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Œuvres complètes de Alfred de Musset — Tome 4

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[Le jardin.]

Entrent JACQUELINE et LA SERVANTE.


LA SERVANTE.

Madame, un danger vous menace. Comme j'étais tout à l'heure dans la salle, je viens d'entendre maître André qui causait avec un de ses clercs. Autant que j'ai pu deviner, il s'agissait d'une embuscade qui doit avoir lieu cette nuit.

JACQUELINE.

Une embuscade! en quel lieu? pour quoi faire?

LA SERVANTE.

Dans l'étude; le clerc affirmait que la nuit dernière il vous a vue, vous, madame, et un homme avec vous, dans le jardin. Maître André jurait ses grands dieux qu'il voulait vous surprendre, et qu'il vous ferait un procès.

JACQUELINE.

Tu ne te trompes pas, Madelon?

LA SERVANTE.

Madame fera ce qu'elle voudra. Je n'ai pas l'honneur de ses confidences; cela n'empêche pas qu'on ne rende un service. J'ai mon ouvrage qui m'attend.

JACQUELINE.

C'est bien, et vous pouvez compter que je ne serai pas ingrate. Avez-vous vu Fortunio ce matin? où est-il? j'ai à lui parler.

LA SERVANTE.

Il n'est pas venu à l'étude; le jardinier, à ce que je crois, l'a aperçu; mais on est en peine de lui, et on le cherchait tout à l'heure de tous les côtés du jardin. Tenez! voilà M. Guillaume, le premier clerc, qui le cherche encore; le voyez-vous passer là-bas?

GUILLAUME, au fond du théâtre.

Holà! Fortunio! Fortunio! holà! où es-tu?

JACQUELINE.

Va, Madelon, tâche de le trouver.

Madelon sort.—Entre Clavaroche.

CLAVAROCHE.

Que diantre se passe-t-il donc ici? Comment! moi qui ai quelques droits, je pense, à l'amitié de maître André, il me rencontre et ne me salue pas; les clercs me regardent de travers, et je ne sais si le chien lui-même ne voulait me prendre aux talons. Qu'est-il advenu, je vous prie? et à quel propos maltraite-t-on les gens?

JACQUELINE.

Nous n'avons pas sujet de rire; ce que j'avais prévu arrive, et sérieusement cette fois: nous n'en sommes plus aux paroles, mais à l'action.

CLAVAROCHE.

A l'action? que voulez-vous dire?

JACQUELINE.

Que ces maudits clercs font le métier d'espions, qu'on nous a vus, que maître André le sait, qu'il veut se cacher dans l'étude, et que nous courons les plus grands dangers.

CLAVAROCHE.

N'est-ce que cela qui vous inquiète?

[JACQUELINE.

Assurément; que voulez-vous de pire? Qu'aujourd'hui nous leur échappions, puisque nous sommes avertis, ce n'est pas là le difficile; mais du moment que maître André agit sans rien dire, nous avons tout à craindre de lui.

CLAVAROCHE.

Vraiment! c'est là toute l'affaire, et il n'y a pas plus de mal que cela?]

JACQUELINE.

Êtes-vous fou? comment est-il possible que vous en plaisantiez?

CLAVAROCHE.

C'est qu'il n'y a rien de si simple que de nous tirer d'embarras. Maître André, dites-vous, est furieux? eh bien! qu'il crie; quel inconvénient? Il veut se mettre en embuscade? qu'il s'y mette, il n'y a rien de mieux. Les clercs sont-ils de la partie? qu'ils en soient avec toute la ville, si cela les peut divertir. Ils veulent surprendre la belle Jacqueline et son très humble serviteur? hé! qu'ils surprennent, je ne m'y oppose pas. Que voyez-vous là qui nous gêne?

JACQUELINE.

Je ne comprends rien à ce que vous dites.

CLAVAROCHE.

Faites-moi venir Fortunio. Où est-il fourré, ce monsieur? Comment! nous sommes en péril, et le drôle nous abandonne! Allons! vite, avertissez-le.

JACQUELINE.

J'y ai pensé; on ne sait où il est, et il n'a pas paru ce matin.

CLAVAROCHE.

Bon! cela est impossible, il est par là quelque part dans vos jupes; vous l'avez oublié dans une armoire, et votre servante l'aura par mégarde accroché au porte-manteau.

JACQUELINE.

Mais encore, en quelle façon peut-il nous être utile? J'ai demandé où il était sans trop savoir pourquoi moi-même; je ne vois pas, en y réfléchissant, à quoi il peut nous être bon.

CLAVAROCHE.

Hé! ne voyez-vous pas que je m'apprête à lui faire le plus grand sacrifice! Il ne s'agit pas d'autre chose que de lui céder pour ce soir tous les privilèges de l'amour.

JACQUELINE.

Pour ce soir? et dans quel dessein?

CLAVAROCHE.

Dans le dessein positif et formel que ce digne maître André ne passe pas inutilement une nuit à la belle étoile. Ne voudriez-vous pas que ces pauvres clercs, qui se vont donner bien du mal, ne trouvent G personne au logis? Fi donc! nous ne pouvons permettre que ces honnêtes gens restent les mains vides; il faut leur dépêcher quelqu'un.

Note G: Ce manquement à la règle des subjonctifs sied à Clavaroche.

JACQUELINE.

Cela ne sera pas; trouvez autre chose; vous avez là une idée horrible, et je ne puis y consentir.

CLAVAROCHE.

Pourquoi horrible? Rien n'est plus innocent. Vous écrivez un mot à Fortunio, si vous ne pouvez le trouver vous-même; car le moindre mot en ce monde vaut mieux que le plus gros écrit. Vous le faites venir ce soir, sous prétexte d'un rendez-vous. Le voilà entré; les clercs le surprennent, et maître André le prend au collet. Que voulez-vous qu'il lui arrive? Vous descendez là-dessus en cornette, et demandez pourquoi on fait du bruit, le plus naturellement du monde. On vous l'explique. Maître André en fureur vous demande à son tour pourquoi son jeune clerc se glisse dans son jardin. Vous rougissez d'abord quelque peu, puis vous avouez sincèrement tout ce qu'il vous plaira d'avouer: que ce garçon visite vos marchands, qu'il vous apporte en secret des bijoux, en un mot la vérité pure. Qu'y a-t-il là de si effrayant?

JACQUELINE.

On ne me croira pas. La belle apparence que je donne des rendez-vous pour payer des mémoires!

CLAVAROCHE

On croit toujours ce qui est vrai. La vérité a un accent impossible à méconnaître, et les cœurs bien nés ne s'y trompent jamais. N'est-ce donc pas, en effet, à vos commissions que vous employez ce jeune homme?

JACQUELINE.

Oui.

CLAVAROCHE.

Eh bien donc! puisque vous le faites, vous le direz, et on le verra bien. Qu'il ait les preuves dans sa poche, un écrin, comme hier, la première chose venue, cela suffira. [Songez donc que, si nous n'employons ce moyen, nous en avons pour une année entière. Maître André s'embusque aujourd'hui, il se rembusquera demain, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il nous surprenne. Moins il trouvera, plus il cherchera; mais qu'il trouve une fois pour toutes, et nous en voilà délivrés.

JACQUELINE.

C'est impossible! il n'y faut pas songer.

CLAVAROCHE.

Un rendez-vous dans un jardin n'est pas d'ailleurs un si gros péché. A la rigueur, si vous craignez l'air, vous n'avez qu'à ne pas descendre. On ne trouvera que le jeune homme, et il s'en tirera toujours. Il serait plaisant qu'une femme ne puisse H prouver qu'elle est innocente quand elle l'est.] Allons! vos tablettes, et prenez-moi le crayon que voici.

Note H: Voir la note, p. 289.

JACQUELINE.

Vous n'y pensez pas, Clavaroche; c'est un guet-apens que vous faites là.

CLAVAROCHE, lui présentant un crayon et du papier.

Écrivez donc, je vous en prie: «A minuit, ce soir, au jardin.»

JACQUELINE.

C'est envoyer cet enfant dans un piège, c'est le livrer à l'ennemi.

CLAVAROCHE.

Ne signez pas, c'est inutile.

Il prend le papier.

Franchement, ma chère, la nuit sera fraîche, et vous ferez mieux de rester chez vous. Laissez ce jeune homme se promener seul, et profiter du temps qu'il fait. Je pense, comme vous, qu'on aurait peine à croire que c'est pour vos marchands qu'il vient. Vous ferez mieux, si on vous interroge, de dire que vous ignorez tout, et que vous n'êtes pour rien dans l'affaire.

JACQUELINE.

Ce mot d'écrit sera un témoin.

CLAVAROCHE.

Fi donc! nous autres gens de cœur, pensez-vous que nous allions montrer à un mari de l'écriture de sa femme? Que pourrions-nous y gagner? en serions-nous donc moins coupables de ce qu'un crime serait partagé? D'ailleurs vous voyez bien que votre main tremblait un peu sans doute, et que ces caractères sont presque déguisés. Allons! je vais donner cette lettre au jardinier, Fortunio l'aura tout de suite. Venez; les vautours ont leur proie, et l'oiseau de Vénus, la pâle tourterelle, peut dormir en paix sur son nid.

[Ils sortent.]

SCÈNE II

[Une charmille.]


[FORTUNIO, seul, assis sur l'herbe.

Rendre un jeune homme amoureux de soi, uniquement pour détourner sur lui les soupçons tombés sur un autre; lui laisser croire qu'on l'aime, le lui dire au besoin; troubler peut-être bien des nuits tranquilles; remplir de doute et d'espérance un cœur jeune et prêt à souffrir; jeter une pierre dans un lac qui n'avait jamais eu encore une seule ride à sa surface; exposer un homme aux soupçons, à tous les dangers de l'amour heureux, et cependant ne lui rien accorder; rester immobile et inanimée dans une œuvre de vie et de mort; tromper, mentir,—mentir du fond du cœur; faire de son corps un appât; jouer avec tout ce qu'il y a de sacré sous le ciel, comme un voleur avec des dés pipés: voilà ce qui fait sourire une femme! voilà ce qu'elle fait d'un petit air distrait.

Il se lève.

C'est ton premier pas, Fortunio, dans l'apprentissage du monde. Pense, réfléchis, compare, examine, ne te presse pas de juger. Cette femme-là a un amant qu'elle aime; on la soupçonne, on la tourmente, on la menace; elle est effrayée, elle va perdre l'homme qui remplit sa vie, qui est pour elle plus que le monde entier. Son mari se lève en sursaut, averti par un espion; il la réveille, il veut la traîner à la barre d'un tribunal. Sa famille va la renier, une ville entière va la maudire; elle est perdue et déshonorée, et cependant elle aime et ne peut cesser d'aimer. A tout prix il faut qu'elle sauve l'unique objet de ses inquiétudes, de ses angoisses et de ses douleurs; il faut qu'elle aime pour continuer de vivre, et qu'elle trompe pour aimer. Elle se penche à sa fenêtre, elle voit un jeune homme au bas; qui est-ce? elle ne le connaît point, elle n'a jamais rencontré son visage; est-il bon ou méchant, discret ou perfide, sensible ou insouciant? elle n'en sait rien; elle a besoin de lui, elle l'appelle, elle lui fait signe, elle ajoute une fleur à sa parure, elle parle, elle a mis sur une carte le bonheur de sa vie, et elle joue à rouge ou noir. Si elle s'était aussi bien adressée à Guillaume qu'à moi, que serait-il arrivé de cela? Guillaume est un garçon honnête, mais qui ne s'est jamais aperçu que son cœur lui servît à autre chose qu'à respirer. Guillaume aurait été ravi d'aller dîner chez son patron, d'être à côté de Jacqueline à table, tout comme j'en ai été ravi moi-même; mais il n'en aurait pas vu davantage; il ne serait devenu amoureux que de la cave de maître André; il ne se serait point jeté à genoux, il n'aurait point écouté aux portes; c'eût été pour lui tout profit. Quel mal y eût-il eu alors qu'on se servît de lui à son insu pour détourner les soupçons d'un mari? Aucun. Il eût paisiblement rempli l'office qu'on lui eût demandé; il eût vécu heureux, tranquille, dix ans sans s'en apercevoir. Jacqueline aussi eût été heureuse, tranquille, dix ans sans lui en dire un mot. Elle lui aurait fait des coquetteries, et il y aurait répondu; mais rien n'eût tiré à conséquence. Tout se serait passé à merveille, et personne ne pourrait se plaindre le jour où la vérité viendrait.

Il se rassoit.

Pourquoi s'est-elle adressée à moi? Savait-elle donc que je l'aimais? Pourquoi à moi plutôt qu'à Guillaume? Est-ce hasard? est-ce calcul? Peut-être au fond se doutait-elle que je n'étais pas indifférent. M'avait-elle vu à cette fenêtre? S'était-elle jamais retournée le soir, quand je l'observais dans le jardin? Mais si elle savait que je l'aimais, pourquoi alors? Parce que cet amour rendait son projet plus facile, et que j'allais, dès le premier mot, me prendre au piège qu'elle me tendait. Mon amour n'était qu'une chance favorable; elle n'y a vu qu'une occasion.

Est-ce bien sûr? N'y a-t-il rien autre chose? Quoi! elle voit que je vais souffrir, et elle ne pense qu'à en profiter! Quoi! elle me trouve sur ses traces, l'amour dans le cœur, le désir dans les yeux, jeune et ardent, prêt à mourir pour elle, et lorsque, me voyant à ses pieds, elle me sourit et me dit qu'elle m'aime, c'est un calcul, et rien de plus! Rien, rien de vrai dans ce sourire, dans cette main qui m'effleure la main, dans ce son de voix qui m'enivre? O Dieu juste! s'il en est ainsi, à quel monstre ai-je donc affaire, et dans quel abîme suis-je tombé?

Il se lève.

Non, tant d'horreur n'est pas possible! Non, une femme ne saurait être une statue malfaisante, à la fois vivante et glacée! Non, quand je le verrais de mes yeux, quand je l'entendrais de sa bouche, je ne croirais pas à un pareil métier. Non, quand elle me souriait, elle ne m'aimait pas pour cela, mais elle souriait de voir que je l'aimais. Quand elle me tendait la main, elle ne me donnait pas son cœur, mais elle laissait le mien se donner. Quand elle me disait: «Je vous aime,» elle voulait dire: «Aimez-moi.» Non, Jacqueline n'est pas méchante; il n'y a là ni calcul, ni froideur. Elle ment, elle trompe, elle est femme; elle est coquette, railleuse, joyeuse, audacieuse, mais non infâme, non insensible. Ah! insensé, tu l'aimes! tu l'aimes! tu pries, tu pleures, et elle se rit de toi!

Entre Madelon.

MADELON.

Ah! Dieu merci! je vous trouve enfin; madame vous demande; elle est dans sa chambre. Venez vite, elle vous attend.

FORTUNIO.

Sais-tu ce qu'elle a à me dire? Je ne saurais y aller maintenant.

MADELON.

Vous avez donc affaire aux arbres? Elle est bien inquiète, allez! toute la maison est en colère.

LE JARDINIER, entrant.

Vous voilà donc, monsieur? on vous cherche partout; voilà un mot d'écrit pour vous, que notre maîtresse m'a donné tantôt.

FORTUNIO, lisant.

«A minuit, ce soir, au jardin.»

Haut.

C'est de la part de Jacqueline?

LE JARDINIER.

Oui, monsieur; y a-t-il réponse?

GUILLAUME, entrant.

Que fais-tu donc, Fortunio? on te demande dans l'étude.

FORTUNIO.

J'y vais, j'y vais.

Bas à Madelon.

Qu'est-ce que tu disais tout à l'heure? Quelle inquiétude a ta maîtresse?

MADELON, bas.

C'est un secret. Maître André s'est fâché.

FORTUNIO, de même.

Il s'est fâché? Pour quelle raison?

MADELON, de même.

Il s'est mis en tête que madame recevait quelqu'un en secret. Vous n'en direz rien, n'est-ce pas? Il veut se cacher cette nuit dans l'étude; c'est moi qui ai découvert cela, et si je vous le dis, dame! c'est que je pense que vous n'y êtes pas indifférent.

FORTUNIO.

Pourquoi se cacher dans l'étude?

MADELON.

Pour tout surprendre et faire son procès.

FORTUNIO.

En vérité! est-ce possible?

LE JARDINIER.

Y a-t-il réponse, monsieur?

FORTUNIO.

J'y vais moi-même; allons, partons.]

[Ils sortent.]

SCÈNE III

[Une chambre.]


JACQUELINE, seule.

Non, cela ne se fera pas. Qui sait ce qu'un homme comme maître André, une fois poussé à la violence, peut inventer pour se venger? Je n'enverrai pas ce jeune homme à un péril aussi affreux. Ce Clavaroche est sans pitié. Tout est pour lui champ de bataille, et il n'a d'entrailles pour rien. A quoi bon exposer Fortunio, lorsqu'il n'y a rien de si simple que de n'exposer ni soi ni personne? Je veux croire que tout soupçon s'évanouirait par ce moyen; mais le moyen lui-même est un mal, et je ne veux pas l'employer. Non, cela me coûte et me déplaît; je ne veux pas que ce garçon soit maltraité; puisqu'il dit qu'il m'aime, eh bien! soit; je ne rends pas le mal pour le bien.

Entre Fortunio.

On a dû vous remettre un billet de ma part; l'avez-vous lu?

FORTUNIO.

On me l'a remis, et je l'ai lu; vous pouvez disposer de moi.

JACQUELINE.

C'est inutile, j'ai changé d'avis; déchirez-le, et n'en parlons jamais.

FORTUNIO.

Puis-je vous servir en quelque autre chose?

JACQUELINE, à part.

C'est singulier, il n'insiste pas.

Haut.

Mais non; je n'ai pas besoin de vous. Je vous avais demandé votre chanson.

FORTUNIO.

La voilà. Sont-ce tous vos ordres?

JACQUELINE.

Oui,—je crois que oui. Qu'avez-vous donc? Vous êtes pâle, ce me semble.

FORTUNIO.

Si ma présence vous est inutile, permettez-moi de me retirer.

JACQUELINE.

Je l'aime beaucoup, cette chanson; elle a un petit air naïf qui va avec votre coiffure, et elle est bien faite par vous.

FORTUNIO.

Vous avez beaucoup d'indulgence.

JACQUELINE.

Oui, voyez-vous! j'avais eu d'abord l'idée de vous faire venir; mais j'ai réfléchi, c'est une folie; je vous ai trop vite écouté.—Mettez-vous donc au piano, et chantez-moi votre romance.

FORTUNIO.

Excusez-moi, je ne saurais maintenant.

JACQUELINE.

Et pourquoi donc? Êtes-vous souffrant, ou si c'est un méchant caprice? J'ai presque envie de vouloir que vous chantiez bon gré, mal gré. Est-ce que je n'ai pas quelque droit de seigneur sur cette feuille de papier-là?

Elle place la chanson sur le piano.

FORTUNIO.

Ce n'est pas mauvaise volonté; je ne puis rester plus longtemps, et maître André a besoin de moi.

JACQUELINE.

Il me plaît assez que vous soyez grondé, asseyez-vous là et chantez.

FORTUNIO.

Si vous l'exigez, j'obéis.

Il s'assoit.

JACQUELINE.

Eh bien! à quoi pensez-vous donc? Est-ce que vous attendez qu'on vienne?

FORTUNIO.

Je souffre; ne me retenez pas.

JACQUELINE.

Chantez d'abord, nous verrons ensuite si vous souffrez et si je vous retiens. Chantez, vous dis-je, je le veux. Vous ne chantez pas? Eh bien! que fait-il donc? Allons, voyons! si vous chantez, je vous donnerai le bout de ma mitaine.

FORTUNIO.

Tenez! Jacqueline, écoutez-moi: vous auriez mieux fait de me le dire, et j'aurais consenti à tout.

JACQUELINE.

Qu'est-ce que vous dites? de quoi parlez-vous?

FORTUNIO.

Oui, vous auriez mieux fait de me le dire; oui, devant Dieu, j'aurais tout fait pour vous.

JACQUELINE.

Tout fait pour moi? qu'entendez-vous par là?

FORTUNIO.

Ah! Jacqueline, Jacqueline! il faut que vous l'aimiez beaucoup; il doit vous en coûter de mentir et de railler ainsi sans pitié.

JACQUELINE.

Moi, je vous raille? Qui vous l'a dit?

FORTUNIO.

Je vous en supplie, ne mentez pas davantage; en voilà assez; je sais tout.

JACQUELINE.

Mais enfin, qu'est-ce que vous savez?

FORTUNIO.

J'étais hier dans votre chambre lorsque Clavaroche était là.

JACQUELINE.

Est-ce possible? Vous étiez dans l'alcôve?

FORTUNIO.

Oui, j'y étais; au nom du ciel! ne dites pas un mot là-dessus.

Un silence.

JACQUELINE.

Puisque vous savez tout, monsieur, il ne me reste maintenant qu'à vous prier de garder le silence. Je sens assez mes torts envers vous pour ne pas même vouloir tenter de les affaiblir à vos yeux. Ce que la nécessité commande, et ce à quoi elle peut entraîner, un autre que vous le comprendrait peut-être, et pourrait, sinon pardonner, du moins excuser ma conduite; mais vous êtes malheureusement une partie trop intéressée pour en juger avec indulgence. Je suis résignée et j'attends.

FORTUNIO.

N'ayez aucune espèce de crainte. Si je fais rien qui puisse vous nuire, je me coupe cette main-là.

JACQUELINE.

Il me suffit de votre parole, et je n'ai pas droit d'en douter. [Je dois même dire que, si vous l'oubliiez, j'aurais encore moins de droit de m'en plaindre. Mon imprudence doit porter sa peine. C'est sans vous connaître, monsieur, que je me suis adressée à vous. Si cette circonstance rend ma faute moindre, elle rendait mon danger plus grand. Puisque je m'y suis exposée, traitez-moi donc comme vous l'entendrez.] Quelques paroles échangées hier voudraient peut-être une explication. Ne pouvant tout justifier, j'aime mieux me taire sur tout. Laissez-moi croire que votre orgueil est la seule personne offensée. Si cela est, que ces deux jours s'oublient; plus tard, nous en reparlerons.

FORTUNIO.

Jamais; c'est le souhait de mon cœur.

JACQUELINE.

Comme vous voudrez; je dois obéir. Si cependant je ne dois plus vous voir, j'aurais un mot à ajouter. De vous à moi, je suis sans crainte, puisque vous me promettez le silence; mais il existe une autre personne dont la présence dans cette maison peut avoir des suites fâcheuses.

FORTUNIO.

Je n'ai rien à dire à ce sujet.

JACQUELINE.

Je vous demande de m'écouter. Un éclat entre vous et lui, vous le sentez, est fait pour me perdre. Je ferai tout pour le prévenir. Quoi que vous puissiez exiger, je m'y soumettrai sans murmure. Ne me quittez pas sans y réfléchir; dictez vous-même les conditions. Faut-il que la personne dont je parle s'éloigne d'ici pendant quelque temps? Faut-il qu'elle s'excuse près de vous? Ce que vous jugerez convenable sera reçu par moi comme une grâce, et par elle comme un devoir. Le souvenir de quelques plaisanteries m'oblige à vous interroger sur ce point. Que décidez-vous? répondez.

FORTUNIO.

Je n'exige rien. Vous l'aimez; soyez en paix tant qu'il vous aimera.

JACQUELINE.

Je vous remercie de ces deux promesses. [Si vous veniez à vous en repentir, je vous répète que toute condition sera reçue, imposée par vous. Comptez sur ma reconnaissance. Puis-je dès à présent réparer autrement mes torts? Est-il en ma disposition quelque moyen de vous obliger? Quand vous ne devriez pas me croire, je vous avoue que je ferais tout au monde pour vous laisser de moi un souvenir moins désavantageux.] Que puis-je faire? je suis à vos ordres.

FORTUNIO.

Rien. Adieu, madame. Soyez sans crainte; vous n'aurez jamais à vous plaindre de moi.

Il va pour sortir et prend sa romance.

JACQUELINE.

Ah! Fortunio, laissez-moi cela.

FORTUNIO.

Et qu'en ferez-vous, cruelle que vous êtes? Vous me parlez depuis un quart d'heure, et rien du cœur ne vous sort des lèvres. Il s'agit bien de vos excuses, de sacrifices et de réparations! il s'agit bien de votre Clavaroche et de sa sotte vanité! il s'agit bien de mon orgueil! Vous croyez donc l'avoir blessé? Vous croyez donc que ce qui m'afflige, c'est d'avoir été pris pour dupe et plaisanté à ce dîner! Je ne m'en souviens seulement pas. Quand je vous dis que je vous aime, vous croyez donc que je n'en sens rien? Quand je vous parle de deux ans de souffrances, vous croyez donc que je fais comme vous? Eh quoi! vous me brisez le cœur, vous prétendez vous en repentir, et c'est ainsi que vous me quittez! La nécessité, dites-vous, vous a fait commettre une faute, et vous en avez du regret; vous rougissez, vous détournez la tête; ce que je souffre vous fait pitié; vous me voyez, vous comprenez votre œuvre; et la blessure que vous m'avez faite, voilà comme vous la guérissez! Ah! elle est au cœur, Jacqueline, et vous n'aviez qu'à tendre la main. Je vous le jure, si vous l'aviez voulu, quelque honteux qu'il soit de le dire, quand vous en souririez vous-même, j'étais capable de consentir à tout. O Dieu! la force m'abandonne; je ne peux pas sortir d'ici.

Il s'appuie sur un meuble.

JACQUELINE.

Pauvre enfant! je suis bien coupable. Tenez, respirez ce flacon.

FORTUNIO.

Ah! gardez-les, gardez-les pour lui, ces soins dont je ne suis pas digne; ce n'est pas pour moi qu'ils sont faits. Je n'ai pas l'esprit inventif, je ne suis ni heureux ni habile; je ne saurais à l'occasion forger un profond stratagème. Insensé! j'ai cru être aimé! oui, parce que vous m'aviez souri, parce que votre main tremblait dans la mienne, parce que vos yeux semblaient chercher mes yeux [et m'inviter comme deux anges à un festin de joie et de vie]; parce que vos lèvres s'étaient ouvertes, et qu'un vain son en était sorti; oui, je l'avoue, j'avais fait un rêve, j'avais cru qu'on aimait ainsi! Quelle misère! Est-ce à une parade que votre sourire m'avait félicité de la beauté de mon cheval? Est-ce le soleil, dardant sur mon casque, qui vous avait ébloui les yeux? Je sortais d'une salle obscure, d'où je suivais depuis deux ans vos promenades dans une allée; j'étais un pauvre dernier clerc qui s'ingérait de pleurer en silence. C'était bien là ce qu'on pouvait aimer!

JACQUELINE.

Pauvre enfant!

FORTUNIO.

Oui, pauvre enfant! dites-le encore, car je ne sais si je rêve ou si je veille, et, malgré tout, si vous ne m'aimez pas. Depuis hier [je suis assis à terre, je me frappe le cœur et le front;] je me rappelle ce que mes yeux ont vu, ce que mes oreilles ont entendu, et je me demande si c'est possible. A l'heure qu'il est, vous me le dites, je le sens, j'en souffre, j'en meurs, et je n'y crois ni ne le comprends. Que vous avais-je fait, Jacqueline? Comment se peut-il que, sans aucun motif, sans avoir pour moi ni amour ni haine, sans me connaître, sans m'avoir jamais vu; comment se peut-il que vous que tout le monde aime, que j'ai vue faire la charité et arroser ces fleurs que voilà, qui êtes bonne, qui croyez en Dieu, à qui jamais... Ah! je vous accuse, vous que j'aime plus que ma vie! ô ciel! vous ai-je fait un reproche? Jacqueline, pardonnez-moi.

JACQUELINE.

Calmez-vous, venez, calmez-vous.

FORTUNIO.

Et à quoi suis-je bon, grand Dieu! sinon à vous donner ma vie? sinon au plus chétif usage que vous voudrez faire de moi? sinon à vous suivre, à vous préserver, à écarter de vos pieds une épine? J'ose me plaindre, et vous m'aviez choisi! ma place était à votre table, j'allais compter dans votre existence. Vous alliez dire à la nature entière, à ces jardins, à ces prairies, de me sourire comme vous; votre belle et radieuse image commençait à marcher devant moi, et je la suivais; j'allais vivre... Est-ce que je vous perds, Jacqueline? est-ce que j'ai fait quelque chose pour que vous me chassiez? pourquoi donc ne voulez-vous pas faire encore semblant de m'aimer?

Il tombe sans connaissance.

JACQUELINE, courant à lui.

Seigneur, mon Dieu! qu'est-ce que j'ai fait? Fortunio, revenez à vous.

FORTUNIO.

Qui êtes-vous? laissez-moi partir.

JACQUELINE.

Appuyez-vous, venez à la fenêtre; de grâce, appuyez-vous sur moi; posez ce bras sur mon épaule, je vous en supplie, Fortunio.

FORTUNIO.

Ce n'est rien; me voilà remis.

JACQUELINE.

[Comme il est pâle, et comme son cœur bat! Voulez-vous vous mouiller les tempes? prenez ce coussin, prenez ce mouchoir;] vous suis-je tellement odieuse que vous me refusiez cela?

FORTUNIO.

Je me sens mieux, je vous remercie.

[JACQUELINE.

Comme ces mains-là sont glacées! Où allez-vous? vous ne pouvez sortir. Attendez du moins un instant. Puisque je vous fais tant souffrir, laissez-moi du moins vous soigner.

FORTUNIO.

C'est inutile, il faut que je descende. Pardonnez-moi ce que j'ai pu vous dire; je n'étais pas maître de mes paroles.

JACQUELINE.

Que voulez-vous que je vous pardonne? Hélas! c'est vous qui ne pardonnez pas. Mais qui vous presse? pourquoi me quitter? vos regards cherchent quelque chose. Ne me reconnaissez-vous pas? Restez en repos, je vous en conjure. Pour l'amour de moi, Fortunio, vous ne pouvez sortir encore.

FORTUNIO.

Non! adieu; je ne puis rester.]

JACQUELINE.

Ah! je vous ai fait bien du mal!

FORTUNIO.

On me demandait quand je suis monté; adieu, madame, comptez sur moi.

JACQUELINE.

Vous reverrai-je?

FORTUNIO.

Si vous voulez.

JACQUELINE.

Monterez-vous ce soir au salon?

FORTUNIO.

Si cela vous plaît.

JACQUELINE.

Vous partez donc?—encore un instant!

FORTUNIO.

Adieu, adieu! je ne puis rester.

Il sort.

JACQUELINE appelle.

Fortunio! écoutez-moi!

FORTUNIO, rentrant.

Que me voulez-vous, Jacqueline?

JACQUELINE.

Écoutez-moi, il faut que je vous parle. Je ne veux pas vous demander pardon; je ne veux revenir sur rien; je ne veux pas me justifier. Vous êtes bon, brave et sincère; j'ai été fausse et déloyale: je ne peux pas vous quitter ainsi.

FORTUNIO.

Je vous pardonne de tout mon cœur.

JACQUELINE.

Non, vous souffrez, le mal est fait. Où allez-vous? que voulez-vous faire? comment se peut-il, sachant tout, que vous soyez revenu ici?

FORTUNIO.

Vous m'aviez fait demander.

JACQUELINE.

Mais vous veniez pour me dire que je vous verrais à ce rendez-vous. Est-ce que vous y seriez venu?

FORTUNIO.

Oui, si c'était pour vous rendre service, et je vous avoue que je le croyais.

JACQUELINE.

Pourquoi pour me rendre service?

FORTUNIO.

Madelon m'a dit quelques mots...

JACQUELINE.

Vous le saviez, malheureux, et vous veniez à ce jardin!

FORTUNIO.

Le premier mot que je vous aie dit de ma vie, c'est que je mourrais de bon cœur pour vous, et le second, c'est que je ne mentais jamais.

JACQUELINE.

Vous le saviez et vous veniez! Songez-vous à ce que vous dites? Il s'agissait d'un guet-apens.

FORTUNIO.

Je savais tout.

JACQUELINE.

Il s'agissait d'être surpris, d'être tué peut-être, traîné en prison; que sais-je? c'est horrible à dire.

FORTUNIO.

Je savais tout.

JACQUELINE.

Vous saviez tout? vous saviez tout? [Vous étiez caché là, hier, dans cette alcôve, derrière ce rideau.] Vous écoutiez, n'est-il pas vrai? vous saviez encore tout, n'est-ce pas?

FORTUNIO.

Oui.

JACQUELINE.

Vous saviez que je mens, que je trompe, que je vous raille, et que je vous tue? vous saviez que j'aime Clavaroche et qu'il me fait faire tout ce qu'il veut? que je joue une comédie? que là, hier, je vous ai pris pour dupe? que je suis lâche et méprisable? que je vous expose à la mort par plaisir? Vous saviez tout, vous en étiez sûr? Eh bien! eh bien!... qu'est-ce que vous savez maintenant?

FORTUNIO.

Mais, Jacqueline, je crois... je sais...

JACQUELINE.

Sais-tu que je t'aime, enfant que tu es? qu'il faut que tu me pardonnes ou que je meure; et que je te le demande à genoux?

SCÈNE IV

[La salle à manger.]

MAITRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, FORTUNIO et JACQUELINE [, à table].


MAITRE ANDRÉ.

Grâce au ciel, nous voilà tous joyeux, tous réunis et tous amis. Si je doute jamais de ma femme, puisse mon vin m'empoisonner!

[JACQUELINE.

Donnez-moi donc à boire, monsieur Fortunio.]

CLAVAROCHE, bas.

Je vous répète que votre clerc m'ennuie; faites-moi la grâce de le renvoyer.

JACQUELINE, bas.

Je fais ce que vous m'avez dit.

MAITRE ANDRÉ.

Quand je pense qu'hier j'ai passé la nuit dans l'étude à me morfondre sur un maudit soupçon, je ne sais de quel nom m'appeler.

[JACQUELINE.

Monsieur Fortunio, donnez-moi ce coussin.

CLAVAROCHE, bas.

Me croyez-vous un autre maître André?] Si votre clerc ne sort de la maison, j'en sortirai tantôt moi-même.

JACQUELINE.

Je fais ce que vous m'avez dit.

MAITRE ANDRÉ.

Mais je l'ai conté à tout le monde; il faut que justice se fasse ici-bas. Toute la ville saura qui je suis; et désormais, pour pénitence, je ne douterai de quoi que ce soit.13

[JACQUELINE.

Monsieur Fortunio, je bois à vos amours.

CLAVAROCHE, bas.

En voilà assez, Jacqueline, et je comprends ce que cela signifie. Ce n'est pas là ce que je vous ai dit.

MAITRE ANDRÉ.

Oui! aux amours de Fortunio!]

Il chante.

Amis, buvons, buvons sans cesse.

FORTUNIO.

Cette chanson-là est bien vieille; chantez donc, monsieur Clavaroche!

FIN DU CHANDELIER.

ADDITIONS ET VARIANTES EXÉCUTÉES PAR L'AUTEUR POUR LA REPRÉSENTATION

1.—PAGE 234.

Adieu, adieu. Eh bien! tu le vois: il n'y a rien de tel que de s'expliquer: on finit toujours par s'entendre.

2.—PAGE 237.

Bah! ce sont les grands parents et le lieutenant de police qui disent que tout se sait, etc.

3.—PAGE 242.

Un amoureux n'est pas un amant.

JACQUELINE.

Sans doute, mais...

CLAVAROCHE.

Tenez, etc.

4.—PAGE 246.

Elles ne tâtent que de l'épaulette, etc.

5.—PAGE 248.

Qui? celui là qui taille sa plume?

I-6>6.—PAGE 259.

ACTE DEUXIÈME

Une salle à manger.—Une table servie.

SCÈNE PREMIÈRE

GUILLAUME, LANDRY.

GUILLAUME.

Il me semble que Fortunio n'est pas resté longtemps à l'étude.

(Suit toute la scène ii du IIe acte.)

... C'est bien le moins que les clercs se reposent.

Ils sortent.

CLAVAROCHE, un Domestique.

CLAVAROCHE, entrant.

Personne encore?

LE DOMESTIQUE.

Non, monsieur.

CLAVAROCHE.

C'est bon, j'attendrai.

Le domestique sort.

En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout de bon, etc.

(Suit la scène Ire.)

7.—PAGE 264.

J'ai apporté dans ma poche un petit Amour en sucre.

8.—PAGE 265.

Voulez-vous dîner avec nous?

CLAVAROCHE.

Assurément, mon couvert est mis.

Ils se mettent à table.

MAITRE ANDRÉ.

Nous avons aujourd'hui au logis, etc.

9.—PAGE 271.

Chantez donc, monsieur Fortunio.

MAITRE ANDRÉ.

Est-ce qu'il chante?—Comment, bien vieille! c'est moi qui l'ai composée pour le jour de mes noces.

FORTUNIO.

Si madame veut l'ordonner, etc.

10.—PAGE 274.

JACQUELINE, bas à Fortunio.

Attendez-moi ici.—Je reviens dans un instant.

11.—PAGE 283.

CLAVAROCHE.

Tu crois?

FORTUNIO, caché.

Juste ciel!

JACQUELINE.

J'ai cru entendre un soupir.

CLAVAROCHE.

Bon! c'est votre mari qui vient.

Les Mêmes, MAITRE ANDRÉ.

MAITRE ANDRÉ, un peu aviné.

Capitaine! capitaine! où êtes-vous donc? Eh bien! vous me laissez prendre mon café tout seul?—Et cette fine partie de piquet?

CLAVAROCHE, à part.

C'est amusant!

MAITRE ANDRÉ.

Hier il m'a fait capot.

CLAVAROCHE.

Vous voulez jouer maintenant?

MAITRE ANDRÉ.

Et ma revanche?

CLAVAROCHE.

Venez donc, maître André.

On sort.

FORTUNIO, tombant accablé sur un fauteuil.

Sang du Christ! il est son amant!

FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.

12.—PAGE 285.

ACTE TROISIÈME

La chambre à coucher de Jacqueline.

MADELON.

Madame, un danger vous menace, etc.

13.—PAGE 313.

Je ne douterai de quoi que ce soit.—Allons nous mettre à table. Fortunio, tu nous chanteras ta romance, et nous boirons à tes amours. Moi je vous chanterai: «Amis, buvons, buvons sans cesse,» etc.

FIN DES ADDITIONS ET VARIANTES.

Cette comédie, publiée dans la Revue des Deux Mondes, en 1835, a été représentée, pour la première fois, le 10 août 1848, au Théâtre-Historique. Une jeune actrice de grande espérance, mademoiselle Maillet, remplissait le rôle de Jacqueline.—Elle mourut peu de temps après.—La distribution des autres rôles était si défectueuse et l'exécution si insuffisante, que le public put à peine comprendre la pièce; mais le 29 juin 1850, elle reparut sur l'affiche du Théâtre-Français, et cette fois elle fut jouée avec une rare perfection; c'est pourquoi l'on peut considérer les artistes de la Comédie-Française comme ayant créé les rôles. Au mois d'octobre 1850, on jouait encore le Chandelier avec un grand succès, lorsqu'un ordre exprès de M. Léon Faucher, ministre de l'intérieur, en fit suspendre les représentations. Depuis lors, la commission d'examen a plusieurs fois refusé l'autorisation de reprendre le Chandelier; mais cette interdiction ne peut pas durer toujours.


IL NE FAUT JURER DE RIEN

COMÉDIE EN TROIS ACTES PUBLIÉE EN 1836, REPRÉSENTÉE EN 1848.

PERSONNAGES. ACTEURS
QUI ONT CRÉÉ LES RÔLES.
VAN BUCK, négociant. MM. Provost.
VALENTIN VAN BUCK, son neveu. Brindeau.
Un Abbé. Got.
Un Maitre de danse. Mathien.
Un Aubergiste.
Un Garçon.
LA BARONNE DE MANTES. Mlle Mante.
CÉCILE, sa fille. A. Luther.

La scène est à Paris dans la première partie de l'acte Ier, et ensuite au château de la baronne.

Cécile.De quoi aurais-je peur? Est-ce de vous ou de la nuit?

ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE

La chambre de Valentin.

VALENTIN, assis.—Entre VAN BUCK.


VAN BUCK.

Monsieur mon neveu, je vous souhaite le bonjour.

VALENTIN.

Monsieur mon oncle, votre serviteur.

VAN BUCK.

Restez assis; j'ai à vous parler.

VALENTIN.

Asseyez-vous; j'ai donc à vous entendre. Veuillez vous mettre dans la bergère, et poser là votre chapeau.

VAN BUCK, s'asseyant.

Monsieur mon neveu, la plus longue patience et la plus robuste obstination doivent, l'une ou l'autre, finir tôt ou tard. Ce qu'on tolère devient intolérable, incorrigible ce qu'on ne corrige pas; et qui vingt fois a jeté la perche à un fou qui veut se noyer, peut être forcé un jour ou l'autre de l'abandonner ou de périr avec lui.

VALENTIN.

Oh! oh! voilà qui est débuter, et vous avez là des métaphores qui se sont levées de grand matin.

VAN BUCK.

Monsieur, veuillez garder le silence, et ne pas vous permettre de me plaisanter. C'est vainement que les plus sages conseils, depuis trois ans, tentent de mordre sur vous. Une insouciance ou une fureur aveugle, des résolutions sans effet, mille prétextes inventés à plaisir, une maudite condescendance, tout ce que j'ai pu ou puis faire encore (mais, par ma barbe! je ne ferai plus rien!)... Où me menez-vous à votre suite? Vous êtes aussi entêté...

VALENTIN.

Mon oncle Van Buck, vous êtes en colère.

VAN BUCK.

Non, monsieur; n'interrompez pas. Vous êtes aussi obstiné que je me suis, pour mon malheur, montré crédule et patient. Est-il croyable, je vous le demande, qu'un jeune homme de vingt-cinq ans passe son temps comme vous le faites? De quoi servent mes remontrances, et quand prendrez-vous un état? Vous êtes pauvre, puisqu'au bout du compte vous n'avez de fortune que la mienne; mais, finalement, je ne suis pas moribond, et je digère encore vertement. Que comptez-vous faire d'ici à ma mort?

VALENTIN.

Mon oncle Van Buck, vous êtes en colère, et vous allez vous oublier.

VAN BUCK.

Non, monsieur; je sais ce que je fais. Si je suis le seul de la famille qui se soit mis dans le commerce, c'est grâce à moi, ne l'oubliez pas, que les débris d'une fortune détruite ont pu encore se relever. Il vous sied bien de sourire quand je parle! Si je n'avais pas vendu du guingan à Anvers, vous seriez maintenant à l'hôpital avec votre robe de chambre à fleurs. Mais, Dieu merci, vos chiennes de bouillottes...

VALENTIN.

Mon oncle Van Buck, voilà le trivial; vous changez de ton, vous vous oubliez; vous avez mieux commencé que cela.

VAN BUCK.

Sacrebleu! tu te moques de moi! Je ne suis bon apparemment qu'à payer tes lettres de change? J'en ai reçu une ce matin: soixante louis! te railles-tu des gens? Il te sied bien de faire le fashionable (que le diable soit des mots anglais!), quand tu ne peux pas payer ton tailleur! C'est autre chose de descendre d'un beau cheval pour retrouver au fond d'un hôtel une bonne famille opulente, ou de sauter à bas d'un carrosse de louage pour grimper deux ou trois étages. Avec tes gilets de satin, tu demandes, en rentrant du bal, ta chandelle à ton portier, et il regimbe quand il n'a pas eu ses étrennes. Dieu sait si tu les lui donnes tous les ans! Lancé dans un monde plus riche que toi, tu puises chez tes amis le dédain de toi-même; [tu portes ta barbe en pointe et tes cheveux sur les épaules, comme si tu n'avais pas seulement de quoi acheter un ruban pour te faire une queue.] Tu écrivailles dans les gazettes; [tu es capable de te faire saint-simonien quand tu n'auras plus ni sou ni maille, et cela viendra, je l'en réponds.] Va, va! un écrivain public est plus estimable que toi. Je finirai par te couper les vivres, et tu mourras dans un grenier.

VALENTIN.

Mon bon oncle Van Buck, je vous respecte et je vous aime. Faites-moi la grâce de m'écouter. Vous avez payé ce matin une lettre de change à mon intention. Quand vous êtes venu, j'étais à la fenêtre et je vous ai vu arriver; vous méditiez un sermon juste aussi long qu'il y a d'ici chez vous. Épargnez, de grâce, vos paroles. Ce que vous pensez, je le sais; ce que vous dites, vous ne le pensez pas toujours; ce que vous faites, je vous en remercie. Que j'aie des dettes et que je ne sois bon à rien, cela se peut; qu'y voulez-vous faire? Vous avez soixante mille livres de rente...

VAN BUCK.

Cinquante.

VALENTIN.

Soixante, mon oncle; vous n'avez pas d'enfants, et vous êtes plein de bonté pour moi. Si j'en profite, où est le mal? Avec soixante bonnes mille livres de rente...

VAN BUCK.

Cinquante, cinquante; pas un denier de plus.

VALENTIN.

Soixante; vous me l'avez dit vous-même.

VAN BUCK.

Jamais. Où as-tu pris cela?

VALENTIN.

Mettons cinquante. Vous êtes jeune, gaillard encore, et bon vivant. Croyez-vous que cela me fâche, et que j'aie soif de votre bien? Vous ne me faites pas tant d'injure; et vous savez que les mauvaises têtes n'ont pas toujours les plus mauvais cœurs. Vous me querellez de ma robe de chambre: vous en avez porté bien d'autres. [Ma barbe en pointe ne veut pas dire que je sois un saint-simonien: je respecte trop l'héritage.] Vous vous plaignez de mes gilets: voulez-vous qu'on sorte en chemise? Vous me dites que je suis pauvre et que mes amis ne le sont pas: tant mieux pour eux, ce n'est pas ma faute. Vous imaginez qu'ils me gâtent et que leur exemple me rend dédaigneux: je ne le suis que de ce qui m'ennuie, et puisque vous payez mes dettes, vous voyez bien que je n'emprunte pas. Vous me reprochez d'aller en fiacre: c'est que je n'ai pas de voiture. Je prends, dites-vous, en rentrant, ma chandelle chez mon portier: c'est pour ne pas monter sans lumière; à quoi bon se casser le cou? Vous voudriez me voir un état: faites-moi nommer premier ministre, et vous verrez comme je ferai mon chemin. Mais quand je serai surnuméraire dans l'entre-sol d'un avoué, je vous demande ce que j'y apprendrai, sinon que tout est vanité. Vous dites que je joue à la bouillotte: c'est que j'y gagne quand j'ai brelan; mais soyez sûr que je n'y perds pas plus tôt que je me repens de ma sottise. Ce serait, dites-vous, autre chose si je descendais d'un beau cheval pour entrer dans un bon hôtel: je le crois bien! vous en parlez à votre aise. Vous ajoutez que vous êtes fier, quoique vous ayez vendu du guingan; et plût à Dieu que j'en vendisse! ce serait la preuve que je pourrais en acheter. [Pour ma noblesse, elle m'est aussi chère qu'elle peut vous l'être à vous-même; mais c'est pourquoi je ne m'attelle pas, ni plus que moi les chevaux de pur sang.] Tenez! mon oncle, ou je me trompe, ou vous n'avez pas déjeuné. Vous êtes resté le cœur à jeun sur cette maudite lettre de change: avalons-la de compagnie, je vais demander le chocolat.

Il sonne. On sert à déjeuner.

VAN BUCK.

Quel déjeuner! Le diable m'emporte! tu vis comme un prince.

VALENTIN.

Eh! que voulez-vous? quand on meurt de faim, il faut bien tâcher de se distraire.

Ils s'attablent.

VAN BUCK.

Je suis sûr que, parce que je me mets là, tu te figures que je te pardonne.

VALENTIN.

Moi? Pas du tout. Ce qui me chagrine, lorsque vous êtes irrité, c'est qu'il vous échappe malgré vous des expressions d'arrière-boutique. Oui, sans le savoir, vous vous écartez de cette fleur de politesse qui vous distingue particulièrement; mais quand ce n'est pas devant témoins, vous comprenez que je ne vais pas le dire.

VAN BUCK.

C'est bon, c'est bon; il ne m'échappe rien. Mais brisons là, et parlons d'autre chose. Tu devrais bien te marier.

VALENTIN.

Seigneur, mon Dieu! qu'est-ce que vous dites?

VAN BUCK.

Donne-moi à boire. Je dis que tu prends de l'âge et que tu devrais te marier.

VALENTIN.

Mais, mon oncle, qu'est-ce que je vous ai fait?

VAN BUCK.

Tu m'as fait des lettres de change. Mais quand tu ne m'aurais rien fait, qu'a donc le mariage de si effroyable? Voyons, parlons sérieusement. Tu serais, parbleu! bien à plaindre quand on te mettrait ce soir dans les bras une jolie fille bien élevée, avec cinquante mille écus sur la table pour t'égayer demain matin au réveil. Voyez un peu le grand malheur, et comme il y a de quoi faire l'ombrageux! Tu as des dettes, je te les payerai; une fois marié, tu te rangeras. Mademoiselle de Mantes a tout ce qu'il faut...

VALENTIN.

Mademoiselle de Mantes! Vous plaisantez?

VAN BUCK.

Puisque son nom m'est échappé, je ne plaisante pas. C'est d'elle qu'il s'agit, et si tu veux...

VALENTIN.

Et si elle veut. C'est comme dit la chanson:

Je sais bien qu'il ne tiendrait qu'à moi

De l'épouser, si elle voulait.

VAN BUCK.

Non; c'est de toi que cela dépend. Tu es agréé, tu lui plais.

VALENTIN.

Je ne l'ai jamais vue de ma vie.

VAN BUCK.

Cela ne fait rien; je te dis que tu lui plais.

VALENTIN.

En vérité?

VAN BUCK.

Je t'en donne ma parole.

VALENTIN.

Eh bien donc! elle me déplaît.

VAN BUCK.

Pourquoi?

VALENTIN.

Par la même raison que je lui plais.

VAN BUCK.

Cela n'a pas le sens commun, de dire que les gens nous déplaisent quand nous ne les connaissons pas.

VALENTIN.

Comme de dire qu'ils nous plaisent. Je vous en prie, ne parlons plus de cela.

VAN BUCK.

Mais, mon ami, en y réfléchissant (donne-moi à boire), il faut faire une fin.

VALENTIN.

Assurément, il faut mourir une fois dans sa vie.

VAN BUCK.

J'entends qu'il faut prendre un parti, et se caser. Que deviendras-tu? Je t'en avertis, un jour ou l'autre, je te laisserai là malgré moi. Je n'entends pas que tu me ruines, et si tu veux être mon héritier, encore faut-il que tu puisses m'attendre. Ton mariage me coûterait, c'est vrai, mais une fois pour toutes, et moins, en somme, que tes folies. Enfin, j'aime mieux me débarrasser de toi; pense à cela: veux-tu une jolie femme, tes dettes payées, et vivre en repos?

VALENTIN.

Puisque vous y tenez, mon oncle, et que vous parlez sérieusement, sérieusement je vais vous répondre: prenez du pâté, et écoutez-moi.

VAN BUCK.

Voyons, quel est ton sentiment?

VALENTIN.

Sans vouloir remonter bien haut, ni vous lasser par trop de préambules, [je commencerai par l'antiquité.] Est-il besoin de vous rappeler la manière dont fut traité un homme qui ne l'avait mérité en rien; qui toute sa vie fut d'humeur douce, jusqu'à reprendre, même après sa faute, celle qui l'avait si outrageusement trompé? Frère d'ailleurs d'un puissant monarque, et couronné bien mal à propos...

VAN BUCK.

De qui diantre me parles-tu?

VALENTIN.

De Ménélas, mon oncle.

VAN BUCK.

Que le diable t'emporte et moi avec! Je suis bien sot de t'écouter.

VALENTIN.

Pourquoi? il me semble tout simple...

VAN BUCK.

Maudit gamin! cervelle fêlée! il n'y a pas moyen de te faire dire un mot qui ait le sens commun.

Il se lève.

Allons! finissons! en voilà assez. Aujourd'hui la jeunesse ne respecte rien.

VALENTIN.

Mon oncle Van Buck, vous allez vous mettre en colère.

VAN BUCK.

Non, monsieur; mais, en vérité, c'est une chose inconcevable. Imagine-t-on qu'un homme de mon âge serve de jouet à un bambin? Me prends-tu pour ton camarade, et faudra-t-il te répéter?...

VALENTIN.

Comment! mon oncle, est-il possible que vous n'ayez jamais lu Homère?

VAN BUCK, se rasseyant.

Eh bien! quand je l'aurais lu?

VALENTIN.

Vous me parlez de mariage; il est tout simple que je vous cite le plus grand mari de l'antiquité.

VAN BUCK.

Je me soucie bien de tes proverbes. Veux-tu répondre sérieusement?

VALENTIN.

Soit; trinquons à cœur ouvert; je ne serai compris de vous que si vous voulez bien ne pas m'interrompre. Je ne vous ai pas cité Ménélas pour faire parade de ma science, mais pour ne pas nommer beaucoup d'honnêtes gens. Faut-il m'expliquer sans réserve?

VAN BUCK.

Oui, sur-le-champ, ou je m'en vais.

VALENTIN.

J'avais seize ans, et je sortais du collège, quand une belle dame de notre connaissance me distingua pour la première fois. A cet âge-là, peut-on savoir ce qui est innocent ou criminel? J'étais un soir chez ma maîtresse, au coin du feu, son mari en tiers. Le mari se lève et dit qu'il va sortir. A ce mot, un regard rapide échangé entre ma belle et moi me fait bondir le cœur de joie: nous allions être seuls! Je me retourne, et vois le pauvre homme mettant ses gants. Ils étaient en daim de couleur verdâtre, trop larges, et décousus au pouce. Tandis qu'il y enfonçait ses mains, debout au milieu de la chambre, un imperceptible sourire passa sur le coin des lèvres de la femme, et dessina comme une ombre légère les deux fossettes de ses joues. L'œil d'un amant voit seul de tels sourires, car on les sent plus qu'on ne les voit. Celui-ci m'alla jusqu'à l'âme, et je l'avalai comme un sorbet. Mais, par une bizarrerie étrange, le souvenir de ce moment de délices se lia invinciblement dans ma tête à celui de deux grosses mains rouges se débattant dans des gants verdâtres; et je ne sais ce que ces mains, dans leur opération confiante, avaient de triste et de piteux, mais je n'y ai jamais pensé depuis sans que le féminin sourire vînt me chatouiller le coin des lèvres, et j'ai juré que jamais femme au monde ne me ganterait de ces gants-là.

VAN BUCK.

C'est-à-dire qu'en franc libertin, tu doutes de la vertu des femmes, et que tu as peur que les autres te rendent le mal que tu leur as fait.

VALENTIN.

Vous l'avez dit: j'ai peur du diable, et je ne veux pas être ganté.

VAN BUCK.

Bah! c'est une idée de jeune homme.

VALENTIN.

Comme il vous plaira; c'est la mienne; dans une trentaine d'années, si j'y suis, ce sera une idée de vieillard, car je ne me marierai jamais.

VAN BUCK.

Prétends-tu que toutes les femmes soient fausses, et que tous les maris soient trompés?

VALENTIN.

Je ne prétends rien, et je n'en sais rien. Je prétends, quand je vais dans la rue, ne pas me jeter sous les roues des voitures; quand je dîne, ne pas manger de merlan; quand j'ai soif, ne pas boire dans un verre cassé, et quand je vois une femme, ne pas l'épouser; et encore je ne suis pas sûr de n'être ni écrasé, ni étranglé, ni brèche-dent, ni...

VAN BUCK.

Fi donc! mademoiselle de Mantes est sage et bien élevée; c'est une bonne petite fille.

VALENTIN.

A Dieu ne plaise que j'en dise du mal! elle est sans doute la meilleure du monde. Elle est bien élevée, dites-vous? Quelle éducation a-t-elle reçue? La conduit-on au bal, au spectacle, aux courses de chevaux? Sort-elle seule en fiacre, le matin, à midi, pour revenir à six heures? A-t-elle une femme de chambre adroite, un escalier dérobé? [A-t-elle vu la Tour de Nesle, et lit-elle les romans de M. de Balzac?] La mène-t-on, après un bon dîner, les soirs d'été, quand le vent est au sud, voir lutter aux Champs-Élysées dix ou douze gaillards nus, aux épaules carrées? A-t-elle pour maître un beau valseur grave et frisé, au jarret prussien, qui lui serre les doigts quand elle a bu du punch? Reçoit-elle des visites en tête à tête, l'après-midi, sur un sofa élastique, sous le demi-jour d'un rideau rose? A-t-elle à sa porte un verrou doré, qu'on pousse du petit doigt en tournant la tête, et sur lequel retombe mollement une tapisserie sourde et muette? Met-elle son gant dans son verre lorsqu'on commence à passer le champagne? [Fait-elle semblant d'aller au bal de l'Opéra, pour s'éclipser un quart d'heure, courir chez Musard et revenir bâiller?] Lui a-t-on appris, quand Rubini chante, à ne montrer que le blanc de ses yeux, comme une colombe amoureuse? [Passe-t-elle l'été à la campagne chez une amie pleine d'expérience, qui en répond à sa famille, et qui, le soir, la laisse au piano pour se promener sous les charmilles, en chuchotant avec un hussard?] Va-t-elle aux eaux? A-t-elle des migraines?

VAN BUCK.

Jour de Dieu! qu'est-ce que tu dis là?

VALENTIN.

C'est que, si elle ne sait rien de tout cela, on ne lui a pas appris grand'chose; car, dès qu'elle sera femme, elle le saura, et alors qui peut rien prévoir?

VAN BUCK.

Tu as de singulières idées sur l'éducation des femmes. Voudrais-tu qu'on les suivît?

VALENTIN.

Non; mais je voudrais qu'une jeune fille fût une herbe dans un bois, et non une plante dans une caisse. Allons! mon oncle, venez aux Tuileries, et ne parlons plus de tout cela.

VAN BUCK.

Tu refuses mademoiselle de Mantes?

VALENTIN.

Pas plus qu'une autre, mais ni plus ni moins.

VAN BUCK.

Tu me feras damner; tu es incorrigible. J'avais les plus belles espérances; cette fille-là sera très riche un jour. Tu me ruineras, et tu iras au diable; voilà tout ce qui arrivera.—Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que tu veux?

VALENTIN.

Vous donner votre canne et votre chapeau, pour prendre l'air, si cela vous convient.

VAN BUCK.

Je me soucie bien de prendre l'air! Je te déshérite si tu refuses de te marier.

VALENTIN.

Vous me déshéritez, mon oncle?

VAN BUCK.

Oui, par le ciel! j'en fais serment! Je serai aussi obstiné que toi, et nous verrons qui des deux cédera.

VALENTIN.

Vous me déshéritez par écrit, ou seulement de vive voix?

VAN BUCK.

Par écrit, insolent que tu es!

VALENTIN.

Et à qui laisserez-vous votre bien? Vous fonderez donc un prix de vertu, ou un concours de grammaire latine?

VAN BUCK.

Plutôt que de me laisser ruiner par toi, je me ruinerai tout seul et à mon plaisir.

VALENTIN.

Il n'y a plus de loterie ni de jeu; vous ne pourrez jamais tout boire.

VAN BUCK.

Je quitterai Paris; je retournerai à Anvers; je me marierai moi-même, s'il le faut, et je te ferai six cousins germains.

VALENTIN.

Et moi je m'en irai à Alger; je me ferai trompette de dragons, j'épouserai une Éthiopienne, et je vous ferai vingt-quatre petits neveux, noirs comme de l'encre et bêtes comme des pots.

VAN BUCK.

Jour de ma vie! si je prends ma canne...

VALENTIN.

Tout beau, mon oncle; prenez garde, en frappant, de casser votre bâton de vieillesse.

VAN BUCK, l'embrassant.

Ah, malheureux! tu abuses de moi.

VALENTIN.

Écoutez-moi: le mariage me répugne; mais pour vous, mon bon oncle, je me déciderai à tout. Quelque bizarre que puisse vous sembler ce que je vais vous proposer, promettez-moi d'y souscrire sans réserve, et, de mon côté, j'engage ma parole.

VAN BUCK.

De quoi s'agit-il? Dépêche-toi.

VALENTIN.

Promettez d'abord, je parlerai ensuite.

VAN BUCK.

Je ne le puis pas sans rien savoir.

VALENTIN.

Il le faut, mon oncle; c'est indispensable.

VAN BUCK.

Eh bien! soit, je te le promets.

VALENTIN.

Si vous voulez que j'épouse mademoiselle de Mantes, il n'y a pour cela qu'un moyen: c'est de me donner la certitude qu'elle ne me mettra jamais aux mains la paire de gants dont nous parlions.

VAN BUCK.

Et que veux-tu que j'en sache?

VALENTIN.

Il y a pour cela des probabilités qu'on peut calculer aisément. Convenez-vous que, si j'avais l'assurance qu'on peut la séduire en huit jours, j'aurais grand tort de l'épouser?

VAN BUCK.

Certainement. Quelle apparence?...

VALENTIN.

Je ne vous demande pas un plus long délai. La baronne ne m'a jamais vu, non plus que sa fille; vous allez faire atteler, et vous irez leur faire visite. Vous leur direz qu'à votre grand regret, votre neveu reste garçon: j'arriverai au château une heure après vous, et vous aurez soin de ne pas me reconnaître; voilà tout ce que je vous demande; le reste ne regarde que moi.

VAN BUCK.

Mais tu m'effrayes. Qu'est-ce que tu veux faire? A quel titre te présenter?

VALENTIN.

C'est mon affaire; ne me reconnaissez pas, voilà tout ce dont je vous charge. [Je passerai huit jours au château; j'ai besoin d'air, et cela me fera du bien. Vous y resterez si vous voulez.]

VAN BUCK.

Deviens-tu fou? et que prétends-tu faire? Séduire une jeune fille en huit jours? Faire le galant sous un nom supposé? La belle trouvaille! Il n'y a pas de contes de fées où ces niaiseries ne soient rebattues. Me prends-tu pour un oncle du Gymnase?

VALENTIN.1

[Il est deux heures, allez-vous-en chez vous.]

Ils sortent.

SCENE II

Au château.

LA BARONNE, CÉCILE, un Abbé, Un Maître de danse. La baronne, assise, cause avec l'abbé en faisant de la tapisserie. Cécile prend sa leçon de danse.


LA BARONNE.

C'est une chose assez singulière que je ne trouve pas mon peloton bleu.

L'ABBÉ.

Vous le teniez il y a un quart d'heure; il aura roulé quelque part.

LE MAÎTRE DE DANSE.

Si mademoiselle veut faire encore la poule, nous nous reposerons après cela.

CÉCILE.

Je veux apprendre la valse à deux temps.

LE MAÎTRE DE DANSE.

Madame la baronne s'y oppose. Ayez la bonté de tourner la tête, et de me faire des oppositions.

L'ABBÉ.

Que pensez-vous, madame, du dernier sermon? ne l'avez-vous pas entendu?

LA BARONNE.

C'est vert et rose, sur fond noir, pareil au petit meuble d'en haut.

L'ABBÉ.

Plaît-il?

LA BARONNE.

Ah! pardon, je n'y étais pas.

L'ABBÉ.

J'ai cru vous y apercevoir.

LA BARONNE.

Où donc?

L'ABBÉ.

A Saint-Roch, dimanche dernier.

LA BARONNE.

Mais oui, très bien. Tout le monde pleurait; le baron ne faisait que se moucher. Je m'en suis allée à la moitié, parce que ma voisine avait des odeurs, et que je suis en ce moment-ci entre les bras des homœopathes.

LE MAÎTRE DE DANSE.

Mademoiselle, j'ai beau vous le dire, vous ne faites pas d'oppositions. Détournez donc légèrement la tête, et arrondissez-moi les bras.

CÉCILE.

Mais, monsieur, quand on ne veut pas tomber, il faut bien regarder devant soi.

LE MAÎTRE DE DANSE.

Fi donc! C'est une chose horrible. Tenez, voyez; y a-t-il rien de plus simple? Regardez-moi; est-ce que je tombe? Vous allez à droite, vous regardez à gauche; vous allez à gauche, vous regardez à droite; il n'y a rien de plus naturel.

LA BARONNE.

C'est une chose inconcevable que je ne trouve pas mon peloton bleu.

CÉCILE.

Maman, pourquoi ne voulez-vous donc pas que j'apprenne la valse à deux temps?

LA BARONNE.

Parce que c'est indécent.—Avez-vous lu Jocelyn?

L'ABBÉ.

Oui, madame, il y a de beaux vers; mais le fond, je vous l'avouerai...

LA BARONNE.

Le fond est noir; tout le petit meuble l'est; vous verrez cela sur du palissandre.

CÉCILE.

Mais, maman, miss Clary valse bien, et mesdemoiselles de Raimbaut aussi.

LA BARONNE.

Miss Clary est Anglaise, mademoiselle. Je suis sûre, l'abbé, que vous êtes assis dessus.

L'ABBÉ.

Moi, madame! sur miss Clary!

LA BARONNE.

Eh! c'est mon peloton, le voilà. Non, c'est du rouge; où est-il passé?

L'ABBÉ.

Je trouve la scène de l'évêque fort belle; il y a certainement du génie, beaucoup de talent, et de la facilité.

CÉCILE.

Mais, maman, de ce qu'on est Anglaise, pourquoi est-ce décent de valser?

LA BARONNE.

Il y a aussi un roman que j'ai lu, qu'on m'a envoyé de chez Mongie. Je ne sais plus le nom, ni de qui c'était. L'avez-vous lu? C'est assez bien écrit.

L'ABBÉ.

Oui, madame. Il semble qu'on ouvre la grille. Attendez-vous quelque visite?

LA BARONNE.

Ah! c'est vrai; Cécile, écoutez.

LE MAÎTRE DE DANSE.

Madame la baronne veut vous parler, mademoiselle.

L'ABBÉ.

Je ne vois pas entrer de voiture; ce sont des chevaux qui vont sortir.

CÉCILE, s'approchant.

Vous m'avez appelée, maman?

LA BARONNE.

Non. Ah! oui. Il va venir quelqu'un; baissez-vous donc que je vous parle à l'oreille.—C'est un parti. Êtes-vous coiffée?

CÉCILE.

Un parti?

LA BARONNE.

Oui, très convenable.—Vingt-cinq à trente ans, ou plus jeune;—non, je n'en sais rien; très bien; allez danser.

CÉCILE.

Mais, maman, je voulais vous dire...

LA BARONNE.

C'est incroyable où est allé ce peloton. Je n'en ai qu'un de bleu, et il faut qu'il s'envole.

Entre Van Buck.

VAN BUCK.

Madame la baronne, je vous souhaite le bonjour. Mon neveu n'a pu venir avec moi; il m'a chargé de vous présenter ses regrets, et d'excuser son manque de parole.

LA BARONNE.

Ah bah! vraiment, il ne vient pas? Voilà ma fille qui prend sa leçon; permettez-vous qu'elle continue? Je l'ai fait descendre, parce que c'est trop petit chez elle.

VAN BUCK.

J'espère bien ne déranger personne. Si mon écervelé de neveu...

LA BARONNE.

Vous ne voulez pas boire quelque chose? Asseyez-vous donc. Comment allez-vous?

VAN BUCK.

Mon neveu, madame, est bien fâché...

LA BARONNE.

Écoutez donc que je vous dise. L'abbé, vous nous restez, pas vrai? Eh bien! Cécile, qu'est-ce qui t'arrive?

LE MAÎTRE DE DANSE.

Mademoiselle est lasse, madame.

LA BARONNE.

Chansons! si elle était au bal, et qu'il fût quatre heures du matin, elle ne serait pas lasse, c'est clair comme le jour.—Dites-moi donc, vous,

Bas à Van Buck.

est-ce que c'est manqué?

VAN BUCK.

J'en ai peur; et s'il faut tout dire...

LA BARONNE.

Ah bah! il refuse? Eh bien! c'est joli.

VAN BUCK.

Mon Dieu, madame, n'allez pas croire qu'il y ait là de ma faute en rien. Je vous jure bien par l'âme de mon père...

LA BARONNE.

Enfin il refuse, pas vrai? C'est manqué?

VAN BUCK.

Mais, madame, si je pouvais sans mentir...

On entend un grand tumulte au dehors.

LA BARONNE.

Qu'est-ce que c'est? regardez donc, l'abbé.

L'ABBÉ.

Madame, c'est une voiture versée devant la porte du château. On apporte ici un jeune homme qui semble privé de sentiment.

LA BARONNE.

Ah! mon Dieu! un mort qui m'arrive! Qu'on arrange vite la chambre verte. Venez, Van Buck, donnez-moi le bras.2

Ils sortent.

FIN DE L'ACTE PREMIER.


ACTE DEUXIÈME

SCÈNE PREMIÈRE

[Une allée sous une charmille.]

Entrent VAN BUCK et VALENTIN, qui a le bras en écharpe.


VAN BUCK.

Est-il possible, malheureux garçon, que tu te sois réellement démis le bras.

VALENTIN.

Il n'y a rien de plus possible; c'est même probable, [et, qui pis est, assez douloureusement réel.

VAN BUCK.

Je ne sais lequel, dans cette affaire, est le plus à blâmer de nous deux. Vit-on jamais pareille extravagance!] 3

VALENTIN.

Il fallait bien trouver un prétexte pour m'introduire convenablement. Quelle raison voulez-vous qu'on ait de se présenter ainsi incognito à une famille respectable? J'avais donné un louis à mon postillon en lui demandant sa parole de me verser devant le château. C'est un honnête homme, il n'y a rien à lui dire, et son argent est parfaitement gagné: il a mis sa roue dans le fossé avec une constance héroïque. [Je me suis démis le bras, c'est ma faute, mais] j'ai versé, et je ne me plains pas. Au contraire, j'en suis bien aise; cela donne aux choses un air de vérité qui intéresse en ma faveur.

VAN BUCK.

Que vas-tu faire? et quel est ton dessein?

VALENTIN.

Je ne viens pas du tout ici pour épouser mademoiselle de Mantes, mais uniquement pour vous prouver que j'aurais tort de l'épouser. Mon plan est fait, ma batterie pointée, et jusqu'ici tout va à merveille. Vous avez tenu votre promesse comme Régulus ou Hernani. Vous ne m'avez pas appelé mon neveu, c'est le principal et le plus difficile; me voilà reçu, [hébergé, couché dans une belle chambre verte, de la fleur d'orange sur ma table, et des rideaux blancs à mon lit.] C'est une justice à rendre à votre baronne, elle m'a aussi bien recueilli que mon postillon m'a versé. Maintenant il s'agit de savoir si tout le reste ira à l'avenant. Je compte d'abord faire ma déclaration, secondement écrire un billet...

VAN BUCK.

C'est inutile; je ne souffrirai pas que cette mauvaise plaisanterie s'achève.

VALENTIN.

Vous dédire! Comme vous voudrez; je me dédis aussi sur-le-champ.

VAN BUCK.

Mais, mon neveu...

VALENTIN.

Dites un mot, je reprends la poste et retourne à Paris; plus de parole, plus de mariage; vous me déshériterez si vous voulez.

VAN BUCK.

C'est un guêpier incompréhensible, et il est inouï que je sois fourré là. Mais enfin voyons, explique-toi!

VALENTIN.

Songez, mon oncle, à notre traité. Vous m'avez dit et accordé que, s'il était prouvé que ma future devait me ganter de certains gants, je serais un fou d'en faire ma femme. [Par conséquent, l'épreuve étant admise, vous trouverez bon, juste et convenable qu'elle soit aussi complète que possible. Ce que je dirai sera bien dit; ce que j'essayerai, bien essayé, et ce que je pourrai faire, bien fait: vous ne me chercherez pas chicane, et j'ai carte blanche en tout cas.]

VAN BUCK.

Mais, monsieur, il y a pourtant de certaines bornes, de certaines choses...—Je vous prie de remarquer que, si vous allez vous prévaloir...—Miséricorde! comme tu y vas!

VALENTIN.

Si notre future est telle que vous la croyez et que vous me l'avez représentée, il n'y a pas le moindre danger, et elle ne peut que s'en trouver plus digne. Figurez-vous que je suis le premier venu; je suis amoureux de mademoiselle de Mantes, vertueuse épouse de Valentin Van Buck; songez comme la jeunesse du jour est entreprenante et hardie! que ne fait-on pas, d'ailleurs, quand on aime? Quelles escalades, quelles lettres de quatre pages, quels torrents de larmes, quels cornets de dragées! Devant quoi recule un amant? De quoi peut-on lui demander compte? Quel mal fait-il, et de quoi s'offenser? il aime. O mon oncle Van Buck! rappelez-vous le temps où vous aimiez.

VAN BUCK.

De tout temps j'ai été décent, et j'espère que vous le serez, sinon je dis tout à la baronne.

VALENTIN.

Je ne compte rien faire qui puisse choquer personne. Je compte d'abord faire ma déclaration; secondement, écrire plusieurs billets; troisièmement, gagner la fille de chambre; quatrièmement, rôder dans les petits coins; cinquièmement, prendre l'empreinte des serrures avec de la cire à cacheter; sixièmement, faire une échelle de cordes, et couper les vitres avec ma bague; septièmement, me mettre à genoux par terre en récitant la Nouvelle Héloïse; et huitièmement, si je ne réussis pas, m'aller noyer dans la pièce d'eau; mais je vous jure d'être décent, et de ne pas dire un seul gros mot, ni rien qui blesse les convenances.

VAN BUCK.

Tu es un roué et un impudent; je ne souffrirai rien de pareil.

VALENTIN.

Mais pensez donc que tout ce que je vous dis là, dans quatre ans d'ici un autre le fera, si j'épouse mademoiselle de Mantes; et comment voulez-vous que je sache de quelle résistance elle est capable, si je ne l'ai d'abord essayé moi-même? Un autre tentera bien plus encore, et aura devant lui un bien autre délai; en ne demandant que huit jours, j'ai fait un acte de grande humilité.

VAN BUCK.

C'est un piège que tu m'as tendu; jamais je n'ai prévu cela.

VALENTIN.

Et que pensiez-vous donc prévoir quand vous avez accepté la gageure?

VAN BUCK.

Mais, mon ami, je pensais, je croyais,—je croyais que tu allais faire ta cour,... mais poliment,... à cette jeune personne, comme, par exemple, de lui... de lui dire... Ou si par hasard,... et encore je n'en sais rien... Mais que diable! tu es effrayant.

VALENTIN.

Tenez! voilà la blanche Cécile qui nous arrive à petits pas. 4 [Entendez-vous craquer le bois sec? La mère tapisse avec son abbé. Vite, fourrez-vous dans la charmille.] Vous serez témoin de la première escarmouche, et vous m'en direz votre avis.

VAN BUCK.

Tu l'épouseras si elle te reçoit mal?

Il se cache [dans la charmille].

VALENTIN.

Laissez-moi faire, et ne bougez pas. Je suis ravi de vous avoir pour spectateur, et l'ennemi détourne l'allée. Puisque vous m'avez appelé fou, je veux vous montrer qu'en fait d'extravagances, les plus fortes sont les meilleures. Vous allez voir, avec un peu d'adresse, ce que rapportent les blessures honorables reçues pour plaire à la beauté. [Considérez cette démarche pensive, et faites-moi la grâce de me dire si ce bras estropié ne me sied pas. Eh! que voulez-vous! c'est qu'on est pâle; il n'y a au monde que cela.

Un jeune malade, à pas lents...]

Surtout pas de bruit; voici l'instant critique; respectez la foi des serments. [Je vais m'asseoir au pied d'un arbre, comme un pasteur des temps passés.]

Entre Cécile, un livre à la main.

VALENTIN.

[Déjà levée, mademoiselle, et seule à cette heure dans le bois?]

CÉCILE.

C'est vous, monsieur? je ne vous reconnaissais pas. Comment se porte votre foulure?

VALENTIN, à part.

Foulure! voilà un vilain mot.

Haut.

C'est trop de grâce que vous me faites, et il y a de certaines blessures qu'on ne sent jamais qu'à demi.

CÉCILE.

Vous a-t-on servi à déjeuner?

VALENTIN.

Vous êtes trop bonne; de toutes les vertus de votre sexe, l'hospitalité est la moins commune, et on ne la trouve nulle part aussi douce, aussi précieuse que chez vous; et si l'intérêt qu'on m'y témoigne...]

CÉCILE.

Je vais dire qu'on vous monte un bouillon.

Elle sort.

VAN BUCK, rentrant.

Tu l'épouseras! tu l'épouseras! Avoue qu'elle a été parfaite. Quelle naïveté! quelle pudeur divine! On ne peut pas faire un meilleur choix.

VALENTIN.

Un moment, mon oncle, un moment; vous allez bien vite en besogne.

VAN BUCK.

Pourquoi pas? Il n'en faut pas plus; tu vois clairement à qui tu as affaire, et ce sera toujours de même. Que tu seras heureux avec cette femme-là! Allons tout dire à la baronne; je me charge de l'apaiser.

VALENTIN.

Bouillon! Comment une jeune fille peut-elle prononcer ce mot-là? Elle me déplaît; elle est laide et sotte. Adieu, mon oncle, je retourne à Paris.

VAN BUCK.

Plaisantez-vous? où est votre parole? Est-ce ainsi qu'on se joue de moi? [Que signifient ces yeux baissés et cette contenance défaite?] Est-ce à dire que vous me prenez pour un libertin de votre espèce, et que vous vous servez de ma folle complaisance comme d'un manteau pour vos méchants desseins? N'est-ce donc vraiment qu'une séduction que vous venez tenter ici sous le masque de cette épreuve? Jour de Dieu! si je le croyais!...

VALENTIN.

Elle me déplaît, ce n'est pas ma faute, et je n'en ai pas répondu.

VAN BUCK.

En quoi peut-elle vous déplaire? elle est jolie, ou je ne m'y connais pas. Elle a les yeux longs et bien fendus, des cheveux superbes, une taille passable. Elle est parfaitement bien élevée; elle sait l'anglais et l'italien; elle aura trente mille livres de rente, et en attendant une très belle dot. Quel reproche pouvez-vous lui faire, et pour quelle raison n'en voulez-vous pas?

VALENTIN.

Il n'y a jamais de raison à donner pourquoi les gens plaisent ou déplaisent. Il est certain qu'elle me déplaît, elle, sa foulure et son bouillon.

VAN BUCK.

C'est votre amour-propre qui souffre. Si je n'avais pas été là, vous seriez venu me faire cent contes sur votre premier entretien, et vous targuer de belles espérances. Vous vous étiez imaginé faire sa conquête en un clin d'œil, et c'est là où le bât vous blesse. [Elle vous plaisait hier au soir, quand vous ne l'aviez encore qu'entrevue, et qu'elle s'empressait avec sa mère à vous soigner de votre sot accident. Maintenant] vous la trouvez laide, parce qu'elle fait à peine attention à vous. Je vous connais mieux que vous ne pensez, et je ne céderai pas si vite. Je vous défends de vous en aller.

VALENTIN.

Comme vous voudrez. Je ne veux pas d'elle; je vous répète que je la trouve laide; elle a un air niais qui est révoltant. Ses yeux sont grands, c'est vrai, mais ils ne veulent rien dire; [ses cheveux sont beaux, mais elle a le front plat;] quant à la taille, c'est peut-être ce qu'elle a de mieux, quoique vous ne la trouviez que passable. Je la félicite de savoir l'italien, elle y a peut-être plus d'esprit qu'en français; pour ce qui est de sa dot, qu'elle la garde, je n'en veux pas plus que de son bouillon.

VAN BUCK.

A-t-on idée d'une pareille tête, et peut-on s'attendre à rien de semblable? Va, va! ce que je disais hier n'est que la pure vérité. Tu n'es capable que de rêver de balivernes, et je ne veux plus m'occuper de toi. Épouse une blanchisseuse si tu veux. Puisque tu refuses ta fortune, lorsque tu l'as entre les mains, que le hasard décide du reste; cherche-le au fond de tes cornets. Dieu m'est témoin que ma patience a été telle depuis trois ans, que nul autre peut-être à ma place...

VALENTIN.

Est-ce que je me trompe? Regardez donc, mon oncle, il me semble qu'elle revient par ici. Oui, je l'aperçois entre les arbres; elle va repasser dans le taillis.

VAN BUCK.

Où donc? quoi? qu'est-ce que tu dis?

VALENTIN.

Ne voyez-vous pas une robe blanche derrière ces touffes de lilas? Je ne me trompe pas, c'est bien elle. Vite, mon oncle, rentrez [dans la charmille], qu'on ne nous surprenne pas ensemble.

VAN BUCK.

A quoi bon, puisqu'elle te déplaît?

VALENTIN.

Il n'importe, je veux l'aborder, pour que vous ne puissiez pas dire que je l'ai jugée trop légèrement.

VAN BUCK.

Tu l'épouseras si elle persévère?

Il se cache de nouveau.

VALENTIN.

Chut! pas de bruit; la voici qui arrive.

CÉCILE, entrant.

Monsieur, ma mère m'a chargée de vous demander si vous comptiez partir aujourd'hui.

VALENTIN.

Oui, mademoiselle, c'est mon intention, et j'ai demandé des chevaux.

CÉCILE.

C'est qu'on fait un whist au salon, et que ma mère vous serait bien obligée si vous vouliez faire le quatrième.

VALENTIN.

J'en suis fâché, mais je ne sais pas jouer.

CÉCILE.

Et si vous vouliez rester à dîner, nous avons un faisan truffé.

VALENTIN.

Je vous remercie; je n'en mange pas.

CÉCILE.

Après dîner, il nous vient du monde, et nous danserons la mazourke.

VALENTIN.

Excusez-moi, je ne danse jamais.

CÉCILE

C'est bien dommage. Adieu, monsieur.

Elle sort.

VAN BUCK, rentrant.

Ah çà! voyons, l'épouseras-tu? Qu'est-ce que tout cela signifie? Tu dis que tu as demandé des chevaux: est-ce que c'est vrai? ou si tu te moques de moi?

VALENTIN.

Vous aviez raison, elle est agréable; je la trouve mieux que la première fois; elle a un petit signe au coin de la bouche que je n'avais pas remarqué.

VAN BUCK.

Où vas-tu? Qu'est-ce qui t'arrive? Veux-tu me répondre sérieusement?

VALENTIN.

Je ne vais nulle part, je me promène avec vous. Est-ce que vous la trouvez mal faite?

VAN BUCK.

Moi? Dieu m'en garde! je la trouve complète en tout.

VALENTIN.

Il me semble qu'il est bien matin pour jouer au whist; y jouez-vous, mon oncle? Vous devriez rentrer au château.5

VAN BUCK.

Certainement, je devrais y rentrer; j'attends que vous daigniez me répondre. Restez-vous ici, oui ou non?

VALENTIN.

Si je reste, c'est pour notre gageure; je n'en voudrais pas avoir le démenti; mais ne comptez sur rien jusqu'à tantôt; [mon bras malade me met au supplice.

VAN BUCK.

Rentrons; tu te reposeras.

VALENTIN.

Oui,] j'ai envie de prendre ce bouillon qui est là-haut; il faut que j'écrive; je vous reverrai à dîner.

VAN BUCK.

Écrire! j'espère que ce n'est pas à elle que tu écriras.

VALENTIN.

Si je lui écris, c'est pour notre gageure. Vous savez que c'est convenu.

VAN BUCK.

Je m'y oppose formellement, à moins que tu ne me montres ta lettre.

VALENTIN.

Tant que vous voudrez. Je vous dis et je vous répète qu'elle me plaît médiocrement.

VAN BUCK.

Quelle nécessité de lui écrire? Pourquoi ne lui as-tu pas fait tout à l'heure ta déclaration de vive voix, comme tu te l'étais promis?

VALENTIN.

Pourquoi?

VAN BUCK.

Sans doute; qu'est-ce qui t'en empêchait? Tu avais le plus beau courage du monde.

VALENTIN.

[C'est que mon bras me faisait souffrir.] Tenez! la voilà qui repasse une troisième fois; la voyez-vous là-bas dans l'allée?

VAN BUCK.

Elle tourne autour de la plate-bande, et la charmille est circulaire. Il n'y a rien là que de très convenable.

VALENTIN.

Ah! coquette fille! c'est autour du feu qu'elle tourne, comme un papillon ébloui. Je veux jeter cette pièce à pile ou face pour savoir si je l'aimerai.

VAN BUCK.

Tâche donc qu'elle t'aime auparavant; le reste est le moins difficile.

VALENTIN.

Soit. Regardons-la bien tous les deux. Elle va passer entre ces deux touffes d'arbres. Si elle tourne la tête de notre côté, je l'aime; sinon, je m'en vais à Paris.

VAN BUCK.

Gageons qu'elle ne se retourne pas.

VALENTIN.

Oh, que si! Ne la perdons pas de vue.

VAN BUCK.

Tu as raison.—Non, pas encore; elle paraît lire attentivement.

VALENTIN.

Je suis sûr qu'elle va se retourner.

VAN BUCK.

Non, elle avance; la touffe d'arbres approche. Je suis convaincu qu'elle n'en fera rien.

VALENTIN.

Elle doit pourtant nous voir, rien ne nous cache; je vous dis qu'elle se retournera.

VAN BUCK.

Elle a passé, tu as perdu.

VALENTIN.

Je vais lui écrire, ou que le ciel m'écrase! Il faut que je sache à quoi m'en tenir. C'est incroyable qu'une petite fille traite les gens aussi légèrement. Pure hypocrisie! pur manège! Je vais lui dépêcher un billet en règle; je lui dirai que je meurs d'amour pour elle, que je me suis cassé le bras pour la voir, que si elle me repousse je me brûle la cervelle, et que si elle veut de moi je l'enlève demain matin. [Venez, rentrons, je veux écrire devant vous.]

VAN BUCK.

Tout beau, mon neveu! quelle mouche vous pique? Vous nous ferez quelque mauvais tour ici.

VALENTIN.

Croyez-vous donc que deux mots en l'air puissent signifier quelque chose? Que lui ai-je dit que d'indifférent, et que m'a-t-elle dit elle-même? Il est tout simple qu'elle ne se retourne pas. Elle ne sait rien, et je n'ai rien su lui dire. Je ne suis qu'un sot, si vous voulez; il est possible que je me pique d'orgueil et que mon amour-propre soit en jeu. Belle ou laide, peu m'importe; je veux voir clair dans son âme. Il y a là-dessous quelque ruse, quelque parti pris que nous ignorons; laissez-moi faire, tout s'éclaircira.

VAN BUCK.

Le diable m'emporte! tu parles en amoureux. Est-ce que tu le serais par hasard?

VALENTIN.

Non; je vous ai dit qu'elle me déplaît. Faut-il vous rebattre cent fois la même chose? Dépêchons-nous, [rentrons au château.]

VAN BUCK.

Je vous ai dit que je ne veux pas de lettre, et surtout de celle dont vous parlez.

VALENTIN.

Venez toujours, nous nous déciderons.

Ils sortent.

SCÈNE II

[Le salon.]

LA BARONNE et L'ABBÉ, devant une table de jeu préparée.


LA BARONNE.

Vous direz ce que vous voudrez, c'est désolant de jouer avec un mort. Je déteste la campagne à cause de cela.

L'ABBÉ.

Mais où est donc M. Van Buck? [est-ce qu'il n'est pas encore descendu?]

LA BARONNE.

Je l'ai vu tout à l'heure dans le parc avec ce monsieur de la chaise, qui, par parenthèse, n'est guère poli de ne pas vouloir nous rester à dîner.

L'ABBÉ.

S'il a des affaires pressées...

LA BARONNE.

Bah! des affaires, tout le monde en a. La belle excuse! Si on ne pensait jamais qu'aux affaires, on ne serait jamais à rien. Tenez! l'abbé, jouons au piquet; je me sens d'une humeur massacrante.

L'ABBÉ, mêlant les cartes.

Il est certain que les jeunes gens du jour ne se piquent pas d'être polis.

LA BARONNE.

Polis! je crois bien. Est-ce qu'ils s'en doutent? et qu'est-ce que c'est que d'être poli? Mon cocher est poli. De mon temps, l'abbé, on était galant.

L'ABBÉ.

C'était le bon, madame la baronne, et plût au ciel que j'y fusse né!

LA BARONNE.

J'aurais voulu voir que mon frère, qui était à Monsieur, tombât de carrosse à la porte d'un château, et qu'on l'y eût gardé à coucher. Il aurait plutôt perdu sa fortune que de refuser de faire un quatrième. 6 Tenez! ne parlons plus de ces choses-là. C'est à vous de prendre; vous n'en laissez pas?

L'ABBÉ.

Je n'ai pas un as; voilà M. Van Buck.

Entre Van Buck.

LA BARONNE.

Continuons; c'est à vous de parler.

VAN BUCK, bas à la baronne.

Madame, j'ai deux mots à vous dire qui sont de la dernière importance.

LA BARONNE.

Eh bien! après le marqué.

L'ABBÉ.

Cinq cartes, valant quarante-cinq.

LA BARONNE.

Cela ne vaut pas.

A Van Buck.

Qu'est-ce donc?

VAN BUCK.

Je vous supplie de m'accorder un moment; je ne puis parler devant un tiers, et ce que j'ai à vous dire ne souffre aucun retard.

LA BARONNE, se levant.

Vous me faites peur; de quoi s'agit-il?

VAN BUCK.

Madame, c'est une grave affaire, et vous allez peut-être vous fâcher contre moi. La nécessité me force de manquer à une promesse que mon imprudence m'a fait accorder. Le jeune homme à qui vous avez donné l'hospitalité [cette nuit] est mon neveu.

LA BARONNE.

Ah bah! quelle idée!

VAN BUCK.

Il désirait approcher de vous sans être connu; je n'ai pas cru mal faire en me prêtant à une fantaisie qui, en pareil cas, n'est pas nouvelle.

LA BARONNE.

Ah, mon Dieu! j'en ai vu bien d'autres!

VAN BUCK.

Mais je dois vous avertir qu'à l'heure qu'il est, il vient d'écrire à mademoiselle de Mantes, et dans les termes les moins retenus. Ni mes menaces, ni mes prières n'ont pu le dissuader de sa folie; et un de vos gens, je le dis à regret, s'est chargé de remettre le billet à son adresse. Il s'agit d'une déclaration d'amour, et, je dois ajouter, des plus extravagantes.

LA BARONNE.

Vraiment? eh bien! ce n'est pas si mal. Il a de la tête, votre petit bonhomme.

VAN BUCK.

Jour de Dieu! je vous en réponds! ce n'est pas d'hier que j'en sais quelque chose. Enfin, madame, c'est à vous d'aviser aux moyens de détourner les suites de cette affaire. Vous êtes chez vous; et, quant à moi, je vous avouerai que je suffoque et que les jambes vont me manquer. Ouf!

Il tombe dans une chaise.

LA BARONNE.

Ah ciel! qu'est-ce que vous avez donc? Vous êtes pâle comme un linge! Vite! racontez-moi tout ce qui s'est passé, et faites-moi confidence entière.

VAN BUCK.

Je vous ai tout dit; je n'ai rien à ajouter.

LA BARONNE.

Ah bah! ce n'est que ça? Soyez donc sans crainte: si votre neveu a écrit à Cécile, la petite me montrera le billet.

VAN BUCK.

En êtes-vous sûre, baronne? Cela est dangereux.

LA BARONNE.

Belle question! Où en serions-nous si une fille ne montrait pas à sa mère une lettre qu'on lui écrit?

VAN BUCK.

Hum! je n'en mettrais pas ma main au feu.

LA BARONNE.

Qu'est-ce à dire, monsieur Van Buck? Savez-vous à qui vous parlez? Dans quel monde avez-vous vécu pour élever un pareil doute? Je ne sais pas trop comme on fait aujourd'hui, ni de quel train va votre bourgeoisie; mais, vertu de ma vie! en voilà assez; j'aperçois justement ma fille, et vous verrez qu'elle m'apporte sa lettre. Venez, l'abbé, continuons.

Elle se remet au jeu.—Entre Cécile, qui va à la fenêtre, prend son ouvrage et s'assoit à l'écart.

L'ABBÉ.

Quarante-cinq ne valent pas?

LA BARONNE.

Non, vous n'avez rien; quatorze d'as, six et quinze, c'est quatre-vingt-quinze. A vous de jouer.

L'ABBÉ.

Trèfle. Je crois que je suis capot.

VAN BUCK, bas à la baronne.

Je ne vois pas que mademoiselle Cécile vous fasse encore de confidence.

LA BARONNE, bas à Van Buck.

Vous ne savez ce que vous dites; c'est l'abbé qui la gêne; je suis sûre d'elle comme de moi. Je fais repic seulement. Cent, et dix-sept de reste. A vous à faire.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monsieur l'abbé, on vous demande; c'est le sacristain et le bedeau du village.

L'ABBÉ.

Qu'est-ce qu'ils me veulent? je suis occupé.

LA BARONNE.

Donnez vos cartes à Van Buck; il jouera ce coup-ci pour vous.

L'abbé sort. Van Buck prend sa place.

LA BARONNE.

C'est vous qui faites, et j'ai coupé. Vous êtes marqué, selon toute apparence. Qu'est-ce que vous avez donc dans les doigts?

VAN BUCK, bas.

Je vous confesse que je ne suis pas tranquille: votre fille ne dit mot, et je ne vois pas mon neveu.

LA BARONNE.

Je vous dis que j'en réponds; c'est vous qui la gênez; je la vois d'ici qui me fait des signes.

VAN BUCK.

Vous croyez? moi, je ne vois rien.

LA BARONNE.

Cécile, venez donc un peu ici; vous vous tenez à une lieue.

Cécile approche son fauteuil.

Est-ce que vous n'avez rien à me dire, ma chère?

CÉCILE.

Moi? Non, maman.

LA BARONNE.

Ah bah! Je n'ai que quatre cartes, Van Buck; le point est à vous. J'ai trois valets.

VAN BUCK.

Voulez-vous que je vous laisse seules?

LA BARONNE.

Non; restez donc, ça ne fait rien. Cécile, tu peux parler devant monsieur.

CÉCILE.

Moi, maman? Je n'ai rien de secret à dire.

LA BARONNE.

Vous n'avez pas à me parler?

CÉCILE.

Non, maman.

LA BARONNE.

C'est inconcevable; qu'est-ce que vous venez donc me conter, Van Buck?

VAN BUCK.

Madame, j'ai dit la vérité.

LA BARONNE.

Ça ne se peut pas: Cécile n'a rien à me dire; il est clair qu'elle n'a rien reçu.

VAN BUCK, se levant.

Eh morbleu! je l'ai vu de mes yeux.

LA BARONNE, se levant aussi.

Ma fille, qu'est-ce que cela signifie? levez-vous droite, et regardez-moi. Qu'est-ce que vous avez dans vos poches?

CÉCILE, pleurant.

Mais, maman, ce n'est pas ma faute; c'est ce monsieur qui m'a écrit.

LA BARONNE.

Voyons cela.

Cécile donne la lettre.

Je suis curieuse de lire de son style, à ce monsieur, comme vous l'appelez.

Elle lit.

«Mademoiselle, je meurs d'amour pour vous. Je vous ai vue l'hiver passé, et, vous sachant à la campagne, j'ai résolu de vous revoir ou de mourir. J'ai donné un louis à mon postillon...»

Ne voudrait-il pas qu'on le lui rendît? Nous avons bien affaire de le savoir!

«à mon postillon, pour me verser devant votre porte. Je vous ai rencontrée deux fois ce matin, et je n'ai rien pu vous dire, tant votre présence m'a troublé! Cependant la crainte de vous perdre, et l'obligation de quitter le château...»

J'aime beaucoup ça! Qui est-ce qui le priait de partir? C'est lui qui me refuse de rester à dîner.

«me déterminent à vous demander de m'accorder un rendez-vous. Je sais que je n'ai aucun titre à votre confiance...»

La belle remarque, et faite à propos!

«mais l'amour peut tout excuser; ce soir, à neuf heures, pendant le bal, je serai caché dans le bois; tout le monde ici me croira parti, car je sortirai du château en voiture avant dîner, mais seulement pour faire quatre pas et descendre.»

Quatre pas! quatre pas! l'avenue est longue; ne dirait-on pas qu'il n'y a qu'à enjamber?

«et descendre. Si dans la soirée vous pouvez vous échapper, je vous attends; sinon je me brûle la cervelle.»

Bien.

«... la cervelle. Je ne crois pas que votre mère...»

Ah! que votre mère? voyons un peu cela.

«fasse grande attention à vous. Elle a une tête de gir...»

Monsieur Van Buck, qu'est-ce que cela signifie?

VAN BUCK.

Je n'ai pas entendu, madame.

LA BARONNE.

Lisez vous-même, et faites-moi le plaisir de dire à votre neveu qu'il sorte de ma maison tout à l'heure, et qu'il n'y mette jamais les pieds.

VAN BUCK.

Il y a girouette, c'est positif; je ne m'en étais pas aperçu. Il m'avait cependant lu sa lettre avant que de la cacheter.

LA BARONNE.

Il vous avait lu cette lettre et vous l'avez laissé la donner à mes gens! Allez! vous êtes un vieux sot, et je ne vous reverrai de ma vie. 7

[Elle sort. On entend le bruit d'une voiture.]

[VAN BUCK.

Qu'est-ce que c'est? mon neveu qui part sans moi?

Eh! comment veut-il que je m'en aille? j'ai renvoyé mes chevaux. Il faut que je coure après lui.

Il sort en courant.

CÉCILE, seule.

C'est singulier; pourquoi m'écrit-il, quand tout le monde veut bien qu'il m'épouse?]

FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.


ACTE TROISIÈME

SCÈNE PREMIÈRE

[Un chemin.]

Entrent VAN BUCK et VALENTIN, qui frappe à une auberge.


[VALENTIN.

Holà! hé! y a-t-il quelqu'un ici capable de me faire une commission?

UN GARÇON, sortant.

Oui, monsieur, si ce n'est pas trop loin; car vous voyez qu'il pleut à verse.

VAN BUCK.

Je m'y oppose de toute mon autorité, et au nom des lois du royaume.

VALENTIN.

Connaissez-vous le château de Mantes, ici près?

LE GARÇON.

Que oui, monsieur; nous y allons tous les jours. C'est à main gauche; on le voit d'ici.

VAN BUCK.

Mon ami, je vous défends d'y aller, si vous avez quelque notion du bien et du mal.

VALENTIN.

Il y a deux louis à gagner pour vous. Voilà une lettre pour mademoiselle de Mantes, que vous remettrez à sa femme de chambre, et non à d'autres, et en secret. Dépêchez-vous et revenez.

LE GARÇON.

O monsieur! n'ayez pas peur.

VAN BUCK.

Voilà quatre louis si vous refusez.

LE GARÇON.

O monseigneur! il n'y a pas de danger.

VALENTIN.

En voilà dix; et si vous n'y allez pas, je vous casse ma canne sur le dos!

LE GARÇON.

O mon prince! soyez tranquille; je serai bientôt revenu.

Il sort.

VALENTIN.

Maintenant, mon oncle, mettons-nous à l'abri; et si vous m'en croyez, buvons un verre de bière. Cette course à pied doit vous avoir fatigué.]

Ils s'assoient sur un banc.

VAN BUCK.

Sois-en certain, je ne te quitterai pas! j'en jure par l'âme de feu mon frère et par la lumière du soleil. Tant que mes pieds pourront me porter, tant que ma tête sera sur mes épaules, je m'opposerai à cette action infâme et à ses horribles conséquences.

VALENTIN.

Soyez-en sûr, je n'en démordrai pas; j'en jure par ma juste colère et par la nuit qui me protégera. Tant que j'aurai du papier et de l'encre, et qu'il me restera un louis dans ma poche, je poursuivrai et achèverai mon dessein, quelque chose qui puisse en arriver.

VAN BUCK.

N'as-tu donc plus ni foi ni vergogne, et se peut-il que tu sois mon sang? Quoi! ni le respect pour l'innocence, ni le sentiment du convenable, ni la certitude de me donner la fièvre, rien n'est capable de te toucher!

VALENTIN.

N'avez-vous donc ni orgueil ni honte, et se peut-il que vous soyez mon oncle? Quoi! ni l'insulte que l'on nous fait, ni la manière dont on nous chasse, ni les injures qu'on vous a dites à votre barbe, rien n'est capable de vous donner du cœur!]

VAN BUCK.

Encore si tu étais amoureux! si je pouvais croire que tant d'extravagances partent d'un motif qui eût quelque chose d'humain! Mais non, tu n'es qu'un Lovelace, tu ne respires que trahisons, et la plus exécrable vengeance est ta seule soif et ton seul amour.

VALENTIN.

Encore si je vous voyais pester! si je pouvais me dire qu'au fond de l'âme vous envoyez cette baronne et son monde à tous les diables! Mais non, vous ne craignez que la pluie, vous ne pensez qu'au mauvais temps qu'il fait, et le soin de vos bas chinés est votre seule peur et votre seul tourment.

[VAN BUCK.

Ah! qu'on a bien raison de dire qu'une première faute mène à un précipice! Qui m'eût pu prédire ce matin, lorsque le barbier m'a rasé et que j'ai mis mon habit neuf, que je serais ce soir dans une grange, crotté et trempé jusqu'aux os! Quoi! c'est moi! Dieu juste! à mon âge, il faut que je quitte ma chaise de poste où nous étions si bien installés, il faut que je coure à la suite d'un fou à travers champs en rase campagne! Il faut que je me traîne à ses talons, comme un confident de tragédie, et le résultat de tant de sueurs sera le déshonneur de mon nom!

VALENTIN.

C'est au contraire par la retraite que nous pourrions nous déshonorer, et non par une glorieuse campagne dont nous ne sortirons que vainqueurs.] Rougissez, mon oncle Van Buck, mais que ce soit d'une noble indignation. Vous me traitez de Lovelace: oui, par le ciel! ce nom me convient. Comme à lui, on me ferme une porte surmontée de fières armoiries; comme lui, une famille odieuse croit m'abattre par un affront; comme lui, comme l'épervier, j'erre et je tournoie aux environs; mais comme lui je saisirai ma proie, et, comme Clarisse, la sublime bégueule, ma bien-aimée m'appartiendra.

[VAN BUCK.

Ah ciel! que ne suis-je à Anvers, assis devant mon comptoir, sur mon fauteuil de cuir, et dépliant mon taffetas! Que mon frère n'est-il mort garçon, au lieu de se marier à quarante ans passés! Ou plutôt que ne suis-je mort moi-même le premier jour que la baronne de Mantes m'a invité à déjeuner!

VALENTIN.

Ne regrettez que le moment où, par une fatale faiblesse, vous avez révélé à cette femme le secret de notre traité. C'est vous qui avez causé le mal; cessez de m'injurier, moi qui le réparerai. Doutez-vous que cette petite fille, qui cache si bien les billets doux dans les poches de son tablier, ne fût venue au rendez-vous donné? Oui, à coup sûr elle y serait venue; donc elle viendra encore mieux cette fois. Par mon patron! je me fais une fête de la voir descendre, en peignoir, en cornette et en petits souliers, de cette grande caserne de briques rouillées! Je ne l'aime pas; mais je l'aimerais, que la vengeance serait la plus forte, et tuerait l'amour dans mon cœur. Je jure qu'elle sera ma maîtresse, mais qu'elle ne sera jamais ma femme; il n'y a maintenant ni épreuve, ni promesse, ni alternative; je veux qu'on se souvienne à jamais dans cette famille du jour où l'on m'en a chassé.

L'AUBERGISTE, sortant de sa maison.

Messieurs, le soleil commence à baisser: est-ce que vous ne me ferez pas l'honneur de dîner chez moi?

VALENTIN.

Si fait: apportez-nous la carte, et faites-nous allumer du feu. Dès que votre garçon sera revenu, vous lui direz qu'il me donne réponse. Allons! mon oncle, un peu de fermeté; venez et commandez le dîner.

VAN BUCK.

Ils auront du vin détestable, je connais le pays; c'est un vinaigre affreux.

L'AUBERGISTE.

Pardonnez-moi; nous avons du champagne, du chambertin, et tout ce que vous pouvez désirer.

VAN BUCK.

En vérité! dans un trou pareil? c'est impossible; vous nous en imposez.

L'AUBERGISTE.

C'est ici que descendent les messageries, et vous verrez si nous manquons de rien.

VAN BUCK.

Allons! tâchons donc de dîner; je sens que ma mort est prochaine, et que dans peu je ne dînerai plus.]

[Ils sortent.]

SCÈNE II

[Au château. Un salon.]

Entrent LA BARONNE et L'ABBÉ.


[LA BARONNE.

Dieu soit loué, ma fille est enfermée! Je crois que j'en ferai une maladie.

L'ABBÉ.

Madame, s'il m'est permis de vous donner un conseil, je vous dirai que j'ai grandement peur. Je crois avoir vu en traversant la cour un homme en blouse et d'assez mauvaise mine, qui avait une lettre à la main.

LA BARONNE.

Le verrou est mis; il n'y a rien à craindre. Aidez-moi un peu à ce bal; je n'ai pas la force de m'en occuper.]

L'ABBÉ.

Dans une circonstance aussi grave, ne pourriez-vous retarder vos projets?

LA BARONNE.

Êtes-vous fou? Vous verrez que j'aurai fait venir tout le faubourg Saint-Germain de Paris, pour le remercier et le mettre à la porte! Réfléchissez donc à ce que vous dites.

L'ABBÉ.

Je croyais qu'en telle occasion on aurait pu, sans blesser personne...

LA BARONNE.

Et au milieu de ça, je n'ai pas de bougies! Voyez donc un peu si Dupré est là.

L'ABBÉ.

Je pense qu'il s'occupe des sirops.

LA BARONNE.

Vous avez raison: ces maudits sirops, voilà encore de quoi mourir. Il y a huit jours que j'ai écrit moi-même, et ils ne sont arrivés qu'il y a une heure. Je vous demande si on va boire ça!

[L'ABBÉ.

Cet homme en blouse, madame la baronne, est quelque émissaire, n'en doutez pas. Il m'a semblé, autant que je me le rappelle, qu'une de vos femmes causait avec lui. Ce jeune homme d'hier est mauvaise tête, et il faut songer que la manière assez verte dont vous vous en êtes délivrée...

LA BARONNE.

Bah! des Van Buck? des marchands de toile? qu'est-ce que vous voulez donc que ça fasse? Quand ils crieraient, est-ce qu'ils ont voix? Il faut que je démeuble le petit salon; jamais je n'aurai de quoi asseoir mon monde.

L'ABBÉ.

Est-ce dans sa chambre, madame, que votre fille est enfermée?

LA BARONNE.

Dix et dix font vingt; les Raimbaut sont quatre; vingt, trente. Qu'est-ce que vous dites, l'abbé?

L'ABBÉ.

Je demande, madame la baronne, si c'est dans sa belle chambre jaune que mademoiselle Cécile est enfermée?

LA BARONNE.

Non; c'est là, dans la bibliothèque; c'est encore mieux, je l'ai sous la main. Je ne sais ce qu'elle fait, ni si on l'habille, et voilà la migraine qui me prend.

L'ABBÉ.

Désirez-vous que je l'entretienne?

LA BARONNE.

Je vous dis que le verrou est mis; ce qui est fait est fait; nous n'y pouvons rien.

L'ABBÉ.

Je pense que c'était sa femme de chambre qui causait avec ce lourdaud. Veuillez me croire, je vous en supplie; il s'agit là de quelque anguille sous roche qu'il importe de ne pas négliger.

LA BARONNE.

Décidément il faut que j'aille à l'office; c'est la dernière fois que je reçois ici.

Elle sort.

L'ABBÉ, seul.

Il me semble que j'entends du bruit dans la pièce attenante à ce salon. Ne serait-ce point la jeune fille? Hélas! ceci est inconsidéré!]

CÉCILE, en dehors.

Monsieur l'abbé, voulez-vous m'ouvrir?

L'ABBÉ.

Mademoiselle, je ne le puis sans autorisation préalable.

CÉCILE, de même.

La clef est là, sous le coussin de la causeuse; vous n'avez qu'à la prendre, et vous m'ouvrirez.

L'ABBÉ, prenant la clef.

Vous avez raison, mademoiselle, la clef s'y trouve effectivement; mais je ne puis m'en servir d'aucune façon, bien contrairement à mon vouloir.

CÉCILE, de même.

Ah, mon Dieu! je me trouve mal!

L'ABBÉ.

Grand Dieu! rappelez vos esprits. Je vais quérir madame la baronne. Est-il possible qu'un accident funeste vous ait frappée si subitement? Au nom du ciel! mademoiselle, répondez-moi, que ressentez-vous?

CÉCILE, de même.

Je me trouve mal! je me trouve mal!

L'ABBÉ.

Je ne puis laisser expirer ainsi une si charmante personne. Ma foi! je prends sur moi d'ouvrir; on en dira ce qu'on voudra.

Il ouvre la porte.

CÉCILE.

Ma foi, l'abbé, je prends sur moi de m'en aller; on en dira ce qu'on voudra.

Elle sort en courant.

SCÈNE III

[Un petit bois.]

Entre VAN BUCK et VALENTIN.


[VALENTIN.

La lune se lève et l'orage passe. Voyez ces perles sur les feuilles: comme ce vent tiède les fait rouler! A peine si le sable garde l'empreinte de nos pas; le gravier sec a déjà bu la pluie.

VAN BUCK.

Pour une auberge de hasard, nous n'avons pas trop mal dîné. J'avais besoin de ce fagot flambant; mes vieilles jambes sont ragaillardies. Eh bien! garçon, arrivons-nous?

VALENTIN.

Voici le terme de notre promenade; mais, si vous m'en croyez, à présent vous pousserez jusqu'à cette ferme dont les fenêtres brillent là-bas. Vous vous mettrez au coin du feu, et vous nous commanderez un grand bol de vin chaud avec du sucre et de la cannelle.

VAN BUCK.

Ne te feras-tu pas trop attendre? Combien de temps vas-tu rester ici? Songe du moins à toutes tes promesses, et à être prêt en même temps que les chevaux.]

VALENTIN.

Je vous jure de n'entreprendre ni plus ni moins que ce dont nous sommes convenus. Voyez, mon oncle, comme je vous cède, et comme en tout je fais vos volontés. Au fait, dîner porte conseil, et je sens bien que la colère est quelquefois mauvaise amie. Capitulation de part et d'autre. Vous me permettez un quart d'heure d'amourette, et je renonce à toute espèce de vengeance. La petite retournera chez elle, nous à Paris, et tout sera dit. Quant à la détestée baronne, je lui pardonne en l'oubliant.

VAN BUCK.

C'est à merveille! et n'aie pas de crainte que tu manques de femmes pour cela. Il n'est pas dit qu'une vieille folle fera tort à d'honnêtes gens qui ont amassé un bien considérable, et qui ne sont point mal tournés. Vrai Dieu! il fait beau clair de lune; cela me rappelle mon jeune temps.

VALENTIN.

Ce billet doux que je viens de recevoir n'est pas si niais, savez-vous? Cette petite fille a de l'esprit, et même quelque chose de mieux; oui, il y a du cœur dans ces trois lignes; je ne sais quoi de tendre et de hardi, de virginal et de brave en même temps; [le rendez-vous qu'elle m'assigne est, du reste, comme son billet. Regardez ce bosquet, ce ciel, ce coin de verdure dans un lieu si sauvage.] Ah! que le cœur est un grand maître! on n'invente rien de ce qu'il trouve, et c'est lui seul qui choisit tout.

VAN BUCK.

Je me souviens qu'étant à la Haye, j'eus une équipée de ce genre. C'était, ma foi, un beau brin de fille: elle avait cinq pieds et quelques pouces, et une vraie moisson d'appas. Quelles Vénus que ces Flamandes! On ne sait ce que c'est qu'une femme à présent; dans toutes vos beautés parisiennes, il y a moitié chair et moitié coton.

VALENTIN.

Il me semble que j'aperçois des lueurs qui errent là-bas dans la forêt. Qu'est-ce que cela voudrait dire? nous traquerait-on à l'heure qu'il est?

VAN BUCK.

C'est sans doute le bal qu'on prépare; il y a fête ce soir au château.

VALENTIN.

Séparons-nous pour plus de sûreté; dans une demi-heure, à la ferme.

VAN BUCK.

C'est dit. Bonne chance, garçon; tu me conteras ton affaire, et nous en ferons quelque chanson; c'était notre ancienne manière, pas de fredaine qui ne fît un couplet.

Il chante.

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