Une rencontre: roman de deux touristes sur le Saint-Laurent et le Saguenay
VI
UNE LETTRE DE KITTY
Québec, 15 août 1870.
Chères cousines,
Depuis la lettre que je vous ai écrite un jour ou deux après notre arrivée ici, nous avons fait bien du chemin, comme vous devez l’imaginer. Toute une semaine s’est écoulée, et nous supportons encore notre loisir forcé sans nous plaindre. Boston et New-York commencent à entrer—au moins pour nous—dans le domaine des improbabilités; mais comme Québec est toujours inépuisable, je ne regrette aucunement le temps que nous lui consacrons.
Fanny est toujours sur sa chaise longue. Le côté intéressant de son affliction est disparu pour elle, et maintenant elle s’occupe exclusivement de diriger nos expéditions dans la ville. Elle sait le plan et l’histoire de Québec par cœur, et elle tient à ce que nous suivions ses instructions à la lettre.
Pour s’en assurer, elle exige souvent que nous sortions ensemble, Dick et moi, lors même qu’elle aimerait à le garder près d’elle, ne voulant se fier ni à l’un ni à l’autre en particulier. Et quand nous sommes de retour, elle nous interroge séparément pour voir si nous n’avons pas omis quelque chose. Cela nous force de ne rien négliger.
Elle dit qu’il me faudra donner à l’oncle Jack des détails complets et circonstanciés sur tout ce qu’il veut connaître de ces lieux célèbres; et j’espère réellement être en état de le faire si je continue,—ou plutôt si l’on continue à me stimuler de cette façon. Chez Fanny, ce n’est que du zèle pour la cause, car, vous le savez elle ne prend guère de plaisir personnel à tout cela; elle n’y trouve pas d’autre satisfaction que celle d’atteindre son but.
La principale consolation qu’elle éprouve dans la triste obligation où elle est de ne pas bouger, c’est de voir ma tournure dans ses différentes robes. Lorsqu’elle me voit apparaître avec une nouvelle mise, elle soupire et s’écrie: “Oh! si cela pouvait dépendre de mes toilettes!” Alors elle se lève, se traîne, sautille à travers l’appartement jusqu’en face de mon miroir, fixe une épingle ici, attache un ruban là, retape légèrement mes cheveux qu’elle a arrangés elle-même; puis elle regagne misérablement son canapé, heurte son pied malade contre quelque chose, et se remet à se plaindre de plus belle, heureuse de poser en martyre.
Les jours où elle s’imagine ne devoir jamais guérir, elle ne sait pas pourquoi je ne garderais pas tous ses effets, pour en finir; et lorsqu’elle se croit déjà rétablie, elle me dit qu’à son retour elle m’achètera une toilette en tout semblable à celle que j’ai sur moi dans le moment. Alors elle recommence à sautiller pour avoir ma mesure exacte, me fait l’histoire de chaque point de couture, me signale les légères modifications qu’elle se propose de faire, et les changements de garniture qui conviendront le mieux à mon teint. En définitive elle finit par me promettre quelque chose de tout différent. Vous connaissez déjà Fanny; vous n’avez qu’à multiplier le tout par à peu près cinquante mille. Son entorse n’a fait que développer les points saillants de son caractère.
Outre qu’il fait partie du corps expéditionnaire de Fanny avec un dévoûment réel à ce qu’il appelle la cause de l’oncle Jack, Dick se comporte admirablement. Tous les matins, après déjeuner, il se rend à l’hôtel, constate le nombre des nouveaux arrivés, lit les journaux, et, bien que nous ne puissions après cela rien tirer de lui, nous nous imaginons tant bien que mal connaître toutes les nouvelles. Il s’est mis à fumer dans une pipe de terre cuite pour se conformer à la mode canadienne, et porte une espèce de turban en mousseline des Indes coquettement enroulé autour de son chapeau, et dont les extrémités voltigent en arrière,—pour imiter les Québecquois, qui se protègent ainsi contre l’insolation, lorsque le thermomètre varie dans les soixante degrés. Il a aussi acheté une paire de raquettes pour se préparer à l’extrême température contraire, en prévision du cas où quelque autre accident arrivé à Fanny nous forcerait de passer l’hiver ici.
Quand il s’est reposé de sa course à l’hôtel, nous sortons généralement ensemble pour explorer; et nous en faisons autant dans l’après-midi. Le soir, nous nous promenons sur la terrasse Durham, vaste esplanade qui domine le fleuve et où toute la ville, fatiguée de ses rues tortueuses, se donne rendez-vous pour prendre le frais. C’est l’endroit fashionable pour passer la soirée. Mais un matin que j’y suis allée avant déjeuner, pour faire diversion, je me suis aperçue que c’était aussi le refuge du sans-gêne. Deux ou trois petits flâneurs se chauffaient au soleil sur l’affût des gros canons de la terrasse; un petit chien aboyait aux cheminées de la basse-ville; un vieux monsieur se promenait de long en large en robe de chambre et en pantoufles, tout comme s’il eût été sur son propre perron. Il ressemblait un peu à l’oncle Jack, et j’aurais voulu que ce fût lui—pour lui faire admirer les légères spirales de fumée montant de la basse-ville, le brouhaha sur la place du marché, les navires sur le fleuve, le brouillard au loin suspendu sur l’eau, et les montagnes argentées ici, bleues dans le lointain.
Mais—quant à parler de ce qui est grand et beau—on ne peut point regarder autour de soi, à Québec, sans en avoir l’aspect dans toutes les directions. Ajoutez qu’il s’y mêle toujours quelque chose de si familier et de si intime, que cela nous réchauffe le cœur.
La caserne des Jésuites se trouve justement en face de nous, de l’autre côté de la rue, sur le premier plan d’un paysage splendide. Cette construction—songez-y, vous autres éphémères habitants d’Eriécreek!—a deux cents ans d’existence, et paraît en avoir cinq cents. Les Anglais l’enlevèrent aux jésuites en 1760, et s’en sont servis depuis pour loger leurs soldats; mais elle est si peu changée qu’un missionnaire de la compagnie, qui l’a visitée l’autre jour, disait que tout était comme si ses frères l’avaient quittée la semaine précédente. Vous vous imagineriez qu’un endroit si vieux et si historique dût se donner des airs prétentieux; eh bien, non; il se prête au prosaïsme de la vie domestique tout aussi bien qu’une simple maison de bois qu’on vient de construire. Je ne me lasse jamais de regarder les femmes—assez malpropres—des soldats, faisant sécher leur linge, et les petits enfants mal peignés jouant dans les bardanes; et les poulets, et les chats, et les soldats eux-mêmes passant avec les bottes des officiers à la main, ou ramassant des copeaux pour faire bouillir le thé. Quand ils ne sont pas de service, adieu les grands airs; mais sous les armes, avec leurs beaux uniformes, ils me font paraître nos volontaires—tels que je me les rappelle—bien gauches et bien négligés.
Par-dessus le beffroi de la caserne, nos fenêtres commandent une vue de la moitié de Québec avec ses toits et ses clochers étagés en pente jusqu’à la basse-ville où ils se mêlent aux pointes aiguës des mâts de navires à l’ancre, et l’on découvre en même temps toute la plaine qui monte des bords de la rivière coulant au fond de la vallée, jusqu’à la chaîne de montagnes qui borde l’horizon, et dont les plis bleuâtres sont éclairés çà et là par de petits villages tout blancs. La plaine est parsemée de maisonnettes et émaillée de champs cultivés; et les fermes distinctement divisées, s’étendent à droite et à gauche de grandes routes bordées de peupliers, tandis que, près de la ville, le chemin circule à travers de jolies villas.
Mais le paysage et la caserne des Jésuites ne sont rien comparés au monastère des Ursulines, qui se trouve justement sous nos fenêtres, du côté opposé, et dont je vous ai dit un mot dans ma dernière lettre. Depuis, nous avons lu son histoire, et nous savons maintenant ce qu’était Mme de la Peltrie, la noble fille de Normandie qui l’a fondé en 1640. Elle était très riche et très belle, et, comme dès sa jeunesse elle était d’une grande sainteté, lorsque son mari mourut, et que son bon vieux père voulut la faire remarier pour l’empêcher d’entrer en religion, elle n’hésita pas à le tromper par un mariage factice avec un pieux gentilhomme, son complice. Lorsque son père fut mort, elle vint au Canada avec une autre sainte, Marie de l’Incarnation, et jeta les bases de ce nouveau monastère.
La première construction est encore là, debout, aussi solide que jamais, bien qu’elle ait été entièrement brûlée, à l’exception des murs, il y a deux siècles. Quelques années passées, un vieux frêne sous lequel les premières ursulines enseignèrent les enfants des sauvages, fut renversé par le vent; une grande croix noire marque maintenant l’endroit où il s’élevait.
Les nonnes d’aujourd’hui passent presque toute la matinée dans le jardin, hanté le soir par les ombres des anciennes religieuses. Moi-même, par un beau clair de lune, j’y joue un peu le rôle de Mme de la Peltrie instruisant les petits Indiens dont le nombre diminue toujours, comme dans la chansonnette, à mesure que la lune descend à l’horizon. C’est un endroit enchanteur, et je voudrais que nous l’eussions quelque part en arrière d’Eriécreek, au risque de voir nos voisins en critiquer l’architecture.
Je me suis approprié deux religieuses. L’une est grande, mince et pâle, et l’on voit du premier coup d’œil qu’elle a dû briser le cœur de quelque amoureux mortel, et qu’elle en savait quelque chose lorsqu’elle est devenue la fiancée du ciel. L’autre est petite, commune, grassouillette, et paraît aussi heureusement prosaïque et aussi terre à terre que la vie après dîner.
Quand tout me paraît gai, je me plais à m’associer à la tristesse sculpturale de la belle religieuse qui jamais ne rit ni ne joue avec les petites pensionnaires; mais quand le monde me semble triste—le meilleur des mondes l’est quelquefois pour une minute ou deux—je me joins à la petite nonne rondelette dans ses joyeux ébats avec les enfants. Et alors je me crois plus sage, sinon meilleure, que l’autre belle et vaporeuse créature. Mais quelle que soit celle avec qui je m’incarne ainsi, je prends l’autre en grippe. Et pourtant elles sont toujours ensemble, comme la vivante contre-partie l’une de l’autre. Je pense qu’on pourrait écrire une jolie histoire là-dessus.
Pendant le siège de Québec par Wolfe, ce jardin des ursulines fut labouré par les bombes, et les religieuses furent rejetées un instant dans ce monde qu’elles avaient quitté pour toujours. Fanny nous a lu ces détails en français dans une petite relation écrite dans le temps par une sœur de l’Hôpital-Général.
Ce fut là que les ursulines se réfugièrent, abandonnant le cloître, les classes et leurs innocentes petites élèves, pour les salles d’hôpital remplies de blessés et de mourants des deux nations, et retentissantes de lamentables gémissements. Quel monde triste, méchant et plein d’horreurs, dut leur apparaître dans ce coup d’œil passager!
Ici, dans le jardin, notre pauvre Montcalm—à Québec je suis du côté des Français, s’il vous plaît—fut enterré dans une fosse creusée par une bombe. Son crâne est encore dans la chambre du chapelain du couvent, où nous l’avons vu l’autre jour. On l’a richement enchâssé dans un coffret en vermeil, élégamment orné de noir, et recouvert d’une draperie en dentelle blanche, comme une relique de saint. Il fut un peu endommagé lorsqu’on l’exhuma; et, il y a quelques années, des officiers anglais, l’ayant emprunté pour l’examiner, eurent l’odieuse indélicatesse d’en enlever quelques dents. Dites à l’oncle Jack que la tête est très développée au-dessus des oreilles, mais que le front est petit.
Le chapelain nous montra en même temps la copie d’une vieille peinture représentant le premier couvent, avec des huttes d’Indiens, la maison de Mme de la Peltrie, et Mme de la Peltrie elle-même, en riche toilette, avec un chef huron devant elle, et quelques cavaliers français galopant de son côté le long d’une avenue. Puis il nous montra des albums, ouvrage des sœurs, peints et dessinés dans un style à me donner une idée des vieux missels.
Enfin il nous accompagna jusqu’à la chapelle, et il ne pouvait nous offrir une meilleure preuve de sa vie casanière qu’en passant un pardessus et en chaussant des souliers en caoutchouc pour faire les quelques pas en plein air qui nous séparaient de la porte extérieure. Il avait été un peu souffrant, disait-il.
En entrant il ôta son chapeau, coiffa une barrette, et nous montra chaque chose avec la plus grande bonté,—et disons en passant que ses manières étaient vraiment exquises. Il y avait là de beaux tableaux venus de France pendant la Révolution, ainsi que des pièces de sculpture en bois autour du maître-autel, dues au ciseau d’artistes québecquois qui vivaient au commencement du dernier siècle. Il y avait alors, nous dit-il, une école des beaux-arts à Sainte-Anne, à vingt milles en bas de Québec. Il nous montra aussi un crucifix d’ivoire si plein de réalisme que c’était à peine si l’on osait le regarder.
Mais ce qui m’intéressa le plus, ce fut le léger scintillement d’une lampe votive que le chapelain nous fit remarquer dans un des coins de la chapelle intérieure des nonnes. Elle y fut allumée, il y a cent cinquante ans, par deux officiers français, à la prise de voile de leur sœur, et ne s’est jamais éteinte, excepté pendant le siège de 1759.
Voilà encore la matière de toute une histoire. Le fait est que Québec prête extraordinairement à la fiction. Je marche pour ainsi dire enveloppée dans un nimbe romanesque. A chaque coin de rue vous rencontrez des gens qui paraissent n’avoir rien autre chose à faire qu’à inviter le romancier de passage à entrer dans leurs maisons afin de prendre leurs portraits pour en faire des héros et des héroïnes. Et pour cela point de changement de costume; ils n’ont qu’à poser comme ils sont. Or puisque tel est le présent, pas besoin de vous dire que tout le passé de Québec n’aspire qu’à être transformé en romans historiques!
Je voudrais que vous vissiez les maisons, comme elles sont solidement construites. Je ne puis songer à Eriécreek que comme à un amas de huttes et de cabanes d’écorce, en comparaison. Notre maison de pension est relativement peu massive et ses murs de pierre n’ont qu’un pied et demi d’épaisseur; mais la moyenne des murailles ici est de deux pieds et deux pieds et demi. L’autre jour, Dick est allé à l’université Laval—il va partout et fait connaissance avec tout le monde—et là il a vu les fondations du Séminaire, qui ont passé à travers tous les sièges et toutes les conflagrations depuis le dix-septième siècle; et rien de surprenant à cela, puisqu’elles ont six pieds d’épaisseur, et forment une suite de couloirs bas-cintrés, aussi puissants, dit-il, que les casemates d’une forteresse. Il y a là un vieil escalier magnifiquement sculpté qui date de la même époque.
Dick est enchanté du recteur, un prêtre. Le fait est que nous aimons tous les prêtres que nous rencontrons. Ils sont très bien et très polis, et parlent tous l’anglais, en faisant quelques légères fautes assez drôlatiques. L’autre jour, nous demandâmes à l’un d’eux, jeune homme tout à fait aimable, le chemin de la Pointe-au-Lièvre, où dit-on, les frères récollets ont bâti leur première mission, dans une plaine marécageuse. Il ignorait ce point d’histoire, et nous lui montrâmes notre guide.
—Ah! vous voyez, le livre dit: probablement l’endroit. S’il avait dit: certainement, je le saurais. Mais probablement, probablement, vous comprenez.
Néanmoins il nous indiqua notre route. Nous descendîmes au faubourg Saint-Roch, dépassâmes l’Hôpital-Général, et nous arrivâmes à cette Pointe-au-Lièvre, fameuse en outre parce que c’est quelque part dans le voisinage, sur la rivière Saint-Charles, qu’hiverna Jacques Cartier, en 1536, et s’empara du roi indien Donacona, qu’il transporta en France. C’est là aussi que l’armée de Montcalm essaya de se rallier, après avoir été défaite par Wolfe. Je vous en prie, lisez ceci plusieurs fois à l’oncle Jack, afin qu’il sache combien je suis scrupuleuse dans mes recherches historiques.
Je suis triste et indignée de ce qu’on ait ainsi enlevé Québec aux Français, après tout ce qu’ils avaient fait pour le construire. Mais c’est encore une ville bien française sous tous les rapports. On le voit par ses sympathies pour la France dans cette guerre prussienne, que l’on croirait pourtant devoir lui être assez indifférente. Notre maîtresse de pension nous dit que les petits garçons dans les rues sont au courant de toutes les batailles, et expliquent, chaque fois que les Français sont battus, comme quoi ils ont été écrasés par le nombre et trahis. A peu près comme nous, au commencement de notre guerre de Sécession.
Vous allez me croire folle, mais je voudrais que l’oncle Jack laissât sa clientèle d’Eriécreek, vendît sa maison, et vînt s’établir à Québec. J’ai marchandé les choses, et je trouve tout fort peu dispendieux, même en prenant Eriécreek comme point de comparaison. Nous pourrions louer une belle maison sur le chemin Saint-Louis pour deux cents dollars par an; le bœuf est à dix ou douze sous la livre, et tout le reste en proportion. Et puis, en outre, le blanchissage se fait à la campagne chez les fermières; pas une mie de pain n’est cuite à la maison: tout est fourni par les boulangers. Imaginez-vous, mes amies, quel débarras! De grâce, faites que l’oncle Jack y songe sérieusement.
Depuis que j’ai commencé ma lettre, l’après-midi s’est envolé. Le soleil en se couchant derrière les montagnes illuminerait gratuitement notre souper, si nous demeurions ici. Le crépuscule s’est effacé; la lune s’est levée sur les toits et les lucarnes du couvent, et elle regarde dans le jardin d’une façon si invitante que je ne puis résister à l’envie d’aller me joindre à elle. Je mets donc mon écriture de côté jusqu’à demain. La cloche du couvre-feu a sonné; les lumières rouges se sont éteintes une à une aux fenêtres; les nonnes sont endormies; une autre espèce de fantômes joue dans le jardin avec les spectres bronzés des petits sauvages d’autrefois. Je suis presque surprise que Mme de la Peltrie ne soit pas là. Oh! maintenant que ses élèves sont là-haut, comment trouvent-ils tous les petits contes d’autrefois?
Dimanche après-midi.
Ayant assisté aux offices de la cathédrale française, dimanche dernier, nous sommes allés à la cathédrale anglaise aujourd’hui. Je me serais cru dans quelque église de la vieille Angleterre, en entendant prier pour la famille royale, et en écoutant le sermon assez médiocre prononcé avec un accent britannique exagéré. Les assistants eux-mêmes avaient des physionomies anglaises, et certaines excentricités de toilette tout à fait curieuses; la jeune fille qui chantait le contralto, dans le chœur de l’orgue, portait comme un homme une écharpe à son chapeau.
La cathédrale n’est pas extraordinaire comme architecture, je suppose; mais elle m’a impressionnée par son apparence solennelle, et je n’ai pu m’empêcher de me figurer qu’elle faisait partie, autant que la citadelle elle-même, de la puissance et de la grandeur de la vieille Albion.
Au-dessus du trône de l’évêque pendait un drapeau de Crimée, usé par le temps et les combats, et qui fut placé là en grande pompe, en 1860, par le prince de Galles, lorsqu’il présenta de nouvelles couleurs au régiment. Dans le jubé se trouve un banc d’honneur réservé aux altesses royales, aux gouverneurs généraux, et autres grands personnages, lorsqu’ils honorent Québec de leur présence.
Il y a des tablettes et des bustes monumentaux sur les murs. L’un d’eux représente le duc de Lennox, un gouverneur général, qui mourut, vers le milieu du dernier siècle, d’une morsure de renard. Cette étrange destinée pour un duc m’attendrit presque sur son compte.
Fanny n’avait pas pu, naturellement, venir à l’église avec moi, et Dick s’en était exempté en se penchant trop longtemps sur les journaux de l’hôtel. J’étais donc partie à pied avec notre Bostonien, qui est encore ici avec nous. Je n’en ai pas beaucoup parlé dans ma dernière lettre, et je ne crois pas que, même aujourd’hui, je puisse en donner une idée exacte. Il a beaucoup voyagé, et s’est assez européanisé pour ne pas avoir une très haute idée de l’Amérique, bien qu’on ne puisse dire qu’il trouve tout parfait en Europe. Son expérience paraît ne lui avoir laissé aucune patrie dans les deux hémisphères.
Ce n’est pas un de ces Bostoniens comme les rêve l’oncle Jack; et m’est avis que le jeune homme ne le voudrait pas non plus. Il est encore trop peu âgé pour avoir pris part à l’abolition de l’esclavage, et même s’il eût vécu assez tôt pour cela, je pense bien qu’il n’aurait pas marché dans les rangs de John Brown. Je crains qu’il n’ait foi dans les “vulgaires et fausses distinctions” de toutes sortes, et qu’il n’y ait chez lui aucune parcelle de “magnanime démocratie.”
En effet—je le vois à ma grande surprise—certaines idées que je croyais exclusivement propres à l’Angleterre, et auxquelles je n’ai jamais songé sérieusement, forment en réalité partie du caractère et de l’éducation de M. Arbuton. Il parle des classes inférieures, des boutiquiers, du grand monde, des bonnes familles, sur un ton sérieux que je m’imaginais entièrement étranger à notre continent. Il est vrai que j’ai déjà rencontré dans mes lectures des personnages à qui l’on attribuait des opinions semblables; mais j’ai toujours pensé que c’était pour faire ressortir un défaut,—pour empêcher, par exemple, une fille de naissance de se mésallier par amour, et ainsi de suite; ou bien encore pour ridiculiser quelque vieille folle ou quelque fat insupportable.
C’est à peine si je pouvais croire d’abord que notre Bostonien parlât ainsi sérieusement. Ces choses impressionnent si différemment dans la vie réelle. Et je me mettais à rire, jusqu’à ce qu’enfin je m’aperçus qu’il ne savait comment interpréter mon hilarité. Alors je lui demandai la permission de différer d’opinion avec lui sur certains points. Mais il ne me contredit jamais, et cela me gêne un peu pour soutenir une opinion contraire à la sienne. Il me semble toujours—bien que ce soit lui qui commence—que j’ai l’air de vouloir lui imposer mes idées.
Néanmoins, malgré ses faiblesses et ce qu’il peut avoir de désagréable, il y a quelque chose en lui de réellement élevé. Il est si exactement vrai, si scrupuleusement juste, que l’oncle Jack lui-même ne l’est pas plus; et cependant l’on voit que le respect de ces vertus n’est pour lui que le résultat particulier de quelque système spécial.
Ici, à Québec, bien qu’il regarde du haut de sa grandeur le paysage et les antiquités, souriant froidement à mes petites démonstrations enthousiastes, je crois remarquer qu’il se fait en lui un progrès réel. Je me prends à ressentir à son endroit le même respect qu’il a pour lui-même, et qu’il semble vouer même à son habillement, au point que chaque article de sa toilette paraît lui ressembler et se respecter en conséquence. Je me suis souvent demandé, par exemple, ce que ferait son chapeau, son précieux chapeau, si j’allais le jeter par la fenêtre. Je crois qu’il y aurait un tremblement de terre.
Il est poliment curieux à notre sujet. De temps à autre, il nous fait, d’un ton protecteur et dégoûté, certaines questions directes touchant Eriécreek, dont il semble, autant que je puis juger, ne pouvoir se former une juste idée. Il paraît tenir à sa première notion qu’Eriécreek est situé au cœur de la région pétrolifère, dont il a vu des dessins dans les journaux illustrés. Et lorsque je lui affirme le contraire, il me traite avec une extrême douceur, comme si j’étais quelque fantôme explosible, ou quelque inflammable naïade échappée d’un puits à torpilles, et qu’il ne serait pas prudent de contredire, de peur de la voir disparaître tout à coup dans un éclair et une détonation.
Lorsque Dick ne peut venir avec moi, à cause de Fanny, M. Arbuton le remplace dans le corps expéditionnaire. Nous avons visité ensemble plusieurs endroits historiques, et de temps en temps il nous parle en termes très intéressants de ses voyages. Je ne crois pas cependant que ceux-ci aient fait de lui un cosmopolite. On dirait qu’il a voyagé avec quelque idée préconçue, et ne s’est intéressé aux choses que dans leur rapport avec cette idée. Les bagatelles l’ennuient; et lorsqu’il voit le sublime mêlé à l’absurde, il en est indigné.
L’une des constructions les plus vieilles et les plus baroques de Québec consiste en une petite maison à un seul étage, sur la rue Saint-Louis, où le pauvre général Montgomery fut transporté après sa mort. C’est maintenant une petite boutique de confiseur; et les tartes et les gâteaux exposés dans la vitrine ont tellement choqué M. Arbuton—bien qu’il ne parût guère s’occuper de Montgomery—que je n’ai pas osé rire.
Je vis très peu dans le dix-neuvième siècle par le temps qui court, et je ne m’occupe guère de ceux qui y vivent. Il me reste cependant un grain d’affection pour l’oncle Jack, et je veux que vous le lui offriez.
Il est probable que cette lettre va me coûter au moins six timbres.
J’oubliais de vous dire que Dick va tous les matins se faire raser dans un établissement de coiffeur, qui a nom Montcalm shaving and shampooing saloon. On l’appelle ainsi parce que c’est là, dit-on, que Montcalm a tenu son dernier conseil de guerre. C’est une curieuse petite maison à toit aigu, avec une façade ornée de fèves grimpantes, et un jardin en miniature tout rempli de mufliers.
Nous serons ici une semaine encore, à tous hasards; après quoi, je pense que nous reviendrons directement chez nous. Dick a déjà perdu assez de temps.
Avec beaucoup d’affection
A vous,
Kitty.
VII
Premiers rêves d’amour
Pour les deux jeunes gens dont les jours allaient ainsi s’écoulant ensemble, on ne peut dire que le mardi différât beaucoup du lundi, ni dix heures du matin de trois heures et demie de l’après-midi.
Ils n’étaient pas toujours sûrs du jour de la semaine, et s’imaginaient souvent que ce qui avait eu lieu le matin était arrivé dans l’après-midi de la veille.
Mais quelque incertains qu’ils fussent de l’heure et du caractère de leurs petites aventures, et quelles que fussent celles-ci, Mme Ellison, par l’intermédiaire de Kitty, faisait son possible pour se tenir au courant de tout.
Puisque la liaison de Kitty et d’Arbuton était due à son indisposition, elle s’en considérait comme la victime, et croyait avoir droit à tous les sujets de conversation qui pouvaient en résulter.
Etendue sur son canapé, elle écoutait avec une patience à vaincre tous les caprices de jeune fille qui accueillaient parfois ses propos inquisiteurs.
Si sa satisfaction en était retardée, cela lui donnait d’un autre côté l’occasion de déployer tout son artifice, et son amour-propre n’en était que plus délicatement flatté par le triomphe final, lorsqu’elle réussissait à tout savoir.
En général, cependant, la jeune fille parlait assez volontiers.
Elle était heureuse d’avoir sur le compte de son ami l’opinion d’une personne d’une plus grande expérience que la sienne, et plus qu’elle au courant des choses du monde.
Et même, Mme Ellison n’eût-elle pas été la plus sage des deux, que la jeune fille aurait encore mieux aimé parler un peu de lui, que de toujours y penser. Et puis, en définitive, où sont les deux femmes qui n’aiment pas un peu à parler d’un homme?
Presque toujours, après ses promenades à travers la ville, Kitty s’approchait du canapé où reposait Fanny, et racontait fidèlement à celle-ci tout ce qui s’était passé.
La chose avait d’abord commencé sur un ton léger, et avec une pointe d’extravagance et de burlesque, mais plus tard les récits prirent un ton plus sérieux.
Enfin, sur les derniers temps, Kitty devenait quelquefois tellement distraite, qu’elle tombait tout à coup dans un silence embarrassé, juste au beau milieu de sa narration.
D’autres fois, elle faisait face à toute une procession de questions habilement manœuvrées, par un verbiage qui aurait découragé tout autre qu’un martyr.
Mais Mme Ellison souffrait tout, et aurait souffert encore davantage pour la cause.
Rebutée sur un point, elle attaquait sur un autre, et le résultat général de ses investigations lui donnait quelquefois une idée plus claire de ce qu’éprouvait Kitty, que ne pouvait s’en former la jeune fille elle-même.
Pour celle-ci, en effet, tout cela était rempli de mystère et d’incertitude.
—Nous avons beau nous rencontrer souvent, notre liaison a toujours le charme de la nouveauté, dit-elle un jour, adroitement pressée par Mme Ellison. Nous devenons de plus en plus étrangers l’un à l’autre, M. Arbuton et moi. Quelqu’un de ces matins, nous ne nous connaîtrons pas même de vue. J’ai déjà peine à me le remettre, bien que j’aie cru pendant quelque temps le savoir un peu par cœur. Et notez bien, au moins, que je parle en observatrice désintéressée.
—Kitty, comment pouvez-vous m’accuser de m’immiscer dans vos affaires! s’écria Mme Ellison, en prenant une position plus commode pour écouter.
—Je ne vous accuse de rien. Vous avez le droit de savoir tout ce qui me concerne. Seulement je veux être bien comprise.
—Sans doute, ma chère, dit la cousine avec une douceur affectée.
—Eh bien, reprit Kitty, il y a chez lui des choses qui m’intriguent de plus en plus,—des choses qui m’amusaient d’abord parce que je n’y croyais guère, et que je me suis sentie portée à repousser plus tard. Maintenant j’ai peine à m’insurger contre elles. Elles m’effrayent, et paraissent me refuser le droit d’être moi-même.
—Je ne vous comprends pas, Kitty.
—Vous savez ce que nous sommes chez nous, et dans quelles idées notre oncle nous a élevés. Nous n’avons jamais eu d’autre principe que celui d’agir avec droiture et de respecter le droit des autres.
—Eh bien?
—Eh bien, M. Arbuton semble avoir vécu dans un monde où tout est réglé par quelque loi rigoureuse à laquelle il est impossible de se soustraire. Par exemple, vous savez que, chez nous, nous parlons des hommes et nous les discutons, mais toujours au point de vue de la valeur personnelle de chacun; et j’ai toujours cru qu’une personne pouvait s’élever par ses propres efforts, pourvu qu’elle fût sincère et non infatuée d’elle-même. Lui, au contraire, semble juger les gens d’après leur origine, le lieu de leur résidence, le nom qu’ils portent, et croire que toute véritable distinction ne peut avoir d’autre source que les circonstances dans lesquelles il se trouve lui-même. Sans s’exprimer aussi clairement, il nous le fait comprendre en mettant tout le reste hors de question. Il paraît ne pas soupçonner qu’on puisse entretenir une opinion différente. Il foule aux pieds tout ce que l’on m’a enseigné à croire jusqu’ici; et, bien que je n’en aie que plus de respect pour mes convictions, je ne puis m’empêcher de me peser moi-même à sa balance, et alors je me trouve dépourvue de bien des avantages sociaux; je trouve ma manière de vivre ordinaire et commune, et tout ce qui m’entoure sujet à des conditions d’infériorité désespérante. Ses vues me semblent dures et étroites, et je crois que même ma petite expérience pourrait en réfuter les principes; mais elles sont les siennes, et je ne puis les concilier avec tout le bien que je connais de lui.
Kitty parlait la figure à demi détournée, près d’une des fenêtres de la façade, promenant vaguement son regard sur la chaîne bleuâtre et lointaine des montagnes qui dominent Charlesbourg, jouant avec son gant qu’elle levait de temps à autre et laissait retomber sur son genou.
—Kitty, dit Mme Ellison en réponse à toutes ces subtilités, vous ne devriez pas vous asseoir ainsi en face de la lumière. Cela fait paraître votre profil tout noir à ceux qui sont dans la chambre.
—Mais, Fanny, je n’en suis pas réellement plus brune pour tout cela.
—Non, mais une jeune fille doit toujours donner beaucoup d’attention à son apparence. Supposez que quelqu’un entrât.
—Dick est la seule personne qui, suivant toute probabilité, puisse entrer à cette heure; et il ne ferait pas attention à cela; mais si vous l’aimez mieux j’irai m’asseoir près de vous, dit Kitty, en allant se placer auprès du canapé.
Elle tenait son chapeau dans sa main et son gilet sur son bras. La fatigue d’une promenade récente la rendait un peu pâle, et mettait un peu de langueur sur sa figure et dans son attitude.
Mme Ellison admirait la beauté de sa cousine, en regrettant d’être la seule à pouvoir l’apprécier dans le moment.
—Où êtes-vous allés, cet après-midi? demanda-t-elle tout à coup.
—Oh! d’abord nous sommes allés à l’Hôtel-Dieu, puis nous avons visité la cour intérieure du couvent. Là, j’ai encore remarqué un aimable trait de son caractère—une manière à lui de vous mettre toujours dans votre tort, même en matière d’aucune conséquence, et sur des sujets qui n’ont ni bon ni mauvais côté. Je me rappelais l’endroit, parce que Mme March, vous vous souvenez, nous avait montré une rose que lui avait donnée une des religieuses de l’hôpital. J’essayai de conter la chose à M. Arbuton, qui prit gracieusement cela pour une avance qu’aurait faite Mme March vers sa connaissance. Je voudrais que vous vissiez quel charmant endroit fait cette cour intérieure, Fanny. Il est si étrange de trouver cela au cœur d’une ville populeuse! Il faut la voir avec sa chaumière d’un côté, ses granges longues et basses de l’autre, avec ses vaches canadiennes, aux cornes largement écartées, arrachant de larges bouchons de foin aux râteliers extérieurs, sans faire attention aux pigeons et aux poulets qui picorent sous leurs pieds....
—Oui, oui; abrégez, Kitty. Vous savez combien peu j’aime la nature. Arrivons à M. Arbuton, fit Mme Ellison, sans y mettre la moindre ironie.
—Cela paraissait comme la cour d’une ferme, quelque part au loin dans la campagne, reprit Kitty; et M. Arbuton honora le tout jusqu’au point de dire que c’était exactement comme en Normandie.
—Kitty!
—Oui, oui, Fanny, parole d’honneur. Et les vaches n’ont pas plié le genou pour le remercier. A droite s’élevaient les bâtiments de l’hôpital, avec leurs murs de pierre et leurs toits aigus, percés çà et là de lucarnes, comme notre couvent d’ici. Un artiste était occupé à dessiner l’ensemble. Il avait une si jolie figure bronzée, avec une impériale surmontée de petites moustaches brunes, et des yeux noirs si souriants, qu’on ne pouvait l’apercevoir sans s’en éprendre. Il causait très familièrement avec les ouvriers désœuvrés et les femmes qui le regardaient travailler. Il faisait un croquis d’une statuette de la Vierge logée dans une niche de la muraille, et quelqu’un s’écria—c’est M. Arbuton qui traduisait: “Voyez donc! il a fait la sainte Vierge d’un seul coup de crayon.—Oh! dit le dessinateur, la belle affaire! en trois coups je ferais la sainte Famille.” Tout le monde se mit à rire; et cette petite plaisanterie lui gagna toutes mes sympathies;—les plaisanteries sont si rares sur les lèvres de M. Arbuton! Quelle heureuse vie, dis-je, que celle d’un peintre! elle vous donne le privilège de mener une vie nomade, et vous pouvez courir le monde, voir tout ce qu’il renferme de beau et de curieux, et personne n’a le droit de vous blâmer. Je me demande pourquoi ceux qui peuvent le faire n’apprennent pas à peindre. M. Arbuton me prit au sérieux et répondit que pour parvenir à peindre il fallait autre chose que le loisir de pouvoir le faire, que la plupart des dessinateurs étaient une véritable plaie avec leurs cahiers d’ébauches, et qu’il avait vu trop souvent les tristes effets de cette manie de dessiner des statues. Je me trouvais encore avoir tort comme toujours. Pourtant, vous me comprenez, ce n’est pas que je voulusse apprendre le dessin; j’aurais seulement désiré être peintre, pour aller çà et là dessiner les vieux couvents, m’asseyant sur des chaises volantes pendant les belles après-midi, et badinant gaîment avec tout le monde. Il ne pouvait pas comprendre cela, mais l’artiste le comprenait, lui. O Fanny, si j’avais pris le bras de ce peintre plutôt que celui de M. Arbuton sur le bateau, le premier jour de notre rencontre! Mais le pis, c’est qu’il fait de moi une hypocrite, une personne lâche et dépourvue de naturel. Je voulais m’approcher du peintre et examiner son ouvrage; mais j’avais honte d’avouer que je n’avais pas encore vu un dessin original de ma vie. Je m’aperçois que je deviens honteuse ou que je semble honteuse d’une foule de choses tout à fait innocentes. Il a le don de paraître ne pas croire possible qu’aucun de ceux qui l’entourent puissent différer d’opinion avec lui. Et pourtant je diffère avec lui. Je diffère autant avec lui que ma vie diffère de la sienne. Je sais que j’appartiens à l’espèce de gens qui ne lui vont pas, et que je suis à ses yeux quelque chose d’irrégulier, d’incorrect et d’anormal; et, bien qu’il soit plaisant de l’entendre me parler comme si je devais avoir pour ses idées les mêmes sympathies qu’elles pourraient rencontrer chez une jeune fille de fortune, cela me vexe et m’humilie. Jusqu’à ce moment, Fanny, puisque vous voulez le savoir, voilà le principal effet que M. Arbuton a produit sur moi. Je suis graduellement entraînée et poussée, par la crainte, dans la tromperie, les stratagèmes et l’inconséquence.
Mme Ellison ne trouvait pas tout cela si grave.
Elle était de ces femmes qui aiment la brusquerie chez les hommes, pourvu que celle-ci ne s’attaque ni à leur beauté ni à leurs charmes à elles.
Elle ne crut pas cependant devoir entrer en discussion sur ce sujet, et dit simplement:
—Mais, Kitty, vous devez sûrement trouver chez M. Arbuton bien des choses dignes de respect.
—De respect? mais sans doute. Seulement le mot respect n’est pas tout à fait ce qui convient à quelqu’un qui se croit sacré. Dites vénération, Fanny, dites vénération!
Kitty s’était levée, mais d’un geste suppliant Mme Ellison la fit rasseoir.
—Ne partez pas, Kitty; je suis loin d’avoir fini. Il faut que vous me disiez encore quelque chose. Vous m’avez trop bien fait venir l’eau à la bouche. Je suis sûre que vos promenades ne sont pas toujours aussi désagréables. Vous en êtes souvent revenue enchantée. De quoi causez-vous généralement? Voyons, donnez-moi quelques détails pour une fois.
—Ma foi, il se présente toujours quelque chose, vous savez. Et pourtant il arrive aussi que nous ne causons pas du tout, pour la raison que je n’aime à dire ni ce que je pense ni ce que je ressens, de crainte que ma pensée ou mes sentiments ne soient trouvés vulgaires. Il s’ensuit que M. Arbuton lui-même est quelquefois une entrave à la conversation. Il vous ferait douter s’il n’y a pas quelque chose de trop commun dans la respiration ou dans la circulation du sang, et s’il ne serait pas de bon ton d’arrêter cela.
—Enfantillages, Kitty! Il est bien cultivé, n’est-ce pas? Ne parlez-vous pas littérature ensemble? Il a tout lu, je suppose.
—Oh oui, il est assez au courant.
—Que voulez-vous dire?
—Rien. Seulement il me semble parfois que, s’il a lu, ce n’est pas par goût, mais parce qu’il devait cela à sa dignité. Je puis me tromper, mais il me semble qu’un poème délicat soumis à sa froide dissection doive perdre pour lui la moitié de son charme et de sa douceur—si je puis me permettre ce langage un peu fleuri.
—Mais Kitty, ne le trouvez-vous pas distingué? Je suis certaine qu’il l’est beaucoup, moi.
—Il est excessivement particulier. Mais je ne pense pas qu’il soit bien sensible à notre opinion là-dessus. Son propre suffrage lui suffit.
—Il est toujours attentif, n’est-ce pas?
—Je croyais que nous parlions de sa tournure d’esprit, Fanny. Il vaudrait mieux, ce me semble, laisser ses manières de côté, répondit Kitty avec malice.
—Mais, Kitty, reprit Mme Ellison en se donnant l’air d’argumenter, il doit y avoir quelque relation entre son esprit et ses manières.
—Probablement; mais il y en a peu entre ses manières et son cœur. Ses manières n’ont pas l’air de venir de lui; elles paraissent plutôt avoir été empruntées. Il est parfaitement élevé, et neuf fois sur dix, il est d’une si exquise politesse que c’en est merveilleux; mais la dixième fois, il vous dira quelque chose de si offensant, que vous aurez peine à en croire vos oreilles.
—De sorte qu’il vous plaît neuf fois sur dix.
—Je n’ai pas dit cela. Mais, au moins cette dixième fois, sa bonne éducation est en défaut, et alors il semble n’avoir rien dans sa nature qui le rachète. Cependant, vous pouvez être certaine que, s’il savait avoir été désagréable, il en serait fâché.
—Mais dans ce cas, Kitty, comment pouvez-vous dire qu’il n’y a point de rapport entre son cœur et ses manières? Ce fait seul prouve qu’elles lui viennent du cœur. Au moins soyez logique, Kitty, dit Mme Ellison, pendant que ses nerfs ajoutaient sotto voce: puisque vous êtes si abominablement agaçante!
—Oh! reprit la jeune fille avec cette espèce de ricanement qui signifie qu’après tout il y a peu matière à rire; je n’ai pas voulu dire qu’il en serait fâché pour les autres; cela pourrait être, mais à coup sûr il en serait fâché pour lui-même. Il en est de sa politesse comme de ses lectures; il paraît considérer comme se devant à lui-même, en sa qualité de gentilhomme, de bien traiter les autres; et s’il le fait, ce n’est pas du tout parce qu’il s’occupe d’eux: il ne voudrait pas manquer sur ce point, voilà tout.
—Mais Kitty, est-ce que cela ne devrait pas être mis à son crédit?
—Peut-être; je ne dis pas. Si j’avais un peu plus vu le monde, j’admirerais peut-être cela; mais à l’heure qu’il est, vous savez....
Ici le rire de Kitty devint un peu plus naturel, et contrefaisant comiquement l’air et le ton d’Arbuton:
—Je ne puis, ajouta-t-elle, me défendre de trouver cela un peu.... vulgaire.
Mme Ellison ne pouvait pas se rendre compte jusqu’à quel point Kitty était sérieuse dans ce qu’elle disait.
Elle respira longuement une ou deux fois pour se donner contenance, se releva à moitié, déchargea son ressentiment sur l’oreiller du canapé, et reprenant possession d’elle-même:
—Ma foi, Kitty, je ne sais trop que penser de tout cela, dit-elle avec un soupir.
—Rien ne nous oblige d’en penser quoi que ce soit, Fanny; et cela peut à la rigueur nous servir de consolation, reprit Kitty.
Il se fit un silence pendant lequel la jeune fille repassa dans son esprit toutes les circonstances de sa liaison avec Arbuton, circonstances que cette conversation n’avait guère présentées sous des couleurs plus claires et plus attrayantes.
Ces relations avaient commencé comme un roman; leur côté poétique avait séduit son imagination sinon son cœur; et maintenant elle se sentait isolée et étrangère en présence du jeune homme.
Elle n’avait aucun droit de s’attendre à autre chose, même sous l’empire d’un sentiment profond; mais lorsqu’elle s’avouait avec une sincérité moitié triste et moitié plaisante, qu’elle avait espéré et tacitement demandé trop, elle se plaignait doucement elle-même, avec une espèce de compassion désintéressée, comme s’il se fût agi d’une autre jeune fille dont le rêve du cœur aurait été brisé.
Hélas! ce rêve envolé entraînait la perte d’un autre idéal.
Elle s’apercevait qu’il s’était graduellement formé dans son esprit une image de Boston bien différente du lieu que son enfance avait béni, de la ville sacrée des héros et des martyrs anti-esclavagistes, et bien différente aussi du joyeux, aimable et sympathique Boston de M. et Mme March.
Ce nouveau Boston auquel Arbuton l’avait initiée était un Boston plein de mystérieux préjugés et de réserve hautaine, un Boston aux goûts raffinés et difficiles, dont le cachet social appartenait au vieux monde, et qui repoussait tout contact avec les mœurs et coutumes du nouveau; un Boston aussi étranger que l’Europe à son inexpérience naïve, fier seulement de ce qui ne ressemble pas à l’Amérique; un Boston qui aimerait mieux périr par le fer et le feu que d’être soupçonné de vulgarité; un Boston critiqueur, dégoûté, blasé, méprisant le reste de l’hémisphère, et froidement satisfait de lui-même, en tout ce qui ne peut avoir aucun rapport avec le Boston que la jeune fille avait rêvé.
Ce n’était pas plus, il est vrai, le Boston réel que nous connaissons et que nous aimons, qu’aucun des deux autres; mais ce Boston troublait Kitty plus qu’il n’aurait dû, même s’il eût été réel.
Cela la rendait soupçonneuse à l’endroit de la conduite d’Arbuton envers elle, et lui faisait remarquer plusieurs petites choses qui lui auraient échappé sans cela.
L’humeur railleuse, et l’indifférente confiance en elle-même qu’elle avait eues près de lui, dans les commencements, l’avaient désertée, et ne lui revenaient un peu que lorsqu’un incident quelconque venait la distraire et lui faire oublier les contrastes qu’elle ne découvrait que trop entre leurs manières respectives de voir et de penser.
Il lui fallait faire un effort de plus en plus grand pour entrer en relation sympathique avec lui; et quand elle y réussissait, elle retombait bientôt dans un décourageant mépris d’elle-même, comme si elle eût été coupable d’un acte d’hypocrisie.
Après une longue pause elle reprit, comme parlant au nom de cette autre jeune fille à laquelle elle venait de songer:
—On dirait que M. Arbuton est tout gants de chevreau et fin parapluie—c’est à-dire le type de l’homme élégant et bien mis; son apparence nous fait tout espérer, mais bon Dieu! je plaindrais celle qui l’aimerait. Figurez-vous une jeune fille qui rencontrerait cet homme et qui s’en éprendrait! Probablement qu’elle ne se persuaderait jamais entièrement qu’il n’est pas quelque peu celui qu’elle avait cru trouver d’abord, et elle emporterait dans la tombe la pensée qu’elle n’a pas su le comprendre. Quel curieux roman cela ferait!
—Alors pourquoi ne l’écrivez-vous pas, Kitty? Personne ne pourrait le faire mieux que vous.
Kitty eut une subite rougeur, puis un sourire:
—Oh! je ne m’en croirais pas le talent, dit-elle. Ce ne serait pas une histoire bien facile à combiner. Peut-être cet homme ne ferait-il rien d’assez positivement désagréable pour mériter condamnation. Le seul moyen de peindre son caractère serait de la faire s’oublier, elle, jusqu’à lui dire des choses blessantes, dont elle se repentirait ensuite, tandis que lui serait toujours impassiblement irrépréhensible en tout. Et encore serait-il peut-être regardé par les imbéciles comme le plus à plaindre. Ma foi, après tout, M. Arbuton a été très poli pour nous, Fanny, reprit-elle en se levant, à la suite d’une autre pause. Peut-être suis-je injuste. Pardonnez-le-moi pour lui; et je voudrais, ajouta-t-elle avec cet air de désappointement découragé qui lui prenait quelquefois, et pendant qu’elle sentait son cœur se serrer de surprise à chaque mot qui semblait tomber de ses lèvres à son insu, je voudrais qu’il s’en allât.
—Kitty! vous me choquez, dit Mme Ellison en se dressant sur ses coussins.
—Je suis choquée moi-même, Fanny.
—Alors êtes-vous réellement fatiguée de lui?
Kitty, debout près de la chaise qu’elle venait d’abandonner, détourna la tête sans répondre.
Mme Ellison étendit la main vers elle:
—Kitty, approchez! dit-elle avec un élan d’impérieuse tendresse.
—Non, Fanny, je ne veux pas, répondit la jeune fille d’une voix tremblante.
Elle porta à sa bouche le gant que sa main secouait nerveusement de droite à gauche, et en mordit convulsivement le bouton.
—Je ne sais pas si je suis fatiguée de lui, dit-elle—quoique, à coup sûr, ce ne soit pas un homme sur qui on puisse se reposer—mais je suis fatiguée de la chose elle-même. Je suis continuellement dans l’angoisse et le trouble, et je n’y vois pas d’issue. Oui, je voudrais qu’il partît! Oui, il est fatigant. Pourquoi reste-t-il ici? S’il se croit si supérieur à nous, pourquoi tenir à notre compagnie? Il est temps qu’il s’en aille. Non, Fanny, non! s’écria-t-elle avec un petit rire saccadé, en repoussant encore une fois la main qu’on lui tendait, laissez-moi faire la folle toute seule, je vous en prie.
Et, passant rapidement la main sur ses yeux, elle s’enfuit hors de la chambre. A la porte, elle se retourna:
—Fanny, dit-elle, n’allez pas croire que c’est ce que vous pensez, au moins.
—Non, non, ma chère, je vois que vous êtes un peu lasse.
—Car je désire réellement qu’il parte.
Or, justement ce jour-là, Arbuton trouvait plus difficile que jamais de revenir à son intention première de quitter Québec, et de briser une bonne fois avec cette famille.
Il se promettait cela tous les jours d’une façon ou d’une autre, et sa résolution s’évanouissait à chaque soleil levant.
Quelle que fût son opinion sur le compte du colonel et de Mme Ellison, il est certain qu’en ce qui concernait Kitty—considérée au point de vue de ses rapports présents avec elle—il ne voyait pas quel changement dans sa personne eût pu la rendre meilleure à ses yeux.
Il lui trouvait un charme de manières, qui—quoique n’étant pas de son monde à lui—aurait pu s’imposer n’importe où.
Le plaisir enfantin qu’elle trouvait en toute chose, bien qu’il ne pût guère y répondre, avait beaucoup d’attrait pour lui. Il respectait le côté sérieux qu’il découvrait dans les transports de gaîté de la jeune fille.
Il était étonné des connaissances qu’elle avait acquises de côté et d’autres.
Il allait jusqu’à ne pas trouver à redire aux enthousiasmes littéraires qu’il trouvait chez elle aussi naïfs que l’amour d’une petite fille pour les fleurs.
En outre, il appréciait plusieurs des avantages personnels qu’elle possédait: une voix douce et musicale, un regard tendre, voilé de longs cils, une pose d’épaules tombantes, et de mains paresseusement posées l’une dans l’autre sur les genoux, beaucoup de sérénité dans la figure, un rire plein de sonorité légère et franche.
Il n’y avait rien de bien rare dans toutes ces qualités; et, combinées d’une façon différente, il les avait remarquées mille fois chez d’autres.
Et pourtant, chez Kitty, il y trouvait une étrange fascination.
Elle avait de ces petites minauderies qui provoquent des soins doux et caressants; mais il s’était aperçu aussi qu’elle tenait assez du petit chat pour se défendre contre les actes de condescendance excessive; et jamais elle ne le séduisait plus que lorsqu’elle montrait toute l’élévation de son caractère, en lui résistant le plus énergiquement.
Ici et pour le moment, tout était parfait; mais il se devait à son avenir, et sa conscience ne le laissait pas en repos.
Le charme de se rencontrer avec elle si familièrement sous le même toit, l’entraînement de sa présence habituelle, lui devenaient intolérables.
Il ne pouvait pas s’y soumettre plus longtemps. Dans son intérêt, il fallait en finir.
Mais d’une heure à l’autre, il sentait sa résolution s’amollir, et il restait.
Les jours qu’il passait en hésitations, à la pensée de l’immense distance qu’il y avait entre lui, Kitty et la famille de celle-ci lui apportaient aussi des moments d’heureux oubli, pendant lesquels toutes ses craintes s’évanouissaient devant la beauté douce de la jeune fille, et la grâce enfantine que, sans le savoir, elle déployait dans chacun de ses mouvements.
Il se blâmait eu vain de laisser le temps s’écouler de cette façon; une semaine, deux semaines avaient fui comme un rêve, et il attendait que le hasard vînt se placer entre lui et sa folie.
Mais enfin, cette fois, il était décidé à partir; et le soir, après être allé fumer un cigare sur la terrasse Durham, il frappa à la porte de Mme Ellison pour lui annoncer que le surlendemain il se mettrait en route pour les montagnes Blanches.
Il trouva la famille en train de projeter pour le jour suivant une expédition, dont il devait lui aussi faire partie.
Mme Ellison avait déjà pris sa part des préparatifs, car, étant toujours en disponibilité dans sa chambre, et n’ayant point d’autre occupation, elle s’était faite presque volontairement victime de la passion du colonel pour la science de seconde main, et en était arrivée à connaître peut-être mieux que n’importe quelle femme des Etats-Unis l’expédition d’Arnold contre Québec en 1775.
Elle savait dans quel but cette attaque avait été projetée; à travers quelles difficultés et avec quelle héroïque persévérance elle avait été mise à exécution; comment cette invincible petite armée de carabiniers s’était ouvert un chemin à travers les forêts inexplorées du Maine et du Canada, et avait tenu assiégée la vieille forteresse grise sur son roc, jusqu’à ce que l’hiver eût succédé au rouge automne, et comment, pendant cette fatale dernière nuit de l’année, ils se précipitèrent sur les redoutes, furent repoussés en laissant la moitié de leurs prisonniers, Montgomery tué, Arnold blessé, et malheureusement destiné à survivre.
—Oui, dit le colonel, si nous prenons en considération le temps où ils vivaient, tout ce qui leur manquait des progrès modernes, au mental, au moral et au physique, il faut avouer qu’ils ont fait beaucoup. Ce n’était point, il est vrai, sur une bien grande échelle, mais je ne vois pas qu’ils eussent pu être plus braves, chaque homme eût-il été multiplié par dix mille. Le fait est que—ainsi qu’il en sera dans cent ans d’ici—je ne sais pas si je n’aimerais pas mieux avoir été l’un de ceux qui ont essayé cette fois-là de prendre Québec, que l’un de ceux qui ont pris Atlanta. Il est vrai, monsieur Arbuton, que, pour le moment et à cause surtout de l’affliction qui en résulterait pour ma famille, je consens à rester ce que je suis. Mais examinez un peu ce que ces gaillards-là ont fait!
Et le colonel tira de sa fidèle mémoire, où Mme Ellison les avait entassés, les faits héroïques de l’expédition d’Arnold, dont il fit une intéressante peinture.
—Et maintenant, ajouta-t-il, nous irons visiter demain le théâtre de l’assaut du 31 décembre. Kitty, chantez-nous quelque chose.
Dans un autre moment, peut-être Kitty aurait-elle hésité, mais elle se trouvait ce soir-là dans un état d’esprit si calme à l’endroit d’Arbuton, elle s’occupait si peu de son approbation ou de son blâme, qu’elle se plaça de suite au piano, et chanta nombre de romances probablement aussi indignes d’une oreille cultivée, qu’aucune autre déjà entendue par le jeune homme. Mais, quoique chantées avec une voix peu exercée et un talent musical assez problématique, elles eurent le don de plaire, ou plutôt ce fut la chanteuse elle-même qui charma.
La courageuse simplicité de cœur avec laquelle elle s’exécutait aurait suffi pour cela; et Arbuton n’avait aucune raison de se demander comment la chose lui plairait à Boston, s’il était marié, et si c’était sa femme qui chantât de cette façon.
Néanmoins, lorsqu’un jeune homme regarde une jeune fille, ou qu’il l’écoute, mille fantaisies prennent possession de son esprit—vagues imaginations, fantasmagories capricieuses.
Mais cette question qui se présentait indirectement à son esprit, comme la douleur en rêve, se perdit bientôt dans les modulations de la chanteuse, et la rêverie d’Arbuton n’en fut que plus calme.
Après avoir dit bonsoir à la famille Ellison, il se rappela qu’il avait oublié quelque chose: c’était de leur annoncer son départ.
VIII
LE LENDEMAIN MATIN
Québec s’illuminait sous les doux rayons obliques d’un soleil hyperboréen, au moment où nos amis traversaient, le lendemain matin, la place du marché de la haute-ville, se dirigeant vers la barrière Hope, où le colonel devait les rejoindre un instant plus tard.
S’il est aisé pour le touriste le plus attentif de perdre son chemin dans Québec, on comprendra sans peine qu’il fut facile à nos voyageurs de s’égarer, eux qui n’étaient ni pressés ni fort attentifs.
Mais la rue dans laquelle ils s’aventurèrent, si elle ne conduisait pas directement à la porte Hope, avait au moins le mérite d’être tout à fait caractéristique.
Des deux côtés de cette rue, la plupart des maisons étaient basses et construites en brique replâtrée, avec deux lucarnes à chaque versant du toit, toutes garnies de pots de fleurs.
Les portes étaient d’une couleur un peu plus gaie que le reste; à chacune d’elles brillait un bouton en cuivre bruni avec un large heurtoir ou une sonnette mécanique de même métal luisant, ainsi qu’une plaque portant le nom du propriétaire et son titre professionnel, lequel, lorsque ce n’était pas celui d’avocat, était à coup sûr celui de notaire, tant Québec est amplement pourvu de ces estimables hommes de loi.
A côté de chaque maison, il y avait une porte cochère, et dans celle-ci une autre ouverture de plus petite dimension.
Les marches d’entrée et le seuil des portes étaient recouverts de linoléums nets et brillants; le trottoir en bois était très propre, de même que le pavé raboteux de la chaussée qui allait en pente.
Au pied de la descente, on apercevait un pan des murailles de la ville, percé de meurtrières: et en contournant l’encoignure d’une maison, on avait sous les yeux les canons à moitié cachés dans les embrasures.
Ce passage avait le charme des vieilles rues que les voyageurs aiment à explorer en Europe, et dans lesquelles le présent et le passé, les ruines et les restaurations, la paix et la guerre, se sont donné la main pour produire un effet qui, non seulement séduit l’œil, mais encore—si illogique que cela puisse être—touche le cœur.
Au-dessus du parapet, se déroulait un paysage comme aucune rue de l’ancien monde, à notre avis, n’en a jamais commandé.
Le Saint-Laurent vaste et bleu, une partie du riant village de Beauport échelonné sur la rive; puis une large étendue de prairie d’un vert pâle s’élevant graduellement dans le lointain, puis des monts teintés de violet, et enfin par-dessus tout, le ciel et ses nuages.
Dans cette bienheureuse rue, était assis à mi-côte ce même artiste que nos amis avaient rencontré dans la cour de l’Hôtel-Dieu.
Il dessinait quelque chose, et faisait l’objet de la curiosité de tout le voisinage. Deux collégiens portant l’uniforme du Séminaire, flânant sur le trottoir, le regardaient travailler.
Un groupe d’enfants l’entourait.
Une petite fille, les cheveux attachés avec un ruban bleu, penchée à une fenêtre, parlait de lui à quelqu’un qui se trouvait à l’intérieur.
Une jeune personne ouvrait sa croisée et lui jetait un coup d’œil furtif.
Dans une porte toute grande ouverte, une vieille dame regardait, la main sur ses yeux.
Une femme en grand deuil pencha la tête en passant.
Un cabriolet portant un Québecquois obèse vint en collision avec une charrette conduite par une paysanne coiffée d’un chapeau à larges bords; tant on était curieux de voir ce qui se passait.
Un homme s’arrêta même au haut de la rue, comme s’il eût pu de là apercevoir quelque chose.
Au moment où Kitty faisait son apparition avec Arbuton, l’artiste la regarda et sourit en homme qui paraît savoir à qui il a affaire, et Kitty suivit des yeux le regard qu’il ramena sur son dessin, lequel représentait un vieux toit, avec un balcon fermé de persiennes vertes, au-dessus duquel une balustrade en bois brut, délabrée par les intempéries, laissait passer un géranium à travers ses barreaux; une lucarne avec son loqueteau et son espagnolette, à côté d’un belvédère de forme orientale, surmonté d’un dôme en fer-blanc reluisant au soleil;—une confusion pittoresque d’objets apparemment réunis par le hasard et à différentes époques, et formant malgré tout un ensemble harmonieux.
Cette bizarre accumulation de toits les uns sur les autres, dépassant considérablement le niveau des maisons environnantes, se détachait altièrement sur les blancheurs du matin. Des pigeons blancs voltigeaient en cercles autour du belvédère, ou bien se perchaient en roucoulant sur l’allège de la fenêtre, où l’on voyait une jeune fille occupée à coudre.
—Mais c’est Hilda dans sa tour, dit Kitty, certainement! Et c’est justement l’espèce de rue qui convient à ses regards. Tout ce monde semble échappé d’un roman et prêt à y rentrer. Et ces drôles de petites maisons! on dirait qu’elles sont faites exprès pour des scènes d’imagination.
Arbuton sourit avec condescendance—à ce que pensa Kitty—devant cette explosion d’enthousiasme, mais elle n’y fit pas attention.
Au bout de la rue, elle se retourna un instant pour jeter encore un coup d’œil sur le charmant spectacle, pendant qu’Arbuton lui-même manifestait son admiration et trouvait que l’artiste faisait un joli travail.
—Ce qui me surprend, dit-il, c’est que Québec ne soit pas assiégé par les peintres d’un bout de l’été à l’autre. On les voit partout sur nos grèves et nos grandes routes à la recherche d’un lambeau de paysage pittoresque; s’ils venaient ici, ce serait pour eux la manne dans le désert.
—Je suppose qu’il y a, à trouver de la grâce et des beautés de détails dans des sujets qui y prêtent peu, un plaisir que l’on n’éprouverait pas en présence d’autres sujets plus complets. En tout cas, si j’avais à écrire un roman, j’aimerais à choisir les événements les plus simples, à leur donner pour scène l’endroit le plus prosaïque, et j’en tirerais parti de mon mieux. Tenez, un livre que j’aime, c’est une histoire intitulée: Détails. Tout simplement la vie—durant une semaine—de deux jeunes gens qui se rencontrent dans une vieille maison de campagne de la Nouvelle-Angleterre. Rien d’extraordinaire; les petites choses de l’existence quotidienne racontées avec un charme exquis; et tout se terminant d’une façon naturelle—sans résultat particulier;—en un mot, un tableau simple et vrai de ce qui se passe dans la vie réelle.
—Mais ne croyez-vous pas qu’il soit assez triste de voir tout finir sans résultat particulier? demanda le jeune homme, atteint sans savoir ni où ni comment. En outre, j’ai toujours trouvé que l’auteur de ce livre attribuait trop de signification aux moindres choses. Cela est certainement vrai aux yeux des hommes; mais les femmes jugent probablement les choses différemment; elles doivent voir beaucoup plus que nous dans un petit espace:
C’est que l’homme, aussi, n’est pas un moustique.
—Ni la femme, dit Kitty en riant. Avez-vous lu les autres livres du même auteur?
—Oui.
—Délicieux, n’est-ce pas?
—Ils sont très bien; et j’ai toujours été surpris qu’il ait pu les écrire. On ne dirait pas cela à le voir.
—Est-ce que vous l’avez jamais vu?
—Il demeure à Boston, vous savez.
—Oui, oui, mais...
Kitty s’arrêta; elle ne pouvait pas avouer qu’elle s’imaginait que les auteurs ne se mêlaient pas aux autres créatures mortelles; et Arbuton, toujours en contact avec une société qui croyait faire beaucoup d’honneur aux écrivains en leur donnant l’occasion de rencontrer des hommes comme Arbuton lui-même, était loin de soupçonner ce que la jeune fille avait dans l’esprit.
Il attendit un moment, et puis:
—C’est un homme bien ordinaire, dit-il; pas exactement ce qu’on pourrait appeler un homme distingué; et pourtant ses ouvrages n’ont rien qui sente la boutique, qui dénote le littérateur de profession. On dirait qu’ils ont été écrits par quelqu’un d’entre nous.
Kitty jeta sur lui un rapide coup d’œil pour voir s’il plaisantait; mais Arbuton était peu porté à l’ironie de sa nature, et dans ce moment il était sérieusement occupé à passer son léger pardessus, qu’il avait jusque-là porté sur son bras avec ce soin scrupuleux qui chez lui était moins de la vanité que du respect de soi.
Comme pardessus, il ne paraissait pas s’en occuper bien fort, mais comme le pardessus d’un homme de sa condition, c’était pour lui un précieux objet; et à ce moment, bien que le soleil fût assez chaud dans les endroits découverts, ce vêtement devenait utile au fond de ces rues étroites.
Dans une autre circonstance, Kitty aurait pris plaisir à voir le soin avec lequel le jeune homme ajustait sur lui l’élégant paletot; mais la profanation que venait de subir son plus cher idéal la rendait sérieuse, et son pouls battait plus vite, lorsqu’elle reprit:
—J’ai bien peur de ne pouvoir partager vos sentiments là-dessus, monsieur. On ne m’a pas enseigné à toujours respecter les idées de ce qui s’appelle un gentilhomme. Mon oncle exprimait souvent cette opinion que, pour ne pas dire plus, c’était là une pauvre excuse pour n’être pas parfaitement bon, brave et honnête, et quelquefois un faux prétexte pour être tout autre chose. Si j’étais homme, je ne voudrais probablement pas être un gentilhomme. En tout cas, j’aimerais certainement mieux être l’auteur de ces livres—qu’un gentilhomme aurait pu écrire—que tous les gentilshommes du monde qui ne les auraient pas écrits.
Pendant cette petite explosion de son indignation, elle avait sans le savoir entraîné si rapidement son compagnon, qu’elle parlait encore lorsqu’ils arrivèrent à la porte de la ville, ce qui interrompit la rêverie du colonel Ellison, qui, appuyé paresseusement le dos à la muraille, contemplait la sentinelle dans sa guérite.
—Vous ne devriez pas vous échauffer si matin, dit-il tranquillement à sa cousine, en remarquant l’animation de sa physionomie. L’expédition que nous entreprenons n’est pas un badinage.
Maintenant qu’on a démoli la barrière Prescott, sous laquelle tant de milliers d’Américains ont passé depuis l’échec des soldats d’Arnold, il n’est rien resté à Québec de plus pittoresque et de plus caractéristique que la porte Hope, et je doute que l’on puisse trouver en Europe un morceau d’architecture militaire dont l’aspect soit plus moyen âge.
Le couloir est en lourdes assises noircies par le temps, et la porte elle-même, qui n’a probablement pas été fermée depuis le commencement du siècle, est en charpente massive fortement boulonnée et chevillée de fer.
Le mur ici longe le bord de l’escarpement sur lequel la ville est construite.
Une côte dont un parapet en pierre suit les courbes et les angles, conduit de la haute à la basse-ville qui n’était, en 1755, qu’un simple sentier côtoyant le Saint-Laurent.
On a considérablement empiété sur le fleuve depuis; et plusieurs rues ainsi que de nombreuses jetées s’étendent maintenant entre le fleuve et la falaise. Ce qui n’empêche pas l’ancienne rue Saut-au-Matelot de ramper encore tortueusement au-dessous des murs de la ville et du roc qui surplombe avec ses épaisses touffes d’herbes et ses abondants suintements.
Ce doit être une glacière en hiver, et probablement le dernier endroit du continent où l’été pénètre; mais une fois qu’il en a pris possession, alors le vieux Saut-au-Matelot prend un air de loisir et d’abandon méridional, qu’on ne rencontre nulle part ailleurs qu’en Italie.
La perspective que l’on aperçoit de la saillie de rocher sur laquelle s’appuie la porte Hope, et derrière laquelle les Américains défaits vinrent chercher un refuge contre le feu de l’ennemi, est presque unique pour sa malpropreté pittoresque et son luxe de couleurs sauvages.
Ce ne sont qu’étables et hangars effondrés, que boutiques délabrées de toutes les descriptions, déroulant à la file leurs toitures inégales, et s’appuyant le long du rocher dans toutes les positions imaginables de l’incurie et de la décrépitude.
De maigres passerelles en bois mettent ces masures en communication avec le deuxième étage des maisons qui tournent le dos à la ruelle.
Au-dessus de ces passerelles, sur un enchevêtrement de cordes à linge, flotte une variété d’articles de toilette de toutes les couleurs, de tous les âges, de tous les sexes et de toutes les conditions. Sur le trottoir pullulent les commères, les fumeurs, des volailles errantes, des chats, des enfants, pêle-mêle avec de gros et indolents terreneuves.
—Ce fut par cette ruelle que les soldats d’Arnold s’avancèrent presque jusqu’à la rue de la Montagne, où ils devaient se joindre à Montgomery pour surprendre la barrière Prescott, dit le colonel avec son érudition de seconde main, qui ne lui faisait jamais défaut.
attendez que vous leur voyiez le blanc des yeux, et alors tirez bas!” et ainsi de suite. A propos, pensez-vous qu’on en ait fait autant à Bunker Hill? Allons, vous êtes de Boston, dites-moi. D’après ce qu’on m’a rapporté, les recrues ne se sont guère préoccupées du blanc des yeux de l’ennemi; au contraire, on dit qu’elles ont fait feu en l’air avant de l’apercevoir. Voyons, est-ce que vous ne venez pas? demanda-t-il, en s’apercevant que ni Kitty ni Arbuton n’osaient avancer.
—Le pavé n’est pas très propre, Richard, hasarda Kitty.
—Ma parole! est-ce là la nièce de votre oncle? Jamais je n’oserai raconter cela à Eriécreek.
—Il me semble que je vois d’ici la ruelle dans toute sa longueur; il n’y a que des poules et autres animaux de basse-cour.
—Très-bien, cousine, dit le colonel; quand l’oncle Jack—votre oncle!—vous demandera compte de chaque pouce de ce terrain fatal aux soldats d’Arnold, j’espère que vous saurez comment lui répondre.
Kitty se mit à rire, et dit qu’elle essayerait d’avoir un peu recours à l’invention, dans le cas où l’oncle Jack pousserait les choses aussi loin.
—A votre aise, Kitty; vous pouvez suivre la rue Saint-Paul, là. M. Arbuton et moi, nous explorerons l’ancienne rue Saut-au-Matelot, et nous vous rejoindrons couverts de gloire à l’autre bout.
—J’espère que ce sera de gloire, dit Kitty, en jetant un coup d’œil sur la ruelle; mais il est plus probable que vous serez couverts de plumes et de débris de paillasses. Au revoir, monsieur Arbuton.
—Pas du tout, répondit le jeune homme; je vais avec vous.
Le colonel feignit une surprise indignée, et, vivement, il s’engagea seul dans la vieille rue Saut-au-Matelot, pendant que ses compagnons s’acheminaient dans la même direction par la rue Saint-Paul, à travers le va-et-vient mercantile du port.
Ils passèrent en face des banques et des grandes maisons de commerce, rencontrant sur leur route les figures hâlées de matelots de toutes les nations.
Au coin de la rue Saint-Pierre, le drapeau national flottait sur le consulat des Etats-Unis, et sa vue réveilla plus vivement, chez Kitty peu habituée aux voyages, le sentiment de son éloignement du sol natal.
Enfin, ils tournèrent dans la nouvelle rue Saut-au-Matelot, où aboutit la ruelle qui portait autrefois ce nom, et s’acheminèrent lentement dans l’ombre fraîche et le silence de cette voie solitaire.
Kitty était étrangement débarrassée de cette contrainte qu’Arbuton exerçait généralement sur elle. Un certain esprit d’indépendante résistance lui remplissait le cœur. Elle sentait et pensait à sa guise pour la première fois depuis plusieurs jours.
De son côté, Arbuton allait méditant sur le problème que lui présentait cette jeune fille qui méprisait les gentilshommes, et qui pourtant ne cessait point d’être charmante à ses yeux.
Une légère odeur d’étoupe et de poisson salé flottait dans l’atmosphère.
—Oh! soupira Kitty, est-ce que cela ne vous fait pas songer aux mers lointaines? Est-ce que vous n’aimeriez pas à être naufragé pour une demi-journée ou à peu près, monsieur Arbuton?
—Oui, oui, certainement, répondit celui-ci avec distraction.
Puis il se demanda ce qu’elle avait à rire.
Le silence de l’endroit était troublé seulement par le bruit qui sortait des boutiques de tonneliers, lesquels occupaient certainement une maison sur deux.
La solitude n’était animée que par les terreneuves qui s’allongeaient nonchalamment sur le seuil de chacun de ces ateliers.
La succession non interrompue de ces boutiques et de ces chiens mit Kitty en verve, et tout en cheminant à pas lents, elle se mit à plaisanter à ce sujet comme elle avait l’habitude de le faire à tout propos.
—Tiens, dit-elle, voici une porte sans chien. Cela ne peut pas être une véritable boutique de tonnelier—sans chien! Oh! voilà qui explique tout, je suppose, ajouta-t-elle en s’arrêtant devant l’entrée et en lisant l’enseigne: Académie commerciale et littéraire, suspendue à une fenêtre du deuxième étage. Un curieux endroit pour un temple de la science! Quel rapport supposez-vous qu’il puisse y avoir entre le métier de tonnelier et l’éducation académique, monsieur Arbuton?
Elle s’était arrêtée et regardait l’enseigne qui avait excité sa gaieté, balançant négligemment son ombrelle à droite et à gauche, tandis qu’un sourire rayonnant se jouait sur sa figure.
Soudain une ombre parut s’élancer entre elle et la porte ouverte; Arbuton se précipita violemment de son côté, et pendant qu’elle faisait des efforts pour ne pas perdre son équilibre sous le choc, elle le vit penché sur un chien furieux cramponné sur sa poitrine, aux revers de son paletot, et dont il serrait la gorge de ses deux mains.
D’un regard il vit la terreur de la jeune fille.
—Je vous demande pardon; n’appelez pas, dit-il.
Mais du fond de la boutique arrivaient des malédictions:
—Miséricorde! c’est le bouledogue du capitaine anglais!
D’affreux cris de détresse se firent entendre, et un petit homme à la figure étrangement sauvage, nu-tête et les yeux hagards, s’élança de la maison.
Il portait un tablier de tonnelier et avait à la main un fer rouge que, tout en criant, il appliqua sur le museau de la terrible bête.
Sans un cri, le chien lâcha prise, et, sautant à terre, se réfugia dans l’obscurité de la boutique aussi silencieusement qu’il en était sorti, pendant que Kitty était là frappée de stupeur, et avant que la foule attirée par les vociférations du tonnelier eût pu voir ce qui s’était passé.
Arbuton se redressa, et jeta un regard menaçant aux spectateurs qui l’entouraient bouche béante.
Ceux-ci commencèrent à retirer une à une leurs têtes des fenêtres, et à regagner le seuil de leurs portes, comme s’ils eussent été coupables de quelque chose de bien pire que d’avoir voulu secourir un de leurs semblables.
—Bon Dieu! dit Arbuton, quelle scène abominable!
Il était pâle comme un spectre.
Après avoir ainsi chassé du regard les spectateurs indiscrets, il se retourna vers celui qui l’avait délivré:
—Merci bien, dit-il d’un ton ferme et froid.
Puis il ôta son pardessus déchiré par les dents de l’animal, et irréparablement contaminé par ce brutal assaut.
Il le regarda en frissonnant, avec un air d’indicible dégoût, et fit un mouvement comme pour le jeter dans la rue.
Mais son regard tomba sur la petite personne malpropre du tonnelier qui se tenait immobile, roulant ses mains dans son tablier, et protestant vivement et avec volubilité que le chien n’était pas à lui, mais à un capitaine de navire anglais, qui le lui avait confié.
Il avait songé plusieurs fois à le tuer, disait-il.
Arbuton, qui paraissait ne pas l’entendre ou qui était trop occupé d’autre chose pour se demander si l’individu était coupable ou non, lui adressa tout à coup la parole en français:
—Vous m’avez rendu un grand service, monsieur; je ne peux pas vous le payer; mais prenez toujours ceci, dit-il, en glissant un billet de banque dans la main noire du petit homme.
—Oh! c’est bien trop! s’écria celui-ci. Mais c’est vraiment le fait d’un monsieur comme vous, si brave, si....
—Assez! cela n’est rien, interrompit le jeune homme.
Et jetant son paletot sur l’épaule du tonnelier:
—Faites-moi encore le plaisir de garder ceci, dit-il; peut-être pourrez-vous l’utiliser.
—Monsieur me comble... balbutia l’individu émerveillé.
Mais Arbuton se retourna brusquement du côté de Kitty, qui tremblait de porter comme les autres spectateurs sa part de responsabilité, et lui saisissant la main qu’il plaça et pressa tendrement sous son bras en s’éloignant, il laissa son interlocuteur planté au beau milieu du trottoir le regardant aller, tout ébahi.
Kitty osait à peine lui demander s’il était blessé, ce qu’elle fit cependant d’une voix temblante.
—Non, je ne crois pas, répondit-il en jetant un coup d’œil à sa redingote qui était croisée sur sa poitrine, et intacte.
Il continua à marcher, jetant un regard rapide à toutes les portes où il n’apercevait pas un chien de Terre-Neuve.
Tout cela s’était passé si soudainement et en si peu de temps que la jeune fille aurait pu ne pas entièrement comprendre, quand même elle aurait été témoin de toute la scène.
Arbuton s’en rendait à peine compte lui-même.
Au moment où Kitty s’arrêtait riant et badinant à la porte de la boutique, il avait par hasard aperçu le chien tapi à l’intérieur, et n’avait eu que juste le temps de se précipiter en avant pour recevoir sur sa poitrine le féroce animal qui s’élançait sur la jeune fille.
Il n’avait en agissant ainsi aucunement songé à son propre danger.
Il savait qu’il n’était pas blessé, mais cela lui était égal. Kitty était saine et suave, c’est tout ce qui l’occupait.
En pressant la main de celle-ci contre son cœur, il sentit comme un frémissement d’inexprimable tendresse, comme un sentiment de possession rapide et passionné, une espèce de transport enthousiaste, comme si, en sauvant la jeune fille de cet horrible danger, il l’avait conquise pour toujours.
La perplexité qu’elle lui avait toujours fait éprouver semblait s’être évanouie comme une chimère.
Toutes les froides hésitations et les scrupules gênants qui l’embarrassaient autrefois venaient de s’envoler, et avec eux tous les soucis de son rang.
Son rang? Dans ce moment suprême, il ne connaissait pas d’autre monde que celui qu’il voyait dans les yeux de Kitty, où il plongeait son regard avec une expression que la jeune fille ne savait comment trop interpréter.
Elle pensait que cette aventure avait profondément vexé l’amour-propre de son compagnon; et, persuadée qu’il était homme à songer plus à cela qu’au danger couru, elle craignait d’aggraver la blessure en y faisant allusion.
Ils marchaient rapidement. Elle attendait qu’il prît la parole; mais il n’en faisait rien, bien que, chaque fois qu’il jetait sur elle son regard étrange, il parût prêt à ouvrir la bouche.
Tout à coup elle s’arrêta, et retirant sa main de dessous le bras du jeune homme:
—Mais, nous avons oublié mon cousin, dit-elle.
—En effet! répondit Arbuton, avec un vague sourire.
Et jetant un regard en arrière, ils aperçurent le colonel debout sur le trottoir, près de l’extrémité de l’ancienne rue du Saut-au-Matelot, les mains dans les poches et les yeux fixés sur eux avec persistance.
Son regard ne perdit rien de sa sévérité lorsqu’ils s’approchèrent, et les premières paroles de Kitty ne furent pas de nature à le remettre en belle humeur.
Oh! Dick, je vous avais entièrement oublié, s’écria-t-elle avec un rire soudain et inexplicable, interrompu et repris comme si quelque drolatique image eût apparu et disparu alternativement dans son esprit.
—Ma foi, cela peut être un compliment, Kitty; mais il m’est guère compréhensible, dit-il en promenant son regard inquisiteur sur le jeune couple. Je ne sais pas ce que vous direz à l’oncle Jack. Ce n’est pas moi seulement que vous oubliez, c’est toute l’expédition américaine contre Québec.
Le colonel attendit en vain la réponse. Kitty n’osait pas entreprendre une explication, et Arbuton n’était pas homme à paraître se vanter de la part qu’il avait prise à l’aventure, en racontant ce qui s’était passé, lors même qu’il eût aimé à le faire en ce moment.
L’ignorance où se trouvait la jeune fille de ce qu’il avait osé pour elle ajoutait du charme au nouveau sentiment qui s’était emparé de lui; et il aurait voulu, autant que possible, ne pas gâter son bonheur en y mêlant chez Kitty un sentiment de reconnaissance, si agréable que cela eût pu lui paraître, dans une autre occasion. Pour l’instant, il préférait ne pas entrer en explications, afin de garder pour lui la compassion naïve de la jeune fille, et lui mieux permettre d’exprimer par son rire joyeux un soulagement dont elle ignorait la vraie nature.
—Je ne comprends rien à cela, dit le colonel, dont l’esprit lourdement masculin commençait à percevoir le vague soupçon de quelque intrigue amoureuse.
Mais rejetant bien vite cette idée comme absurde:
—Enfin, ajouta-t-il, vous avez fait l’oubli, à moi de pardonner. Tout ce que je réclame de vous maintenant, c’est le plaisir de votre compagnie jusqu’à l’endroit où est tombé Montgomery. Fanny ne voudra jamais croire que je l’aie trouvé, si vous ne venez pas avec moi, allégua-t-il sous forme de dernière instance.
—Oh! sans doute, nous irons, dit Arbuton, parlant sans s’en apercevoir, comme s’il eût été autorisé à le faire pour deux.
Ils entrèrent de nouveau dans les rues plus animées du port, traversèrent la place du marché de la basse-ville, au milieu de laquelle s’élève le marché lui-même, ayant, de chaque côté, des magasins et des maisons d’entrepôt.
Ils suivirent la longue rangée d’échoppes couvertes de toile, regorgeant de denrées et de légumes, ainsi que le vaste escalier plongeant dans le fleuve, et par où les produits de la campagne arrivent au marché.
Toute la place était encombrée de paysans en voiture et de citadins à pied. A un certain endroit, un groupe entourait un char peint à grand frais, au haut duquel une espèce de Yankee à figure de charlatan pérorait dans un français de son crû, pour vendre une médecine américaine brevetée, à son auditoire qui riait sous cape.
Comme cela amusait Kitty, Arbuton trouva que c’était la chose la plus drôle du monde; mais il fut encore beaucoup plus intéressé lorsqu’on fit remarquer au colonel un paysan debout dans un coin, près d’un panier de volailles qu’examinait une acheteuse, comme si c’eût été quelque chose d’extraordinaire, pendant que la foule s’assemblait alentour.
—Il faut beaucoup de monde pour conclure un marché ici, remarqua le colonel. Je suppose qu’ils font sortir la garnison lorsqu’ils vendent un bœuf.
En effet, le marchand et l’acheteur semblaient prendre avis des spectateurs qui discutaient en examinant attentivement la marchandise, comme s’ils n’avaient encore jamais rien vu de si rare que des poules.
A la fin, le paysan prit lui-même le paquet de volailles, et le passa en revue avec beaucoup d’attention.
—Ma foi, dit Kitty, on dirait qu’il n’a pas encore vu ses propres poulets.
Arbuton, qui généralement goûtait si peu les plaisanteries de ce genre, sourit comme si c’eût été la boutade la plus spirituelle et la plus charmante réflexion du monde.
Il fit attendre ses compagnons pour assister à la conclusion du marché; on aurait dit qu’il eût pu rester là indéfiniment.
Mais le colonel avait Montgomery à cœur, et il les pressa d’avancer.
Il les conduisit au-delà du quai de la Reine, le long du chemin des Foulons jusqu’à l’endroit où le flanc escarpé et rugueux du rocher porte un écriteau sur lequel on lit: Ici tomba Montgomery,—bien qu’en réalité il ne soit pas tombé à mi-côte, mais au pied même de l’escarpement, sous la batterie qui l’empêcha de faire sa jonction avec Arnold à la barrière Prescott.
Le lieu a encore un certain aspect sauvage, tant le flanc de la falaise sur laquelle s’élèvent les hautes murailles de la citadelle est aride, tant les quelques têtes de sapins qui sortent des crevasses sont rabougries et déchiquetées par les tempêtes hibernales, tant les maisons sont décrépites par l’âge, et portent sur leurs pans les vestiges des fréquents incendies qui désolent la basse-ville.
Vains détails.
Ni les souvenirs de l’endroit, ni l’apparence du lieu ne purent remettre dans la même direction les pensées de ces touristes si curieusement assortis; et le colonel, après quelques tentatives pour ramener le cours des réflexions sur un terrain commun, dut abandonner Arbuton à ses tendres rêveries, et Kitty à son étonnement de voir son compagnon si changé dans ses rapports avec elle.
Ses complaisances l’intimidaient, tant elle y était peu habituée, et peut-être n’était-elle pas éloignée d’en être surprise comme d’un certain manque de dignité.
—Eh bien, Kitty, dit le colonel, m’est avis que l’oncle Jack aurait fait plus de cas de tout ceci que nous n’en avons fait nous-mêmes. Il aurait au moins constaté le caractère de ces rochers au point de vue géologique!
IX
Où arbuton perd la tête
Après sa promenade, Kitty se rendit comme d’habitude dans la chambre de Mme Ellison; mais en s’asseyant auprès du canapé elle tomba dans une profonde rêverie.
—Qu’avez-vous à sourire? demanda Mme Ellison, après avoir laissé la jeune fille un instant à sa distraction.
—Est-ce que je souriais? demanda Kitty en riant. Je ne m’en apercevais pas.
—Qu’est-il donc arrivé de si drôle?
—Ma foi, je ne sais pas si c’est drôle ou non; je suis même d’avis que ça ne l’est pas du tout.
—Alors qu’est ce qui vous fait rire?
—Je ne sais pas. Est-ce que....
—Allons, ne me demandez pas si vous avez ri, Kitty. Ce serait un peu trop fort. Vous pouvez répondre ou ne pas répondre, c’est votre affaire; mais je n’aime point qu’on se moque de moi.
—Oh! Fanny, comment pouvez-vous penser?... Je songeais à tout autre chose. Mais je ne saurais comment vous en faire part sans montrer M. Arbuton sous un jour un peu risible, et ce ne serait pas très loyal.
—Tiens, vous voilà bien scrupuleuse à son sujet tout à coup, fit Mme Ellison. Vous ne paraissiez pas si disposée à l’épargner, hier. J’ai peine à m’expliquer une conversion si soudaine.
Kitty répondit par un accès de fou rire des plus agaçants.
—Maintenant, dit-elle, je vois bien qu’il faut tout vous dire.
Et elle raconta rapidement ce qui était arrivé à son ami.
—Eh bien, Fanny, fit elle en concluant, je n’ai jamais vu autant de bravoure unie à un pareil sang-froid, et je l’admire plus que jamais; mais je ne puis m’empêcher de voir le revers de la médaille, vous savez.
—Quel revers de la médaille? je ne comprends pas.
—Tenez, vous auriez ri vous-même, si vous aviez vu l’air de grand seigneur avec lequel il renvoya les pauvres diables qui sortaient des maisons voisines pour lui porter secours, la pose superbe qu’il avait en récompensant le petit tonnelier, la manière héroïque dont il s’est séparé de son paletot—qu’il ne peut guère remplacer à Québec—la politesse distraite avec laquelle il s’empara de ma main pour la placer sous son bras, et son départ triomphal avec moi. Mais le comble, Fanny—et elle se courba sous un formidable accès de gaieté longtemps retenue—le comble, c’était le fer, vous savez, le fer rouge du tonnelier; il me semblait voir le chien porter sur son nez, pour le reste de ses jours, la marque qui sert à constater combien chaque tonneau contient de gallons.
—Kitty, ne soyez point... sacrilège, s’écria Mme Ellison.
—Non, je ne suis point sacrilège, répliqua-t-elle, haletante et respirant à peine. Je n’ai jamais autant respecté M. Arbuton; et vous venez d’avouer que je n’ai pas l’habitude d’être aussi scrupuleuse à son égard. Mais, de ma vie, je n’ai jamais été si contente de voir Dick, et d’avoir un prétexte pour rire. Je n’ai pas dit un mot à M. Arbuton, car il n’aurait pas pu, quand même il l’aurait voulu, me laisser rire assez pour en finir. Je marchais péniblement, mais gravement à côté de lui, et ni lui ni moi n’en avons parlé à Dick, conclut-elle, hors d’haleine. Et maintenant je ne vois pas pourquoi je vous conte cela, à vous; cela me paraît méchant et cruel, fit-elle toute contrite et presque pensive.
Ce récit n’avait pas fait rire Mme Ellison.
—Eh bien, Kitty, dit-elle, s’il s’agissait d’une autre jeune fille, je dirais qu’il y a manque de cœur à agir comme vous l’avez fait.
—Je sais que c’est un manque de cœur, Fanny; et vous n’avez pas besoin de faire allusion à nulle autre jeune fille. Je suis sûre cependant de ne pas avoir laissé échapper une seule syllabe qui pût le blesser; au contraire, il s’était montré très désagréable un moment auparavant, et je lui ai tout pardonné lorsque je l’ai vu si mortifié. Vous voyez que je ne manque pas de sentiment.
Mais un instant après, la jeune fille se leva, prit les mains de sa cousine dans les siennes, et s’écria avec explosion:
—Oui, Fanny, j’ai manqué de cœur. Je crains de n’avoir montré ni sympathie ni compassion. J’ai peur d’avoir paru insensible et dure. J’aurais dû songer seulement au danger qu’il avait couru; maintenant il me semble que je n’y ai presque pas pensé. Oh! c’est cruel de ma part d’avoir vu en cela quelque chose de risible. Que puis-je faire maintenant?
—En tout cas, ne perdez pas la tête, Kitty. Il ne sait pas que vous avez ri de lui. Vous n’avez rien à y faire.
—Si fait. Il ne sait pas que j’ai ri de lui; mais il faut vous dire que j’ai ri beaucoup lorsque nous avons rencontré Dick; et que doit-il en penser?
—Il en conclura que vous étiez nerveuse, je suppose.
—Vraiment? vous pensez, Fanny? Oh! je voudrais le croire! Je suis si horriblement mécontente de moi. Hier, à cette même place, je l’accusais de manquer de sensibilité, et dire que j’ai été mille fois pire qu’il n’a jamais été et ne pourrait jamais être! Oh! ma chère, ma chère!
—Kitty, assez! interrompit Mme Ellison; vous me chargez à fonds de train, et me voilà toute confuse de n’être pas plus émue.
—Oh! c’est facile pour vous d’être calme, mais vous ne le seriez pas tant, si vous ne saviez que faire.
—Oui, je le serais, puisque je ne sais que faire, et que je suis calme.
—Mais enfin, comment sortir de là?
Et Kitty retira ses mains de celles de Fanny, et se mit à se les tordre convulsivement.
—Je vais vous dire, ajouta-t-elle tout à coup, en même temps qu’une expression de soulagement s’épanouissait sur sa physionomie; durant tout le temps qu’il demeurera ici, je supporterai tout ce qu’il pourra faire ou dire de désagréable, sans jamais le lui rendre. J’endurerai tout. Je serai si douce! Il pourra me regarder du haut de sa grandeur, me brusquer, me mettre dans le tort tant qu’il voudra. Je ferai si bien qu’il ne pourra point me reprocher ma conduite. O Fanny!
Là-dessus, Mme Ellison promit de la gronder fort pour ces absurdités, l’attira à elle pour l’embrasser, lui assura qu’elle n’avait encouru aucun blâme, mais que, néanmoins, elle approuvait cette détermination de respecter à l’avenir les faiblesses et les préjugés d’Arbuton.
Nous ne savons jusqu’à quel point Kitty aurait mis ses héroïques dispositions en pratique; les déterminations si facilement prises ne sont pas toujours aussi facilement exécutées.
Elle passa la nuit sans dormir, toute à ses bonnes résolutions et à ses projets d’expiation.
Mais, heureusement pour elle, les faiblesses et les préjugés d’Arbuton s’étaient étrangement modifiés.
Le changement qui s’était opéré chez lui, ce jour-là, persista.
C’était toujours Arbuton, mais avec une différence.
Il ne pouvait pas refaire entièrement un caractère qu’il devait à la nature et à son éducation; et peut-être d’ailleurs eût-il été impossible de l’entamer sérieusement sans détruire l’individu lui-même.
Il resta désespérément supérieur au colonel et à Mme Ellison; mais il est difficile d’aimer une femme sans tâcher—au moins avant le mariage—de plaire à ceux qui lui sont chers.
Arbuton avait disputé pas à pas le terrain à sa passion; il avait fait face avec fermeté à cette magie qui, dans les commencements, le charmait chez Kitty.
Plus tard il n’avait rien fait de plus que de se conformer aux exigences de la plus stricte politesse.
Il avait été excessivement tourmenté de savoir si elle pourrait lui convenir, à lui et à son rang dans la société.
Il n’était pas encore sûr que les parents de la jeune fille, inconnus pour lui, ne fussent des gens horriblement vulgaires.
Il était même dans une ignorance complète de la condition sociale et des circonstances où elle avait vécu. Mais il ne la voyait plus que dans le rayonnement de ce qu’il avait osé pour elle, et qu’au reflet du dévouement par lequel il lui semblait l’avoir conquise.
Et il agissait auprès d’elle avec l’abnégation d’un amoureux, ou quelque chose d’analogue, comme qui dirait une tolérance absolue, une patience pleine de tendresse, dans laquelle il aurait été difficile de découvrir une ombre de condescendance cachée.
Il était devenu passablement intime dans la famille.
La blessure de Mme Ellison, malgré de nombreuses imprudences, allait décidément mieux, et quelquefois la malade se payait le luxe, avec l’aide de quelqu’un, de descendre dîner dans la salle à manger.
Mais elle prenait toujours le thé près de son canapé, et Arbuton en faisait autant avec le reste de la famille.
Peu d’heures du jour s’écoulaient sans qu’ils se rencontrassent dans cette intimité familière qui s’établit entre les personnes passant les loisirs de l’été sous le même toit.
Le matin, il retrouvait la jeune fille plus fraîche et plus gaie qu’aucune des fleurs du jardin épanouies sous leurs fenêtres, et gardant encore dans son regard le doux reflet de ses rêves ingénus.
Le soir se passait près d’elle, à la lueur de la lampe qui éclairait ce petit monde intérieur en reléguant dans l’ombre le grand monde du dehors, et qui semblait être le suave rayonnement de la présence de cette jeune fille qui causait, tricotait ou lisait, comme l’ange idéal du foyer.
Quelquefois il l’entendait causer avec Mme Ellison, ou rire à demi-voix après avoir dit bonsoir à celle-ci.
Une nuit il s’éveilla: elle paraissait être à sa fenêtre, regardant le jardin des Ursulines au clair de la lune, et fredonnant des lambeaux de romance.
La rencontrer sur les escaliers ou dans les passages et lui faire place avec un geste, une rougeur, un léger émoi; s’asseoir à table près d’elle trois fois par jour—tout cela exerçait sur lui une fascination puissante.
Il y avait du ravissement dans son châle retombant sur le dossier de sa chaise.
Ses gants reposant sur la table comme des feuilles mortes, et conservant encore la forme de ses mains, étaient pleins d’enchantement; et, chose extraordinaire, ils lui touchaient le cœur d’autant plus qu’il y avait en eux quelque chose de négligé, et que le bout des doigts en était délicieusement usé.
Il trouvait de l’intérêt même dans les conversations à la dérobée qu’elle avait avec Fanny sur l’assemblage des objets et l’assortiment des couleurs.
Ces conversations revenaient plus ou moins souvent, quel que fût le sujet sur le tapis; car il s’élevait toujours dans l’esprit de l’une ou de l’autre des deux femmes quelque question relative aux adaptations qu’on était obligé de faire des toilettes de Mme Ellison aux exigences de la vie quotidienne de Kitty.
Ce secret était un attrait pour leurs cœurs innocents, et les cachettes qu’il nécessitait, les difficultés soudaines qu’il présentait, et les équivoques bien excusables qu’il inspirait, avait tout le piquant de l’intrigue.
Rien n’allait mieux au caractère de Mme Ellison que de parer Kitty pour cette mascarade perpétuelle; et comme les toilettes étaient très jolies et que Kitty était fille d’Eve dans l’âme, comment cela aurait-il pu déplaire à celle-ci?
Leur conversation s’animait de cette joyeuse pensée qu’Arbuton était loin de songer à ce dont il s’agissait.
Il y avait des murmures, des gestes et des rires mystérieux.
Quelquefois il croyait qu’on s’amusait à ses dépens; alors il se joignait à elles, et son erreur redoublait l’hilarité des autres.
Il allait et venait avec elles en toute liberté.
Il n’avait qu’à frapper à la porte de Mme Ellison, pour qu’une voix pleine de sincère cordialité lui souhaitât la bienvenue.
Il n’avait qu’à proposer, et Kitty était toujours prête pour n’importe quelle excursion à travers Québec, où presque toutes leurs heures de promenades passaient comme des rêves.
Les premiers symptômes de l’automne se faisaient sentir:—la fraîcheur du matin, la chaleur encore forte du milieu du jour, les rayons obliques et blafards de l’après-midi, et la pâle splendeur des nuits toutes pleines d’aurores boréales.
Jamais ville ne fut plus minutieusement explorée; mais aussi nulle ville n’est plus féconde en objets intéressants.
Kitty aimait l’endroit avec passion, et l’amour qu’Arbuton avait pour elle faisait partager jusqu’à un certain point à celui-ci cette espèce de patriotisme d’adoption.
—Je n’avais pas l’idée que vous pussiez tenir à cela, vous autres gens de l’Ouest, dit-il un jour. Je m’imaginais que votre esprit était principalement tourné vers les choses neuves et symétriques.
—Mais comment avez-vous pu croire cela? demanda Kitty avec douceur. C’est justement parce que nous sommes entourés par trop de choses neuves et symétriques, que nous aimons ce qui est vieux et irrégulier. L’Europe me plairait peut-être plus qu’à vous-même. Il y a une vieille maison de campagne abandonnée près d’Eriécreek, tombant en ruine au milieu des touffes sauvages d’églantiers et de cognasses; c’était pour moi une merveille d’antiquité, parce qu’elle datait de 1815. Vous pouvez juger de mes impressions au milieu d’une ville fondée il y a trois siècles, qui a subi tant de sièges et d’assauts, et qui semble la reproduction pittoresque de tant de magnifiques vieilles cités que je ne verrai jamais.
—Oh! peut-être les verrez-vous quelque jour! dit-il, entraîné par l’enthousiasme de la jeune fille.
—Je n’y tiens pas quant à présent. Québec me suffit. J’adore cet endroit. Je voudrais ne jamais le quitter. Il n’y a pas un détour, une encoignure, un toit en fer-blanc, une lucarne ou une pierre grise qui ne me semble quelque chose de précieux.
Arbuton se mit à rire.
—Eh bien, vous serez pour moi la souveraine de Québec, dit-il. Allons-nous faire sortir les troupes de la garnison?
—Non; à moins que vous ne puissiez évoquer à leur place les soldats de Montcalm.
Et tout en causant ainsi, ils passaient en flânant sous les portes de la ville, et s’aventuraient dans les faubourgs, jusqu’à ce qu’ils rencontrassent quelque vieille église aux lambris dénudés, où certains pauvres dévots bien humbles vénéraient quelque saint devant l’image duquel brillait une lampe allumée.
Ou bien, ils longeaient les murs élevés de quelque couvent d’où montaient les voix au timbre étrange et métallique des religieuses chantant leurs hymnes à l’intérieur.
Quelquefois ils passaient de longues heures sur l’Esplanade, sous l’empire du sentiment de mélancolie que font naître les objets négligés et qui commencent à tomber en décrépitude.
Ils marchaient de long en large sur la pelouse que rayait l’ombre svelte des peupliers; ou bien, complètement étrangers aux choses qui les entouraient, ils s’asseyaient pour causer sur l’affût des gros canons rouillés, pendant qu’une araignée tissait sa toile dans la bouche d’un mortier, que les herbes se penchaient sur les pyramides de boulets démantelées, que les enfants s’ébattaient çà et là, que les bonnes prêtaient l’oreille aux propos amoureux de quelques galants sous-officiers, et qu’une sentinelle en habit rouge allait et venait paresseusement devant sa guérite.
Les jours où il y avait de la musique, ils allaient écouter la fanfare dans le jardin du Gouverneur, et là assistaient aux flirtations entre le beau monde de la vieille capitale et les officiers aux favoris blonds.
Pendant les belles soirées, ils se mêlaient à la foule qui encombrait la terrasse Durham, tandis que le fleuve, avec ses lumières marines, et la basse-ville avec ses réverbères, se dessinaient comme un firmament terrestre à deux cents pieds au-dessous d’eux, que la ville de Lévis brillait et scintillait sur la rive opposée, et que sur leur tête, dans le nord, l’aurore boréale secouait avec légèreté ses flottantes banderoles violettes et cramoisies.
Ils aimaient à gravir les marches du Casse-Cou, qui sautent de la haute à la basse ville, près de la barrière Prescott.
Ce vieil escalier rappelait Naples et Trieste à Arbuton, tout en charmant Kitty par le pittoresque sans pareil de ses vieilles tavernes et de ses vieilles boutiques, avec leurs fenêtres élevées et garnies de pots de fleurs.
Ils s’arrêtaient à regarder les géraniums et les fushias, en pensant à autres choses, pendant que les excellents oisifs de l’endroit s’avançaient sur le pas de leurs portes, et se mettaient à regarder en l’air avec eux.
Ces braves gens reconnaissaient le beau jeune homme blond et la charmante jeune fille aux yeux gris—car les habitants de Québec ont tout le temps de remarquer les étrangers qui passent quelques jours dans leur ville; et, contrairement à celles des touristes qui ne font que passer, les figures de Kitty et d’Arbuton leur étaient devenues familières.
De son côté, le jeune couple avait séjourné assez longtemps dans l’endroit pour ne pas se sentir confondu avec la masse banale des oiseaux de passage.
A la maison, un de leurs recoins favoris était la fenêtre regardant sur le jardin des Ursulines.
Deux chaises étaient là face à face.
En passant, il était difficile pour un des deux jeunes gens de ne pas se laisser choir un instant sur une d’elles, ce qui paraissait avoir pour inévitable conséquence d’attirer son compagnon sur la chaise d’en face.
Ils restaient là souvent des matinées entières, causant à bâtons rompus, de choses et d’autres, contemplant à loisir et en silence les religieuses qui se promenaient de long en large dans le jardin.
Ils cherchaient des yeux la nonne svelte et mélancolique et la petite sœur dodue et joyeuse que Kitty avait adoptées, et qu’elle avait représentées à son ami comme une allégorie de l’existence en général, avec ses inévitables contrastes.
Et ils aimaient à s’imaginer que l’influence de l’une ou de l’autre des deux nonnes était dans son ascendant, suivant que le sujet de leur propre conversation était triste ou gai.
Dans leurs rapports entre eux, les grandes personnes sont assez semblables aux enfants; elles aiment à revenir souvent sur les mêmes choses, et celles-ci leur plaisent quelquefois d’autant mieux qu’elles sont plus futiles.
Parfois Kitty arrivait avec un livre à la main—un doigt entre les feuillets pour marquer le passage; c’était tantôt un nouveau roman, tantôt quelque édition de Longfellow—objet de piraterie littéraire lâchement acheté dans quelque librairie de Québec.
Alors Arbuton demandait à voir le livre, et se mettait à lire pour elle de la prose ou des vers durant des heures entières.
Il jouait son rôle moitié sérieux moitié comique de soupirant avec autant d’avantage que la plupart des hommes; et certaine influence, à laquelle il ne pouvait ni ne voulait résister, le façonnait à tout ce que ce rôle a d’absurde et de charmant.
De temps à autre, en faisant appel à ses souvenirs, et en tâchant de faire bravement face aux conséquences possibles, il amenait doucement la conversation sur Eriécreek, et tâchait de se créer une idée moins confuse de l’endroit, ainsi que de la demeure et des amis de Kitty.
Et même alors, le présent était si agréable et si rempli de contentement, que ses pensées, lorsqu’elles se tournaient vers l’avenir, ne rencontraient plus les obstacles qui l’avaient fait si longtemps hésiter.
Quel que fût le passé de la jeune fille, il trouverait bien le moyen de relâcher les liens qui l’y rattachaient.
Un an ou deux en Europe, et il ne resterait plus de traces d’Eriécreek.
Sans aucun effort de sa part à lui, la vie de Kitty s’adapterait à la sienne, et cesserait d’être liée à celle des gens de là-bas.
Enfin tous les caprices de son imagination—et c’est à peine s’ils avaient un but—s’accomplissaient l’un après l’autre dans les péripéties d’une vague et fugitive rêverie, pendant que les jours s’écoulaient, que l’ombre du lierre suspendu à la fenêtre où ils s’asseyaient—au soleil ou au clair de la lune—flottait sur la joue de Kitty, et que le fushia caressait les cheveux de la jeune fille de sa fleur violette et cramoisie.
X
Arbuton parle
Mme Ellison était à peu près guérie.
Elle avait déjà visité deux fois les magasins de la rue de la Fabrique; et son complet rétablissement ne rencontrait plus d’autre entrave que les délais apportés par la modiste à la confection d’une robe de soie trop précieuse pour être risquée en pièce à la merci des douaniers de la frontière.
En outre, bien que le colonel commençât à devenir impatient, la jeune femme n’était pas fâchée de remettre encore un peu son départ, dans l’intérêt d’une cause à laquelle elle avait fait volontairement l’offrande de ses souffrances.
Sur les derniers temps, Kitty avait montré bien peu de reconnaissance pour le dévouement infatigable de Fanny.
Elle avait l’ingratitude de se refuser de plus en plus aux confidences qu’on essayait de provoquer d’une façon détournée; elle résistait ouvertement à des attaques directes, même en matière de faits.
Mais, s’il répugnait à Kitty de tout confier à sa cousine, c’était peut-être parce que cela se réduisait à bien peu, ou parce qu’une jeune fille n’a pas, ou n’est pas censée avoir l’esprit à certaines choses, ou même les ignore entièrement, jusqu’à ce qu’elles lui soient précisées par la personne la plus autorisée à savoir ce qu’elle pense.
Le rêve au milieu duquel la jeune fille vivait était agréable et beau; son imagination en était pleinement satisfaite, et son intelligence agréablement bercée.
Ce rêve passait d’une phase à une autre sans se heurter aux angles de la réalité, et en apparence ne se reliait d’aucune façon ni au passé ni à l’avenir.
Elle-même paraissait ne pas y être plus concernée ni en être plus responsable, que si elle eût simplement joué le rôle d’une héroïne de roman.
La dernière semaine que nos amis devaient passer à Québec tirait à sa fin, et il ne leur restait plus que deux ou trois devoirs de touristes consciencieux à remplir.
Or, parmi les rares endroits intéressants qu’ils n’avaient pas encore vus, le principal était l’emplacement de l’ancien établissement des jésuites à Sillery.
—Ce serait mal de ne pas visiter cela, Kitty, dit Mme Ellison, qui, suivant son habitude, avait arrangé d’abord les détails de l’excursion, et maintenant l’annonçait. C’est l’une des plus importantes curiosités de l’endroit, et l’oncle Jack ne vous pardonnerait pas de l’avoir négligée. C’est même honteux de ne pas y avoir songé plus tôt. Je ne puis pas y aller avec vous, car je ménage mes forces pour notre pique-nique au Château-Bigot demain; mais je veux, Kitty, que vous veilliez à ce que le colonel voie bien tout. J’ai eu assez de peine, Dieu le sait, à analyser les faits pour lui.
Ceci se passait au moment où Kitty et Arbuton, assis dans le salon de Mme Ellison, attendaient le colonel retardataire, qui avait couru à l’hôtel Saint-Louis, et qui devait être de retour un instant après.
Cet instant était passé.
On lui accorda un quart d’heure de grâce, puis une demi-heure de magnanimité mécontente, mais point de colonel!
Mme Ellison commença par dire que c’était parfaitement abominable, ce qui la mit dans l’impossibilité de pouvoir plus tard rien ajouter de plus énergique que le mot: par trop vexant.
—Mais c’est que l’heure avance, dit-elle à la fin. Il est inutile d’attendre plus longtemps, si vous avez l’intention d’y aller aujourd’hui,—et c’est le seul jour qui vous reste. Ainsi vous feriez mieux de partir sans lui. Je ne puis me faire à l’idée de vous voir manquer cela.
La-dessus les deux jeunes gens se levèrent et partirent.
Quand le gentilhomme de haute lignée, Noël Brulart de Sillery, chevalier de Malte, l’un des courtisans de Marie de Médicis, abandonna les vanités du monde pour embrasser le sacerdoce, le Canada était la mission à la mode, et le noble néophyte donna la mesure de son esprit d’abnégation en consacrant ses grands biens à la conversion des sauvages infidèles.
Il fournit aux jésuites l’argent nécessaire pour entretenir un établissement religieux près de Québec; et cet établissement de Peaux-Rouges convertis au christianisme prit le nom euphonique du donateur, nom que l’endroit porte encore aujourd’hui.
Il devint tout de suite important comme la première résidence des jésuites et des religieuses de l’Hôtel-Dieu, qui, là, travaillèrent et souffrirent pour la religion, en butte aux horreurs de la pestilence, aux rigueurs de l’hiver et aux attaques des Iroquois.
Ce fut le théâtre de scènes miraculeuses, de martyres, de choses extraordinaires de toutes sortes, et le foyer de l’évangélisation indienne.
Bien peu d’événements de l’histoire si pittoresque de Québec lui ont été étrangers.
Du reste, l’endroit est digne d’être visité, autant pour la beauté sauvage du site que pour ses héroïques traditions.
A environ une lieue de la, ville, au point où l’irrégulière muraille de roc sur laquelle Québec est bâtie s’éloigne du fleuve, un vaste tapis de verdure s’étend entre le bord de l’eau et le pied du rocher couvert de bois.
C’est là que se trouvaient la mission et le village indien.
Encore aujourd’hui la puissante structure qui servit de première demeure aux jésuites est là—modernisée, naturellement, et consacrée à des usages profanes—mais solide comme autrefois, et bonne encore pour un siècle.
Alentour s’étend tout un monde de piles de bois d’équarrissage, couvrant toute la surface d’une anse profonde, l’une des nombreuses échancrures que présentent les rives du Saint-Laurent.
Un village de pauvre apparence s’échelonne le long de la route, sur le bord du fleuve.
De lourds bâtiments ancrés dans le chenal prennent leur cargaison de bois pour l’Europe; un gros bourg luit dans les bois de la rive opposée; il ne faudrait rien qu’un climat un peu plus favorable pour faire de ce lieu l’un des plus charmants endroits qu’on puisse rêver.
La voiture qui renfermait Kitty et Arbuton roula vers Sillery, en passant par le chemin Saint-Louis.
Déjà le feuillage jaloux, sous lequel se cachent les jolies villas et les habitations princières de ce faubourg aristocratique, se parait çà et là des teintes rouges et jaunes de l’automne.
Çà et là dans les champs une vigne sauvage rougissait le gazon.
Des cerises à grappes retardataires mûrissaient encore dans le détour des haies; l’air était rempli du cri mélancolique des grillons et des sauterelles, et s’imprégnait de cette indicible tristesse qui annonce la fin de l’été.
Le cœur des deux jeunes gens se ressentait de cette influence rêveuse.
Le cocher comprenait à peine quelques mots d’anglais, et leur conversation pouvait sans inconvénient aborder ces sujets naïvement personnels, prendre ce ton d’autobiographie psychologique qui caractérise les intimités croissantes entre deux jeunes gens—conversations dans lesquelles chacun d’eux apparaît à l’autre comme un être tout à fait exceptionnel, avec des idées, des émotions et des sentiments d’autant plus uniques, qu’ils sont absolument communs à l’un et à l’autre.
La lieue qui sépare Québec de Sillery avait paru bien courte, lorsque, quittant le chemin Saint-Louis, le cocher tourna bride dans la direction du fleuve, et s’engagea dans la route tortueuse et sauvage qui descend vers la rive.
Nos jeunes amis ne songeaient pas beaucoup à la vieille mission.
Néanmoins ils mirent pied à terre et visitèrent le petit enclos où s’élevait autrefois la chapelle des jésuites, dont on voit encore les fondations à fleur de sol.
Ils lurent l’inscription sur le monument érigé dernièrement par la municipalité à la mémoire du premier missionnaire jésuite venu au Canada et mort à Sillery.
Puis il leur sembla n’avoir rien de mieux à faire qu’à admirer les puissants radeaux et les piles de bois.
L’intérêt qu’ils semblaient prendre à l’endroit piqua la curiosité de Sillery; un petit Français entra dans la cour de la chapelle, et donna à Kitty une brochure sur l’histoire de la localité, sans vouloir accepter aucun paiement.
Une jeune femme, une Anglaise à physionomie sympathique, sortit d’une maison d’en face, et demanda en hésitant si l’on n’aimerait pas à visiter la mission.
Elle les introduisit à l’intérieur, leur montra comment l’ancien édifice avait été masqué par la construction moderne, et leur fit remarquer, par les profondes embrasures des fenêtres, que les murs avaient trois pieds d’épaisseur.
Les plafonds étaient bas et les pièces bizarrement disposées; mais le tout empruntait une certaine grandeur à sa solidité.
Il était aisé de se figurer les prêtres en soutane noire, ou les religieuses en robe grise, dans ces chambres obscures, témoins maintenant d’un genre de vie si différent.
En arrière il y avait une terrasse gazonnée, puis le rocher au flanc boisé s’élevait à pic.
—Si vous voulez monter là-haut, dit l’active petite cicerone à Kitty, lorsque son mari fut entré et eut poliment souhaité la bienvenue aux étrangers, je vous montrerai ma propre chambre qui est aussi ancienne que n’importe laquelle.
Les hommes restèrent en bas et les deux femmes montèrent dans une chambre tapissée et meublée dans le goût moderne.
—Nous avons été obligés de démolir le vieil escalier, continua la jeune femme, pour introduire notre bois de lit.
Ce dernier article était une magnifique pièce d’ébénisterie qui, suivant la propriétaire, méritait bien qu’on lui fit ce sacrifice.
Puis celle-ci indiqua plusieurs restes de la vieille bâtisse.
—C’est un curieux endroit de résidence; mais nous sommes ici pour l’été seulement.
Et elle se prit à expliquer tout naïvement comment les affaires de son mari les avaient forcés de quitter Québec et de s’établir à Sillery pour la saison.
Elle descendait l’escalier à la suite de Kitty, lorsqu’elle ajouta:
—C’est la première fois que je suis dans mes meubles, vous savez, et tout naturellement cela me paraîtrait étrange même ailleurs; mais vous ne pouvez pas vous faire une idée comme c’est curieux ici. Je suppose, fit-elle avec un léger embarras—mais comme si sa confidence méritait quelque retour, au moment où Kitty rendue au bas de l’escalier se retrouvait face à face avec Arbuton, qui s’apprêtait à monter à son tour avec le mari de la jeune femme—je suppose que ceci est votre voyage de noces.
Une angoisse subite saisit la jeune fille et lui fit monter le feu au visage.
Ainsi ce qui n’était pour elle qu’une agréable aventure paraissait aux autres comme la plus sérieuse preuve d’amour qui pût exister entre Arbuton et elle. Il n’y avait là pour les étrangers ni rêve, ni rôle dramatique, ni personnages de roman.
Bien plus, pour quelqu’un au moins, cela s’illuminait même des doux rayons de la lune de miel!
Et comment pouvait-il en être autrement?
Ici, dans cette région vers laquelle se dirigeaient fatalement tous les nouveaux époux—au point que cela en était devenu banal, et qu’elle se rappelait avoir entendu Mme March s’excuser presque d’y faire son premier voyage de femme mariée—comment deux jeunes gens, seuls comme ils étaient, auraient-ils pu ne pas être pris pour mari et femme.
Et le pis, c’est qu’il devait, lui, avoir entendu la fatale question.
La pâleur du jeune homme contrastait avec la rougeur de Kitty qui lui trouva l’air grave.
Il monta l’escalier à son tour, et elle prit un siège pour l’attendre.
—J’en ai tant vu, de ces couples américains, quand je vivais à la ville! continua l’affable petite maîtresse de maison. Mais je ne crois pas qu’il en vienne beaucoup à Sillery. Au fait vous êtes le seul qui soit encore venu cet été; et en vous voyant prendre intérêt à la vieille mission, j’ai cru que vous ne seriez pas fâchés si je vous adressais la parole pour vous inviter à entrer dans la maison. La plupart des Américains ne restent que juste le temps de visiter la citadelle, les plaines d’Abraham, et la chute de Montmorency, et puis repartent. Il me semble que cela devrait être fatigant pour eux de toujours recommencer la même chose. Mais au fait ce ne doit pas être toujours les mêmes....
Il n’était pas raisonnable de la part de Kitty de laisser son interlocutrice s’évertuer ainsi à soutenir la conversation.
Elle lui manifesta son contentement d’avoir visité le vieil édifice, ainsi que sa vive reconnaissance pour une si cordiale invitation.
Elle ne détrompa point la jeune femme, c’était plus simple; et lorsque reparu son compagnon, elle prit congé de ces bonnes gens emportant on ne sait quelle secrète satisfaction de ce qu’ils s’étaient mépris à son sujet.
Pourtant, comme la jeune femme et son mari se tenaient près de la voiture, répétant leurs adieux, elle aurait voulu retarder indéfiniment le départ, tant elle redoutait de se trouver en tête-à-tête avec Arbuton.
Mais aussitôt qu’elle fut seule avec lui, son esprit s’exalta. Pendant qu’ils cheminaient sous l’ombrage de la falaise, elle se mit à discourir avec une verve intarissable sur les objets intéressants de la route.
Elle s’extasia sur la beauté du fleuve large et tranquille, avec ses navires à l’ancre.
Elle faisait des réflexions badines sur le village à travers lequel ils passaient, avec ses portes ouvertes et le repas du soir fumant sur le grand poële encadré dans la cloison de chacune de ces demeures proprettes. Elle attira l’attention de son compagnon sur les deux grands escaliers qui escaladent le rocher, et conduisent des chantiers de bois aux plaines d’Abraham, et sur l’armée de travailleurs, qui, une petite chaudière à dîner à la main, montaient le long de cette rampe si difficile autrefois, pour regagner leurs quartiers dans le faubourg Saint-Roch.
Elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour rester maîtresse de la conversation et se tenir personnellement hors de question.
Un bout du village était peuplé par des Français; c’était propret gentil.
Mais, un peu plus loin, la route commença à pulluler d’Irlandais, et cessa d’être un sujet de discours intéressant.
Alors le silence contre lequel elle avait tant lutté, tomba sur eux et les enveloppa comme d’un cercle magique, qu’elle ne put réussir à rompre.
Il eût été mieux pour le succès d’Arbuton de respecter ce silence.
Mais un échec était pour lui invraisemblable; il avait si longtemps regardé cette jeune fille de haut en bas, disons le mot, qu’il ne pouvait pas s’imaginer qu’elle pût hésiter un instant à accepter l’offre de son cœur.
En outre, un sentiment de magnanime obligation se mêlait à son amour confiant, car elle devait savoir qu’il avait entendu ce que la jeune femme avait dit à la mission.
Peut-être laissa-t-il ce sentiment donner une certaine couleur à sa démarche, si légèrement que cela fût.
Il manqua de ce tact délicat si nécessaire à l’heure suprême.
Il ne sut pas attendre, et il parla, pendant que tout, chez la jeune fille, le sang de ses veines et chaque fibre de son être, demandait grâce.
XI
RÉPONSE DE KITTY
Le crépuscule jetait ses dernières lueurs lorsque Kitty entra dans la chambre de Mme Ellison, et se laissa choir en silence sur la première chaise venue.
—Le colonel a rencontré un ami à l’hôtel, ce qui lui a fait oublier l’expédition, dit Fanny; il n’y a qu’une demi-heure qu’il est rentré. Mais c’est tout aussi bien. Je suis sûre que vous vous êtes parfaitement amusés. Où est M. Arbuton?
Kitty éclata en sanglots.
—Quoi? est-ce qu’il lui serait arrivé quelque chose? s’écria Mme Ellison en se précipitant vers elle.
—A lui? non! Qu’est-ce qui aurait pu lui arriver? demanda Kitty d’un ton piqué.
—Eh bien, alors, vous serait-il arrivé quelque chose, à vous?
—Je ne sais si cela peut s’appeler ainsi, mais je suppose que vous serez satisfaite maintenant, Fanny. Il m’a demandée en mariage.
Kitty prononça ces derniers mots avec une certaine violence, comme si, puisque la chose devait se dire, elle eût désiré s’en débarrasser au plus vite.
—Oh! ma chère! s’écria Mme Ellison, sans y mettre rien de ce sentiment de satisfaction qu’on devait attendre chez une entremetteuse de mariages qui voit ses plans réussir.
Tant qu’il s’était agi d’un mariage dans la portée abstraite du mot, elle n’avait pas cessé d’y travailler.
Mais, du moment qu’il s’agissait particulièrement de l’union de Kitty avec ce M. Arbuton qui, en réalité, leur était presque inconnu, et pour qui, au fond de son cœur, sa sympathie ne dépassait pas ce qu’elle savait de lui, c’était une autre affaire.
Mme Ellison était effrayée de son triomphe, et elle se prit à songer qu’un échec aurait été plus facile à subir.
Est-ce que les deux jeunes gens se convenaient aucunement?
Aurait-elle consenti à voir sa pauvre Kitty enchaînée pour la vie à cet égoïste impassible, dont le mérite même inspirait de l’éloignement, dont la modestie même semblait vous rabaisser et vous humilier?
Mme Ellison ne pouvait se poser la question avec modération ni dans un sens ni dans l’autre; elle était maintenant injuste envers Arbuton sans aucun doute.
—Avez-vous accepté? murmura-t-elle tout doucement.
—Accepté? répéta Kitty; non!
—Oh! ma chère! soupira de nouveau Mme Ellison, en se disant que ceci n’était guère préférable, et n’osant pas s’aventurer plus loin dans ses interrogations.
—Je suis dans une perplexité extrême, dit Kitty, après avoir attendu une question qui ne venait pas. J’ai besoin que vous m’aidiez à réfléchir.
—Avec plaisir, ma chérie. Mais je ne sais pas de quelle utilité je puis être pour vous. Je commence à m’apercevoir que je ne suis pas très forte sur la réflexion.
Kitty, qui désirait principalement voir la situation se dessiner plus distinctement devant elle, ne fit aucune attention à cet aveu, et se mit à raconter tout ce qui s’était passé.
Le crépuscule lui prêtait sa pénombre; et dans cette obscurité favorable, elle eut le courage de bien représenter tous les faits, même avec leur côté plaisant.
—C’était bien solennel, comme vous devez vous l’imaginer; et j’étais effrayée, dit-elle; mais je me suis efforcée de ne pas me laisser surprendre, en disant oui, simplement parce que c’était ce qu’il y avait de plus facile à faire. Je lui ai dit que je ne savais pas,—et c’était vrai; que j’avais à y songer,—et c’était encore vrai. Il n’a pas été bien généreux, et m’a dit qu’il s’était figuré que j’avais déjà eu le temps d’y réfléchir. Il ne paraissait pas bien comprendre—ou bien je n’ai pas su m’expliquer—quelles avaient été mes impressions jusque-là.
—Il pourrait certainement dire que vous l’avez encouragé, remarqua Mme Ellison toute pensive.
—Encouragé, Fanny! Comment pouvez-vous m’accuser d’une pareille indélicatesse?
—Il n’y a pas d’indélicatesse en cela. Les hommes ont besoin d’être encouragés; sinon, ils n’auraient jamais la hardiesse nécessaire. Ils sont naturellement si timides.
—Je ne pense pas que M. Arbuton soit si timide. Il paraissait croire qu’il n’avait qu’à demander pour la forme, et que de mon côté je n’avais rien à objecter. Qu’a-t-il jamais fait pour moi? Ne m’a-t-il pas, au contraire, été souvent fort désagréable? Il n’aurait pas dû parler immédiatement après ce qu’il venait d’entendre. C’était si mal à lui. Et puis, comment peut-il ignorer que les jeunes filles ne peuvent pas être là-dessus aussi certaines d’elles-mêmes que les hommes, ou, si elles le sont, ne peuvent pas le savoir juste au moment où on le leur demande.
—En effet, interrompit Mme Ellison, les jeunes filles sont comme cela. Je pense sincèrement que la plupart d’entre elles—quand elles sont jeunes comme vous, Kitty—ne pensent jamais au mariage comme la conséquence finale de leurs petites trames amoureuses. Tout ce qu’elles ambitionnent, c’est que les attentions galantes et le roman se continuent indéfiniment, et n’amènent rien de plus sérieux. Et l’on ne devrait pas les en blâmer, quoiqu’on le fasse souvent.
—Certainement, dit vivement Kitty, c’est cela; c’est ce que j’étais à me dire. Voilà la raison pour laquelle une jeune fille doit avoir du temps pour se décider. Je suppose qu’on vous en a donné, à vous.
—Oui, deux minutes. Le pauvre Dick retournait à son régiment, et se tenait là, debout, sa montre à la main. Je dis non d’abord, et puis je le rappelai, pour me reprendre. Mais, Kitty, si le roman s’était terminé sans qu’il vous eût rien déclaré, vous n’auriez pas aimé cela non plus, dites.
—Non, avoua Kitty en tremblant; je crois que non.
—Eh bien, alors, voyez-vous, c’est un grand point en sa faveur. Quel délai avez-vous demandé, ou vous a-t-il accordé?
—J’ai promis de lui donner une réponse avant notre départ de Québec, répondit Kitty avec un profond soupir.
—Est-ce que vous n’êtes pas déjà décidée?
—Je ne sais. Voilà ce que vous devez m’aider à trouver.
Mme Ellison fut quelque temps sans parler.
—Eh bien, dit-elle enfin, je suppose qu’il va falloir remonter jusqu’au commencement.
—En effet, soupira Kitty.
—Vous avez senti d’abord un certain attrait pour lui, la première fois que vous l’avez vu, n’est-ce pas? demanda Mme Ellison avec insinuation, tout en s’efforçant d’être systématique et suivie, par un effort mental dont nous ne pouvons donner une idée.
—Oui, répondit Kitty.
Puis elle ajouta plus bas:
—Mais je ne puis m’expliquer quelle sorte d’attrait. Je l’admirais, je suppose, pour sa beauté, son élégance, et pour l’exquise distinction de ses manières.
—Continuez, fit Mme Ellison. Et quand vous l’avez mieux connu?
—Mais nous avons déjà parlé de cela, Fanny.
—C’est vrai, mais nous ne devons rien omettre, reprit Mme Ellison sur un ton d’exactitude judiciaire qui fit sourire Kitty.
Mais celle-ci reprit son sérieux bien vite.
—Plus tard, reprit-elle, je ne puis dire s’il me plaisait ou non, ni même s’il cherchait à me plaire. M’est avis qu’il agissait d’une façon assez étrange pour un homme... épris. Je me sentais troublée et mal à l’aise avec lui. Il paraissait toujours se rendre aimable par pure condescendance.
—C’était peut-être un simple effet de votre imagination, Kitty.
—Peut-être; mais je n’en étais pas moins troublée.
—Et depuis?
—Depuis—c’est-à-dire après notre excursion à l’endroit où Montgomery fut tué—il m’a paru complètement changé. Il s’efforçait d’être agréable, et semblait faire tout en son pouvoir pour se faire aimer. Je ne puis m’expliquer cela. Il était rempli d’attentions pour moi, et se conduisait à mon égard—sans s’en douter probablement—comme s’il eût eu des droits sur ma personne. Cependant c’est peut-être là encore un effet de mon imagination. Il est bien difficile d’analyser ce qui s’est passé entre nous pendant ces deux dernières semaines.
Kitty se tut, et Mme Ellison resta quelque temps silencieuse, puis tout à coup:
—Quand il agissait comme s’il avait eu des droits sur vous, demanda-t-elle, est-ce que cela vous était désagréable?
—Je ne saurais dire. Il y avait là un peu de prétention de sa part. Je ne sais pas pourquoi il agissait ainsi.
—Avez-vous du respect pour lui?
—Mais, Fanny, je vous ai toujours dit que je respectais en lui bien des choses.
Mme Ellison avait les faits devant elle; il s’agissait d’en faire l’addition, et d’en tirer une conclusion. Elle se redressa sur son siège, et se mit à examiner sa tâche.
—Eh bien, Kitty, dit-elle, je vais vous dire: je ne sais vraiment que penser, mais je puis vous affirmer ceci: s’il vous a plu d’abord, et déplu ensuite, et qu’il soit devenu plus agréable subséquemment, et que sa manie d’agir comme s’il eût eu des droits sur vous ne vous a point choquée, et si vous le respectez, sans cependant le trouver charmant....
—Mais il l’est, charmant, à sa façon. Il l’a été dès le commencement. Dans un roman, ses manières froides, dédaigneuses, protectrices auraient été tout ce qu’il y a de plus attrayant.
—Alors pourquoi ne l’avez-vous pas accepté?
—Pourquoi? répondit Kitty entre le rire et les pleurs: c’est que nous ne faisons pas un roman, et je ne sais pas si je l’aime ou non.
—Mais pensez-vous que vous pourriez l’aimer?
—Je n’en sais rien. Sa demande a réveillé en moi tous les doutes que j’avais à son sujet, et m’a fait oublier les deux dernières semaines. Je ne sais pas si je l’aime. Si je l’aimais, est-ce que je n’aurais pas plus de confiance en lui?
—Eh bien, que vous ayez de l’amour ou non, je vais vous dire ce que vous êtes, Kitty, s’écria Mme Ellison, agacée par cette indécision, et soulagée de ce que l’alternative, quelle qu’elle fût, était remise d’un jour ou deux.
—Quoi?
—Vous êtes....
Mais à ce moment psychologique le colonel entra dans la chambre en flânant, et Kitty s’esquiva.
—Richard, dit gravement Mme Ellison et sur ce ton de reproche accusateur qui lui était ordinaire, vous savez ce qui est arrivé, je suppose.
—Non, ma chère, pas du tout; mais ça ne fait rien, je le saurai bientôt sans doute.
—Mon Dieu, je voudrais bien que vous fussiez un peu plus sérieux pour une fois. M. Arbuton a demandé Kitty en mariage.
Dans sa surprise, le colonel laissa échapper un coup de sifflet sec et rapide. Mais il ne hasarda aucune réflexion plus nettement formulée.
—Oui, reprit la jeune femme en réponse au coup de sifflet de son mari, et cela me contrarie horriblement.
—Tiens, mais je pensais que vous aviez de l’affection pour lui.
—Non, je n’avais pas d’affection pour lui; mais je croyais qu’il aurait pu être un bon parti pour Kitty.
—Et ne l’est-il pas?
—Elle n’en sait rien.
—Elle n’en sait rien?
—Non.
Le colonel écouta silencieusement le récit que Mme Ellison lui fit de toute l’affaire, et de l’indécision dans laquelle Kitty se trouvait. Alors il s’écria avec véhémence, et comme dans un accès de surprise envahissante:
—Voilà la chose la plus étonnante du monde. Qui se serait jamais imaginé que ce morceau de glace pût être amoureux?
—Est-ce que je ne vous l’ai pas toujours dit?
—Oui, certainement; mais cela pouvait s’interpréter de deux manières. Vous pourriez découvrir de la passion dans les yeux d’une pomme de terre, vous.
—Colonel Ellison, dit Fanny d’un ton sévère, dans quel but supposez-vous qu’il soit resté ici autour de nous depuis un mois? Pourquoi serait-il encore à Québec? Pensez-vous que c’est par compassion pour moi, ou parce qu’il trouvait votre compagnie si agréable?
—Ma foi, je supposais qu’il nous trouvait tolérables, et prenait quelque intérêt à Québec.
Mme Ellison ne fit aucune réponse, mais regarda son mari avec un air de dédain qui—heureusement pour le colonel—se perdit dans l’obscurité.
Enfin elle prétendit qu’en fait d’aveuglement les chauves-souris ne sont rien comparées aux hommes, car n’importe quelle chauve-souris aurait vu clair dans ce qui se passait.
—Il est vrai, remarqua le colonel, que j’ai eu une ombre de soupçon, le jour de cette affaire de Montgomery. Ils paraissaient confus tous les deux, lorsque je les rencontrai au bout de la rue, et ni l’un ni l’autre ne savaient que dire. Cependant, plus tard, cela m’avait semblé suffisamment expliqué par cette aventure que vous m’avez racontée. Dans le temps, je n’ai pas fait grande attention à la chose. L’idée qu’il fût amoureux me paraissait trop ridicule.
—Etait-ce si ridicule lorsque vous étiez amoureux de moi?
—Non; et cependant ma présente condition n’est pas une preuve que c’était fort sage, Fanny.
—Oui, voilà bien les hommes! Aussitôt que l’un d’eux est heureusement marié, il s’imagine qu’il ne doit plus y avoir d’amour en ce bas monde, et il ne peut concevoir que deux jeunes gens puissent s’éprendre l’un de l’autre.
—C’est à peu près cela, Fanny. Mais admettant, simplement pour les besoins de la discussion, que maître Boston ait demandé Kitty en mariage, et qu’elle ne sache pas si elle doit l’accepter ou non, qu’avons-nous à voir là-dedans? Je ne l’aime pas assez pour plaider sa cause; et vous? Quand Kitty sera-t-elle prête à répondre?
—Elle doit répondre avant notre départ d’ici.
—De sorte qu’il est condamné à rester ici dans l’incertitude durant deux jours! C’est un peu dur, cela, Fanny; qu’est-ce qui vous a engagée à vous mêler si activement de cette affaire?
—Activement? je ne m’en suis pas mêlée activement.
—Disons que vous y avez acquiescé avec répugnance; mais pourquoi cela?
—Ma foi, elle a des goûts littéraires si prononcés, et puis elle est...
—Et puis elle est... quoi?
—Vous êtes insultant!—Et puis elle est si intelligente... et le reste. Je croyais qu’elle était destinée à vivre dans un endroit où tout le monde est instruit et porté vers les choses intellectuelles. C’est-à-dire que je m’imaginais cela, si toutefois je m’imaginais quelque chose.
—En somme, dit le colonel, vous pouvez avoir été dans le vrai, mais je ne pense pas que Kitty montre en ce moment une force d’esprit qui la rende particulièrement propre à la vie de Boston. Je suis d’avis qu’il est ridicule de laisser ainsi ce jeune homme en suspens. Elle pourrait tout aussi bien répondre maintenant que plus tard. Ce délai lui impose comme une espèce d’obligation envers lui. Je vais lui parler.
—Vous allez la tuer, si vous lui parlez. Vous ne savez pas jusqu’à quel point cela l’affecte.
—Ne craignez rien, je ménagerai sa sensibilité. C’est mon devoir de lui parler. Et puis, est-ce que je ne connais pas Kitty? Je l’ai presque élevée.
—Vous avez peut-être raison. Vous êtes tous si étranges dans cette famille, que vous pourriez avoir raison. Seulement, soyez prudent, Richard. Vous devrez aborder le sujet avec délicatesse... indirectement, vous savez. Les jeunes filles sont bien différentes des jeunes gens; n’y allez pas brusquement. Sachez manœuvrer au moins une fois dans votre vie.
—Très-bien, Fanny; soyez tranquille, je ne serai ni maladroit, ni brusque. J’irai à sa chambre dans quelques instants, lorsqu’elle sera plus tranquille, et j’aurai avec elle une bonne conversation calme et paternelle.
Le colonel n’eut pas la peine de se déranger, car Kitty avait laissé quelque chose sur la table de Fanny, et elle revint avec une lampe à la main.
Sur sa figure, qu’elle tenait détournée, on pouvait découvrir des traces de pleurs.
Le coin de ses lèvres fermement dessinées était baissé comme si elle eût pris une résolution des plus pénibles.
Fanny, qui était anxieuse, le remarqua; elle fit au colonel un signe qu’une femme aurait certainement pris pour une prière de se taire, ou tout au moins de parler avec la plus grande prudence et toute la tendresse possible.
Le colonel fit appel à sa stratégie, et s’écria joyeusement:
—Eh bien, Kitty, que vous a donc dit maître Boston?
Mme Ellison retomba sur son canapé comme frappée par une balle, et cacha sa tête dans ses mains.
Kitty ne parut pas avoir entendu.
Elle ramassa ce qu’elle était venue chercher, pencha une figure impassible sur son cousin qu’elle regarda sans le voir, et sortit de la chambre sans prononcer une parole.
—Eh bien, sur mon âme! s’écria le colonel, en voilà d’agréables manières de spectre, de somnambule ou de lady Macbeth. Sapristi! Fanny, voilà ce que vous gagnez à vouloir me faire manœuvrer. Si vous m’aviez laissé aller droit à la question... comme un homme...
—Je vous en prie, Richard, ne dites rien de plus, supplia Mme Ellison d’une voix brisée. Ce n’est pas votre faute, je le sais; et dans les circonstances je dois faire de mon mieux. Voyons, mon cher, sortez pour quelques instants, je vous en conjure.
Quant à Kitty, après avoir quitté la chambre de cette fantastique manière, elle se rappela vaguement, à travers les brouillards de sa propre anxiété, l’espèce d’effroi manifesté par le colonel lorsqu’elle l’avait regardé d’une façon si hagarde, et se demanda si elle n’avait pas traité ce pauvre Dick un peu plus tragiquement qu’il ne fallait; et elle se mit à rire silencieusement en elle-même.
Mais, au moment où elle s’arrêtait doucement devant la fenêtre du passage en riant au clair de la lune, qui, amoindrissant l’éclat de la lampe lui jetait sa pâle lueur à la figure, Arbuton descendit l’escalier des mansardes.
Le pauvre amoureux n’était pas un homme d’imagination; mais même à quelqu’un d’un esprit moins poétique et plus positif, la jeune fille aurait bien pu sembler à ce moment quelque créature immatérielle, quelque chose de fantastique, d’impalpable, d’insensible, un rêve, une vision céleste, avec un reflet de malice cependant. Il gémit sur sa beauté, comme s’il eût dû la perdre pour toujours dans cette transfiguration féerique.
—Miss Ellison! murmura-t-il à peine.
—Vous ne devriez pas me parler en ce moment, monsieur, répondit-elle avec gravité.
—Je le sais, mais c’est plus fort que moi. Pour l’amour du ciel, que cela ne me fasse point tort dans votre esprit. Je voulais vous demander si je ne pourrais vous voir demain, vous prier de laisser les choses avoir leur cours suivant les projets qui ont été faits, et comme si je ne vous avais rien dit aujourd’hui.
—Ce sera bien étrange, dit Kitty. Mes cousins savent tout maintenant. Comment pouvons-nous nous rencontrer en leur présence?
—Je ne veux pas partir sans avoir une réponse, et nous ne pouvons rester ici sans nous rencontrer. Il sera moins étrange de laisser les choses se passer comme si de rien n’était.
—Soit.
—Merci!
Il paraissait extraordinairement humble, et encore plus affecté.
Elle l’écouta descendre l’escalier, tirer le verrou de la porte extérieure et la fermer derrière lui.
Puis elle quitta l’espace éclairé par la lune et rentra dans sa chambre, que la lumière de la lampe protégée par d’épais rideaux emplissait tout entière de sa lueur vermeille, laissant voir la jeune fille non plus comme un esprit malicieux, mais comme une pauvre petite bien indécise, bien perplexe et bien anxieuse.
Sur un point au moins, elle était fixée.
Tout cela était l’effet d’un malentendu; il l’avait prise pour ce qu’elle n’était pas; car Arbuton était certainement d’un caractère trop mondain pour choisir comme femme—s’il l’eût connue—une jeune fille de l’origine et dans les conditions de Kitty, bien qu’elle-même en fût fière.
Il avait dû être trompé tout d’abord par les toilettes; et elle décida que son premier pas vers la vérité et la sincérité serait de remettre généreusement tout ce qui appartenait à Fanny, et de s’en tenir strictement à sa propre garde-robe.
—Et puis—ne put-elle s’empêcher de se dire—ma robe de voyage est justement ce qu’il faut pour un pique-nique.
Maintenant, si le sceptique lecteur d’un autre sexe était porté à railler cette méthode de se sacrifier, nul doute que les femmes, au moins, admettront qu’il était très naturel et éminemment convenable que, dans cette circonstance solennelle, elle pensât d’abord à la question de toilette, laquelle a toujours eu une si grande influence sur les affaires du cœur.
Qui peut prétendre,—soyez honnêtes pour une fois, ô hommes vains et remplis de vous-mêmes,—que la coupe, la couleur, l’ensemble élégant de la parure, n’ont pas joué le rôle le plus important dans son premier rêve d’amour?
Est-ce que certains petits bouts de dentelle, certains nœuds de ruban, n’y ont pas pris autant de part que n’importe quel sourire ou quel regard tendre?
Est-ce que la longue expérience des femmes ne leur a pas enseigné qu’une jolie toilette constitue la moitié de leur art de plaire?
Elles le savent évidemment; et quand Kitty prit le parti de renoncer aux avantages qu’elle tirait des robes de Fanny, elle gagnait la plus rude bataille qu’elle eût à livrer pour être franche envers Arbuton.
Elle ne s’arrêta pas là, sans doute.
Elle ne dormit pas, méditant les moyens de le désabuser entièrement, en le persuadant qu’elle n’était pas la femme qui pût lui convenir.
XII
PIQUE-NIQUE AU CHÂTEAU-BIGOT
—Eh bien, dit Mme Ellison—qui s’était glissée dans la chambre de Kitty, le lendemain matin, afin d’avoir une meilleure lumière pour disposer les boucles de son chignon—ce ne sera pas plus insensé que le reste. Si vous pouvez vous y soumettre, nous n’y trouverons pas à redire, quant à nous.
—Je ne vois pas comment nous pourrions éviter cela, Fanny. Il l’a demandé; et à dire le vrai, je n’en suis pas fâchée, car je n’aimerais pas à avoir la migraine de convention qu’ont toutes les jeunes filles qui ne veulent pas se montrer. Au surplus je ne vois pas comment nous pourrions passer la journée d’une façon plus rationnelle qu’en ne dérangeant rien au programme. Mais au fond, peut-il y avoir une situation plus risible? Maintenant que le côté mélodramatique de l’affaire s’efface, et que celle-ci prend une couleur plus sérieuse, cela me fait rire. Ce pauvre M. Arbuton va s’imaginer toute la journée que je l’examinai d’un œil sans pitié, qu’il ne doit pas faire ceci, qu’il ne doit pas dire cela, de peur de me déplaire. Il ne saurait s’échapper, car il a promis d’attendre ma décision. C’est une position absurde pour lui, mais ce n’est pas ma faute. Je pourrais bien lui dire non tout de suite, mais je préfère attendre.
—Pourquoi donc avez-vous mis cette robe? interrompit soudainement Mme Ellison.
—Parce que je ne veux plus porter vos toilettes, Fanny. C’est un cas de conscience. Je me sens coupable d’inspirer de l’amour sous une parure qui ne m’appartient pas. Et c’est peut-être en punition de ma duplicité, que je me trouve si embarrassée de toute cette affaire et du rôle que j’y joue. Il me semble toujours qu’il s’agit d’une autre; et, si absurde que cela soit, je crois parfois m’intéresser à une tierce personne.
Mme Ellison essaya de répondre, mais elle rencontra la résolution inébranlable de Kitty; elle ne put réussir à lui faire ajouter même un bout de ruban à ses cheveux.
Ce ne fut que plus tard dans l’avant-midi que les préparatifs du pique-nique furent terminés. Nos amis montèrent tous quatre dans la même voiture, et l’on se mit en route.
Dans la nécessité où chacun se trouvait de tirer le meilleur parti possible des circonstances, l’ignorance affectée du colonel était peut-être exagérée, mais les petits stratagèmes de Mme Ellison eurent un succès merveilleux.
Sa tournure d’esprit s’adaptait parfaitement à la situation, et personne n’eût pu découvrir chez elle la moindre chose qui ne tendît au but qu’elle se proposait, la moindre parole qui, dans le ton ou l’expression, fût trop vivement accentuée.
Arbuton, dont elle s’était emparée, et qui la savait au courant de tout, s’avoua qu’il ne lui avait jamais rendu justice, et seconda les efforts de la jeune femme avec une espèce d’admiration sympathique.
De son côté, Kitty, par certains regards reconnaissants jetés à sa cousine en détournant la tête, rendait un ardent hommage aux efforts de tact déployés par elle, et après quelques instants de trouble durant lesquels l’angoisse de toute sa nuit la mordit au cœur, elle finit, en dépit de tout, par trouver la situation passable.
Le chemin qui conduit au Château-Bigot est charmant.
Vous traversez d’abord les vieux faubourgs de la ville basse, puis vous prenez la grande route unie et dure, bordée de jolies maisons de campagne, qui conduit au village de Charlesbourg.
Si par hasard vous vous retournez, vous apercevez derrière vous, comme une merveilleuse toile, Québec avec les clochers et les toits aigus de la haute ville, et sa longue et irrégulière ceinture de murailles qui suit l’arête du promontoire.
Plus bas s’entassent les toits et les cheminées de Saint-Roch; puis encore des clochers et des murs de couvents; et enfin les vaisseaux de la rivière Saint-Charles, dont le cours, d’un côté, remonte la vallée en rétrécissant sa surface lumineuse, et de l’autre va se perdre en s’élargissant dans les vastes lueurs du Saint-Laurent.
De paisibles prairies parsemées d’arbres s’étendent depuis les villas suburbaines jusqu’au village de Charlesbourg, où le cocher s’informa de la route à suivre, auprès d’un groupe d’oisifs flânant sur la place de l’église.
Il prit ensuite un chemin de traverse, qu’il quitta peu après pour entrer dans une espèce d’allée de plus en plus rocailleuse, qui bientôt se transforma elle-même en simple chemin de charrette coupé dans les bois, où la forte et riche odeur des pins et des herbes sauvages écrasées sous les roues embaumait l’atmosphère.
Au bord de la route, un paysan accompagné de son petit garçon, les yeux noirs et la bouche ouverte, coupait des harts pour lier le foin.
Le petit garçon consentit à se faire le guide des touristes jusqu’au château, à partir de l’endroit où il leur fallait mettre pied à terre et laisser la voiture.
Le petit habitant et le cocher prirent les paniers de pique-nique, et marchèrent en avant à travers d’épaisses broussailles, jusqu’à un petit cours d’eau si rapide que l’eau n’y gèle jamais, paraît-il, et assez profond pour que les chaleurs de l’été ne le tarissent point.
Un rideau de joncs le protège.
Le ruisseau traversé, une vaste clairière se présente, au centre de laquelle s’élèvent les ruines du château.
La tristesse d’un long abandon plane sur la scène.
Des vestiges de jardins et de dépendances pittoresques se voyaient encore de nos jours; mais, depuis quelques années, la désolation et le désert ont graduellement tout envahi.
La montagne qui se dresse derrière la terrasse du château se drapait dans la rougeur pâlissante des feuilles d’automne tranchant sur le vert sombre des pins qui l’enveloppent jusqu’à la cime.
Un concert d’innombrables grillons remplissait l’air calme du midi.
Les ruines en elles-mêmes ne sont point imposantes par leurs proportions. C’est un château plutôt par l’imagination populaire que par aucun droit réel à cette appellation.
A la vérité, cela n’a jamais été qu’un rendez-vous de chasse de l’intendant royal, Bigot, un individu qui, par ses méfaits a mérité un renom particulier dans l’histoire de Québec.
Il fut le dernier intendant avant la conquête du pays par les Anglais; et, malgré la détresse générale dans la colonie, il s’enrichit en opprimant le peuple et en spéculant honteusement aux dépens de l’armée.
Il avait construit cette maison de plaisance dans les bois; et il s’y rendait pour ses parties de chasse et les orgies qui s’ensuivaient.
Là aussi, paraît-il, vivait secrètement la jeune Huronne qui l’aimait, et qui survit dans la mémoire des paysans sous le nom de la Sauvagesse assassinée.
Or, il faut le dire, les preuves du meurtre sont tout aussi douteuses que celles de l’existence de la personne elle-même.
Lorsque le pervers Bigot fut arrêté et envoyé en France, où on lui fit un procès remarquable surtout par l’épaisseur des dossiers, le château passa en d’autres mains.
Un détachement des soldats d’Arnold hiverna là en 1775; et c’est à nos compatriotes que nous devons l’incendie et la destruction du Château-Bigot.
Il s’élève, comme nous l’avons dit, au centre d’une clairière, avec ses deux murs de pignon et un mur de refend encore presque entiers, et qui, ce jour-là, se détachaient avec beaucoup d’effet sur le ciel tendrement azuré du nord.
Sur le pignon le plus exposé aux intempéries, le fer enclavé dans la pierre avait, sous l’assaut de bien des tempêtes d’hiver laissé couler des suintements d’un brun rougeâtre; et des touffes de lichen tenace plaquaient çà et là la surface de la muraille.
Mais le reste de la maçonnerie s’élevait, vierge de toute végétation parasite, dans la nudité particulière aux ruines, sous nos climats où nulles plantes grimpantes n’adoucissent le morne aspect de l’abandon et de la décrépitude.
Parmi les broussailles, au pied des murs, croissaient des bouquets sauvages de seringats et de lilas.
L’intérieur était encombré d’herbes folles, de ronces et de framboisiers, où pendaient encore quelques baies.
Les lourdes poutres abandonnées où elles tombèrent il y a cent ans, font preuve de la consciencieuse solidité qui présida à la construction de l’édifice; et l’on peut voir par les pierres des foyers et les chambranles des cheminées, que l’endroit a eu ses prétentions au luxe.
Pendant que les visiteurs étaient debout au milieu des ruines, une inoffensive couleuvre de jardin se glissa d’une crevasse à une autre; un oiseau s’échappa silencieusement de son nid caché dans quelque recoin élevé de la muraille.
A cet instant—si impressionnables sont les dispositions de l’esprit, et si profonde l’influence de l’imagination sur le cœur—le palais des Césars n’aurait pas produit une plus forte impression de solitude et de désolation.
Nos amis recherchèrent avidement les moindres détails pouvant répondre à ce qu’ils avaient lu dans les descriptions de ces ruines, et furent aussi satisfaits d’un débris d’escalier de cave qu’ils découvrirent à l’extérieur, que s’ils avaient trouvé le passage secret de la chambre souterraine du château, ou le trésor que le petit habitant leur assura être enfoui sous les décombres.
Ils se dispersèrent ensuite à la recherche des limites du jardin; et Arbuton s’attira des félicitations générales par la découverte qu’il fit des fondations de l’écurie du château.
Il ne restait plus qu’à procéder aux préparatifs du pique-nique.
Ils choisirent une jolie pelouse à l’ombre d’une hutte d’écorce toute délabrée, laissée là par les Indiens qui viennent camper à cet endroit pour l’été.
Dans les cendres de cet agreste foyer, ils allumèrent du feu,—Arbuton fournissant les branchages, et le colonel déployant une habileté toute particulière à réconcilier cette flamme sauvage avec la cafetière civilisée empruntée à Mme Gray.
Mme Ellison tendit la nappe, combinant l’arrangement des mets, changeant plusieurs fois de place les tranches de langue et les sardines qui flanquaient le poulet rôti, et se demandant avec anxiété si elle devait mettre les gâteaux et les pêches confites immédiatement, ou si elle ne devait pas plutôt les réserver pour un second service.
Les olives au vinaigre la réduisirent au désespoir; elles étaient en bouteille, et pour ne pas rompre la symétrie, il fallait les placer de façon à ce qu’elles servissent de pendant à quelque chose d’aussi important par sa forme.
Des marguerites sauvages, des feuilles vertes et rouges, des ramilles de fougère jaunissante que Kitty avait disposées dans un verre furent saluées avec enthousiasme, mais rejetées bientôt avec répulsion, à cause de quelques fourmis qu’y découvrit Mme Ellison.
Kitty tint tête à l’explosion avec sa patience ordinaire et se mit à cuisiner le café.
Avec ce douloureux et charmant émoi que seuls les amoureux connaissent, Arbuton la regarda casser l’œuf sur le bord de la cafetière, l’y laisser tomber, et puis remuer avec un empressement délicieux.
Cela lui représentait la vie domestique, lui donnait un avant-goût du foyer: c’était l’invitation inconsciente de l’épouse à l’intimité de la vie de famille.
Au fracas de la coquille, il trembla; le clapotement de l’œuf et du café à l’intérieur de la cafetière lui donna des étourdissements.
—Puis-je remuer pour vous, miss Ellison? dit-il d’un ton embarrassé.
—Ah! mais non, répondit-elle, surprise qu’un homme voulût se mêler de brasser le café; mais si vous alliez me cherchez de l’eau au ruisseau, vous m’obligeriez.
Elle lui donna une cruche, et il se dirigea vers le ruisseau, qui n’était qu’à une minute de distance.
Cette minute pourtant laissa la jeune fille seule, pour la première fois ce jour-là, avec Dick et Fanny, et le silence se fit.
Ils ne pouvaient s’empêcher cependant de s’entre-regarder; et le colonel, pour faire croire qu’il ne songeait à rien, se mit à siffler, ce qui lui valut une réprimande de la part de sa femme.
—Pourquoi pas? demanda-t-il, nous ne sommes pas à un enterrement, je suppose.
—Certainement non! dit Mme Ellison.
Et Kitty, qui avait rougi au point d’avoir envie de pleurer, éclata de rire au contraire, et puis se fâcha contre elle-même, en voyant arriver Arbuton, dans la crainte qu’il ne s’imaginât être l’objet de cette gaîté intempestive.
—Le champagne devrait probablement être rafraîchi, observa Mme Ellison, lorsque le café, suffisamment remué, se mit à bouillir sur la braise.
—Je connais le ruisseau mieux que personne, dit Arbuton, et je sais un remous où il se rafraîchira plus rapidement que partout ailleurs.
—Alors vous allez l’y transporter, reprit l’organisatrice de la fête.
Et Arbuton s’éloigna docilement, la bouteille de champagne à la main.
La cruche qu’il avait remplie était dans l’herbe; un brusque mouvement de la jupe de Kitty la renversa.
Le colonel se précipita à la rescousse; mais Mme Ellison l’arrêta de la main, pendant qu’elle jetait un regard d’ineffable admiration sur la jeune fille.
—Ma foi, dit celle-ci, pour m’apprendre qu’on n’est pas aussi maladroit impunément je vais aller remplir la cruche moi-même.
Et elle se hâta de rejoindre Arbuton.
Ils se parlèrent à peine en allant et revenant; mais la contrainte qu’éprouva Kitty n’était rien comparée à ce qu’elle redoutait en cherchant à échapper à la raillerie tacite du colonel et à l’officieuse protection de Fanny.
Et cependant elle trembla à la pensée que sa vie était déjà tellement identifiée avec celle de cet étranger, qu’elle croyait devoir chercher auprès de lui un refuge contre ses propres parents.
Dans la circonstance présente, ces derniers ne pouvaient rien pour elle. Tout dépendait exclusivement d’elle et de lui; ils devaient se tirer d’affaires du mieux possible par eux-mêmes.
Le cas admettait à peine un intérêt sympathique; et si la chose ne lui eût pas été personnelle, Kitty en aurait été plutôt amusée que troublée.
En dépit de tout, elle se surprenait parfois à sourire en songeant à cette position d’une jeune fille qui, après avoir passé un mois avec un jeune homme dans une intimité ayant toutes les apparences de l’amour, tient, lorsqu’on la demande en mariage, son amoureux en suspens, pendant qu’elle consulte son cœur, et, dans l’intervalle, s’en va pique-niquer avec lui, comme s’il ne s’agissait que d’une simple amourette d’aventure.
De toutes les héroïnes de ses romans, elle n’en connaissait aucune qui se fût trouvée dans une semblable position.
Cependant ses perplexités n’influèrent pas sur l’appétit qu’elle apporta au banquet champêtre.
De sa vie toujours simple et frugale, elle n’avait jamais goûté au champagne, et après avoir trempé ses lèvres dans le pétillant liquide, elle s’écria naïvement:
—Tiens, je pensais qu’il fallait apprendre à aimer le champagne.
—Non, dit le colonel; c’est comme la lecture et l’écriture, la nature nous enseigne cela. Les animaux les moins doués aimeraient le champagne. Les instincts délicats des jeunes filles leur en font apprécier tout de suite la valeur. Il y avait d’excellent champagne dans certaines caves de la confédération du Sud, ajouta le colonel. Le cachet vert était la marque favorite de nos frères égarés. Ce n’était pas là-dessus qu’ils se trompaient. Quant à moi, je le préfère à notre cidre, qu’il vienne de la pomme ou du raisin. Oui, c’est même meilleur que l’eau du vieux puits à tollenon dans l’arrière-cour d’Eriécreek, bien que cela n’ait pas la même fine saveur d’huile lubrifiante.
Le léger refroidissement qu’éprouva Arbuton à la mention d’Eriécreek et de ses rapports avec le pétrole fut passager.
Il était léger de cœur, depuis que Kitty semblait lui avoir fait des avances; et dans son laisser-aller du moment, il causa bien, et fournit sans restriction sa quote-part à l’amusement général.
Quand le colonel, avec la répugnance qu’ont d’ordinaire les soldats à raconter leurs histoires de guerre devant les bourgeois, eut consenti, aux instances de sa femme, à relater quelque trait de sa dernière bataille, Arbuton écouta avec une déférence qui flatta cette pauvre Mme Ellison, si bien qu’elle ne comprenait plus rien aux hésitations de Kitty.
A son tour, le jeune homme raconta d’une façon intéressante quelques-unes de ses aventures de voyages, s’excusant avec politesse de leur peu d’intérêt comparés aux récits du colonel.
Il s’en excusa un peu trop même, car celui-ci se demanda avec un léger embarras s’il n’avait pas fait quelque gasconnade.
Mais personne n’eut cette idée, et le repas fut assez joyeux.
Lorsqu’il fut terminé, Mme Ellison, toujours un peu boiteuse, resta à l’ombre de la hutte d’écorce, et le colonel, après avoir allumé un cigare, en féal mari s’étendit sur le gazon devant elle.
Kitty et Arbuton n’avaient rien de mieux à faire que de s’éloigner, et ce fut le parti pour lequel la jeune fille opta.
Ils se dirigèrent en silence du côté du château, et se mirent à examiner les ruines d’une façon distraite.
Sur un petit espace de surface unie, dans un endroit abrité, d’autres voyageurs avaient gravé leurs noms, et Arbuton proposa qu’on y inscrivit aussi les touristes du jour.
—Oh oui! dit Kitty avec une espèce de soupir, en s’asseyant sur une pierre détachée de son alvéole, et laissant, suivant son habitude, retomber ses mains jointes sur ses genoux, écrivez vous-même.
Ils devinrent étrangement rêveurs l’un et l’autre.
—Miss Ellison, dit-il tout à coup, j’ai fait une bévue an écrivant votre nom; j’ai négligé d’y joindre le mot miss, et maintenant il n’y a plus de place sur le ciment.
—Oh! cela ne fait rien, répondit Kitty, je suis bien sûre qu’il n’y manquera pour personne.[B]
Arbuton ne releva pas le mot; il ne l’avait pas même remarqué. Il regardait avec émotion le nom que sa main venait de tracer pour la première fois; il se sentait un désir d’y porter ses lèvres.
—Si j’avais le droit, dit-il, de le prononcer comme je l’ai écrit!...
—Je n’y verrais pas d’inconvénient, répondit la jeune fille.... ni de motif, ajouta-t-elle prudemment.
—Je croirais avoir fait un grand pas.
—Je ne vous ai jamais dit, répondit Kitty pour donner le change, combien j’admire votre prénom, monsieur Arbuton.
—Comment le connaissez-vous?
—Il était sur la carte de visite que vous avez donnée à mon cousin, dit Kitty avec franchise, mais sans avouer qu’elle avait conservé cette carte.
—C’est un ancien nom de famille; c’est-une espèce d’héritage que nous tenons du premier des nôtres qui vint s’établir en Amérique. D’une génération à l’autre, quelqu’un de chez nous doit porter ce nom.
—Il est magnifique, s’écria Kitty. Miles, Miles Standish, le capitaine puritain! Miles Standish, le capitaine de Plymouth! Je serais bien fière d’un tel nom.
—Vous n’avez qu’à l’accepter, fit-il avec gravité.
—Oh! ce n’est pas ce que je voulais dire, reprit-elle en rougissant.
—Vous appartenez à une famille bien ancienne, alors, n’est-ce pas?
—Oui, assez ancienne, répondit Arbuton; mais cela n’est pas très rare dans l’Est, vous savez.
—Je suppose que non. Mais les Ellison ne sont pas une ancienne famille, eux. Si nous remontons plus loin qu’à mon oncle, nous n’arrivons qu’à des trappeurs et à des aventuriers de l’Ouest. C’est probablement à cause de cela que nous ne faisons pas grand cas des vieilles familles. Mais c’est quelque chose de fort important à Boston, n’est-ce pas?
—Oui et non. Ce serait long à expliquer; et je ne sais si je me ferais bien comprendre, à moins que vous n’eussiez vu par vous-même quelque chose de la société de Boston.
—Monsieur Arbuton, dit Kitty, allant droit au cœur du sujet qu’ils n’avaient fait qu’effleurer jusque-là, j’ai terriblement peur que ce que vous m’avez dit—ce que vous m’avez demandé hier—ne soit entièrement l’effet d’un malentendu. Je crains que vous ne vous soyez un peu mépris et sur moi et sur ma condition, et que, jusqu’à un certain point, j’aie sans le vouloir contribué à votre erreur.
—Je ne me trompe certainement pas, répondit-il sérieusement, en disant que je vous aime!
Kitty ne leva pas les yeux, ni ne répondit à cette explosion, qui la flattait tout en lui faisant peine.
—Je me suis méprise moi-même pendant si longtemps, dit-elle, et je m’en suis aperçue si tard, que je crois devoir vous faire connaître l’espèce de personne dont vous avez demandé la main, avant que....
—Quoi?
—Rien. Mais je veux que vous sachiez ceci: sous bien des rapports, ma vie a été différente de la vôtre. Vous allez me croire aussi forte en autobiographie que notre cocher de la baie des Ha-Ha, mais il faut que vous soyez au courant de tout. La première chose dont je me souvienne, c’est notre vie au Kansas, où nous avons immigré de l’Illinois. Nous possédions à peine ce qu’il fallait pour vivre et nous vêtir, et je me rappelle encore ma mère gémissant sur nos privations. A la fin, lorsque mon père fut tué, dit-elle en baissant la voix, presque sur le seuil de notre porte....
Arbuton fit un soubresaut:
—Tué?
—Oui, ne le saviez-vous pas? Mais non; comment l’auriez-vous su? Il est tombé sous les balles des Missouriens.
Etait-ce parce qu’il n’était pas radicalement contraire au bon ton d’avoir un beau-père fusillé par les Missouriens?
Etait-ce parce qu’il s’imaginait pouvoir aisément engager Kitty à supprimer cette partie de son histoire?
Mais la jeune fille lui paraissait bien jolie, assise ainsi, son regard honnête levé sur lui; et tout cela passa sur l’esprit d’Arbuton sans y laisser de traces.
—Mon père appartenait au parti des Etats-Libres, continua Kitty avec fierté, bien qu’il eût d’autres opinions lorsqu’il était parti pour le Kansas, ajouta-t-elle simplement, pendant qu’Arbuton continuait à associer dans son esprit ces différents noms avec les vagues souvenirs qui lui restaient d’une lutte maintenant oubliée. Il était vivement agacé par le caractère désagréable de tout cela, et il se disait pourtant que Kitty était bien jolie.
—Mon père s’était rendu là dans l’intention de publier un journal en faveur de l’esclavage. Mais, lorsqu’il se fut aperçu, plus tard, de ce qu’étaient réellement les aventuriers exclavagistes de la frontière, il se tourna contre eux. Il en avait longtemps voulu à mon oncle de s’être fait abolitionniste, et s’était même querellé avec lui à ce sujet. Nous lui écrivîmes du Kansas; la réconciliation se fit, et, avant de mourir, mon père put dire à ma mère qu’elle trouverait un refuge chez mon oncle. Mais elle était déjà malade, et ne lui survécut que d’un mois. Lorsque mon cousin arriva pour nous chercher, quelques instants seulement avant la mort de ma mère, c’est à peine s’il restait un morceau de pain dans notre humble demeure. Eriécreek fut un paradis pour moi. Et pourtant, même à ce dernier endroit, nous avons un genre de vie qui, je le crains, ne vous conviendrait en aucune façon. Mon oncle ne possède que juste de quoi vivre, et nous sommes des gens ordinaires. Je suppose, continua doucement la jeune fille, que je n’ai jamais eu ce que vous appelez de l’éducation. Mon oncle m’a indiqué d’abord ce qu’il me fallait lire, et puis je me suis guidée seule. Cela me semblait venir naturellement; mais ce n’est pas une éducation, cela, qu’en dites-vous?
—Je vous demande pardon, dit Arbuton, en rougissant.
Il avait complètement perdu le fil du récit, en écoutant la voix musicale de la jeune fille hésitant sur les détails de cette humble histoire.
—Je veux dire, reprit Kitty, que je crains d’être incomplète. Je suis terriblement ignorante sur certaines choses. Je n’ai aucuns talents de société; je ne connais que les quelques notes de chant et de piano que vous avez entendues. Je ne saurais distinguer une belle peinture d’une mauvaise. Je n’ai jamais entendu d’opéra. Je ne sais pas ce que c’est que le beau monde. Et maintenant, ajouta-t-elle avec un mouvement de sublime désintéressement, imaginez une jeune fille comme celle-là dans Boston!
Arbuton ne-put s’empêcher de sourire à ce ton de conviction profonde. Elle continua:
—Chez nous, mes cousines et moi, nous faisons une foule de travaux que les dames de votre connaissance confient à d’autres. D’abord nous vaquons à l’ouvrage de la maison, ajouta-t-elle, en croyant s’apercevoir tout à coup que ce qu’elle disait là était beaucoup plus ridicule qu’héroïque, mais imposant bravement silence à cette impression. Ma cousine Virginia est gouvernante, Rachel fait la couture, et quant à moi je suis une espèce de factotum.
Arbuton écoutait respectueusement, cherchant vainement à retrouver chez Mlle Ellison quelque ressemblance avec les nombreuses femmes de chambre qui, durant sa vie, avaient reçu sa carte sur un plateau, ou l’avaient introduit dans un salon.
Echouant dans ceci, il essaya de se la peindre sous les dehors d’une jeune fille de fermier prenant des pensionnaires pour l’été, et qui fait son propre ouvrage.
Mais évidemment la famille Ellison n’appartenait pas à cette catégorie.
Il n’y songea plus, et demeura silencieux ne sachant que dire, pendant que Kitty, un peu piquée, poursuivait:
—Nous ne rougissons pas de notre manière de vivre, vous comprenez; on peut être fier de ne l’être pas; et c’est là ce que nous sommes, ou plutôt ce que je suis; car les autres sont trop dignes pour jamais penser à ces détails: moi-même je n’y songeais pas autrefois. Enfin, voilà le genre de vie auquel je suis habituée; et, bien que mes lectures m’aient fait entrevoir autre chose, j’ai été élevée de cette façon, comprenez-vous? Je n’en sais rien, mais il est très possible que je ne puisse jamais aimer ni respecter votre monde, plus qu’il ne m’aimerait ou me respecterait lui-même. Mon oncle nous a inculqué des idées bien différentes des vôtres; et si je n’étais point capable de m’en défaire....
—Il n’y a qu’une chose que je sache et que je sente, c’est que je vous aime, dit Arbuton avec enthousiasme.
Il fit un pas vers la jeune fille, mais elle étendit la main et le repoussa du geste.
—Il pourrait vous arriver d’avoir à rougir de moi en présence de gens que vous sauriez m’être inférieurs—des gens à l’esprit vulgaire et étroit, mais ayant de l’éducation sociale, accoutumés à la fortune et aux belles manières. Cela m’humilierait devant eux, et, jamais je ne vous le pardonnerais.
—J’ai une réponse à tout cela, c’est que je vous aime!
Kitty se sentit prise d’admiration pour cette magnanimité; et, avec plus de tendresse qu’elle n’en avait encore ressenti pour lui:
—Je regrette, dit-elle, de ne pas pouvoir vous répondre immédiatement comme vous le désirez, monsieur Arbuton.
—Mais vous répondrez demain?
Elle secoua la tête.
—Je ne sais pas. Oh! je ne sais pas. J’ai pensé à quelque chose. Mme March m’a invitée à visiter Boston; mais nous y avons renoncé à cause de notre séjour ici. Si j’en faisais la demande à mes cousins, ils consentiraient sans doute à retourner chez eux par cette voie. C’est cruel de vous faire attendre encore; mais il faut que vous me voyiez à Boston, ne serait-ce que pour un jour ou deux, après votre retour au milieu de vos connaissances, avant que je puisse vous donner une réponse définitive. Je suis dans une grande perplexité. Il faut que vous attendiez, ou je serais forcée de dire non.
—J’attendrai, dit Arbuton.
—Oh merci! soupira Kitty, toute reconnaissante pour cette condescendance, et non parce qu’elle espérait triompher de l’épreuve. Vous êtes bien généreux.
Elle avança la main de nouveau, mais cette fois ce n’était pas pour le repousser.
Il saisit cette main, la garda un instant dans les siennes, et puis instinctivement la pressa contre ses lèvres.
Le colonel et Mme Ellison, qu’on avait oubliés, avaient suivi tout ce petit manège.
—Eh bien, dit le colonel, voilà, je suppose, le dénouement de la pièce. Je n’aime pas ce mariage-là, Fanny; je n’aime pas cela.
Ils furent intrigués lorsque Kitty et son compagnon revinrent près d’eux, l’anxiété peinte sur la figure.
Kitty repassait péniblement dans son esprit toute cette conversation, se figurant qu’elle n’avait pas dit tout ce qu’elle voulait dire, et pourtant qu’elle en avait dit plus, se reprochant d’avoir été à la fois trop exigeante et trop confiante dans sa demande pour un plus long délai.
Est-ce que cela ne donnait pas à Arbuton encore plus de titres sur elle?
Est-ce que cela n’avait pas paru trop hardi?
De quel droit avait-elle fait cette demande? Et maintenant pouvait-elle en conscience le refuser?
Et, pour revenir à ses explications, était-ce bien là ce qu’elle s’était proposé de dire?
Est-ce que cela n’était pas de nature à faire croire au jeune homme qu’elle avait jusqu’ici vécu dans une pauvreté intellectuelle qui n’avait pas réellement existé?
Ne lui avait-elle pas donné à croire—en dépit de ses petites vantardises—qu’elle se sentait humiliée devant lui par un sentiment d’infériorité réelle.
Et d’abord, s’était elle vantée?
Elle n’avait voulu que se faire connaître telle qu’elle était; mais y avait-elle réussi?
Pouvait-il bien comprendre tout cela, avec sa manière de voir si exclusive pour tout ce qui n’appartenait pas à sa propre expérience?
D’ailleurs cela valait-il la peine d’être essayé?
L’aimait-elle assez pour faire les efforts nécessaires pour y arriver?
Avait-elle agi dans son intérêt, à lui? ou par amour pour la vérité? ou bien n’avait-elle eu en vue que sa propre protection?
Ces diverses pensées, avec mille autres, la préoccupèrent tout le long de la route jusqu’à Québec, à chaque pause de la conversation, et même lorsque son tour arrivait de donner la réplique.
Le plus souvent elle répondait à tort et à travers, oui ou non, à tout ce que Dick, ou Fanny, ou Arbuton lui demandaient.
Elle était horriblement agacée par leurs persistances; et cela la tracassait comme de méchantes abeilles qui, à tour de rôle, se seraient relevées pour la piquer et la piquer encore.
Durant toute la nuit, ils la poursuivirent aussi dans ses rêves, alternant fantastiquement, et revenant à la charge sans pitié. Au point du jour elle fut comme éveillée par des voix qui l’appelaient du jardin des Ursulines;—la religieuse fluette et pâle s’écriant avec un accent lamentable que tous les hommes sont faux, et qu’il n’y a d’autre refuge contre eux que le couvent ou la tombe, pendant que la petite sœur grassouillette plaignait Mme de la Peltrie de n’avoir eu à manger pour ses jours d’abstinence que les cerises à grappes du Château-Bigot.
Kitty se leva, fit sa toilette, s’assit à la fenêtre, et regarda le matin descendre dans le jardin au-dessous d’elle.
D’abord, une lueur vacillante au firmament, puis une teinte rose sur les toits et les combles argentés, puis de légers reflets dorés sur les lilas et les roses trémières.
Le petit parterre sous sa fenêtre, avec ses mufliers et ses pieds d’alouette, restait noyé dans la rosée et l’ombre.
Le petit chien était assis sur le seuil et aboyait convulsivement lorsqu’il entendait tinter la cloche de la chapelle où les religieuses disaient les matines.
C’était un dimanche; une douce tranquillité flottait dans l’air frais du matin, dont le contact semblait ranimer les esprits troublés de la jeune fille.
Celle-ci sentait une espèce de nostalgie anticipée se mêler à l’accablement de sa longue nuit d’anxiété.
Elle souffrait à la pensée que le lendemain il lui faudrait quitter ces sites charmants, qui lui étaient devenus tellement chers qu’elle se figurait malgré elle être née au milieu d’eux.
Il lui fallait retourner à Eriécreek, où elle ne verrait plus de fortifications, à Eriécreek qui n’avait pas dans ses limites une seule maison de pierre, et encore moins de cathédrale ou de couvent.
Quoiqu’elle aimât passionnément ceux qui vivaient sous le toit de son oncle, elle était forcée d’avouer que, en dehors de cet intérieur, il y avait peu de chose dans son village qui pût toucher le cœur ou plaire à l’imagination; qu’il était laid, et que sa population était ignorante, étroite et peu sympathique.
Pourquoi ne serait-elle pas destinée à vivre ailleurs?
Pourquoi ne pas voir un peu plus de ce monde qu’elle avait trouvé si attrayant, et qu’elle se sentait, par ses aspirations, si éminemment propre à apprécier?
Québec avait été pour elle une merveille d’antiquité; mais l’Europe, mais Londres, Venise, Rome, ces villes infiniment plus anciennes et plus historiques, dont elle avait naguère si longuement causé avec Arbuton, pourquoi ne les verrait-elle pas?
A cette réflexion, Kitty eut, rapide comme l’éclair, la mauvaise pensée involontaire d’épouser Arbuton en vue d’un voyage de noces en Europe; et durant une seconde, elle mit de côté l’amour, les convenances et l’incompatibilité des traditions de Boston avec celles d’Eriécreek.
Mais elle rougit aussitôt de ce mauvais sentiment, et s’efforça d’y faire compensation en se disant mille choses à la louange d’Arbuton.
Elle se fit des reproches de l’avoir—comme il le lui avait prouvé la veille—méconnu et déprécié; elle semblait disposée maintenant à lui accorder même plus de magnanimité que n’en avaient montré ses généreuses paroles et sa conduite.
Ce serait odieusement reconnaître sa longanimité que de l’épouser par un sentiment d’ambition mondaine, un homme de sa noblesse de caractère méritant tout ce que peut donner l’amour le plus vrai.
Mais elle le respectait; elle le respectait pleinement et entièrement, et cela, elle pouvait au moins le lui avouer.
Les paroles avec lesquelles il avait, la veille, protesté de son amour revenaient sans cesse se mêler à sa rêverie.
S’il les lui répétait encore après l’avoir vue à Boston, dans le milieu où elle désirait être mise à l’épreuve... elle ne saurait que répondre.