Une rencontre: roman de deux touristes sur le Saint-Laurent et le Saguenay
XIII
L’ÉPREUVE
Ils n’avaient formé aucun projet pour le lendemain; mais après l’office religieux, ils se trouvèrent en présence de la plus belle après-midi de tout leur séjour à Québec à dépenser d’une façon ou d’une autre; et, suivant l’opinion du colonel, c’eût été grand dommage de la gaspiller au logis.
Ils passèrent en revue toutes les promenades des environs, et finirent par opter pour Lorette.
La famille Ellison connaissait déjà l’endroit, mais Arbuton n’y était jamais allé, et ce fut par un vague motif de politesse envers lui que Mme Ellison se prononça pour cette promenade; ce qui ne l’empêcha point, plus tard, de se demander tout haut quelle considération avait pu l’engager à faire ce choix.
Quant à Arbuton, il était agité et distrait, répondait au hasard lorsque la conversation exigeait son intervention, donnait avec impatience son assentiment à tout, et attendait avec hâte le moment du départ.
De la barrière Saint-Jean, le chemin de Lorette circule à travers les prairies et les champs d’orge, traversant et retraversant le cours rapide de la rivière Saint-Charles, pour s’élever, à Lorette, au-dessus du niveau de la citadelle.
Le chemin est plus solitaire que celui de Beauport.
Les maisons n’ont pas le même air de confort, ni l’apparence cossue des maisons de pierre de ce dernier village.
Elles n’en sont pas moins charmantes cependant, et les habitants y semblent encore plus éloignés des influences modernes.
De petites paysannes, en robes violettes, avec de larges chapeaux de paille—et non pas vêtues à la mode de l’avant-dernière année—se montraient çà et là.
Auprès d’une vieille chaumière, un vieillard coiffé du traditionnel bonnet de laine rouge de l’habitant, retombant sur l’oreille, fumait une courte pipe.
On arriva à l’Ancienne-Lorette, un petit bijou de village.
La route y est bordée à droite et à gauche de mignonnes maisons, pieusement groupées dans les environs de l’église et du cimetière.
Chacune de ces maisonnettes avait son balcon ou sa véranda d’où les gens saluaient poliment nos voyageurs.
Enfin on atteignit Lorette même, que nos amis auraient certainement reconnu pour un village indien, grâce à son aspect négligé, et à la disposition irrégulière des pauvres cabanes le long des ruelles sinueuses, quand même ils ne l’eussent pas déjà vu, et quand même ils n’y auraient pas été accueillis par une bande de petits sauvages, garçons et filles, au teint plus ou moins bronzé.
Les filles offraient en vente des mocassins et de petites aumônières ornées de rassades; les garçons avaient des arcs et des flèches, et s’égosillaient à crier:
—Tir! tir! grand tir! Des sous! nous tirons sur les sous. Grand tir!
Au moment où nos amis mettaient pied à terre en face de l’église, cette marmaille reconnut le colonel, et se remit à crier de plus belle.
—Voyons, Richard, vous n’exigerez pas que ces pauvres petits diables recommencent cette longue cérémonie, n’est-ce pas?
—Il le faut. C’est de rigueur chaque fois que je viens à Lorette; et je ne suis pas homme à négliger une formalité de cette importance.
En même temps le colonel enfonçait un sou dans le sable compact, et les flèches se mirent à bondir alentour.
Enfin le sou sauta en l’air, et un petit garçon à tête blonde et aux yeux bleus le ramassa.
Il gagna de même presque tous les autres sous que le colonel mit au jeu.
—Voilà un aborigène pur sang, remarqua le colonel; ses ancêtres ont dû venir directement de Normandie, il y a deux cents ans. Voilà pourquoi il tire de l’arc bien plus adroitement que tous ces faux sauvages couleur de café.
Ils entrèrent dans la chapelle bâtie sur l’emplacement de l’ancienne église, incendiée il y a quelques années.
Elle est petite; l’intérieur est nu et rustique, avec des ornements tout à fait ordinaires.
A droite et à gauche de l’autel, on remarquait deux statues de bois peint—celle d’un individu quelconque et celle d’un prêtre—bien humble commémoration de ceux qui ont tant souffert pour cette race condamnée à l’extinction, et dont les derniers débris s’étiolent à Lorette, dans une malpropreté et une incurable répugnance pour les mœurs civilisées.
Ils sont chrétiens à leur façon, ces descendants de la puissante nation huronne convertie par les jésuites, et écrasée par les Iroquois dans les solitudes de l’Ouest; mais quels qu’ils soient au fond du cœur, ce sont des sauvages par l’apparence, et ces petits garçons avaient des faces de loups et de renards.
Une partie des gamins suivirent les visiteurs dans l’église, où une vieille femme était seule en prière devant une image au-dessous de laquelle une main et un pied étaient suspendus en ex-voto; mais la dévotion des petits Hurons aux cheveux luisants, un peu inconstante et intéressée surtout, s’adressa plus aux étrangers qu’à la petite maison de Nazareth que deux anges dorés soutenaient au-dessus du maître-autel.
Il n’y avait en ce moment aucune cérémonie, et les visiteurs sortirent de la chapelle au milieu des clameurs des autres petits garçons restés en dehors.
Quelques jeunes filles, habillées à la moderne, se promenaient dans la rue bras dessus bras dessous, épiant du coin de l’œil l’effet produit sur les spectateurs.
De l’une des ruelles du village s’avança un individu à l’air hardiment protecteur. C’était un jeune homme aux yeux noirs et à l’épaisse moustache de même nuance, portant un petit chapeau rond, un pantalon à carreaux bleus, un gilet blanc et un veston à raies bleuâtres boutonné sur la poitrine.
Sa main jouait avec une légère badine.
—Voici le fils du chef Paul Picard, souffla le cocher; c’est un notaire.
—Excusez-moi, monsieur, dit le colonel.
Et le jeune homme salua.
—Auriez-vous la complaisance de nous dire si nous pouvons voir le chef aujourd’hui?
—Oh oui! répondit le notaire en anglais; c’est mon père qui est le chef; et vous pouvez le voir si vous voulez.
Et il passa outre d’un air suffisant.
A son arrivée à Québec, le colonel avait acheté dans un magasin d’articles de fabrique indienne la photographie d’un chef sauvage en grand costume de guerre plus ou moins authentique. On l’appelait Le dernier des Hurons, et le colonel se vengea de la courtoisie de M. Picard, en lui décernant le titre d’Avant-dernier Huron.
—Eh bien, dit Fanny, qui, comme la plupart des femmes, n’était pas fâchée de voir son mari en échec de temps en temps, je ne vois pas pourquoi vous lui avez demandé cela. Je suis bien sûre que personne ne désire revoir ce vieux chef avec son attirail de verroterie.
—Ma chère, répondit le colonel, partout où vont les Américains, ils aiment à se faire introduire à la cour. Voici M. Arbuton qui a sans doute été présenté aux têtes couronnées de l’ancien monde, et qui a grande hâte de rendre ses hommages au souverain de Lorette. D’ailleurs, je fais toujours une visite au prince régnant chaque fois que je viens ici. La froideur de l’héritier présomptif ne me rebutera pas.
Le colonel en tête, on entra dans l’une des principales ruelles du village.
Quelques-unes des cabanes étaient à peu près blanchies à la chaux, mais toutes étaient moins malpropres à l’intérieur, que le dehors n’aurait pu le faire supposer.
Des femmes et des jeunes filles assises aux portes et aux fenêtres confectionnaient des mocassins.
Çà et là une mère de famille rayonnante de santé se montrait avec un enfant dans ses bras.
Toutes avaient des indices de mélange avec la race blanche, de même que les enfants qui s’attroupaient autour des étrangers et demandaient l’aumône sur un ton aussi élevé que les Italiens.
Quelques figures seulement étaient d’un brun clair, comme si elles avaient été teintes dans le jus de noix.
Il est évident que les Hurons s’effacent, si même ils ne s’éteignent pas entièrement.
Les enfants répondaient aux plaisanteries du colonel avec un mélange de vivacité française et d’impassibilité sauvage.
De grands chiens maigres s’allongeaient près des seuils.
C’étaient là, avec les femmes et les enfants, les seuls êtres visibles. Point d’hommes nulle part.
Les maisons n’étaient pas entourées de palissades, excepté celle du chef. Cette dernière s’élevait derrière une jolie pelouse à travers laquelle au moment où nos voyageurs arrivèrent, deux toutes jeunes femmes se promenaient en robe de matin, avec des lorgnettes.
La demeure du chef était une élégante maisonnette aux murs recouverte de papiers tenture et aux planchers tapissés, avec un grand poêle dans le salon, et une table sur laquelle s’étalait cette toilette en verroterie, objet des sarcasmes de Mme Ellison.
Un homme âgé et bien pris, à l’œil noir et vif, à la figure placide et bronzée, se tenait tout près.
Il portait une tunique à moitié militaire, avec des boutons jaunes. C’était le chef Picard.
En apercevant le colonel, il sourit et lui tendit la main.
Puis il lui vendit tout ce que celui-ci désira acheter, mais comme à regret et sans insister.
Il parla des besoins de sa tribu, qui, disait-il, comptait trois cents individus, dont quelques-uns cultivaient la terre, mais dont la plupart étaient chasseurs, et passaient l’hiver dans les bois, au service des officiers de la garnison.
Il parlait l’anglais passablement, mais avec répugnance, et parut assez satisfait de voir partir ses visiteurs qui eux-mêmes ne furent pas fâchés de prendre congé de lui.
Arbuton surtout en était enchanté.
Il désirait se trouver seul avec Kitty, ce qui était impossible tant que l’on rôderait ainsi dans le village.
En repassant à travers les rues, le colonel acheta d’une petite fille un absurde porte-montre pour une douleur[C], mais il ne voulut plus consentir à ce que les gamins fissent de nouveau preuve de leur adresse à ses dépens.
—Non, pas de grand tir, cette fois, mes enfants! Allons, les amis, ajouta-t-il, en s’adressant à ses compagnons de promenade, nous avons devant nous la meilleure partie de notre après-midi, avec les chutes de Lorette; qu’allons-nous faire?
Ni Mme Ellison, ni Kitty, ni Arbuton n’en savaient rien, ce qui ne les empêcha pas de passer en flânant devant la chapelle et de se diriger vers le moulin en pierre que met en mouvement le cours pittoresque de la rivière.
Au-dessus du chemin, celle-ci se précipite en deux ou trois cascades, et s’élance éperdue sur une pente rapide en forme de croissant, pour aller cacher sa blancheur écumante sous les feuillages sombres d’un ravin profond.
C’est une merveille de gracieux mouvement, de jeux délicieux de lumière et d’ombre; un bijou de paysage qu’on dirait animé d’une vie consciente.
Sa beauté, comme celle de toutes les curiosités naturelles de ce continent, se présente sur une vaste échelle.
Les spectateurs, après l’avoir admirée, du côté du moulin, traversèrent la rivière à la recherche d’un autre point de vue, et là, le colonel et Fanny s’étant un peu écartés le long de la berge, Kitty et Arbuton se trouvèrent seuls.
La position des deux jeunes gens, vis-à-vis l’un de l’autre, était tellement indécise, que lorsqu’il s’agissait de la définir, ou même de s’en rendre compte ouvertement, il y avait d’aussi bonnes raisons pour l’affirmative que pour la négative.
En outre, cela intéressait Kitty d’être là, seule avec Arbuton, et elle se disait que, si tout était arrangé et qu’ils fussent fiancés, ce sauvage et charmant endroit était bien celui qu’elle aurait choisi pour savourer les délicates émotions de récentes fiançailles.
Elle se mit à rêver une félicité telle, qu’il eût été étrange à elle de ne pas désirer en jouir, et ce fut avec un sentiment moitié hésitant moitié satisfait qu’elle permit à son compagnon d’aborder un sujet que tous les deux avaient déjà dans l’esprit.
—Il me semble, dit-elle en protestant faiblement, que nous étions convenus de ne rien dire là-dessus pour le moment.
—Non, vous ne m’avez pas défendu de vous dire que je vous aime; j’ai consenti seulement à attendre votre réponse; mais aujourd’hui je romps ma promesse; je ne puis pas attendre: je crois que les conditions imposées me déshonorent, dit Arbuton avec une impétuosité qui la domina.
—Oh! comment pouvez-vous parler ainsi? demanda-t-elle charmée qu’il trouvât ces conditions humiliantes, et pleine de regret de les avoir imposées. Vous savez bien pourquoi j’ai demandé du délai; et vous savez que... si... j’avais fait quelque chose qui eût pu vous blesser, je ne me le pardonnerais jamais.
—Mais vous avez douté de moi, cependant.
—Vraiment? j’ai cru que c’était de moi-même que je doutais.
Elle fut frappée d’un soudain pressentiment d’avoir été mal comprise; elle sentait que ses paroles avaient une portée inconnue pour elle.
—Mais pourquoi douter de vous-même?
—Je... je ne sais pas.
—Non, dit-il amèrement, parce que c’est de moi que vous doutez. Que pouvez-vous donc avoir remarqué en moi qui vous fasse supposer que je puisse changer à votre égard? dit-il avec une humilité qui la toucha. Je suis porté à croire que vous ne me croyez pas digne de vous.
—Pas digne de moi! Je n’ai jamais songé à rien de semblable.
—Mais me soupçonner d’une vilenie....
—Oh! monsieur Arbuton....
—D’une vilenie comme celle à laquelle vous avez fait allusion hier, c’est plus que je ne puis supporter. J’y ai pensé toute la nuit; il me faut une réponse immédiate, quelle qu’elle soit.
Elle ne répondit pas, car chaque mot prononcé par elle n’avait servi qu’à lui fermer toute issue. Ne sachant que faire, elle leva les yeux sur lui pour implorer sa pitié.
—Pourquoi douter ainsi de moi? demanda-t-il d’un ton pathétique et doux.
—Je ne doute pas de vous, répondit-elle d’une voix aussi faible qu’un souffle.
—Alors vous êtes à moi sans retard et pour toujours! s’écria-t-il en l’attirant vers lui dans un embrassement brusque et rapide.
—Oh! dit-elle simplement, sur un ton de doux reproche en s’attachant involontairement à lui, pendant une seconde, comme pour demander protection contre lui-même.
Elle leva les yeux sur lui, toute pâle, cherchant à se rendre compte de cette violence pleine de tendresse et d’exaltation; puis sa joue devint brûlante, et des pleurs montèrent à sa paupière.
—J’espère, dit-elle, que vous ne le regretterez jamais!
Puis:
—Allons-nous-en, ajouta-t-elle, dans son désir instinctif de s’éloigner, de changer d’endroit.
Son cœur avait été surpris, elle ne savait trop comment.
Cette scène lui avait communiqué comme un effluve de tendresse, toute nouvelle.
Elle permit au jeune homme de lui offrir son bras; et alors elle se sentit fière de ce qu’il était grand, de ce qu’il était beau, de ce qu’il était tout à elle.
—Mais, se disait-elle en marchant, j’espère qu’il ne le regrettera jamais.
Elle lui répéta la même chose en souriant. Il lui pressa la main contre son cœur, et rencontra le regard qu’elle leva sur lui par un regard plein de protestation et de promesses, et qui devint de plus en plus tendre.
—Quels beaux yeux vous avez! dit-il; j’ai remarqué ces longs cils en mettant le pied sur le bateau du Saguenay, et je ne pouvais plus m’en débarrasser l’esprit.
—Oh! je vous en prie, ne parlez pas de cet affreux voyage! s’écria-t-elle.
—Non! pourquoi donc?
—Oh! parce que... c’était si absurde pour moi d’aller m’appuyer ainsi sur votre bras par inadvertance. Je fus la plus malheureuse des femmes durant tout le jour qui suivit.
Il la regarda d’un air de surprise et d’interrogation.
—Je pense, ajouta-t-elle, avoir été impertinente avec vous durant toute la journée—et pourtant je ne crois pas qu’il soit dans ma nature d’être impertinente avec personne—vous prenant à partie à propos de points de vue, vous taquinant au sujet du Saguenay, de ses paysages et de ses légendes, comme vous savez. Mais je me figurais que vous cherchiez à me rabaisser—vous avez un peu cet air-là parfois—et je vous admirais malgré moi, ce qui m’agaçait beaucoup.
—Oh! dit Arbuton.
Il se rappelait vaguement, comme un détail se rapportant à une existence antérieure, que ce jour-là, en effet, il avait trouvé dans Kitty quelque chose qui ne lui avait pas plu, mais il calma les remords de la jeune fille par un sourire, et une nouvelle pression de main.
—Alors, dit-il, puisque vous ne voulez pas que nous nous rappelions cette circonstance, remontons plus loin, et parlons du jour où nous nous sommes rencontrés sur le pont de Goat-Island, à Niagara.
—Oh! m’avez-vous vue là? Je ne le croyais pas, mais je vous avais vu, moi. Vous portiez une cravate bleue.
Et Arbuton, sur un ton aussi naturel que s’il eût réellement suivi le même cours d’idées, reprit aussitôt:
—Vous ne croirez plus qu’il soit nécessaire d’aller à Boston maintenant, n’est-ce pas?
Et il sourit d’un air de triomphe.
—Il me semble, ajouta-t-il, que je suis maintenant plus en droit de vous y introduire que vos amis de South-End.
Kitty sourit aussi.
—Je veux bien vous attendre, dit-elle. Mais ne croyez-vous pas que vous feriez mieux de visiter Eriécreek avant de vous engager trop solennellement? Je ne puis consentir à ce qu’il y ait rien de vraiment sérieux entre nous, avant que vous m’ayez vue chez moi.
Ils avaient marché au hasard, et ils se trouvèrent en face de l’auberge, où pour une petite somme on vend aux étrangers le droit d’admirer les chutes, d’un certain point de vue, et ils allèrent s’asseoir sur la véranda, un peu à l’écart.
—Oh! dit Arbuton, je visiterai Eriécreek avant longtemps; mais ce ne sera pour mettre personne à l’épreuve, ni vous ni moi. Je ne veux pas vous voir chez vous avant d’aller vous y réclamer comme ma femme.
Kitty soupira:
—Ah! vous êtes plus généreux que je ne l’ai été.
—J’en doute.
—Oh! oui, vous l’êtes. Mais je me demande si vous saurez trouver Eriécreek.
—Est-ce sur la carte?
—Sur la carte du comté, oui; ainsi que la propriété de mon oncle Jack, et même une vue de sa maison, si vous voulez. Tout le monde sera rangé sur le balcon—quelque chose comme celui-ci—quand vous arriverez. Vous reconnaîtrez mon oncle Jack à sa longue barbe grise, ses sourcils en broussailles, ses bottes qui ne seront pas cirées, et son chapeau de paille d’Italie, que nous ne pouvons pas lui faire remplacer. Les cousines seront avec lui—Virginia, la figure tout animée d’avoir préparé le dîner pour vous, et Rachel avec quelque pièce de raccommodage à la main—et toutes deux descendront l’allée en courant pour vous souhaiter la bienvenue. Comment cela vous ira-t-il?
Arbuton sentait bien qu’il y avait un peu de caricature dans ce tableau, et il sourit en homme tout à fait rassuré.
—Cela m’ira parfaitement dit-il, pourvu que vous veniez vous aussi à ma rencontre. Où serez-vous?
—J’oubliais. Je serai en haut, dans ma chambre, épiant à travers la persienne, pour voir comment vous prenez la chose. Puis je descendrai pour vous recevoir avec dignité dans le salon; mais après le repas, il faudra que vous m’excusiez pendant que je m’occuperai de la vaisselle. Mon oncle vous tiendra compagnie. Il vous parlera de Boston. Il aime encore mieux Boston que vous ne l’aimez vous-même.
Et Kitty éclata de rire, en songeant à la différence qui existait entre le Boston de son oncle et celui d’Arbuton, se divertissant malicieusement à la pensée de leur embarras mutuel pour trouver sur le sujet un point de commune entente.
Arbuton avait quitté son siège, et s’était éloigné de quelques pas regardant du côté des chutes, comme s’il eût pu de cette façon retarder la venue du colonel et de Fanny.
Kitty fit trève un moment à son accès de gaieté pour remarquer deux dames qui remontaient le sentier, se dirigeant vers l’entrée où elle était assise.
Arbuton ne les voyait pas.
Les dames montèrent les marches du perron, et jetèrent lentement et languissamment un regard sur les personnes présentes.
Mais en apercevant Arbuton, l’une d’elles s’avança directement vers lui, avec des exclamations de surprise et de joie, pendant que, tout stupéfait et par un mouvement tout mécanique, il se retournait du côté de la nouvelle venue.
C’était une dame d’un âge assez avancé, mise avec une certaine hardiesse de couleur et de tournure plutôt qu’avec mauvais goût; et, dans l’expression de sa surprise, elle avança une petite main merveilleusement gantée.
Ses manières effarouchées étaient celles d’une personne qui aurait combattu avec acharnement pour atteindre une haute position dans la société, et dénotaient une certaine haine sourde contre ceux qui, forcés de lui céder le pas, avaient rendu son succès pénible et humiliant.
Elle était accompagnée d’une jeune fille très jolie, mise avec un goût exquis, justement assez à la mode pour démontrer qu’elle était maître passé en fait d’élégance.
Mais ce n’était pas le style tranchant de New-York.
Une sobriété particulière dans la coupe, une concession toute distinguée à la mode du jour, beaucoup de discrétion dans les accessoires, donnaient à sa toilette entière un cachet qui ne pouvait appartenir qu’à Boston.
L’éclat de ses lèvres, de son teint et de ses yeux étaient incomparable.
Des masses d’admirables cheveux blonds équilibraient d’une façon charmante sa tête délicate.
Elle avait un air d’indépendance innocente, l’expression angélique d’un jeune garçon d’une beauté parfaite, mêlée aux charmes et aux grâces de la femme.
Elle manifesta sa surprise à la vue d’Arbuton en appuyant un peu nerveusement par terre la pointe de son ombrelle, et en rougissant légèrement.
Elle lui tendit la main avec une franchise amicale, et le gratifia d’un éblouissant sourire, pendant que sa compagne plus âgée accueillait le jeune homme avec des marques d’une familiarité pleine d’effusion, l’accablant de compliments, de flatteries et d’exclamations joyeuses.
—Mon Dieu, soupira Kitty, ce sont de ses anciennes amies, et je vais être obligée de faire connaissance avec elles. Après tout, peut-être vaut-il mieux commencer tout de suite.
Mais Arbuton ne s’approcha pas d’elle.
Il se mit à marcher de long en large avec ces dames, et passa devant Kitty sans paraître l’apercevoir.
Les nouvelles venues dirent qu’elles attendaient leur voiture laissée quelque part durant leur visite à la chute, après recommandation faite au cocher de venir les prendre pour les conduire à l’auberge.
Et la conversation se mit à rouler sur des gens et des choses dont Kitty n’avait jamais entendu parler.
—Avez vous rencontré les Trailings depuis que vous avez quitté New-York? demanda la plus âgée des dames.
—Non, répondit Arbuton.
—Peut être serez-vous surpris alors—ou peut-être ne le serez-vous pas—d’apprendre que nous les avons laissés jeudi sur le sommet du mont Washington; de même que les Mayflowers, à l’hôtel de Glen. Les montagnes sont terriblement envahies. Mais qu’allez-vous faire maintenant? Le continent—elle parlait comme si elle n’eût été séparée de l’Europe que par la Manche—le continent est devenu tellement bourgeois que vous ne pourrez plus voyager de ce côté.
Chaque fois qu’elle s’approchait de Kitty, cette femme dont l’œil observateur avait remarqué Arbuton auprès d’elle, lançait à la jeune fille un regard d’une insolente curiosité, avec une expression d’une si impassive froideur cependant, que, pour tout autre, elle eût paru ne pas s’apercevoir de sa présence.
Kitty frémit à la pensée d’avoir à entrer en relation avec cette personne; puis réfléchissant:
—Je suis une sotte, se dit-elle. Un homme ne peut se permettre de présenter des dames. La seule chose qu’il puisse faire, c’est de s’excuser aussitôt qu’il le pourra sans impolitesse, et de venir me rejoindre.
Car elle éprouvait une étrange impression d’isolement et d’abandon.
Quoique si brave d’ordinaire, elle se sentait tellement écrasée sous ce regard, qu’un simple coup d’œil bienveillant que lui adressa la jeune fille la fit lâchement tressaillir de reconnaissance.
Elle l’admirait, et se disait qu’elle en ferait facilement son amie, si elles se rencontraient dans des conditions égales.
Elle se demandait comment ces deux femmes se trouvaient ensemble, ne sachant pas que la société elle-même, qui ne saurait faire de distinction réelle entre la bonté et la rudesse, n’aurait aucunement pu expliquer physiologiquement l’association de ces deux individualités.
Et les trois personnes passaient et repassaient devant Kitty; et toujours la pauvre enfant se consolait en se disant tout bas:
—Il est embarrassé; il ne peut venir me retrouver si vite; mais il reviendra bien sûr.
La plus âgée des deux dames causait à haute voix de choses et d’autres, de l’été qu’elle venait de passer, des gens qu’elle avait rencontrés, de leurs habitations, de leurs yachts, de leurs chevaux, et de toutes les splendeurs de leur vie désœuvrée.
Kitty entendait avec une sensation douloureuse des fragments de cette conversation, et en saisissait parfois le sens tout entier.
La dame s’excusait avec force expressions d’argot américain d’être venue visiter un endroit aussi vulgaire que Québec, et leva les sourcils avec surprise lorsque Arbuton avoua y avoir fait un aussi long séjour.
—Ah! ah! dit-elle vivement en faisant faire halte au groupe, on ne s’arrête pas un mois dans une indolente petite ville canadienne par amour pour l’endroit seulement. Voyons, monsieur Arbuton, est-ce une Anglaise ou une Française?
Le cœur de Kitty battait rapidement, et elle se disait:
—Oh! maintenant, il va sans doute faire quelque chose.
—Ou peut-être, continua la maligne créature, est-ce quelque belle vagabonde à vous associée pour parcourir les solitudes canadiennes,—quelque jolie compagne de voyage?
Arbuton fit un mouvement comme s’il eût été ébranlé pour un instant par quelque héroïque détermination.
Il leva rapidement et à la dérobée les yeux sur Kitty, et les en détourna tout aussi promptement.
Que lui était-il donc arrivé, à elle, d’ordinaire si élégamment mise?
Hélas! fidèle à sa résolution, Kitty avait, ce matin-là, refusé de nouveau les parures de Fanny, et n’avait endossé que sa propre toilette de voyage,—la robe que Rachel avait faite pour elle, et qui avait paru si magnifique à Eriécreek, que l’oncle Jack avait été appelé pour l’admirer, lorsqu’on l’avait essayée.
Maintenant elle s’apercevait que sa toilette était campagnarde, et la tournure démodée de celle-ci la frappa.
Elle se sentit campagnarde elle-même.
—Oui, s’avoua-t-elle en rencontrant le regard d’Arbuton, je ne suis qu’une gauche paysanne à côté de cette jeune fille.
C’était injuste; mais à la vérité, ce n’était pas dans cette toilette qu’Arbuton avait rêvé de l’introduire dans son cercle, qu’il avait été assez sincère pour mépriser à cause d’elle, lorsqu’il en était éloigné.
Confronté avec le grand monde dans la personne de ces dames qui en étaient les représentantes, il ressentait sans doute, plus qu’il ne l’avait ressenti jusque-là, la grandeur de son sacrifice, la difficulté de son entreprise; et il n’aurait même pas été très étrange qu’en ce moment, la jeune fille lui eût apparu à travers ce prisme dur et froid qui masque l’œil de l’homme du monde, plutôt qu’à travers le rayonnement de l’amour qu’elle lui avait inspiré.
Elle sentit la bonne intention d’Arbuton, quelle qu’elle fût, vaciller et s’éteindre dans le regard qu’il détacha graduellement du sien.
Et elle resta là, assise, seule, pendant que les trois autres personnages passaient et repassaient devant elle, les dames effleurant ses pieds du bas de leurs robes.
—Où peuvent donc être Dick et Fanny? gémit-elle silencieusement. Pourquoi ne viennent-ils pas me délivrer de ces gens-là?
Et, immobile comme une statue, elle écoutait leur conversation qui lui semblait ne devoir jamais finir.
Leurs voix résonnaient à son oreille comme ces voix que l’on entend en rêve, et leurs éclats de rire avaient l’implacabilité d’un cauchemar.
Cependant elle voulait être juste pour Arbuton; elle ne voulait pas le condamner à la légère.
Elle s’avouait, avec une lueur de sa gaieté habituelle, que sa toilette devait le mettre singulièrement à l’épreuve; et elle se blâmait presque du scrupule qui la lui avait fait endosser.
Si elle avait pu prévoir cette aventure, elle aurait peut-être, pensa-t-elle, consenti à revêtir la grenadine de Fanny.
Elle donna un nouveau coup d’œil au groupe qui maintenant s’éloignait d’elle.
—Ah! dit la plus âgée des dames, en faisant faire une nouvelle pause à ses interlocuteurs au milieu de la piazza, voici la voiture enfin! Mais pourquoi ce stupide animal s’arrête-t-il? Je suppose qu’il n’a pas compris, et qu’il s’attend de nous conduire au pont. C’est vexant, mais il est inutile d’attendre; mieux vaut aller au-devant de lui. Il est évident qu’il ne se dirige pas de notre côté. Monsieur Arbuton, voulez-vous nous accompagner jusqu’à notre voiture?
—Qui?... moi! Oui, certainement, répondit-il avec distraction.
Et, pour la seconde fois, il jeta un regard furtif à Kitty qui s’était levée à moitié dans l’espoir qu’il s’approcherait d’elle avant de partir.
Ce fut un regard d’appel, de prière ou de protestation, suivant qu’elle voulut bien l’interpréter,—mais un regard seulement.
Elle retomba sur son siège, pâle et détournant les yeux, et ne fit pas un mouvement, pendant qu’il s’éloignait d’un pas rapide et agité.
Depuis que ces dames étaient arrivées, il n’avait pas voulu s’apercevoir ouvertement de la présence de sa fiancée, et maintenant il la quittait sans lui adresser une parole.
Celle-ci était bien forcée de croire ce qu’elle ne devinait que trop; et elle resta clouée là, pendant que les trois autres acteurs de cette scène se dirigeaient vers la voiture.
Alors elle sentit les larmes lui monter aux yeux; elle baissa son voile, et, l’âme en proie à une tempête de chagrin, de douleur et d’amour-propre blessé, elle se dirigea en courant vers les abords de la chute.
Elle repoussa le petit garçon qui faisait payer les gens à la barrière.
—Je n’ai pas d’argent, lui dit-elle fièrement. Je cherche mes amis qui doivent être par ici.
Mais elle ne vit ni Richard ni Fanny.
En revanche, comme elle courait follement de tous côtés à leur recherche, elle aperçut Arbuton qui, ne l’ayant pas retrouvée à son retour à l’auberge, venait au-devant d’elle, la figure toute bouleversée.
Elle avait presque espéré ne jamais le revoir ici-bas; mais puisqu’il fallait s’y résigner, elle s’arrêta et l’attendit, étrangement calme.
Il s’approchait en songeant aux paroles qu’il avait prononcées la veille pour faire taire les doutes de la jeune fille: “Je n’ai qu’une réponse à tout cela, c’est que je vous aime!”
Les craintes de Kitty, si tôt et si fatalement vérifiées, lui revenaient à la mémoire comme une terrible accusation.
Et que pouvait-il dire?
S’il eût été possible que—par une espèce de miracle—elle ne se fût aperçue de rien, le regard qu’il osa lever sur elle lui démontra immédiatement qu’il ne pouvait entretenir cet espoir; et, comme elle attendait qu’il lui adressât la parole, il ne put trouver une seule phrase à dire parmi toutes celles qui lui semblaient flotter dans l’air.
—Je suis surprise que vous soyez revenu, dit-elle, après un moment qui dura un siècle.
—Revenu? répéta-t-il machinalement.
—Vous paraissiez avoir oublié mon existence!
Le fait est que tout le mal, si mal il y avait, ne consistait qu’en un péché d’omission, et Arbuton avait plusieurs raisons à donner pour démontrer qu’elle se chagrinait sans motif véritable, et qu’il n’avait pu agir autrement.
N’avait-elle pas admis elle-même qu’il se trouvait dans une position embarrassante?
—Qu’ai-je donc fait, hasarda-t-il? Qui vous fait penser...? Pour l’amour du ciel, écoutez-moi! s’écria-t-il.
Et, comme elle tournait vers lui sa figure attentive et muette, il s’arrêta de nouveau comme quelqu’un qui aurait perdu le fil de son discours, et ferait des efforts pour se rappeler ce qu’il allait dire.
—Quel à propos, quelle nécessité, reprit-il enfin, comme s’il eût continué quelque discussion antérieure, quelle nécessité, quel à propos y avait-il de mettre ces personnes au courant de nos relations? Je ne croyais pas d’abord qu’elles nous eussent vus ensemble!....
Il s’interrompit; et le fait est que ses explications ne valaient pas grand’chose, ainsi traduites par de simples paroles.
—Je ne m’attendais pas qu’elles resteraient si longtemps. Je les croyais à chaque instant sur le point de partir. Et puis, après cela, il était trop tard pour faire la chose d’une façon naturelle.
Ceci était mieux.
Il s’arrêta de nouveau pour attendre un signe d’acquiescement de la part de Kitty, mais il rencontra un regard fixé sur le sien avec une expression qui lui sembla pleine de surprise méprisante.
Il baissa les yeux, embrassa d’un coup d’œil la malencontreuse toilette, puis les releva en ajoutant comme par une inspiration nouvelle:
—J’aurais désiré vous faire connaître à mes amis, dans un moment où vous eussiez eu tous les avantages de votre côté.
Cette phrase lui parut sonner si juste qu’il reprit courage:
—Et vous auriez dû avoir en moi assez de confiance, reprit-il, pour croire que je n’aurais jamais voulu vous faire injure. Si vous connaissiez mieux le monde.... Si votre expérience sociale était plus considérable, vous auriez compris.... Oh! mais, s’écria-t-il avec désespoir, n’avez-vous rien à me dire?
—Non, répondit Kitty simplement, mais avec une tranquillité languissante, ne voulant pas trop parler, de crainte d’éprouver de nouvelles angoisses. Vous avouez que vous avez rougi de ma toilette devant ces personnes; je le savais déjà. Que voulez-vous que je vous réponde?
—Si vous m’en donnez le temps, je vous expliquerai tout cela bien clairement.
—Mais vous le niez pas.
—Quoi nier? Je....
Mais ici tout l’échafaudage de la plaidoirie d’Arbuton s’écroula.
C’était un homme scrupuleusement vrai, aucunement habitué à se tromper lui-même ni à tromper les autres.
Il avait rougi d’elle: il ne l’aurait pas nié, même pour sauver cet amour qui lui était maintenant plus cher que l’existence.
Il vit tout cela dans une stupéfiante clarté; et, fait inexorable qui le confondit autant qu’il en fut effrayé, il s’aperçut que, dans toute cette déplorable scène, Kitty avait joué le beau rôle, et lui le rôle vulgaire.
Comment cela pouvait-il être arrivé à un homme comme lui?
En repassant les circonstances dans sa mémoire, il se trouva avoir été le misérable jouet d’un affreux hasard.
Et maintenant il fallait agir; les choses ne devaient pas se passer ainsi; c’était là un aveu trop terrible, il ne pouvait le laisser subsister.
Cent protestations montèrent à ses lèvres, mais, comme elles étaient toutes aussi compromettantes que le silence, il ne les laissa pas échapper.
Il voulait parler, mais il n’en avait pas la force.
Il ne pouvait que rester silencieux et attendre, le cœur serré, en regardant trembler d’angoisse et de douleur les lèvres de la jeune fille.
Lui-même avait l’air si malheureux, qu’elle le prit presque en pitié, et sentit comme une espèce de respect pour la sincérité dont il faisait preuve.
—Vous aviez raison; je pense qu’il ne me sera pas nécessaire d’aller à Boston, dit-elle avec un pâle sourire. Adieu. Tout n’a été qu’une malheureuse méprise.
Même sous le coup de cette humiliation, Arbuton était d’un caractère à ne pas songer un seul instant qu’il lui fût possible de perdre Kitty.
Il n’avait pas rêvé un seul instant qu’après une réparation quelconque, elle pût refuser d’être à lui.
—Oh! non, non, non! s’écria-t-il en se précipitant vers elle; ne dites pas cela! cela ne peut pas être; cela ne sera pas! Vous êtes mécontente maintenant, mais je suis sûr que vous verrez les choses autrement plus tard. Ne soyez pas si prompte avec moi, avec vous-même. Je ferai tout, je dirai tout ce que vous voudrez.
Il avait des larmes dans les yeux, des larmes amères.
—Vous ne sauriez rien dire qui n’envenimât les choses, fit-elle. Vous ne pouvez défaire ce qui est fait, et c’est là seulement une petite partie de ce qui ne saurait être réparé. Le mieux maintenant est de nous quitter, c’est la seule alternative qui nous reste.
—Non, toutes les autres alternatives du monde plutôt que celle-là! Attendez.... songez donc.... Oh! je vous en conjure, ne soyez pas si.... irréfléchie.
Ce mot maladroit la vexa davantage; il impliquait qu’elle perdait beaucoup sans le savoir.
—Je ne suis pas irréfléchie en ce moment, dit-elle; mais je l’étais beaucoup, il y a une demi-heure: je ne recommencerai pas. Oh! s’écria-t-elle, avec explosion, il ne s’agit pas tant de ce que vous avez fait; mais ce que vous êtes et ce que je suis, voilà le grand obstacle! Je pourrais vous pardonner facilement ce qui est arrivé,—si vous le demandiez;—mais je ne saurais modifier nos deux existences ou changer ma nature. Et vous ne sauriez changer la vôtre non plus. Peut-être essaieriez-vous,—mais nous n’y réussirions pas, et nous serions désappointés pour la vie. J’ai appris beaucoup depuis que j’ai entrevu ces dames pour la première fois.
En somme, Arbuton s’apercevait que cette jeune fille, qu’il avait voulu élever jusqu’à lui, le dépassait tout à coup, et le cœur lui manqua.
—Ce serait folie de vouloir démontrer cela, ajouta Kitty, mais rien n’est plus vrai; et vous devez me laisser partir.
—Je ne puis point vous laisser partir, répondit-il avec une expression telle que la jeune fille eut au moins le désir de donner un caractère plus amical à cette séparation.
—Vous pouvez me rendre la chose pénible, répondit-elle, mais elle se fera quand même.
Il resta un moment silencieux.
—Je ne vous la rendrai point pénible, dit-il en pâlissant.
Elle aussi était pâle, et sa main arrachait les feuilles rougies d’une branche qui se penchait vers elle.
Il se retourna, fit quelques pas, puis revint brusquement.
—Je désire vous exprimer mes regrets, commença-t-il sur un ton cérémonieux, et avec son ancienne manière de faire tout ce qu’il croyait devoir à sa qualité de gentilhomme, si j’ai pu involontairement vous blesser....
—Oh! ne parlons point de cela, interrompit Kitty avec amertume; tout est fini maintenant.
Et le ton de supériorité qui caractérisait la dernière phrase d’Arbuton attira à celui-ci un congé légèrement cavalier:
—Adieu! voici mes cousins qui viennent.
Elle le regarda s’en aller, sous les rayons du soleil filtrant à travers le feuillage, jusqu’à ce qu’il fût sorti du bosquet.
La cataracte mugissait sept fois plus fort à l’oreille de la jeune fille, et semblait danser sous ses yeux.
Tout se confondait devant elle, au moment où son cousin et sa cousine apparurent à son regard troublé.
—Où est M. Arbuton? demanda Fanny.
Kitty jeta ses bras autour du cou de cette pauvre étourdie dont elle ne pouvait soupçonner l’affection, et se mit à sangloter amèrement.
—Parti! dit-elle.
Et Mme Ellison eut, cette fois, la sagesse de ne rien demander de plus.
Le soir elle apprit tout sans avoir recours aux questions; et, tout en maugréant, elle approuva Kitty, et la couvrit de louanges et de condoléances.
—Le fait est, Fanny que je ne tenais pas à connaître ces gens-là. Pourquoi y aurais-je tenu? Mais ce qui m’a blessée, c’est qu’il m’a sacrifiée à leurs préjugés, c’est qu’il m’a complètement ignorée devant elles, et qu’il m’a laissée là, sans une parole, lorsque j’aurais dû être pour lui tout au monde, et la première entre toutes. Il me semble que lorsque j’étais assise, là, tout m’est revenu à l’esprit comme aux personnes qui se noient, et j’ai vu clair en tout ceci mieux que je n’avais encore jamais vu. Nous étions trop éloignés l’un de l’autre par notre passé, et par ce que nous sommes habitués à croire et à respecter, pour jamais pouvoir nous harmoniser parfaitement. Et, m’eût-il donné la plus haute position du monde, c’est là tout ce que j’aurais eu. Il n’aurait jamais pu aimer ceux qui ont été bons pour moi, et que je chéris si ardemment; il ne m’aurait aimée qu’en autant qu’il aurait pu me détacher d’eux. S’il a pu me mettre de côté si froidement aujourd’hui, qu’en aurait-il été plus tard des miens, et de moi-même? Voilà l’idée qui m’a frappée. Du reste, je ne crois pas que faire un splendide mariage soit aussi désirable que d’être fidèle à un amour venu de longue main, et de vivre honnêtement de sa vie ordinaire, sans inquiétude et sans crainte. Ainsi, ajouta Kitty en fondant de nouveau en larmes, vous avez peut-être tort de vous apitoyer autant sur mon sort, Fanny. Si vous l’aviez vu, vous auriez pensé qu’il était peut-être le plus à plaindre des deux. Moi-même j’ai eu pitié de lui, tout cruel qu’il avait été pour moi. Lorsqu’il s’est retourné d’abord pour aller au-devant d’elles, vous l’auriez cru condamné à mort, ou sous l’empire de quelque cauchemar effrayant; et, pendant qu’il se promenait avec cette affreuse vieille ridicule,—la jeune fille ne parlait presque pas—il faisait des efforts inouïs pour lui répondre sensément et pour paraître ignorer mon existence; c’était la chose la plus amusante du monde.
—Comme vous êtes étrange, Kitty!
—C’est vrai; mais ne vous imaginez pas que j’étais insensible. Il me semblait que j’avais à ce moment deux personnes en moi, l’une à l’agonie, et l’autre examinant froidement ce qui se passait. Mais, s’écria-t-elle en éclatant de nouveau, comment a-t-il pu faire cela? Comment a-t-il pu agir ainsi envers moi? et justement au moment où je commençais à le croire si généreux et si noble! Tout cela me semble trop affreux pour être vrai!
Kitty embrassa de nouveau sa cousine, qui pleura un moment avec elle sur cette confiance si tôt perdue; puis, après lui avoir souhaité bravement le bonsoir, elle se retira dans sa chambre pour pleurer encore sur son oreiller.
Mais auparavant elle appela Fanny à sa porte, et tâchant de sourire à travers sa physionomie bouleversée:
—Comment pensez-vous qu’il soit revenu? demanda-t-elle. Je n’y avais pas encore songé.
—Oh! s’écria Fanny sur un ton de souverain mépris, j’espère qu’il a été forcé de revenir à pied. Mais je crains bien qu’il n’ait eu que trop de facilité à se faire conduire. Probablement qu’il s’est procuré un cabriolet à l’hôtel.
Kitty n’avait pas eu un mot de reproche à l’adresse de Fanny pour la part qu’elle avait prise à cette malheureuse affaire.
Or lorsque celle-ci, à son retour dans sa chambre, y trouva le colonel, elle lui raconta tout, et commença à se persuader que cela lui était bien dû en partie, et Kitty l’avait ainsi échappé belle, suivant son expression.
—Oui, dit le colonel, lorsque les mêmes circonstances se présenteront, elle saura désormais à quoi s’attendre, si cela peut être une consolation.
—C’est vraiment une grande consolation, reprit Mme Ellison. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’on n’apprend jamais à connaître le monde trop tôt. Et si je n’avais pas un peu manœuvré de façon à les mettre en contact, Kitty serait peut-être partie avec quelque chose au fond du cœur pour lui, et jugez quel malheur c’eût été.
—Affreux!
—Et maintenant elle n’aura pas un seul regret.
—Je le souhaite, fit le colonel, sur un ton tellement abattu que le mot alla droit au cœur de sa femme plus que tous les reproches que Kitty aurait pu lui faire. Vous avez bien agi, et personne ne vous blâme, Fanny. Mais si vous pensez qu’il soit avantageux pour une jeune fille comme Kitty d’apprendre qu’un homme qui a pour lui tout ce que le monde peut donner, et qui, après tout, possède certaines qualités réelles, peut être en somme un si piètre individu, tel n’est pas mon avis, à moi. Cela peut la rendre plus sage, mais plus heureuse, non!
—O Dick, Dick, ne parlez pas si sérieusement; c’est si étrange à vous! Si c’est là votre opinion, pourquoi ne faites-vous pas quelque chose?
—Oh oui, c’est très facile! Nous savons ce qui en est réellement, nous, parce que nous connaissons Kitty mieux que personne; mais tout d’abord on est porté à croire que, vexée des civilités d’Arbuton à l’adresse de ces dames, elle s’est enfuie, et puis n’a pas voulu lui donner l’occasion de s’expliquer. Et puis en définitive que pourrais-je faire dans tous les cas?
—Vous avez raison sans doute, Dick; et je voudrais voir les choses aussi clairement que vous. Mais je pense réellement que Kitty est contente d’être sortie de cette impasse.
—Comment! tonna le colonel.
—Je pense que Kitty, en elle-même, se sent soulagée de voir que tout est fini. Mais vous n’avez pas besoin de m’étourdir.
—Vous pensez que....?
Le colonel fit une pause comme pour se donner la force de répondre.
Mais il attendit vainement, rien ne vint; et il se mit à remonter sa montre.
—Il est vrai, ajouta Mme Ellison toute pensive, après un moment de silence, qu’elle perd beaucoup; et probablement n’aura-t-elle jamais une offre pareille de sa vie.
—J’espère que non, dit le colonel.
—Oh! vous ne prétendrez pas, sans doute, que la haute position et les avantages sociaux qu’il aurait pu lui donner soient à dédaigner.
—Non, insensible mondaine; ni cela, ni la paix du cœur, ni le respect de soi-même, ni les autres sentiments, ni même votre petite plaisanterie.
—Oh! le sentimental ennuyeux!
—C’est ainsi qu’on nous appelait dans le bon vieux temps, quand nous travaillions à l’abolition de l’esclavage, dit le colonel.
Et comme ils étaient seuls, ils scellèrent la paix par un baiser; et, pendant un instant, ils furent aussi heureux que s’ils avaient effacé par là les chagrins et l’humiliation de Kitty.
—En outre, Fanny, continua le colonel, bien que je ne sois pas très fort en fait de religion, je crois que ces choses-là sont écrites.
—Ne blasphémez pas, colonel Ellison! s’écria la jeune femme, qui, dans la famille, représentait l’Eglise, sinon la religion. Comme si la Providence avait quelque chose à faire en matière d’amours!
—Eh bien, n’en parlons plus; mais je vous dirai que si Kitty a tourné le dos à Arbuton et aux avantages sociaux qu’il lui offrait, c’est qu’elle n’était point faite pour eux. Et si la pauvre enfant ne sait pas ce qu’elle perd, eh bien, elle aura moins à regretter. Si elle croit ne pouvoir être heureuse avec un mari qui la brusquerait et l’effraierait après l’avoir tirée de son humble condition, et qui tremblerait chaque fois qu’elle viendrait en contact avec quelqu’un de sa sphère, à lui, cela peut être une triste méprise sans doute, mais nous n’y pouvons rien. Qu’elle retourne à Eriécreek, et tâche de frayer son chemin sans lui. Elle trouvera sans doute à se faire une autre destinée.
XIV
CONCLUSION
Mme Ellison connaissait toute l’histoire de Kitty, et le lecteur la connaît aussi, moins un petit incident qui arriva le lendemain, et qui nous semble digne d’être rapporté.
La malle d’Arbuton fut transportée à l’hôtel Saint-Louis pendant la nuit, et nos amis ne revirent plus le jeune voyageur.
Quand Kitty s’éveilla le lendemain, une pluie fine et froide tombait sur les passe-roses languissantes du jardin des Ursulines, que l’automne semblait avoir frappé dans chaque feuille et dans chaque fleur.
Toute la matinée, les allées du jardin furent désertes; mais sous le porche, près des peupliers, assises la main dans la main, se tenaient la petite religieuse grassouillette avec sa pâle et fluette compagne.
Elles étaient immobiles et paraissaient silencieuses.
La pluie froide et fine tombait encore au moment où Kitty et Fanny descendaient en voiture la côte de la Montagne, se dirigeant vers l’embarcadère, où le colonel les avait précédées avec les malles, car ils quittaient Québec.
A mi-côte leur véhicule se trouva engagé dans un encombrement d’autres voitures qui montaient; et le cocher arrêta son cheval pour les laisser passer.
Au même instant, Kitty vit s’avancer sur le trottoir un individu qui avait une ressemblance grotesque avec Arbuton.
C’était lui, mais plus petit, plus malingre et plus chétif.
Ou plutôt, ce n’était pas lui, mais seulement un paletot comme le sien enveloppant un petit être autour duquel il pendait en plis flasques—une caricature du précieux pardessus d’Arbuton, ou plutôt l’article lui-même présentant un misérable et comique rapprochement.
—Pourquoi ce petit vaurien se permet-il de vous fixer ainsi, Kitty? demanda Fanny.
—Je ne sais pas, répondit Kitty, d’un ton distrait.
L’individu s’était mis à sourire et à gesticuler avec véhémence. Kitty se rappela l’avoir déjà vu; puis elle reconnut le tonnelier qui avait délivré Arbuton du chien furieux, sur la rue Saut-au-Matelot, et auquel il avait abandonné son paletot endommagé.
Le petit être déboutonna gauchement le pardessus, et tira d’une poche intérieure quelques lettres qu’il présenta à Kitty, en parlant français avec volubilité.
—Que fait il, Kitty?
—Qu’est-ce qu’il dit, Fanny?
—Quelque chose au sujet d’un chien féroce se ruant sur vous, et un jeune homme, brave comme un lion, se précipitant au-devant de l’animal, et vous sauvant la vie.
Mme Ellison n’était pas femme à laisser sa traduction manquer de couleur, bien que le texte ne fût pas fort remarquable sous ce rapport.
Et lorsque l’homme eut fini:
—Oui, dit la jeune fille en soupirant, c’était le jour de notre expédition au lieu où tomba Montgomery; mais je n’ai jamais su, avant aujourd’hui, ce qu’il avait fait pour moi. Fanny, s’écria-t-elle avec un sanglot, c’est peut-être moi qui ai été cruelle! Et pourtant ce qui est arrivé hier me fait considérer comme si peu de chose le fait de m’avoir sauvé la vie!
—Ce n’est rien du tout, répondit Fanny, moins que rien.
Mais le cœur lui manqua.
Le petit tonnelier s’était éloigné en saluant, et montait la côte, le bas du paletot d’Arbuton lui battant à chaque pas sur les talons.
—Quelles sont ces lettres? demanda Fanny.
—Oh! de vieilles lettres appartenant à M. Arbuton, et qui étaient restées dans les poches de l’habit. Le tonnelier s’est imaginé probablement que je les remettrais à leur propriétaire.
—Qu’entendez-vous en faire?
—Je devrais les lui envoyer, répondit Kitty. Puis, après une pause qui dura jusqu’à leur arrivée au bateau, elle remit les lettres à Fanny.
—Dick pourra les envoyer lui-même, dit-elle.
FIN
NOTES:
[A] Espèce d’airelle. (Notes du trad.)
[B] Le mot miss (mademoiselle) et le verbe miss (manquer) forment ici un calembour qu’il est impossible de traduire, même par un équivalent. (Note du traducteur.)
[C] Expression dont se servent quelquefois les Canadiens, en plaisantant, pour dire un dollar. (Note du Trad.)