient même pas les altercations accidentelles entre les cochers de la longue file de cabriolets et de fiacres échelonnés en face de la cathédrale, régnait sur la place.
Lorsqu’un Américain s’y aventurait, tous ces cochers se précipitaient autour de lui, et on le perdait de vue parmi leurs gesticulations.
Ils n’essayaient pas cependant de se faire concurrence dans les prix, et tous étaient de joyeuse humeur. Aussitôt que l’homme avait fait son choix, la multitude des désappointés retournaient chacun à sa place, sur le bord du trottoir, et le favorisé du sort se mettait en route poursuivi par d’indescriptibles plaisanteries, tandis que les chevaux continuaient à savourer le contenu des musettes de cuir suspendues à leur mors, en levant celles-ci d’un coup de tête pour secouer les grains de maïs récalcitrants.
—C’est vraiment comme en Europe; vos amis avaient raison, dit Arbuton à sa compagne, au moment où ils se faufilaient ensemble dans la cathédrale pour échapper à ces amicales sollicitations. C’est tout à fait une atmosphère étrangère, et vous avez là une idée des impressions du voyageur.
Un prêtre disait la messe à l’un des autels latéraux, assisté par deux répondants sans surplis. En dehors de la balustrade, une femme de la halle, un panier de cerises à grappes à son bras, était agenouillée avec quelques autres pauvres gens.
Au même instant un couple anglais faisait son entrée dans l’église, le jeune homme avec une brillante écharpe des Indes autour de son chapeau, et la jeune femme mise avec beaucoup d’élégance. Ils firent leur génuflexion avec les autres, puis s’en allèrent s’asseoir, et se mirent à prier la tête dans leurs mains.
—Voilà qui est bien européen aussi, murmura Arbuton. C’est tout à fait le nord de l’Italie; et même le sud, à vrai dire.
—Vraiment? répondit Kitty joyeusement; je me l’imaginais.
Et elle ajouta avec ce ton confiant qui lui était personnel:
—Tout cela m’est très familier; il me semble que dans ce voyage, je vois une foule de choses que je connaissais déjà par mes lectures.
Et Arbuton se mit à passer les tableaux en revue.
En fait d’art, Kitty était aussi ignorante que n’importe quelle jeune fille de Rome ou de Florence, qui passe sa vie au milieu des chefs-d’œuvre.
Pour elle c’étaient de merveilleuses peintures, et elle était toute surprise des appréciations d’Arbuton, qui n’avait pas assez d’imagination ou qui était trop consciencieux pour leur attribuer un mérite résultant seulement des souvenirs évoqués.
Il traitait les médiocres tableaux d’autels de la cathédrale de Québec avec cette froide indifférence qu’il aurait accordée à des toiles de second ordre dans une galerie européenne; révoquait en doute l’authenticité du Van Dyck, et n’aimait guère la Conception, copie de Le Brun, au-dessus du maître-autel, bien que cette peinture eût l’intérêt historique d’avoir échappé au bombardement de 1759 qui détruisit la cathédrale.
Kitty choisit naïvement le plus mauvais tableau de l’église pour son favori, et fut d’abord piquée, puis effrayée de la froide désapprobation manifestée par son compagnon.
Celui-ci lui fit sentir que ce tableau était très mauvais, et qu’elle-même partageait cette infériorité, et cela sans pourtant lui avoir rien dit de semblable.
En compagnie d’un connaisseur, elle comprit ce que son incompétence avait d’humiliant pour elle, et ce fut avec un nouveau chagrin qu’elle constata combien un habitant de Boston, ayant beaucoup vu l’Europe, devait se trouver dépaysé avec une Américaine naïve n’ayant jamais voyagé.
Pourtant elle se rappela que les March avaient vu l’Europe eux aussi, et qu’ils étaient de Boston; et cependant ils n’allaient pas foulant tout le reste à leurs pieds. Ils paraissaient au contraire s’intéresser à tout ce qu’ils voyaient, accordant à chaque chose, sinon une louange, du moins une attention amicale.
Elle aimait cela. Elle n’aurait pas eu d’objection à voir Arbuton rire ouvertement de son tableau favori, et elle se serait volontiers jointe à lui pour cela; mais le regard qu’il avait jeté sur elle—malgré l’air poliment interrogateur qu’il avait bien voulu donner—à celui-ci l’avait comme reléguée en dehors du monde connaisseur en général, et avait paru condamner son goût sur toute espèce de choses.
En sortant de la cathédrale, elle aurait préféré rentrer chez elle, mais il la pria de continuer leur promenade, si elle n’était pas fatiguée.
Ne pas y consentir aurait été une lâcheté, et Kitty était brave. Ils descendirent donc la rue de la Fabrique, et prirent la rue du Palais. Comme ils passaient en face de l’hôtel Russell, ses bons amis lui revinrent à la mémoire.
—C’est ici, dit-elle, que nous avons logé la semaine dernière avec M. et Mme March.
—Ces gens de Boston?
—Oui.
—Savez-vous où ils demeurent à Boston?
—Nous avons leur adresse; malheureusement elle m’échappe en ce moment. Il me semble que c’est dans la partie sud de la ville....
—Exactement. Avez-vous jamais entendu parler d’eux?
—Non.
—Je pensais que vous auriez pu connaître M. March. Il s’occupe d’assurances......
—Oh non! non, je ne le connais pas insista Arbuton.
Kitty se demanda s’il n’y avait pas quelque tache dans la réputation professionnelle de M. March, mais rejeta aussitôt cette idée comme absurde; et, s’apercevant que ses amis étaient dédaignés, elle prétendit bravement qu’ils étaient les plus aimables personnes qu’elle eût jamais rencontrées, et qu’elle regrettait fort leur absence de Québec en ce moment.
Il partagea ce regret en silence, si toutefois il le partagea, et tous deux marchèrent sans rien dire jusqu’à la barrière du Palais.
Une fois en dehors des murs, ils suivirent la rue tortueuse qui conduit à la basse-ville.
Mais la promenade n’était pas précisément agréable pour Kitty.
Des craintes confuses lui montraient vaguement, en matière de bon goût, des écueils qu’elle n’avait jusque-là jamais aperçus ni soupçonnés, non seulement dans le domaine de l’art et de la société, mais encore dans celui des choses de la vie entière.
Celle-ci lui était d’abord apparue comme un horizon souriant, mais se rétrécissait soudainement pour elle en un étroit sentier où le voyageur est plus préoccupé de chacun de ses pas que de l’issue finale de ses pérégrinations. Cette impression était aussi obscure et aussi incertaine dans son esprit, que ce qui y avait donné lieu, et en réalité cela se réduisait à rien du tout.
Cependant elle s’apercevait de plus en plus que son compagnon avait en lui quelque chose de radicalement différent des influences qui avaient présidé à son éducation à elle; et, bien qu’elle n’eût pas d’idée très arrêtée sur ce point, elle en était assez convaincue pour s’en sentir triste.
Le jeune couple se mêla un moment à l’agitation bizarre mais peu bruyante des rues de la basse-ville, et bientôt se trouva en face de la vieille église—la plus ancienne de Québec—construite, il y a près de deux cents ans, pour accomplir un vœu fait à l’occasion de l’échec éprouvé par sir William Phipps dans son expédition contre la ville, et renommée de plus par cette prédiction d’une religieuse, que l’église serait brûlée par les Anglais dans une autre attaque plus heureuse où la ville elle-même devait succomber.
Un tableau représentant la vision de la religieuse fut détruit dans la conflagration même qui justifia la prophétie, en 1759; mais les murs de l’ancienne construction témoignent encore de ce curieux fait historique sur lequel Kitty interrogea furtivement l’un des guides du colonel.
C’était la première fois, depuis sa mésaventure au sujet du tableau de la cathédrale, qu’elle manifestait le moindre intérêt pour quelque chose.
A côté de l’église, il y avait une baraque où l’on vendait de la vaisselle et de la ferblanterie, et sur la place publique, en face, un petit commerce de bric-à-brac au jour le jour s’étalait dans des boutiques ou des échoppes recouvertes en toile, à travers lesquelles circulaient de lourds fardeaux venant du port, de rapides cabriolets à soupente, ou de lentes charrettes de marché à l’allure campagnarde.
Arbuton ne fit aucun mouvement pour entrer dans l’église, et Kitty ne laissa point percer la curiosité qu’elle éprouvait d’en voir l’intérieur.
Comme ils s’arrêtaient un instant, la porte s’ouvrit, et laissa passer un individu avec un petit cercueil sous le bras. Les pleurs obscurcissaient ses yeux et mouillaient son visage; il portait le cercueil avec tendresse, comme si ses caresses eussent pu atteindre l’enfant qu’il contenait.
Derrière lui venait une femme, qui devait être la mère, la figure cachée sous un voile épais.
Le long du trottoir stationnait un cabriolet à l’air misérable, avec un cocher à moitié endormi sur son perchoir.
L’homme, toujours pressant son précieux fardeau, grimpa dans la voiture, et le plaça sur ses genoux, tandis que la femme tâtonnait à travers ses larmes et son voile pour trouver le marchepied.
Kitty et son compagnon s’étaient écartés respectueusement, et Arbuton s’approcha pour aider la femme à gagner son siège.
Elle lui adressa un merci triste et enroué, et couvrit avec amour d’un pli de son châle l’extrémité de l’humble bière.
Le cocher encore assoupi fouetta sa bête, et le véhicule partit en cahotant.
Kitty jeta un coup d’œil reconnaissant à Arbuton, et tous deux d’un commun accord entrèrent dans l’église.
En se dirigeant vers le maître-autel, ils passèrent tout près du brancard noir et grossier, avec ses cierges jaunes fumant encore dans leurs chandeliers de bois noir.
Quelques personnes pieuses étaient disséminées çà et là sur les bancs vides, et à l’un des principaux autels latéraux une pauvre femme priait à genoux devant une effigie en bois du Christ mort, reposant sous l’autel dans une châsse vitrée.
La figure était de grandeur nature, peinte de façon à représenter la vie ou plutôt la mort, avec barbe et cheveux naturels, enveloppée de draperies en mousseline laissant les stigmates à découvert.
Cette image était étendue sur une couche jonchée de fleurs artificielles, dans une attitude poignante.
La pauvre âme, tout entière à sa dévotion, priait avec une extatique ferveur, tantôt les bras étendus dans une attitude suppliante, et tantôt les mains jointes et la tête appuyée sur celles-ci, pendant que son corps se balançait de côté et d’autre dans l’abandon de sa prière. Qui pouvait-elle être, et quel si grand besoin pouvait-elle avoir de secours ou de pardon?
Suivant son habitude, Kitty s’identifiait par l’imagination avec cette femme en prière, et prenait part à la trame dramatique de son désir ou de son chagrin.
Néanmoins, de même que tous ceux qui ne souffrent que par sympathie, elle n’était pas sans ressentir quelque consolation inconnue à la pauvre femme; et le soleil de l’après-midi, qui éclairait en s’inclinant la nudité commune de la vieille église et l’attirail de son culte, changea son émotion en sentiment de satisfaction intime, de telle façon que c’était autant dans l’intérêt de sa propre rêverie que par respect pour le chagrin de la malheureuse dévote, qu’elle tremblait qu’Arbuton, d’une manière ou d’une autre, ne dépoétisât le spectacle.
Il est probable que l’intérêt qu’elle y prenait était plutôt esthétique que sentimental. Cela réalisait à ses yeux des scènes d’expiation qu’elle n’avait encore vues qu’en rêves, et peut-être eût-elle désiré que la pénitente fût coupable de quelque grand crime, plutôt que d’une simple infraction à l’abstinence du vendredi, ce qui était probablement là son seul péché.
Quoi qu’il en fût, elle aimait à voir cette malheureuse courbée devant cette pâle image, et elle s’applaudissait de sa bonne fortune, lorsque la vieille s’essuya les yeux, se releva toute chevrotante, et, s’approchant de Kitty, tendit vers elle sa main tremblante pour demander la charité.
Cet incident changea la face de la situation, et donna même un reflet d’idéalisme à l’indifférence d’Arbuton.
Il donna l’aumône qu’on lui demandait, sans repousser les bénédictions dont la vieille le comblait en retour; et Kitty, déjà émue par la bonté dont il avait fait preuve—à la porte—envers la pauvre mère en deuil, oublia que la première partie de sa promenade avait été si désagréable, et remonta vers la haute-ville par la barrière Prescott, plus gaie qu’elle ne s’était encore sentie ce jour-là dans la société de son compagnon de voyage.
Celui-ci n’avait pourtant pas fait grand effort pour la rendre joyeuse; mais l’avantage des tempéraments comme le sien, c’est qu’on n’en attend pas grand’chose, et que partant ils peuvent répandre la joie autour d’eux beaucoup plus facilement que d’autres. Au moindre attendrissement qu’elle découvre chez eux, l’âme s’épanouit dans une gaieté toute spontanée.
Il en résulta que Kitty put jouir avec une satisfaction nouvelle de la beauté pittoresque de la rue de la Montagne.
Tous deux admirèrent l’énorme épaulement de roc, près de la porte de la ville, avec sa couronne de peupliers et sa ceinture de mortiers, la gueule tournée vers le ciel.
Kitty ne réussit pas à faire apprécier à son compagnon le côté grotesque du spectacle sous la forme des affiches de cirque placardées à mi-côte; mais celui-ci toléra la légèreté des remarques qu’elle fît sur le sujet, ainsi que les boutades qu’elle se permit sur les choses et les passants. En somme il ne dit ni ne fit rien qui empêchât la jeune fille de rentrer chez elle en toute satisfaction d’esprit.
—Eh bien, Kitty, dit l’hôte du canapé, au moment où sa cousine s’approchait, avec le colonel, de la table mise pour le souper auprès du sofa, vous avez fait une jolie promenade, n’est-ce pas?
—Oui, très jolie. C’est-à-dire que la première partie n’en a pas été bien agréable; mais nous avons fini par trouver à la basse-ville une vieille église fort intéressante, et là il paraît que la gaieté est revenue et que tout a tourné pour le mieux.
—Voyons, dit le colonel, qu’avez-vous trouvé de si intéressant dans cette église?
—Ma foi, il y avait d’abord les funérailles d’un enfant, et puis une vieille femme entièrement écrasée sous le poids de quelque chagrin, priant devant un autel, et puis....
—Il paraît qu’il ne faut pas grand’chose pour vous égayer, dit le colonel. Tout ce que vous exigez de vos semblables c’est le deuil, le chagrin, l’agonie dévote, et de suite vous voilà joyeuse. D’autres exigeraient des sacrifices humains, mais pas vous.
Kitty regarda son cousin tout interdite. L’absurdité de la chose lui sautait aux yeux, et elle sentit des larmes prêtes à lui venir.
Elle ne répondit pas; mais Mme Ellison, qui ne voyait là qu’un obstacle au désir qu’avait Kitty de babiller un peu, vint à son secours.
—Ne répondez pas un mot, Kitty, pas un seul mot, dit-elle. Je n’ai jamais rien vu de plus vexant entre cousins; et je le dirais devant une cour de justice!
Un éclat de rire de Kitty, qui se cacha la tête dans ses mains, vint interrompre la tirade de Mme Ellison.
—Eh bien, reprit celle-ci un peu piquée par la désertion de Kitty, j’espère que vous vous comprenez l’un l’autre, car moi je ne vous comprends pas.
Telle était l’attitude de Mme Ellison devant la famille de son mari, laquelle à la vérité n’avait jamais pu s’expliquer le choix du colonel que comme une plaisanterie, et se demandait parfois s’il n’avait pas poussé la plaisanterie un peu loin.
Et pourtant elle leur était chère à tous à cause de sa générosité passionnée et de son esprit d’abnégation personnelle poussé jusqu’au sublime.
—Ce que je voudrais savoir maintenant, dit le colonel, aussitôt que Kitty voulut le laisser parler—et je vais essayer de m’exprimer aussi poliment que possible—est simplement ceci: qu’est-ce qui a fait la première partie de votre promenade si désagréable? Vous n’avez pas rencontré une noce, n’est-ce pas? Vous n’avez pas vu sauver un enfant d’une mort terrible, ni repêcher un homme qui se noyait, ni autre chose de ce genre-là, j’espère?
Le colonel aurait mieux fait de ne rien dire.
Sa persistance et la privation du plaisir innocent que promettait le récit de la promenade de Kitty avec Arbuton, avait rendu sa femme maussade. Kitty elle-même ne voulait plus rire.
Devenue sérieuse et pensive, elle prit un livre, et se retira dans sa chambre où elle se mit un moment à la fenêtre, promenant ses regards sur le jardin des Ursulines.
La pleine lune, suspendue dans un ciel sans nuage, rendait les arbres et les sentiers encore plus mystérieux, et allumait de pâles reflets aux angles des cheminées et des toits argentés du couvent.
Des senteurs passagères de feuilles et de fleurs montaient du jardin; mais Kitty n’en percevait la douceur, comme elle n’admirait les splendeurs qui l’environnaient, qu’avec des sens pour ainsi dire voilés.
Elle repassait dans son esprit les incidents de sa promenade, s’efforçant de se rappeler ce qui avait pu premièrement la provoquer contre Arbuton, et ensuite la réconcilier avec lui.
Avait-il dit ou fait quelque chose, soit contre son tableau favori—qu’elle détestait maintenant—soit contre la famille March, qui pût l’offenser? Ou, si son ton et ses manières avaient été cause de tout, sa conduite à l’église était-elle une réparation suffisante? Qu’avait-il fait de plus que ce qu’exige un sentiment d’humanité ordinaire? Etait-il si supérieur à tout le monde qu’elle dût se réjouir naïvement de le voir montrer quelque bonté à une pauvre mère affligée? Pourquoi lui savoir gré de n’avoir pas ri des transes de la vieille dévote?
Elle se trouvait ridicule.
—Dick avait raison, se dit-elle; je ne dois pas me laisser traiter comme une oie.
Et quand le clairon de la citadelle appela les soldats au repos, et que la cloche rustique envoya les nonnes rêver du paradis, elle-même s’endormit le sourire sur les lèvres et le cœur léger dans la poitrine.