Œuvres complètes de Alfred de Musset — Tome 4
Quand je mourrai, mon échanson,
Porte mon cœur à ma maîtresse;
Qu'elle envoie au diable la messe,
La prêtraille et les oraisons.
Les pleurs ne sont que de l'eau claire:
Dis-lui qu'elle éventre un tonneau;
Qu'on entonne un chœur sur ma bière,
J'y répondrai du fond de mon tombeau.
LE DUC.
Je savais bien que j'avais quelque chose à te demander. Dis-moi, Hongrois, que t'avait donc fait ce garçon que je t'ai vu bâtonner tantôt d'une si joyeuse manière?
GIOMO.
Ma foi, je ne saurais le dire, ni lui non plus.
LE DUC.
Pourquoi? Est-ce qu'il est mort?
GIOMO.
C'est un gamin d'une maison voisine; tout à l'heure, en passant, il m'a semblé qu'on l'enterrait.
LE DUC.
Quand mon Giomo frappe, il frappe ferme.
GIOMO.
Cela vous plaît à dire; je vous ai vu tuer un homme d'un coup plus d'une fois.
LE DUC.
Tu crois? J'étais donc gris? Quand je suis en pointe de gaîté, tous mes moindres coups sont mortels. Qu'as-tu donc, petit? est-ce que la main te tremble? tu louches terriblement.
TEBALDEO.
Rien, monseigneur, plaise à Votre Altesse.
Entre Lorenzo.
LORENZO.
Cela avance-t-il? Êtes-vous content de mon protégé?
Il prend la cotte de mailles du duc sur le sofa.
Vous avez là une jolie cotte de mailles, mignon! Mais cela doit être bien chaud.
LE DUC.
En vérité, si elle me gênait, je n'en porterais pas. Mais c'est du fil d'acier; la lime la plus aiguë n'en pourrait ronger une maille, et en même temps c'est léger comme de la soie. Il n'y a peut-être pas la pareille dans toute l'Europe; aussi je ne la quitte guère; jamais, pour mieux dire.
LORENZO.
C'est très léger, mais très solide. Croyez-vous cela à l'épreuve du stylet?
LE DUC.
Assurément.
LORENZO.
Au fait, j'y réfléchis à présent; vous la portez toujours sous votre pourpoint. L'autre jour, à la chasse, j'étais en croupe derrière vous, et en vous tenant à bras-le-corps, je la sentais très bien. C'est une prudente habitude.
LE DUC.
Ce n'est pas que je me méfie de personne; comme tu dis, c'est une habitude,—pure habitude de soldat.
LORENZO.
Votre habit est magnifique. Quel parfum que ces gants! Pourquoi donc posez-vous à moitié nu? Cette cotte de mailles aurait fait son effet dans votre portrait; vous avez eu tort de la quitter.
LE DUC.
C'est le peintre qui l'a voulu; cela vaut toujours mieux, d'ailleurs, de poser le cou découvert: regarde les antiques.
LORENZO.
Où diable est ma guitare? Il faut que je fasse un second dessus à Giomo.
Il sort.
TEBALDEO.
Altesse, je n'en ferai pas davantage aujourd'hui.
GIOMO, à la fenêtre.
Que fait donc Lorenzo? Le voilà en contemplation devant le puits qui est au milieu du jardin: ce n'est pas là, il me semble, qu'il devrait chercher sa guitare.
LE DUC.
Donne-moi mes habits. Où est donc ma cotte de mailles?
GIOMO.
Je ne la trouve pas; j'ai beau chercher: elle s'est envolée.
LE DUC.
Renzino la tenait il n'y a pas cinq minutes; il l'aura jetée dans un coin en s'en allant, selon sa louable coutume de paresseux.
GIOMO.
Cela est incroyable; pas plus de cotte de mailles que sur ma main.
LE DUC.
Allons, tu rêves! cela est impossible.
GIOMO.
Voyez vous-même, Altesse; la chambre n'est pas si grande!
LE DUC.
Renzo la tenait là, sur ce sofa.
Rentre Lorenzo.
Qu'as-tu donc fait de ma cotte? nous ne pouvons plus la trouver.
LORENZO.
Je l'ai remise où elle était. Attendez; non, je l'ai posée sur ce fauteuil; non, c'était sur le lit. Je n'en sais rien; mais j'ai trouvé ma guitare.
Il chante en s'accompagnant.
Bonjour, madame l'abbesse...
GIOMO.
Dans le puits du jardin, apparemment? car vous étiez penché dessus tout à l'heure d'un air tout à fait absorbé.
LORENZO.
Cracher dans un puits pour faire des ronds est mon plus grand bonheur. Après boire et dormir, je n'ai pas d'autre occupation.
Il continue à jouer.
Bonjour, bonjour, abbesse de mon cœur.
LE DUC.
Cela est inouï que cette cotte se trouve perdue! Je crois que je ne l'ai pas ôtée deux fois dans ma vie, si ce n'est pour me coucher.
LORENZO.
Laissez donc, laissez donc. N'allez-vous pas faire un valet de chambre d'un fils de pape? Vos gens la trouveront.
LE DUC.
Que le diable t'emporte! c'est toi qui l'as égarée.
LORENZO.
Si j'étais duc de Florence, je m'inquiéterais d'autre chose que de mes cottes. A propos, j'ai parlé de vous à ma chère tante. Tout est au mieux; venez donc vous asseoir un peu ici que je vous parle à l'oreille.
GIOMO, bas au duc.
Cela est singulier, au moins; la cotte de mailles est enlevée.
LE DUC.
On la retrouvera.
Il s'assoit à côté de Lorenzo.
GIOMO, à part.
Quitter la compagnie pour aller cracher dans le puits, cela n'est pas naturel. Je voudrais retrouver cette cotte de mailles, pour m'ôter de la tête une vieille idée qui se rouille de temps en temps. Bah! un Lorenzaccio! La cotte est sous quelque fauteuil.
SCÈNE VII
Devant le palais.
Entre SALVIATI, couvert de sang et boitant; deux hommes le soutiennent.
SALVIATI, criant.
Alexandre de Médicis! ouvre ta fenêtre, et regarde un peu comme on traite tes serviteurs!
LE DUC, à la fenêtre.
Qui est là dans la boue? Qui se traîne aux murailles de mon palais avec ces cris épouvantables!
SALVIATI.
Les Strozzi m'ont assassiné; je vais mourir à ta porte.
LE DUC.
Lesquels des Strozzi, et pourquoi?
SALVIATI.
Parce que j'ai dit que leur sœur était amoureuse de toi, mon noble duc. Les Strozzi ont trouvé leur sœur insultée parce que j'ai dit que tu lui plaisais; trois d'entre eux m'ont assassiné. J'ai reconnu Pierre et Thomas; je ne connais pas le troisième.
LE DUC.
Fais-toi monter ici; par Hercule! les meurtriers passeront la nuit en prison, et on les pendra demain matin.
Salviati entre dans le palais.
FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
La chambre à coucher de Lorenzo.
LORENZO, SCORONCONCOLO, faisant des armes.
SCORONCONCOLO.
Maître, as-tu assez du jeu?
LORENZO.
Non; crie plus fort. Tiens, pare celle-ci! tiens, meurs! tiens, misérable!
SCORONCONCOLO.
A l'assassin! on me tue! on me coupe la gorge!
LORENZO.
Meurs! meurs! meurs!—Frappe donc du pied.
SCORONCONCOLO.
A moi, mes archers! au secours! on me tue! Lorenzo de l'enfer!
LORENZO.
Meurs, infâme! Je te saignerai, pourceau, je te saignerai! Au cœur, au cœur! il est éventré.—Crie donc, frappe donc, tue donc! Ouvre-lui les entrailles! Coupons-le par morceaux, et mangeons, mangeons! J'en ai jusqu'au coude. Fouille dans la gorge, roule-le, roule! Mordons, mordons, et mangeons!
Il tombe épuisé.
SCORONCONCOLO, s'essuyant le front.
Tu as inventé un rude jeu, maître, et tu y vas en vrai tigre; mille millions de tonnerres! tu rugis comme une caverne pleine de panthères et de lions.
LORENZO.
O jour de sang, jour de mes noces! O soleil! soleil! il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb; tu te meurs de soif, soleil! son sang t'enivrera. O ma vengeance! qu'il y a longtemps que tes ongles poussent! O dents d'Ugolin! il vous faut le crâne, le crâne!
SCORONCONCOLO.
Es-tu en délire? As-tu la fièvre, ou es-tu toi-même un rêve?
LORENZO.
Lâche, lâche,—ruffian,—le petit maigre, les pères, les filles,—des adieux, des adieux sans fin,—les rives de l'Arno pleines d'adieux!—les gamins l'écrivent sur les murs.—Ris, vieillard, ris dans ton bonnet blanc;—tu ne vois pas que mes ongles poussent?—Ah! le crâne! le crâne!
Il s'évanouit.
SCORONCONCOLO.
Maître, tu as un ennemi.
Il lui jette de l'eau à la figure.
Allons! maître, ce n'est pas la peine de tant te démener. On a des sentiments élevés ou on n'en a pas; je n'oublierai jamais que tu m'as fait avoir une certaine grâce sans laquelle je serais loin. Maître, si tu as un ennemi, dis-le, et je t'en débarrasserai sans qu'il y paraisse autrement.
LORENZO.
Ce n'est rien; je te dis que mon seul plaisir est de faire peur à mes voisins.
SCORONCONCOLO.
Depuis que nous trépignons dans cette chambre, et que nous y mettons tout à l'envers, ils doivent être bien accoutumés à notre tapage. Je crois que tu pourrais égorger trente hommes dans ce corridor, et les rouler sur ton plancher, sans qu'on s'aperçût dans la maison qu'il s'y passe du nouveau. Si tu veux faire peur aux voisins, tu t'y prends mal. Ils ont eu peur la première fois, c'est vrai; mais maintenant ils se contentent d'enrager, et ne s'en mettent pas en peine jusqu'au point de quitter leurs fauteuils ou d'ouvrir leurs fenêtres.
LORENZO.
Tu crois?
SCORONCONCOLO.
Tu as un ennemi, maître. Ne t'ai-je pas vu frapper du pied la terre, et maudire le jour de ta naissance? N'ai-je pas des oreilles? Et, au milieu de toutes tes fureurs, n'ai-je pas entendu résonner distinctement un petit mot bien net; la vengeance? Tiens, maître, crois-moi, tu maigris;—tu n'as plus le mot pour rire comme devant;—crois-moi, il n'y a rien de si mauvaise digestion qu'une bonne haine. Est-ce que sur deux hommes au soleil il n'y en a pas toujours un dont l'ombre gêne l'autre? Ton médecin est dans ma gaine; laisse-moi te guérir.
Il tire son épée.
LORENZO.
Ce médecin-là t'a-t-il jamais guéri, toi?
SCORONCONCOLO.
Quatre ou cinq fois. Il y avait un jour à Padoue une petite demoiselle qui me disait...
LORENZO.
Montre-moi cette épée. Ah! garçon, c'est une brave lame.
SCORONCONCOLO.
Essaye-la, et tu verras.
LORENZO.
Tu as deviné mon mal,—j'ai un ennemi. Mais pour lui je ne me servirai pas d'une épée qui ait servi pour d'autres. Celle qui le tuera n'aura ici-bas qu'un baptême; elle gardera son nom.
SCORONCONCOLO.
Quel est le nom de l'homme?
LORENZO.
Qu'importe? M'es-tu dévoué?
SCORONCONCOLO.
Pour toi, je remettrais le Christ en croix.
LORENZO.
Je te le dis en confidence,—je ferai le coup dans cette chambre. Écoute bien, et ne te trompe pas. Si je l'abats du premier coup, ne t'avise pas de le toucher. Mais je ne suis pas plus gros qu'une puce, et c'est un sanglier. S'il se défend, je compte sur toi pour lui tenir les mains; rien de plus, entends-tu? c'est à moi qu'il appartient. Je t'avertirai en temps et lieu.
SCORONCONCOLO.
Amen.
SCÈNE II
Au palais Strozzi.
Entrent PHILIPPE et PIERRE.
PIERRE.
Quand je pense à cela, j'ai envie de me couper la main droite. Avoir manqué cette canaille! un coup si juste, et l'avoir manqué! A qui n'était-ce pas rendre service que de faire dire aux gens: Il y a un Salviati de moins dans les rues? Mais le drôle a fait comme les araignées,—il s'est laissé tomber en repliant ses pattes crochues, et il a fait le mort de peur d'être achevé.
PHILIPPE.
Que t'importe qu'il vive? ta vengeance n'en est que plus complète.
PIERRE.
Oui, je le sais bien, voilà comme vous voyez les choses. Tenez, mon père, vous êtes bon patriote, mais encore meilleur père de famille: ne vous mêlez pas de tout cela.
PHILIPPE.
Qu'as-tu encore en tête? Ne saurais-tu vivre un quart d'heure sans penser à mal?
PIERRE.
Non, par l'enfer! je ne saurais vivre un quart d'heure tranquille dans cet air empoisonné. Le ciel me pèse sur la tête comme une voûte de prison, et il me semble que je respire dans les rues des quolibets et des hoquets d'ivrognes. Adieu, j'ai affaire à présent.
PHILIPPE.
Où vas-tu?
PIERRE.
Pourquoi voulez-vous le savoir? Je vais chez les Pazzi.
PHILIPPE.
Attends-moi donc, car j'y vais aussi.
PIERRE.
Pas à présent, mon père; ce n'est pas un bon moment pour vous.
PHILIPPE.
Parle-moi franchement.
PIERRE.
Cela est entre nous. Nous sommes là une cinquantaine, les Ruccellai et d'autres, qui ne portons pas le bâtard dans nos entrailles.
PHILIPPE.
Ainsi donc?
PIERRE.
Ainsi donc les avalanches se font quelquefois au moyen d'un caillou gros comme le bout du doigt.
PHILIPPE.
Mais vous n'avez rien d'arrêté? pas de plan, pas de mesures prises? O enfants, enfants! jouer avec la vie et la mort! Des questions qui ont remué le monde! des idées qui ont blanchi des milliers de têtes, et qui les ont fait rouler comme des grains de sable sur les pieds du bourreau! des projets que la Providence elle-même regarde en silence et avec terreur, et qu'elle laisse achever à l'homme, sans oser y toucher! Vous parlez de tout cela en faisant des armes et en buvant un verre de vin d'Espagne, comme s'il s'agissait d'un cheval ou d'une mascarade! Savez-vous ce que c'est qu'une république, que l'artisan au fond de son atelier, que le laboureur dans son champ, que le citoyen sur la place, que la vie entière d'un royaume? le bonheur des hommes, Dieu de justice! O enfants, enfants! savez-vous compter sur vos doigts?
PIERRE.
Un bon coup de lancette guérit tous les maux.
PHILIPPE.
Guérir! guérir! Savez-vous que le plus petit coup de lancette doit être donné par le médecin? Savez-vous qu'il faut une expérience longue comme la vie, et une science grande comme le monde, pour tirer du bras d'un malade une goutte de sang? N'étais-je pas offensé aussi, la nuit dernière, lorsque tu avais mis ton épée nue sous ton manteau? Ne suis-je pas le père de ma Louise, comme tu es son frère? N'était-ce pas une juste vengeance? Et cependant sais-tu ce qu'elle m'a coûté? Ah! les pères savent cela, mais non les enfants. Si tu es père un jour, nous en parlerons.
PIERRE.
Vous qui savez aimer, vous devriez savoir haïr.
PHILIPPE.
Qu'ont donc fait à Dieu ces Pazzi? Ils invitent leurs amis à venir conspirer, comme on invite à jouer aux dés, et les amis, en entrant dans leur cour, glissent dans le sang de leurs grands-pères E. Quelle soif ont donc leurs épées? Que voulez-vous donc, que voulez-vous?
Note E : Voir la conspiration des Pazzi. (Note de l'auteur.)
PIERRE.
Et pourquoi vous démentir vous-même? Ne vous ai-je pas entendu cent fois dire ce que nous disons? Ne savons-nous pas ce qui vous occupe, quand vos domestiques voient à leur lever vos fenêtres éclairées des flambeaux de la veille? Ceux qui passent les nuits sans dormir ne meurent pas silencieux.
PHILIPPE.
Où en viendrez-vous? réponds-moi.
PIERRE.
Les Médicis sont une peste. Celui qui est mordu par un serpent n'a que faire d'un médecin; il n'a qu'à se brûler la plaie.
PHILIPPE.
Et quand vous aurez renversé ce qui est, que voulez-vous mettre à la place?
PIERRE.
Nous sommes toujours sûrs de ne pas trouver pire.
PHILIPPE.
Je vous le dis, comptez sur vos doigts.
PIERRE.
Les têtes d'une hydre sont faciles à compter.
PHILIPPE.
Et vous voulez agir? cela est décidé?
PIERRE.
Nous voulons couper les jarrets aux meurtriers de Florence.
PHILIPPE.
Cela est irrévocable? vous voulez agir?
PIERRE.
Adieu, mon père; laissez-moi aller seul.
PHILIPPE.
Depuis quand le vieil aigle reste-t-il dans le nid, quand ses aiglons vont à la curée? O mes enfants! ma brave et belle jeunesse! vous qui avez la force que j'ai perdue, vous qui êtes aujourd'hui ce qu'était le jeune Philippe, laissez-le avoir vieilli pour vous! Emmène-moi, mon fils, je vois que vous allez agir. Je ne vous ferai pas de longs discours, je ne dirai que quelques mots; il peut y avoir quelque chose de bon dans cette tête grise: deux mots, et ce sera fait. Je ne radote pas encore; je ne vous serai pas à charge; ne pars pas sans moi, mon enfant; attends que je prenne mon manteau.
PIERRE.
Venez, mon noble père; nous baiserons le bas de votre robe. Vous êtes notre patriarche, venez voir marcher au soleil les rêves de votre vie. La liberté est mûre; venez, vieux jardinier de Florence, voir sortir de terre la plante que vous aimez.
Ils sortent.
SCÈNE III
Une rue.
UN OFFICIER ALLEMAND et des soldats; THOMAS STROZZI, au milieu d'eux.
L'OFFICIER.
Si nous ne le trouvons pas chez lui, nous le trouverons chez les Pazzi.
THOMAS.
Va ton train, et ne sois pas en peine; tu sauras ce qu'il en coûte.
L'OFFICIER.
Pas de menace; j'exécute les ordres du duc, et n'ai rien à souffrir de personne.
THOMAS.
Imbécile! qui arrête un Strozzi sur la parole d'un Médicis!
Il se forme un groupe autour d'eux.
UN BOURGEOIS.
Pourquoi arrêtez-vous ce seigneur? nous le connaissons bien, c'est le fils de Philippe.
UN AUTRE.
Lâche-le; nous répondons pour lui.
LE PREMIER.
Oui, oui, nous répondons pour les Strozzi. Laisse-le aller, ou prends garde à tes oreilles.
L'OFFICIER.
Hors de là, canaille! laissez passer la justice du duc, si vous n'aimez pas les coups de hallebarde.
Pierre et Philippe arrivent.
PIERRE.
Qu'y a-t-il? quel est ce tapage? Que fais-tu là, Thomas?
LE BOURGEOIS.
Empêche-le, Philippe, il veut emmener ton fils en prison.
PHILIPPE.
En prison? et sur quel ordre?
PIERRE.
En prison? sais-tu à qui tu as affaire?
L'OFFICIER.
Qu'on saisisse cet homme!
Les soldats arrêtent Pierre.
PIERRE.
Lâchez-moi, misérables, ou je vous éventre comme des pourceaux!
PHILIPPE.
Sur quel ordre agissez-vous, monsieur?
L'OFFICIER, montrant l'ordre du duc.
Voilà mon mandat. J'ai ordre d'arrêter Pierre et Thomas Strozzi.
Les soldats repoussent le peuple, qui leur jette des cailloux.
PIERRE.
De quoi nous accuse-t-on? qu'avons-nous fait? Aidez-moi, mes amis; rossons cette canaille.
Il tire son épée. Un autre détachement de soldats arrive.
L'OFFICIER.
Venez ici; prêtez-moi main-forte.
Pierre est désarmé.
En marche! et le premier qui approche de trop près, un coup de pique dans le ventre! Cela leur apprendra à se mêler de leurs affaires.
PIERRE.
On n'a pas le droit de m'arrêter sans un ordre des Huit. Je me soucie bien des ordres d'Alexandre! Où est l'ordre des Huit?
L'OFFICIER.
C'est devant eux que nous vous menons.
PIERRE.
Si c'est devant eux, je n'ai rien à dire. De quoi suis-je accusé?
UN HOMME DU PEUPLE.
Comment, Philippe, tu laisses emmener tes enfants au tribunal des Huit?
PIERRE.
Répondez donc, de quoi suis-je accusé?
L'OFFICIER.
Cela ne me regarde pas.
Les soldats sortent avec Pierre et Thomas.
PIERRE, en sortant.
N'ayez aucune inquiétude, mon père; les Huit me renverront souper à la maison, et le bâtard en sera pour ses frais de justice.
PHILIPPE, seul, s'asseyant sur un banc.
J'ai beaucoup d'enfants, mais pas pour longtemps, si cela va si vite. Où en sommes-nous donc si une vengeance aussi juste que le ciel que voilà est clair est punie comme un crime! Eh quoi! les deux aînés d'une famille vieille comme la ville, emprisonnés comme des voleurs de grand chemin! la plus grossière insulte châtiée, un Salviati frappé, seulement frappé, et des hallebardes en jeu! Sors donc du fourreau, mon épée. Si le saint appareil des exécutions judiciaires devient la cuirasse des ruffians et des ivrognes, que la hache et le poignard, cette arme des assassins, protègent l'homme de bien. O Christ! la justice devenue une entremetteuse, l'honneur des Strozzi souffleté en place publique, et un tribunal répondant des quolibets d'un rustre! Un Salviati jetant à la plus noble famille de Florence son gant taché de vin et de sang, et, lorsqu'on le châtie, tirant pour se défendre le coupe-tête du bourreau! Lumière du soleil! j'ai parlé, il n'y a pas un quart d'heure, contre les idées de révolte, et voilà le pain qu'on me donne à manger, avec mes paroles de paix sur les lèvres! Allons! mes bras, remuez; et toi, vieux corps courbé par l'âge et par l'étude, redresse-toi pour l'action!
Entre Lorenzo.
LORENZO.
Demandes-tu l'aumône, Philippe, assis au coin de cette rue?
PHILIPPE.
Je demande l'aumône à la justice des hommes; je suis un mendiant affamé de justice, et mon honneur est en haillons.
LORENZO.
Quel changement va donc s'opérer dans le monde, et quelle robe nouvelle va revêtir la nature, si le masque de la colère s'est posé sur le visage auguste et paisible du vieux Philippe? O mon père! quelles sont ces plaintes? pour qui répands-tu sur la terre les joyaux les plus précieux qu'il y ait sous le soleil, les larmes d'un homme sans peur et sans reproche?
PHILIPPE.
Il faut nous délivrer des Médicis, Lorenzo. Tu es un Médicis toi-même, mais seulement par ton nom; si je t'ai bien connu, si la hideuse comédie que tu joues m'a trouve impassible et fidèle spectateur, que l'homme sorte de l'histrion. Si tu as jamais été quelque chose d'honnête, sois-le aujourd'hui. Pierre et Thomas sont en prison.
LORENZO.
Oui, oui, je sais cela.
PHILIPPE.
Est-ce là ta réponse? Est-ce là ton visage, homme sans épée?
LORENZO.
Que veux-tu? dis-le, et tu auras alors ma réponse.
PHILIPPE.
Agir! Comment? je n'en sais rien. Quel moyen employer, quel levier mettre sous cette citadelle de mort, pour la soulever et la pousser dans le fleuve? quoi faire, que résoudre, quels hommes aller trouver? je ne puis le savoir encore. Mais agir, agir, agir! O Lorenzo! le temps est venu. N'es-tu pas diffamé, traité de chien et de sans-cœur? Si je t'ai tenu, en dépit de tout, ma porte ouverte, ma main ouverte, mon cœur ouvert, parle, et que je voie si je me suis trompé. Ne m'as-tu pas parlé d'un homme qui s'appelle aussi Lorenzo, et qui se cache derrière le Lorenzo que voilà? Cet homme n'aime-t-il pas sa patrie, n'est-il pas dévoué à ses amis? Tu le disais, et je l'ai cru. Parle, parle, le temps est venu.
LORENZO.
Si je ne suis pas tel que vous le désirez, que le soleil me tombe sur la tête!
PHILIPPE.
Ami, rire d'un vieillard désespéré, cela porte malheur; si tu dis vrai, à l'action! J'ai de toi des promesses qui engageraient Dieu lui-même, et c'est sur ces promesses que je t'ai reçu. Le rôle que tu joues est un rôle de boue et de lèpre, tel que l'enfant prodigue ne l'aurait pas joué dans un jour de démence; et cependant je t'ai reçu. Quand les pierres criaient à ton passage, quand chacun de tes pas faisait jaillir des mares de sang humain, je t'ai appelé du nom sacré d'ami, je me suis fait sourd pour te croire, aveugle pour t'aimer; j'ai laissé l'ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur, et mes enfants ont douté de moi en trouvant sur ma main la trace hideuse du contact de la tienne. Sois honnête, car je l'ai été; agis, car tu es jeune, et je suis vieux.
LORENZO.
Pierre et Thomas sont en prison; est-ce là tout?
PHILIPPE.
O ciel et terre! oui, c'est là tout. Presque rien, deux enfants de mes entrailles qui vont s'asseoir au banc des voleurs. Deux têtes que j'ai baisées autant de fois que j'ai de cheveux gris, et que je vais trouver demain matin clouées sur la porte de la forteresse; oui, c'est là tout, rien de plus, en vérité.
LORENZO.
Ne me parle pas sur ce ton: je suis rongé d'une tristesse auprès de laquelle la nuit la plus sombre est une lumière éblouissante.
Il s'assoit près de Philippe.
PHILIPPE.
Que je laisse mourir mes enfants, cela est impossible, vois-tu! On m'arracherait les bras et les jambes, que, comme le serpent, les morceaux mutilés de Philippe se rejoindraient encore et se lèveraient pour la vengeance. Je connais si bien tout cela! Les Huit! un tribunal d'hommes de marbre! une forêt de spectres, sur laquelle passe de temps en temps le vent lugubre du doute qui les agite pendant une minute, pour se résoudre en un mot sans appel. Un mot, un mot, ô conscience! Ces hommes-là mangent, ils dorment, ils ont des femmes et des filles! Ah! qu'ils tuent et qu'ils égorgent; mais pas mes enfants, pas mes enfants!
LORENZO.
Pierre est un homme; il parlera, et il sera mis en liberté.
PHILIPPE.
O mon Pierre, mon premier-né!
LORENZO.
Rentrez chez vous, tenez-vous tranquille; ou faites mieux, quittez Florence. Je vous réponds de tout, si vous quittez Florence.
PHILIPPE.
Moi, un banni! moi dans un lit d'auberge à mon heure dernière! O Dieu! tout cela pour une parole d'un Salviati!
LORENZO.
Sachez-le, Salviati voulait séduire votre fille, mais non pas pour lui seul. Alexandre a un pied dans le lit de cet homme; il y exerce le droit du seigneur sur la prostitution.
PHILIPPE.
Et nous n'agirons pas! O Lorenzo, Lorenzo! tu es un homme ferme, toi; parle-moi, je suis faible, et mon cœur est trop intéressé dans tout cela. Je m'épuise, vois-tu! j'ai trop réfléchi ici-bas; j'ai trop tourné sur moi-même, comme un cheval de pressoir; je ne vaux plus rien pour la bataille. Dis-moi ce que tu penses; je le ferai.
LORENZO.
Rentrez chez vous, mon bon monsieur.
PHILIPPE.
Voilà qui est certain, je vais aller chez les Pazzi; là sont cinquante jeunes gens tous déterminés. Ils ont juré d'agir; je leur parlerai noblement, comme un Strozzi et comme un père, et ils m'entendront. Ce soir j'inviterai à souper les quarante membres de ma famille; je leur raconterai ce qui m'arrive. Nous verrons, nous verrons! rien n'est encore fait. Que les Médicis prennent garde à eux! Adieu, je vais chez les Pazzi; aussi bien, j'y allais avec Pierre, quand on l'a arrêté.
LORENZO.
Il y a plusieurs démons, Philippe; celui qui te tente en ce moment n'est pas le moins à craindre de tous.
PHILIPPE.
Que veux-tu dire?
LORENZO.
Prends-y garde, c'est un démon plus beau que Gabriel: la liberté, la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche comme les cordes d'une lyre; c'est le bruit des écailles d'argent de ses ailes flamboyantes. Les larmes de ses yeux fécondent la terre, et il tient à la main la palme des martyrs. Ses paroles épurent l'air autour de ses lèvres; son vol est si rapide, que nul ne peut dire où il va. Prends-y garde! une fois dans ma vie je l'ai vu traverser les cieux. J'étais courbé sur mes livres; le toucher de sa main a fait frémir mes cheveux comme une plume légère. Que je l'aie écouté ou non, n'en parlons pas.
PHILIPPE.
Je ne te comprends qu'avec peine, et je ne sais pourquoi j'ai peur de te comprendre.
LORENZO.
N'avez-vous dans la tête que cela: délivrer vos fils? Mettez la main sur la conscience; quelque autre pensée plus vaste, plus terrible, ne vous entraîne-t-elle pas comme un chariot étourdissant au milieu de cette jeunesse?
PHILIPPE.
Eh bien! oui, que l'injustice faite à ma famille soit le signal de la liberté. Pour moi, et pour tous, j'irai!
LORENZO.
Prends garde à toi, Philippe, tu as pensé au bonheur de l'humanité.
PHILIPPE.
Que veut dire ceci? Es-tu dedans comme dehors une vapeur infecte? Toi qui m'as parlé d'une liqueur précieuse dont tu étais le flacon, est-ce là ce que tu renfermes?
LORENZO.
Je suis, en effet, précieux pour vous, car je tuerai Alexandre.
PHILIPPE.
Toi?
LORENZO.
Moi, demain ou après-demain. Rentrez chez vous, tâchez de délivrer vos enfants; si vous ne le pouvez pas, laissez-leur subir une légère punition; je sais pertinemment qu'il n'y a pas d'autres dangers pour eux, et je vous répète que d'ici à quelques jours il n'y aura pas plus d'Alexandre de Médicis à Florence qu'il n'y a de soleil à minuit.
PHILIPPE.
Quand cela serait vrai, pourquoi aurais-je tort de penser à la liberté? Ne viendra-t-elle pas quand tu auras fait ton coup, si tu le fais?
LORENZO.
Philippe, Philippe, prends garde à toi. Tu as soixante ans de vertu sur ta tête grise; c'est un enjeu trop cher pour le jouer aux dés.
PHILIPPE.
Si tu caches sous ces sombres paroles quelque chose que je puisse entendre, parle; tu m'irrites singulièrement.
LORENZO.
Tel que tu me vois, Philippe, j'ai été honnête. J'ai cru à la vertu, à la grandeur humaine, comme un martyr croit à son Dieu. J'ai versé plus de larmes sur la pauvre Italie que Niobé sur ses filles.
PHILIPPE.
Eh bien, Lorenzo?
LORENZO.
Ma jeunesse a été pure comme l'or. Pendant vingt ans de silence, la foudre s'est amoncelée dans ma poitrine; et il faut que je sois réellement une étincelle du tonnerre, car tout à coup, une certaine nuit que j'étais assis dans les ruines du colisée antique, je ne sais pourquoi, je me levai; je tendis vers le ciel mes bras trempés de rosée, et je jurai qu'un des tyrans de ma patrie mourrait de ma main. J'étais un étudiant paisible, et je ne m'occupais alors que des arts et des sciences, et il m'est impossible de dire comment cet étrange serment s'est fait en moi. Peut-être est-ce là ce qu'on éprouve quand on devient amoureux.
PHILIPPE.
J'ai toujours eu confiance en toi, et cependant je crois rêver.
LORENZO.
Et moi aussi. J'étais heureux alors; j'avais le cœur et les mains tranquilles; mon nom m'appelait au trône, et je n'avais qu'à laisser le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de moi toutes les espérances humaines. Les hommes ne m'avaient fait ni bien ni mal; mais j'étais bon, et, pour mon malheur éternel, j'ai voulu être grand. Il faut que je l'avoue: si la Providence m'a poussé à la résolution de tuer un tyran, quel qu'il fût, l'orgueil m'y a poussé aussi. Que te dirais-je de plus? Tous les Césars du monde me faisaient penser à Brutus.
PHILIPPE.
L'orgueil de la vertu est un noble orgueil. Pourquoi t'en défendrais-tu?
LORENZO.
Tu ne sauras jamais, à moins d'être fou, de quelle nature est la pensée qui m'a travaillé. Pour comprendre l'exaltation fiévreuse qui a enfanté en moi le Lorenzo qui te parle, il faudrait que mon cerveau et mes entrailles fussent à nu sous un scalpel. Une statue qui descendrait de son piédestal pour marcher parmi les hommes sur la place publique serait peut-être semblable à ce que j'ai été le jour où j'ai commencé à vivre avec cette idée: il faut que je sois un Brutus.
PHILIPPE.
Tu m'étonnes de plus en plus.
LORENZO.
J'ai voulu d'abord tuer Clément VII; je n'ai pu le faire, parce qu'on m'a banni de Rome avant le temps. J'ai recommencé mon ouvrage avec Alexandre. Je voulais agir seul, sans le secours d'aucun homme. Je travaillais pour l'humanité; mais mon orgueil restait solitaire au milieu de tous mes rêves philanthropiques. Il fallait donc entamer par la ruse un combat singulier avec mon ennemi. Je ne voulais pas soulever les masses, ni conquérir la gloire bavarde d'un paralytique comme Cicéron; je voulais arriver à l'homme, me prendre corps à corps avec la tyrannie vivante, la tuer, et après cela porter mon épée sanglante sur la tribune, et laisser la fumée du sang d'Alexandre monter au nez des harangueurs, pour réchauffer leur cervelle ampoulée.
PHILIPPE.
Quelle tête de fer as-tu, ami! quelle tête de fer!
LORENZO.
La tâche que je m'imposais était rude avec Alexandre. Florence était, comme aujourd'hui, noyée de vin et de sang. L'empereur et le pape avaient fait un duc d'un garçon boucher. Pour plaire à mon cousin, il fallait arriver à lui porté par les larmes des familles; pour devenir son ami, et acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses lèvres épaisses tous les restes de ses orgies. J'étais pur comme un lis, et cependant je n'ai pas reculé devant cette tâche. Ce que je suis devenu à cause de cela, n'en parlons pas. Tu dois comprendre que j'ai souffert, et il y a des blessures dont on ne lève pas l'appareil impunément. Je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et d'opprobre; qu'importe? ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
PHILIPPE.
Tu baisses la tête; tes yeux sont humides.
LORENZO.
Non, je ne rougis point; les masques de plâtre n'ont point de rougeur au service de la honte. J'ai fait ce que j'ai fait. Tu sauras seulement que j'ai réussi dans mon entreprise. Alexandre viendra bientôt dans un certain lieu d'où il ne sortira pas debout. Je suis au terme de ma peine, et sois certain, Philippe, que le buffle sauvage, quand le bouvier l'abat sur l'herbe, n'est pas entouré de plus de filets, de plus de nœuds coulants que je n'en ai tissu autour de mon bâtard. Ce cœur, jusques auquel une armée ne serait pas parvenue en un an, il est maintenant à nu sous ma main; je n'ai qu'à laisser tomber mon stylet pour qu'il y entre. Tout sera fait. Maintenant, sais-tu ce qui m'arrive, et ce dont je veux t'avertir?
PHILIPPE.
Tu es notre Brutus si tu dis vrai.
LORENZO.
Je me suis cru un Brutus, mon pauvre Philippe; je me suis souvenu du bâton d'or couvert d'écorce. Maintenant je connais les hommes et je te conseille de ne pas t'en mêler.
PHILIPPE.
Pourquoi?
LORENZO.
Ah! vous avez vécu tout seul, Philippe. Pareil à un fanal éclatant, vous êtes resté immobile au bord de l'océan des hommes, et vous avez regardé dans les eaux la réflexion de votre propre lumière; du fond de votre solitude, vous trouviez l'océan magnifique sous le dais splendide des cieux; vous ne comptiez pas chaque flot, vous ne jetiez pas la sonde; vous étiez plein de confiance dans l'ouvrage de Dieu. Mais moi, pendant ce temps-là, j'ai plongé; je me suis enfoncé dans cette mer houleuse de la vie; j'en ai parcouru toutes les profondeurs, couvert de ma cloche de verre; tandis que vous admiriez la surface, j'ai vu les débris des naufrages, les ossements et les Léviathans.
PHILIPPE.
Ta tristesse me fend le cœur.
LORENZO.
C'est parce que je vous vois tel que j'ai été, et sur le point de faire ce que j'ai fait, que je vous parle ainsi. Je ne méprise point les hommes; le tort des livres et des historiens est de nous les montrer différents de ce qu'ils sont. La vie est comme une cité; on peut y rester cinquante ou soixante ans sans voir autre chose que des promenades et des palais; mais il ne faut pas entrer dans les tripots, ni s'arrêter, en rentrant chez soi, aux fenêtres des mauvais quartiers. Voilà mon avis, Philippe; s'il s'agit de sauver tes enfants, je te dis de rester tranquille; c'est le meilleur moyen pour qu'on te les renvoie après une petite semonce. S'il s'agit de tenter quelque chose pour les hommes, je te conseille de te couper les bras, car tu ne seras pas longtemps à t'apercevoir qu'il n'y a que toi qui en aies.
PHILIPPE.
Je conçois que le rôle que tu joues t'ait donné de pareilles idées. Si je te comprends bien, tu as pris, dans un but sublime, une route hideuse, et tu crois que tout ressemble à ce que tu as vu.
LORENZO.
Je me suis réveillé de mes rêves, rien de plus. Je te dis le danger d'en faire. Je connais la vie, et c'est une vilaine cuisine, sois-en persuadé. Ne mets pas la main là dedans, si tu respectes quelque chose.
PHILIPPE.
Arrête; ne brise pas comme un roseau mon bâton de vieillesse. Je crois à tout ce que tu appelles des rêves; je crois à la vertu, à la pudeur et à la liberté.
LORENZO.
Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio! et les enfants ne me jettent pas de la boue! Les lits des filles sont encore chauds de ma sueur, et les pères ne prennent pas, quand je passe, leurs couteaux et leurs balais pour m'assommer! Au fond de ces dix mille maisons que voilà, la septième génération parlera encore de la nuit où j'y suis entré, et pas une ne vomit à ma vue un valet de charrue qui me fende en deux comme une bûche pourrie! L'air que vous respirez, Philippe, je le respire; mon manteau de soie bariolé traîne paresseusement sur le sable fin des promenades; pas une goutte de poison ne tombe dans mon chocolat; que dis-je? ô Philippe! les mères pauvres soulèvent honteusement le voile de leurs filles quand je m'arrête au seuil de leurs portes; elles me laissent voir leur beauté avec un sourire plus vil que le baiser de Judas, tandis que moi, pinçant le menton de la petite, je serre les poings de rage en remuant dans ma poche quatre ou cinq méchantes pièces d'or.
PHILIPPE.
Que le tentateur ne méprise pas le faible; pourquoi tenter lorsque l'on doute?
LORENZO.
Suis-je un Satan? Lumière du ciel! je m'en souviens encore, j'aurais pleuré avec la première fille que j'ai séduite si elle ne s'était mise à rire. Quand j'ai commencé à jouer mon rôle de Brutus moderne, je marchais dans mes habits neufs de la grande confrérie du vice comme un enfant de dix ans dans l'armure d'un géant de la fable. Je croyais que la corruption était un stigmate, et que les monstres seuls le portaient au front. J'avais commencé à dire tout haut que mes vingt années de vertu étaient un masque étouffant; ô Philippe! j'entrai alors dans la vie, et je vis qu'à mon approche tout le monde en faisait autant que moi; tous les masques tombaient devant mon regard; l'humanité souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte digne d'elle, sa monstrueuse nudité. J'ai vu les hommes tels qu'ils sont, et je me suis dit: Pour qui est-ce donc que je travaille? Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme à mes côtés, je regardais autour de moi, je cherchais les visages qui me donnaient du cœur, et je me demandais: Quand j'aurai fait mon coup, celui-là en profitera-t-il? J'ai vu les républicains dans leurs cabinets; je suis entré dans les boutiques; j'ai écouté et j'ai guetté. J'ai recueilli les discours des gens du peuple; j'ai vu l'effet que produisait sur eux la tyrannie; j'ai bu dans les banquets patriotiques le vin qui engendre la métaphore et la prosopopée; j'ai avalé entre deux baisers les larmes les plus vertueuses; j'attendais toujours que l'humanité me laissât voir sur sa face quelque chose d'honnête. J'observais comme un amant observe sa fiancée en attendant le jour des noces.
PHILIPPE.
Si tu n'as vu que le mal, je te plains, mais je ne puis te croire. Le mal existe, mais non pas sans le bien; comme l'ombre existe, mais non sans la lumière.
LORENZO.
Tu ne veux voir en moi qu'un mépriseur d'hommes: c'est me faire injure. Je sais parfaitement qu'il y en a de bons; mais à quoi servent-ils? que font-ils? comment agissent-ils? Qu'importe que la conscience soit vivante, si le bras est mort? Il y a de certains côtés par où tout devient bon: un chien est un ami fidèle; on peut trouver en lui le meilleur des serviteurs, comme on peut voir aussi qu'il se roule sur les cadavres et que la langue avec laquelle il lèche son maître sent la charogne d'une lieue. Tout ce que j'ai à voir, moi, c'est que je suis perdu, et que les hommes n'en profiteront pas plus qu'ils ne me comprendront.
PHILIPPE.
Pauvre enfant, tu me navres le cœur! Mais si tu es honnête, quand tu auras délivré ta patrie, tu le redeviendras. Cela réjouit mon vieux cœur, Lorenzo, de penser que tu es honnête; alors tu jetteras ce déguisement hideux qui te défigure, et tu redeviendras d'un métal aussi pur que les statues de bronze d'Harmodius et d'Aristogiton.
LORENZO.
Philippe, Philippe, j'ai été honnête. La main qui a soulevé une fois le voile de la vérité ne peut plus le laisser retomber; elle reste immobile jusqu'à la mort, tenant toujours ce voile terrible, et l'élevant de plus en plus au-dessus de la tête de l'homme, jusqu'à ce que l'ange du sommeil éternel lui bouche les yeux.
PHILIPPE.
Toutes les maladies se guérissent; et le vice est une maladie aussi.
LORENZO.
Il est trop tard. Je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi un vêtement; maintenant il est collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux comme la mort au milieu de ma gaieté. Brutus a fait le fou pour tuer Tarquin, et ce qui m'étonne en lui, c'est qu'il n'y ait pas laissé sa raison. Profite de moi, Philippe, voilà ce que j'ai à te dire: ne travaille pas pour ta patrie.
PHILIPPE.
Si je te croyais, il me semble que le ciel s'obscurcirait pour toujours, et que ma vieillesse serait condamnée à marcher à tâtons. Que tu aies pris une route dangereuse, cela peut être; pourquoi ne pourrais-je en prendre une autre qui me mènerait au même point? Mon intention est d'en appeler au peuple, et d'agir ouvertement.
LORENZO.
Prends garde à toi, Philippe; celui qui te le dit sait pourquoi il le dit. Prends le chemin que tu voudras, tu auras toujours affaire aux hommes.
PHILIPPE.
Je crois à l'honnêteté des républicains.
LORENZO.
Je te fais une gageure. Je vais tuer Alexandre; une fois mon coup fait, si les républicains se comportent comme ils le doivent, il leur sera facile d'établir une république, la plus belle qui ait jamais fleuri sur la terre. Qu'ils aient pour eux le peuple, et tout est dit. Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien. Tout ce que je te demande, c'est de ne pas t'en mêler; parle, si tu le veux, mais prends garde à tes paroles, et encore plus à tes actions. Laisse-moi faire mon coup: tu as les mains pures, et moi, je n'ai rien à perdre.
PHILIPPE.
Fais-le, et tu verras.
LORENZO.
Soit,—mais souviens-toi de ceci. Vois-tu dans cette petite maison cette famille assemblée autour d'une table? ne dirait-on pas des hommes? Ils ont un corps, et une âme dans ce corps. Cependant, s'il me prenait envie d'entrer chez eux, tout seul, comme me voilà, et de poignarder leur fils aîné au milieu d'eux, il n'y aurait pas un couteau de levé sur moi.
PHILIPPE.
Tu me fais horreur. Comment le cœur peut-il rester grand avec des mains comme les tiennes?
LORENZO.
Viens, rentrons à ton palais, et tâchons de délivrer tes enfants.
PHILIPPE.
Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles?
LORENZO.
Pourquoi? tu le demandes?
PHILIPPE.
Si tu crois que c'est un meurtre inutile à ta patrie, comment le commets-tu?
LORENZO.
Tu me demandes cela en face? regarde-moi un peu. J'ai été beau, tranquille et vertueux.
PHILIPPE.
Quel abîme! quel abîme tu m'ouvres!
LORENZO.
Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? Veux-tu donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu'en frappant sur ce squelette,
Il frappe sa poitrine.
il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je m'arrache le seul fil qui rattache aujourd'hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d'autrefois? Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d'herbe où j'aie pu cramponner mes ongles? Crois-tu donc que je n'aie plus d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte? et veux-tu que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage de vice pouvait s'évanouir, j'épargnerais peut-être ce conducteur de bœufs. Mais j'aime le vin, le jeu et les filles; comprends-tu cela? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c'est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d'infamie; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l'exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche; j'en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom, qui m'accablent d'injures pour se dispenser de m'assommer, comme ils le devraient. J'en ai assez d'entendre brailler en plein vent le bavardage humain; il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. Dieu merci! c'est peut-être demain que je tue Alexandre; dans deux jours j'aurai fini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d'une curiosité monstrueuse apportée d'Amérique, pourront satisfaire leur gosier et vider leur sac à paroles. Que les hommes me comprennent ou non, qu'ils agissent ou n'agissent pas, j'aurai dit tout ce que j'ai à dire; je leur ferai tailler leur plume, si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l'humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang. Qu'ils m'appellent comme ils voudront, Brutus ou Érostrate, il ne me plaît pas qu'ils m'oublient. Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête en m'entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d'Alexandre; dans deux jours les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté.
PHILIPPE.
Tout cela m'étonne, et il y a dans tout ce que tu m'as dit des choses qui me font peine, et d'autres qui me font plaisir. Mais Pierre et Thomas sont en prison, et je ne saurais là-dessus m'en fier à personne qu'à moi-même. C'est en vain que ma colère voudrait ronger son frein; mes entrailles sont émues trop vivement; tu peux avoir raison, mais il faut que j'agisse; je vais rassembler mes parents.
LORENZO.
Comme tu voudras; mais prends garde à toi. Garde-moi le secret, même avec tes amis, c'est tout ce que je demande.
Ils sortent.
SCÈNE IV
Au palais Soderini.
Entre CATHERINE, lisant un billet.
«Lorenzo a dû vous parler de moi; mais qui pourrait vous parler dignement d'un amour pareil au mien? Que ma plume vous apprenne ce que ma bouche ne peut vous dire et ce que mon cœur voudrait signer de son sang.
«Alexandre de Médicis.»
Si mon nom n'était pas sur l'adresse, je croirais que le messager s'est trompé, et ce que je lis me fait douter de mes yeux.
Entre Marie.
O ma mère chérie! voyez ce qu'on m'écrit; expliquez-moi, si vous pouvez, ce mystère.
MARIE.
Malheureuse, malheureuse! il t'aime! Où t'a-t-il vue? où lui as-tu parlé?
CATHERINE.
Nulle part; un messager m'a apporté cela comme je sortais de l'église.
MARIE.
Lorenzo, dit-il, a dû te parler de lui? Ah! Catherine, avoir un fils pareil! Oui, faire de la sœur de sa mère la maîtresse du duc, non pas même la maîtresse, ô ma fille! Quels noms portent ces créatures! je ne puis le dire; oui, il manquait cela à Lorenzo. Viens, je veux lui porter cette lettre ouverte, et savoir devant Dieu comment il répondra.
CATHERINE.
Je croyais que le duc aimait;... pardon, ma mère; mais je croyais que le duc aimait la marquise de Cibo; on me l'avait dit...
MARIE.
Cela est vrai, il l'a aimée, s'il peut aimer.
CATHERINE.
Il ne l'aime plus? Ah! comment peut-on offrir sans honte un cœur pareil! Venez, ma mère; venez chez Lorenzo.
MARIE.
Donne-moi ton bras. Je ne sais ce que j'éprouve depuis quelques jours; j'ai eu la fièvre toutes les nuits: il est vrai que depuis trois mois elle ne me quitte guère. J'ai trop souffert, ma pauvre Catherine; pourquoi m'as-tu lu cette lettre? Je ne puis plus rien supporter. Je ne suis plus jeune, et cependant il me semble que je le redeviendrais à certaines conditions; mais tout ce que je vois m'entraîne vers la tombe. Allons! soutiens-moi, pauvre enfant; je ne te donnerai pas longtemps cette peine.
Elles sortent.
SCÈNE V
Chez la marquise.
LA MARQUISE, parée, devant un miroir.
Quand je pense que cela est, cela me fait l'effet d'une nouvelle qu'on m'apprendrait tout à coup. Quel précipice que la vie! Comment, il est déjà neuf heures, et c'est le duc que j'attends dans cette toilette! Qu'il en soit ce qu'il pourra, je veux essayer mon pouvoir.
Entre le cardinal.
LE CARDINAL.
Quelle parure, marquise! voilà des fleurs qui embaument.
LA MARQUISE.
Je ne puis vous recevoir, cardinal; j'attends une amie: vous m'excuserez.
LE CARDINAL.
Je vous laisse, je vous laisse. Ce boudoir dont j'aperçois la porte entr'ouverte là-bas, c'est un petit paradis. Irai-je vous y attendre?
LA MARQUISE.
Je suis pressée, pardonnez-moi. Non, pas dans mon boudoir; où vous voudrez.
LE CARDINAL.
Je reviendrai dans un moment plus favorable.
Il sort.
LA MARQUISE.
Pourquoi toujours le visage de ce prêtre? Quels cercles décrit donc autour de moi ce vautour à tête chauve, pour que je le trouve sans cesse derrière moi quand je me retourne? Est-ce que l'heure de ma mort serait proche?
Entre un page qui lui parle à l'oreille.
C'est bon, j'y vais. Ah! ce métier de servante, tu n'y es pas fait, pauvre cœur orgueilleux.
Elle sort.
SCÈNE VI
Le boudoir de la marquise.
LA MARQUISE, LE DUC.
LA MARQUISE.
C'est ma façon de penser; je t'aimerais ainsi.
LE DUC.
Des mots, des mots, et rien de plus.
LA MARQUISE.
Vous autres, hommes, cela est si peu pour vous! Sacrifier le repos de ses jours, la sainte chasteté de l'honneur! quelquefois ses enfants même;—ne vivre que pour un seul être au monde; se donner, enfin, se donner, puisque cela s'appelle ainsi! Mais cela n'en vaut pas la peine: à quoi bon écouter une femme? une femme qui parle d'autre chose que de chiffons et de libertinage, cela ne se voit pas.
LE DUC.
Vous rêvez tout éveillée.
LA MARQUISE.
Oui, par le ciel! oui, j'ai fait un rêve; hélas! les rois seuls n'en font jamais: toutes les chimères de leurs caprices se transforment en réalités, et leurs cauchemars eux-mêmes se changent en marbre! Alexandre! Alexandre! quel mot que celui-là: Je peux si je veux! Ah! Dieu lui-même n'en sait pas plus: devant ce mot, les mains des peuples se joignent dans une prière craintive, et le pâle troupeau des hommes retient son haleine pour écouter.
LE DUC.
N'en parlons plus, ma chère, cela est fatigant.
LA MARQUISE.
Être un roi, sais-tu ce que c'est? Avoir au bout de son bras cent mille mains! Être le rayon du soleil qui sèche les larmes des hommes! Être le bonheur et le malheur! Ah! quel frisson mortel cela donne! Comme il tremblerait, ce vieux du Vatican, si tu ouvrais tes ailes, toi, mon aiglon! César est si loin! la garnison t'est si dévouée! Et d'ailleurs on égorge une armée et l'on n'égorge pas un peuple. Le jour où tu auras pour toi la nation tout entière, et où tu seras la tête d'un corps libre, où tu diras: Comme le doge de Venise épouse l'Adriatique, ainsi je mets mon anneau d'or au doigt de ma belle Florence, et ses enfants sont mes enfants... Ah! sais-tu ce que c'est qu'un peuple qui prend son bienfaiteur dans ses bras? Sais-tu ce que c'est que d'être porté comme un nourrisson chéri par le vaste océan des hommes? Sais-tu ce que c'est que d'être montré par un père à son enfant?
LE DUC.
Je me soucie de l'impôt; pourvu qu'on le paye, que m'importe?
LA MARQUISE.
Mais enfin, on t'assassinera.—Les pavés sortiront de terre et t'écraseront. Ah! la postérité! N'as-tu jamais vu ce spectre-là au chevet de ton lit? Ne t'es-tu jamais demandé ce que penseront de toi ceux qui sont dans le ventre des vivants? Et tu vis, toi, il est encore temps! Tu n'as qu'un mot à dire. Te souviens-tu du père de la patrie? Va! cela est facile d'être un grand roi quand on est roi. Déclare Florence indépendante; réclame l'exécution du traité avec l'empire; tire ton épée et montre-la: ils te diront de la remettre au fourreau, que ses éclairs leur font mal aux yeux. Songe donc comme tu es jeune! Rien n'est décidé sur ton compte.—Il y a dans le cœur des peuples de larges indulgences pour les princes, et la reconnaissance publique est un profond fleuve d'oubli pour leurs fautes passées. On t'a mal conseillé, on t'a trompé.—Mais il est encore temps; tu n'as qu'à dire; tant que tu es vivant, la page n'est pas tournée dans le livre de Dieu.
LE DUC.
Assez, ma chère, assez.
LA MARQUISE.
Ah! quand elle le sera! quand un misérable jardinier payé à la journée viendra arroser à contre-cœur quelques chétives marguerites autour du tombeau d'Alexandre;—quand les pauvres respireront gaiement l'air du ciel, et n'y verront plus planer le sombre météore de ta puissance;—quand ils parleront de toi en secouant la tête;—quand ils compteront autour de ta tombe les tombes de leurs parents,—es-tu sûr de dormir tranquille dans ton dernier sommeil?—Toi qui ne vas pas à la messe, et qui ne tiens qu'à l'impôt, es-tu sûr que l'éternité soit sourde, et qu'il n'y ait pas un écho de la vie dans le séjour hideux des trépassés? Sais-tu où vont les larmes des peuples quand le vent les emporte?
LE DUC.
Tu as une jolie jambe.
LA MARQUISE.
Écoute-moi; tu es étourdi, je le sais; mais tu n'es pas méchant; non, sur Dieu, tu ne l'es pas, tu ne peux pas l'être. Voyons! fais-toi violence;—réfléchis un instant, un seul instant à ce que je te dis. N'y a-t-il rien dans tout cela? Suis-je décidément une folle?
LE DUC.
Tout cela me passe bien par la tête; mais qu'est-ce que je fais donc de si mal? Je vaux bien mes voisins; je vaux, ma foi, mieux que le pape. Tu me fais penser aux Strozzi avec tous tes discours;—et tu sais que je les déteste. Tu veux que je me révolte contre César; César est mon beau-père, ma chère amie. Tu te figures que les Florentins ne m'aiment pas; je suis sûr qu'ils m'aiment, moi. Eh! parbleu! quand tu aurais raison, de qui veux-tu que j'aie peur?
LA MARQUISE.
Tu n'as pas peur de ton peuple,—mais tu as peur de l'empereur; tu as tué ou déshonoré des centaines de citoyens, et tu crois avoir tout fait quand tu mets une cotte de mailles sous ton habit.
LE DUC.
Paix! point de ceci.
LA MARQUISE.
Ah! je m'emporte; je dis ce que je ne veux pas dire. Mon ami, qui ne sait pas que tu es brave? Tu es brave comme tu es beau; ce que tu as fait de mal, c'est ta jeunesse, c'est ta tête,—que sais-je, moi? c'est le sang qui coule violemment dans ces veines brûlantes, c'est ce soleil étouffant qui nous pèse.—Je t'en supplie, que je ne sois pas perdue sans ressource; que mon nom, que mon pauvre amour pour toi ne soit pas inscrit sur une liste infâme. Je suis une femme, c'est vrai, et si la beauté est tout pour les femmes, bien d'autres valent mieux que moi. Mais n'as-tu rien, dis-moi,—dis-moi donc, toi! voyons! n'as-tu donc rien, rien là?
Elle lui frappe le cœur.
LE DUC.
Quel démon! assois-toi donc là, ma petite.
LA MARQUISE.
Eh bien! oui, je veux bien l'avouer; oui, j'ai de l'ambition, non pas pour moi;—mais toi! toi et ma chère Florence! O Dieu! tu m'es témoin de ce que je souffre.
LE DUC.
Tu souffres! qu'est-ce que tu as?
LA MARQUISE.
Non, je ne souffre pas. Écoute! écoute! Je vois que tu t'ennuies auprès de moi. Tu comptes les moments, tu détournes la tête; ne t'en va pas encore: c'est peut-être la dernière fois que je te vois. Écoute! je te dis que Florence t'appelle sa peste nouvelle, et qu'il n'y a pas une chaumière où ton portrait ne soit collé sur les murailles avec un coup de couteau dans le cœur. Que je sois folle, que tu me haïsses demain, que m'importe? tu sauras cela!
LE DUC.
Malheur à toi, si tu joues avec ma colère!
LA MARQUISE.
Oui, malheur à moi! malheur à moi!
LE DUC.
Une autre fois,—demain matin, si tu veux,—nous pourrons nous revoir et parler de cela. Ne te fâche pas si je te quitte à présent: il faut que j'aille à la chasse.
LA MARQUISE.
Oui, malheur à moi! malheur à moi!
LE DUC.
Pourquoi? Tu as l'air sombre comme l'enfer. Pourquoi diable aussi te mêles-tu de politique? Allons! allons! ton petit rôle de femme, et de vraie femme, te va si bien! Tu es trop dévote; cela se formera. Aide-moi donc à remettre mon habit; je suis tout débraillé.
LA MARQUISE.
Adieu, Alexandre.
Le duc l'embrasse.—Entre le cardinal Cibo.
LE CARDINAL.
Ah!—Pardon, Altesse, je croyais ma sœur toute seule. Je suis un maladroit; c'est à moi d'en porter la peine. Je vous supplie de m'excuser.
LE DUC.
Comment l'entendez-vous? Allons donc! Malaspina, voilà qui sent le prêtre. Est-ce que vous devez voir ces choses-là? Venez donc, venez donc; que diable est-ce que cela vous fait?
Ils sortent ensemble.
LA MARQUISE, seule, tenant le portrait de son mari.
Où es-tu maintenant, Laurent? Il est midi passé; tu te promènes sur la terrasse, devant les grands marronniers. Autour de toi paissent tes génisses grasses; tes garçons de ferme dînent à l'ombre; la pelouse soulève son manteau blanchâtre aux rayons du soleil; les arbres, entretenus par tes soins, murmurent religieusement sur la tête blanche de leur vieux maître, tandis que l'écho de nos longues arcades répète avec respect le bruit de ton pas tranquille. O mon Laurent! j'ai perdu le trésor de ton honneur; j'ai voué au ridicule et au doute les dernières années de ta noble vie; tu ne presseras plus sur la cuirasse un cœur digne du tien, ce sera une main tremblante qui t'apportera ton repas du soir quand tu rentreras de la chasse.
SCÈNE VII
Chez les Strozzi.
LES QUARANTE STROZZI, à souper.
PHILIPPE.
Mes enfants, mettons-nous à table.
LES CONVIVES.
Pourquoi reste-t-il deux sièges vides?
PHILIPPE.
Pierre et Thomas sont en prison.
LES CONVIVES.
Pourquoi?
PHILIPPE.
Parce que Salviati a insulté ma fille, que voilà, à la foire de Montolivet, publiquement, et devant son frère Léon. Pierre et Thomas ont tué Salviati, et Alexandre de Médicis les a fait arrêter pour venger la mort de son ruffian.
LES CONVIVES.
Meurent les Médicis!
PHILIPPE.
J'ai rassemblé ma famille pour lui raconter mes chagrins, et la prier de me secourir. Soupons et sortons ensuite l'épée à la main, pour redemander mes deux fils, si vous avez du cœur.
LES CONVIVES.
C'est dit; nous voulons bien.
PHILIPPE.
Il est temps que cela finisse, voyez-vous; on nous tuerait nos enfants et on déshonorerait nos filles. Il est temps que Florence apprenne à ces bâtards ce que c'est que le droit de vie et de mort. Les Huit n'ont pas le droit de condamner mes enfants; et moi, je n'y survivrais pas, voyez-vous!
LES CONVIVES.
N'aie pas peur, Philippe, nous sommes là.
PHILIPPE.
Je suis le chef de la famille: comment souffrirais-je qu'on m'insultât? Nous sommes tout autant que les Médicis, les Ruccellai tout autant, les Aldobrandini et vingt autres. Pourquoi ceux-là pourraient-ils faire égorger nos enfants plutôt que nous les leurs? Qu'on allume un tonneau de poudre dans les caves de la citadelle, et voilà la garnison allemande en déroute. Que reste-t-il à ces Médicis? Là est leur force; hors de là, ils ne sont rien. Sommes-nous des hommes? Est-ce à dire qu'on abattra d'un coup de hache les familles de Florence, et qu'on arrachera de la terre natale des racines aussi vieilles qu'elle? C'est par nous qu'on commence, c'est à nous de tenir ferme; notre premier cri d'alarme, comme le coup de sifflet de l'oiseleur, va rabattre sur Florence une armée tout entière d'aigles chassés du nid; ils ne sont pas loin; ils tournoient autour de la ville, les yeux fixés sur ses clochers. Nous y planterons le drapeau noir de la peste; ils accourront à ce signal de mort. Ce sont les couleurs de la colère céleste. Ce soir, allons d'abord délivrer nos fils; demain nous irons tous ensemble, l'épée nue, à la porte de toutes les grandes familles; il y a à Florence quatre-vingts palais, et de chacun d'eux sortira une troupe pareille à la nôtre quand la liberté y frappera.
LES CONVIVES.
Vive la liberté!
PHILIPPE.
Je prends Dieu à témoin que c'est la violence qui me force à tirer l'épée; que je suis resté durant soixante ans bon et paisible citoyen; que je n'ai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, et que la moitié de ma fortune a été employée à secourir les malheureux.
LES CONVIVES.
C'est vrai.
PHILIPPE.
C'est une juste vengeance qui me pousse à la révolte, et je me fais rebelle parce que Dieu m'a fait père. Je ne suis poussé par aucun motif d'ambition, ni d'intérêt, ni d'orgueil. Ma cause est loyale, honorable et sacrée. Emplissez vos coupes et levez-vous. Notre vengeance est une hostie que nous pouvons briser sans crainte et nous partager devant Dieu. Je bois à la mort des Médicis!
LES CONVIVES, se levant et buvant.
A la mort des Médicis!
LOUISE, posant son verre.
Ah! je vais mourir.
PHILIPPE.
Qu'as-tu, ma fille, mon enfant bien-aimée? qu'as-tu, mon Dieu? que t'arrive-t-il? Mon Dieu, mon Dieu! comme tu pâlis! Parle, qu'as-tu? parle à ton père. Au secours! au secours! un médecin! Vite, vite, il n'est plus temps.
LOUISE.
Je vais mourir, je vais mourir.
Elle meurt.
PHILIPPE.
Elle s'en va, mes amis, elle s'en va! Un médecin! ma fille est empoisonnée!
Il tombe à genoux près de Louise.
UN CONVIVE.
Coupez son corset! faites-lui boire de l'eau tiède; si c'est du poison, il faut de l'eau tiède.
Les domestiques accourent.
UN AUTRE CONVIVE.
Frappez-lui dans les mains; ouvrez les fenêtres et frappez-lui dans les mains.
UN AUTRE.
Ce n'est peut-être qu'un étourdissement; elle aura bu avec trop de précipitation.
UN AUTRE.
Pauvre enfant! comme ses traits sont calmes! Elle ne peut pas être morte ainsi tout d'un coup.
PHILIPPE.
Mon enfant! es-tu morte, es-tu morte, Louise, ma fille bien-aimée?
LE PREMIER CONVIVE.
Voilà le médecin qui accourt.
Un médecin entre.
LE SECOND CONVIVE.
Dépêchez-vous, monsieur; dites-nous si c'est du poison.
PHILIPPE.
C'est un étourdissement, n'est-ce pas?
LE MÉDECIN.
Pauvre jeune fille! elle est morte.
Un profond silence règne dans la salle; Philippe est toujours à genoux auprès de Louise et lui tient les mains.
UN DES CONVIVES.
C'est du poison des Médicis. Ne laissons pas Philippe dans l'état où il est. Cette immobilité est effrayante.
UN AUTRE.
Je suis sûr de ne pas me tromper. Il y avait autour de la table un domestique qui a appartenu à la femme de Salviati.
UN AUTRE.
C'est lui qui a fait le coup, sans aucun doute. Sortons, et arrêtons-le.
Ils sortent.
LE PREMIER CONVIVE.
Philippe ne veut pas répondre à ce qu'on lui dit; il est frappé de la foudre.
UN AUTRE.
C'est horrible! C'est un meurtre inouï!
UN AUTRE.
Cela crie vengeance au ciel; sortons, et allons égorger Alexandre.
UN AUTRE.
Oui, sortons; mort à Alexandre! C'est lui qui a tout ordonné. Insensés que nous sommes! ce n'est pas d'hier que date sa haine contre nous. Nous agissons trop tard.
UN AUTRE.
Salviati n'en voulait pas à cette pauvre Louise pour son propre compte; c'est pour le duc qu'il travaillait. Allons, partons, quand on devrait nous tuer jusqu'au dernier.
PHILIPPE se lève.
Mes amis, vous enterrerez ma pauvre fille, n'est-ce pas,
Il met son manteau.
dans mon jardin, derrière les figuiers? Adieu, mes bons amis; adieu, portez-vous bien.
UN CONVIVE.
Où vas-tu, Philippe?
PHILIPPE.
J'en ai assez, voyez-vous! j'en ai autant que j'en puis porter. J'ai mes deux fils en prison, et voilà ma fille morte. J'en ai assez, je m'en vais d'ici.
UN CONVIVE.
Tu t'en vas? tu t'en vas sans vengeance?
PHILIPPE.
Oui, oui. Ensevelissez seulement ma pauvre fille, mais ne l'enterrez pas; c'est à moi de l'enterrer; je le ferai à ma façon, chez de pauvres moines que je connais et qui viendront la chercher demain. A quoi sert-il de la regarder? elle est morte; ainsi cela est inutile. Adieu, mes amis, rentrez chez vous; portez-vous bien.
UN CONVIVE.
Ne le laissez pas sortir, il a perdu la raison.
UN AUTRE.
Quelle horreur! je me sens prêt à m'évanouir dans cette salle.
Il sort.
PHILIPPE.
Ne me faites pas violence; ne m'enfermez pas dans une chambre où est le cadavre de ma fille; laissez-moi m'en aller.
UN CONVIVE.
Venge-toi, Philippe, laisse-nous te venger. Que ta Louise soit notre Lucrèce! Nous ferons boire à Alexandre le reste de son verre.
UN AUTRE.
La nouvelle Lucrèce! Nous allons jurer sur son corps de mourir pour la liberté! Rentre chez toi, Philippe, pense à ton pays. Ne rétracte pas tes paroles.
PHILIPPE.
Liberté, vengeance, voyez-vous, tout cela est beau; j'ai deux fils en prison, et voilà ma fille morte. Si je reste ici, tout va mourir autour de moi. L'important, c'est que je m'en aille, et que vous vous teniez tranquilles. Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées, on ne pensera plus aux Strozzi. Si elles restent ouvertes, je m'en vais vous voir tomber tous les uns après les autres. Je suis vieux, voyez-vous, il est temps que je ferme ma boutique. Adieu, mes amis, restez tranquilles; si je n'y suis plus, on ne vous fera rien. Je m'en vais de ce pas à Venise.
UN CONVIVE.
Il fait un orage épouvantable; reste ici cette nuit.
PHILIPPE.
N'enterrez pas ma pauvre enfant; mes vieux moines viendront demain, et ils l'emporteront. Dieu de justice! Dieu de justice! que t'ai-je fait?
Il sort en courant.
FIN DE L'ACTE TROISIÈME.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
Au palais du duc.
Entrent LE DUC et LORENZO.
LE DUC.
J'aurais voulu être là; il devait y avoir plus d'une face en colère. Mais je ne conçois pas qui a pu empoisonner cette Louise.
LORENZO.
Ni moi non plus; à moins que ce ne soit vous.
LE DUC.
Philippe doit être furieux! On dit qu'il est parti pour Venise. Dieu merci, me voilà délivré de ce vieillard insupportable. Quant à la chère famille, elle aura la bonté de se tenir tranquille. Sais-tu qu'ils ont failli faire une petite révolution dans leur quartier? On m'a tué deux Allemands.
LORENZO.
Ce qui me fâche le plus, c'est que cet honnête Salviati a une jambe coupée. Avez-vous retrouvé votre cotte de mailles?
LE DUC.
Non, en vérité; j'en suis plus mécontent que je ne puis le dire.
LORENZO.
Méfiez-vous de Giomo; c'est lui qui vous l'a volée. Que portez-vous à la place?
LE DUC.
Rien; je ne puis en supporter une autre; il n'y en a pas d'aussi légère que celle-là.
LORENZO.
Cela est fâcheux pour vous.
LE DUC.
Tu ne me parles pas de ta tante.
LORENZO.
C'est par oubli, car elle vous adore; ses yeux ont perdu le repos depuis que l'astre de votre amour s'est levé dans son pauvre cœur. De grâce, seigneur, ayez quelque pitié pour elle; dites quand vous voulez la recevoir, et à quelle heure il lui sera loisible de vous sacrifier le peu de vertu qu'elle a.
LE DUC.
Parles-tu sérieusement?
LORENZO.
Aussi sérieusement que la Mort elle-même. Je voudrais voir qu'une tante à moi ne couchât pas avec vous!
LE DUC.
Où pourrai-je la voir?
LORENZO.
Dans ma chambre, seigneur; je ferai mettre des rideaux blancs à mon lit et un pot de réséda sur ma table; après quoi je coucherai par écrit sur votre calepin que ma tante sera en chemise à minuit précis, afin que vous ne l'oubliiez pas après souper.
LE DUC.
Je n'en ai garde. Peste! Catherine est un morceau de roi. Eh! dis-moi, habile garçon, tu es vraiment sûr qu'elle viendra? Comment t'y es-tu pris?
LORENZO.
Je vous dirai cela.
LE DUC.
Je m'en vais voir un cheval que je viens d'acheter; adieu et à ce soir. Viens me prendre après souper; nous irons ensemble à ta maison; quant à la Cibo, j'en ai par-dessus les oreilles; hier encore, il a fallu l'avoir sur le dos pendant toute la chasse. Bonsoir, mignon.
Il sort.
LORENZO, seul.
Ainsi, c'est convenu. Ce soir je l'emmène chez moi, et demain les républicains verront ce qu'ils ont à faire, car le duc de Florence sera mort. Il faut que j'avertisse Scoronconcolo. Dépêche-toi, soleil, si tu es curieux des nouvelles que cette nuit te dira demain.
Il sort.
SCÈNE II
Une rue.
PIERRE et THOMAS STROZZI, sortant de prison.
PIERRE.
J'étais bien sûr que les Huit me renverraient absous, et toi aussi. Viens, frappons à notre porte, et allons embrasser notre père. Cela est singulier; les volets sont fermés!
LE PORTIER, ouvrant.
Hélas! seigneur, vous savez les nouvelles.
PIERRE.
Quelles nouvelles? Tu as l'air d'un spectre qui sort d'un tombeau, à la porte de ce palais désert.
LE PORTIER.
Est-il possible que vous ne sachiez rien?
Deux moines arrivent.
THOMAS.
Et que pourrions-nous savoir? Nous sortons de prison. Parle; qu'est-il arrivé?
LE PORTIER.
Hélas! mes pauvres seigneurs, cela est horrible à dire.
LES MOINES, s'approchant.
Est-ce ici le palais des Strozzi?
LE PORTIER.
Oui; que demandez-vous?
LES MOINES.
Nous venons chercher le corps de Louise Strozzi. Voilà l'autorisation de Philippe, afin que vous nous laissiez l'emporter.
PIERRE.
Comment dites-vous? Quel corps demandez-vous?
LES MOINES.
Éloignez-vous, mon enfant, vous portez sur votre visage la ressemblance de Philippe; il n'y a rien de bon à apprendre ici pour vous.
THOMAS.
Comment? elle est morte! morte, ô Dieu du ciel!
Il s'assoit à l'écart.
PIERRE.
Je suis plus ferme que vous ne pensez. Qui a tué ma sœur? car on ne meurt pas à son âge, dans l'espace d'une nuit, sans une cause surnaturelle. Qui l'a tuée, que je le tue? Répondez-moi, ou vous êtes mort vous-même.
LE PORTIER.
Hélas! hélas! qui peut le dire? Personne n'en sait rien.
PIERRE.
Où est mon père? Viens, Thomas; point de larmes. Par le ciel! mon cœur se serre comme s'il allait s'ossifier dans mes entrailles, et rester un rocher pour l'éternité.
LES MOINES.
Si vous êtes le fils de Philippe, venez avec nous, nous vous conduirons à lui; il est depuis hier à notre couvent.
PIERRE.
Et je ne saurai pas qui a tué ma sœur! Écoutez-moi, prêtres; si vous êtes l'image de Dieu, vous pouvez recevoir un serment. Par tout ce qu'il y a d'instruments de supplice sous le ciel, par les tortures de l'enfer... Non; je ne veux pas dire un mot. Dépêchons-nous, que je voie mon père. O Dieu! ô Dieu! faites que ce que je soupçonne soit la vérité, afin que je les broie sous mes pieds comme des grains de sable. Venez, venez, avant que je perde la force; ne me dites pas un mot: il s'agit là d'une vengeance, voyez-vous! telle que la colère céleste n'en a pas rêvé.
Ils sortent.
SCÈNE III
Une rue.
LORENZO, SCORONCONCOLO.
LORENZO.
Rentre chez toi, et ne manque pas de venir à minuit; tu t'enfermeras dans mon cabinet jusqu'à ce qu'on vienne t'avertir.
SCORONCONCOLO.
Oui, monseigneur.
Il sort.
LORENZO, seul.
De quel tigre a rêvé ma mère enceinte de moi? Quand je pense que j'ai aimé les fleurs, les prairies et les sonnets de Pétrarque, le spectre de ma jeunesse se lève devant moi en frissonnant. O Dieu! pourquoi ce seul mot: «A ce soir,» fait-il pénétrer jusque dans mes os cette joie brûlante comme un fer rouge? De quelles entrailles fauves, de quels velus embrassements suis-je donc sorti? Que m'avait fait cet homme? Quand je pose ma main là, et que je réfléchis,—qui donc m'entendra dire demain: «Je l'ai tué», sans me répondre: «Pourquoi l'as-tu tué?» Cela est étrange. Il a fait du mal aux autres, mais il m'a fait du bien, du moins à sa manière. Si j'étais resté tranquille au fond de mes solitudes de Cafaggiuolo, il ne serait pas venu m'y chercher, et moi je suis venu le chercher à Florence. Pourquoi cela? Le spectre de mon père me conduisait-il, comme Oreste, vers un nouvel Égiste? M'avait-il offensé alors? Cela est étrange, et cependant pour cette action j'ai tout quitté; la seule pensée de ce meurtre a fait tomber en poussière les rêves de ma vie; je n'ai plus été qu'une ruine, dès que ce meurtre, comme un corbeau sinistre, s'est posé sur ma route et m'a appelé à lui. Que veut dire cela? Tout à l'heure, en passant sur la place, j'ai entendu deux hommes parler d'une comète. Sont-ce bien les battements d'un cœur humain que je sens là, sous les os de ma poitrine? Ah! pourquoi cette idée me vient-elle si souvent depuis quelque temps? Suis-je le bras de Dieu? Y a-t-il une nuée au-dessus de ma tête? Quand j'entrerai dans cette chambre, et que je voudrai tirer mon épée du fourreau, j'ai peur de tirer l'épée flamboyante de l'archange, et de tomber en cendres sur ma proie.
Il sort.
SCÈNE IV
Chez le marquis de Cibo.
Entrent LE CARDINAL et LA MARQUISE.
LA MARQUISE.
Comme vous voudrez, Malaspina.
LE CARDINAL.
Oui, comme je voudrai. Pensez-y à deux fois, marquise, avant de vous jouer à moi. Êtes-vous une femme comme les autres, et faut-il qu'on ait une chaîne d'or au cou et un mandat à la main pour que vous compreniez qui on est? Attendez-vous qu'un valet crie à tue-tête en ouvrant une porte devant moi, pour savoir quelle est ma puissance? Apprenez-le: ce ne sont pas les titres qui font l'homme; je ne suis ni envoyé du pape ni capitaine de Charles-Quint, je suis plus que cela.
LA MARQUISE.
Oui, je le sais: César a vendu son ombre au diable; cette ombre impériale se promène, affublée d'une robe rouge, sous le nom de Cibo.
LE CARDINAL.
Vous êtes la maîtresse d'Alexandre, songez à cela; et votre secret est entre mes mains.
LA MARQUISE.
Faites-en ce qu'il vous plaira; nous verrons l'usage qu'un confesseur sait faire de sa conscience.
LE CARDINAL.
Vous vous trompez, ce n'est pas par votre confession que je l'ai appris; je l'ai vu de mes propres yeux: je vous ai vue embrasser le duc. Vous me l'auriez avoué au confessionnal que je pourrais encore en parler sans péché, puisque je l'ai vu hors du confessionnal.
LA MARQUISE.
Eh bien! après?
LE CARDINAL.
Pourquoi le duc vous quittait-il d'un pas si nonchalant, et en soupirant comme un écolier quand la cloche sonne? Vous l'avez rassasié de votre patriotisme, qui, comme une fade boisson, se mêle à tous les mets de votre table; quels livres avez-vous lus, et quelle sotte duègne était donc votre gouvernante, pour que vous ne sachiez pas que la maîtresse d'un roi parle ordinairement d'autre chose que de patriotisme?
LA MARQUISE.
J'avoue que l'on ne m'a jamais appris bien nettement de quoi devait parler la maîtresse d'un roi; j'ai négligé de m'instruire sur ce point, comme aussi, peut-être, de manger du riz pour m'engraisser, à la mode turque.
LE CARDINAL.
Il ne faut pas une grande science pour garder un amant un peu plus de trois jours.
LA MARQUISE.
Qu'un prêtre eût appris cette science à une femme, cela eût été fort simple: que ne m'avez-vous conseillée?
LE CARDINAL.
Voulez-vous que je vous conseille? Prenez votre manteau, et allez vous glisser dans l'alcôve du duc. S'il s'attend à des phrases en vous voyant, prouvez-lui que vous savez n'en pas faire à toutes les heures; soyez pareille à une somnambule, et faites en sorte que, s'il s'endort sur ce cœur républicain, ce ne soit pas d'ennui. Êtes-vous vierge? n'y a-t-il plus de vin de Chypre? n'avez-vous pas au fond de la mémoire quelque joyeuse chanson? n'avez-vous pas lu l'Arétin?
LA MARQUISE.
O ciel! j'ai entendu murmurer des mots comme ceux-là à de hideuses vieilles qui grelottent sur le Marché-Neuf. Si vous n'êtes pas un prêtre, êtes-vous un homme? êtes-vous sûr que le ciel est vide, pour faire ainsi rougir votre pourpre elle-même.
LE CARDINAL.
Il n'y a rien de si vertueux que l'oreille d'une femme dépravée. Feignez ou non de me comprendre, mais souvenez-vous que mon frère est votre mari.
LA MARQUISE.
Quel intérêt vous avez à me torturer ainsi, voilà ce que je ne puis comprendre que vaguement. Vous me faites horreur: que voulez-vous de moi?
LE CARDINAL.
Il y a des secrets qu'une femme ne doit pas savoir, mais qu'elle peut faire prospérer en en sachant les éléments.
LA MARQUISE.
Quel fil mystérieux de vos sombres pensées voudriez-vous me faire tenir? Si vos désirs sont aussi effrayants que vos menaces, parlez; montrez-moi du moins le cheveu qui suspend l'épée sur ma tête.
LE CARDINAL.
Je ne puis parler qu'en termes couverts, par la raison que je ne suis pas sûr de vous. Qu'il vous suffise de savoir que, si vous eussiez été une autre femme, vous seriez une reine à l'heure qu'il est. Puisque vous m'appelez l'ombre de César, vous auriez vu qu'elle est assez grande pour intercepter le soleil de Florence. Savez-vous où peut conduire un sourire féminin? Savez-vous où vont les fortunes dont les racines poussent dans les alcôves? Alexandre est fils d'un pape, apprenez-le; et quand ce pape était à Bologne... Mais je me laisse entraîner trop loin.
LA MARQUISE.
Prenez garde de vous confesser à votre tour. Si vous êtes frère de mon mari, je suis maîtresse d'Alexandre.
LE CARDINAL.
Vous l'avez été, marquise, et bien d'autres aussi.
LA MARQUISE.
Je l'ai été; oui, Dieu merci! je l'ai été.
LE CARDINAL.
J'étais sûr que vous commenceriez par vos rêves; il faudra cependant que vous en veniez quelque jour aux miens. Écoutez-moi: nous nous querellons assez mal à propos; mais, en vérité, vous prenez tout au sérieux. Réconciliez-vous avec Alexandre, et puisque je vous ai blessée tout à l'heure en vous disant comment, je n'ai que faire de le répéter. Laissez-vous conduire; dans un an, dans deux ans, vous me remercierez. J'ai travaillé longtemps pour être ce que je suis, et je sais où l'on peut aller. Si j'étais sûr de vous, je vous dirais des choses que Dieu lui-même ne saura jamais.
LA MARQUISE.
N'espérez rien, et soyez assuré de mon mépris.
Elle veut sortir.
LE CARDINAL.
Un instant! pas si vite! N'entendez-vous pas le bruit d'un cheval? mon frère ne doit-il pas venir aujourd'hui ou demain? me connaissez-vous pour un homme qui a deux paroles? Allez au palais ce soir, ou vous êtes perdue.
LA MARQUISE.
Mais enfin, que vous soyez ambitieux, que tous les moyens vous soient bons, je le conçois; mais parlerez-vous plus clairement? Voyons, Malaspina, je ne veux pas désespérer tout à fait de ma perversion. Si vous pouvez me convaincre, faites-le,—parlez-moi franchement. Quel est votre but?
LE CARDINAL.
Vous ne désespérez pas de vous laisser convaincre, n'est-il pas vrai? Me prenez-vous pour un enfant, et croyez-vous qu'il suffise de me frotter les lèvres de miel pour me les desserrer? Agissez d'abord, je parlerai après. Le jour où, comme femme, vous aurez pris l'empire nécessaire, non pas sur l'esprit d'Alexandre duc de Florence, mais sur le cœur d'Alexandre votre amant, je vous apprendrai le reste, et vous saurez ce que j'attends.
LA MARQUISE.
Ainsi donc, quand j'aurai lu l'Arétin pour me donner une première expérience, j'aurai à lire, pour en acquérir une seconde, le livre secret de vos pensées? Voulez-vous que je vous dise, moi, ce que vous n'osez pas me dire? Vous servez le pape, jusqu'à ce que l'empereur trouve que vous êtes meilleur valet que le pape lui-même. Vous espérez qu'un jour César vous devra bien réellement, bien complètement l'esclavage de l'Italie, et ce jour-là,—oh! ce jour-là, n'est-il pas vrai? celui qui est le roi de la moitié du monde pourrait bien vous donner en récompense le chétif héritage des cieux. Pour gouverner Florence en gouvernant le duc, vous vous feriez femme tout à l'heure, si vous pouviez. Quand la pauvre Ricciarda Cibo aura fait faire deux ou trois coups d'État à Alexandre, on aura bientôt ajouté que Ricciarda Cibo mène le duc, mais qu'elle est menée par son beau-frère; et, comme vous dites, qui sait jusqu'où les larmes des peuples, devenues un océan, pourraient lancer votre barque? Est-ce à peu près cela? Mon imagination ne peut aller aussi loin que la vôtre, sans doute; mais je crois que c'est à peu près cela.
LE CARDINAL.
Allez ce soir chez le duc, ou vous êtes perdue.
LA MARQUISE.
Perdue? et comment?
LE CARDINAL.
Ton mari saura tout.
LA MARQUISE.
Faites-le, faites-le, je me tuerai.
LE CARDINAL.
Menace de femme! Écoutez, et ne vous jouez pas à moi. Que vous m'ayez compris bien ou mal, allez ce soir chez le duc.
LA MARQUISE.
Non.
LE CARDINAL.
Voilà votre mari qui entre dans la cour. Par tout ce qu'il y a de sacré au monde, je lui raconte tout, si vous dites non encore une fois.
LA MARQUISE.
Non, non, non!
Entre le marquis.
Laurent, pendant que vous étiez à Massa, je me suis livrée à Alexandre, je me suis livrée, sachant qui il était, et quel rôle misérable j'allais jouer. Mais voilà un prêtre qui veut m'en faire jouer un plus vil encore; il me propose des horreurs pour m'assurer le titre de maîtresse du duc, et le tourner à son profit.
Elle se jette à genoux.
LE MARQUIS.
Êtes-vous folle? Que veut-elle dire, Malaspina?—Eh bien! vous voilà comme une statue. Ceci est-il une comédie, cardinal? Eh bien donc! que faut-il que j'en pense?
LE CARDINAL.
Ah! corps du Christ!
Il sort.
LE MARQUIS.
Elle est évanouie. Holà! qu'on apporte du vinaigre!
SCÈNE V
La chambre de Lorenzo.
LORENZO, deux Domestiques.
LORENZO.
Quand vous aurez placé ces fleurs sur la table et celles-ci au pied du lit, vous ferez un bon feu, mais de manière à ce que cette nuit la flamme ne flambe pas, et que les charbons échauffent sans éclairer. Vous me donnerez la clef, et vous irez vous coucher.
Entre Catherine.
CATHERINE.
Notre mère est malade; ne viens-tu pas la voir, Renzo?
LORENZO.
Ma mère est malade?
CATHERINE.
Hélas! je ne puis te cacher la vérité. J'ai reçu hier un billet du duc, dans lequel il me disait que tu avais dû me parler d'amour pour lui; cette lecture a fait bien du mal à Marie.
LORENZO.
Cependant je ne t'avais pas parlé de cela. N'as-tu pas pu lui dire que je n'étais pour rien là-dedans?
CATHERINE.
Je le lui ai dit. Pourquoi ta chambre est-elle aujourd'hui si belle et en si bon état? je ne croyais pas que l'esprit d'ordre fût ton majordome.
LORENZO.
Le duc t'a donc écrit? Cela est singulier que je ne l'aie point su. Et, dis-moi, que penses-tu de sa lettre?
CATHERINE.
Ce que j'en pense?
LORENZO.
Oui, de la déclaration d'Alexandre. Qu'en pense ce petit cœur innocent?
CATHERINE.
Que veux-tu que j'en pense?
LORENZO.
N'as-tu pas été flattée? un amour qui fait l'envie de tant de femmes! un titre si beau à conquérir, la maîtresse de... Va-t'en, Catherine, va dire à ma mère que je te suis. Sors d'ici. Laisse-moi!
Catherine sort.
Par le ciel! quel homme de cire suis-je donc? Le vice, comme la robe de Déjanire, s'est-il si profondément incorporé à mes fibres, que je ne puisse plus répondre de ma langue, et que l'air qui sort de mes lèvres se fasse ruffian malgré moi? J'allais corrompre Catherine; je crois que je corromprais ma mère, si mon cerveau le prenait à tâche; car Dieu sait quelle corde et quel arc les dieux ont tendus dans ma tête, et quelle force ont les flèches qui en partent. Si tous les hommes sont des parcelles d'un foyer immense, assurément l'être inconnu qui m'a pétri a laissé tomber un tison au lieu d'une étincelle dans ce corps faible et chancelant. Je puis délibérer et choisir, mais non revenir sur mes pas quand j'ai choisi. O Dieu! les jeunes gens à la mode ne se font-ils pas une gloire d'être vicieux, et les enfants qui sortent du collège ont-ils quelque chose de plus pressé que de se pervertir? Quel bourbier doit donc être l'espèce humaine qui se rue ainsi dans les tavernes avec des lèvres affamées de débauche, quand moi, qui n'ai voulu prendre qu'un masque pareil à leurs visages, et qui ai été aux mauvais lieux avec une résolution inébranlable de rester pur sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver moi-même, ni laver mes mains, même avec du sang! Pauvre Catherine! tu mourrais cependant comme Louise Strozzi, ou tu te laisserais tomber comme tant d'autres dans l'éternel abîme, si je n'étais pas là. O Alexandre! je ne suis pas dévot, mais je voudrais, en vérité, que tu fisses ta prière avant de venir ce soir dans cette chambre. Catherine n'est-elle pas vertueuse, irréprochable? Combien faudrait-il pourtant de paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce gladiateur aux poils roux? Quand je pense que j'ai failli parler! Que de filles maudites par leurs pères rôdent au coin des bornes, ou regardent leur tête rasée dans le miroir cassé d'une cellule, qui ont valu autant que Catherine, et qui ont écouté un ruffian moins habile que moi! Hé bien! j'ai commis bien des crimes, et si ma vie est jamais dans la balance d'un juge quelconque, il y aura d'un côté une montagne de sanglots; mais il y aura peut-être de l'autre une goutte de lait pur tombée du sein de Catherine, et qui aura nourri d'honnêtes enfants.
Il sort.
SCÈNE VI
Une vallée; un couvent dans le fond.
Entrent PHILIPPE STROZZI et deux moines; des novices portent le cercueil de Louise; ils le posent dans un tombeau.
PHILIPPE.
Avant de la mettre dans son dernier lit, laissez-moi l'embrasser. Lorsqu'elle était couchée, c'est ainsi que je me penchais sur elle pour lui donner le baiser du soir. Ses yeux mélancoliques étaient ainsi fermés à demi; mais ils se rouvraient au premier rayon du soleil, comme deux fleurs d'azur; elle se levait doucement, le sourire sur les lèvres, et elle venait rendre à son vieux père son baiser de la veille. Sa figure céleste rendait délicieux un moment bien triste, le réveil d'un homme fatigué de la vie. Un jour de plus, pensais-je en voyant l'aurore, un sillon de plus dans mon champ! Mais alors j'apercevais ma fille, la vie m'apparaissait sous la forme de sa beauté, et la clarté du jour était la bienvenue.
On ferme le tombeau.
PIERRE STROZZI, derrière la scène.
Par ici, venez par ici.
PHILIPPE.
Tu ne te lèveras plus de ta couche; tu ne poseras pas tes pieds nus sur ce gazon pour revenir trouver ton père. O ma Louise! il n'y a que Dieu qui a su qui tu étais, et moi, moi, moi!
PIERRE, entrant.
Ils sont cent à Sestino qui arrivent du Piémont. Venez, Philippe; le temps des larmes est passé.
PHILIPPE.
Enfant, sais-tu ce que c'est que le temps des larmes?
PIERRE.
Les bannis se sont rassemblés à Sestino; il est temps de penser à la vengeance; marchons franchement sur Florence avec notre petite armée. Si nous pouvons arriver à propos pendant la nuit et surprendre les postes de la citadelle, tout est dit. Par le ciel! j'élèverai à ma sœur un autre mausolée que celui-là.
PHILIPPE.
Non pas moi; allez sans moi, mes amis.
PIERRE.
Nous ne pouvons nous passer de vous; sachez-le, les confédérés comptent sur votre nom; François Ier lui-même attend de vous un mouvement en faveur de la liberté. Il vous écrit comme au chef des républicains florentins; voilà sa lettre.
PHILIPPE ouvre la lettre.
Dis à celui qui t'a apporté cette lettre qu'il réponde ceci au roi de France: Le jour où Philippe portera les armes contre son pays, il sera devenu fou.
PIERRE.
Quelle est cette nouvelle sentence?
PHILIPPE.
Celle qui me convient.
PIERRE.
Ainsi vous perdez la cause des bannis pour le plaisir de faire une phrase! Prenez garde, mon père, il ne s'agit pas là d'un passage de Pline; réfléchissez avant de dire non.
PHILIPPE.
Il y a soixante ans que je sais ce que je devais répondre à la lettre du roi de France.
PIERRE.
Cela passe toute idée! vous me forceriez à vous dire de certaines choses. Venez avec nous, mon père, je vous en supplie. Lorsque j'allais chez les Pazzi, ne m'avez-vous pas dit: Emmène-moi? Cela était-il différent alors?
PHILIPPE.
Très différent. Un père offensé, qui sort de sa maison l'épée à la main, avec ses amis, pour aller réclamer justice, est très différent d'un rebelle qui porte les armes contre son pays, en rase campagne et au mépris des lois.
PIERRE.
Il s'agissait bien de réclamer justice! il s'agissait d'assommer Alexandre! Qu'est-ce qu'il y a de changé aujourd'hui? Vous n'aimez pas votre pays, ou sans cela vous profiteriez d'une occasion comme celle-ci.
PHILIPPE.
Une occasion, mon Dieu! cela une occasion!
Il frappe le tombeau.
PIERRE.
Laissez-vous fléchir.
PHILIPPE.
Je n'ai pas une douleur ambitieuse; laisse-moi seul, j'en ai assez dit.
PIERRE.
Vieillard obstiné! inexorable faiseur de sentences! vous serez cause de notre perte.
PHILIPPE.
Tais-toi, insolent! sors d'ici!
PIERRE.
Je ne puis dire ce qui se passe en moi. Allez où il vous plaira, nous agirons sans vous cette fois. Eh! mort de Dieu! il ne sera pas dit que tout soit perdu faute d'un traducteur de latin!
Il sort.
PHILIPPE.
Ton jour est venu, Philippe! tout cela signifie que ton jour est venu.
Il sort.
SCÈNE VII
Le bord de l'Arno; un quai. On voit une longue suite de palais.
Entre LORENZO.
Voilà le soleil qui se couche; je n'ai pas de temps à perdre, et cependant tout ressemble ici à du temps perdu.
Il frappe à une porte.
Holà! seigneur Alamanno! holà!
ALAMANNO, sur sa terrasse.
Qui est là? que me voulez-vous?
LORENZO.
Je viens vous avertir que le duc doit être tué cette nuit; prenez vos mesures pour demain avec vos amis, si vous aimez la liberté.
ALAMANNO.
Par qui doit être tué Alexandre?
LORENZO.
Par Lorenzo de Médicis.
ALAMANNO.
C'est toi, Renzinaccio? Eh! entre donc souper avec de bons vivants qui sont dans mon salon.
LORENZO.
Je n'ai pas le temps; préparez-vous à agir demain.
ALAMANNO.
Tu veux tuer le duc, toi? Allons donc! tu as un coup de vin dans la tête.
Il sort.
LORENZO, seul.
Peut-être que j'ai tort de leur dire que c'est moi qui tuerai Alexandre, car tout le monde refuse de me croire.
Il frappe à une autre porte.
Holà! seigneur Pazzi! holà!
PAZZI, sur sa terrasse.
Qui m'appelle?
LORENZO.
Je viens vous dire que le duc sera tué cette nuit; tâchez d'agir demain pour la liberté de Florence.
PAZZI.
Qui doit tuer le duc?
LORENZO.
Peu importe, agissez toujours, vous et vos amis. Je ne puis vous dire le nom de l'homme.
PAZZI.
Tu es fou, drôle, va-t'en au diable!
Il sort.
LORENZO, seul.
Il est clair que, si je ne dis pas que c'est moi, on me croira encore bien moins.
Il frappe à une porte.
Holà! seigneur Corsini!
LE PROVÉDITEUR, sur sa terrasse.
Qu'est-ce donc?
LORENZO.
Le duc Alexandre sera tué cette nuit.
LE PROVÉDITEUR.
Vraiment, Lorenzo! Si tu es gris, va plaisanter ailleurs. Tu m'as blessé bien mal à propos un cheval au bal des Nasi; que le diable te confonde!
Il sort.
LORENZO.
Pauvre Florence! pauvre Florence!
Il sort.
SCÈNE VIII
Une plaine.
Entrent PIERRE STROZZI et deux bannis.
PIERRE.
Mon père ne veut pas venir. Il m'a été impossible de lui faire entendre raison.
PREMIER BANNI.
Je n'annoncerai pas cela à mes camarades: il y a de quoi les mettre en déroute.
PIERRE.
Pourquoi? Montez à cheval ce soir, et allez bride abattue à Sestino; j'y serai demain matin. Dites que Philippe a refusé, mais que Pierre ne refuse pas.
PREMIER BANNI.
Les confédérés veulent le nom de Philippe: nous ne ferons rien sans cela.
PIERRE.
Le nom de famille de Philippe est le même que le mien; dites que Strozzi viendra, cela suffit.
PREMIER BANNI.
On me demandera lequel des Strozzi, et si je ne réponds pas: Philippe, rien ne se fera.
PIERRE.
Imbécile! fais ce qu'on te dit, et ne réponds que pour toi-même. Comment sais-tu d'avance que rien ne se fera?
PREMIER BANNI.
Seigneur, il ne faut pas maltraiter les gens.
PIERRE.
Allons! monte à cheval, et va à Sestino.
PREMIER BANNI.
Ma foi, monsieur, mon cheval est fatigué! j'ai fait douze lieues dans la nuit. Je n'ai pas envie de le seller à cette heure.
PIERRE.
Tu n'es qu'un sot.
A l'autre banni.
Allez-y, vous: vous vous y prendrez mieux.
DEUXIÈME BANNI.
Le camarade n'a pas tort pour ce qui regarde Philippe; il est certain que son nom ferait bien pour la cause.
PIERRE.
Lâches! manants sans cœur! ce qui fait bien pour la cause, ce sont vos femmes et vos enfants qui meurent de faim, entendez-vous? Le nom de Philippe leur remplira la bouche, mais il ne leur remplira pas le ventre. Quels pourceaux êtes-vous!
DEUXIÈME BANNI.
Il est impossible de s'entendre avec un homme aussi grossier; allons-nous-en, camarade.
PIERRE.
Va au diable, canaille! et dis à tes confédérés que, s'ils ne veulent pas de moi, le roi de France en veut, lui; et qu'ils prennent garde qu'on ne me donne la main haute sur vous tous!
DEUXIÈME BANNI, à l'autre.
Viens, camarade, allons souper; je suis, comme toi, excédé de fatigue.
Ils sortent.
SCÈNE IX
Une place; il est nuit.
Entre LORENZO.
Je lui dirai que c'est un motif de pudeur, et j'emporterai la lumière;—cela se fait tous les jours;—une nouvelle mariée, par exemple, exige cela de son mari pour entrer dans la chambre nuptiale, et Catherine passe pour très vertueuse.—Pauvre fille! qui l'est sous le soleil, si elle ne l'est pas? Que ma mère mourût de tout cela, voilà ce qui pourrait arriver.
Ainsi donc, voilà qui est fait. Patience! une heure est une heure, et l'horloge vient de sonner. Si vous y tenez cependant?—Mais non, pourquoi? Emporte le flambeau si tu veux: la première fois qu'une femme se donne, cela est tout simple.—Entrez donc, chauffez-vous donc un peu.—Oh! mon Dieu, oui, pur caprice de jeune fille.—Et quel motif de croire à ce meurtre? Cela pourra les étonner, même Philippe.
Te voilà, toi, face livide?
La lune paraît.
Si les républicains étaient des hommes, quelle révolution demain dans la ville! Mais Pierre est un ambitieux; les Ruccellai seuls valent quelque chose.—Ah! les mots, les mots, les éternelles paroles! S'il y a quelqu'un là-haut, il doit bien rire de nous tous; cela est très comique, très comique, vraiment.—O bavardage humain! ô grand tueur de corps morts! grand défonceur de portes ouvertes! ô hommes sans bras!
Non! non! je n'emporterai pas la lumière.—J'irai droit au cœur; il se verra tuer... Sang du Christ! on se mettra demain aux fenêtres.
Pourvu qu'il n'ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque cotte de mailles. Maudite invention! Lutter avec Dieu et le diable, cela n'est rien; mais lutter avec des bouts de ferraille croisés les uns sur les autres par la main sale d'un armurier!—Je passerai le second pour entrer; il posera son épée là,—ou là,—oui, sur le canapé.—Quant à l'affaire du baudrier à rouler autour de la garde, cela est aisé. S'il pouvait lui prendre fantaisie de se coucher, voilà où serait le vrai moyen. Couché, assis ou debout? Assis plutôt. Je commencerai par sortir. Scoronconcolo est enfermé dans le cabinet. Alors nous venons, nous venons. Je ne voudrais pourtant pas qu'il tournât le dos. J'irai à lui tout droit. Allons! la paix, la paix! l'heure va venir.—Il faut que j'aille dans quelque cabaret; je ne m'aperçois pas que je prends du froid; je boirai une bouteille.—Non, je ne veux pas boire. Où diable vais-je donc? les cabarets sont fermés.
Est-elle bonne fille?—Oui, vraiment.—En chemise?—Oh! non, non, je ne le pense pas.—Pauvre Catherine!—Que ma mère mourût de tout cela, ce serait triste. Et quand je lui aurais dit mon projet, qu'aurais-je pu y faire? au lieu de la consoler, cela lui aurait fait dire: «Crime, crime!» jusqu'à son dernier soupir.
Je ne sais pourquoi je marche, je tombe de lassitude.
Il s'assoit.
Pauvre Philippe! une fille belle comme le jour! Une seule fois je me suis assis près d'elle sous le marronnier; ces petites mains blanches, comme cela travaillait! Que de journées j'ai passées, moi, assis sous les arbres! Ah! quelle tranquillité! quel horizon à Cafaggiuolo! Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant sécher sa lessive. Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le gazon! la chèvre blanche revenait toujours, avec ses grandes pattes menues.
Une horloge sonne.
Ah! ah! il faut que j'aille là-bas.—Bonsoir, mignon; eh! trinque donc avec Giomo.—Bon vin! Cela serait plaisant qu'il lui vînt à l'idée de me dire: «Ta chambre est-elle retirée? entendra-t-on quelque chose du voisinage?» Cela serait plaisant. Ah! on y a pourvu. Oui, cela serait drôle qu'il lui vînt cette idée.
Je me trompe d'heure; ce n'est que la demie. Quelle est donc cette lumière sous le portique de l'église? on taille, on remue des pierres. Il paraît que ces hommes sont courageux avec les pierres. Comme ils coupent! comme ils enfoncent! Ils font un crucifix; avec quel courage ils le clouent! Je voudrais voir que leur cadavre de marbre les prît tout d'un coup à la gorge.
Eh bien! eh bien! quoi donc? j'ai des envies de danser qui sont incroyables. Je crois, si je m'y laissais aller, que je sauterais comme un moineau sur tous ces gros plâtras et sur toutes ces poutres. Eh, mignon! eh, mignon! mettez vos gants neufs, un plus bel habit que cela; tra la la! faites-vous beau, la mariée est belle. Mais, je vous le dis à l'oreille, prenez garde à son petit couteau.
Il sort en courant.
SCÈNE X
Chez le duc.
LE DUC, à souper; GIOMO.—Entre le cardinal CIBO.
LE CARDINAL.
Altesse, prenez garde à Lorenzo.
LE DUC.
Vous voilà, cardinal! asseyez-vous donc, et prenez donc un verre.
LE CARDINAL.
Prenez garde à Lorenzo, duc. Il a été demander ce soir à l'évêque de Marzi la permission d'avoir des chevaux de poste cette nuit.
LE DUC.
Cela ne se peut pas.
LE CARDINAL.
Je le tiens de l'évêque lui-même.
LE DUC.
Allons donc! je vous dis que j'ai de bonnes raisons pour savoir que cela ne se peut pas.
LE CARDINAL.
Me faire croire est peut-être impossible; je remplis mon devoir en vous avertissant.
LE DUC.
Quand cela serait vrai, que voyez-vous d'effrayant à cela? Il va peut-être à Cafaggiuolo.
LE CARDINAL.
Ce qu'il y a d'effrayant, monseigneur, c'est qu'en passant sur la place pour venir ici, je l'ai vu de mes yeux sauter sur des poutres et des pierres comme un fou. Je l'ai appelé, et je suis forcé d'en convenir, son regard m'a fait peur. Soyez certain qu'il mûrit dans sa tête quelque projet pour cette nuit.
LE DUC.
Et pourquoi ces projets me seraient-ils dangereux?
LE CARDINAL.
Faut-il tout dire, même quand on parle d'un favori? Apprenez qu'il a dit ce soir à deux personnes de ma connaissance, publiquement sur leur terrasse, qu'il vous tuerait cette nuit.
LE DUC.
Buvez donc un verre de vin, cardinal. Est-ce que vous ne savez pas que Renzo est ordinairement gris au coucher du soleil?
Entre Sire Maurice.
SIRE MAURICE.
Altesse, défiez-vous de Lorenzo. Il a dit à trois de mes amis, ce soir, qu'il voulait vous tuer cette nuit.
LE DUC.
Et vous aussi, brave Maurice, vous croyez aux fables? je vous croyais plus homme que cela.
SIRE MAURICE.
Votre Altesse sait si je m'effraye sans raison. Ce que je dis, je puis le prouver.
LE DUC.
Asseyez-vous donc, et trinquez avec le cardinal; vous ne trouverez pas mauvais que j'aille à mes affaires.
Entre Lorenzo.
Eh bien! mignon, est-il déjà temps?
LORENZO.
Il est minuit tout à l'heure.
LE DUC.
Qu'on me donne mon pourpoint de zibeline!
LORENZO.
Dépêchons-nous! votre belle est peut-être déjà au rendez-vous.
LE DUC.
Quels gants faut-il prendre? ceux de guerre, ou ceux d'amour?
LORENZO.
Ceux d'amour, Altesse.
LE DUC.
Soit, je veux être un vert galant.
Ils sortent.
SIRE MAURICE.
Que dites-vous de cela, cardinal?
LE CARDINAL.
Que la volonté de Dieu se fait malgré les hommes.
Ils sortent.
SCÈNE XI
La chambre de Lorenzo.
Entrent LE DUC et LORENZO.
LE DUC.
Je suis transi,—il fait vraiment froid.
Il ôte son épée.
Eh bien! mignon, qu'est-ce que tu fais donc?
LORENZO.
Je roule votre baudrier autour de votre épée, et je la mets sous votre chevet. Il est bon d'avoir toujours une arme sous la main.
Il entortille le baudrier de manière à empêcher l'épée de sortir du fourreau.
LE DUC.
Tu sais que je n'aime pas les bavardes, et il m'est revenu que la Catherine était une belle parleuse. Pour éviter les conversations, je vais me mettre au lit. A propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux de poste à l'évêque de Marzi?
LORENZO.
Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce qu'il m'écrit.
LE DUC.
Va donc chercher ta tante.
LORENZO.
Dans un instant.
Il sort.
LE DUC, seul.
Faire la cour à une femme qui vous répond oui lorsqu'on lui demande oui ou non, cela m'a toujours paru très sot, et tout à fait digne d'un Français. Aujourd'hui surtout que j'ai soupé comme trois moines, je serais incapable de dire seulement: «Mon cœur,» ou: «Mes chères entrailles,» à l'infante d'Espagne. Je veux faire semblant de dormir: ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode.
Il se couche.—Lorenzo rentre l'épée à la main.
LORENZO.
Dormez-vous, seigneur?
Il le frappe.
LE DUC.
C'est toi, Renzo?
LORENZO.
Seigneur, n'en doutez pas.
Il le frappe de nouveau.—Entre Scoronconcolo.
SCORONCONCOLO.
Est-ce fait?
LORENZO.
Regarde, il m'a mordu au doigt. Je garderai jusqu'à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant.
SCORONCONCOLO.
Ah! mon Dieu! c'est le duc de Florence!
LORENZO, s'asseyant sur la fenêtre.
Que la nuit est belle! que l'air du ciel est pur! Respire, respire, cœur navré de joie!
SCORONCONCOLO.
Viens, maître, nous en avons trop fait; sauvons-nous.
LORENZO.
Que le vent du soir est doux et embaumé! comme les fleurs des prairies s'entr'ouvrent! O nature magnifique! ô éternel repos!
SCORONCONCOLO.
Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle.—Venez, seigneur.
LORENZO.
Ah! Dieu de bonté! quel moment!
SCORONCONCOLO, à part.
Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je prendrai les devants.
Il veut sortir.
LORENZO.
Attends, tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la clef de cette chambre.
SCORONCONCOLO.
Pourvu que les voisins n'aient rien entendu!
LORENZO.
Ne te souviens-tu pas qu'ils sont habitués à notre tapage? Viens, partons.
Ils sortent.
FIN DE L'ACTE QUATRIÈME.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
Au palais du duc.
Entrent VALORI, SIRE MAURICE et GUICCIARDINI.
Une foule de courtisans circulent dans la salle et dans les environs.
SIRE MAURICE.
Giomo n'est pas revenu encore de son message; cela devient de plus en plus inquiétant.
GUICCIARDINI.
Le voilà qui entre dans la salle.
Entre Giomo.
SIRE MAURICE.
Eh bien! qu'as-tu appris?
GIOMO.
Rien du tout.
Il sort.
GUICCIARDINI.
Il ne veut pas répondre: le cardinal Cibo est enfermé dans le cabinet du duc; c'est à lui seul que les nouvelles arrivent.
Entre un autre messager.
Eh bien! le duc est-il retrouvé? sait-on ce qu'il est devenu?
LE MESSAGER.
Je ne sais pas.
Il entre dans le cabinet.
VALORI.
Quel événement épouvantable, messieurs, que cette disparition! point de nouvelles du duc! Ne disiez-vous pas, sire Maurice, que vous l'avez vu hier soir? Il ne paraissait pas malade?
Rentre Giomo.
GIOMO, à sire Maurice.
Je puis vous le dire à l'oreille, le duc est assassiné.
SIRE MAURICE.
Assassiné! par qui? où l'avez-vous trouvé?
GIOMO.
Où vous nous aviez dit:—dans la chambre de Lorenzo.
SIRE MAURICE.
Ah! sang du diable! Le cardinal le sait-il?
GIOMO.
Oui, Excellence.
SIRE MAURICE.
Que décide-t-il? qu'y a-t-il à faire? Déjà le peuple se porte en foule vers le palais; toute cette hideuse affaire a transpiré; nous sommes morts si elle se confirme; on nous massacrera.
Des valets portant des tonneaux pleins de vin et de comestibles passent dans le fond.
GUICCIARDINI.
Que signifie cela? va-t-on faire des distributions au peuple?
Entre un seigneur de la cour.
LE SEIGNEUR.
Le duc est-il visible, messieurs? Voilà un cousin à moi, nouvellement arrivé d'Allemagne, que je désire présenter à Son Altesse; soyez assez bons pour le voir d'un œil favorable.
GUICCIARDINI.
Répondez-lui, seigneur Valori; je ne sais que lui dire.
VALORI.
La salle se remplit à tout instant de ces complimenteurs du matin. Ils attendent tranquillement qu'on les admette.
SIRE MAURICE, à Giomo.
On l'a enterré là?
GIOMO.
Ma foi, oui, dans la sacristie. Que voulez-vous! si le peuple apprenait cette mort-là, elle pourrait en causer bien d'autres. Lorsqu'il en sera temps, on lui fera des obsèques publiques. En attendant, nous l'avons emporté dans un tapis.
VALORI.
Qu'allons-nous devenir?
PLUSIEURS SEIGNEURS, s'approchant.
Nous sera-t-il bientôt permis de présenter nos devoirs à Son Altesse? qu'en pensez-vous, messieurs?
LE CARDINAL CIBO, entrant.
Oui, messieurs, vous pourrez entrer dans une heure ou deux; le duc a passé la nuit à une mascarade, et il repose dans ce moment.
Des valets suspendent des dominos aux croisées.
LES COURTISANS.
Retirons-nous; le duc est encore couché. Il a passé la nuit au bal.
Les courtisans se retirent. Entrent les Huit.
NICCOLINI.
Eh bien! cardinal, qu'y a-t-il de décidé?
LE CARDINAL.