Œuvres complètes de Alfred de Musset — Tome 4
Primo avulso, non deficit alter
Aureus, et simili frondescit virga metallo.
Il sort.
NICCOLINI.
Voilà qui est admirable! mais qu'y a-t-il de fait? Le duc est mort; il faut en élire un autre, et cela le plus vite possible. Si nous n'avons pas un duc ce soir ou demain, c'en est fait de nous. Le peuple est en ce moment comme l'eau qui va bouillir.
VETTORI.
Je propose Octavien de Médicis.
CAPPONI.
Pourquoi? il n'est pas le premier par les droits du sang.
ACCIAIUOLI.
Si nous prenions le cardinal?
SIRE MAURICE.
Plaisantez-vous?
RUCCELLAI.
Pourquoi, en effet, ne prendriez-vous pas le cardinal, vous qui le laissez, au mépris de toutes les lois, se déclarer seul juge de cette affaire?
VETTORI.
C'est un homme capable de la bien diriger?
RUCCELLAI.
Qu'il se fasse donner l'ordre du pape.
VETTORI.
C'est ce qu'il a fait; le pape a envoyé l'autorisation par un courrier que le cardinal a fait partir dans la nuit.
RUCCELLAI.
Vous voulez dire par un oiseau, sans doute; car un courrier commence par prendre le temps d'aller, avant d'avoir celui de revenir. Nous traite-t-on comme des enfants?
CANIGIANI, s'approchant.
Messieurs, si vous m'en croyez, voilà ce que nous ferons: nous élirons duc de Florence mon fils naturel Julien.
RUCCELLAI.
Bravo! un enfant de cinq ans! N'a-t-il pas cinq ans, Canigiani?
GUICCIARDINI, bas.
Ne voyez-vous pas le personnage? c'est le cardinal qui lui met dans la tête cette sotte proposition; Cibo serait régent et l'enfant mangerait des gâteaux.
RUCCELLAI.
Cela est honteux; je sors de cette salle, si on y tient de pareils discours.
Entre CORSI.
Messieurs, le cardinal vient d'écrire à Côme de Médicis.
LES HUIT.
Sans nous consulter?
CORSI.
Le cardinal a écrit pareillement à Pise, à Arezzo et à Pistoie, aux commandants militaires. Jacques de Médicis sera demain ici avec le plus de monde possible; Alexandre Vitelli est déjà dans la forteresse avec la garnison entière. Quant à Lorenzo, il est parti trois courriers pour le joindre.
RUCCELLAI.
Qu'il se fasse duc tout de suite, votre cardinal; cela sera plus tôt fait.
CORSI.
Il m'est ordonné de vous prier de mettre aux voix l'élection de Côme de Médicis, sous le titre provisoire de gouverneur de la république florentine.
GIOMO, à des valets qui traversent la salle.
Répandez du sable autour de la porte, et n'épargnez pas le vin plus que le reste.
RUCCELLAI.
Pauvre peuple! quel badaud on fait de toi!
SIRE MAURICE.
Allons! messieurs, aux voix. Voici vos billets.
VETTORI.
Côme est en effet le premier en droit après Alexandre; c'est son plus proche parent.
ACCIAIUOLI.
Quel homme est-ce? je le connais fort peu.
CORSI.
C'est le meilleur prince du monde.
GUICCIARDINI.
Hé! hé! pas tout à fait cela. Si vous disiez le plus diffus et le plus poli des princes, ce serait plus vrai.
SIRE MAURICE.
Vos voix, seigneurs.
RUCCELLAI.
Je m'oppose à ce vote formellement, et au nom de tous les citoyens.
VETTORI.
Pourquoi?
RUCCELLAI.
Il ne faut plus à la république ni princes, ni ducs, ni seigneurs; voici mon vote.
Il montre son billet blanc.
VETTORI.
Votre voix n'est qu'une voix. Nous nous passerons de vous.
RUCCELLAI.
Adieu donc; je m'en lave les mains.
GUICCIARDINI, courant après lui.
Eh! mon Dieu! Palla, vous êtes trop violent.
RUCELLAI.
Laissez-moi; j'ai soixante-deux ans passés; ainsi vous ne pouvez pas me faire grand mal désormais.
Il sort.
NICCOLINI.
Vos voix, messieurs!
Il déplie les billets jetés dans un bonnet.
Il y a unanimité. Le courrier est-il parti pour Trebbio?
CORSI.
Oui, Excellence. Côme sera ici dans la matinée de demain, à moins qu'il ne refuse.
VETTORI.
Pourquoi refuserait-il?
NICCOLINI.
Ah! mon Dieu! s'il allait refuser, que deviendrions-nous? quinze lieues à faire d'ici à Trebbio pour trouver Côme, et autant pour revenir, ce serait une journée de perdue. Nous aurions dû choisir quelqu'un qui fût plus près de nous.
VETTORI.
Que voulez-vous! notre vote est fait, et il est probable qu'il acceptera. Tout cela est étourdissant.
Ils sortent.
SCÈNE II
A Venise.
PHILIPPE STROZZI, dans son cabinet.
J'en étais sûr.—Pierre est en correspondance avec le roi de France; le voilà à la tête d'une espèce d'armée, et prêt à mettre le bourg à feu et à sang. C'est donc là ce qu'aura fait ce pauvre nom de Strozzi, qu'on a respecté si longtemps! il aura produit un rebelle et deux ou trois massacres. O ma Louise! tu dors en paix sous le gazon; l'oubli du monde entier est autour de toi, comme en toi, au fond de la triste vallée où je t'ai laissée.
On frappe à la porte.
Entrez.
Entre Lorenzo.
LORENZO.
Philippe! je t'apporte le plus beau joyau de la couronne.
PHILIPPE.
Qu'est-ce que tu jettes là? une clef?
LORENZO.
Cette clef ouvre ma chambre, et dans ma chambre est Alexandre de Médicis, mort de la main que voilà.
PHILIPPE.
Vraiment! vraiment! cela est incroyable.
LORENZO.
Crois-le si tu veux. Tu le sauras par d'autres que par moi.
PHILIPPE, prenant la clef.
Alexandre est mort, cela est-il possible?
LORENZO.
Que dirais-tu si les républicains t'offraient d'être duc à sa place?
PHILIPPE.
Je refuserais, mon ami.
LORENZO.
Vraiment! vraiment! cela est incroyable.
PHILIPPE.
Pourquoi? cela est tout simple pour moi.
LORENZO.
Comme pour moi de tuer Alexandre. Pourquoi ne veux-tu pas me croire?
PHILIPPE.
O notre nouveau Brutus! je te crois et je t'embrasse. La liberté est donc sauvée! Oui, je te crois, tu es tel que tu me l'as dit. Donne-moi ta main. Le duc est mort! ah! il n'y a pas de haine dans ma joie; il n'y a que l'amour le plus pur, le plus sacré pour la patrie; j'en prends Dieu à témoin.
LORENZO.
Allons! calme-toi; il n'y a rien de sauvé que moi, qui ai les reins brisés par les chevaux de l'évêque de Marzi.
PHILIPPE.
N'as-tu pas averti nos amis? N'ont-ils pas l'épée à la main à l'heure qu'il est?
LORENZO.
Je les ai avertis; j'ai frappé à toutes les portes républicaines avec la constance d'un frère quêteur; je leur ai dit de frotter leurs épées, qu'Alexandre serait mort quand ils s'éveilleraient. Je pense qu'à l'heure qu'il est, ils se sont éveillés plus d'une fois, et rendormis à l'avenant. Mais, en vérité, je ne pense pas autre chose.
PHILIPPE.
As-tu averti les Pazzi? l'as-tu dit à Corsini?
LORENZO.
A tout le monde; je l'aurais dit, je crois, à la lune, tant j'étais sûr de n'être pas écouté.
PHILIPPE.
Comment l'entends-tu?
LORENZO.
J'entends qu'ils ont haussé les épaules, et qu'ils sont retournés à leurs dîners, à leurs cornets et à leurs femmes.
PHILIPPE.
Tu ne leur as donc pas expliqué l'affaire?
LORENZO.
Que diantre voulez-vous que j'explique? croyez-vous que j'eusse une heure à perdre avec chacun d'eux? Je leur ai dit: Préparez-vous; et j'ai fait mon coup.
PHILIPPE.
Et tu crois que les Pazzi ne font rien? qu'en sais-tu? Tu n'as pas de nouvelles depuis ton départ, et il y a plusieurs jours que tu es en route.
LORENZO.
Je crois que les Pazzi font quelque chose; je crois qu'ils font des armes dans leur antichambre, en buvant du vin du Midi de temps à autre, quand ils ont le gosier sec.
PHILIPPE.
Tu soutiens ta gageure; ne m'as-tu pas voulu parier ce que tu me dis là? Sois tranquille; j'ai meilleure espérance.
LORENZO.
Je suis tranquille, plus que je ne puis dire.
PHILIPPE.
Pourquoi n'es-tu pas sorti la tête du duc à la main? Le peuple t'aurait suivi comme son sauveur et son chef.
LORENZO.
J'ai laissé le cerf aux chiens; qu'ils fassent eux-mêmes la curée.
PHILIPPE.
Tu aurais déifié les hommes, si tu ne les méprisais.
LORENZO.
Je ne les méprise point; je les connais. Je suis très persuadé qu'il y en a très peu de très méchants, beaucoup de lâches, et un grand nombre d'indifférents. Il y en a aussi de féroces, comme les habitants de Pistoie, qui ont trouvé dans cette affaire une petite occasion d'égorger tous leurs chanceliers en plein midi, au milieu des rues. J'ai appris cela il n'y a pas une heure.
PHILIPPE.
Je suis plein de joie et d'espoir; le cœur me bat malgré moi.
LORENZO.
Tant mieux pour vous.
PHILIPPE.
Puisque tu n'en sais rien, pourquoi en parles-tu ainsi? Assurément tous les hommes ne sont pas capables de grandes choses, mais tous sont sensibles aux grandes choses: nies-tu l'histoire du monde entier? Il faut sans doute une étincelle pour allumer une forêt; mais l'étincelle peut sortir d'un caillou, et la forêt prend feu. C'est ainsi que l'éclair d'une seule épée peut illuminer tout un siècle.
LORENZO.
Je ne nie pas l'histoire; mais je n'y étais pas.
PHILIPPE.
Laisse-moi t'appeler Brutus; si je suis un rêveur, laisse-moi ce rêve-là. O mes amis, mes compatriotes! vous pouvez faire un beau lit de mort au vieux Strozzi, si vous voulez!
LORENZO.
Pourquoi ouvrez-vous la fenêtre?
PHILIPPE.
Ne vois-tu pas un courrier qui arrive? Mon Brutus! mon grand Lorenzo! la liberté est dans le ciel; je la sens, je la respire.
LORENZO.
Philippe! Philippe! point de cela; fermez votre fenêtre; toutes ces paroles me font mal.
PHILIPPE.
Il me semble qu'il y a un attroupement dans la rue; un crieur lit une proclamation. Holà, Jean! allez acheter le papier de ce crieur.
LORENZO.
O Dieu! ô Dieu!
PHILIPPE.
Tu deviens pâle comme un mort. Qu'as-tu donc?
LORENZO.
N'as-tu rien entendu?
Entre un domestique, apportant la proclamation.
PHILIPPE.
Non; lis donc un peu ce papier, qu'on criait dans la rue.
LORENZO, lisant.
«A tout homme, noble ou roturier, qui tuera Lorenzo de Médicis, traître à la patrie et assassin de son maître, en quelque lieu et de quelque manière que ce soit, sur toute la surface de l'Italie, il est promis par le conseil des Huit à Florence: 1º quatre mille florins d'or sans aucune retenue; 2º une rente de cent florins d'or par an, pour lui durant sa vie, et ses héritiers en ligne directe après sa mort; 3º la permission d'exercer toutes les magistratures, de posséder tous les bénéfices et privilèges de l'État, malgré sa naissance s'il est roturier; 4º grâce perpétuelle pour toutes ses fautes, passées et futures, ordinaires et extraordinaires.»
Signé de la main des Huit.
Eh bien! Philippe, vous ne vouliez pas croire tout à l'heure que j'avais tué Alexandre! Vous voyez bien que je l'ai tué.
PHILIPPE.
Silence! quelqu'un monte l'escalier. Cache-toi dans cette chambre.
Ils sortent.
SCÈNE III
Florence.—Une rue.
Entrent DEUX GENTILSHOMMES.
PREMIER GENTILHOMME.
N'est-ce pas le marquis de Cibo qui passe là? il me semble qu'il donne le bras à sa femme.
Le marquis et la marquise passent.
DEUXIÈME GENTILHOMME.
Il paraît que ce bon marquis n'est pas d'une nature vindicative. Qui ne sait pas à Florence que sa femme a été la maîtresse du feu duc?
PREMIER GENTILHOMME.
Ils paraissent bien raccommodés. J'ai cru les voir se serrer la main.
DEUXIÈME GENTILHOMME.
La perle des maris, en vérité! Avaler ainsi une couleuvre aussi longue que l'Arno, cela s'appelle avoir l'estomac bon.
PREMIER GENTILHOMME.
Je sais que cela fait parler,—cependant je ne te conseillerais pas d'aller lui en parler à lui-même; il est de la première force à toutes les armes, et les faiseurs de calembours craignent l'odeur de son jardin.
DEUXIÈME GENTILHOMME.
Si c'est un original, il n'y a rien à dire.
Ils sortent.
SCÈNE IV
Une auberge.
Entrent PIERRE STROZZI et un Messager.
PIERRE.
Ce sont ses propres paroles?
LE MESSAGER.
Oui, Excellence; les paroles du roi lui-même.
PIERRE.
C'est bon.
Le messager sort.
Le roi de France protégeant la liberté de l'Italie; c'est justement comme un voleur protégeant contre un autre voleur une jolie femme en voyage. Il la défend jusqu'à ce qu'il la viole. Quoi qu'il en soit, une route s'ouvre devant moi, sur laquelle il y a plus de bons grains que de poussière. Maudit soit ce Lorenzaccio, qui s'avise de devenir quelque chose! Ma vengeance m'a glissé entre les doigts comme un oiseau effarouché; je ne puis plus rien imaginer ici qui soit digne de moi. Allons faire une attaque vigoureuse au bourg, et puis laissons là ces femmelettes qui ne pensent qu'au nom de mon père, et qui me toisent toute la journée pour chercher par où je lui ressemble. Je suis né pour autre chose que pour faire un chef de bandits.
Il sort.
SCÈNE V
Une place.—Florence.
L'ORFÈVRE et LE MARCHAND DE SOIE, assis.
LE MARCHAND.
Observez bien ce que je dis; faites attention à mes paroles. Le feu duc Alexandre a été tué l'an 1536, qui est bien l'année où nous sommes. Suivez-moi toujours. Il a donc été tué l'an 1536; voilà qui est fait. Il avait vingt-six ans; remarquez-vous cela? mais ce n'est encore rien. Il avait donc vingt-six ans; bon. Il est mort le 6 du mois; ah! ah! saviez-vous ceci? n'est-ce pas justement le 6 qu'il est mort? Écoutez maintenant. Il est mort à six heures de la nuit. Qu'en pensez-vous, père Mondella? voilà de l'extraordinaire, ou je ne m'y connais pas. Il est donc mort à six heures de la nuit. Paix! ne dites rien encore. Il avait six blessures. Eh bien! cela vous frappe-t-il à présent? Il avait six blessures, à six heures de la nuit, le 6 du mois, à l'âge de vingt-six ans, l'an 1536. Maintenant, un seul mot: il avait régné six ans.
L'ORFÈVRE.
Quel galimatias me faites-vous là, voisin!
LE MARCHAND.
Comment! comment! vous êtes donc absolument incapable de calculer? vous ne voyez pas ce qui résulte de ces combinaisons surnaturelles que j'ai l'honneur de vous expliquer?
L'ORFÈVRE.
Non, en vérité, je ne vois pas ce qui en résulte.
LE MARCHAND.
Vous ne le voyez pas? Est-ce possible, voisin, que vous ne le voyiez pas?
L'ORFÈVRE.
Je ne vois pas qu'il en résulte la moindre des choses.—A quoi cela peut-il nous être utile?
LE MARCHAND.
Il en résulte que six Six ont concouru à la mort d'Alexandre. Chut! ne répétez pas ceci comme venant de moi. Vous savez que je passe pour un homme sage et circonspect; ne me faites point de tort, au nom de tous les saints! La chose est plus grave qu'on ne pense; je vous le dis comme à un ami.
L'ORFÈVRE.
Allez vous promener; je suis un homme vieux, mais pas encore une vieille femme. Le Côme arrive aujourd'hui, voilà ce qui résulte le plus clairement de notre affaire; il nous est poussé un beau dévideur de paroles dans votre nuit de six Six. Ah! mort de ma vie! cela ne fait-il pas honte! Mes ouvriers, voisin, les derniers de mes ouvriers, frappaient avec leurs instruments sur les tables, en voyant passer les Huit, et ils leur criaient: «Si vous ne savez ni ne pouvez agir, appelez-nous, qui agirons.»
LE MARCHAND.
Il n'y a pas que les vôtres qui aient crié; c'est un vacarme de paroles dans la ville comme je n'en ai jamais entendu, même par ouï-dire.
L'ORFÈVRE.
On demande les boules F; les uns courent après les soldats, les autres après le vin qu'on distribue, ils s'en remplissent la bouche et la cervelle, afin de perdre le peu de sens commun et de bonnes paroles qui pourraient leur rester.
Note F : On comprend qu'il s'agit ici d'élections. (Voir page 206.)
LE MARCHAND.
Il y en a qui voulaient rétablir le conseil, et élire librement un gonfalonier, comme jadis.
L'ORFÈVRE.
Il y en a qui voulaient, comme vous dites; mais il n'y en a pas qui aient agi. Tout vieux que je suis, j'ai été au Marché-Neuf, moi, et j'ai reçu dans la jambe un bon coup de hallebarde, parce que je demandais les boules. Pas une âme n'est venue à mon secours. Les étudiants seuls se sont montrés.
LE MARCHAND.
Je le crois bien. Savez-vous ce qu'on dit, voisin? On dit que le provéditeur, Roberto Corsini, est allé hier soir à l'assemblée des républicains, au palais Salviati.
L'ORFÈVRE.
Rien n'est plus vrai; il a offert de livrer la forteresse aux amis de la liberté, avec les provisions, les clefs, et tout le reste.
LE MARCHAND.
Et il l'a fait, voisin? est-ce qu'il l'a fait? C'est une trahison de haute justice.
L'ORFÈVRE.
Ah bien oui! on a braillé, bu du vin sucré, et cassé des carreaux; mais la proposition de ce brave homme n'a seulement pas été écoutée. Comme on n'osait pas faire ce qu'il voulait, on a dit qu'on doutait de lui, et qu'on le soupçonnait de fausseté dans ses offres. Mille millions de diables! que j'enrage! Tenez! voilà les courriers de Trebbio qui arrivent; Côme n'est pas loin d'ici. Bonsoir, voisin, le sang me démange! il faut que j'aille au palais.
Il sort.
LE MARCHAND.
Attendez-donc, voisin; je vais avec vous.
Il sort.—Entre un précepteur avec le petit Salviati, et un autre avec le petit Strozzi.
LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
Sapientissime doctor, comment se porte Votre Seigneurie? Le trésor de votre précieuse santé est-il dans une assiette régulière, et votre équilibre se maintient-il convenable par ces tempêtes où nous voilà?
LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.
C'est chose grave, seigneur docteur, qu'une rencontre aussi érudite et aussi fleurie que la vôtre, sur cette terre soucieuse et lézardée. Souffrez que je presse cette main gigantesque, d'où sont sortis les chefs-d'œuvre de notre langue. Avouez-le, vous avez fait depuis peu un sonnet.
LE PETIT SALVIATI.
Canaille de Strozzi que tu es!
LE PETIT STROZZI.
Ton père a été rossé, Salviati.
LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
Ce pauvre ébat de notre muse serait-il allé jusqu'à vous, qui êtes homme d'art si consciencieux, si large et si austère? Des yeux comme les vôtres, qui remuent des horizons si dentelés, si phosphorescents, auraient-ils consenti à s'occuper des fumées peut-être bizarres et osées d'une imagination chatoyante?
LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.
Oh! si vous aimez l'art, et si vous nous aimez, dites-nous, de grâce, votre sonnet. La ville ne s'occupe que de votre sonnet.
LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
Vous serez peut-être étonné que moi, qui ai commencé par chanter la monarchie en quelque sorte, je semble cette fois chanter la république.
LE PETIT SALVIATI.
Ne me donne pas de coups de pied, Strozzi.
LE PETIT STROZZI.
Tiens, chien de Salviati, en voilà encore deux.
LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
Voici les vers:
Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre...
LE PETIT SALVIATI.
Faites donc finir ce gamin-là, monsieur; c'est un coupe-jarret. Tous les Strozzi sont des coupe-jarrets.
LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.
Allons! petit, tiens-toi tranquille.
LE PETIT STROZZI.
Tu y reviens en sournois! Tiens! canaille, porte cela à ton père, et dis-lui qu'il le mette avec l'estafilade qu'il a reçue de Pierre Strozzi, empoisonneur que tu es! Vous êtes tous des empoisonneurs.
LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
Veux-tu te taire, polisson!
Il le frappe.
LE PETIT STROZZI.
Aïe! aïe! il m'a frappé.
LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre,
Sous des soleils plus mûrs et des cieux plus vermeils.
LE PETIT STROZZI.
Aïe! aïe! il m'a écorché l'oreille.
LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.
Vous avez frappé trop fort, mon ami.
Le petit Strozzi rosse le petit Salviati.
LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
Eh bien! qu'est-ce à dire?
LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.
Continuez, je vous en supplie.
LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
Avec plaisir; mais ces enfants ne cessent pas de se battre.
Les enfants sortent en se battant. Ils les suivent.
SCÈNE VI
Florence.—Une rue.
Entrent DES ÉTUDIANTS et DES SOLDATS.
UN ÉTUDIANT.
Puisque les grands seigneurs n'ont que des langues, ayons des bras. Holà! les boules! les boules! Citoyens de Florence, ne laissons pas élire un duc sans voter.
UN SOLDAT.
Vous n'aurez pas les boules; retirez-vous.
L'ÉTUDIANT.
Citoyens, venez ici; on méconnaît vos droits, on insulte le peuple.
Un grand tumulte.
LES SOLDATS.
Gare! retirez-vous.
UN AUTRE ÉTUDIANT.
Nous voulons mourir pour nos droits.
UN SOLDAT.
Meurs donc!
Il le frappe.
L'ÉTUDIANT.
Venge-moi, Roberto, et console ma mère.
Il meurt.—Les étudiants attaquent les soldats; ils sortent en se battant.
SCÈNE VII
Venise.—Le cabinet de Strozzi.
Entrent PHILIPPE et LORENZO, tenant une lettre.
LORENZO.
Voilà une lettre qui m'apprend que ma mère est morte. Venez donc faire un tour de promenade, Philippe.
PHILIPPE.
Je vous en supplie, mon ami, ne tentez pas la destinée. Vous allez et venez continuellement, comme si cette proclamation de mort n'existait pas contre vous.
LORENZO.
Au moment où j'allais tuer Clément VII, ma tête a été mise à prix à Rome; il est naturel qu'elle le soit dans toute l'Italie, aujourd'hui que j'ai tué Alexandre; si je sortais de l'Italie, je serais bientôt sonné à son de trompe dans toute l'Europe, et à ma mort, le bon Dieu ne manquera pas de faire placarder ma condamnation éternelle dans tous les carrefours de l'immensité.
PHILIPPE.
Votre gaieté est triste comme la nuit; vous n'êtes pas changé, Lorenzo.
LORENZO.
Non, en vérité, je porte les mêmes habits, je marche toujours sur mes jambes, et je bâille avec ma bouche; il n'y a de changé en moi qu'une misère: c'est que je suis plus creux et plus vide qu'une statue de fer-blanc.
PHILIPPE.
Partons ensemble; redevenez un homme; vous avez beaucoup fait, mais vous êtes jeune.
LORENZO.
Je suis plus vieux que le bisaïeul de Saturne; je vous en prie, venez faire un tour de promenade.
PHILIPPE.
Votre esprit se torture dans l'inaction; c'est là votre malheur. Vous avez des travers, mon ami.
LORENZO.
J'en conviens; que les républicains n'aient rien fait à Florence, c'est là un grand travers de ma part. Qu'une centaine de jeunes étudiants, braves et déterminés, se soient fait massacrer en vain; que Côme, un planteur de choux, ait été élu à l'unanimité, oh! je l'avoue, je l'avoue, ce sont là des travers impardonnables, et qui me font le plus grand tort.
PHILIPPE.
Ne raisonnons point sur un événement qui n'est pas achevé. L'important est de sortir d'Italie; vous n'avez point encore fini sur la terre.
LORENZO.
J'étais une machine à meurtre, mais à un meurtre seulement.
PHILIPPE.
N'avez-vous pas été heureux autrement que par ce meurtre? Quand vous ne devriez faire désormais qu'un honnête homme, qu'un artiste, pourquoi voudriez-vous mourir?
LORENZO.
Je ne puis que vous répéter mes propres paroles: Philippe, j'ai été honnête. Peut-être le redeviendrais-je sans l'ennui qui me prend. J'aime encore le vin et les femmes; c'est assez, il est vrai, pour faire de moi un débauché, mais ce n'est pas assez pour me donner envie de l'être. Sortons, je vous en prie.
PHILIPPE.
Tu te feras tuer dans toutes ces promenades.
LORENZO.
Cela m'amuse de les voir. La récompense est si grosse, qu'elle les rend presque courageux. Hier, un grand gaillard à jambes nues m'a suivi un gros quart d'heure au bord de l'eau, sans pouvoir se déterminer à m'assommer. Le pauvre homme portait une espèce de couteau long comme une broche; il le regardait d'un air si penaud qu'il me faisait pitié; c'était peut-être un père de famille qui mourait de faim.
PHILIPPE.
O Lorenzo, Lorenzo! ton cœur est très malade. C'était sans doute un honnête homme: pourquoi attribuer à la lâcheté du peuple le respect pour les malheureux?
LORENZO.
Attribuez cela à ce que vous voudrez. Je vais faire un tour au Rialto.
Il sort.
PHILIPPE, seul.
Il faut que je le fasse suivre par quelqu'un de mes gens. Holà! Jean! Pippo! holà!
Entre un domestique.
Prenez une épée, vous et un autre de vos camarades, et tenez-vous à une distance convenable du seigneur Lorenzo, de manière à pouvoir le secourir si on l'attaque.
JEAN.
Oui, monseigneur.
Entre Pippo.
PIPPO.
Monseigneur, Lorenzo est mort. Un homme était caché derrière la porte, qui l'a frappé par derrière, comme il sortait.
PHILIPPE.
Courons vite; il n'est peut-être que blessé.
PIPPO.
Ne voyez-vous pas tout ce monde? le peuple s'est jeté sur lui. Dieu de miséricorde! on le pousse dans la lagune.
PHILIPPE.
Quelle horreur! quelle horreur! Eh quoi! pas même un tombeau!
Il sort.
SCÈNE VIII
Florence.—La grande place; des tribunes publiques sont remplies de monde.
DES GENS DU PEUPLE, courant de tous côtés.
Les boules! les boules! Il est duc, duc; les boules! il est duc.
LES SOLDATS.
Gare, canaille!
LE CARDINAL CIBO, sur une estrade, à Côme de Médicis.
Seigneur, vous êtes duc de Florence. Avant de recevoir de mes mains la couronne que le pape et César m'ont chargé de vous confier, il m'est ordonné de vous faire jurer quatre choses.
CÔME.
Lesquelles, cardinal?
LE CARDINAL.
Faire la justice sans restriction; ne jamais rien tenter contre l'autorité de Charles-Quint; venger la mort d'Alexandre, et bien traiter le seigneur Jules et la signora Julia, ses enfants naturels.
CÔME.
Comment faut-il que je prononce ce serment?
LE CARDINAL.
Sur l'Évangile.
Il lui présente l'Évangile.
Je le jure à Dieu et à vous, cardinal. Maintenant, donnez-moi la main.
Ils s'avancent vers le peuple. On entend Côme parler dans l'éloignement.
CÔME.
«Très nobles et très puissants seigneurs,
«Le remercîment que je veux faire à Vos très illustres et très gracieuses Seigneuries, pour le bienfait si haut que je leur dois, n'est pas autre que l'engagement qui m'est bien doux, à moi si jeune comme je suis, d'avoir toujours devant les yeux, en même temps que la crainte de Dieu, l'honnêteté et la justice, et le dessein de n'offenser personne, ni dans les biens ni dans l'honneur, et, quant au gouvernement des affaires, de ne jamais m'écarter du conseil et du jugement des très prudentes et très judicieuses Seigneuries auxquelles je m'offre en tout, et recommande bien dévotement.»
FIN DE LORENZACCIO.
Alfred de Musset conçut l'idée de ce grand drame et en composa le plan, à Florence, devant les sombres palais des Médicis et des Strozzi, pendant le mois de janvier 1834; mais il prit le temps de le laisser mûrir dans sa tête, et ne l'écrivit que huit mois plus tard; on ne doit pas s'étonner d'y trouver une crudité de langage à laquelle les lecteurs des comédies précédentes n'étaient pas accoutumés. Il s'agissait cette fois de faire une peinture exacte de l'Italie au seizième siècle, et l'on sait que, depuis le règne de Borgia jusqu'à celui de Sixte-Quint, les actes de violence de toutes sortes se commettaient ouvertement et avec impunité. Les premières familles de la noblesse en donnaient l'exemple, et Benvenuto Cellini lui-même, qui n'était pas un grand seigneur, ne dormait jamais de si bon cœur que lorsqu'il avait poignardé ou assommé un de ses ennemis. A moins de ne tenir aucun compte de l'histoire et de la vérité, l'auteur de Lorenzaccio ne pouvait pas faire parler décemment des scélérats tels que Julien Salviati et Alexandre de Médicis. C'est dans les rôles de Philippe Strozzi, de Catherine Ginori et de Marie Soderini qu'on trouve les sentiments tendres et le langage des cœurs nobles et délicats. Quant au personnage de Lorenzo, nous n'hésitons pas à le placer au niveau des plus belles créations de Shakespeare. Ce drame est assurément l'œuvre capitale d'Alfred de Musset, l'expression la plus énergique et la plus virile de son génie.
La longueur de cet ouvrage nous a obligés à le rejeter au second volume du Théâtre, bien qu'il ait été écrit avant Barberine.
TRADUCTION DU LIVRE XV DES CHRONIQUES FLORENTINES
La nuit était venue que le destin avait marquée pour être celle de la mort malheureuse du duc Alexandre. Ce fut entre cinq et six heures, le samedi d'avant l'Épiphanie, et le 6 janvier de l'année 1536 (selon la manière de compter le temps des Florentins, qui prennent pour la première heure du jour celle qui suit le coucher du soleil). Le duc n'avait pas encore achevé sa vingt-sixième année. Cette mort, dont on a parlé et écrit diversement, je la raconterai avec la plus entière véracité, en ayant entendu le récit de la bouche même de Lorenzo, dans la villa Paluello, située à huit milles de Padoue, ainsi que de la bouche même de Scoronconcolo, dans la maison des Strozzi à Venise. Si l'on peut parler d'un tel fait avec certitude, c'est assurément lorsqu'on le tient de ces hommes, et non d'autres, en supposant qu'ils l'aient voulu raconter sans mentir, comme je pense qu'ils l'ont fait. Mais il est nécessaire de commencer par donner quelques détails sur la vie et les mœurs dudit Lorenzo.
Il naquit à Florence en 1514, le 24 mars. Son père était Pierre-François de Médicis, fils de Lorenzo et petit-neveu de Lorenzo, frère de Cosme; et sa mère, madame Marie, fille de Thomas Soderini, fils de Paul-Antoine. Cette femme, d'une rare prudence et bonté, ayant perdu son mari quand Lorenzo était encore en bas âge, fit élever cet enfant avec tous les soins imaginables. Lorenzo manifesta une intelligence incroyable dans ses études; mais à peine fut-il sorti de la tutelle de sa mère et de ses maîtres, qu'il commença à montrer un esprit inquiet, insatiable, et désireux de mal faire. Après avoir pris des leçons de Philippe Strozzi, il se mit à se railler ouvertement de toutes les choses divines et humaines. Au lieu de rechercher ses égaux, il se lia de préférence avec des gens au-dessous de lui et qui non seulement lui témoignaient du respect, mais se faisaient ses âmes damnées. Il se passait toutes ses envies, surtout en affaires d'amour, sans égard pour le sexe, l'âge et la condition des personnes. Il caressait tout le monde, et, au fond, méprisait tous les hommes. Son appétit de célébrité était étrange, et il ne laissait pas échapper une seule occasion, tant en actions qu'en paroles, d'acquérir la réputation d'homme galant ou spirituel. Comme il était délicat et maigre de corps, on l'appelait Lorenzino. Il ne riait point, et souriait seulement. Bien qu'il fût plutôt agréable que beau, ayant le visage brun et l'air mélancolique, il plut cependant beaucoup, dans sa petite jeunesse, au pape Clément, ce qui ne l'empêcha point, comme il l'a dit lui-même après la mort du duc Alexandre, de concevoir la pensée de tuer le saint-père. Il conduisit François, fils de Raphaël de Médicis, compétiteur du pape, jeune homme instruit et de grande espérance, à un tel état de ruine, que ce malheureux, devenu la fable de la cour de Rome, fut considéré comme fou et renvoyé à Florence. Dans le même temps, Lorenzo encourut la disgrâce du pape et devint un objet de haine pour le peuple romain: on trouva un matin, sur l'Arc de Constantin et en d'autres lieux de la ville, quantité de figures antiques privées de leurs têtes. Clément en ressentit tant de colère, qu'il déclara, ne pensant guère à Lorenzo, que l'auteur de ce délit serait pendu par le cou, sans forme de procès, quel qu'il fût, à moins pourtant que le cardinal-neveu ne se trouvât être le coupable. Le cardinal, ayant découvert que l'auteur était Lorenzo, s'en alla intercéder en sa faveur près du saint-père, en le représentant comme un jeune amateur passionné d'objets d'art, à l'exemple de leurs aïeux les Médicis. A grand'-peine le cardinal réussit à calmer le ressentiment du pape, qui appela Lorenzo la honte et l'opprobre de sa maison. Le dit Lorenzo fut banni de Rome, sous peine de mort, si on l'y reprenait, par deux décrets dont un émané du tribunal de Caporioni, et messer François-Marie Molza, homme de grande éloquence, versé dans les lettres grecques, latines et italiennes, prononça, dans l'Académie romaine, un discours où il accabla Lorenzo des plus belles malédictions qu'il put trouver en latin.
Lorenzo, étant retourné à Florence, se mit à faire sa cour au duc Alexandre, et il sut si bien feindre, si bien complaire au duc en toutes choses, qu'il alla jusqu'à lui persuader que, pour le service de ce prince, il jouait le rôle d'espion; et, en effet, il entretenait des relations secrètes avec les bannis, et chaque jour il communiquait au duc quelque lettre de ces bannis; et comme il se montrait lâche au point de n'oser ni porter ni toucher une arme, ni même en entendre parler, le duc s'amusait beaucoup de sa poltronnerie. Tant parce que Lorenzo étudiait et lisait, que parce qu'il allait souvent seul et paraissait mépriser la fortune et les honneurs, le duc l'appelait le Philosophe, tandis que d'autres le connaissant mieux le nommaient Lorenzaccio. En toute occasion, Alexandre le favorisait, et particulièrement contre son second cousin Cosme, auquel le duc portait une haine extrême, dont l'origine, outre leur complète dissemblance de mœurs et de caractères, était un procès important que Cosme avait intenté à ce prince, touchant l'héritage de leurs ancêtres. De toutes ces choses, il arriva que le duc prit une confiance extrême en Lorenzo, et qu'il se servit de lui comme d'entremetteur près des femmes, tant religieuses que laïques, vierges, mariées ou veuves, nobles ou roturières, jeunes ou expérimentées; et non content de cela, il voulut encore que Lorenzo lui procurât une sœur de sa mère du côté paternel, jeune femme d'une merveilleuse beauté, mais aussi honnête que belle, laquelle était mariée à Léonard Ginori et demeurait non loin de la porte de derrière du palais de Médicis.
Lorenzo, qui attendait une occasion de ce genre, fit entendre au duc que l'entreprise offrirait des difficultés, mais qu'il ferait son possible pour réussir, disant qu'en somme toutes les femmes étaient femmes, et que, d'ailleurs, le mari de celle-ci se trouvait fort à propos à Naples dans le moment présent pour des affaires embarrassées, car il avait dissipé son bien. Quoique Lorenzo n'eût parlé de rien à sa tante, il ne laissait pas de dire au duc qu'il l'avait fait, et qu'il la trouvait rebelle; mais que pourtant il viendrait à bout de la séduire et de l'obliger à condescendre à leurs désirs. Tandis qu'il amusait ainsi le duc, il travaillait l'esprit d'un certain Michel del Tovalaccino, surnommé Scoronconcolo, auquel il avait fait obtenir grâce de la vie, pour un homicide par lui commis; et, raisonnant avec cet homme, il se plaignait à lui d'un courtisan qui, disait-il, l'avait offensé sans raison, et s'était joué de lui, et il ajoutait que par le ciel!... Mais Scoronconcolo, l'interrompant, lui dit tout à coup: «Nommez-le seulement, et laissez-moi faire; il ne vous donnera plus d'ennui.» Il le supplia de dire qui était son ennemi; à quoi Lorenzo répondit: «Hélas! je ne le puis: c'est un favori du duc.—Qui que ce soit, dites toujours,» reprenait Scoronconcolo; et dans le langage dont se servent habituellement les spadassins de cette espèce, il s'écria: «Je le tuerai, quand ce serait le Christ!»
Voyant, par là, que ses manœuvres réussissaient, Lorenzo emmena un jour cet homme dîner avec lui, comme il le faisait souvent, malgré les remontrances de sa mère, et il dit à Scoronconcolo: «Or çà, puisque tu me promets si résolument de m'assister, je crois que tu ne me manqueras pas, comme, de mon côté, je te rendrai service en tout ce qui dépendra de moi, et je suis satisfait de tes offres que j'accepte. Mais je veux être de la partie, et afin que nous puissions faire le coup et nous sauver après, j'aviserai à conduire mon ennemi dans un lieu où nous ne courrons aucun risque, et je suis sûr que nous réussirons.» Comme la nuit que j'ai dite plus haut parut à Lorenzo le moment favorable, d'autant que le seigneur Alexandre Vitelli se trouvait parti ce jour-là pour Città-di-Castello, il parla bas à l'oreille du duc après souper, et il lui dit qu'enfin, par des promesses d'argent, il avait décidé sa tante, et que le duc pouvait venir seul, à l'heure convenue et avec précaution, dans sa chambre à lui Lorenzo, en prenant garde, pour l'honneur de la dame, que personne ne le vît ni entrer ni sortir, et que sitôt que le prince y serait, incontinent il irait chercher Catherine Ginori. Le duc ayant mis un grand vêtement de satin, à la napolitaine et garni de zibeline, au moment de prendre ses gants, qui étaient les uns de mailles et les autres de peau parfumée, réfléchit un peu et dit: «Lesquels prendrai-je, ceux de guerre ou ceux de bonne fortune?» Quand il eut pris ceux-ci, le duc sortit accompagné seulement de trois personnes, Giomo le Hongrois, le capitaine Justinien de Cesena, et un officier de bouche nommé Alexandre. Arrivé sur la place de Saint-Marc, où il était venu pour ne pas être épié, il les congédia, disant qu'il voulait aller seul, et il ne retint avec lui que le Hongrois, lequel entra dans la maison des Sostegni, située presque en face de celle de Lorenzo, avec l'ordre du prince de ne bouger ni se montrer, quelque personne qu'il vît entrer ou sortir. Mais le Hongrois, ayant demeuré là un bon bout de temps, retourna au palais et s'endormit dans l'appartement du duc. En arrivant dans la chambre de Lorenzo, où un grand feu était allumé, le prince ôta son épée. Tandis qu'il se couchait sur le lit, Lorenzo s'empara de l'épée, en lia prestement la garde avec le ceinturon, de manière à empêcher la lame de sortir aisément du fourreau, puis il la posa sur le chevet du lit, en disant au duc de se reposer; après quoi il sortit, et laissa retomber derrière lui la porte, qui était de celles qui se ferment d'elles-mêmes. Il s'en alla trouver Scoronconcolo, et d'un air tout à fait content: «Frère, lui dit-il, voici le moment; j'ai enfermé mon ennemi dans ma chambre, et il dort.—Allons-y,» répondit Scoronconcolo. Sur le palier de l'escalier, Lorenzo se retourna et dit: «Ne t'inquiète pas si c'est un ami du duc; et tâche de bien faire.—Ainsi ferai-je, répondit l'ami, quand ce serait le duc lui-même.—Grâce à notre embuscade, reprit Lorenzo d'un ton joyeux, il ne peut plus nous échapper; marchons.—Marchons donc,» répondit Scoronconcolo.
Lorsqu'il eut soulevé le loquet qui retomba et ne s'ouvrit pas du premier coup, Lorenzo entra dans la chambre, et dit: «Seigneur, dormez-vous?» Prononcer ces mots et percer le duc de part en part d'un coup de dague, fut une seule et même chose. Cette blessure était mortelle, car elle avait traversé les reins et perforé cette membrane appelée diaphragme, qui, semblable à une ceinture, divise le corps humain en deux parties, l'une supérieure où se trouvent le cœur et les autres organes du sentiment, l'autre inférieure où sont le foie et les organes de la nutrition et de la génération. Le duc, qui dormait ou feignait de dormir, se tenait le visage tourné vers le fond. Il bondit sur le lit en recevant cette blessure, et sortit du côté de la ruelle, cherchant à gagner la porte, et se faisant un bouclier d'un escabeau qu'il avait saisi. Mais Scoronconcolo lui donna une taillade au visage qui lui fendit la tempe et une grande partie de la joue gauche. Lorenzo le repoussa sur le lit et l'y tint renversé en pesant sur lui de tout le poids de son corps; et afin de l'empêcher de crier, lui serra la bouche avec le pouce et l'index de sa main gauche, en lui disant: «Seigneur, n'en doutez pas.» Alors le duc, se débattant comme il pouvait, prit entre ses dents le pouce de Lorenzo et le serra avec une telle rage que Lorenzo tombant sur lui appela Scoronconcolo à son aide. Celui-ci courait d'un côté et de l'autre, et il ne pouvait atteindre le duc sans blesser du même coup Lorenzo, que le duc tenait étroitement embrassé. Scoronconcolo essaya d'abord de faire passer son épée entre les jambes de Lorenzo, sans autre résultat que de piquer le matelas; enfin il prit un couteau qu'il avait par hasard sur lui, et l'ayant fixé dans le cou de la victime, il appuya si fort que le duc fut égorgé. Après sa mort, ils lui firent encore quelques blessures qui versèrent tant de sang que la chambre en devint comme un lac. C'est une chose à remarquer, que pendant tout ce temps, où il était tenu par Lorenzo et où il voyait Scoronconcolo tourner et se démener pour le tuer, le duc ne poussa ni un cri ni une plainte, et ne lâcha point ce doigt qu'il serrait entre ses dents avec fureur. En mourant, il avait glissé à terre; ses meurtriers le relevèrent tout souillé de sang, et l'ayant posé sur le lit, ils recouvrirent son corps avec la tenture qu'il avait fermée lui-même avant de s'endormir ou d'en faire semblant. On a supposé qu'il s'était ainsi enfermé à dessein, parce que, sachant bien qu'il était incapable d'en user convenablement avec cette Catherine qu'il attendait, laquelle passait pour une personne savante et d'esprit, il voulait éviter, par ce moyen, les préliminaires et belles paroles. Lorenzo, lorsqu'il vit le duc en l'état qu'il souhaitait, tant pour s'assurer qu'on n'avait rien entendu que pour se reposer et reprendre ses esprits, car il se sentait rompu et accablé de fatigue, se mit à l'une des fenêtres qui donnaient sur la Via Larga. Quelques personnes de la maison avaient entendu du bruit et des trépignements de pieds, entre autres madame Marie, mère du seigneur Cosme; mais nul ne s'en était ému, car depuis longtemps, et par précaution, Lorenzo avait pris l'habitude d'amener dans cette chambre, comme font parfois les mauvais plaisants, une troupe de gens qui feignaient de se quereller et couraient çà et là criant: «Frappe-le! tue-le! Ah! traître, tu m'as tué!» et autres vociférations semblables.
LE CHANDELIER
COMÉDIE EN TROIS ACTES
PUBLIÉE EN 1835, REPRÉSENTÉE EN 1848.
| PERSONNAGES. | ACTEURS |
| DE LA COMÉDIE FRANÇAISE. | |
| MAITRE ANDRÉ, notaire. | M. SAMSON. |
| JACQUELINE, sa femme. | Mme ALLAN. |
| CLAVAROCHE, officier de dragons. | MM. BRINDEAU. |
| FORTUNIO, | DELAUNAY |
| GUILLAUME, clercs. | GOT. |
| LANDRY, | MATHIEN. |
| UNE SERVANTE. | Mlle BERTIN. |
| UN JARDINIER. |
Une petite ville.
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIÈRE
Une chambre à coucher.
JACQUELINE, dans son lit. Entre MAITRE ANDRÉ, en robe de chambre.
MAITRE ANDRÉ.
Holà! ma femme! hé! Jacqueline! hé! holà! Jacqueline! ma femme! La peste soit de l'endormie! Hé! hé! ma femme! éveillez-vous! Holà! holà! levez-vous, Jacqueline!—Comme elle dort! Holà, holà, holà! hé, hé, hé! ma femme, ma femme, ma femme! c'est moi, André, votre mari, qui ai à vous parler de choses sérieuses. Hé, hé! pstt, pstt! hem! brum, brum! pstt! Jacqueline, êtes-vous morte? Si vous ne vous éveillez tout à l'heure, je vous coiffe du pot à l'eau.
JACQUELINE.
Qu'est-ce que c'est, mon bon ami?
MAITRE ANDRÉ.
Vertu de ma vie! ce n'est pas malheureux. Finirez-vous de vous tirer les bras? c'est affaire à vous de dormir. Écoutez-moi, j'ai à vous parler. Hier au soir, Landry, mon clerc...
JACQUELINE.
Eh mais! bon Dieu! il ne fait pas jour. Devenez-vous fou, maître André, de m'éveiller ainsi sans raison? De grâce, allez vous recoucher. Est-ce que vous êtes malade?
MAITRE ANDRÉ.
Je ne suis ni fou ni malade, et vous éveille à bon escient. J'ai à vous parler maintenant; songez d'abord à m'écouter, et ensuite à me répondre. Voilà ce qui est arrivé à Landry, mon clerc; vous le connaissez bien...
JACQUELINE.
Quelle heure est-il donc, s'il vous plaît?
MAITRE ANDRÉ.
Il est six heures du matin. Faites attention à ce que je vous dis; il ne s'agit de rien de plaisant, et je n'ai pas sujet de rire. Mon honneur, madame, le vôtre, et notre vie peut-être à tous deux, dépendent de l'explication que je vais avoir avec vous. Landry, mon clerc, a vu, cette nuit...
JACQUELINE.
Mais, maître André, si vous êtes malade, il fallait m'avertir tantôt. N'est-ce pas à moi, mon cher cœur, de vous soigner et de vous veiller?
MAITRE ANDRÉ.
Je me porte bien, vous dis-je; êtes-vous d'humeur à m'écouter?
JACQUELINE.
Eh! mon Dieu! vous me faites peur; est-ce qu'on nous aurait volés?
MAITRE ANDRÉ.
Non, on ne nous a pas volés. Mettez-vous là, sur votre séant, et écoutez de vos deux oreilles. Landry, mon clerc, vient de m'éveiller, pour me remettre certain travail qu'il s'était chargé de finir cette nuit. Comme il était dans mon étude...
JACQUELINE.
Ah! sainte Vierge! j'en suis sûre, vous aurez eu quelque querelle à ce café où vous allez.
MAITRE ANDRÉ.
Non, non, je n'ai point eu de querelle, et il ne m'est rien arrivé. Ne voulez-vous pas m'écouter? Je vous dis que Landry, mon clerc, a vu un homme cette nuit se glisser par votre fenêtre.
[JACQUELINE.
Je devine à votre visage que vous avez perdu au jeu.]
MAITRE ANDRÉ.
Ah çà! ma femme, êtes-vous sourde? [Vous avez un amant, Madame; cela est-il clair? Vous me trompez. Un homme, cette nuit, a escaladé nos murailles. Qu'est-ce que cela signifie?]
JACQUELINE.
Faites-moi le plaisir d'ouvrir le volet.
MAITRE ANDRÉ.
Le voilà ouvert; vous baillerez après dîner; Dieu merci, vous n'y manquez guère. Prenez garde à vous, Jacqueline! Je suis un homme d'humeur paisible, et qui ai pris grand soin de vous. [J'étais l'ami de votre père, et vous êtes ma fille presque autant que ma femme.] J'ai résolu en venant ici, de vous traiter avec douceur; et vous voyez que je le fais, puisque, avant de vous condamner, je veux m'en rapporter à vous, et vous donner sujet de vous défendre et de vous expliquer catégoriquement. Si vous refusez, prenez garde. Il y a garnison dans la ville, et vous voyez, Dieu me pardonne! bonne quantité de hussards. Votre silence peut confirmer des doutes que je nourris depuis longtemps.
JACQUELINE.
Ah! maître André, vous ne m'aimez plus. C'est vainement que vous dissimulez par des paroles bienveillantes la mortelle froideur qui a remplacé tant d'amour. Il n'en eût pas été ainsi jadis; vous ne parliez pas de ce ton; ce n'est pas alors sur un mot que vous m'eussiez condamnée sans m'entendre. Deux ans de paix, d'amour et de bonheur ne se seraient pas, sur un mot, évanouis comme des ombres. Mais quoi! la jalousie vous pousse; depuis longtemps la froide indifférence lui a ouvert la porte de votre cœur. De quoi servirait l'évidence? l'innocence même aurait tort devant vous. Vous ne m'aimez plus, puisque vous m'accusez.
MAITRE ANDRÉ.
Voilà qui est bon, Jacqueline; il ne s'agit pas de cela. Landry, mon clerc, a vu un homme...
JACQUELINE.
Eh! mon Dieu! j'ai bien entendu. Me prenez-vous pour une brute, de me rebattre ainsi la tête? C'est une fatigue qui n'est pas supportable.
MAITRE ANDRÉ.
A quoi tient-il que vous ne répondiez?
JACQUELINE, pleurant.
Seigneur mon Dieu, que je suis malheureuse! qu'est-ce que je vais devenir? Je le vois bien, vous avez résolu ma mort, vous ferez de moi ce qui vous plaira; vous êtes homme, et je suis femme; la force est de votre côté. Je suis résignée; je m'y attendais; vous saisissez le premier prétexte pour justifier votre violence. Je n'ai plus qu'à partir d'ici; je m'en irai [avec ma fille] dans un couvent, dans un désert, s'il est possible; j'y emporterai avec moi, j'y ensevelirai dans mon cœur le souvenir du temps qui n'est plus.
MAITRE ANDRÉ.
Ma femme, ma femme! pour l'amour de Dieu et des saints, est-ce que vous vous moquez de moi?
JACQUELINE.
Ah çà! tout de bon, maître André, est-ce sérieux ce que vous dites?
MAITRE ANDRÉ.
Si ce que je dis est sérieux? Jour de Dieu! la patience m'échappe, et je ne sais à quoi il tient que je ne vous mène en justice.
JACQUELINE.
Vous, en justice?
MAITRE ANDRÉ.
Moi, en justice; il y a de quoi faire damner un homme, d'avoir affaire à une telle mule; je n'avais jamais ouï dire qu'on pût être aussi entêté.
JACQUELINE, sautant à bas du lit.
Vous avez vu un homme entrer par la fenêtre? l'avez-vous vu, monsieur, oui ou non?
MAITRE ANDRÉ.
Je ne l'ai pas vu de mes yeux.
JACQUELINE.
Vous ne l'avez pas vu de vos yeux, et vous voulez me mener en justice?
MAITRE ANDRÉ.
Oui, par le ciel! si vous ne répondez.
JACQUELINE.
Savez-vous une chose, maître André, que ma grand'mère a apprise de la sienne? Quand un mari se fie à sa femme, il garde pour lui les mauvais propos, et quand il est sûr de son fait, il n'a que faire de la consulter. Quand on a des doutes, on les lève; quand on manque de preuves, on se tait; et quand on ne peut pas démontrer qu'on a raison, on a tort. Allons! venez; sortons d'ici.
MAITRE ANDRÉ.
C'est donc ainsi que vous le prenez?
JACQUELINE.
Oui, c'est ainsi; marchez, je vous suis.
MAITRE ANDRÉ.
Et où veux-tu que j'aille à cette heure?
JACQUELINE.
En justice.
MAITRE ANDRÉ.
Mais, Jacqueline...
JACQUELINE.
Marchez, marchez; quand on menace, il ne faut pas menacer en vain.
MAITRE ANDRÉ.
Allons, voyons! calme-toi un peu.
JACQUELINE.
Non; vous voulez me mener en justice, et j'y veux aller de ce pas.
MAITRE ANDRÉ.
Que diras-tu pour ta défense? dis-le-moi aussi bien maintenant.
JACQUELINE.
Non, je ne veux rien dire ici.
MAITRE ANDRÉ.
Pourquoi?
JACQUELINE.
Parce que je veux aller en justice.
MAITRE ANDRÉ.
Vous êtes capable de me rendre fou, et il me semble que je rêve. Éternel Dieu, créateur du monde! je m'en vais faire une maladie. Comment? quoi? cela est possible? J'étais dans mon lit; je dormais, et je prends les murs à témoin que c'était de toute mon âme. Landry, mon clerc, un enfant de seize ans, qui de sa vie n'a médit de personne, le plus candide garçon du monde, qui venait de passer la nuit à copier un inventaire, voit entrer un homme par la fenêtre; il me le dit, je prends ma robe de chambre, je viens vous trouver en ami, je vous demande pour toute grâce de m'expliquer ce que cela signifie, et vous me dites des injures! vous me traitez de furieux, jusqu'à vous élancer du lit et à me saisir à la gorge! Non, cela passe toute idée; je serai hors d'état pour huit jours de faire une addition qui ait le sens commun. Jacqueline, ma petite femme! c'est vous qui me traitez ainsi.
JACQUELINE.
Allez, allez! vous êtes un pauvre homme.
MAITRE ANDRÉ.
Mais enfin, ma chère petite, qu'est-ce que cela te fait de me répondre? Crois-tu que je puisse penser que tu me trompes réellement? Hélas! mon Dieu! un mot te suffit. Pourquoi ne veux-tu pas le dire? C'était peut-être quelque voleur qui se glissait par notre fenêtre; ce quartier-ci n'est pas des plus sûrs, et nous ferions bien d'en changer. Tous ces soldats me déplaisent fort, ma toute belle, mon bijou chéri. Quand nous allons à la promenade, au spectacle, au bal, et jusque chez nous, ces gens-là ne nous quittent pas; je ne saurais te dire un mot de près sans me heurter à leurs épaulettes, et sans qu'un grand sabre crochu ne s'embarrasse dans mes jambes. Qui sait si leur impertinence ne pourrait aller jusqu'à escalader nos fenêtres? Tu n'en sais rien, je le vois bien; ce n'est pas toi qui les encourages; ces vilaines gens sont capables de tout. Allons, voyons! donne la main; est-ce que tu m'en veux, Jacqueline?
JACQUELINE.
Assurément, je vous en veux. Me menacer d'aller en justice! Lorsque ma mère le saura, elle vous fera bon visage!
MAITRE ANDRÉ.
Eh! mon enfant, ne le lui dis pas. A quoi bon faire part aux autres de nos petites brouilleries? Ce sont quelques légers nuages qui passent un instant dans le ciel, pour le laisser plus tranquille et plus pur.
JACQUELINE.
A la bonne heure! touchez là.
MAITRE ANDRÉ.
Est-ce que je ne sais pas que tu m'aimes? Est-ce que je n'ai pas en toi la plus aveugle confiance? [Est-ce que depuis deux ans tu ne m'as pas donné toutes les preuves de la terre que tu es toute à moi, Jacqueline?] Cette fenêtre, dont parle Landry, ne donne pas tout à fait dans ta chambre; en traversant le péristyle, on va par là au potager; je ne serais pas étonné que notre voisin, maître Pierre, ne vînt braconner dans mes espaliers. Va, va! je ferai mettre notre jardinier ce soir en sentinelle, et le piège à loup dans l'allée; nous rirons demain tous les deux.
JACQUELINE.
Je tombe de fatigue, et vous m'avez éveillée bien mal à propos.
MAITRE ANDRÉ.
Recouche-toi, ma chère petite, je m'en vais, je te laisse ici. Allons! adieu, n'y pensons plus. Tu le vois, mon enfant, je ne fais pas la moindre recherche dans ton appartement; je n'ai pas ouvert une armoire; je t'en crois sur parole. Il me semble que je t'en aime cent fois plus de t'avoir soupçonnée à tort et de te savoir innocente. Tantôt je réparerai tout cela; nous irons à la campagne et je te ferai un cadeau. Adieu, adieu, je te reverrai1.
Il sort.—Jacqueline, seule, ouvre une armoire; on y aperçoit accroupi le capitaine Clavaroche.
CLAVAROCHE, sortant de l'armoire.
Ouf!
JACQUELINE.
Vite, sortez! mon mari est jaloux; on vous a vu, mais non reconnu; vous ne pouvez pas revenir ici. Comment étiez-vous là-dedans?
CLAVAROCHE.
A merveille.
JACQUELINE.
Nous n'avons pas de temps à perdre; qu'allons-nous faire? Il faut nous voir, et échapper à tous les yeux. Quel parti prendre? le jardinier y sera ce soir; je ne suis pas sûre de ma femme de chambre; d'aller ailleurs, impossible ici; tout est à jour dans une petite ville. Vous êtes couvert de poussière, et il me semble que vous boitez.
CLAVAROCHE.
J'ai le genou et la tête brisés. La poignée de mon sabre m'est entrée dans les côtes. Pouah! c'est à croire que je sors d'un moulin.
JACQUELINE.
Brûlez mes lettres en rentrant chez vous. Si on les trouvait, je serais perdue[; ma mère me mettrait au couvent]. Landry, un clerc, vous a vu passer, il me le payera. Que faire? quel moyen? répondez! Vous êtes pâle comme la mort.
CLAVAROCHE.
J'avais une position fausse quand vous avez poussé le battant, en sorte que je me suis trouvé, une heure durant, comme une curiosité d'histoire naturelle dans un bocal d'esprit-de-vin.
JACQUELINE.
Eh bien! voyons! que ferons-nous?
CLAVAROCHE.
Bon! il n'y a rien de si facile.
JACQUELINE.
Mais encore?
CLAVAROCHE.
Je n'en sais rien; mais rien n'est plus aisé. M'en croyez-vous à ma première affaire? Je suis rompu; donnez-moi un verre d'eau.
JACQUELINE.
Je crois que le meilleur parti serait de nous voir à la ferme.
CLAVAROCHE
Que ces maris, quand ils s'éveillent, sont d'incommodes animaux! Voilà un uniforme dans un joli état, et je serai beau à la parade!
Il boit.
Avez-vous une brosse ici? Le diable m'emporte! avec cette poussière, il m'a fallu un courage d'enfer pour m'empêcher d'éternuer.
JACQUELINE.
Voilà ma toilette, prenez ce qu'il vous faut.
CLAVAROCHE, se brossant la tête.
A quoi bon aller à la ferme? Votre mari est, à tout prendre, d'assez douce composition. Est-ce que c'est une habitude que ces apparitions nocturnes?
JACQUELINE.
Non, Dieu merci! J'en suis encore tremblante. Mais songez donc qu'avec les idées qu'il a maintenant dans la tête, tous les soupçons vont tomber sur vous.
CLAVAROCHE.
Pourquoi sur moi?
JACQUELINE.
Pourquoi? Mais,... je ne sais;... il me semble que cela doit être. Tenez! Clavaroche, la vérité est une chose étrange, elle a quelque chose des spectres: on la pressent sans la toucher.
CLAVAROCHE, ajustant son uniforme.
Bah! ce sont les grands parents et les juges de paix 2 qui disent que tout se sait. Ils ont pour cela une bonne raison, c'est que tout ce qui ne se sait pas s'ignore, et par conséquent n'existe pas. J'ai l'air de dire une bêtise; réfléchissez, vous verrez que c'est vrai.
JACQUELINE.
Tout ce que vous voudrez. Les mains me tremblent, et j'ai une peur qui est pire que le mal.
CLAVAROCHE.
Patience, nous arrangerons cela.
JACQUELINE.
Comment? Partez, voilà le jour.
CLAVAROCHE.
Eh! bon Dieu! quelle tête folle! Vous êtes jolie comme un ange avec vos grands airs effarés. Voyons un peu, mettez-vous là, et raisonnons de nos affaires. Me voilà presque présentable, et ce désordre réparé. La cruelle armoire que vous avez là! il ne fait pas bon être de vos nippes.
JACQUELINE.
Ne riez donc pas, vous me faites frémir.
CLAVAROCHE.
Eh bien! ma chère, écoutez-moi, je vais vous dire mes principes. Quand on rencontre sur sa route l'espèce de bête malfaisante qui s'appelle un mari jaloux...
JACQUELINE.
Ah! Clavaroche, par égard pour moi!
CLAVAROCHE.
Je vous ai choquée?
Il l'embrasse.
JACQUELINE.
Au moins parlez plus bas.
CLAVAROCHE.
Il y a trois moyens certains d'éviter tout inconvénient. Le premier, c'est de se quitter. Mais celui-là, nous n'en voulons guère.
JACQUELINE.
Vous me ferez mourir de peur.
CLAVAROCHE.
Le second, le meilleur incontestablement, c'est de n'y pas prendre garde, et au besoin...
JACQUELINE.
Eh bien?
CLAVAROCHE.
Non, celui-là ne vaut rien non plus; vous avez un mari de plume; il faut garder l'épée au fourreau. Reste donc alors le troisième; c'est de trouver un chandelier.
JACQUELINE.
Un chandelier? Qu'est-ce que vous voulez dire?
CLAVAROCHE.
Nous appelions ainsi, au régiment, un grand garçon de bonne mine qui est chargé de porter un châle ou un parapluie au besoin; qui, lorsqu'une femme se lève pour danser, va gravement s'asseoir sur sa chaise et la suit dans la foule d'un œil mélancolique, en jouant avec son éventail; qui lui donne la main pour sortir de sa loge, et pose avec fierté sur la console voisine le verre où elle vient de boire [; l'accompagne à la promenade, lui fait la lecture le soir; bourdonne sans cesse autour d'elle, assiège son oreille d'une pluie de fadaises]. Admire-t-on la dame, il se rengorge, et si on l'insulte, il se bat. Un coussin manque à la causeuse, c'est lui qui court, se précipite, et va le chercher là où il est; car il connaît la maison et les êtres, il fait partie du mobilier, et traverse les corridors sans lumière. [Il joue le soir avec les tantes au reversi et au piquet. Comme il circonvient le mari, en politique habile et empressé, il s'est bientôt fait prendre en grippe.] Y a-t-il fête quelque part, où la belle ait envie d'aller? il s'est rasé au point du jour, il est depuis midi sur la place ou sur la chaussée, et il a marqué des chaises avec ses gants. Demandez-lui pourquoi il s'est fait ombre, il n'en sait rien et n'en peut rien dire. Ce n'est pas que parfois la dame ne l'encourage d'un sourire, et ne lui abandonne en valsant le bout de ses doigts, qu'il serre avec amour; il est comme ces grands seigneurs qui ont une charge honoraire et les entrées aux jours de gala; mais le cabinet leur est clos; ce ne sont pas leurs affaires. En un mot, sa faveur expire là où commencent les véritables; il a tout ce qu'on voit des femmes, et rien de ce qu'on en désire. Derrière ce mannequin commode se cache le mystère heureux; il sert de paravent à tout ce qui se passe sous le manteau de la cheminée. Si le mari est jaloux, c'est de lui; tient-on des propos? c'est sur son compte; [c'est lui qu'on mettra à la porte un beau matin que les valets auront entendu marcher la nuit dans l'appartement de madame; c'est lui qu'on épie en secret; ses lettres, pleines de respect et de tendresse, sont décachetées par la belle-mère;] il va, il vient, il s'inquiète, on le laisse ramer, c'est son œuvre, moyennant quoi, l'amant discret et la très innocente amie, couverts d'un voile impénétrable, se rient de lui et des curieux.
JACQUELINE.
Je ne puis m'empêcher de rire, malgré le peu d'envie que j'en ai. Et pourquoi à ce personnage ce nom baroque de chandelier?
CLAVAROCHE.
Eh! mais; c'est que c'est lui qui porte la...
JACQUELINE.
C'est bon, c'est bon, je vous comprends.
CLAVAROCHE.
Voyez, ma chère: parmi vos amis, n'auriez-vous point quelque bonne âme capable de remplir ce rôle important, qui, de bonne foi, n'est pas sans douceur? Cherchez, voyez, pensez à cela.
Il regarde à sa montre.
Sept heures! il faut que je vous quitte. Je suis de semaine d'aujourd'hui.
JACQUELINE.
Mais, Clavaroche, en vérité, je ne connais ici personne; et puis c'est une tromperie dont je n'aurais pas le courage. Quoi! encourager un jeune homme, l'attirer à soi, le laisser espérer, le rendre peut-être amoureux tout de bon, et se jouer de ce qu'il peut souffrir? C'est une rouerie que vous me proposez.
CLAVAROCHE.
Aimez-vous mieux que je vous perde! et dans l'embarras où nous sommes, ne voyez-vous pas qu'à tout prix il faut détourner les soupçons?
JACQUELINE.
Pourquoi les faire tomber sur un autre?
CLAVAROCHE.
Eh! pour qu'ils tombent. Les soupçons, ma chère, les soupçons d'un mari jaloux ne sauraient planer dans l'espace; ce ne sont pas des hirondelles. Il faut qu'ils se posent tôt ou tard, et le plus sûr est de leur faire un nid.
JACQUELINE.
Non, décidément, je ne puis. Ne faudrait-il pas pour cela me compromettre très réellement?
CLAVAROCHE.
Plaisantez-vous? Est-ce que, le jour des preuves, vous n'êtes pas toujours à même de démontrer votre innocence? Un amoureux n'est pas un amant. 3
JACQUELINE.
[Eh bien!... mais le temps presse. Qui voulez-vous? Désignez-moi quelqu'un.]
CLAVAROCHE, à la fenêtre.
Tenez! voilà, dans votre cour, trois jeunes gens assis au pied d'un arbre; ce sont les clercs de votre mari. Je vous laisse le choix entre eux; quand je reviendrai, qu'il y en ait un amoureux fou de vous.
JACQUELINE.
Comment cela serait-il possible? Je ne leur ai jamais dit un mot.
CLAVAROCHE.
Est-ce que tu n'es pas fille d'Ève? Allons! Jacqueline, consentez.
JACQUELINE.
N'y comptez pas; je n'en ferai rien.
CLAVAROCHE.
Touchez là; je vous remercie. Adieu, la très craintive blonde; vous êtes fine, jeune et jolie, amoureuse... un peu, n'est-il pas vrai, madame? A l'ouvrage! un coup de filet!
JACQUELINE.
Vous êtes hardi, Clavaroche.
CLAVAROCHE.
Fier et hardi; fier de vous plaire, et hardi pour vous conserver.
Il sort.
SCÈNE II
Un petit jardin.
FORTUNIO, LANDRY et GUILLAUME, assis.
FORTUNIO.
Vraiment, cela est singulier, et cette aventure est étrange.
LANDRY.
N'allez pas en jaser, au moins; vous me feriez mettre dehors.
FORTUNIO.
Bien étrange et bien admirable. Oui, quel qu'il soit, c'est un homme heureux.
LANDRY.
Promettez-moi de n'en rien dire; maître André me l'a fait jurer.
GUILLAUME.
De son prochain, du roi et des femmes, il n'en faut pas souffler le mot.
FORTUNIO.
Que de pareilles choses existent, cela me fait bondir le cœur. Vraiment, Landry, tu as vu cela?
LANDRY.
C'est bon; qu'il n'en soit plus question.
FORTUNIO.
Tu as entendu marcher doucement?
LANDRY.
A pas de loup derrière le mur.
FORTUNIO.
Craquer doucement la fenêtre?
LANDRY.
Comme un grain de sable sous le pied.
FORTUNIO.
Puis, sur le mur, l'ombre d'un homme, quand il a franchi la poterne?
LANDRY.
Comme un spectre, dans son manteau.
FORTUNIO.
Et une main derrière le volet?
LANDRY.
Tremblante comme la feuille.
FORTUNIO.
Une lueur dans la galerie, puis un baiser, puis quelques pas lointains?
LANDRY.
Puis le silence, les rideaux qui se tirent, et la lueur qui disparaît.
FORTUNIO.
Si j'avais été à ta place, je serais resté jusqu'au jour.
GUILLAUME.
Est-ce que tu es amoureux de Jacqueline? Tu aurais fait là un joli métier!
FORTUNIO.
Je jure devant Dieu, Guillaume, qu'en présence de Jacqueline je n'ai jamais levé les yeux. Pas même en songe, je n'oserais l'aimer. Je l'ai rencontrée au bal une fois; ma main n'a pas touché la sienne, ses lèvres ne m'ont jamais parlé. De ce qu'elle fait ou de ce qu'elle pense, je n'en ai de ma vie rien su, sinon qu'elle se promène ici l'après-midi, et que j'ai soufflé sur nos vitres pour la voir marcher dans l'allée.
GUILLAUME.
Si tu n'es pas amoureux d'elle, pourquoi dis-tu que tu serais resté? Il n'y avait rien de mieux à faire que ce qu'a fait justement Landry: aller conter nettement la chose à maître André, notre patron.
FORTUNIO.
Landry a fait comme il lui a plu. Que Roméo possède Juliette! je voudrais être l'oiseau matinal qui les avertit du danger.
GUILLAUME.
Te voilà bien avec tes fredaines! Quel bien cela peut-il te faire que Jacqueline ait un amant? C'est quelque officier de la garnison.
FORTUNIO.
J'aurais voulu être dans l'étude; j'aurais voulu voir tout cela.
GUILLAUME.
Dieu soit béni! c'est notre libraire qui t'empoisonne avec ses romans. Que te revient-il de ce conte? D'être Gros-Jean comme devant. N'espères-tu pas, par hasard, que tu pourras avoir ton tour? Eh! oui, sans doute, monsieur se figure qu'on pensera quelque jour à lui. Pauvre garçon! tu ne connais guère nos belles dames de province. Nous autres, avec nos habits noirs, nous ne sommes que du fretin, bon tout au plus pour les couturières. Elles ne tâtent que du pantalon rouge 4, et une fois qu'elles y ont mordu, qu'importe que la garnison change? Tous les militaires se ressemblent; qui en aime un en aime cent. Il n'y a que le revers de l'habit qui change, et qui de jaune devient vert ou blanc. Du reste, ne retrouvent-elles pas la moustache retroussée de même, la même allure de corps de garde, le même langage et le même plaisir? Ils sont tous faits sur un modèle; à la rigueur, elles peuvent s'y tromper.
FORTUNIO.
Il n'y a pas à causer avec toi: tu passes tes fêtes et dimanches à regarder des joueurs de boule.
GUILLAUME.
Et toi, tout seul à ta fenêtre, le nez fourré dans tes giroflées. Voyez la belle différence! Avec tes idées romanesques, tu deviendras fou à lier. Allons! rentrons; à quoi penses-tu? il est l'heure de travailler.
FORTUNIO.
Je voudrais bien avoir été avec Landry cette nuit dans l'étude.
Ils sortent. Entrent Jacqueline et sa servante.
JACQUELINE.
Nos prunes seront belles cette année, et nos espaliers ont bonne mine. Viens donc un peu de ce côté-ci [, et asseyons-nous sur ce banc].
LA SERVANTE.
C'est donc que madame ne craint pas l'air, car il ne fait pas chaud ce matin.
JACQUELINE.
En vérité, depuis deux ans que j'habite cette maison, je ne crois pas être venue deux fois dans cette partie du jardin. Regarde donc ce pied de chèvrefeuille. Voilà des treillis bien plantés pour faire grimper les clématites.
LA SERVANTE.
Avec cela que madame n'est pas couverte; elle a voulu descendre en cheveux.
JACQUELINE.
Dis-moi, puisque te voilà: qu'est-ce que c'est donc que ces jeunes gens qui sont là dans la salle basse? Est-ce que je me trompe? Je crois qu'ils nous regardent; ils étaient tout à l'heure ici.
LA SERVANTE.
Madame ne les connaît donc pas? Ce sont les clercs de maître André.
JACQUELINE.
Ah! est-ce que tu les connais, toi, Madelon? Tu as l'air de rougir en disant cela.
LA SERVANTE.
Moi, madame! pourquoi donc faire? Je les connais de les voir tous les jours; et encore, je dis tous les jours. Je n'en sais rien, si je les connais.
JACQUELINE.
Allons! avoue que tu as rougi. Et au fait, pourquoi t'en défendre? Autant que je puis en juger d'ici, ces garçons ne sont pas si mal. Voyons! lequel préfères-tu? fais-moi un peu tes confidences. Tu es belle fille, Madelon; que ces jeunes gens te fassent la cour, qu'y a-t-il de mal à cela?
LA SERVANTE.
Je ne dis pas qu'il y ait du mal; ces jeunes gens ne manquent pas de bien, et leurs familles sont honorables. Il y a là un petit blond; les grisettes de la Grand'Rue ne font pas fi de son coup de chapeau.
JACQUELINE, s'approchant de la maison.
Qui? celui-là avec sa moustache? 5
LA SERVANTE.
Oh! que non. C'est M. Landry, un grand flandrin qui ne sait que dire.
JACQUELINE.
C'est donc cet autre qui écrit?
LA SERVANTE.
Nenni, nenni; c'est M. Guillaume, un honnête garçon bien rangé; mais ses cheveux ne frisent guère, et ça fait pitié, le dimanche, quand il veut se mettre à danser.
JACQUELINE.
De qui veux-tu donc parler? Je ne crois pas qu'il y en ait d'autres que ceux-là dans l'étude.
LA SERVANTE.
Vous ne voyez pas à la fenêtre ce jeune homme propre et bien peigné? Tenez! le voilà qui se penche; c'est le petit Fortunio.
JACQUELINE.
Oui-dà, je le vois maintenant. Il n'est pas mal tourné, ma foi, avec ses cheveux sur l'oreille et son petit air innocent. Prenez garde à vous, Madelon, ces anges-là font déchoir les filles. Et il fait la cour aux grisettes, ce monsieur-là, avec ses yeux bleus? Eh bien! Madelon, il ne faut pas pour cela baisser les vôtres d'un air si renchéri. Vraiment, on peut moins bien choisir. Il sait donc que dire, celui-là, et il a un maître à danser?
LA SERVANTE.
Révérence parler, madame, si je le croyais amoureux, ici, ce ne serait pas de si peu de chose. Si vous aviez tourné la tête quand vous passiez dans le quinconce, vous l'auriez vu plus d'une fois, les bras croisés, la plume à l'oreille, vous regarder tant qu'il pouvait.
JACQUELINE.
Plaisantez-vous, mademoiselle, et pensez-vous à qui vous parlez?
LA SERVANTE.
Un chien regarde bien un évêque, et il y en a qui disent que l'évêque n'est pas fâché d'être regardé du chien. Il n'est pas si sot, ce garçon, et son père est un riche orfèvre. Je ne crois pas qu'il y ait d'injure à regarder passer les gens.
JACQUELINE.
Qui vous a dit que c'est moi qu'il regarde? Il ne vous a pas, j'imagine, fait de confidences là-dessus.
LA SERVANTE.
Quand un garçon tourne la tête, allez! madame, il ne faut guère être femme pour ne pas deviner où les yeux s'en vont. Je n'ai que faire de ses confidences, et on ne m'apprendra que ce que j'en sais.
JACQUELINE.
J'ai froid. Allez me chercher un châle, et faites-moi grâce de vos propos.
La servante sort.
JACQUELINE, seule.
Si je ne me trompe, c'est le jardinier que j'ai aperçu entre ces arbres. Holà! Pierre, écoutez.
LE JARDINIER, entrant.
Vous m'avez appelé, madame?
JACQUELINE.
Oui, entrez là; demandez un clerc qui s'appelle Fortunio. Qu'il vienne ici; j'ai à lui parler.
Le jardinier sort. Un instant après entre Fortunio.
FORTUNIO.
Madame, on se trompe sans doute; on vient de me dire que vous me demandiez.
JACQUELINE.
Asseyez-vous, on ne se trompe pas.—Vous me voyez, monsieur Fortunio, fort embarrassée, fort en peine. Je ne sais trop comment vous dire ce que j'ai à vous demander, ni pourquoi je m'adresse à vous.
FORTUNIO.
Je ne suis que troisième clerc; s'il s'agit d'une affaire d'importance, Guillaume, notre premier clerc, est là; souhaitez-vous que je l'appelle?
JACQUELINE.
Mais non. Si c'était une affaire, est-ce que je n'ai pas mon mari?
FORTUNIO.
Puis-je être bon à quelque chose? Veuillez parler avec confiance. Quoique bien jeune, je mourrais de bon cœur pour vous rendre service.
JACQUELINE.
C'est galamment et vaillamment parler; et cependant, si je ne me trompe, je ne suis pas connue de vous.
FORTUNIO.
L'étoile qui brille à l'horizon ne connaît pas les yeux qui la regardent; mais elle est connue du moindre pâtre qui chemine sur le coteau.
JACQUELINE.
C'est un secret que j'ai à vous dire, et j'hésite par deux motifs: d'abord vous pouvez me trahir, et en second lieu, même en me servant, prendre de moi mauvaise opinion.
FORTUNIO.
Puis-je me soumettre à quelque épreuve? Je vous supplie de croire en moi.
JACQUELINE.
Mais, comme vous dites, vous êtes bien jeune. Vous-même, vous pouvez croire en vous, et ne pas toujours en répondre.
FORTUNIO.
Vous êtes plus belle que je ne suis jeune; de ce que mon cœur sent, j'en réponds.
JACQUELINE.
La nécessité est imprudente. Voyez si personne n'écoute.
FORTUNIO.
Personne; ce jardin est désert, et j'ai fermé la porte de l'étude.
JACQUELINE.
Non, décidément, je ne puis parler; pardonnez-moi cette démarche inutile, et qu'il n'en soit jamais question.
FORTUNIO.
Hélas! madame, je suis bien malheureux! il en sera comme il vous plaira.
JACQUELINE.
C'est que la position où je suis n'a vraiment pas le sens commun. J'aurais besoin, vous l'avouerai-je? non pas tout à fait d'un ami, et cependant d'une action d'ami. Je ne sais à quoi me résoudre. Je me promenais dans ce jardin, en regardant ces espaliers; et je vous dis, je ne sais pourquoi, je vous ai vu à cette fenêtre, j'ai eu l'idée de vous faire appeler.
FORTUNIO.
Quel que soit le caprice du hasard à qui je dois cette faveur, permettez-moi d'en profiter. Je ne puis que répéter mes paroles: je mourrais de bon cœur pour vous.
JACQUELINE.
Ne me le répétez pas trop; c'est le moyen de me faire taire.
FORTUNIO.
Pourquoi? c'est le fond de mon cœur.
JACQUELINE.
Pourquoi? pourquoi? vous n'en savez rien, et je n'y veux seulement pas penser. Non; ce que j'ai à vous demander ne peut avoir de suite aussi grave, Dieu merci! c'est un rien, une bagatelle. Vous êtes un enfant, n'est-ce pas? Vous me trouvez peut-être jolie, et vous m'adressez légèrement quelques paroles de galanterie. Je les prends ainsi, c'est tout simple; tout homme à votre place en pourrait dire autant.
FORTUNIO.
Madame, je n'ai jamais menti. Il est bien vrai que je suis un enfant, et qu'on peut douter de mes paroles; mais telles qu'elles sont, Dieu peut les juger.
JACQUELINE.
C'est bon, vous savez votre rôle, et vous ne vous dédisez pas. En voilà assez là-dessus; prenez donc ce siège et mettez-vous là.
FORTUNIO.
Je le ferai pour vous obéir.
JACQUELINE.
Pardonnez-moi une question qui pourra vous sembler étrange. Madeleine, ma femme de chambre, m'a dit que votre père était joaillier. Il doit se trouver en rapport avec les marchands de la ville.
FORTUNIO.
Oui, madame; je puis dire qu'il n'en est guère d'un peu considérable qui ne connaisse notre maison.
JACQUELINE.
Par conséquent, vous avez occasion d'aller et de venir dans le quartier marchand, et on connaît votre visage dans les boutiques de la Grand'Rue?
FORTUNIO.
Oui, madame, pour vous servir.
JACQUELINE.
Une femme de mes amies a un mari avare et jaloux. Elle ne manque pas de fortune, mais elle ne peut en disposer. Ses plaisirs, ses goûts, sa parure, ses caprices, si vous voulez, quelle femme vit sans caprice? tout est réglé et contrôlé. Ce n'est pas qu'au bout de l'année elle ne se trouve en position de faire face à de grosses dépenses; mais chaque mois, presque chaque semaine, il lui faut compter, disputer, calculer tout ce qu'elle achète. [Vous comprenez que la morale, tous les sermons d'économie possibles, toutes les raisons des avares, ne font pas faute aux échéances;] enfin, avec beaucoup d'aisance, elle mène la vie la plus gênée. Elle est plus pauvre que son tiroir, et son argent ne lui sert de rien. Qui dit toilette, en parlant des femmes, dit un grand mot, vous le savez. Il a donc fallu, à tout prix, user de quelque stratagème. Les mémoires des fournisseurs ne portent que ces dépenses banales que le mari appelle «de première nécessité»; ces choses-là se payent au grand jour; mais, à certaines époques convenues, certains autres mémoires secrets font mention de quelques bagatelles que la femme appelle à son tour «de seconde nécessité», qui est la vraie, et que les esprits mal faits pourraient nommer du superflu. Moyennant quoi, tout s'arrange à merveille; chacun y peut trouver son compte, et le mari, sûr de ses quittances, ne se connaît pas assez en chiffons pour deviner qu'il n'a pas payé tout ce qu'il voit sur l'épaule de sa femme.
FORTUNIO.
Je ne vois pas grand mal à cela.
JACQUELINE.
Maintenant donc, voilà ce qui arrive: le mari, un peu soupçonneux, a fini par s'apercevoir, non du chiffon de trop, mais de l'argent de moins. Il a menacé ses domestiques, frappé sur sa cassette et grondé ses marchands. La pauvre femme abandonnée n'y a pas perdu un louis; mais elle se trouve, comme un nouveau Tantale, dévorée du matin au soir de la soif des chiffons. Plus de confidents, plus de mémoires secrets, plus de dépenses ignorées. Cette soif pourtant la tourmente; à tout hasard elle cherche à l'apaiser. Il faudrait qu'un jeune homme adroit, discret surtout, et d'assez haut rang dans la ville pour n'éveiller aucun soupçon, voulût aller visiter les boutiques, et y acheter, comme pour lui-même, ce dont elle peut et veut avoir besoin. Il faudrait qu'il eût, tout d'abord, facile accès dans la maison; qu'il pût entrer et sortir avec assurance; qu'il eût bon goût, cela est clair, et qu'il sût choisir à propos. Peut-être serait-ce un heureux hasard s'il se trouvait par là, dans la ville, quelque jolie et coquette fille à qui on sût qu'il fît sa cour. N'êtes-vous pas dans ce cas, je suppose? ce hasard-là justifierait tout. Ce serait alors pour la belle que les emplettes seraient censées se faire. Voilà ce qu'il faudrait trouver.
FORTUNIO.
Dites à votre amie que je m'offre à elle; je la servirai de mon mieux.
JACQUELINE.
Mais si cela se trouvait ainsi, vous comprenez, n'est-il pas vrai, que, pour avoir dans la maison le libre accès dont je vous parle, le confident devrait s'y montrer autre part qu'à la salle basse? Vous comprenez qu'il faudrait que sa place fût à la table et au salon? Vous comprenez que la discrétion est une vertu trop difficile pour qu'on lui manque de reconnaissance, mais qu'en outre du bon vouloir, le savoir-faire n'y gâterait rien? Il faudrait qu'un soir, je suppose comme ce soir, s'il faisait beau, il sût trouver la porte entr'ouverte et apporter un bijou furtif comme un hardi contrebandier. Il faudrait qu'un air de mystère ne trahît jamais son adresse; qu'il fût prudent, leste et avisé; qu'il se souvînt d'un proverbe espagnol qui mène loin ceux qui le suivent: «Aux audacieux Dieu prête la main.»
FORTUNIO.
Je vous en supplie, servez-vous de moi.
JACQUELINE.
Toutes ces conditions remplies, pour peu qu'on fût sûr du silence, on pourrait dire au confident le nom de sa nouvelle amie. Il recevrait alors sans scrupule, adroitement comme une jeune soubrette, une bourse dont il saurait l'emploi. Preste! j'aperçois Madeleine qui vient m'apporter mon manteau. Discrétion et prudence, adieu. L'amie, c'est moi; le confident, c'est vous; la bourse est là au pied de la chaise.
Elle sort.—Guillaume et Landry sur le pas de la porte.
GUILLAUME.
Holà! Fortunio; maître André est là qui t'appelle.
LANDRY.
Il y a de l'ouvrage sur ton bureau. Que fais-tu là hors de l'étude?
FORTUNIO.
Hein? plaît-il? que me voulez-vous?
GUILLAUME.
Nous te disons que le patron te demande.
LANDRY.
Arrive ici; on a besoin de toi. A quoi songe donc ce rêveur?
FORTUNIO.
En vérité, cela est singulier, et cette aventure est étrange.
Ils sortent.
FIN DE L'ACTE PREMIER.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
Un salon.
CLAVAROCHE, devant une glace.
En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout de bon, ce serait une pauvre affaire, et le métier des bonnes fortunes est, à tout prendre, un ruineux travail. Tantôt c'est au plus bel endroit qu'un valet qui gratte à la porte vous oblige à vous esquiver. La femme qui se perd pour vous ne se livre que d'une oreille, et au milieu du plus doux transport on vous pousse dans une armoire. Tantôt c'est lorsqu'on est chez soi, étendu sur un canapé et fatigué de la manœuvre, qu'un messager envoyé à la hâte vient vous faire ressouvenir qu'on vous adore à une lieue de distance. Vite, un barbier, le valet de chambre! On court, on vole; il n'est plus temps, le mari est rentré; la pluie tombe, il faut faire le pied de grue, une heure durant. Avisez-vous d'être malade ou seulement de mauvaise humeur! Point; le soleil, le froid, la tempête, l'incertitude, le danger, cela est fait pour rendre gaillard. La difficulté est en possession, depuis qu'il y a des proverbes, du privilège d'augmenter le plaisir, et le vent de bise se fâcherait si, en vous coupant le visage, il ne croyait vous donner du cœur. En vérité, on représente l'amour avec des ailes et un carquois; on ferait mieux de nous le peindre comme un chasseur de canards sauvages, avec une veste imperméable et une perruque de laine frisée pour lui garantir l'occiput. Quelles sottes bêtes que les hommes, de se refuser leurs franches lippées pour courir après quoi, de grâce? après l'ombre de leur orgueil! Mais la garnison dure six mois; on ne peut pas toujours aller au café; les comédiens de province ennuient, on se regarde dans un miroir, et on ne veut pas être beau pour rien. Jacqueline a la taille fine; c'est ainsi qu'on prend patience, et qu'on s'accommode de tout sans trop faire le difficile.
Entre Jacqueline.
Eh bien! ma chère, qu'avez-vous fait? Avez-vous suivi mes conseils, et sommes-nous hors de danger?
JACQUELINE.
Oui.
CLAVAROCHE.
Comment vous y êtes-vous prise? vous allez me conter cela. Est-ce un des clercs de maître André qui s'est chargé de notre salut?
JACQUELINE.
Oui.
CLAVAROCHE.
Vous êtes une femme incomparable, et on n'a pas plus d'esprit que vous. Vous avez fait venir, n'est-ce pas, le bon jeune homme à votre boudoir? Je le vois d'ici, les mains jointes, tournant son chapeau dans ses doigts. Mais quel conte lui avez-vous fait pour réussir en si peu de temps?
JACQUELINE.
Le premier venu; je n'en sais rien.
CLAVAROCHE.
Voyez un peu ce que c'est que de nous, et quels pauvres diables nous sommes quand il vous plaît de nous endiabler! Et votre mari, comment voit-il la chose? La foudre qui nous menaçait sent-elle déjà l'aiguille aimantée? commence-t-elle à se détourner?
JACQUELINE.
Oui.
CLAVAROCHE.
Parbleu! nous nous divertirons, et je me fais une vraie fête d'examiner cette comédie, d'en observer les ressorts et les gestes, et d'y jouer moi-même mon rôle. Et l'humble esclave, je vous prie, depuis que je vous ai quittée, est-il déjà amoureux de vous? Je parierais que je l'ai rencontré comme je montais: un visage affairé et une encolure à cela. Est-il déjà installé dans sa charge? s'acquitte-t-il des soins indispensables avec quelque facilité? porte-t-il déjà vos couleurs? met-il l'écran devant le feu? a-t-il hasardé quelques mots d'amour craintif et de respectueuse tendresse? êtes-vous contente de lui?
JACQUELINE.
Oui.
CLAVAROCHE.
Et, comme à-compte sur ses futurs services, ces beaux yeux pleins d'une flamme noire lui ont-ils déjà laissé deviner qu'il est permis de soupirer pour eux? A-t-il déjà obtenu quelque grâce? Voyons, franchement, où en êtes-vous? Avez-vous croisé le regard? avez-vous engagé le fer? C'est bien le moins qu'on l'encourage pour le service qu'il nous rend.
JACQUELINE.
Oui.
CLAVAROCHE.
Qu'avez-vous donc? Vous êtes rêveuse et vous répondez à demi.
JACQUELINE.
J'ai fait ce que vous m'avez dit.
CLAVAROCHE.
En avez-vous quelque regret?
JACQUELINE.
Non.
CLAVAROCHE.
Mais vous avez l'air soucieux, et quelque chose vous inquiète.
JACQUELINE.
Non.
CLAVAROCHE.
Verriez-vous quelque sérieux dans une pareille plaisanterie? Laissez donc, tout cela n'est rien.
JACQUELINE.
Si l'on savait ce qui s'est passé, pourquoi le monde me donnerait-il tort, et à vous peut-être raison?
CLAVAROCHE.
Bon! c'est un jeu, c'est une misère; ne m'aimez-vous pas, Jacqueline?
JACQUELINE.
Oui.
CLAVAROCHE.
Eh bien donc! qui peut vous fâcher? N'est-ce donc pas pour sauver notre amour que vous avez fait tout cela?
JACQUELINE.
Oui.
CLAVAROCHE.
Je vous assure que cela m'amuse et que je n'y regarde pas de si près.
JACQUELINE.
Silence! l'heure du dîner approche, et voici maître André qui vient.
CLAVAROCHE.
Est-ce notre homme qui est avec lui?
JACQUELINE.
C'est lui. Mon mari l'a prié, et il reste ce soir ici.
Entrent maître André et Fortunio.
MAITRE ANDRÉ.
Non! je ne veux pas d'aujourd'hui entendre parler d'une affaire. Je veux qu'on s'évertue à danser et qu'il ne soit question que de rire. Je suis ravi, je nage dans la joie, et je n'entends qu'à bien dîner.
CLAVAROCHE.
Peste! vous êtes en belle humeur, maître André, à ce que je vois.
MAITRE ANDRÉ.
Il faut que je vous dise à tous ce qui m'est arrivé hier. J'ai soupçonné injustement ma femme; j'ai fait mettre le piège à loup devant la porte de mon jardin, j'y ai trouvé mon chat ce matin; c'est bien fait; je l'ai mérité. Mais je veux rendre justice à Jacqueline, et que vous appreniez de moi que notre paix est faite, et qu'elle m'a pardonné.
JACQUELINE.
C'est bon, je n'ai pas de rancune; obligez-moi de n'en plus parler.
MAITRE ANDRÉ.
Non, je veux que tout le monde le sache. Je l'ai dit partout dans la ville, et j'ai rapporté dans ma poche un petit Napoléon en sucre 7; je veux le mettre sur ma cheminée en signe de réconciliation, et toutes les fois que je le regarderai, j'en aimerai cent fois plus ma femme. Ce sera pour me garantir de toute défiance à l'avenir.
CLAVAROCHE.
Voilà agir en digne mari; je reconnais là maître André.
MAITRE ANDRÉ.
Capitaine, je vous salue. Voulez-vous dîner avec nous? 8 Nous avons aujourd'hui au logis une façon de petite fête, et vous êtes le bienvenu.
CLAVAROCHE.
C'est trop d'honneur que vous me faites.
MAITRE ANDRÉ.
Je vous présente un nouvel hôte; c'est un de mes clercs, capitaine. Hé! hé! cedant arma togae. Ce n'est pas pour vous faire injure; le petit drôle a de l'esprit; il vient faire la cour à ma femme.
CLAVAROCHE.
Monsieur, peut-on vous demander votre nom? Je suis ravi de faire votre connaissance.
Fortunio salue.
MAITRE ANDRÉ.
Fortunio. C'est un nom heureux. A vous dire vrai, voilà tantôt un an qu'il travaillait à mon étude, et je ne m'étais pas aperçu de tout le mérite qu'il a. Je crois même que, sans Jacqueline, je n'y aurais jamais songé. Son écriture n'est pas très nette; et il me fait des accolades qui ne sont pas exemptes de reproche; mais ma femme a besoin de lui pour quelques petites affaires, et elle se loue fort de son zèle. C'est leur secret; nous autres maris nous ne mettons point le nez là. Un hôte aimable, dans une petite ville, n'est pas une chose de peu de prix; aussi Dieu veuille qu'il s'y plaise! nous le recevrons de notre mieux.
FORTUNIO.
Je ferai tout pour m'en rendre digne.
MAITRE ANDRÉ, à Clavaroche.
Mon travail, comme vous le savez, me retient chez moi la semaine. Je ne suis pas fâché que Jacqueline s'amuse sans moi comme elle l'entend. Il lui fallait quelquefois un bras pour se promener par la ville; le médecin veut qu'elle marche, et le grand air lui fait du bien. Ce garçon-là sait les nouvelles, il lit fort bien à haute voix; il est, d'ailleurs, de bonne famille, et ses parents l'ont bien élevé; c'est un cavalier pour ma femme, et je vous demande votre amitié pour lui.
CLAVAROCHE.
Mon amitié, digne maître André, est tout entière à son service; c'est une chose qui vous est acquise, et dont vous pouvez disposer.
FORTUNIO.
Monsieur le capitaine est bien honnête, et je ne sais comment le remercier.
CLAVAROCHE.
Touchez là! l'honneur est pour moi si vous me comptez pour un ami.
MAITRE ANDRÉ.
Allons! voilà qui est à merveille. Vive la joie! [La nappe nous attend; donnez la main à Jacqueline, et venez goûter de mon vin.
CLAVAROCHE, bas à Jacqueline.
Maître André ne me paraît pas envisager tout à fait les choses comme je m'y attendais.
JACQUELINE, bas.
Sa confiance et sa jalousie dépendent d'un mot et du vent qui souffle.
CLAVAROCHE, de même.
Mais ce n'est pas cela qu'il nous faut.] Si cela prend cette tournure, nous n'avons que faire de votre clerc.
JACQUELINE de même.
J'ai fait ce que vous m'avez dit.
Ils sortent.
SCÈNE II
[A l'étude.]
GUILLAUME et LANDRY, travaillant.
GUILLAUME.
Il me semble que Fortunio n'est pas resté longtemps à l'étude.
LANDRY.
Il y a gala ce soir à la maison, et maître André l'a invité.
GUILLAUME.
Oui; de façon que l'ouvrage nous reste. J'ai la main droite paralysée.
LANDRY.
Il n'est pourtant que troisième clerc; on aurait pu nous inviter aussi.
GUILLAUME.
Après tout, c'est un bon garçon; il n'y a pas grand mal à cela.
LANDRY.
Non. Il n'y en aurait pas non plus si on nous eut mis de la noce.
GUILLAUME.
Hum, hum! quelle odeur de cuisine! on fait un bruit là-haut, c'est à ne pas s'entendre.
LANDRY.
Je crois qu'on danse; j'ai vu des violons.
GUILLAUME.
Au diable les paperasses! je n'en ferai pas davantage aujourd'hui.
LANDRY.
Sais-tu une chose? j'ai quelque idée qu'il se passe du mystère ici.
GUILLAUME.
Bah! comment cela?
LANDRY.
Oui, oui. Tout n'est pas clair, et si je voulais un peu jaser...
GUILLAUME.
N'aie pas peur, je n'en dirai rien.
LANDRY.
Tu te souviens que j'ai vu l'autre jour un homme escalader la fenêtre: qui c'était, on n'en a rien su. Mais aujourd'hui, pas plus tard que ce soir, j'ai vu quelque chose, moi qui te parle, et ce que c'était, je le sais bien.
GUILLAUME.
Qu'est-ce que c'était? conte-moi cela.
LANDRY.
J'ai vu Jacqueline, entre chien et loup, ouvrir la porte du jardin. Un homme était derrière elle, qui s'est glissé contre le mur, et qui lui a baisé la main; après quoi, il a pris le large, et j'ai entendu qu'il disait: Ne craignez rien, je reviendrai tantôt.
GUILLAUME.
Vraiment! cela n'est pas possible.
LANDRY.
Je l'ai vu comme je te vois.
GUILLAUME.
Ma foi! s'il en était ainsi, je sais ce que je ferais à ta place. J'en avertirais maître André, comme l'autre fois, ni plus ni moins.
LANDRY.
Cela demande réflexion. Avec un homme comme maître André, il y a des chances à courir. Il change d'avis tous les matins.
GUILLAUME.
Entends-tu le carillon qu'ils font? Paf, les portes! clip-clap, les assiettes, les plats, les fourchettes, les bouteilles! Il me semble que j'entends chanter.
[LANDRY.
Oui, c'est la voix de maître André lui-même. Pauvre bonhomme! on se rit bien de lui.]
GUILLAUME.
Viens donc un peu sur la promenade; nous jaserons tout à notre aise. Ma foi! quand le patron s'amuse, c'est bien le moins que les clercs se reposent.
Ils sortent.
SCÈNE III
La salle à manger.
MAITRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, FORTUNIO et JACQUELINE, à table.—[On est au dessert.]
CLAVAROCHE.
Allons! monsieur Fortunio, servez donc à boire à madame.
FORTUNIO.
De tout mon cœur, monsieur le capitaine, et je bois à votre santé.
CLAVAROCHE.
Fi donc! vous n'êtes pas galant. A la santé de votre voisine.
MAITRE ANDRÉ.
Eh oui! à la santé de ma femme. Je suis enchanté, capitaine, que vous trouviez ce vin de votre goût.
Il chante.
Amis, buvons, buvons sans cesse...
CLAVAROCHE.
Cette chanson-là est trop vieille. Chantez donc, monsieur Fortunio. 9
FORTUNIO.
Si madame veut l'ordonner.
MAITRE ANDRÉ.
Hé, hé! le garçon sait son monde.
JACQUELINE.
Eh bien! chantez, je vous en prie.
CLAVAROCHE.
Un instant. Avant de chanter, mangez un peu de ce biscuit; cela vous ouvrira la voix, et vous donnera du montant.
MAITRE ANDRÉ.
Le capitaine a le mot pour rire.
FORTUNIO.
Je vous remercie, cela m'étoufferait.
CLAVAROCHE.
Bon, bon! Demandez à madame de vous en donner un morceau. Je suis sûr que de sa blanche main cela vous paraîtra léger.
Regardant sous la table.
O ciel! que vois-je? vos pieds sur le carreau! souffrez, madame, qu'on apporte un coussin.
FORTUNIO, se levant.
En voilà un sous cette chaise.
Il le place sous les pieds de Jacqueline.
CLAVAROCHE.
A la bonne heure! monsieur Fortunio; je pensais que vous m'eussiez laissé faire. Un jeune homme qui fait sa cour ne doit pas permettre qu'on le prévienne.
MAITRE ANDRÉ.
Oh! oh! le garçon ira loin; il n'y a qu'à lui dire un mot.
CLAVAROCHE.
Maintenant donc, chantez, s'il vous plaît; nous écoutons de toutes nos oreilles.
FORTUNIO.
Je n'ose devant des connaisseurs. Je ne sais pas de chanson de table.
CLAVAROCHE.
Puisque madame l'a ordonné, vous ne pouvez vous en dispenser.
FORTUNIO.
Je ferai donc comme je pourrai.
CLAVAROCHE.
N'avez-vous pas encore, monsieur Fortunio, adressé de vers à madame? Voyez, l'occasion se présente.
MAITRE ANDRÉ.
Silence, silence! Laissez-le chanter.
CLAVAROCHE.
Une chanson d'amour surtout, n'est-il pas vrai, monsieur Fortunio? Pas autre chose, je vous en conjure. Madame, priez-le, s'il vous plaît, qu'il nous chante une chanson d'amour. On ne saurait vivre sans cela.
JACQUELINE.
Je vous en prie, Fortunio.
FORTUNIO, chante.
Si vous croyez que je vais dire
Qui j'ose aimer,
Je ne saurais pour un empire
Vous la nommer.
Nous allons chanter à la ronde,
Si vous voulez,
Que je l'adore, et qu'elle est blonde
Comme les blés.
Je fais ce que sa fantaisie
Veut m'ordonner,
Et je puis, s'il lui faut ma vie,
La lui donner.
Du mal qu'une amour ignorée
Nous fait souffrir,
J'en porte l'âme déchirée
Jusqu'à mourir.
Mais j'aime trop pour que je die
Qui j'ose aimer,
Et je veux mourir pour ma mie,
Sans la nommer.
MAITRE ANDRÉ.
En vérité, le petit gaillard est amoureux comme il le dit; il en a les larmes aux yeux. Allons! garçon, bois pour te remettre. C'est quelque grisette de la ville qui t'aura fait ce méchant cadeau-là.
CLAVAROCHE.
Je ne crois pas à monsieur Fortunio l'ambition si roturière; sa chanson vaut mieux qu'une grisette. Qu'en dit madame, et quel est son avis?
JACQUELINE.
Très bien. [Donnez-moi le bras, et] allons prendre le café.
CLAVAROCHE.
[Vite, monsieur Fortunio, offrez votre bras à madame].
JACQUELINE prend le bras de Fortunio; bas, en sortant.
Avez-vous fait ma commission?
FORTUNIO.
Oui, madame [; tout est dans l'étude].
JACQUELINE.
Allez m'attendre dans ma chambre; je vous y rejoins dans un instant. 10
Ils sortent.
SCÈNE IV
[La chambre de Jacqueline.]
Entre FORTUNIO.
FORTUNIO.
Est-il un homme plus heureux que moi? J'en suis certain, Jacqueline m'aime, et à tous les signes qu'elle m'en donne, il n'y a pas à s'y tromper. Déjà me voilà bien reçu, fêté, choyé dans la maison. [Elle m'a fait mettre à table à côté d'elle;] si elle sort, je l'accompagnerai. Quelle douceur, quelle voix, quel sourire! Quand son regard se fixe sur moi, je ne sais ce qui me passe par le corps; j'ai une joie qui me prend à la gorge; je lui sauterais au cou si je ne me retenais. Non;—plus j'y pense, plus je réfléchis, les moindres signes, les plus légères faveurs, tout est certain; elle m'aime, elle m'aime, et je serais un sot fieffé si je feignais de ne pas le voir. Lorsque j'ai chanté tout à l'heure, comme j'ai vu briller ses yeux! [Allons! ne perdons pas de temps. Déposons ici cette boîte qui renferme quelques bijoux; c'est une commission secrète, et Jacqueline, sûrement, ne tardera pas à venir.]
JACQUELINE.
Êtes-vous là, Fortunio?
Entre Jacqueline.
FORTUNIO.
Oui. Voilà votre écrin, madame, et ce que vous avez demandé.
JACQUELINE.
Vous êtes homme de parole, et je suis contente de vous.
FORTUNIO.
Comment vous dire ce que j'éprouve? Un regard de vos yeux a changé mon sort, et je ne vis que pour vous servir.
JACQUELINE.
Vous nous avez chanté, à table, une jolie chanson tout à l'heure. Pour qui est-ce donc qu'elle est faite? Me la voulez-vous donner par écrit?
FORTUNIO.
Elle est faite pour vous, madame; je meurs d'amour, et ma vie est à vous.
Il se jette à genoux.
JACQUELINE.
Vraiment! je croyais que votre refrain défendait de dire qui on aime.
FORTUNIO.
Ah! Jacqueline, ayez pitié de moi; ce n'est pas d'hier que je souffre. Depuis deux ans, à travers ces charmilles, je suis la trace de vos pas. Depuis deux ans, sans que jamais peut-être vous ayez su mon existence, vous n'êtes pas sortie ou rentrée, votre ombre tremblante et légère n'a pas paru derrière vos rideaux, vous n'avez pas ouvert votre fenêtre, vous n'avez pas remué dans l'air, que je ne fusse là, que je ne vous aie vue; je ne pouvais approcher de vous, mais votre beauté, grâce à Dieu, m'appartenait comme le soleil à tous; je la cherchais, je la respirais, je vivais de l'ombre de votre vie. Vous passiez le matin sur le seuil de la porte, la nuit j'y revenais pleurer. Quelques mots, tombés de vos lèvres, avaient pu venir jusqu'à moi, je les répétais tout un jour. Vous cultiviez des fleurs, ma chambre en était pleine. Vous chantiez le soir au piano, je savais par cœur vos romances. Tout ce que vous aimiez, je l'aimais; je m'enivrais de ce qui avait passé sur votre bouche et dans votre cœur. Hélas! je vois que vous souriez. Dieu sait que ma douleur est vraie, et que je vous aime à en mourir.
JACQUELINE.
Je ne souris pas de vous entendre dire qu'il y a deux ans que vous m'aimez, mais je souris de ce que je pense qu'il y aura deux jours demain.
FORTUNIO.
Que je vous perde si la vérité ne m'est aussi chère que mon amour! que je vous perde s'il n'y a deux ans que je n'existe que pour vous!
[JACQUELINE.
Levez-vous donc; si on venait, qu'est-ce qu'on penserait de moi?
FORTUNIO.
Non! je ne me lèverai pas, je ne quitterai pas cette place, que vous ne croyiez à mes paroles. Si vous repoussez mon amour, du moins n'en douterez-vous pas.
JACQUELINE.
Est-ce une entreprise que vous faites?
FORTUNIO.
Une entreprise pleine de crainte, pleine de misère et d'espérance. Je ne sais si je vis ou si je meurs; comment j'ai osé vous parler, je n'en sais rien. Ma raison est perdue; j'aime, je souffre; il faut que vous le sachiez, que vous le voyiez, que vous me plaigniez.
JACQUELINE.
Ne va-t-il pas rester là une heure, ce méchant enfant obstiné?] Allons! levez-vous, je le veux.
FORTUNIO, se levant.
Vous croyez donc à mon amour?
JACQUELINE.
Non, je n'y crois pas; cela m'arrange de n'y pas croire.
FORTUNIO.
C'est impossible! vous n'en pouvez douter.
[JACQUELINE.
Bah! on ne se prend pas si vite à trois mots de galanterie.
FORTUNIO.
De grâce! jetez les yeux sur moi. Qui m'aurait appris à tromper? Je suis un enfant né d'hier, et je n'ai jamais aimé personne, si ce n'est vous qui l'ignoriez.]
JACQUELINE.
Vous faites la cour aux grisettes, je le sais comme si je l'avais vu.
FORTUNIO.
Vous vous moquez. Qui a pu vous le dire?
JACQUELINE.
Oui, oui, vous allez à la danse et aux dîners sur le gazon.
FORTUNIO.
Avec mes amis, le dimanche. Quel mal y a-t-il à cela?
JACQUELINE.
Je vous l'ai déjà dit hier, cela se conçoit: vous êtes jeune, et à l'âge où le cœur est riche, on n'a pas les lèvres avares.
FORTUNIO.
Que faut-il faire pour vous convaincre? Je vous en prie, dites-le-moi.
JACQUELINE.
Vous demandez un joli conseil. Eh bien! il faudrait le prouver.
FORTUNIO.
Seigneur mon Dieu, je n'ai que des larmes. Les larmes prouvent-elles qu'on aime? Quoi! me voilà à genoux devant vous; mon cœur à chaque battement voudrait s'élancer sur vos lèvres; ce qui m'a jeté à vos pieds, c'est une douleur qui m'écrase, que je combats depuis deux ans, que je ne peux plus contenir, et vous restez froide et incrédule? Je ne puis faire passer en vous une étincelle du feu qui me dévore? Vous niez même ce que je souffre quand je suis prêt à mourir devant vous? Ah! c'est plus cruel qu'un refus! c'est plus affreux que le mépris! L'indifférence elle-même peut croire, et je n'ai pas mérité cela.
JACQUELINE.
Debout! on vient. Je vous crois, je vous aime; sortez par le petit escalier, revenez en bas, j'y serai.
Elle sort.
FORTUNIO, seul.
Elle m'aime! Jacqueline m'aime! elle s'éloigne, elle me quitte ainsi! Non! je ne puis descendre encore. Silence! on approche; quelqu'un l'a arrêtée; on vient ici. Vite, sortons!
Il lève la tapisserie.
Ah! la porte est fermée en dehors, je ne puis sortir; comment faire? Si je descends par l'autre côté, je vais rencontrer ceux qui viennent.
CLAVAROCHE, en dehors.
Venez donc, venez donc un peu.
FORTUNIO.
C'est le capitaine qui monte avec elle. Cachons-nous vite et attendons; il ne faut pas qu'on me voie ici.
Il se cache dans le fond de l'alcôve.—Entrent Clavaroche et Jacqueline.
CLAVAROCHE, se jetant sur un sofa.
Parbleu! madame, je vous cherchais partout; que faisiez-vous donc toute seule?
JACQUELINE, à part.
Dieu soit loué, Fortunio est parti!
CLAVAROCHE.
Vous me laissez dans un tête-à-tête qui n'est vraiment pas supportable. Qu'ai-je à faire avec maître André, je vous prie? Et justement vous nous laissez ensemble quand le vin joyeux de l'époux doit me rendre plus précieux l'aimable entretien de la femme.
FORTUNIO, caché.
C'est singulier; que veut dire ceci?
CLAVAROCHE, ouvrant l'écrin qui est sur la table.
Voyons un peu. Sont-ce des anneaux? et dites-moi, qu'en voulez-vous faire? Est-ce que vous faites un cadeau?
JACQUELINE.
Vous savez bien que c'est notre fable.
CLAVAROCHE.
Mais, en conscience, c'est de l'or! Si vous comptez tous les matins user du même stratagème, notre jeu finira bientôt par ne pas valoir... A propos, que ce dîner m'a amusé, et quelle curieuse figure a notre jeune initié!
FORTUNIO, caché.
Initié! à quel mystère? est-ce de moi qu'il veut parler?
CLAVAROCHE.
La chaîne est belle; c'est un bijou de prix. Vous avez eu là une singulière idée.
FORTUNIO, de même.
Ah! il paraît qu'il est aussi dans la confidence de Jacqueline.
CLAVAROCHE.
Comme il tremblait, le pauvre garçon, lorsqu'il a soulevé son verre! Qu'il m'a réjoui avec ses coussins, et qu'il faisait plaisir à voir!
FORTUNIO, de même.
Assurément, c'est de moi qu'il parle, et il s'agit du dîner de tantôt.
CLAVAROCHE.
Vous rendrez cela, je suppose, au bijoutier qui l'a fourni.
FORTUNIO, de même.
Rendre la chaîne! et pourquoi donc?
CLAVAROCHE.
Sa chanson surtout m'a ravi, et maître André l'a bien remarqué; il en avait, Dieu me pardonne, la larme à l'œil pour tout de bon.
FORTUNIO, de même.
Je n'ose croire ni comprendre encore. Est-ce un rêve? suis-je éveillé? Qu'est-ce donc que ce Clavaroche?
CLAVAROCHE.
Du reste, il devient inutile de pousser les choses plus loin. A quoi bon un tiers incommode, si les soupçons ne reviennent plus? Ces maris ne manquent jamais d'adorer les amoureux de leurs femmes. Voyez ce qui est arrivé! Du moment qu'on se fie à vous, il faut souffler sur le chandelier.
JACQUELINE.
Qui peut savoir ce qui arrivera? Avec ce caractère-là il n'y a jamais rien de sûr, et il faut garder sous la main de quoi se tirer d'embarras.
FORTUNIO, de même.
Qu'ils fassent de moi leur jouet, ce ne peut être sans motif. Toutes ces paroles sont des énigmes.
CLAVAROCHE.
Je suis d'avis de le congédier.
JACQUELINE.
Comme vous voudrez. Dans tout cela, ce n'est pas moi que je consulte. Quand le mal serait nécessaire, croyez-vous qu'il serait de mon choix? Mais qui sait si demain, ce soir, dans une heure, ne viendra pas une bourrasque? Il ne faut pas compter sur le calme avec trop de sécurité.
CLAVAROCHE.
Tu crois? 11
[FORTUNIO, de même.
Sang du Christ! il est son amant.
CLAVAROCHE.
Faites-en, du reste, ce que vous voudrez. Sans évincer tout à fait le jeune homme, on peut le tenir en haleine, mais d'un peu loin, et le mettre aux lisières. Si les soupçons de maître André lui revenaient jamais en tête, eh bien? alors, on aurait à portée votre M. Fortunio, pour les détourner de nouveau. Je le tiens pour poisson d'eau vive; il est friand de l'hameçon.
JACQUELINE.
Il me semble qu'on a remué.
CLAVAROCHE.
Oui;] j'ai cru entendre un soupir.
JACQUELINE.
C'est probablement Madeleine; elle range dans le cabinet.]