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Œuvres Complètes de Alfred de Musset — Tome 7.

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III


La petite fille devenait grande; la nature remplissait tristement sa tâche, mais fidèlement. Camille n'avait que ses yeux au service de son âme; ses premiers gestes furent, comme l'avaient été ses premiers regards, dirigés vers la lumière. Le plus pâle rayon de soleil lui causait des transports de joie.

Lorsqu'elle commença à se tenir debout et à marcher, une curiosité très marquée lui fit examiner et toucher tous les objets qui l'environnaient, avec une délicatesse mêlée de crainte et de plaisir, qui tenait de la vivacité de l'enfant, et déjà de la pudeur de la femme. Son premier mouvement était de courir vers tout ce qui lui était nouveau, comme pour le saisir et s'en emparer; mais elle se retournait presque toujours à moitié chemin en regardant sa mère, comme pour la consulter. Elle ressemblait alors à l'hermine, qui, dit-on, s'arrête et renonce à la route qu'elle voulait suivre, si elle voit qu'un peu de fange ou de gravier pourrait tacher sa fourrure.

Quelques enfants du voisinage venaient jouer avec Camille dans le jardin. C'était une chose étrange que la manière dont elle les regardait parler. Ces enfants, à peu près du même âge qu'elle, essayaient, bien entendu, de répéter des mots estropiés par leurs bonnes, et tâchaient, en ouvrant les lèvres, d'exercer leur intelligence au moyen d'un bruit qui ne semblait qu'un mouvement à la pauvre fille. Souvent, pour prouver qu'elle avait compris, elle étendait les mains vers ses petites compagnes, qui, de leur côté, reculaient effrayées devant cette autre expression de leur propre pensée.

Madame des Arcis ne quittait pas sa fille. Elle observait avec anxiété les moindres actions, les moindres signes de vie de Camille. Si elle eût pu deviner que l'abbé de l'Épée allait bientôt venir et apporter la lumière dans ce monde de ténèbres, quelle n'eût pas été sa joie! Mais elle ne pouvait rien et demeurait sans force contre ce mal du hasard, que le courage et la piété d'un homme allaient détruire. Singulière chose qu'un prêtre en voie plus qu'une mère, et que l'esprit, qui discerne, trouve ce qui manque au cœur, qui souffre!

Quand les petites amies de Camille furent en âge de recevoir les premières instructions d'une gouvernante, la pauvre enfant commença à témoigner une très grande tristesse de ce qu'on n'en faisait pas autant pour elle que pour les autres. Il y avait chez un voisin une vieille institutrice anglaise qui faisait épeler à grand'peine un enfant et le traitait sévèrement. Camille assistait à la leçon, regardait avec étonnement son petit camarade, suivant des yeux ses efforts, et tâchant, pour ainsi dire, de l'aider; elle pleurait avec lui lorsqu'il était grondé.

Les leçons de musique furent pour elle le sujet d'une peine bien plus vive. Debout près du piano, elle roidissait et remuait ses petits doigts en regardant la maîtresse de tous ses grands yeux, qui étaient très noirs et très beaux. Elle semblait demander ce qui se faisait là, et frappait quelquefois sur les touches d'une façon en même temps douce et irritée.

L'impression que les êtres ou les objets extérieurs produisaient sur les autres enfants ne paraissait pas la surprendre. Elle observait les choses et s'en souvenait comme eux. Mais lorsqu'elle les voyait se montrer du doigt ces mêmes objets et échanger entre eux ce mouvement des lèvres qui lui était inintelligible, alors recommençait son chagrin. Elle se retirait dans un coin, et, avec une pierre ou un morceau de bois, elle traçait presque machinalement sur le sable quelques lettres majuscules qu'elle avait vu épeler à d'autres, et qu'elle considérait attentivement.

La prière du soir, que le voisin faisait faire régulièrement à ses enfants tous les jours, était pour Camille une énigme qui ressemblait à un mystère. Elle s'agenouillait, avec ses amies et joignait les mains sans savoir pourquoi. Le chevalier voyait en cela une profanation:

—Ôtez-moi cette petite, disait-il; épargnez-moi cette singerie.—Je prends sur moi d'en demander pardon à Dieu, répondit un jour la mère.

Camille donna de bonne heure des signes de cette bizarre faculté que les Écossais appellent la double vue, que les partisans du magnétisme veulent faire admettre, et que les médecins rangent, la plupart du temps, au nombre des maladies. La petite sourde et muette sentait venir ceux qu'elle aimait, et allait souvent au-devant d'eux, sans que rien eût pu l'avertir de leur arrivée.

Non seulement les autres enfants ne s'approchaient d'elle qu'avec une certaine crainte, mais ils l'évitaient quelquefois d'un air de mépris. Il arrivait que l'un d'eux, avec ce manque de pitié dont parle La Fontaine, venait lui parler longtemps en la regardant en face et en riant, lui demandant de répondre. Ces petites rondes des enfants, qui se danseront tant qu'il y aura de petites jambes, Camille les regardait à la promenade, déjà à demi jeune fille, et quand venait le vieux refrain:

Entrez dans la danse,
Voyez comme on danse...

seule à l'écart, appuyée sur un banc, elle suivait la mesure, en balançant sa jolie tête, sans essayer de se mêler au groupe, mais avec assez de tristesse et de gentillesse pour faire pitié.

L'une des plus grandes tâches qu'essaya cet esprit maltraité fut de vouloir compter avec une petite voisine qui apprenait l'arithmétique. Il s'agissait d'un calcul fort aisé et fort court. La voisine se débattait contre quelques chiffres un peu embrouillés. Le total ne se montait guère à plus de douze ou quinze unités. La voisine comptait sur ses doigts. Camille, comprenant qu'on se trompait, et voulant aider, étendit ses deux mains ouvertes. On lui avait donné, à elle aussi, les premières et les plus simples notions; elle savait que deux et deux font quatre. Un animal intelligent, un oiseau même, compte d'une façon ou d'une autre, que nous ne savons pas, jusqu'à deux ou trois. Une pie, dit-on, a compté jusqu'à cinq. Camille, dans cette circonstance, aurait eu à compter plus loin. Ses mains n'allaient que jusqu'à dix. Elle les tenait ouvertes devant sa petite amie avec un air si plein de bonne volonté, qu'on l'eût prise pour un honnête homme qui ne peut pas payer.

La coquetterie se montre de bonne heure chez les femmes: Camille n'en donnait aucun indice.—C'est pourtant drôle, disait le chevalier, qu'une petite fille ne comprenne pas un bonnet! À de pareils propos, madame des Arcis souriait tristement.—Elle est pourtant belle! disait-elle à son mari; et en même temps, avec douceur, elle poussait un peu Camille pour la faire marcher devant son père, afin qu'il vît mieux sa taille, qui commençait à se former, et sa démarche encore enfantine, qui était charmante.

À mesure qu'elle avançait en âge, Camille se prit de passion, non pour la religion, qu'elle ne connaissait pas, mais pour les églises, qu'elle voyait. Peut-être avait-elle dans l'âme cet instinct invincible qui fait qu'un enfant de dix ans conçoit et garde le projet de prendre une robe de laine, de chercher ce qui est pauvre et ce qui souffre, et de passer ainsi toute sa vie. Il mourra bien des indifférents et même des philosophes avant que l'un d'eux explique une pareille fantaisie, mais elle existe.

«Lorsque j'étais enfant, je ne voyais pas Dieu, je ne voyais que le ciel,» est certainement un mot sublime, écrit, comme on sait, par un sourd-muet. Camille était bien loin de tant de force. L'image grossière de la Vierge, badigeonnée de blanc de céruse, sur un fond de plâtre frotté de bleu, à peu près comme l'enseigne d'une boutique; un enfant de chœur de province, dont un vieux surplis couvrait la soutane, et dont la voix faible et argentine faisait tristement vibrer les carreaux, sans que Camille en pût rien entendre; la démarche du suisse, les airs du bedeau,—qui sait ce qui fait lever les yeux à un enfant? Mais qu'importe, dès que ces yeux se lèvent?



IV


—Elle est pourtant belle! se répétait le chevalier, et Camille l'était en effet. Dans le parfait ovale d'un visage régulier, sur des traits d'une pureté et d'une fraîcheur admirables, brillait, pour ainsi dire, la clarté d'un bon cœur. Camille était petite, non point pâle, mais très blanche, avec de longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait son naturel; triste avec douceur et presque avec nonchalance dès que le malheur venait la toucher; pleine de grâce dans tous ses mouvements, d'esprit et quelquefois d'énergie dans sa petite pantomime, singulièrement industrieuse à se faire entendre, vive à comprendre, toujours obéissante dès qu'elle avait compris. Le chevalier restait aussi parfois, comme madame des Arcis, à regarder sa fille sans parler. Tant de grâce et de beauté, joint à tant de malheur et d'horreur, était près de lui troubler l'esprit; on le vit embrasser souvent Camille avec une sorte de transport, en disant tout haut:—Je ne suis cependant pas un méchant homme!

Il y avait une allée dans le bois, au fond du jardin, où le chevalier avait l'habitude de se promener après le déjeuner. De la fenêtre de sa chambre, madame des Arcis voyait son mari aller et venir derrière les arbres. Elle n'osait guère l'y aller retrouver. Elle regardait, avec un chagrin plein d'amertume, cet homme qui avait été pour elle plutôt un amant qu'un époux, dont elle n'avait jamais reçu un reproche, à qui elle n'en avait jamais eu un seul à faire, et qui n'avait plus le courage de l'aimer parce qu'elle était mère.

Elle se hasarda pourtant un matin. Elle descendit en peignoir, belle comme un ange, le cœur palpitant; il s'agissait d'un bal d'enfants qui devait avoir lieu dans un château voisin. Madame des Arcis voulait y mener Camille. Elle voulait voir l'effet que pourrait produire sur le monde et sur son mari la beauté de sa fille. Elle avait passé des nuits sans sommeil à chercher quelle robe elle lui mettrait; elle avait formé sur ce projet les plus douces espérances.—Il faudra bien, se disait-elle, qu'il en soit fier et qu'on en soit jaloux, une fois pour toutes, de cette pauvre petite. Elle ne dira rien, mais elle sera la plus belle.

Dès que le chevalier vit sa femme venir à lui, il s'avança au-devant d'elle, et lui prit la main, qu'il baisa avec un respect et une galanterie qui lui venaient de Versailles, et dont il ne s'écartait jamais, malgré sa bonhomie naturelle. Ils commencèrent par échanger quelques mots insignifiants, puis ils se mirent à marcher l'un à côté de l'autre.

Madame des Arcis cherchait de quelle manière elle proposerait à son mari de la laisser mener sa fille au bal, et de rompre ainsi une détermination qu'il avait prise depuis la naissance de Camille, celle de ne plus voir le monde. La seule pensée d'exposer son malheur aux yeux des indifférents ou des malveillants mettait le chevalier presque hors de lui. Il avait annoncé formellement sa volonté sur ce sujet. Il fallait donc que madame des Arcis trouvât un biais, un prétexte quelconque, non seulement pour exécuter son dessein, mais pour en parler.

Pendant ce temps-là, le chevalier paraissait réfléchir beaucoup de son côté. Il fut le premier à rompre le silence. Une affaire survenue à un de ses parents, dit-il à sa femme, venait d'occasionner de grands dérangements de fortune dans sa famille; il était important pour lui de surveiller les gens chargés des mesures à prendre; ses intérêts, et par conséquent ceux de madame des Arcis elle-même, couraient le risque d'être compromis faute de soin. Bref, il annonça qu'il était obligé de faire un court voyage en Hollande, où il devait s'entendre avec son banquier; il ajouta que l'affaire était extrêmement pressée, et qu'il comptait partir dès le lendemain matin.

Il n'était que trop facile à madame des Arcis de comprendre le motif de ce voyage. Le chevalier était bien éloigné de songer à abandonner sa femme; mais, en dépit de lui-même, il éprouvait un besoin irrésistible de s'isoler tout à fait pendant quelque temps, ne fût-ce que pour revenir plus tranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du temps, ce besoin de solitude à l'homme comme la souffrance physique aux animaux.

Madame des Arcis fut d'abord tellement surprise, qu'elle ne répondit que par ces phrases banales qu'on a toujours sur les lèvres quand on ne peut pas dire ce qu'on pense: elle trouvait ce voyage tout simple; le chevalier avait raison, elle reconnaissait l'importance de cette démarche, et ne s'y opposait en aucune façon. Tandis qu'elle parlait, la douleur lui serrait le cœur; elle dit qu'elle se trouvait lasse, et s'assit sur un banc.

Là, elle resta plongée dans une rêverie profonde, les regards fixes, les mains pendantes. Madame des Arcis n'avait connu jusqu'alors ni grande joie ni grands plaisirs. Sans être une femme d'un esprit élevé, elle sentait assez fortement et elle était d'une famille assez commune pour avoir quelque peu souffert. Son mariage avait été pour elle un bonheur tout à fait imprévu, tout à fait nouveau; un éclair avait brillé devant ses yeux au milieu de longues et froides journées, maintenant la nuit la saisissait.

Elle demeura longtemps pensive. Le chevalier détournait les yeux, et semblait impatient de rentrer à la maison. Il se levait et se rasseyait. Madame des Arcis se leva aussi enfin, prit le bras de son mari; ils rentrèrent ensemble.

L'heure du dîner venue, madame des Arcis fit dire qu'elle se trouvait malade et qu'elle ne descendrait pas. Dans sa chambre était un prie-Dieu où elle resta à genoux jusqu'au soir. Sa femme de chambre entra plusieurs fois, ayant reçu du chevalier l'ordre secret de veiller sur elle; elle ne répondit pas à ce qu'on lui disait. Vers huit heures du soir elle sonna, demanda la robe commandée à l'avance pour sa fille, et qu'on mit le cheval à la voiture. Elle fit avertir en même temps le chevalier qu'elle allait au bal, et qu'elle souhaitait qu'il l'y accompagnât.

Camille avait la taille d'un enfant, mais la plus svelte et la plus légère. Sur ce corps bien-aimé, dont les contours commençaient à se dessiner, la mère posa une petite parure simple et fraîche. Une robe de mousseline blanche brodée, des petits souliers de satin blanc, un collier de graines d'Amérique sur le cou, une couronne de bluets sur la tête, tels furent les atours de Camille, qui se mirait avec orgueil et sautait de joie. La mère, vêtue d'une robe de velours, comme quelqu'un qui ne veut pas danser, tenait son enfant devant une psyché, et l'embrassait coup sur coup, en répétant: Tu es belle, tu es belle! lorsque le chevalier monta. Madame des Arcis, sans aucune émotion apparente, demanda à son domestique si on avait attelé, et à son mari s'il venait. Le chevalier donna la main à sa femme, et l'on alla au bal.

C'était la première fois qu'on voyait Camille. On avait beaucoup entendu parler d'elle. La curiosité dirigea tous les regards vers la petite fille dès qu'elle parut. On pouvait s'attendre à ce que madame des Arcis montrât quelque embarras et quelque inquiétude; il n'en fut rien. Après les politesses d'usage, elle s'assit de l'air le plus calme, et tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espèce d'étonnement ou un air d'intérêt affecté, elle la laissait aller par la chambre sans paraître y songer.

Camille retrouvait là ses petites compagnes; elle courait tour à tour vers l'une ou vers l'autre, comme si elle eût été au jardin. Toutes, cependant, la recevaient avec réserve et avec froideur. Le chevalier, debout à l'écart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent à lui, vantèrent la beauté de sa fille; des personnes étrangères, ou même inconnues, l'abordèrent avec l'intention de lui faire compliment. Il sentait qu'on le consolait, et ce n'était guère de son goût. Cependant un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous, lui remit peu à peu quelque joie au cœur. Après avoir parlé par gestes presque à tout le monde, Camille était restée debout entre les genoux de sa mère. On venait de la voir aller de côté et d'autre; on s'attendait à quelque chose d'étrange, ou tout au moins de curieux; elle n'avait rien fait que de dire bonsoir aux gens avec une grande révérence, donner un petit shake-hand à des demoiselles anglaises, envoyer des baisers aux mères de ses petites amies, le tout peut-être appris par cœur, mais fait avec grâce et naïveté. Revenue tranquillement à sa place, on commença à l'admirer. Rien, en effet, n'était plus beau que cette enveloppe dont ne pouvait sortir cette pauvre âme. Sa taille, son visage, ses longs cheveux bouclés, ses yeux surtout d'un éclat incomparable, surprenaient tout le monde. En même temps que ses regards essayaient de tout deviner, et ses gestes de tout dire, son air réfléchi et mélancolique prêtait à ses moindres mouvements, à ses allures d'enfant et à ses poses un certain aspect d'un air de grandeur; un peintre ou un sculpteur en eût été frappé. On s'approcha de madame des Arcis, on l'entoura, on fit mille questions par gestes à Camille; à l'étonnement et à la répugnance avaient succédé une bienveillance sincère, une franche sympathie. L'exagération, qui arrive toujours dès que le voisin parle après le voisin pour répéter la même chose, s'en mêla bientôt. On n'avait jamais vu un si charmant enfant; rien ne lui ressemblait, rien n'était si beau qu'elle. Camille eut enfin un triomphe complet, auquel elle était loin de rien comprendre.

Madame des Arcis le comprenait. Toujours calme au dehors, elle eut ce soir-là un battement de cœur qui lui était dû, le plus heureux, le plus pur de sa vie. Il y eut entre elle et son mari un sourire échangé, qui valait bien des larmes.

Cependant une jeune fille se mit au piano, et joua une contredanse. Les enfants se prirent par la main, se mirent en place et commencèrent à exécuter les pas que le maître de danse de l'endroit leur avait appris. Les parents, d'autre part, commencèrent à se complimenter réciproquement, à trouver charmante cette petite fête, et à se faire remarquer les uns aux autres la gentillesse de leurs progénitures. Ce fut bientôt un grand bruit de rires enfantins, de plaisanteries de café entre les jeunes gens, de causeries de chiffons entre les jeunes filles, de bavardages entre les papas, de politesses aigres-douces entre les mamans, bref un bal d'enfants en province.

Le chevalier ne quittait pas des yeux sa fille, qui, on le pense bien, n'était pas de la contredanse. Camille regardait la fête avec une attention un peu triste. Un petit garçon vint l'inviter. Elle secoua la tête pour toute réponse; quelques bluets tombèrent de sa couronne, qui n'était pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eut bientôt réparé, avec quelques épingles, le désordre de cette coiffure qu'elle avait faite elle-même; mais elle chercha vainement ensuite son mari: il n'était plus dans la salle. Elle fit demander s'il était parti, et s'il avait pris la voiture. On lui répondit qu'il était retourné chez lui à pied.



V


Le chevalier avait résolu de s'éloigner sans dire adieu à sa femme. Il craignait et fuyait toute explication fâcheuse, et comme, d'ailleurs, son dessein était de revenir dans peu de temps, il crut agir plus sagement en laissant seulement une lettre. Il n'était pas tout à fait vrai que ses affaires l'appelassent en Hollande; cependant son voyage pouvait lui être avantageux. Un de ses amis écrivit à Chardonneux pour presser son départ; c'était un prétexte convenu. Il prit, en rentrant, le semblant d'un homme obligé de s'en aller à l'improviste. Il fit faire ses paquets en toute hâte, les envoya à la ville, monta à cheval et partit.

Une hésitation involontaire et un très grand regret s'emparèrent cependant de lui lorsqu'il franchit le seuil de sa porte. Il craignit d'avoir obéi trop vite à un sentiment qu'il pouvait maîtriser, de faire verser à sa femme des larmes inutiles, et de ne pas trouver ailleurs le repos qu'il ôtait peut-être à sa maison.—Mais qui sait, pensa-t-il, si je ne fais pas, au contraire, une chose utile et raisonnable? Qui sait si le chagrin passager que pourra causer mon absence ne nous rendra pas des jours plus heureux? Je suis frappé d'un malheur dont Dieu seul connaît la cause; je m'éloigne pour quelques jours du lieu où je souffre. Le changement, le voyage, la fatigue même, calmeront peut-être mes ennuis; je vais m'occuper de choses matérielles, importantes, nécessaires; je reviendrai le cœur plus tranquille, plus content; j'aurai réfléchi, je saurai mieux ce que j'ai à faire.—Cependant Cécile va souffrir, se disait-il au fond du cœur. Mais, son parti une fois pris, il continua sa route.

Madame des Arcis avait quitté le bal vers onze heures. Elle était montée en voiture avec sa fille, qui s'endormit bientôt sur ses genoux. Bien qu'elle ignorât que le chevalier eût exécuté si promptement son projet de voyage, elle n'en souffrait pas moins d'être sortie seule de chez ses voisins. Ce qui n'est aux yeux du monde qu'un manque d'égards devient une douleur sensible à qui en soupçonne le motif. Le chevalier n'avait pu supporter le spectacle public de son malheur. La mère avait voulu montrer ce malheur pour tâcher de le vaincre et d'en avoir raison. Elle eut aisément pardonné à son mari un mouvement de tristesse ou de mauvaise humeur; mais il faut penser qu'en province une telle manière de laisser ainsi sa femme et sa fille est une chose presque inouïe; et la moindre bagatelle en pareil cas, seulement un manteau qu'on cherche, lorsque celui qui devrait l'apporter n'est pas là, a fait, quelquefois plus de mal que tout le respect des convenances ne saurait faire de bien.

Tandis que la voiture se traînait lentement sur les cailloux d'un chemin vicinal nouvellement fait, madame des Arcis, regardant sa fille endormie, se livrait aux plus tristes pressentiments. Soutenant Camille, de façon à ce que les cahots ne pussent l'éveiller, elle songeait, avec cette force que la nuit donne à la pensée, à la fatalité qui semblait la poursuivre jusque dans cette joie légitime qu'elle venait d'avoir à ce bal. Une étrange disposition d'esprit la faisait se reporter tour à tour, tantôt vers son propre passé, tantôt vers l'avenir de sa fille.—Que va-t-il arriver? se disait-elle. Mon mari s'éloigne de moi; s'il ne part pas aujourd'hui pour toujours, ce sera demain; tous mes efforts, toutes mes prières ne serviront qu'à l'importuner; son amour est mort, sa pitié subsiste, mais son chagrin est plus fort que lui et que moi-même. Ma fille est belle, mais vouée au malheur; qu'y puis-je faire? que puis-je prévoir ou empêcher? Si je m'attache à cette pauvre enfant, comme je le dois, comme je le fais, c'est presque renoncer à voir mon mari. Il nous fuit, nous lui faisons horreur. Si je tentais, au contraire, de me rapprocher de lui, si j'osais essayer de rappeler son ancien amour, ne me demanderait-il pas peut-être de me séparer de ma fille? Ne pourrait-il pas se faire qu'il voulût confier Camille à des étrangers, et se délivrer d'un spectacle qui l'afflige?

En se parlant ainsi à elle-même, madame des Arcis embrassait Camille.

—Pauvre enfant! se disait-elle, moi t'abandonner! moi acheter au prix de ton repos, de ta vie peut-être, l'apparence d'un bonheur qui me fuirait à mon tour! cesser d'être mère pour être épouse! Quand une pareille chose serait possible, ne vaut-il pas mieux mourir que d'y songer?

Puis elle revenait à ses conjectures.—Que va-t-il arriver? se demandait-elle encore. Qu'ordonnera de nous la Providence? Dieu veille sur tous, il nous voit comme les autres. Que fera-t-il de nous? que deviendra cette enfant?

À quelque distance de Chardonneux, il y avait un gué à passer. Il avait beaucoup plu depuis un mois à peu près, en sorte que la rivière débordait et couvrait les prés d'alentour. Le passeux refusa d'abord de prendre la voiture dans son bac, et dit qu'il fallait dételer, qu'il se chargeait de traverser l'eau avec les gens et le cheval, non avec le carrosse. Madame des Arcis, pressée de revoir son mari, ne voulut pas descendre. Elle dit au cocher d'entrer dans le bac; c'était un trajet de quelques minutes, qu'elle avait fait cent fois.

Au milieu du gué, le bateau commença à dévier, poussé par le courant. Le passeux demanda aide au cocher pour empêcher, disait-il, d'aller à l'écluse. Il y avait, en effet, à deux ou trois cents pas plus bas, un moulin avec une écluse, faite de soliveaux, de pieux et de planches rassemblées, mais vieille, brisée par l'eau, et devenue une espèce de cascade, ou plutôt de précipice. Il était clair que, si l'on se laissait entraîner jusque-là, on devait s'attendre à un accident terrible.

Le cocher était descendu de son siège; il aurait voulu être bon à quelque chose, mais il n'y avait qu'une perche dans le bac. Le passeux, de son côté, faisait ce qu'il pouvait, mais la nuit était sombre; une petite pluie fine aveuglait ces deux hommes, qui tantôt se relayaient, tantôt réunissaient leurs forces, pour couper l'eau et gagner la rive.

À mesure que le bruit de l'écluse se rapprochait, le danger devenait plus effrayant. Le bateau, lourdement chargé, et défendu contre le courant par deux hommes vigoureux, n'allait pas vite. Lorsque la perche était bien enfoncée et bien tenue à l'avant, le bac s'arrêtait, allait de côté, ou tournait sur lui-même; mais le flot était trop fort. Madame des Arcis, qui était restée dans la voiture avec l'enfant, ouvrit la glace avec une terreur affreuse:

—Est-ce que nous sommes perdus? s'écria-t-elle.

En ce moment la perche rompit. Les deux hommes tombèrent dans le bateau, épuisés, et les mains meurtries.

Le passeux savait nager, mais non le cocher. Il n'y avait pas de temps à perdre:

—Père Georgeot, dit madame des Arcis au passeux (c'était son nom), peux-tu me sauver, ma fille et moi?

Le père Georgeot jeta un coup, d'œil sur l'eau, puis sur la rive:

—Certainement, répondit-il en haussant les épaules d'un air presque offensé qu'on lui adressât une pareille question.

—Que faut-il faire? dit madame des Arcis.

—Vous mettre sur mes épaules, répliqua le passeux. Gardez votre robe, ça vous soutiendra. Empoignez-moi le cou à deux bras, mais n'ayez pas peur et ne vous cramponnez pas, nous serions noyés; ne criez pas, ça vous ferait boire. Quant à la petite, je la prendrai d'une main par la taille, je nagerai de l'autre à la marinière, et je la passerai en l'air sans la mouiller. Il n'y a pas vingt-cinq brasses d'ici aux pommes de terre qui sont dans ce champ-là.

—Et Jean? dit madame des Arcis, désignant le cocher.

—Jean boira un coup, mais il en reviendra. Qu'il aille à l'écluse et qu'il attende, je le retrouverai.

Le père Georgeot s'élança dans l'eau, chargé de son double fardeau, mais il avait trop préjugé de ses forces. Il n'était plus jeune, tant s'en fallait. La rive était plus loin qu'il ne disait, et le courant plus fort qu'il ne l'avait pensé. Il fit cependant tout ce qu'il put pour arriver à terre, mais il fut bientôt entraîné. Le tronc d'un saule couvert par l'eau, et qu'il ne pouvait voir dans les ténèbres, l'arrêta tout à coup: il s'y était violemment frappé au front. Son sang coula, sa vue s'obscurcit.

—Prenez votre fille et mettez-la sur mon cou, dit-il, ou sur le vôtre; je n'en puis plus.

—Pourrais-tu la sauver si tu ne portais qu'elle? demanda la mère.

-Je n'en sais rien, mais je crois que oui, dit le passeux.

Madame des Arcis, pour toute réponse, ouvrit les bras, lâcha le cou du passeux, et se laissa aller au fond de l'eau.

Lorsque le passeux eut déposé à terre la petite Camille saine et sauve, le cocher, qui avait été tiré de la rivière par un paysan, l'aida à chercher le corps de madame des Arcis. On ne le trouva que le lendemain matin, près du rivage.



VI


Un an après cet événement, dans une chambre d'un hôtel garni situé rue du Bouloi, à Paris, dans le quartier des diligences, une jeune fille en deuil était assise près d'une table, au coin du feu. Sur cette table était une bouteille de vin d'ordinaire, à moitié vide, et un verre. Un homme courbé par l'âge, mais d'une physionomie ouverte et franche, vêtu à peu près comme un ouvrier, se promenait à grands pas dans la chambre. De temps en temps il s'approchait de la jeune fille, s'arrêtait devant elle, et la regardait d'un air presque paternel. La jeune fille, alors, étendait le bras, soulevait la bouteille avec un empressement mêlé d'une sorte de répugnance involontaire, et remplissait le verre. Le vieillard buvait un petit coup, puis recommençait à marcher, tout en gesticulant d'une façon singulière et presque ridicule, pendant que la jeune fille, souriant d'un air triste, suivait ses mouvements avec attention.

Il eût été difficile, à qui se fût trouvé là, de deviner quelles étaient ces deux personnes: l'une, immobile, froide, pareille au marbre, mais pleine de grâce et de distinction, portant sur son visage et dans ses moindres gestes plus que ce qu'on appelle ordinairement la beauté; l'autre, d'une apparence tout à fait vulgaire, les habits en désordre, le chapeau sur la tête, buvant du gros vin de cabaret, et faisant résonner sur le parquet les clous de ses souliers. C'était un étrange contraste.

Ces deux personnes étaient pourtant liées par une amitié bien vive et bien tendre. C'était Camille et l'oncle Giraud. Le digne homme était venu à Chardonneux lorsque madame des Arcis avait été portée d'abord à l'église, puis à sa dernière demeure. Sa mère étant morte et son père absent, la pauvre enfant se trouvait alors absolument seule en ce monde. Le chevalier, ayant une fois quitté sa maison, distrait par son voyage, appelé par ses affaires et obligé de parcourir plusieurs villes de la Hollande, n'avait appris que fort tard la mort de sa femme; en sorte qu'il se passa près d'un mois, pendant lequel Camille resta, pour ainsi dire, orpheline. Il y avait bien, il est vrai, à la maison une sorte de gouvernante qui avait charge de veiller sur la jeune fille; mais la mère, de son vivant, ne souffrait point de partage. Cet emploi était une sinécure; la gouvernante connaissait à peine Camille, et ne pouvait lui être d'aucun secours dans une pareille circonstance.

La douleur de la jeune fille à la mort de sa mère avait été si violente, qu'on avait craint longtemps pour ses jours. Lorsque le corps de madame des Arcis avait été retiré de l'eau et apporté à la maison, Camille accompagnait ce cortège funèbre en poussant des cris de désespoir si déchirants que les gens du pays en avaient presque peur. Il y avait, en effet, je ne sais quoi d'effrayant dans cet être qu'on était habitué à voir muet, doux et tranquille, et qui sortait tout à coup de son silence en présence de la mort. Les sons inarticulés qui s'échappaient de ses lèvres, et qu'elle seule n'entendait pas, avaient quelque chose de sauvage; ce n'étaient ni des paroles ni des sanglots, mais une sorte de langage horrible, qui semblait inventé par la douleur. Pendant un jour et une nuit, ces cris affreux ne cessèrent de remplir la maison; Camille courait de tous côtés, s'arrachant les cheveux et frappant les murailles. On essaya en vain de l'arrêter; la force même fut inutile. Ce ne fut que la nature épuisée qui la fit enfin tomber au pied du lit où le corps de sa mère était couché.

Presque aussitôt, elle avait paru reprendre sa tranquillité accoutumée, et, pour ainsi dire, tout oublier. Elle était restée quelque temps dans un calme apparent, marchant toute la journée, au hasard, d'un pas lent et distrait, ne se refusant à aucun des soins qu'on prenait pour elle; on la croyait revenue à elle-même, et le médecin, qui avait été appelé, s'y trompa comme tout le monde; mais une fièvre nerveuse se déclara bientôt avec les plus graves symptômes. Il fallut veiller constamment sur la malade; sa raison semblait entièrement perdue.

C'était alors que l'oncle Giraud avait pris la résolution de venir à tout prix au secours de sa nièce.—Puisqu'elle n'a plus ni père ni mère dans ce moment-ci, avait-il dit aux gens de la maison, je me déclare pour son oncle véritable, chargé de la soigner et d'empêcher qu'il ne lui arrive malheur. Cette enfant m'a toujours plu; j'ai souvent demandé à son père de me la donner pour me faire rire. Je ne veux pas l'en priver, c'est sa fille, mais pour l'instant je m'en empare. À son retour, je la lui rendrai fidèlement.

L'oncle Giraud n'avait pas grande foi aux médecins, par une assez bonne raison, c'est qu'il croyait à peine aux maladies, n'ayant jamais lui-même été malade. Une fièvre nerveuse surtout lui paraissait une chimère, un pur dérangement d'idées, qu'un peu de distraction devait guérir. Il s'était donc décidé à amener Camille à Paris.—Vous voyez, disait-il encore, qu'elle a du chagrin, cette enfant. Elle ne fait que pleurer, et elle a raison; une mère ne vous meurt pas deux fois. Mais il ne s'agit pas que la fille s'en aille parce que l'autre vient de partir; il faut tâcher qu'elle pense à autre chose. On dit que Paris est très bon pour cela; je ne connais point Paris, moi, ni elle non plus. Ainsi donc je vais l'y mener, cela nous fera du bien à tous les deux. D'ailleurs, quand ce ne serait que la route, cela ne peut que lui être très bon. J'ai eu de la peine comme un autre, et toutes les fois que j'ai vu sautiller devant moi la queue d'un postillon, cela m'a toujours ragaillardi.

De cette façon, Camille et son oncle étaient venus à Paris. Le chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l'oncle Giraud, l'approuva. Au retour de sa tournée en Hollande, il avait rapporté à Chardonneux une mélancolie tellement profonde, qu'il lui était presque impossible de voir qui que ce fût, même sa fille. Il semblait vouloir fuir tout être vivant, et chercher à se fuir lui-même. Presque toujours seul, à cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre mesure pour donner quelque repos à son âme. Un chagrin caché, incurable, le dévorait. Il se reprochait au fond du cœur d'avoir rendu sa femme malheureuse pendant sa vie, et d'avoir contribué à sa mort.—Si j'avais été là, se disait-il, elle vivrait, et je devais y être. Cette pensée, qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie.

Il désirait que Camille fût heureuse; il était prêt, dans l'occasion, à faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa première idée, en revenant à Chardonneux, avait été d'essayer de remplacer près de sa fille celle qui n'était plus, et de payer avec usure cette dette de cœur qu'il avait contractée; mais le souvenir de la ressemblance de la mère et de l'enfant lui causait à l'avance une douleur intolérable. C'était en vain qu'il cherchait à se tromper sur cette douleur même, et qu'il voulait se persuader que ce serait plutôt à ses yeux une consolation, un adoucissement à sa peine, de retrouver ainsi sur un visage aimé les traits de celle qu'il pleurait sans cesse. Camille, malgré tout, était pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son malheur, qu'il ne se sentait pas la force de supporter.

L'oncle Giraud n'en pensait pas si long. Il ne songeait qu'à égayer sa nièce et à lui rendre la vie agréable. Malheureusement ce n'était pas facile. Camille s'était laissé emmener sans résistance, mais elle ne voulait prendre part à aucun des plaisirs que le bonhomme tâchait de lui proposer. Ni promenades, ni fêtes, ni spectacles, ne pouvaient la tenter; pour toute réponse, elle montrait sa robe noire.

Le vieux maître maçon était obstiné. Il avait loué, comme on l'a vu, un appartement garni dans une auberge des Messageries, la première qu'un commissionnaire de la rue lui avait indiquée, ne comptant y rester qu'un mois ou deux. Il y était avec Camille depuis près d'un an. Pendant un an, Camille s'était refusée à toutes ses propositions de partie de plaisir, et, comme il était en même temps aussi bon et aussi patient qu'entêté, il attendait depuis un an sans se plaindre. Il aimait cette pauvre fille de toute son âme, sans qu'il en sût lui même la cause, par un de ces charmes inexplicables qui attachent la bonté au malheur.

—Mais enfin, je ne sais pas, disait-il, tout en achevant sa bouteille, ce qui peut t'empêcher de venir à l'Opéra avec moi. Cela coûte fort cher; j'ai le billet dans ma poche; voilà ton deuil fini d'hier; tu as là deux robes neuves; d'ailleurs tu n'as qu'à mettre ton capuchon, et...

Il s'interrompit.—Diable! dit-il, tu n'entends rien, je n'y avais pas pensé. Mais qu'importe? ce n'est pas nécessaire dans ces endroits-là. Tu n'entends pas, moi, je n'écoute pas. Nous regarderons danser, voilà tout.

Ainsi parlait le bon oncle, qui ne pouvait jamais songer, quand il avait quelque chose d'intéressant à dire, que sa nièce ne pouvait l'entendre ni lui répondre. Il causait avec elle malgré lui. D'une autre part, quand il essayait de s'exprimer par signes, c'était encore pire; elle le comprenait encore moins. Aussi avait-il adopté l'habitude de lui parler comme à tout le monde, en gesticulant, il est vrai, de toutes ses forces; Camille s'était faite à cette pantomime parlante, et trouvait moyen d'y répondre à sa façon.

Le deuil de Camille venait de finir en effet, comme le disait le bonhomme. Il avait fait faire deux belles robes à sa nièce, et les lui présentait d'un air à la fois si tendre et si suppliant, qu'elle lui sauta au cou pour le remercier, puis elle se rassit avec la tristesse calme qu'on lui voyait toujours.

—Mais ce n'est pas tout, dit l'oncle, il faut les mettre, ces belles robes. Elles sont faites pour cela, ces robes; elles sont jolies, ces robes. Et, tout en parlant, il se promenait par la chambre en faisant danser les robes comme des marionnettes.

Camille avait assez pleuré pour qu'un moment de joie lui fût permis. Pour la première fois depuis la mort de sa mère, elle se leva, se plaça devant son miroir, prit une des deux robes que son oncle lui montrait, le regarda tendrement, lui tendit la main, et fit un petit signe de tête pour dire: Oui.

À ce signe, le bonhomme Giraud se mit à sauter comme un enfant, avec ses gros souliers. Il triomphait: l'heure était enfin venue où il accomplissait son dessein; Camille allait se parer, sortir avec lui, venir à l'Opéra, voir le monde: il ne se tenait pas d'aise à cette pensée, et il embrassait sa nièce coup sur coup, tout en criant après la femme de chambre, les domestiques, tous les gens de la maison.

La toilette achevée, Camille était si belle, qu'elle sembla le reconnaître elle-même, et sourit à sa propre image.—La voiture est en bas, dit l'oncle Giraud, tâchant d'imiter avec ses bras le geste d'un cocher qui fouette ses chevaux, et avec sa bouche le bruit d'un carrosse. Camille sourit de nouveau, prit la robe de deuil qu'elle venait de quitter, la plia avec soin, la baisa, la mit dans l'armoire, et partit.



VII


Si l'oncle Giraud n'était pas élégant de sa personne, il se piquait du moins de bien faire les choses. Peu lui importait que ses habits, toujours tout neufs et beaucoup trop larges, parce qu'il ne voulait pas être gêné, l'enveloppassent comme bon leur semblait, que ses bas drapés fussent mal tirés, et que sa perruque lui tombât sur les yeux. Mais quand il se mêlait de régaler les autres, il prenait d'abord ce qu'il y avait de plus cher et de meilleur. Aussi avait-il retenu ce soir-là, pour lui et pour Camille, une bonne loge découverte, bien en évidence, afin que sa nièce pût être vue de tout le monde. Aux premiers regards que Camille jeta sur le théâtre et dans la salle, elle fut éblouie; cela ne pouvait manquer: une jeune fille à peine âgée de seize ans, élevée au fond d'une campagne, et se trouvant tout à coup transportée au milieu du séjour du luxe, des arts et du plaisir, devait presque croire qu'elle rêvait. On jouait un ballet: Camille suivait avec curiosité les attitudes, les gestes et les pas des acteurs; elle comprenait que c'était une pantomime, et, comme elle devait s'y connaître, elle cherchait à s'en expliquer le sens. À tout moment, elle se retournait vers son oncle d'un air stupéfait, comme pour le consulter; mais il n'y comprenait guère plus qu'elle. Elle voyait des bergers en bas de soie offrant des fleurs à leurs bergères, des amours voltigeant au bout d'une corde, des dieux assis sur des nuages. Les décorations, les lumières, le lustre surtout, dont l'éclat la charmait, les parures des femmes, les broderies, les plumes, toute cette pompe d'un spectacle inconnu pour elle la jetait dans un doux étonnement.

De son côté, elle devint bientôt elle-même l'objet d'une curiosité presque générale; sa parure était simple, mais du meilleur goût. Seule, en grande loge, à côté d'un homme aussi peu musqué que l'était l'oncle Giraud, belle comme un astre et fraîche comme une rose, avec ses grands yeux noirs et son air naïf, elle devait nécessairement attirer les regards. Les hommes commencèrent à se la montrer, les femmes à l'observer; les marquis s'approchèrent, et les compliments les plus flatteurs, faits à haute voix, à la mode du temps, furent adressés à la nouvelle venue; par malheur, l'oncle Giraud seul recueillait ces hommages, qu'il savourait avec délices.

Cependant Camille, peu à peu, reprit d'abord son air tranquille, puis un mouvement de tristesse la saisit. Elle sentit combien il était cruel d'être isolée au milieu de cette foule. Ces gens qui causaient dans leurs loges, ces musiciens dont les instruments réglaient la mesure des pas des acteurs, ce vaste échange de pensées entre le théâtre et la salle, tout cela, pour ainsi dire, la repoussa en elle-même.—Nous parlons et tu ne parles pas, semblait lui dire tout ce monde; nous écoutons, nous rions, nous chantons, nous nous aimons, nous jouissons de tout; toi seule ne jouis de rien, toi seule n'entends rien, toi seule n'es ici qu'une statue, le simulacre d'un être qui ne fait qu'assister à la vie.

Camille ferma les yeux pour se délivrer de ce spectacle; elle se souvint de ce bal d'enfants où elle avait vu danser ses compagnes, et où elle était restée près de sa mère. Elle revint par la pensée à la maison natale, a son enfance si malheureuse, à ses longues souffrances, à ses larmes secrètes, à la mort de sa mère, enfin à ce deuil qu'elle venait de quitter, et qu'elle résolut de reprendre en rentrant. Puisqu'elle était à jamais condamnée, il lui sembla qu'il valait mieux pour elle ne jamais tenter de moins souffrir. Elle sentit plus amèrement qu'elle ne l'avait encore fait que tout effort de sa part pour résister à la malédiction céleste était inutile. Remplie de cette pensée, elle ne put retenir quelques pleurs que l'oncle Giraud vit couler; il cherchait à en deviner la cause, lorsqu'elle lui fit signe qu'elle voulait partir. Le bonhomme, surpris et inquiet, hésitait et ne savait que faire; Camille se leva, et lui montra la porte de la loge, afin qu'il lui donnât son mantelet.

En ce moment, elle aperçut au-dessous d'elle, à la galerie, un jeune homme de bonne mine, très richement vêtu, qui tenait à la main un morceau d'ardoise, sur lequel il traçait des lettres et des figures avec un petit crayon blanc. Il montrait ensuite cette ardoise à son voisin, plus âgé que lui; celui-ci paraissait le comprendre aussitôt, et lui répondait de la même manière avec une très grande promptitude. Tous deux échangeaient en même temps, en ouvrant ou fermant les doigts, certains signes qui semblaient leur servir à se mieux communiquer leurs idées.

Camille ne comprit rien, ni à ces dessins qu'elle distinguait à peine, ni à ces signes qu'elle ne connaissait pas; mais elle avait remarqué, du premier coup d'œil, que ce jeune homme ne remuait pas les lèvres;—prête à sortir, elle s'arrêta. Elle voyait qu'il parlait un langage qui n'était celui de personne, et qu'il trouvait moyen de s'exprimer sans ce fatal mouvement de la parole, si incompréhensible pour elle, et qui faisait le tourment de sa pensée. Quel que fut ce langage étrange, une surprise extrême, un désir invincible d'en voir davantage lui firent reprendre la place qu'elle venait de quitter; elle se pencha au bord de la loge et observa attentivement ce que faisait cet inconnu. Le voyant de nouveau écrire sur l'ardoise et la présenter à son voisin, elle fit un mouvement involontaire comme pour la saisir au passage. À ce mouvement, le jeune homme se retourna et regarda Camille à son tour. À peine leurs yeux se furent-ils rencontrés, qu'ils restèrent tous deux d'abord immobiles et indécis, comme s'ils eussent cherché à se reconnaître; puis, en un instant, ils se devinèrent, et se dirent d'un regard: Nous sommes muets tous deux.

L'oncle Giraud apportait à sa nièce son mantelet, sa canne et son loup, mais elle ne voulut plus s'en aller, elle avait repris sa chaise, et resta accoudée sur la balustrade.

L'abbé de l'Épée venait, alors de commencer à se faire connaître.

Faisant une visite à une dame, dans la rue des Fossés-Saint-Victor, touché de pitié pour deux sourdes-muettes qu'il avait vues, par hasard, travailler à l'aiguille, la charité qui remplissait son âme s'était éveillée tout à coup, et opérait déjà des prodiges. Dans la pantomime informe de ces êtres misérables et méprisés, il avait trouvé les germes d'une langue féconde, qu'il croyait pouvoir devenir universelle, plus vraie, en tout cas, que celle de Leibnitz. Comme la plupart des hommes de génie, il avait peut-être dépassé son but, le voyant trop grand; mais c'était déjà beaucoup d'en voir la grandeur. Quelle que pût être l'ambition de sa bonté, il apprenait aux sourds-muets à lire et à écrire. Il les replaçait au nombre des hommes. Seul et sans aide, par sa propre force, il avait entrepris de faire une famille de ces malheureux, et il se préparait à sacrifier à ce projet sa vie et sa fortune, en attendant que le roi jetât les yeux sur eux.

Le jeune homme assis près de la loge de Camille était un des élèves formés par l'abbé. Né gentilhomme et d'une ancienne maison, doué d'une vive intelligence, mais frappé de la demi-mort, comme on disait alors, il avait reçu, l'un des premiers, la même éducation à peu près que le célèbre comte de Solar, avec cette différence qu'il était riche, et qu'il ne courait pas le risque de mourir de faim, faute d'une pension du duc de Penthièvre5. Indépendamment des leçons de l'abbé, on lui avait donné un gouverneur, qui, étant une personne laïque, pouvait l'accompagner partout, chargé, bien entendu, de veiller sur ses actions et de diriger ses pensées (c'était le voisin qui lisait sur l'ardoise). Le jeune homme profitait, avec grand soin et grande application, de ces études journalières qui exerçaient son esprit sur toute chose, à la lecture comme au manège, à l'Opéra comme à la messe; cependant un peu de fierté native et une indépendance de caractère très prononcée luttaient en lui contre cette application pénible. Il ne savait rien des maux qui auraient pu l'atteindre, s'il fût né dans une classe inférieure ou seulement, comme Camille, dans un autre lieu qu'à Paris. L'une des premières choses qu'on lui avait apprises, lorsqu'il avait commencé à épeler, avait été le nom de son père, le marquis de Maubray. Il savait donc qu'il était, à la fois, différent des autres hommes par le privilège de la naissance et par une disgrâce de la nature. L'orgueil et l'humiliation se disputaient ainsi un noble esprit, qui, par bonheur, ou peut-être par nécessité, n'en était pas moins resté simple.

Ce marquis, sourd-muet, observant et comprenant les autres, aussi fier qu'eux tous, et qui avait aussi, auprès de son gouverneur, sur les grands parquets de Versailles, traîné ses talons rouges à fleur de terre, selon l'usage, était lorgné par plus d'une jolie femme, mais il ne quittait pas des yeux Camille; de son côté, elle le voyait très bien, sans le regarder davantage. L'opéra fini, elle prit le bras de son oncle, et, n'osant pas se retourner, rentra pensive.


VIII


Il va sans dire que ni Camille ni l'oncle Giraud ne savaient seulement le nom de l'abbé de l'Épée; encore moins se doutaient-ils de la découverte d'une science nouvelle qui faisait parler les muets. Le chevalier aurait pu connaître cette découverte; sa femme l'eût certainement connue si elle eût vécu; mais Chardonneux était loin de Paris; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s'il la recevait, ne la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, un peu de paresse, ou la mort, peuvent produire le même résultat.

Revenue au logis, Camille n'avait plus qu'une idée: ce que ses gestes et ses regards pouvaient dire, elle l'employa pour expliquer à son oncle qu'il lui fallait, avant tout, une ardoise et un crayon. Le bonhomme Giraud ne fut point embarrassé par cette demande, bien qu'elle lui fût adressée un peu tard, car il était temps de souper; il courut à sa chambre, et, persuadé qu'il avait compris, il rapporta en triomphe à sa nièce une petite planche et un morceau de craie, reliques précieuses de son ancien amour pour la bâtisse et la charpente.

Camille n'eut pas l'air de se plaindre de voir son désir rempli de cette façon; elle prit la planchette sur ses genoux, et fit asseoir son oncle à côté d'elle; puis elle lui fit prendre la craie, et lui saisit la main comme pour le guider, en même temps que ses regards inquiets s'apprêtaient à suivre ses moindres mouvements.

L'oncle Giraud comprenait bien qu'elle lui demandait d'écrire quelque chose, mais quoi? Il l'ignorait.—Est-ce le nom de ta mère? Est-ce le mien? Est-ce le tien? Et pour se faire comprendre, il frappa du bout du doigt, le plus doucement qu'il put, sur le cœur de la jeune fille. Elle inclina aussitôt la tête; le bonhomme crut qu'il avait deviné; il écrivit donc en grosses lettres le nom de Camille; après quoi, satisfait de lui-même et de la manière dont il avait passé sa soirée, le souper étant prêt, il se mit à table sans attendre sa nièce, qui n'était pas de force à lui tenir tête.

Camille ne se retirait jamais que son oncle n'eût achevé sa bouteille; elle le regarda prendre son repas, lui souhaita le bonsoir, puis rentra chez elle, tenant sa petite planche entre ses bras.

Aussitôt son verrou tiré, elle se mit à son tour à écrire. Débarrassée de sa coiffure et de ses paniers, elle commença à copier, avec un soin et une peine infinie, le mot que son oncle venait de tracer, et à barbouiller de blanc une grande table qui était au milieu de la chambre. Après plus d'un essai et plus d'une rature, elle parvint assez bien à reproduire les lettres qu'elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut fait, et que, pour s'assurer de l'exactitude de sa copie, elle eut compté une à une les lettres qui lui avaient servi de modèle, elle se promena autour de la table, le cœur palpitant d'aise comme si elle eût remporté une victoire. Ce mot de Camille qu'elle venait d'écrire lui paraissait admirable à voir, et devait certainement, à son sens, exprimer les plus belles choses du monde. Dans ce mot seul, il lui semblait voir une multitude de pensées, toutes plus douces, plus mystérieuses, plus charmantes les unes que les autres. Elle était loin de croire que ce n'était que son nom.

On était au mois de juillet, l'air était pur et la nuit superbe. Camille avait ouvert sa fenêtre; elle s'y arrêtait de temps en temps, et là, rêvant, les cheveux dénoués, les bras croisés, les yeux brillants, belle de cette pâleur que la clarté des nuits donne aux femmes, elle regardait l'une des plus tristes perspectives qu'on puisse avoir devant les yeux: l'étroite cour d'une longue maison où se trouvait logée une entreprise de diligences. Dans cette cour, froide, humide et malsaine, jamais un rayon de soleil n'avait pénétré; la hauteur des étages, entassés l'un sur l'autre, défendait contre la lumière cette espèce de cave. Quatre ou cinq grosses voitures, serrées sous un hangar, présentaient leurs timons à qui voulait entrer. Deux ou trois autres, laissées dans la cour, faute de place, semblaient attendre les chevaux, dont le piétinement dans l'écurie demandait l'avoine du soir au matin. Au-dessus d'une porte strictement fermée dès minuit pour les locataires, mais toujours prête à s'ouvrir avec bruit à toute heure au claquement du fouet d'un cocher, s'élevaient d'énormes murailles, garnies d'une cinquantaine de croisées, où jamais, passé dix heures, une chandelle ne brillait, à moins de circonstances extraordinaires.

Camille allait quitter sa fenêtre, quand tout à coup, dans l'ombre que projetait une lourde diligence, il lui sembla voir passer une forme humaine, revêtue d'un habit brillant, se promenant à pas lents. Le frisson de la peur saisit d'abord Camille sans qu'elle sut pourquoi, car son oncle était là, et la surveillance du bonhomme se révélait par son bruyant sommeil; quelle apparence d'ailleurs qu'un voleur ou un assassin vint se promener dans cette cour en pareil costume?

L'homme y était pourtant, et Camille le voyait. Il marchait derrière la voiture, regardant la fenêtre où elle se tenait. Après quelques instants, Camille sentit revenir son courage; elle prit sa lumière, et avançant le bras hors de la croisée, éclaira subitement la cour; en même temps elle y jeta un regard à demi effrayé, à demi menaçant. L'ombre de la voiture s'étant effacée, le marquis de Maubray, car c'était lui, vit qu'il était complètement découvert, et, pour toute réponse, posa un genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille, dans l'attitude du plus profond respect.

Ils restèrent quelque temps ainsi, Camille à la fenêtre, tenant sa lumière, le marquis à genoux devant elle. Si Roméo et Juliette, qui ne s'étaient vus qu'un soir dans un bal masqué, ont échangé dès la première fois tant de serments, fidèlement tenus, que l'on songe à ce que purent être les premiers gestes et les premiers regards de deux amants qui ne pouvaient se dire que par la pensée ces mêmes choses, éternelles devant Dieu, et que le génie de Shakspeare a immortalisées sur la terre.

Il est certain qu'il est ridicule de monter sur deux ou trois marchepieds pour grimper sur l'impériale d'une voiture, en s'arrêtant à chaque effort qu'on est obligé de faire, pour savoir si l'on doit continuer. Il est vrai qu'un homme en bas de soie et en veste brodée risque d'avoir mauvaise grâce lorsqu'il s'agit de sauter de cette impériale sur le rebord d'une croisée. Tout cela est incontestable, à moins, qu'on n'aime.

Lorsque le marquis de Maubray fut dans la chambre de Camille, il commença par lui faire un salut aussi cérémonieux que s'il l'eût rencontrée aux Tuileries. S'il avait su parler, peut-être lui eût-il raconté comme quoi il avait échappé à la vigilance de son gouverneur, pour venir, au moyen de quelque argent donné à un laquais, passer la nuit sous sa fenêtre; comme quoi il l'avait suivie lorsqu'elle avait quitté l'Opéra; comment un regard d'elle avait changé sa vie entière; comment enfin il n'aimait qu'elle au monde, et n'ambitionnait d'autre bonheur que de lui offrir sa main et sa fortune. Tout cela était écrit sur ses lèvres; mais la révérence de Camille, en lui rendant son salut, lui fit comprendre combien un tel récit eût été inutile et qu'il lui importait peu de savoir comment il avait fait pour venir chez elle, dès l'instant qu'il y était venu.

M. de Maubray, malgré l'espèce d'audace dont il avait fait preuve pour parvenir jusqu'à celle qu'il aimait, était, nous l'avons dit, simple et réservé. Après avoir salué Camille, il cherchait vainement de quelle façon lui demander si elle voulait de lui pour époux; elle ne comprenait rien à ce qu'il tâchait de lui expliquer. Il vit sur la table la planchette où était écrit le nom de Camille. Il prit le morceau de craie, et, à côté de ce nom, il écrivit le sien: Pierre.

—Qu'est-ce que tout cela veut dire? cria une grosse voix de basse taille; qu'est-ce que c'est que des rendez-vous pareils? Par où vous êtes-vous introduit ici, monsieur? Que venez-vous faire dans cette maison?

C'était l'oncle Giraud qui parlait ainsi, entrant en robe de chambre, d'un air furieux.

—Voilà une belle chose! continua-t-il. Dieu sait que je dormais, et que, du moins, si vous avez fait du bruit, ce n'est pas avec votre langue. Qu'est-ce que c'est que des êtres pareils, qui ne trouvent rien de plus simple que de tout escalader? Quelle est votre intention? Abîmer une voiture, briser tout, faire du dégât, et après cela, quoi? Déshonorer une famille! Jeter l'opprobre et l'infamie sur d'honnêtes gens!...

Celui-là, non plus, ne m'entend pas encore, s'écria l'oncle Giraud désolé. Mais le marquis prit un crayon, un morceau de papier, et écrivit cette espèce de lettre:

«J'aime mademoiselle Camille, je veux l'épouser, j'ai vingt mille livres de rente. Voulez-vous me la donner?»

—Il n'y a que les gens qui ne parlent pas, dit l'oncle Giraud, pour mener les affaires aussi vite.

—Mais, dites donc, s'écria-t-il après quelques moments de réflexion, je ne suis pas son père, je ne suis que l'oncle. Il faut demander la permission au papa.



IX


Ce n'était pas une chose facile que d'obtenir du chevalier son consentement à un pareil mariage, non qu'il ne fût disposé, comme on l'a vu, à faire tout ce qui était possible pour rendre sa fille moins malheureuse; mais il y avait dans la circonstance présente une difficulté presque insurmontable. Il s'agissait d'unir une femme, atteinte d'une horrible infirmité, à un homme frappé de la même disgrâce, et, si une telle union devait avoir des fruits, il était probable qu'elle ne ferait que mettre quelque infortuné de plus au monde.

Le chevalier, retiré dans sa terre, toujours en proie au plus noir chagrin, continuait de vivre dans la solitude. Madame des Arcis avait été enterrée dans le parc, quelques saules pleureurs entouraient sa tombe, et annonçaient de loin aux passants la modeste place où elle reposait. C'était vers ce lieu que le chevalier dirigeait tous les jours ses promenades. Là, il passait de longues heures, dévoré de regrets et de tristesse, et se livrant à tous les souvenirs qui pouvaient nourrir sa douleur.

Ce fut là que l'oncle Giraud vint le trouver tout à coup un matin. Dès le lendemain du jour où il avait surpris les deux amants ensemble, le bonhomme avait quitté Paris avec sa nièce, avait ramené Camille au Mans, et l'avait laissée dans sa propre maison, pour y attendre le résultat de la démarche qu'il allait faire.

Pierre, averti de ce voyage, avait promis d'être fidèle et de rester prêt à tenir sa parole. Orphelin dès longtemps, maître de sa fortune, n'ayant besoin que de prendre l'avis d'un tuteur, sa volonté n'avait à craindre aucun obstacle. Le bonhomme, de son côté, voulait bien servir de médiateur et tâcher de marier les deux jeunes gens, mais il n'entendait pas que cette première entrevue, qui lui semblait passablement étrange, pût se renouveler autrement qu'avec la permission du père et du notaire.

Aux premiers mots de l'oncle Giraud, le chevalier montra, comme on le pense, le plus grand étonnement. Lorsque le bonhomme commença à lui raconter cette rencontre à l'Opéra, cette scène bizarre et cette proposition plus singulière encore, il eut peine à concevoir qu'un tel roman fût possible. Forcé cependant de reconnaître qu'on lui parlait sérieusement, les objections auxquelles on s'attendait se présentèrent aussitôt à son esprit:

—Que voulez-vous? dit-il à Giraud. Unir deux êtres également malheureux? N'est-ce pas assez d'avoir dans notre famille cette pauvre créature dont je suis le père? Faut-il encore augmenter notre malheur en lui donnant un mari semblable à elle? Suis-je destiné à me voir entouré d'êtres réprouvés du monde, objets de mépris et de pitié? Dois-je passer ma vie avec des muets, vieillir au milieu de leur affreux silence, avoir les yeux fermés par leurs mains? Mon nom, dont je ne tire pas vanité, Dieu le sait, mais qui, enfin, est celui de mon père, dois-je le laisser à des infortunés qui ne pourront ni le signer ni le prononcer?

—Non pas le prononcer, dit Giraud, mais le signer, c'est autre chose.

—Le signer! s'écria le chevalier. Êtes-vous privé de raison?

—Je sais ce que je dis, et ce jeune homme sait écrire, répliqua l'oncle. Je vous témoigne et vous certifie qu'il écrit même fort bien et même très couramment, comme sa proposition, que j'ai dans ma poche et qui est fort honnête, en fait foi.

Le bonhomme montra en même temps au chevalier le papier sur lequel le marquis de Maubray avait tracé le peu de mots qui exposaient, d'une manière laconique, il est vrai, mais claire, l'objet de sa demande.

—Que signifie cela? dit le père. Depuis quand les sourds-muets tiennent-ils la plume? Quel conte me faites-vous, Giraud?

—Ma foi, dit Giraud, je ne sais ce qui en est, ni comment pareille chose peut se faire. La vérité est que mon intention était tout bonnement de distraire Camille, et de voir un peu aussi, avec elle, ce que c'est que les pirouettes. Ce petit marquis s'est trouvé être là, et il est certain qu'il avait une ardoise et un crayon, dont il se servait très lestement. J'avais toujours cru, comme vous, que, lorsqu'on était muet, c'était pour ne rien dire; mais pas du tout. Il paraît qu'aujourd'hui on a fait une découverte au moyen de laquelle tout ce monde-là se comprend et fait très bien la conversation. On dit que c'est un abbé, dont je ne sais plus le nom, qui a inventé ce moyen-là. Quant à moi, vous comprenez bien qu'une ardoise ne m'a jamais paru bonne qu'à mettre sur un toit; mais ces Parisiens sont si fins!

—Est-ce sérieux, ce que vous dites?

—Très sérieux. Ce petit marquis est riche, joli garçon; c'est un gentilhomme et un galant homme; je réponds de lui. Songez, je vous en prie, à une chose: que ferez-vous de cette pauvre Camille? Elle ne parle pas, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute. Que voulez-vous qu'elle devienne? Elle ne peut pas toujours rester fille. Voilà un homme qui l'aime; cet homme-là, si vous la lui donnez, ne se dégoûtera jamais d'elle à cause du défaut qu'elle a au bout de la langue; il sait ce qui en est par lui-même. Ils se comprennent, ces enfants, ils s'entendent, sans avoir besoin de crier pour cela. Le petit marquis sait lire et écrire; Camille apprendra à en faire autant; cela ne lui sera pas plus difficile qu'à l'autre. Vous sentez bien que, si je vous proposais de marier votre fille à un aveugle, vous auriez le droit de me rire au nez; mais je vous propose un sourd-muet, c'est raisonnable. Vous voyez que, depuis seize ans que vous avez cette petite-là, vous ne vous en êtes jamais bien consolé. Comment voulez-vous qu'un homme fait comme tout le monde s'en arrange, si vous, qui êtes son père, vous ne pouvez pas en prendre votre parti?

Tandis que l'oncle parlait, le chevalier jetait de temps en temps un regard du côté du tombeau de sa femme, et semblait réfléchir profondément.

—Rendre à ma fille l'usage de la pensée! dit-il après un long silence; Dieu le permettrait-il? est-ce possible?

En ce moment, le curé d'un village voisin entrait dans le jardin, venant dîner au château. Le chevalier le salua d'un air distrait, puis, sortant tout à coup de sa rêverie:

-L'abbé, lui demanda-t-il, vous savez quelquefois les nouvelles, et vous recevez les papiers. Avez-vous entendu parler d'un prêtre qui a entrepris l'éducation des sourds-muets?

Malheureusement, le personnage auquel cette question s'adressait était un véritable curé de campagne de ce temps-là, homme simple et bon, mais fort ignorant, et partageant tous les préjugés d'un siècle où il y en avait tant, et de si funestes.

—Je ne sais ce que monseigneur veut dire, répondit-il (traitant le chevalier en seigneur de village), à moins qu'il ne soit question de l'abbé de l'Épée.

—Précisément, dit l'oncle Giraud. C'est le nom qu'on m'a dit; je ne m'en souvenais plus.

—Eh bien! dit le chevalier, que faut-il en croire?

—Je ne saurais, répliqua le curé, parler avec trop de circonspection d'une matière sur laquelle je ne puis me donner encore pour complètement édifié. Mais je suis fondé à croire, d'après le peu de renseignements qu'il m'a été loisible de recueillir à ce sujet, que ce monsieur de l'Épée, qui paraît être, d'ailleurs, une personne tout à fait vénérable, n'a point atteint le but qu'il s'était proposé.

—Qu'entendez-vous par là? dit l'oncle Giraud.

—J'entends, dit le prêtre, que l'intention la plus pure peut quelquefois faillir par le résultat. Il est hors de doute, d'après ce que j'ai pu en apprendre, que les plus louables efforts ont été faits; mais j'ai tout lieu de croire que la prétention d'apprendre à lire aux sourds-muets, comme le dit monseigneur, est tout à fait chimérique.

—Je l'ai vu de mes yeux, dit Giraud; j'ai vu un sourd-muet qui écrit.

—Je suis bien éloigné, répliqua le curé, de vouloir vous contredire en aucune façon; mais des personnes savantes et distinguées, parmi lesquelles je pourrais même citer des docteurs de la Faculté de Paris, m'ont assuré d'une manière péremptoire que la chose était impossible.

—Une chose qu'on voit ne peut pas être impossible, reprit le bonhomme impatienté. J'ai fait cinquante lieues avec un billet dans ma poche, pour le montrer au chevalier; le voilà, c'est clair comme le jour.

En parlant ainsi, le vieux maître maçon avait de nouveau tiré son papier, et l'avait mis sous les yeux du curé. Celui-ci, à demi étonné, à demi piqué, examina le billet, le retourna, le lut plusieurs fois à haute voix, et le rendit à l'oncle, ne sachant trop quoi dire.

Le chevalier avait semblé étranger à la discussion; il continuait de marcher en silence, et son incertitude croissait d'instant en instant.

—Si Giraud a raison, pensait-il, et si je refuse, je manque à mon devoir; c'est presque un crime que je commets. Une occasion se présente où cette pauvre fille, à qui je n'ai donné que l'apparence de la vie, trouve une main qui recherche la sienne dans les ténèbres où elle est plongée. Sans sortir de cette nuit qui l'enveloppe pour toujours, elle peut rêver qu'elle est heureuse. De quel droit l'en empêcherais-je? Que dirait sa mère, si elle était là?...

Les regards du chevalier se reportèrent encore une fois vers le tombeau, puis il prit le bras de l'oncle Giraud, fit quelques pas à l'écart avec lui, et lui dit à voix basse: Faites ce que vous voudrez.

—À la bonne heure! dit l'oncle; je vais la chercher, je vous l'amène; elle est chez moi, nous revenons ensemble, ce sera fait dans un instant.

—Jamais! répondit le père. Tâchons ensemble qu'elle soit heureuse; mais la revoir, je ne le peux pas.

Pierre et Camille furent mariés à Paris, à l'église des Petits-Pères. Le gouverneur et l'oncle furent les seuls témoins. Lorsque le prêtre officiant leur adressa les formules d'usage, Pierre, qui en avait assez appris pour savoir à quel moment il fallait s'incliner en signe d'assentiment, s'acquitta assez bien d'un rôle qui était pourtant difficile à remplir. Camille n'essaya de rien deviner ni de rien comprendre; elle regarda son mari, et baissa la tête comme lui.

Ils n'avaient fait que se voir et s'aimer, et c'est assez, pourrait-on dire. Lorsqu'ils sortirent de l'église, en se tenant la main pour toujours, c'est tout au plus s'ils se connaissaient. Le marquis avait une assez grande maison. Camille, après la messe, monta dans un brillant équipage, qu'elle regardait avec une curiosité enfantine. L'hôtel dans lequel on la ramena ne lui fut pas un moindre sujet d'étonnement. Ces appartements, ces chevaux, ces gens, qui allaient être à elle, lui semblaient une merveille. Il était convenu, du reste, que ce mariage se ferait sans bruit; un souper fort simple fut toute la fête.


X


Camille devint mère. Un jour que le chevalier faisait sa triste promenade au fond du parc, un domestique lui apporta une lettre écrite d'une main qui lui était inconnue, et où se trouvait un singulier mélange de distinction et d'ignorance. Elle venait de Camille et renfermait ce qui suit:

«O mon père! je parle, non pas avec ma bouche, mais avec ma main. Mes pauvres lèvres sont toujours fermées, et cependant je sais parler. Celui qui est mon maître m'a appris à pouvoir vous écrire. Il m'a fait enseigner comme pour lui, par la même personne qui l'avait élevé, car vous savez qu'il est resté comme moi très longtemps. J'ai eu beaucoup de peine à apprendre. Ce qu'on enseigne d'abord, c'est de parler avec les doigts, ensuite on apprend des figures écrites. Il y en a de toutes sortes, qui expriment la peur, la colère, et tout en général. On est très long à connaître tout, et encore plus à mettre des mots, à cause des figures qui ne sont pas la même chose, mais enfin on en vient à bout, comme vous voyez. L'abbé de l'Épée est un homme très bon et très doux, de même que le père Vanin, de la Doctrine chrétienne.

«J'ai un enfant qui est très beau; je n'osais pas vous en parler avant de savoir s'il sera comme nous. Mais je n'ai pu résister au plaisir que j'ai à vous écrire, malgré notre peine car vous pensez bien que mon mari et moi nous sommes très inquiets, surtout parce que nous ne pouvons pas entendre. La bonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu'elle ne se trompe; ainsi nous attendons avec une grande impatience de voir s'il ouvrira les lèvres et s'il les remuera avec le bruit des entendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulté des médecins pour savoir s'il est possible que l'enfant de deux personnes aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, et ils nous ont bien dit que cela se pouvait; mais nous n'osons pas le croire.

Jugez avec quelle crainte nous regardons ce pauvre enfant depuis longtemps, et comme nous sommes embarrassés lorsqu'il ouvre ses petites lèvres et que nous ne pouvons pas savoir si elles font du bruit! Soyez sûr, mon père, que je pense bien à ma mère, car elle a dû s'inquiéter comme moi. Vous l'avez bien aimée, comme moi aussi j'aime mon enfant; mais je n'ai été pour vous qu'un sujet de chagrin. Maintenant que je sais lire et écrire, je comprends combien ma mère a dû souffrir.

Si vous étiez tout à fait bon pour moi, cher père, vous viendriez nous voir à Paris; ce serait un sujet de joie et de reconnaissance pour votre fille respectueuse.

CAMILLE.»

Après avoir lu cette lettre, le chevalier hésita longtemps. Il avait eu d'abord peine à s'en fier à ses yeux, et à croire que c'était Camille elle-même qui lui avait écrit; mais il fallait se rendre à l'évidence. Qu'allait-il faire? S'il cédait à sa fille, et s'il allait en effet à Paris, il s'exposait à retrouver, dans une douleur nouvelle, tous les souvenirs d'une ancienne douleur. Un enfant qu'il ne connaissait pas, il est vrai, mais qui n'en était pas moins le fils de sa fille, pouvait lui rendre les chagrins du passé. Camille pouvait lui rappeler Cécile, et cependant il ne pouvait s'empêcher en même temps de partager l'inquiétude de cette jeune mère attendant une parole de son enfant.

—Il faut y aller, dit l'oncle Giraud quand le chevalier le consulta. C'est moi qui ai fait ce mariage-là, et je le tiens pour bon et durable. Voulez-vous laisser votre sang dans la peine? N'en est-ce pas assez, soit dit sans reproche, d'avoir oublié votre femme au bal, moyennant quoi elle est tombée à l'eau? Oubliez-vous aussi cette petite? Pensez-vous que ce soit tout d'être triste? Vous l'êtes, j'en conviens, et même plus que de raison; mais croyez-vous qu'on n'ait pas autre chose à faire au monde? Elle vous demande de venir; partons. Je vais avec vous, et je n'ai qu'un regret, c'est qu'elle ne m'ait pas appelé aussi. Il n'est pas bien de sa part de n'avoir pas frappé à ma porte, moi qui lui ai toujours ouvert.

—Il a raison, pensait le chevalier. J'ai fait inutilement et cruellement souffrir la meilleure des femmes. Je l'ai laissée mourir d'une mort affreuse quand j'aurais dû l'en préserver. Si je dois en être puni aujourd'hui par le spectacle du malheur de ma fille, je ne saurais m'en plaindre; quelque pénible que soit pour moi ce spectacle, je dois m'y résoudre et m'y condamner. Ce châtiment m'est dû. Que la fille me punisse d'avoir abandonné la mère! J'irai à Paris, je verrai cet enfant. J'ai délaissé ce que j'aimais, je me suis éloigné du malheur; je veux prendre maintenant un amer plaisir à le contempler.

Dans un joli boudoir boisé, à l'entre-sol d'un bon hôtel situé dans le faubourg Saint-Germain, se tenaient la jeune femme et son mari lorsque le père et l'oncle arrivèrent. Sur une table étaient des dessins, des livres, des gravures. Le mari lisait, la femme brodait, l'enfant jouait sur le tapis.

Le marquis s'était levé; Camille courut à son père, qui l'embrassa tendrement, et ne put retenir quelques larmes; mais les regards du chevalier se reportèrent aussitôt sur l'enfant. Malgré lui, l'horreur qu'il avait eue autrefois pour l'infirmité de Camille reprenait place dans son cœur, à la vue de cet être qui allait hériter de la malédiction qu'il lui avait léguée. Il recula lorsqu'on le lui présenta.

—Encore un muet! s'écria-t-il.

Camille prit son fils dans ses bras; sans entendre elle avait compris. Soulevant doucement l'enfant devant le chevalier, elle posa son doigt sur ses petites lèvres, en les frottant un peu, comme pour l'inviter à parler. L'enfant se fit prier quelques minutes, puis prononça bien distinctement ces deux mots, que la mère lui avait fait apprendre d'avance:—Bonjour, papa.

—Et vous voyez bien que Dieu pardonne tout, et toujours, dit l'oncle Giraud.

FIN DE PIERRE ET CAMILLE.


LE

SECRET DE JAVOTTE

1844

LE SECRET DE JAVOTTE

LE SECRET DE JAVOTTE
... deux jeunes gens, revenant de la chasse suivaient à cheval la route de Noisy...

I


L'automne dernier, vers huit heures du soir, deux jeunes gens revenant de la chasse suivaient à cheval la route de Noisy, à quelque distance de Luzarches. Derrière eux marchait un piqueur menant les chiens. Le soleil se couchait et dorait au loin la belle forêt de Carenelle, où le feu duc de Bourbon aimait à chasser. Tandis que le plus jeune des deux cavaliers, âgé d'environ vingt-cinq ans, trottait gaiement sur sa monture, et s'amusait à sauter les haies, l'autre paraissait distrait et préoccupé. Tantôt il excitait son cheval et le frappait avec impatience, tantôt il s'arrêtait tout à coup et restait au pas en arrière, comme absorbé par ses pensées. À peine répondait-il aux joyeux discours de son compagnon, qui, de son côté, le raillait de son silence. En un mot, il semblait livré à cette rêverie bizarre, particulière aux savants et aux amoureux, qui sont rarement où ils paraissent être. Arrivé à un carrefour, il mit pied à terre, et s'avançant au bord d'un fossé, il ramassa une petite branche de saule qui était enfoncée dans le sable assez profondément; il détacha une feuille de cette branche, et, sans qu'on l'aperçût, la glissa furtivement dans son sein; puis, remontant aussitôt à cheval:

—Pierre, dit-il au piqueur, prends le tourne-bride et va-t'en aux Clignets par le village; nous rentrerons, mon frère et moi, par la garenne; car je vois qu'aujourd'hui Gitana n'est pas sage, elle me ferait quelque sottise si nous rencontrions dans le chemin creux quelque troupeau de bestiaux rentrant à la ferme.

Le piqueur obéit et prit avec ses chiens un sentier tracé dans les roches. Voyant cela, le jeune Armand de Berville (ainsi se nommait le moins âgé des deux frères) partit d'un grand éclat de rire:

—Parbleu! dit-il, mon cher Tristan, tu es d'une prudence admirable ce soir. N'as-tu pas peur que Gitana ne soit dévorée par un mouton? Mais tu as beau faire; je parierais que, malgré toutes tes précautions, cette pauvre bête, d'ordinaire si tranquille, va te jouer quelque mauvais tour d'ici à une demi-heure.

—Pourquoi cela? demanda Tristan d'un ton bref et presque irrité.

—Mais, apparemment, répondit Armand en se rapprochant de son frère, parce que nous allons passer devant l'avenue de Renonval, et que ta jument est sujette à caracoler quand elle voit la grille. Heureusement, ajouta-t-il en riant, et de plus belle, que madame de Vernage est là, et que tu trouveras chez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une jambe.

—Mauvaise langue, dit Tristan souriant à son tour un peu à contre-cœur, qu'est-ce qui pourra donc te déshabituer de tes méchantes plaisanteries?

—Je ne plaisante pas du tout, reprit Armand; et quel mal y a-t-il à cela? Elle a de l'esprit, cette marquise; elle aime le passe-poil, c'est de son âge. N'as-tu pas l'honneur d'être au service du roi dans le régiment des hussards noirs? Si, d'une autre part, elle aime aussi la chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet au soleil sur ta veste rouge, est-ce que c'est un péché mortel?

—Écoute, écervelé, dit Tristan. Que tu badines ainsi entre nous, si cela te plaît, rien de mieux; mais pense sérieusement à ce que tu dis quand il y a un tiers pour l'entendre. Madame de Vernage est l'amie de notre mère; sa maison est une des seules ressources que nous ayons dans le pays pour nous désennuyer de cette vie monotone qui t'amuse, toi, avocat sans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. La marquise est presque la seule femme parmi nos rares connaissances...

—La plus agréable, ajouta Armand.

—Tant que tu voudras. Tu n'es pas fâché, toi-même, d'aller à Renonval, lorsqu'on nous y invite. Ce ne serait pas un trait d'esprit de notre part que de nous brouiller avec ces gens-là, et c'est ce que tes discours finiront par faire, si tu continues à jaser au hasard. Tu sais très bien que je n'ai pas plus qu'un autre la prétention de plaire à madame de Vernage...

—Prends garde à Gitana! s'écria Armand. Regarde comme elle dresse les oreilles; je te dis qu'elle sent la marquise d'une lieue.

—Trêve de plaisanteries. Retiens ce que je te recommande et tâche d'y penser sérieusement.

—Je pense, dit Armand, et très sérieusement, que la marquise est très bien en manches plates, et que le noir lui va à merveille.

—À quel propos cela?

—À propos de manches. Est-ce que tu te figures qu'on ne voit rien dans ce monde? L'autre jour, en causant dans le bateau, est-ce que je ne t'ai pas entendu très clairement dire que le noir était ta couleur, et cette bonne marquise, sur ce renseignement, n'a-t-elle pas eu la grâce de monter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galamment avec la plus noire de toutes ses robes?

—Qu'y a-t-il d'étonnant? n'est-il pas tout simple de changer de toilette pour dîner?

—Prends garde à Gitana, te dis-je; elle est capable de s'emporter, et de te mener tout droit, malgré toi, à l'écurie de Renonval. Et la semaine dernière, à la fête, cette même marquise, toujours de noir vêtue, n'a-t-elle pas trouvé naturel de m'installer dans la grande calèche avec mon chien et monsieur le curé, pour grimper dans ton tilbury, au risque de montrer sa jambe?

—Qu'est-ce que cela prouve? il fallait bien que l'un de nous deux subît cette corvée?

—Oui, mais cet un, c'est toujours moi. Je ne m'en plains pas, je ne suis pas jaloux; mais pas plus tard qu'hier, au rendez-vous de chasse, n'a-t-elle pas imaginé de quitter sa voiture et de me prendre mon propre cheval, que je lui ai cédé avec un désintéressement admirable, pour qu'elle pût galoper dans les bois à côté de monsieur l'officier? Plains-toi donc de moi, je suis ta providence; au lieu de te renfermer dans tes dénégations, tu me devrais, honnêtement parlant, ta confiance et tes secrets.

—Quelle confiance veux-tu qu'on ait dans un étourdi tel que toi, et quels secrets veux-tu que je te dise, s'il n'y a rien de vrai dans tes contes?

—Prends garde à Gitana, mon frère.

—Tu m'impatientes avec ton refrain. Et quand il serait vrai que j'eusse fantaisie d'aller ce soir faire une visite à Renonval, qu'y aurait-il d'extraordinaire? Aurais-je besoin d'un prétexte pour te prier d'y venir avec moi ou de rentrer seul à la maison?

—Non, certainement; de même que, si nous venions à rencontrer madame de Vernage se promenant devant son avenue, il n'y aurait non plus rien de surprenant. Le chemin que tu nous fais prendre est bien le plus long, il est vrai; mais qu'est-ce que c'est qu'un quart de lieue de plus ou de moins en comparaison de l'éternité? La marquise doit nous avoir entendus sonner du cor; il serait bien juste qu'elle prît le frais sur la route, en compagnie de son inévitable adorateur et voisin, M. de la Bretonnière.

—J'avoue, dit Tristan, bien aise de changer de texte, que ce M. de la Bretonnière m'ennuie cruellement. Semble-t-il convenable qu'une femme d'autant d'esprit que madame de Vernage se laisse accaparer par un sot et traîne partout une pareille ombre?

—Il est certain, répondit Armand, que le personnage est lourd et indigeste. C'est un vrai hobereau, dans la force du terme, créé et mis au monde pour l'état de voisin. Voisiner est son lot; c'est même presque sa science, car il voisine comme personne ne le fait. Jamais je n'ai vu un homme mieux établi que lui hors de chez soi. Si on va dîner chez madame de Vernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Il chuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie au petit; et remarque bien que ce n'est pas un pique-assiette ordinaire et classique, qui se croit obligé de rire si la maîtresse du logis dit un bon mot; il serait plutôt disposé, s'il osait, à tout blâmer et tout contrecarrer. S'il s'agit d'une partie de campagne, jamais il ne manquera de trouver que le baromètre est à variable. Si quelqu'un cite une anecdote, ou parle d'une curiosité, il a vu quelque chose de bien mieux; mais il ne daigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tête avec une modestie à le souffleter. L'assommante créature! je ne sais pas, en vérité, s'il est possible de causer un quart d'heure durant avec madame de Vernage, quand il est là, sans que sa tête inquiète et effarouchée vienne se placer entre elle et vous. Il n'est certes pas beau, il n'a pas d'esprit; les trois quarts du temps il ne dit mot, et par une faveur spéciale de la Providence, il trouve moyen, en se taisant, d'être plus ennuyeux qu'un bavard, rien que par la façon dont il regarde parler les autres. Mais que lui importe? Il ne vit pas, il assiste à la vie, et tâche de gêner, de décourager et d'impatienter les vivants. Avec tout cela, la marquise le supporte; elle a la charité de l'écouter, de l'encourager; je crois, ma foi, qu'elle l'aime et qu'elle ne s'en débarrassera jamais.

—Qu'entends-tu par là? demanda Tristan, un peu troublé à ce dernier mot. Crois-tu qu'on puisse aimer un personnage semblable?

—Non pas d'amour, reprit Armand avec un air d'indifférence railleuse. Mais enfin ce pauvre homme n'est pas non plus un monstre. Il est garçon et fort à l'aise. Il a, comme nous, un petit castel, une petite meute, et un grand vieux carrosse. Il possède sur tout autre, près de la marquise, cet incomparable avantage que donnent une habitude de dix ans et une obsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en congé, permets-moi de te le dire tout bas, peut éblouir et plaire en passant; mais celui qui est là tous les jours a quinte et quatorze par état, sans compter l'industrie, comme dit Basile.

Tandis que les deux frères causaient ainsi, ils avaient laissé les bois derrière eux et commençaient à entrer dans les vignes. Déjà ils apercevaient sur le coteau le clocher du village de Renonval.

—Madame de Vernage, continua Armand, a cent belles qualités; mais c'est une coquette. Elle passe pour dévote, et elle a un chapelet bénit accroché à son étagère; mais elle aime assez les fleurettes. Ne t'en déplaise, c'est, à mon avis, une femme difficile à deviner et passablement dangereuse.

—Cela est possible, dit Tristan.

—Et même probable, reprit son frère. Je ne suis pas fâché que tu le penses comme moi, et je te dirai volontiers à mon tour: Parlons sérieusement. J'ai depuis longtemps occasion de la connaître et de l'étudier de près. Toi, tu viens ici pour quelques jours; tu es un jeune et beau garçon, elle est une belle et spirituelle femme; tu ne sais que faire, elle te plaît, tu lui en contes, et elle te laisse dire. Moi, qui la vois l'hiver comme l'été, à Paris comme à la campagne, je suis moins confiant, et elle le sait bien; c'est pourquoi elle me prend mon cheval et me laisse en tête-à-tête avec le curé. Ses grands yeux noirs, qu'elle baisse vers la terre avec une modestie parfois si sévère, savent se relever vers toi, j'en suis bien sûr, lorsque vous courez la forêt, et je dois convenir que cette femme a un grand charme. Elle a tourné la tête, à ma connaissance, à trois ou quatre pauvres petits garçons qui ont failli en perdre l'esprit; mais veux-tu que je t'exprime ma pensée? Je te dirai, en style de Scudéry, qu'on pénètre assez facilement jusqu'à l'antichambre de son cœur, mais que l'appartement est toujours fermé, peut-être parce qu'il n'y a personne.

—Si tu ne te trompais pas, dit Tristan, ce serait un assez vilain caractère.

—Non pas à son avis: qu'a-t-on à lui reprocher? Est-ce sa faute si on devient amoureux d'elle? Bien qu'elle n'ait guère plus de trente ans, elle dit à qui veut l'entendre qu'elle a renoncé, depuis qu'elle est veuve, aux plaisirs du monde, qu'elle veut vivre en paix dans sa terre, monter à cheval et prier Dieu. Elle fait l'aumône et va à confesse; or, toute femme qui a un confesseur, si elle n'est pas sincèrement et véritablement religieuse, est la pire espèce de coquette que la civilisation ait inventée. Une femme pareille, sûre d'elle-même, belle encore et jouissant volontiers des petits privilèges de la beauté, sait composer sans cesse, non avec sa conscience, mais avec sa prochaine confession. Aux moments mêmes où elle semble se livrer avec le plus charmant abandon aux cajoleries qu'elle aime tout bas, elle regarde si le bout de son pied est suffisamment caché sous sa robe, et calcule la place où elle peut laisser prendre, sans péché, un baiser sur sa mitaine. À quoi bon? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne pas être franchement coquette? Si elle croit, pourquoi s'exposer à la tentation? Parce qu'elle la brave et s'en amuse. Et, en effet, on ne saurait dire qu'elle soit sincère ni hypocrite; elle est ainsi et elle plaît; ses victimes passent et disparaissent. La Bretonnière, le silencieux, restera jusqu'à sa mort, très probablement, sur le seuil du temple où ce sphynx aux grands yeux rend ses oracles et respire l'encens.

Tristan, pendant que son frère parlait, avait arrêté son cheval. La grille du château de Renonval n'était plus éloignée que d'une centaine de pas. Devant cette grille, comme Armand l'avait prévu, madame de Vernage se promenait sur la pelouse; mais elle était seule, contre l'ordinaire. Tristan changea tout à coup de visage.

—Écoute, Armand, dit-il, je t'avoue que je l'aime. Tu es homme et tu as du cœur; tu sais aussi bien que moi que devant la passion il n'y a ni loi ni conseil. Tu n'es pas le premier qui me parle ainsi d'elle; on m'a dit tout cela, mais je n'en puis rien croire. Je suis subjugué par cette femme; elle est si charmante, si aimable, si séduisante, quand elle veut...

—Je le sais très bien, dit Armand.

—Non, s'écria Tristan, je ne puis croire qu'avec tant de grâce, de douceur, de piété, car enfin elle fait l'aumône, comme tu dis, et remplit ses devoirs; je ne puis, je ne veux pas croire qu'avec tous les dehors de la franchise et de la bonté, elle puisse être telle que tu te l'imagines. Mais il n'importe; je cherchais un motif pour te laisser en chemin, et pour rester seul; j'aime mieux m'en fier à ta parole. Je vais à Renonval; retourne aux Clignets. Si notre bonne mère s'inquiète de ne pas me voir avec toi, tu lui diras que j'ai perdu la chasse, que mon cheval est malade, ce que tu voudras. Je ne veux faire qu'une courte visite, et je reviendrai sur-le-champ.

—Pourquoi ce mystère, s'il en est ainsi?

—Parce que la marquise elle-même reconnaît que c'est le plus sage. Les gens du pays sont bavards, sots et importuns comme trois petites villes ensemble. Garde-moi le secret; à ce soir.

Sans attendre une réponse, Tristan partit au galop.

Demeuré seul, Armand changea de route, et prit un chemin de traverse qui le menait plus vite chez lui. Ce n'était pas, on le pense bien, sans déplaisir ni sans une sorte de crainte qu'il voyait son frère s'éloigner. Jeune d'années, mais déjà mûri par une précoce expérience du monde, Armand de Berville, avec un esprit souvent léger en apparence, avait beaucoup de sens et de raison. Tandis que Tristan, officier distingué dans l'armée, courait en Algérie les chances de la guerre, et se livrait parfois aux dangereux écarts d'une imagination vive et passionnée, Armand restait à la maison et tenait compagnie à sa vieille mère. Tristan le raillait parfois de ses goûts sédentaires, et l'appelait monsieur l'abbé, prétendant que, sans la Révolution, il aurait porté la tonsure, en sa qualité de cadet; mais cela ne le fâchait pas.—Va pour le titre, répondait-il, mais donne-moi le bénéfice. La baronne de Berville, la mère, veuve depuis longtemps, habitait le Marais en hiver, et dans la belle saison la petite terre des Clignets. Ce n'était pas une maison assez riche pour entretenir un grand équipage, mais comme les jeunes gens aimaient la chasse et que la baronne adorait ses enfants, on avait fait venir des foxhounds d'Angleterre; quelques voisins avaient suivi cet exemple; ces petites meutes réunies formaient de quoi composer des chasses passables dans les bois qui entouraient la forêt de Carenelle. Ainsi s'étaient établies rapidement, entre les habitants des Clignets et ceux de deux ou trois châteaux des environs, des relations amicales et presque intimes. Madame de Vernage, comme on vient de le voir, était la reine du canton. Depuis le sieur de Franconville et le magistrat de Beauvais jusqu'à l'élégant un peu arriéré de Luzarches, tout rendait hommage à la belle marquise, voire même le curé de Noisy. Renonval était le rendez-vous de ce qu'il y avait de personnes notables dans l'arrondissement de Pontoise. Toutes étaient d'accord pour vanter, comme Tristan, la grâce et la bonté de la châtelaine. Personne ne résistait à l'empire souverain qu'elle exerçait, comme on dit, sur les cœurs; et c'est précisément pourquoi Armand était fâché que son frère ne revînt pas souper avec lui.

Il ne lui fut pas difficile de trouver un prétexte pour justifier cette absence, et de dire à la baronne en rentrant que Tristan s'était arrêté chez un fermier, avec lequel il était en marché pour un coin de terre. Madame de Berville, qui ne dînait qu'à neuf heures quand ses enfants allaient à la chasse, afin de prendre son repas en famille, voulut attendre pour se mettre à table que son fils aîné fut revenu. Armand, mourant de faim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son métier, parut médiocrement satisfait de ce retard qu'on lui imposait. Peut-être craignait-il, à part lui, que la visite à Renonval ne se prolongeât plus longtemps qu'il n'avait été dit. Quoi qu'il en fût, il prit d'abord, pour se donner un peu de patience, un à-compte sur le dîner, puis il alla visiter ses chiens et jeter à l'écurie le coup d'œil du maître, et revint s'étendre sur un canapé, déjà à moitié endormi par la fatigue de la journée.

La nuit était venue, et le temps s'était mis à l'orage. Madame de Berville, assise, comme de coutume, devant son métier à tapisserie, regardait la pendule, puis la fenêtre, où ruisselait la pluie. Une demi-heure s'écoula lentement, et bientôt vint l'inquiétude.

—Que fait donc ton frère? disait la baronne; il est impossible qu'à cette heure et par un temps semblable il s'arrête si longtemps en route; quelque accident lui sera arrivé: je vais envoyer à sa rencontre.

—C'est inutile, répondait Armand; je vous jure qu'il se porte aussi bien que nous, et peut-être mieux; car, voyant cette pluie, il se sera sans doute fait donner à souper dans quelque cabaret de Noisy, pendant que nous sommes à l'attendre.

L'orage redoublait, le temps se passait; de guerre lasse, on servit le dîner; mais il fut triste et silencieux. Armand se reprochait de laisser ainsi sa mère dans une incertitude cruelle, et qui lui semblait inutile; mais il avait donné sa parole. De son côté, madame de Berville voyait aisément, sur le visage de son fils, l'inquiétude qui l'agitait; elle n'en pénétrait pas la cause, mais l'effet ne lui échappait pas. Habituée à toute la tendresse et aux confidences même d'Armand, elle sentait que, s'il gardait le silence, c'est qu'il y était obligé. Par quelle raison? elle l'ignorait, mais elle respectait cette réserve, tout en ne pouvant s'empêcher d'en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d'un air craintif et presque suppliant, puis elle écoutait gronder la foudre, et haussait les épaules en soupirant. Ses mains tremblaient, malgré elle, de l'effort qu'elle faisait pour paraître tranquille. À mesure que l'heure avançait, Armand se sentait de moins en moins le courage de tenir sa promesse. Le dîner terminé, il n'osait se lever; la mère et le fils restèrent longtemps seuls, appuyés sur la table desservie, et se comprenant sans ouvrir les lèvres.

Vers onze heures, la femme de chambre de la baronne étant venue apporter les bougeoirs, madame de Berville souhaita le bonsoir à son fils, et se retira dans son appartement pour dire ses prières accoutumées.

—Que fait-il, en effet, cet étourdi garçon? se disait Armand, tout en se débarrassant, pour se mettre au lit, de son attirail de chasseur. Rien de bien inquiétant, cela est probable. Il fait les yeux doux à madame de Vernage, et subit le silence imposant de la Bretonnière. Est-ce bien sûr? Il me semble qu'à cette heure-ci la Bretonnière doit être dans son coche, en route pour aller se coucher. Il est vrai que Tristan est peut-être en route aussi; j'en doute, pourtant; le chemin n'est pas bon, il pleut bien fort pour monter à cheval. D'une autre part, il y a d'excellents lits à Renonval, et une marquise si polie peut certainement offrir un asile à un capitaine surpris par l'orage. Il est probable, tout bien considéré, que Tristan ne reviendra que demain. Cela est fâcheux, pour deux raisons: d'abord cela inquiète notre mère, et puis, c'est toujours une chose dangereuse que ces abris trouvés chez une voisine; il n'y a rien qui porte moins conseil qu'une nuit passée sous le toit d'une jolie femme, et on ne dort jamais bien chez les gens dont on rêve. Quelquefois même, on ne dort pas du tout. Que va-t-il advenir de Tristan s'il se prend tout de bon pour cette coquette? Il a du cœur pour deux, mais tant pis. Elle trouvera aisé de le jouer, trop aisé, peut-être, c'est là mon espoir. Elle dédaignera d'en agir faussement envers un si loyal caractère. Mais, après tout, se disait encore Armand, en soufflant sur sa bougie, qu'il revienne quand il voudra, il est beau et brave. Il s'est tiré d'affaire à Constantine, il s'en tirera à Renonval.

Il y avait longtemps que toute la maison reposait et que le silence régnait dans la campagne lorsque le bruit des pas d'un cheval se fit entendre sur la route. Il était deux heures du matin; une voix impérieuse cria qu'on ouvrît, et tandis que le garçon d'écurie levait lourdement, l'une après l'autre, les barres de fer qui retenaient la grande porte, les chiens se mirent, selon leur coutume, à pousser de longs gémissements. Armand, qui dormait de tout son cœur, réveillé en sursaut, vit tout à coup devant lui son frère tenant un flambeau et enveloppé d'un manteau dégouttant de pluie.

—Tu rentres à cette heure-ci? lui dit-il; il est bien tard ou bien matin.

Tristan s'approcha de lui, lui serra la main, et lui dit avec l'accent d'une colère presque furieuse:

—Tu avais raison, c'est la dernière des femmes, et je ne la reverrai de ma vie.

Après quoi il sortit brusquement.



II

Malgré toutes les questions, toutes les instances que put faire Armand, Tristan ne voulut donner à son frère aucune explication des étranges paroles qu'il avait prononcées en rentrant. Le lendemain, il annonça à sa mère que ses affaires le forçaient d'aller à Paris pour quelques jours, et donna ses ordres en conséquence; il avait le dessein de partir le soir même.

—Il faut convenir, disait Armand, que tu en agis avec moi d'une façon un peu cavalière. Tu me fais la moitié d'une confidence, et tu t'en vas d'un jour à l'autre avec le reste de ton secret. Que veux-tu que je pense de ce départ impromptu?

—Ce qu'il te plaira, répondit Tristan avec une indifférence si tranquille qu'elle semblait n'avoir rien d'emprunté, tu ne feras qu'y perdre ta peine. J'ai eu un mouvement de colère, il est vrai, pour une bagatelle, une querelle d'amour-propre, une bouderie, comme tu voudras l'appeler. La Bretonnière m'a ennuyé; la marquise était de mauvaise humeur; l'orage m'a contrarié; je suis revenu je ne sais pourquoi, et je t'ai parlé sans savoir ce que je disais. Je conviendrai bien, si tu veux, qu'il y a un peu de froid entre la marquise et moi; mais, à la première occasion, tu nous verras amis comme devant.

—Tout cela est bel et bon, répliquait Armand, mais tu ne parlais pas hier par énigme, quand tu m'as dit: C'est la dernière des femmes. Il n'y a là mauvaise humeur qui tienne. Quelque chose est arrivé que tu caches.

—Et que veux-tu qu'il me soit arrivé? demandait Tristan.

À cette question, Armand baissait la tête, et restait muet; car en pareille circonstance, du moment que son frère se taisait, toute supposition, même faite en plaisantant, pouvait être aisément blessante.

Vers le milieu de la journée, une calèche découverte entra dans la cour des Clignets. Un petit homme d'assez mauvaise tournure, à l'air gauche et endimanché, descendit aussitôt de la voiture, baissa lui-même le marchepied et présenta la main à une grande et belle femme, mise simplement et avec goût. C'était madame de Vernage et la Bretonnière qui venaient faire visite à la baronne. Tandis qu'ils montaient le perron, où madame de Berville vint les recevoir, Armand observa le visage de son frère avec un peu de surprise et beaucoup d'attention. Mais Tristan le regarda en souriant, comme pour lui dire: Tu vois qu'il n'y a rien de nouveau.

À la tournure aisée que prit la conversation, aux politesses froides, mais sans nulle contrainte, qu'échangèrent Tristan et la marquise, il ne semblait pas, en effet, que rien d'extraordinaire se fût passé la veille. La marquise apportait à madame de Berville, qui aimait les oiseaux, un nid de rouges-gorges; la Bretonnière l'avait dans son chapeau. On descendit dans le jardin et on alla voir la volière. La Bretonnière, bien entendu, donna le bras à la baronne; les deux jeunes gens restèrent près de madame de Vernage. Elle paraissait plus gaie que de coutume; elle marchait au hasard de côté et d'autre sans respect pour les buis de la baronne, et tout en se faisant un bouquet au passage.

—Eh bien! messieurs, dit-elle, quand chassons-nous?

Armand attendait cette question pour entendre Tristan annoncer son départ. Il l'annonça effectivement du ton le plus calme; mais, en même temps, il fixa sur la marquise un regard pénétrant, presque dur et offensif. Elle ne parut y faire aucune attention, et ne lui demanda même pas quand il comptait revenir.

—En ce cas-là, reprit-elle, monsieur Armand, vous serez le seul représentant des Berville que nous verrons à Renonval; car je suppose que nous vous aurons. La Bretonnière dit qu'il a découvert, avec les lunettes de mon garde, une espèce de cochon sauvage à qui la barbe vient comme aux oiseaux les plumes...

—Point du tout, dit la Bretonnière, c'est une sorte de truie chinoise, de couleur noire, appelée tonkin. Lorsque ces animaux quittent la basse-cour et s'habituent à vivre dans les bois...

—Oui, dit la marquise, ils deviennent farouches, et, à force de manger du gland, les défenses leur poussent au bout du museau.

—C'est de toute vérité, répondit la Bretonnière, non pas, il est vrai, à la première, ni même à la seconde génération; mais il suffit que le fait existe, ajouta-t-il d'un air satisfait.

—Sans doute, reprit madame de Vernage, et si un homme s'avisait de faire comme mesdames les tonkines, de s'installer dans une forêt, il en résulterait que ses petits-enfants auraient des cornes sur la tête. Et c'est ce qui prouve, continua-t-elle en frappant de son bouquet sur la main de Tristan, qu'on a grand tort de faire le sauvage: cela ne réussit à personne.

—Cela est encore vrai, dit la Bretonnière; la sauvagerie est un grand défaut.

—Elle vaut pourtant mieux, répondit Tristan, qu'une certaine espèce de domesticité.

La Bretonnière ouvrait de grands yeux, ne sachant trop s'il devait se fâcher.

—Oui, dit madame de Berville à la marquise, vous avez bien raison. Grondez-moi ce méchant garçon, qui est toujours sur les grands chemins, et qui veut encore nous quitter ce soir pour aller à Paris. Défendez-lui donc de partir.

Madame de Vernage, qui, tout à l'heure, n'avait pas dit un mot pour essayer de retenir Tristan, se voyant ainsi priée de le faire, y mit aussitôt toute l'insistance et toute la bonne grâce dont elle était capable. Elle prit son plus doux regard et son plus doux sourire pour dire à Tristan qu'il se moquait, qu'il n'avait point d'affaires à Paris, que la curiosité d'une chasse au tonkin devait l'emporter sur tout au monde; qu'enfin elle le priait officiellement de venir déjeuner le lendemain à Renonval. Tristan répondait à chacun de ses compliments par un de ces petits saluts insignifiants qu'ont inventés les gens qui ne savent quoi dire: il était clair que sa patience était mise à une cruelle épreuve. Madame de Vernage n'attendit pas un refus qu'elle prévoyait, et, dès qu'elle eut cessé de parler, elle se retourna et s'occupa d'autre chose, exactement comme si elle eût répété une comédie et que son rôle eût été fini.

—Que signifie tout cela? se disait toujours Armand. Quel est celui qui en veut à l'autre? Est-ce mon frère? est-ce la Bretonnière? Que vient faire ici la marquise?

La façon d'être de madame de Vernage était, en effet, difficile à comprendre. Tantôt elle témoignait à Tristan une froideur et une indifférence marquées; tantôt elle paraissait le traiter avec plus de familiarité et de coquetterie qu'à l'ordinaire.—Cassez-moi donc cette branche-là, lui disait-elle; cherchez-moi du muguet. J'ai du monde ce soir, je veux être toute en fleurs; je compte mettre une robe botanique, et avoir un jardin sur la tête.

Tristan obéissait: il le fallait bien. La marquise se trouva bientôt avoir une véritable botte de fleurs, mais aucune ne lui plaisait.—Vous n'êtes pas connaisseur, disait-elle, vous êtes un mauvais jardinier; vous brisez tout, et vous croyez bien faire parce que vous vous piquez les doigts; mais ce n'est pas cela, vous ne savez pas choisir.

En parlant ainsi, elle effeuillait les branches, puis les laissait tomber à terre, et les repoussait du pied en marchant, avec ce dédain sans souci qui fait quelquefois tant de mal le plus innocemment du monde.

Il y avait au milieu du parc une petite rivière avec un pont de bois qui était brisé, mais dont il restait encore quelques planches. La Bretonnière, selon sa manie, déclara qu'il y avait danger à s'y hasarder, et qu'il fallait revenir par un autre chemin. La marquise voulut passer, et commençait à prendre les devants, quand la baronne lui représenta qu'en effet ce pont était vermoulu, et qu'elle courait le risque d'une chute assez grave.

—Bah! dit madame de Vernage. Vous calomniez vos planches pour faire les honneurs de la profondeur de votre rivière; et si je faisais comme Condé, qu'est-ce qu'il arriverait donc?

Devant monter à cheval, au retour, elle avait à la main une cravache. Elle la jeta de l'autre côté de l'eau, dans une petite île:—Maintenant, messieurs, reprit-elle, voilà mon bâton jeté à l'ennemi. Qui de vous ira le chercher?

—C'est fort imprudent, dit la Bretonnière; cette cravache est fort jolie, la pomme en est très bien ciselée.

—Y aura-t-il du moins une récompense honnête? demanda Armand.

—Fi donc! s'écria la marquise. Vous marchandez avec la gloire! Et vous, monsieur le hussard, ajouta-t-elle en se tournant vers Tristan, qu'est-ce que vous dites? passerez-vous?

Tristan semblait hésiter, non par crainte du danger ni du ridicule, mais par un sentiment de répugnance à se voir ainsi provoqué pour une semblable bagatelle. Il fronça le sourcil et répondit froidement:

—Non, madame.

—Hélas! dit madame de Vernage en soupirant, si mon pauvre Phanor était là, il m'aurait déjà rendu ma cravache.

La Bretonnière, tâtant le pont avec sa canne, le contemplait d'un air de réflexion profonde; appuyée nonchalamment sur la poutre brisée qui servait de rampe, la marquise s'amusait à faire plier les planches en se balançant au-dessus de l'eau: elle s'élança tout à coup, traversa le pont avec une vivacité et une légèreté charmantes, et se mit à courir dans l'île. Armand avait voulu la prévenir, mais son frère lui prit le bras, et, se mettant à marcher à grands pas, l'entraîna à l'écart dans une allée; là, dès que les deux jeunes gens furent seuls:

—La patience m'échappe, dit Tristan. J'espère que tu ne me crois pas assez sot pour me fâcher d'une plaisanterie; mais cette plaisanterie a un motif. Sais-tu ce qu'elle vient chercher ici? Elle vient me braver, jouer avec ma colère, et voir jusqu'à quel point j'endurerai son audace; elle sait ce que signifie son froid persiflage. Misérable cœur! méprisable femme, qui, au lieu de respecter mon silence et de me laisser m'éloigner d'elle en paix, vient promener ici sa petite vanité, et se faire une sorte de triomphe d'une discrétion qu'on ne lui doit pas!

—Explique-toi, dit Armand; qu'y a-t-il?

—Tu sauras tout, car, aussi bien, tu y es intéressé, puisque tu es mon frère. Hier au soir, pendant que nous causions sur la route, et que tu me disais tant de mal de cette femme, je suis descendu de cheval au carrefour des Roches. Il y avait à terre une branche de saule, que tu ne m'as pas vu ramasser; cette branche de saule, c'était madame de Vernage qui l'avait enfoncée dans le sable, en se promenant le matin. Elle riait tout à l'heure en m'en faisant casser d'autres aux arbres; mais celle-là avait un sens: elle voulait dire que la gouvernante et les enfants de la marquise étaient allés chez son oncle à Beaumont, que la Bretonnière ne viendrait pas dîner, et que, si je craignais d'éveiller les gens en sortant de Renonval un peu plus tard, je pouvais laisser mon cheval chez le bonhomme du Héloy.

—Peste! dit Armand, tout cela dans un brin de saule!

—Oui, et plût à Dieu que j'eusse repoussé du pied ce brin de saule comme elle vient de le faire pour nos fleurs! Mais, je te l'ai dit et tu l'as vu toi-même, je l'aimais, j'étais sous le charme. Quelle bizarrerie! Oui! hier encore je l'adorais; j'étais tout amour, j'aurais donné mon sang pour elle, et aujourd'hui...

—Eh bien, aujourd'hui?

—Écoute; il faut, pour que tu me comprennes, que tu saches d'abord une petite aventure qui m'est arrivée l'an passé. Tu sauras donc qu'au bal de l'Opéra j'ai rencontré une espèce de grisette, de modiste, je ne sais quoi. Je suis venu à faire sa connaissance par un hasard assez singulier. Elle était assise à côté de moi, et je ne faisais nulle attention à elle, lorsque Saint-Aubin, que tu connais, vint me dire bonsoir. Au même instant, ma voisine, comme effrayée, cacha sa tête derrière mon épaule; elle me dit à l'oreille qu'elle me suppliait de la tirer d'embarras, de lui donner le bras pour faire un tour de foyer; je ne pouvais guère m'y refuser. Je me levai avec elle, et je quittai Saint-Aubin. Elle me conta là-dessus qu'il était son amant, qu'elle avait peur de lui, qu'il était jaloux, enfin, qu'elle le fuyait. Je me trouvais ainsi tout à coup jouer, aux yeux de Saint-Aubin, le rôle d'un rival heureux; car il avait reconnu sa grisette, et nous suivait d'un air mécontent. Que te dirai-je? Il me parut plaisant de prendre à peu près au sérieux ce rôle que l'occasion m'offrait. J'emmenai souper la petite fille. Saint-Aubin, le lendemain, vint me trouver et voulut se fâcher. Je lui ris au nez, et je n'eus pas de peine à lui faire entendre raison. Il convint de bonne grâce qu'il n'était guère possible de se couper la gorge pour une demoiselle qui se réfugiait au bal masqué pour fuir la jalousie de son amant. Tout se passa en plaisanterie, et l'affaire fut oubliée; tu vois que le mal n'est pas grand.

—Non, certes; il n'y a là rien de bien grave.

—Voici maintenant ce qui arrive: Saint-Aubin, comme tu sais, voit quelquefois madame de Vernage. Il est venu ici et à Renonval. Or, cette nuit, au moment même où la marquise, assise près de moi, écoutait de son grand air de reine toutes les folies qui me passaient par la tête, et essayait, en souriant, cette bague qui, grâce au ciel, est encore à mon doigt, sais-tu ce qu'elle imagine de me dire? Que cette histoire de bal lui a été contée, qu'elle la sait de bonne source, que Saint-Aubin adorait cette grisette, qu'il a été au désespoir de l'avoir perdue, qu'il a voulu se venger, qu'il m'a demandé raison, que j'ai reculé, et qu'alors...

Tristan ne put achever. Pendant quelques minutes les deux frères marchèrent en silence.

—Qu'as-tu répondu? dit enfin Armand.

—Je lui ai répondu une chose très simple. Je lui ai dit tout bonnement: Madame la marquise, un homme qui souffre qu'un autre homme lève la main sur lui impunément s'appelle un lâche, vous le savez très bien. Mais la femme qui, sachant cela, ou le croyant, devient la maîtresse de ce lâche, s'appelle aussi d'un certain nom qu'il est inutile de vous dire. Là-dessus, j'ai pris mon chapeau.

—Et elle ne t'a pas retenu?

—Si fait, elle a d'abord voulu prendre les choses en riant, et me dire que je me fâchais pour un propos en l'air. Ensuite, elle m'a demandé pardon de m'avoir offensé sans dessein; je ne sais même pas si elle n'a pas essayé de pleurer. À tout cela, je n'ai rien répliqué, sinon que je n'attachais aucune importance à une indignité qui ne pouvait m'atteindre, qu'elle était libre de croire et de penser tout ce que bon lui semblerait, et que je ne me donnerais pas la moindre peine pour lui ôter son opinion. Je suis, lui ai-je dit, soldat depuis dix ans, mes camarades qui me connaissent auraient quelque peine à admettre votre conte, et par conséquent je ne m'en soucie qu'autant qu'il faut pour le mépriser.

—Est-ce là réellement ta pensée?

—Y songes-tu? Si je pouvais hésiter à savoir ce que j'ai à faire, c'est précisément parce que je suis soldat que je n'aurais pas deux partis à prendre. Veux-tu que je laisse une femme sans cœur plaisanter avec mon honneur, et répéter demain sa misérable histoire à une coquette de son bord, ou à quelqu'un de ces petits garçons à qui tu prétends qu'elle tourne la tête? Supposes-tu que mon nom, le tien, celui de notre mère, puisse devenir un objet de risée? Seigneur Dieu! cela fait frémir!

—Oui, dit Armand, et voilà cependant les petits badinages pleins de grâce qu'inventent ces dames pour se désennuyer. Faire d'une niaiserie un roman bien noir, bien scandaleux, voilà le bon plaisir de leur cervelle creuse. Mais que comptes-tu faire maintenant?

—Je compte aller ce soir à Paris. Saint-Aubin est aussi un soldat; c'est un brave; je suis loin de croire, Dieu m'en préserve! qu'un mot de sa part ait jamais pu donner l'idée de cette fable fabriquée par quelque femme de chambre; mais, à coup sûr, je le ramènerai ici, et il ne lui sera pas plus difficile de dire tout haut la vérité, qu'il ne me le sera, à moi, de l'entendre. C'est une démarche fâcheuse, pénible, que je ferai là, sans nul doute; c'est une triste chose que d'aller trouver un camarade, et de lui dire: On m'accuse d'avoir manqué de cœur. Mais n'importe, en pareille circonstance, tout est juste et doit être permis. Je te le répète, c'est notre nom que je défends, et s'il ne devait pas sortir de là pur comme de l'or, je m'arracherais moi-même la croix que je porte. Il faut que la marquise entende Saint-Aubin lui dire, en ma présence, qu'on lui a répété un sot conte, et que ceux qui l'ont forgé en ont menti. Mais, une fois cette explication faite, il faut que la marquise m'entende aussi à mon tour; il faut que je lui donne bien discrètement, en termes bien polis, en tête-à-tête, une leçon qu'elle n'oublie jamais; je veux avoir le petit plaisir de lui exprimer nettement ce que je pense de son orgueil et de sa ridicule pruderie. Je ne prétends pas faire comme Bussy d'Amboise, qui, après avoir exposé sa vie pour aller chercher le bouquet de sa maîtresse, le lui jeta à la figure: je m'y prendrai plus civilement; mais quand une bonne parole produit son effet, il importe peu comment elle est dite, et je te réponds que d'ici à quelque temps, du moins, la marquise sera moins fière, moins coquette et moins hypocrite.

—Allons rejoindre la compagnie, dit Armand, et ce soir j'irai avec toi. Je te laisserai faire tout seul, cela va sans dire; mais, si tu le permets, je serai dans la coulisse.

La marquise se disposait à retourner chez elle lorsque les deux frères reparurent. Elle se doutait vraisemblablement qu'elle avait été pour quelque chose dans leur conversation, mais son visage n'en exprimait rien; jamais, au contraire, elle n'avait semblé plus calme et plus contente d'elle-même. Ainsi qu'il a été dit, elle s'en allait à cheval. Tristan, faisant les honneurs de la maison, s'approcha pour lui prendre le pied et la mettre en selle. Comme elle avait marché sur le sable mouillé, son brodequin était humide, en sorte que l'empreinte en resta marquée sur le gant de Tristan. Dès que madame de Vernage fut partie, Tristan ôta ce gant et le jeta à terre.

—Hier, je l'aurais baisé, dit-il à son frère.

Le soir venu, les deux jeunes gens prirent la poste ensemble, et allèrent coucher à Paris. Madame de Berville, toujours inquiète et toujours indulgente, comme une vraie mère qu'elle était, fit semblant de croire aux raisons qu'ils prétendirent avoir pour partir. Dès le lendemain matin, comme on le pense bien, leur premier soin fut d'aller demander M. de Saint-Aubin, capitaine de dragons, rue Neuve-Saint-Augustin, à l'hôtel garni où il logeait habituellement quand il était en congé.

—Dieu veuille que nous le trouvions! disait Armand. Il est peut-être en garnison bien loin.

—Quand il serait à Alger, répondait Tristan, il faut qu'il parle, ou du moins qu'il écrive; j'y mettrai six mois, s'il le faut, mais je le trouverai, ou il dira pourquoi.

Le garçon de l'hôtel était un Anglais, chose fort commode peut-être pour les sujets de la reine Victoria curieux de visiter Paris, mais assez gênante pour les Parisiens. À la première parole de Tristan, il répondit par l'exclamation la plus britannique:

—Oh!

—Voilà qui est bien, dit Armand, plus impatient encore que son frère; mais M. de Saint-Aubin est-il ici?

—Oh! no.

—N'est-ce pas dans cette maison qu'il demeure?

—Oh! yes.

—Il est donc sorti?

—Oh! no.

—Expliquez-vous. Peut-on lui parler?

—No, sir, impossible.

—Pourquoi, impossible?

—Parce qu'il est... Comment dites-vous?

—Il est malade.

—Oh! no, il est mort.




III


Il serait difficile de peindre l'espèce de consternation qui frappa Tristan et son frère en apprenant la mort de l'homme qu'ils avaient un si grand désir de retrouver. Ce n'est jamais, quoi qu'on en dise, une chose indifférente que la mort. On ne la brave pas sans courage, on ne la voit pas sans horreur, et il est même douteux qu'un gros héritage puisse rendre vraiment agréable sa hideuse figure, dans le moment où elle se présente. Mais quand elle nous enlève subitement quelque bien ou quelque espérance, quand elle se mêle de nos affaires et nous prend dans les mains ce que nous croyons tenir, c'est alors surtout qu'on sent sa puissance, et que l'homme reste muet devant le silence éternel.

Saint-Aubin avait été tué en Algérie, dans une razzia. Après s'être fait raconter, tant bien que mal, par les gens de l'hôtel, les détails de cet événement, les deux frères reprirent tristement le chemin de la maison qu'ils habitaient à Paris.

—Que faire maintenant? dit Tristan; je croyais n'avoir, pour sortir d'embarras, qu'un mot à dire à un honnête homme, et il n'est plus. Pauvre garçon! je m'en veux à moi-même de ce qu'un motif d'intérêt personnel se mêle au chagrin que me cause sa mort. C'était un brave et digne officier; nous avions bivouaqué et trinqué ensemble. Ayez donc trente ans, une vie sans reproche, une bonne tête et un sabre au côté, pour aller vous faire assassiner par un Bédouin en embuscade! Tout est fini, je ne songe plus à rien, je ne veux pas m'occuper d'un conte quand j'ai à pleurer un ami. Que toutes les marquises du monde disent ce qui leur plaira.

—Ton chagrin est juste, répondit Armand; je le partage et je le respecte; mais, tout en regrettant un ami et en méprisant une coquette, il ne faut pourtant rien oublier. Le monde est là, avec ses lois; il ne voit ni ton dédain ni tes larmes; il faut lui répondre dans sa langue, ou, tout au moins, l'obliger à se taire.

—Et que veux-tu que j'imagine? Où veux-tu que je trouve un témoin, une preuve quelconque, un être ou une chose qui puisse parler pour moi? Tu comprends bien que Saint-Aubin, lorsqu'il est venu me trouver pour s'expliquer en galant homme sur une aventure de grisette, n'avait pas amené avec lui tout son régiment. Les choses se sont passées en tête-à-tête; si elles eussent dû devenir sérieuses, certes, alors, les témoins seraient là; mais nous nous sommes donné une poignée de main, et nous avons déjeuné ensemble; nous n'avions que faire d'inviter personne.

—Mais il n'est guère probable, reprit Armand, que cette sorte de querelle et de réconciliation soit demeurée tout à fait secrète. Quelques amis communs ont dû la connaître. Rappelle-toi, cherche dans les souvenirs.

—Et à quoi bon? quand même, en cherchant bien, je pourrais retrouver quelqu'un qui se souvînt de cette vieille histoire, ne veux-tu pas que j'aille me faire donner par le premier venu une espèce d'attestation comme quoi je ne suis pas un poltron? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir sans crainte; tout se demande à un ami. Mais quel rôle jouerais-je, à l'heure qu'il est, en allant dire à un de nos camarades: Vous rappelez-vous une petite fille, un bal, une querelle de l'an passé? On se moquerait de moi, et on aurait raison.

—C'est vrai; et cependant il est triste de laisser une femme, et une femme orgueilleuse, vindicative et offensée, tenir impunément de méchants propos.

—Oui, cela est triste plus qu'on ne peut le dire. À une insulte faite par un homme on répond par un coup d'épée. Contre toute espèce d'injure, publique ou non,... même imprimée, on peut se défendre; mais quelle ressource a-t-on contre une calomnie sourde, répétée dans l'ombre, à voix basse, par une femme malfaisante qui veut vous nuire? C'est là le triomphe de la lâcheté. C'est là qu'une pareille créature, dans toute la perfidie du mensonge, dans toute la sécurité de l'impudence, vous assassine à coups d'épingle; c'est là qu'elle ment avec tout l'orgueil, toute la joie de la faiblesse qui se venge; c'est là qu'elle glisse à loisir, dans l'oreille d'un sot qu'elle cajole, une infamie étudiée, revue et augmentée par l'auteur; et cette infamie fait son chemin, cela se répète, se commente, et l'honneur, le bien du soldat, l'héritage des aïeux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour une telle misère!

Tristan parut réfléchir pendant quelque temps, puis il ajouta d'un ton à demi sérieux, à demi plaisant:

—J'ai envie de me battre avec la Bretonnière.

—À propos de quoi? dit Armand, qui ne put s'empêcher de rire. Que t'a fait ce pauvre diable dans tout cela?

—Ce qu'il m'a fait, c'est qu'il est très possible qu'il soit au courant de mes affaires. Il est assez dans les initiés, et passablement curieux de sa nature; je ne serais pas du tout surpris que la marquise le prît pour confident.

—Tu avoueras du moins que ce n'est pas sa faute si on lui raconte une histoire, et qu'il n'en est pas responsable.

—Bah! et s'il s'en fait l'éditeur? Cet homme-là, qui n'est qu'une mouche du coche, est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que s'il était son mari; et, en supposant qu'elle lui récite ce beau roman inventé sur mon compte, crois-tu qu'il s'amuse à en garder le secret?

—À la bonne heure, mais encore faudrait-il être sûr d'abord qu'il en parle, et même, dans ce cas-là, je ne vois guère qu'il puisse être juste de chercher querelle à quelqu'un parce qu'il répète ce qu'il a entendu dire. Quelle gloire y aurait-il d'ailleurs à faire peur à la Bretonnière? Il ne se battrait certainement pas, et, franchement, il serait dans son droit.

—Il se battrait. Ce garçon-là me gêne; il est ennuyeux, il est de trop dans ce monde.

—En vérité, mon cher Tristan, tu parles comme un homme qui ne sait à qui s'en prendre. Ne dirait-on pas, à t'entendre, que tu cherches une affaire d'honneur pour rétablir ta réputation, ou que tu as besoin d'une balafre pour la montrer à ta maîtresse, comme un étudiant allemand?

—Mais, aussi, c'est que je me trouve dans une situation vraiment intolérable. On m'accuse, on me déshonore, et je n'ai pas un moyen de me venger! Si je croyais réellement...

Les deux jeunes gens passaient en cet instant sur le boulevard, devant la boutique d'un bijoutier. Tristan s'arrêta de nouveau, tout à coup, pour regarder un bracelet placé dans l'étalage.

—Voilà une chose étrange, dit-il.

—Qu'est-ce que c'est? veux-tu te battre aussi avec la fille de comptoir?

—Non pas, mais tu me conseillais de chercher dans mes souvenirs. En voici un qui se présente. Tu vois bien ce bracelet d'or qui, du reste, n'a rien de merveilleux: un serpent avec deux turquoises. Dans le moment de ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez ce même marchand, dans cette boutique, un bracelet comme celui-là, lequel bracelet était destiné à cette grisette dont il s'occupait, et qui avait failli nous brouiller; lorsque, après notre querelle vidée, nous eûmes déjeuné ensemble:—Parbleu, me dit-il en riant, tu viens de m'enlever la reine de mes pensées à l'instant où je me disposais à lui faire un cadeau; c'était un petit bracelet avec mon nom gravé en dedans; mais, ma foi, elle ne l'aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le cède; puisque tu es le préféré, il faut que tu payes ta bienvenue.—Faisons mieux, répondis-je; soyons de moitié dans l'envoi que tu comptais lui faire.—Tu as raison, reprit-il; mon nom est déjà sur la plaque, il faut que le tien y soit gravé aussi, et, en signe de bonne amitié, nous y ferons ajouter la date. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. La date et les deux noms, écrits sur le bracelet, furent envoyés à la demoiselle, et doivent actuellement exister quelque part en la possession de mademoiselle Javotte (c'est le nom de notre héroïne), à moins qu'elle ne l'ait vendu pour aller dîner.

—À merveille! s'écria Armand; cette preuve que tu cherchais est toute trouvée. Il faut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut que la marquise voie les deux signatures, et le jour bien spécifié. Il faut que mademoiselle Javotte elle-même témoigne au besoin de la vérité et de l'identité de la chose. N'en est-ce pas assez pour prouver clairement que rien de sérieux n'a pu se passer entre Saint-Aubin et toi? Certes, deux amis qui, pour se divertir, font un pareil cadeau à une femme qu'ils se disputent, ne sont pas bien en colère l'un contre l'autre, et il devient alors évident...

—Oui, tout cela est très bien, dit Tristan; ta tête va plus vite que la mienne; mais pour exécuter cette grande entreprise, ne vois-tu pas qu'avant de retrouver ce bracelet si précieux, il faudrait commencer par retrouver Javotte? Malheureusement ces deux découvertes semblent également difficiles. Si, d'un côté, la jeune personne est sujette à perdre ses nippes, elle est capable, d'une autre part, de s'égarer fort elle-même. Chercher, après un an d'intervalle, une grisette perdue sur le pavé de Paris, et, dans le tiroir de cette grisette, un gage d'amour fabriqué en métal, cela me paraît au-dessus de la puissance humaine; c'est un rêve impossible à réaliser.

—Pourquoi? reprit Armand; essayons toujours. Vois comme le hasard, de lui-même, te fournit l'indice qu'il te fallait; tu avais oublié ce bracelet; il te le met presque devant les yeux, ou du moins, il te le rappelle. Tu cherchais un témoin, le voilà, il est irrécusable; ce bracelet dit tout, ton amitié pour Saint-Aubin, son estime pour toi, le peu de gravité de l'affaire. La Fortune est femme, mon cher; quand elle fait des avances, il faut en profiter. Penses-y, tu n'as que ce moyen d'imposer silence à madame de Vernage; mademoiselle Javotte et son serpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand, c'est vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas; et d'abord, où demeurait jadis cette demoiselle?

—À te dire vrai, je n'en sais plus rien; c'était, je crois, dans un passage, une espèce de square, de cité.

—Entrons chez le bijoutier, et questionnons-le. Les marchands ont quelquefois une mémoire incroyable; ils se souviennent des gens après des années, surtout de ceux qui ne les payent pas très bien.

Tristan se laissa conduire par son frère; tous deux entrèrent dans la boutique. Ce n'était pas une chose facile que de rappeler au marchand un objet de peu de valeur acheté chez lui il y avait longtemps. Il ne l'avait pourtant pas oublié, à cause de la singularité des deux noms réunis.

—Je me souviens, en effet, dit-il, d'un petit bracelet que deux jeunes gens m'ont commandé l'hiver dernier, et je reconnais bien monsieur. Mais quant à savoir où ce bracelet a été porté, et à qui, je n'en peux rien dire.

—C'était à une demoiselle Javotte, dit Armand, qui devait demeurer dans un passage.

—Attendez, reprit le bijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta, réfléchit, se consulta, et finit par dire: C'est cela même; mais ce n'est point le nom de Javotte que je trouve sur mon livre. C'est le nom de madame de Monval, cité Bergère, 4.

—Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appeler ainsi; ce nom de Monval m'était sorti de la tête; peut-être avait-elle le droit de le porter, car son titre de Javotte n'était, je crois, qu'un sobriquet. Travaillez-vous encore quelquefois pour elle; vous a-t-elle acheté autre chose?

—Non, monsieur; elle m'a vendu, au contraire, une chaîne d'argent cassée qu'elle avait.

—Mais point de bracelet?

—Non, monsieur.

—Va pour Monval, dit Armand; grand merci, monsieur. Et quant à nous, en route pour la cité Bergère.

—Je crois, dit Tristan en quittant le bijoutier, qu'il serait bon de prendre un fiacre. J'ai quelque peur que madame de Monval n'ait changé plusieurs fois de domicile, et que notre course ne soit longue.

Cette prévision était fondée. La portière de la cité Bergère apprit aux deux frères que madame de Monval avait déménagé depuis longtemps, qu'elle s'appelait à présent mademoiselle Durand, ouvrière en robes, et qu'elle demeurait rue Saint-Jacques.

—Est-elle à son aise? a-t-elle de quoi vivre? demanda Armand, poursuivi par la crainte du bracelet vendu.

—Oh! oui, monsieur, elle fait beaucoup de dépense; elle avait ici un logement complet, des meubles d'acajou et une batterie de cuisine. Elle voyait beaucoup de militaires, toutes personnes décorées et très comme il faut. Elle donnait quelquefois de très jolis dîners qu'on faisait venir du café Vachette. Tous ces messieurs étaient bien gais, et il y en avait un qui avait une bien belle voix; il chantait comme un vrai artiste de l'Académie. Du reste, monsieur, il n'y a jamais eu rien à dire sur le compte de madame de Monval. Elle étudiait aussi pour être artiste; c'était moi qui faisais son ménage, et elle ne sortait jamais qu'en citadine.

—Fort bien, dit Armand; allons rue Saint-Jacques.

—Mademoiselle Durand ne loge plus ici, répondit la seconde portière; il y a six mois qu'elle s'en est allée, et nous ne savons guère trop où elle est. Ce ne doit pas être dans un palais, car elle n'est pas partie en carrosse, et elle n'emportait pas grand'chose.

—Est-ce qu'elle menait une vie malheureuse?

—Oh! mon Dieu, une vie bien pauvre. Elle n'était guère à l'aise, cette demoiselle. Elle demeurait là au fond de l'allée, sur la cour, derrière la fruitière. Elle travaillait toute la sainte journée; elle ne gagnait guère et elle avait bien du mal. Elle allait au marché le matin, et elle faisait sa soupe elle-même sur un petit fourneau qu'elle avait. On ne peut pas dire qu'elle manquait de soin, mais cela sentait toujours les choux dans sa chambre. Il y a une dame en deuil qui est venue, une de ses tantes, qui l'a emmenée; nous croyons qu'elle s'est mise aux sœurs du Bon-Pasteur. La lingère du coin vous dira peut-être cela: c'était elle qui l'employait.

—Allons chez la lingère, dit Armand; mais les choux sont de mauvais augure.

Le troisième renseignement recueilli sur Javotte ne fut pas d'abord plus satisfaisant que les deux premiers. Moyennant une petite somme que sa famille avait trouvé moyen de fournir, elle était entrée, en effet, au couvent des sœurs du Bon-Pasteur, et y avait passé environ trois mois. Comme sa conduite était bonne, la protection de quelques personnes charitables l'avait fait admettre par les sœurs, qui lui montraient beaucoup de bonté et qui n'avaient qu'à se louer de son obéissance.—Malheureusement, disait la lingère, cette pauvre enfant a une tête si vive qu'il ne lui est pas possible de rester en place. C'était une grande faveur pour elle que d'avoir été reçue comme pensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du bien d'elle, et elle remplissait régulièrement ses devoirs de religion, en même temps qu'elle travaillait très bien, car c'est une bonne ouvrière. Mais tout d'un coup sa tête est partie; elle a demandé à s'en aller. Vous comprenez, monsieur, que dans ce temps-ci un couvent n'est pas une prison; on lui a ouvert les portes, et elle s'est envolée.

—Et vous ignorez ce qu'elle est devenue?

—Pas tout à fait, répondit en riant la lingère. Il y a une de mes demoiselles qui l'a rencontrée au Ranelagh. Elle se fait appeler maintenant Amélina Rosenval. Je crois qu'elle demeure rue de Bréda, et qu'elle est figurante aux Folies-Dramatiques.

Tristan commençait à se décourager.—Laissons tout cela, dit-il à son frère. À la tournure que prennent les choses, nous n'en aurons jamais fini. Qui sait si mademoiselle Durand, madame de Monval, madame Rosenval, n'est pas en Chine ou à Quimper-Corentin?

—Il faut y aller voir, disait toujours Armand. Nous avons trop fait pour nous arrêter. Qui te dit que nous ne sommes pas sur le point de découvrir notre voyageuse? Ouvrière ou artiste, nonne ou figurante, je la trouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parié de traverser pieds nus un bassin gelé au mois de janvier, et qui, arrivé à moitié chemin, trouva que c'était trop froid et revint sur ses pas.

Armand avait raison cette fois. Madame Rosenval en personne fut découverte rue de Bréda; mais il ne s'agissait plus, à cette nouvelle adresse, du couvent, ni des choux, ni du Ranelagh. De figurante qu'elle était naguère, madame Rosenval était devenue tout à coup, par la grâce du hasard et d'un ancien préfet, personnage important et protecteur des arts, prima donna d'un théâtre de province. Elle habitait depuis quelque temps une assez grande ville du midi de la France, où son talent, nouvellement découvert, mais généreusement encouragé, faisait les délices des connaisseurs du lieu et l'admiration de la garnison. Elle se trouvait à Paris en passant, pour contracter, si faire se pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deux jeunes gens, il est vrai, qu'on ne savait pas s'ils pourraient être reçus; mais ils furent introduits par une femme de chambre dans un appartement assez riche, d'un goût peu sévère, orné de statuettes, de glaces et de cartons-pâtes, à peu près comme un café. La maîtresse du lieu était à sa toilette; elle fit dire qu'on attendît, et qu'elle allait recevoir M. de Berville.

—À présent, je te laisse, dit Armand à son frère; tu vois que nous sommes venus à bout de notre campagne. C'est à toi de faire le reste; décide madame Rosenval à te rendre ton bracelet; qu'elle l'accompagne d'un mot de sa main qui donne plus de poids à cette restitution; reviens armé de cette preuve authentique, et moquons-nous de la marquise.

Armand sortit sur ces paroles, et Tristan resta seul à se promener dans le somptueux salon de Javotte. Il y était depuis un quart d'heure, lorsque la porte de la chambre à coucher s'ouvrit. Un gros et grand monsieur, à la démarche grave, à la tête grisonnante, portant des lunettes, une chaîne, un binocle et des breloques de montre, le tout en or, s'avança d'un air affable et majestueux.—Monsieur, dit-il à Tristan, j'apprends que vous êtes le parent de madame Rosenval. Si vous voulez prendre la peine d'entrer, elle vous attend dans son cabinet.

Il fit un léger salut et se retira.

—Peste! se dit Tristan, il paraît que Javotte voit à présent meilleure compagnie que dans l'allée de la rue Saint-Jacques.

Soulevant une portière de soie chamarrée, que lui avait indiquée le monsieur aux lunettes d'or, il pénétra dans un boudoir tendu en mousseline rose, où madame Rosenval, étendue sur un canapé, le reçut d'un air nonchalant. Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme qu'on a aimée, fût-ce Amélina, fût-ce même Javotte, surtout lorsque l'on s'est donné tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avec empressement la main fort blanche de son ancienne conquête, puis il prit place à côté d'elle, et débuta, comme cela se devait, par lui faire ses compliments sur ce qu'elle était embellie, qu'il la revoyait plus charmante que jamais, etc... (toutes choses qu'on dit à toute femme qu'on retrouve, fût-elle devenue plus laide qu'un péché mortel).

—Permettez-moi, ma chère, ajouta-t-il, de vous féliciter sur l'heureux changement qui me semble s'être opéré dans vos petites affaires. Vous êtes logée ici comme un grand seigneur.

—Vous serez donc toujours un mauvais plaisant, monsieur de Berville? répondit Javotte; tout cela est fort simple; ce n'est qu'un pied-à-terre; mais je me fais arranger quelque chose là-bas, car vous savez que je perche au diable.

—Oui, j'ai appris que vous étiez au théâtre.

—Mon Dieu, oui, je me suis décidée. Vous savez que la grande musique, la musique sérieuse, a été l'occupation de toute ma vie. M. le baron, que vous venez de voir, je suppose, sortant d'ici, et qui est un de mes bons amis, m'a persécutée pour prendre un engagement. Que voulez-vous! je me suis laissé faire. Nous jouons toutes sortes de choses, le drame, le vaudeville, l'opéra.

—On m'a dit cela, reprit Tristan; mais j'ai à vous parler d'une affaire assez sérieuse, et, comme votre temps doit être précieux, trouvez bon que je me hâte de profiter de l'occasion que j'ai de vous faire mes confidences. Vous souvenez-vous d'un certain bracelet?...

Tout en parlant, Tristan, par distraction, jeta les yeux sur la cheminée; la première chose qu'il y remarqua fut la carte de visite de la Bretonnière, accrochée à la glace.

—Est-ce que vous connaissez ce personnage-là? demanda-t-il avec surprise.

—Oui; c'est un ami du baron; je le vois de temps en temps, et je crois même qu'il dîne à la maison aujourd'hui. Mais, de grâce, continuez donc, je vous en prie, et je vous écoute.

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