Œuvres Complètes de Alfred de Musset — Tome 7.
IV
Il y aurait peut-être pour le philosophe ou pour le psychologue, comme on dit, une curieuse étude à faire sur le chapitre des distractions. Supposez un homme qui est en train de parler des choses qui le touchent le plus à la personne dont il aie plus à craindre ou à espérer, à un avocat, à une femme ou à un ministre. Quel degré d'influence exercera sur lui une épingle qui le pique au milieu de son discours, une boutonnière qui se déchire, un voisin qui se met à jouer de la flûte? Que fera un acteur, récitant une tirade, et apercevant tout à coup un de ses créanciers dans la salle? Jusqu'à quel point, enfin, peut-on parler d'une chose, et en même temps penser à une autre?
Tristan se trouvait à peu près dans une situation de ce genre. D'une part, comme il l'avait dit, le temps pressait; le monsieur à lunettes d'or pouvait reparaître à tout moment. D'ailleurs, dans l'oreille d'une femme qui vous écoute, il y a une mouche qu'il faut prendre au vol; dès qu'il n'est plus trop tôt avec elle, presque toujours il est trop tard. Tristan attachait assez de prix à ce qu'il venait demander à Javotte pour y employer toute son éloquence. Plus la démarche qu'il faisait pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentait la nécessité de la terminer promptement. Mais, d'une autre part, il avait devant les yeux la carte de la Bretonnière, ses regards ne pouvaient s'en détacher; et, tout en poursuivant l'objet de sa visite, il se répétait à lui-même:—Je retrouverai donc cet homme-là partout?
—Enfin, que voulez-vous? dit Javotte. Vous êtes distrait comme un poète en couches.
Il va sans dire que Tristan ne voulait point parler de son motif secret, ni prononcer le nom de la marquise.
—Je ne puis rien vous expliquer, répondit-il. Je ne puis que vous dire une seule chose, c'est que vous m'obligeriez infiniment en me rendant le bracelet que Saint-Aubin et moi nous vous avons donné, s'il est encore en votre possession.
—Mais qu'est-ce que vous voulez en faire?
—Rien qui puisse vous inquiéter, je vous en donne ma parole.
—Je vous crois, Berville, vous êtes homme d'honneur. Le diable m'emporte, je vous crois.
(Madame Rosenval, dans ses nouvelles grandeurs, avait conservé quelques expressions qui sentaient encore un peu les choux.)
—Je suis enchanté, dit Tristan, que vous ayez de moi un si bon souvenir; vous n'oubliez pas vos amis.
—Oublier mes amis! jamais. Vous m'avez vue dans le monde quand j'étais sans le sou, je me plais à le reconnaître. J'avais deux paires de bas à jour qui se succédaient l'une à l'autre, et je mangeais la soupe dans une cuillère de bois. Maintenant je dîne dans de l'argent massif, avec un laquais par derrière et plusieurs dindons par devant; mais mon cœur est toujours le même. Savez-vous que dans notre jeune temps nous nous amusions pour de bon? À présent, je m'ennuie comme un roi... Vous souvenez-vous d'un jour,... à Montmorency?... Non, ce n'était pas vous, je me trompe; mais c'est égal, c'était charmant. Ah! les bonnes cerises! et ces côtelettes de veau que nous avons mangées chez le père Duval, au Château de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco, picorait du pain sur la table! Il y a eu pourtant deux Anglais assez bêtes pour faire boire de l'eau-de-vie à ce pauvre animal, et il en est mort. Avez-vous su cela?
Lorsque Javotte parlait ainsi à peu près naturellement, c'était avec une volubilité extrême; mais quand ses grands airs la reprenaient, elle se mettait tout à coup à traîner ses phrases avec un air de rêverie et de distraction.
—Oui, vraiment, continua-t-elle d'une voix de duchesse enrhumée, je me souviens toujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au passé.
—C'est à merveille, ma chère Amélina; mais, répondez, de grâce, à mes questions. Avez-vous conservé ce bracelet?
—Quel bracelet, Berville? qu'est-ce que vous voulez dire?
—Ce bracelet que je vous redemande, et que Saint-Aubin et moi nous vous avions donné?
—Fi donc! redemander un cadeau! c'est bien peu gentilhomme, mon cher.
—Il ne s'agit point ici de gentilhommerie. Je vous l'ai dit, il s'agit d'un service fort important que vous pouvez me rendre. Réfléchissez, je vous en conjuré, et répondez-moi sérieusement. Si ce n'est que le bracelet qui vous tient au cœur, je m'engage bien volontiers à vous en mettre un autre à chaque bras, en échange de celui dont j'ai besoin.
—C'est fort galant de votre part.
—Non, ce n'est pas galant, c'est tout simple. Je ne vous parle ici que dans mon intérêt.
—Mais d'abord, dit Javotte en se levant et en jouant de l'éventail, il faudrait savoir, comme je vous disais, ce que vous en feriez, de ce bracelet. Je ne peux pas me fier à un homme qui n'a pas lui-même confiance en moi. Voyons, contez-moi un peu vos affaires. Il y a quelque femme, quelque tricherie là-dessous. Tenez, je parierais que c'est quelque ancienne maîtresse à vous ou à Saint-Aubin, qui veut me dépouiller de mes ustensiles de ménage. Il y a quelque brouille, quelque jalousie, quelque mauvais propos; allons, parlez donc.
—S'il faut absolument vous dire mon motif, répondit Tristan, voulant se débarrasser de ces questions, la vérité est que Saint-Aubin est mort; nous étions fort liés, vous le savez, et je désirerais garder ce bracelet où nos deux noms sont écrits ensemble.
—Bah! quelle histoire vous me fabriquez là! Saint-Aubin est mort? Depuis quand?
—Il est mort en Afrique, il y a peu de temps.
—Vrai? Pauvre garçon! je l'aimais bien aussi. C'était un gentil cœur, et je me souviens que dans le temps il m'appelait sa beauté rose.—Voilà ma beauté rose, disait-il. Je trouve ce nom-là très-joli. Vous rappelez-vous comme il était drôle un jour que nous étions à Ermenonville, et que nous avions tout cassé dans l'auberge? Il ne restait seulement plus une assiette. Nous avions jeté les chaises par les fenêtres à travers les carreaux, et le matin, tout justement, voilà qu'il arrive une grande longue famille de bons provinciaux qui venaient visiter la nature. Il ne se trouvait plus une tasse pour leur servir leur café au lait.
—Tête de folle! dit Tristan; ne pouvez-vous, une fois par hasard, faire attention à ce qu'on vous dit? Avez-vous mon bracelet, oui ou non?
—Je n'en sais rien du tout, et je n'aime pas les propositions faites à bout portant.
—Mais vous avez, je le suppose, un coffre, un tiroir, un endroit quelconque à mettre vos bijoux? Ouvrez-moi ce tiroir ou ce coffre; je ne vous en demande pas davantage.
Javotte sembla un peu réfléchir, se rassit près de Tristan, et lui prit la main:
—Ecoutez, dit-elle, vous concevez que, si ce bracelet vous est nécessaire, je ne tiens pas à une pareille misère. J'ai de l'amitié pour vous, Berville; il n'y a rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais vous comprenez bien aussi que ma position m'impose des devoirs. Il est possible que, d'un jour à l'autre, j'entre à l'Opéra, dans les chœurs. Monsieur le baron m'a promis d'y employer toute son influence. Un ancien préfet, comme lui, a de l'empire sur les ministres, et M. de la Bretonnière, de son côté...
—La Bretonnière! s'écria Tristan impatienté; et que diantre fait-il ici? Apparemment qu'il trouve moyen d'être en même temps à Paris et à la campagne. Il ne nous quitte pas là-bas, et je le retrouve chez vous!
—Je vous dis que c'est un ami du baron. C'est un homme fort distingué que M. de la Bretonnière. Il est vrai qu'il a une campagne près de la vôtre, et qu'il va souvent chez une personne que vous connaissez probablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus son nom.
—Est-ce qu'il vous parle d'elle? Qu'est-ce que cela veut dire?
—Certainement, il nous parle d'elle. Il la voit tous les jours, pas vrai? Il a son couvert à sa table; elle s'appelle Vernage, ou quelque chose comme ça; on sait ce que c'est, entre nous soit dit, que les voisins et les voisines... Eh bien! qu'est-ce que vous avez donc?
—Peste soit du fat! dit Tristan, prenant la carte de la Bretonnière et la froissant entre ses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de ces jours.
—Oh! oh! Berville, vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous touche, je le vois. Eh bien! tenez, faisons l'échange. Votre confidence pour mon bracelet.
—Vous l'avez donc, ce bracelet?
—Vous l'aimez donc, cette marquise?
—Ne plaisantons pas. L'avez-vous?
—Non pas, je ne dis pas cela. Je vous répète que ma position...
—Belle position! Vous moquez-vous des gens? Quand vous iriez à l'Opéra, et quand vous seriez figurante à vingt sous par jour...
—Figurante! s'écria Javotte en colère. Pour qui me prenez-vous, s'il vous plaît? Je chanterai dans les chœurs, savez-vous!
—Pas plus que moi; on vous prêtera un maillot et une toque, et vous irez en procession derrière la princesse Isabelle; ou bien on vous donnera le dimanche une petite gratification pour vous enlever au bout d'une poulie dans le ballet de la Sylphide. Qu'est-ce que vous entendez avec votre position?
—J'entends et je prétends que, pour rien au monde, je ne voudrais que monsieur le baron pût voir mon nom mêlé à une mauvaise affaire. Vous voyez bien que, pour vous recevoir, j'ai dit que vous étiez mon parent. Je ne sais pas ce que vous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous plaît pas de me le dire. Monsieur le baron ne m'a jamais connue que sous le nom de madame de Rosenval; c'est le nom d'une terre que mon père a vendue. J'ai des maîtres, mon cher, j'étudie, et je ne veux rien faire qui compromette mon avenir.
Plus l'entretien se prolongeait, plus Tristan souffrait de la résistance et de l'étrange légèreté de Javotte. Évidemment le bracelet était là, dans cette chambre peut-être; mais où le trouver? Tristan se sentait par moments l'envie de faire comme les voleurs, et d'employer la menace pour parvenir à son but. Un peu de douceur et de patience lui semblait pourtant préférable.
—Ma brave Javotte, dit-il, ne nous fâchons pas. Je crois fermement à tout ce que vous me dites. Je ne veux non plus, en aucune façon, vous compromettre; chantez à l'Opéra tant que vous voudrez, dansez même, si bon vous semble. Mon intention n'est nullement...
—Danser! moi qui ai joué Célimène! oui, mon petit, j'ai joué Célimène à Belleville, avant de partir pour la province; et mon directeur, M. Poupinel, qui a assisté à la représentation, m'a engagée tout de suite pour les troisièmes Dugazon. J'ai été ensuite seconde grande première coquette, premier rôle marqué, et forte première chanteuse; et c'est Brochard lui-même, qui est ténor léger, qui m'a fait résilier, et Gustave, qui est laruette, a voyagé avec moi en Auvergne. Nous faisions quatre ou cinq cents francs avec la Tour de Nesle, et Adolphe et Clara; nous ne jouions que ces deux pièces-là partout. Si vous croyez que je vais danser!
—Ne nous fâchons pas, ma belle, je vous en conjure!
—Savez-vous que j'ai joué avec Frédérick? Oui, j'ai joué avec Frédérick, en province, au bénéfice d'un homme de lettres. Il est vrai que je n'avais pas un grand rôle; je faisais un page dans Lucrèce Borgia, mais toujours j'ai joué avec Frédérick.
—Je n'en doute pas, vous ne danserez point; je vous supplie de m'excuser; mais, ma chère, le temps se passe, et vous répondez à beaucoup de choses, excepté à ce que je vous demande. Finissons-en, s'il est possible. Dites-moi: voulez-vous me permettre d'aller à l'instant même chez Fossin, d'y prendre un bracelet, une chaîne, une bague, ce qui vous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l'envoyer ou de vous le rapporter, selon votre fantaisie; en échange de quoi vous me renverrez ou vous me rendrez à moi-même cette bagatelle que je vous demande, et à laquelle vous ne tenez pas sans doute?
—Qui sait? dit Javotte d'un ton radouci; nous autres, nous tenons à peu de chose; et je suis comme cela, j'aime mes effets.
—Mais ce bracelet ne vaut pas dix louis, et apparemment, ce n'est pas ce qu'il y a d'écrit dessus qui vous le rend précieux?
La vanité masculine, d'une part, et la coquetterie féminine, d'une autre, sont deux choses si naturelles et qui retrouvent toujours si bien leur compte, que Tristan n'avait pu s'empêcher de se rapprocher de Javotte en faisant cette question. Il avait entouré doucement de son bras la jolie taille de son ancienne amie, et Javotte, la tête penchée sur son éventail, souriait en soupirant tout bas, tandis que la moustache du jeune hussard effleurait déjà ses cheveux blonds; le souvenir du passé et l'idée d'un bracelet neuf lui faisaient palpiter le cœur.
—Parlez, Tristan, dit-elle, soyez tout à fait franc. Je suis bonne fille; n'ayez pas peur. Dites-moi où ira mon serpentin bleu.
—Eh bien! mon enfant, répondit le jeune homme, je vais tout vous avouer: je suis amoureux.
—Est-elle belle?
—Vous êtes plus jolie; elle est jalouse, elle veut ce bracelet; il lui est revenu, je ne sais comment, que je vous ai aimée...
—Menteur!
—Non, c'est la vérité; vous étiez, ma chère, vous êtes encore si parfaitement gentille, fraîche et coquette, une petite fleur; vos dents ont l'air de perles tombées dans une rose; vos yeux, votre pied...
—Eh bien! dit Javotte, soupirant toujours.
—Eh bien! reprit Tristan, et notre bracelet? Javotte se préparait peut-être à répondre de sa voix la plus tendre: Eh bien! mon ami, allez chez Fossin, lorsqu'elle s'écria tout à coup:
—Prenez garde, vous m'égratignez!
La carte de visite de la Bretonnière était encore dans la main de Tristan, et le coin du carton corné avait, en effet, touché l'épaule de madame Rosenval. Au même instant on frappa doucement à la porte; la tapisserie se souleva, et la Bretonnière lui-même entra dans la chambre.
—Pardieu! monsieur, s'écria Tristan, ne pouvant contenir un mouvement de dépit, vous arrivez comme mars en carême.
—Comme mars en toute saison, dit la Bretonnière, enchanté de son calembour.
—On pourrait voir cela, reprit Tristan.
—Quand il vous plaira, dit la Bretonnière.
—Demain vous aurez de mes nouvelles.
Tristan se leva, prit Javotte à part:—Je compte sur vous, n'est-ce pas? lui dit-il à voix basse; dans une heure, j'enverrai ici.
Puis il sortit, sans plus de façon, en répétant encore: À demain!
—Que veut dire cela? demanda Javotte.
—Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière.
V
Armand, comme on le pense bien, avait attendu impatiemment le retour de son frère, afin d'apprendre le résultat de l'entretien avec Javotte. Tristan rentra chez lui tout joyeux.
—Victoire! mon cher, s'écria-t-il; nous avons gagné la bataille, et mieux encore, car nous aurons demain tous les plaisirs du monde à la fois.
—Bah! dit Armand; qu'y a-t-il donc? tu as un air de gaieté qui fait plaisir à voir.
—Ce n'est pas sans raison ni sans peine. Javotte a hésité; elle a bavardé; elle m'a fait des discours à dormir debout; mais enfin elle cédera, j'en suis certain; je compte sur elle. Ce soir, nous aurons mon bracelet, et demain matin, pour nous distraire, nous nous battrons avec la Bretonnière.
—Encore ce pauvre homme! Tu lui en veux donc beaucoup?
—Non, en vérité, je n'ai plus de rancune contre lui. Je l'ai rencontré, je l'ai envoyé promener, je lui donnerai un coup d'épée, et je lui pardonne.
—Où l'as-tu donc vu? chez ta belle?
—Eh, mon Dieu! oui; ne faut-il pas que ce monsieur-là se fourre partout?
—Et comment la querelle est-elle venue?
—Il n'y a pas de querelle; deux mots, te dis-je, une misère; nous en causerons. Commençons maintenant par aller chez Fossin acheter quelque chose pour Javotte, avec qui je suis convenu d'un échange; car on ne donne rien pour rien quand on s'appelle Javotte, et même sans cela.
—Allons, dit Armand, je suis ravi comme toi que tu sois parvenu à ton but et que tu aies de quoi confondre ta marquise. Mais, chemin faisant, mon cher ami, réfléchissons, je t'en prie, sur la seconde partie de ta vengeance projetée. Elle me semble plus qu'étrange.
—Trêve de mots, dit Tristan, c'est un point résolu. Que j'aie tort ou raison, n'importe: nous pouvions ce matin discuter là-dessus; à présent le vin est tiré, il faut le boire.
—Je ne me lasserai pas, reprit Armand, de te répéter que je ne conçois pas comment un homme comme toi, un militaire, reconnu pour brave, peut trouver du plaisir à ces duels sans motif, ces affaires d'enfant, ces bravades d'écolier, qui ont peut-être été à la mode, mais dont tout le monde se moque aujourd'hui. Les querelles de parti, les duels de cocarde peuvent se comprendre dans les crises politiques. Il peut sembler plaisant à un républicain de ferrailler avec un royaliste, uniquement parce qu'ils se rencontrent: les passions sont en jeu, et tout peut s'excuser. Mais je ne te conseille pas ici, je te blâme. Si ton projet est sérieux, je n'hésite pas à te dire qu'en pareil cas je refuserais de servir de témoin à mon meilleur ami.
—Je ne te demande pas de m'en servir, mais de te taire; allons chez Fossin.
—Allons où tu voudras, je n'en démordrai pas. Prendre en grippe un homme importun, cela arrive à tout le monde: le fuir ou s'en railler, passe encore; mais vouloir le tuer, c'est horrible.
—Je te dis que je ne le tuerai pas; je te le promets, je m'y engage. Un petit coup d'épée, voilà tout. Je veux mettre en écharpe le bras du cavalier servant de la marquise, en même temps que je lui offrirai humblement, à elle, le bracelet de ma grisette.
—Songe donc que cela est inutile. Si tu te bats pour laver ton honneur, qu'as-tu à faire du bracelet? Si le bracelet te suffit, qu'as-tu à faire de cette querelle? M'aimes-tu un peu? cela ne sera pas.
—Je t'aime beaucoup, mais cela sera.
En parlant ainsi, les deux frères arrivèrent chez Fossin. Tristan, ne voulant pas que Javotte pût se repentir de son marché, choisit pour elle une jolie châtelaine qu'il fit envelopper avec soin, ayant dessein de la porter lui-même et d'attendre la réponse, s'il n'était pas reçu. Armand, ayant autre chose en tête et voyant son frère plus joyeux encore à l'idée de revenir promptement avec le bracelet en question, ne lui proposa pas de l'accompagner. Il fut convenu qu'ils se retrouveraient le soir.
Au moment où ils allaient se séparer, la roue d'une calèche découverte, courant avec un assez grand fracas, rasa le trottoir de la rue Richelieu. Une livrée bizarre, qui attirait les yeux, fit retourner les passants. Dans cette voiture était madame de Vernage, seule, nonchalamment étendue. Elle aperçut les deux jeunes gens, et les salua d'un petit signe de tête, avec une indolence protectrice.
—Ah! dit Tristan, pâlissant malgré lui, il paraît que l'ennemi est venu observer la place. Elle a renoncé à sa fameuse chasse, cette belle dame, pour faire un tour aux Champs-Élysées et respirer la poussière de Paris. Qu'elle aille en paix! elle arrive à point. Je suis vraiment flatté de la voir ici. Si j'étais un fat, je croirais qu'elle vient savoir de mes nouvelles. Mais point du tout; regarde avec quel laisser-aller aristocratique, supérieur même à celui de Javotte, elle a daigné nous remarquer. Gageons qu'elle ne sait ce qu'elle vient faire; ces femmes-là cherchent le danger, comme les papillons la lumière. Que son sommeil de ce soir lui soit léger! Je me présenterai demain à son petit lever, et nous en aurons des nouvelles. Je me fais une véritable fête de vaincre un tel orgueil avec de telles armes. Si elle savait que j'ai là, dans mes mains, un petit cadeau pour une petite fille, moyennant quoi je suis en droit de lui dire: Vos belles lèvres en ont menti et vos baisers sentent la calomnie; que dirait-elle? Elle serait peut-être moins superbe, non pas moins belle... Adieu, mon cher, à ce soir.
Si Armand n'avait pas plus longuement insisté pour dissuader son frère de se battre, ce n'était pas qu'il crût impossible de l'en empêcher; mais il le savait trop violent, surtout dans un moment pareil, pour essayer de le convaincre par la raison; il aimait mieux prendre un autre moyen. La Bretonnière, qu'il connaissait de longue main, lui paraissait avoir un caractère plus calme et plus facile à aborder: il l'avait vu chasser prudemment. Il alla le trouver sur-le-champ, résolu à voir si de ce côté il n'y aurait pas plus de chances de réconciliation. La Bretonnière était seul, dans sa chambre, entouré de liasses de papiers, comme un homme qui met ses affaires en ordre. Armand lui exprima tout le regret qu'il éprouvait de voir qu'un mot (qu'il ignorait du reste, disait-il) pouvait amener deux gens de cœur à aller sur le terrain, et de là en prison.
—Qu'avez-vous donc fait à mon frère? lui demanda-t-il.
—Ma foi, je n'en sais rien, dit la Bretonnière, se levant et s'asseyant tour à tour d'un air un peu embarrassé, tout en conservant sa gravité ordinaire: votre frère, depuis longtemps, me semble mal disposé à mon égard; mais, s'il faut vous parler franchement, je vous avoue que j'ignore absolument pourquoi.
—N'y a-t-il pas entre vous quelque rivalité? Ne faites-vous pas la cour à quelque femme?...
—Non, en vérité, pour ce qui me regarde, je ne fais la cour à personne, et je ne vois aucun motif raisonnable qui ait fait franchir ainsi à votre frère les bornes de la politesse.
—Ne vous êtes-vous jamais disputés ensemble?
—Jamais, une seule fois exceptée, c'était du temps du choléra: M. de Berville, en causant au dessert, soutint qu'une maladie contagieuse était toujours épidémique, et il prétendait baser sur ce faux principe la différence qu'on a établie entre le mot épidémique et le mot endémique. Je ne pouvais, vous le sentez, être de son avis, et je lui démontrai fort bien qu'une maladie épidémique pouvait devenir fort dangereuse sans se communiquer par le contact. Nous mîmes à cette discussion un peu trop de chaleur, j'en conviens...
—Est-ce là tout?
—Autant que je me le rappelle. Peut-être cependant a-t-il été blessé, il y a quelque temps, de ce que j'ai cédé à l'un de mes parents deux bassets dont il avait envie. Mais que voulez-vous que j'y fasse? Ce parent vient me voir par hasard; je lui montre mes chiens, il trouve ces bassets...
—Si ce n'est que cela encore, il n'y a pas de quoi s'arracher les yeux.
—Non, à mon sens, je le confesse; aussi vous dis-je, en toute conscience, que je ne comprends exactement rien à la provocation qu'il vient de m'adresser.
—Mais si vous ne faites la cour à personne, il est peut-être amoureux, lui, de cette marquise chez laquelle nous allons chasser?
—Cela se peut, mais je ne le crois pas... Je n'ai point souvenance d'avoir jamais remarqué que la marquise de Vernage pût souffrir ou encourager des assiduités condamnables.
—Qu'est-ce qui vous parle de rien de condamnable? Est-ce qu'il y a du mal à être amoureux?
—Je ne discute pas cette question; je me borne à vous dire que je ne le suis point, et que je ne saurais, par conséquent, être le rival de personne.
—En ce cas, vous ne vous battrez pas?
—Je vous demande pardon; je suis provoqué de la manière la plus positive. Il m'a dit, lorsque je suis entré, que j'arrivais comme mars en carême. De tels discours ne se tolèrent pas; il me faut une réparation.
—Vous vous couperez la gorge pour un mot?
—Les conjonctures sont fort graves. Je n'entre point dans les raisons qui ont amené ce défi; je m'en étonne parce qu'il me semble étrange, mais je ne puis faire autrement que de l'accepter.
—Un duel pareil est-il possible? Vous n'êtes pourtant pas fou, ni Berville non plus. Voyons, la Bretonnière, raisonnons. Croyez-vous que cela m'amuse de vous voir faire une étourderie semblable?
—Je ne suis point un homme faible, mais je ne suis pas non plus un homme sanguinaire. Si votre frère me propose des excuses, pourvu qu'elles soient bonnes et valables, je suis prêt à les recevoir. Sinon, voici mon testament que je suis en train d'écrire, comme cela se doit.
—Qu'entendez vous par des excuses valables?
—J'entends... cela se comprend.
—Mais encore?
—De bonnes excuses.
—Mais enfin, à peu près, parlez.
—Eh bien! Il m'a dit que j'arrivais comme mars en carême, et je crois lui avoir dignement répondu. Il faut qu'il rétracte ce mot, et qu'il me dise, devant témoins, que j'arrivais tout simplement comme M. de la Bretonnière.
—Je crois que, s'il est raisonnable, il ne peut vous refuser cela.
Armand sortit de cette conférence non pas entièrement satisfait, mais moins inquiet qu'il n'était venu. C'était au boulevard de Gand, entre onze heures et minuit, qu'il avait rendez-vous avec son frère. Il le trouva, marchant à grands pas d'un air agité, et il s'apprêtait à négocier son accommodement dans les termes voulus par la Bretonnière, lorsque Tristan lui prit le bras en s'écriant:
—Tout est manqué! Javotte se joue de moi, je n'ai pas mon bracelet.
—Pourquoi?
—Pourquoi? que sais-je? une idée d'hirondelle. Je suis allé chez elle tout droit; on me répond qu'elle est sortie. Je m'assure qu'en effet elle n'y est pas, et je demande si elle n'a rien laissé pour moi; la chambrière me regarde avec étonnement. À force de questions, j'apprends que madame Rosenval a dîné avec son baron à lunettes et une autre personne, sans doute ce damné la Bretonnière; qu'ils se sont séparés ensuite, la Bretonnière pour rentrer chez lui, Javotte et le baron pour aller au spectacle, non pas dans la salle, mais sur le théâtre; et je ne sais quoi encore d'incompréhensible; le tout mêlé de verbiages de servante:—Madame avait reçu une bonne nouvelle; madame paraissait très contente; elle était pressée, on n'avait pas eu le temps de manger le dessert, mais on avait envoyé chercher à la cave du vin de Champagne. Cependant je tire de ma poche la petite boîte de Fossin, que je remets à la chambrière, en la priant de donner cela ce soir à sa maîtresse, et en confidence. Sans chercher à comprendre ce que je ne peux savoir, je joins à mon cadeau un billet écrit à la hâte. Là-dessus, je rentre, je compte les minutes, et la réponse n'arrive pas. Voilà où en sont les choses. Maintenant que cette fille a je ne sais quoi en tête, s'en détournera-t-elle pour m'obliger? Quel vent a soufflé sur cette girouette?
—Mais, dit Armand, le spectacle a fini tard; il lui faut bien, à cette girouette, le temps nécessaire pour lire et répondre, chercher ce bracelet et l'envoyer. Nous le trouverons chez toi tout à l'heure. Songe donc que Javotte ne peut décemment accepter ton cadeau qu'à titre d'échange. Quant à ton duel, n'y songe plus.
—Eh, mon Dieu! je n'y songe pas; j'y vais.
—Fou que tu es! et notre mère?
Tristan baissa la tête sans répondre, et les deux frères rentrèrent chez eux.
Javotte n'était pourtant pas aussi méchante qu'on pourrait le croire. Elle avait passé la journée dans une perplexité singulière. Ce bracelet redemandé, cette insistance, ce duel projeté, tout cela lui semblait autant de rêveries incompréhensibles; elle cherchait ce qu'elle avait à faire, et sentait que le plus sage eût été de demeurer indifférente à des événements qui ne la regardaient pas. Mais si madame Rosenval avait toute la fierté d'une reine de théâtre, Javotte, au fond, avait bon cœur. Berville était jeune et aimable; le nom de cette marquise mêlé à tout cela, ce mystère, ces demi confidences, plaisaient à l'imagination de la grisette parvenue.
—S'il était vrai qu'il m'aime encore un peu, pensait-elle, et qu'une marquise fût jalouse de moi, y aurait-il grand risque à donner ce bracelet? Ni le baron ni d'autres ne s'en douteraient; je ne le porte jamais; pourquoi ne pas rendre service, si cela ne fait de mal à personne?
Tout en réfléchissant, elle avait ouvert un petit secrétaire dont la clef était suspendue à son cou. Là étaient entassés, pêle-mêle, tous les joyaux de sa couronne: un diadème en clinquant pour la Tour de Nesle, des colliers en strass, des émeraudes en verre qui avaient besoin des quinquets pour briller d'un éclat douteux; du milieu de ce trésor, elle tira le bracelet de Tristan et considéra attentivement les deux noms gravés sur la plaque.
—Il est joli, ce serpentin, dit-elle; quelle peut être l'idée de Berville en voulant le reprendre? je crois qu'il me sacrifie. Si l'inconnue me connaît, je suis compromise. Ces deux noms à côté l'un de l'autre, ce n'est pas autorisé. Si Berville n'a eu pour moi qu'un caprice, est-ce une raison? Bah! il m'en donnera un autre; ce sera drôle.
Javotte allait peut-être envoyer le bracelet, lorsqu'un coup de sonnette vint l'interrompre dans ses réflexions. C'était le monsieur aux lunettes d'or.
—Mademoiselle, dit-il, je vous annonce un succès: vous êtes des chœurs. Ce n'est pas, de prime abord, une affaire extrêmement brillante; trente sous, vous savez, mais qu'importe? ce joli pied est dans l'étrier. Dès ce soir, vous porterez un domino dans le bal masqué de Gustave.
-Voilà une nouvelle! s'écria Javotte en sautant de joie. Choriste à l'Opéra! choriste tout de suite! j'ai justement repassé mon chant; je suis en voix; ce soir, Gustave!... Ah, mon Dieu!
Après le premier moment d'ivresse, madame Rosenval retrouva la gravité qui convient à une cantatrice.
—Baron, dit-elle, vous êtes un homme charmant. Il n'y a que vous, et je sens ma vocation; dînons: allons à l'Opéra, à la gloire; rentrons, soupons, allez-vous-en; je dors déjà sur mes lauriers.
Le convive attendu arriva bientôt. On brusqua le dîner, et Javotte ne manqua pas de vouloir partir beaucoup plus tôt qu'il n'était nécessaire. Le cœur lui battait en entrant par la porte des acteurs, dans ce vieux, sombre et petit corridor où Taglioni, peut-être, a marché. Comme le ballet fut applaudi, madame Rosenval, couverte d'un capuchon rose, crut avoir contribué au succès. Elle rentra chez elle fort émue, et, dans l'ivresse du triomphe, ses pensées étaient à cent, lieues de Tristan, lorsque sa femme de chambre lui remit la petite boîte soigneusement enveloppée par Fossin, et un billet où elle trouva ces mots: «Il ne faut pas que les plaisirs vous fassent oublier un ancien ami qui a besoin d'un service. Soyez bonne comme autrefois. J'attends votre réponse avec impatience.»
—Ce pauvre garçon, dit madame Rosenval, je l'avais oublié. Il m'envoie une châtelaine; il y a plusieurs turquoises....
Javotte se mit au lit, et ne dormit guère. Elle songea bien plus à son engagement et à sa brillante destinée qu'à la demande de Tristan. Mais le jour la retrouva dans ses bonnes pensées.
-Allons, dit-elle, il faut s'exécuter. Ma journée d'hier a été heureuse; il faut que tout le monde soit content.
Il était huit heures du matin quand Javotte prit son bracelet, mit son châle et son chapeau, et sortit de chez elle, pleine de cœur, et presque encore grisette. Arrivée à la maison de Tristan, elle vit, devant la loge du concierge, une grosse femme, les joues couvertes de larmes.
—M. de Berville? demanda Javotte.
—Hélas! répondit la grosse femme.
—Y est-il, s'il vous plaît? Est-ce ici?
—Hélas! madame,... il s'est battu,... on vient de le rapporter... Il est mort!
Le lendemain, Javotte chantait pour la seconde fois dans les chœurs
de
l'Opéra, sous un quatrième nom qu'elle avait choisi:
celui de madame
Amaldi.
FIN DU SECRET DE
JAVOTTE.
MIMI PINSON
PROFIL DE GRISETTE
1845
MIMI PINSON
Elle a les yeux et les mains prestes. Les carabins matin et soir, Usent les manches de leurs vestes, Landerirette! À son comptoir.
I
Parmi les étudiants qui suivaient; l'an passé, les cours de l'École de médecine, se trouvait un jeune homme nommé Eugène Aubert. C'était un garçon de bonne famille, qui avait à peu près dix-neuf ans. Ses parents vivaient en province, et lui faisaient une pension modeste, mais qui lui suffisait. Il menait une vie tranquille, et passait pour avoir un caractère fort doux. Ses camarades l'aimaient; en toute circonstance, on le trouvait bon et serviable, la main généreuse et le cœur ouvert. Le seul défaut qu'on lui reprochait était un singulier penchant à la rêverie et à la solitude, et une réserve si excessive dans son langage et ses moindres actions, qu'on l'avait surnommé la Petite Fille, surnom, du reste, dont il riait lui-même, et auquel ses amis n'attachaient aucune idée qui pût l'offenser, le sachant aussi brave qu'un autre au besoin; mais il était vrai que sa conduite justifiait un peu ce sobriquet, surtout par la façon dont elle contrastait avec les mœurs de ses compagnons. Tant qu'il n'était question que de travail, il était le premier à l'œuvre; mais, s'il s'agissait d'une partie de plaisir, d'un dîner au Moulin de Beurre, ou d'une contredanse à la Chaumière, la Petite Fille secouait la tête et regagnait sa chambrette garnie. Chose presque monstrueuse parmi les étudiants: non seulement Eugène n'avait pas de maîtresse, quoique son âge et sa figure eussent pu lui valoir des succès, mais on ne l'avait jamais vu faire le galant au comptoir d'une grisette, usage immémorial au quartier Latin. Les beautés qui peuplent la montagne Sainte-Geneviève et se partagent les amours des écoles, lui inspiraient une sorte de répugnance qui allait jusqu'à l'aversion. Il les regardait comme une espèce à part, dangereuse, ingrate et dépravée, née pour laisser partout le mal et le malheur en échange de quelques plaisirs.—Gardez-vous de ces femmes-là, disait-il: ce sont des poupées de fer rouge. Et il ne trouvait malheureusement que trop d'exemples pour justifier la haine qu'elles lui inspiraient. Les querelles, les désordres, quelquefois même la ruine qu'entraînent ces liaisons passagères, dont les dehors ressemblent au bonheur, n'étaient que trop faciles à citer, l'année dernière comme aujourd'hui, et probablement comme l'année prochaine.
Il va sans dire que les amis d'Eugène le raillaient continuellement sur sa morale et ses scrupules.—Que prétends-tu? lui demandait souvent un de ses camarades, nommé Marcel, qui faisait profession d'être un bon vivant; que prouve une faute, ou un accident arrivé une fois par hasard?
—Qu'il faut s'abstenir, répondait Eugène, de peur que cela n'arrive une seconde fois.
—Faux raisonnement, répliquait Marcel, argument de capucin de carte, qui tombe si le compagnon trébuche. De quoi vas-tu t'inquiéter? Tel d'entre nous a perdu au jeu; est-ce une raison pour se faire moine? L'un n'a plus le sou, l'autre boit de l'eau fraîche; est-ce qu'Élise en perd l'appétit? À qui la faute si le voisin porte sa montre au mont-de-piété pour aller se casser un bras à Montmorency? la voisine n'en est pas manchote. Tu te bats pour Rosalie, on te donne un coup d'épée; elle te tourne le dos, c'est tout simple: en a-t-elle moins fine taille? Ce sont de ces petits inconvénients dont l'existence est parsemée, et ils sont plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quand il fait beau temps, que de bonnes paires d'amis dans les cafés, les promenades et les guinguettes! Considère-moi ces gros omnibus bien rebondis, bien bourrés de grisettes, qui vont au Ranelagh ou à Belleville. Compte ce qui sort, un jour de fête seulement, du quartier Saint-Jacques: les bataillons de modistes, les armées de lingères, les nuées de marchandes de tabac; tout cela s'amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s'abattre autour de Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volées de friquets. S'il pleut, cela va au mélodrame manger des oranges et pleurer; car cela mange beaucoup, c'est vrai, et pleure aussi très volontiers: c'est ce qui prouve un bon caractère. Mais quel mal font ces pauvres filles, qui ont cousu, bâti, ourlé, piqué et ravaudé toute la semaine, en prêchant d'exemple, le dimanche, l'oubli des maux et l'amour du prochain? Et que peut faire de mieux un honnête homme qui, de son côté, vient de passer huit jours à disséquer des choses peu agréables, que de se débarbouiller la vue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la belle nature?
—Sépulcres blanchis! disait Eugène.
—Je dis et maintiens, continuait Marcel, qu'on peut et doit faire l'éloge des grisettes, et qu'un usage modéré en est bon. Premièrement, elles sont vertueuses, car elles passent la journée à confectionner les vêtements les plus indispensables à la pudeur et à la modestie; en second lieu, elles sont honnêtes, car il n'y a pas de maîtresse lingère ou autre qui ne recommande à ses filles de boutique de parler au monde poliment; troisièmement, elles sont très soigneuses et très propres, attendu qu'elles ont sans cesse entre les mains du linge et des étoffes qu'il ne faut pas qu'elles gâtent, sous peine d'être moins bien payées; quatrièmement, elles sont sincères, parce qu'elles boivent du ratafia; en cinquième lieu, elles sont économes et frugales, parce qu'elles ont beaucoup de peine à gagner trente sous, et s'il se trouve des occasions où elles se montrent gourmandes et dépensières, ce n'est jamais avec leurs propres deniers; sixièmement, elles sont très gaies, parce que le travail qui les occupe est en général ennuyeux à mourir, et qu'elles frétillent comme le poisson dans l'eau dès que l'ouvrage est terminé. Un autre avantage qu'on rencontre en elles, c'est qu'elles ne sont point gênantes, vu qu'elles passent leur vie clouées sur une chaise dont elles ne peuvent pas bouger, et que par conséquent il leur est impossible de courir après leurs amants comme les dames de bonne compagnie. En outre, elles ne sont pas bavardes, parce qu'elles sont obligées de compter leurs points. Elles ne dépensent pas grand'chose pour leurs chaussures, parce qu'elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu'il est rare qu'on leur fasse crédit. Si on les accuse d'inconstance, ce n'est pas parce qu'elles lisent de mauvais romans ni par méchanceté naturelle; cela tient au grand nombre de personnes différentes qui passent devant leurs boutiques; d'un autre côté, elles prouvent suffisamment qu'elles sont capables de passions véritables, par la grande quantité d'entre elles qui se jettent journellement dans la Seine ou par la fenêtre, ou qui s'asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai, l'inconvénient d'avoir presque toujours faim et soif, précisément à cause de leur grande tempérance; mais il est notoire qu'elles peuvent se contenter, en guise de repas, d'un verre de bière et d'un cigare: qualité précieuse qu'on rencontre bien rarement en ménage. Bref, je soutiens qu'elles sont bonnes, aimables, fidèles et désintéressées, et que c'est une chose regrettable lorsqu'elles finissent à l'hôpital.
Lorsque Marcel parlait ainsi, c'était la plupart du temps au
café, quand
il s'était un peu échauffé la tête; il
remplissait alors le verre de son
ami, et voulait le faire boire à la santé de mademoiselle
Pinson,
ouvrière en linge, qui était leur voisine; mais
Eugène prenait son
chapeau, et, tandis que Marcel continuait à pérorer
devant ses
camarades, il s'esquivait doucement.
II
Mademoiselle Pinson n'était pas précisément ce qu'on appelle une jolie femme. Il y a beaucoup de différence entre une jolie femme et une jolie grisette. Si une jolie femme, reconnue pour telle, et ainsi nommée en langue parisienne, s'avisait de mettre un petit bonnet, une robe de guingamp et un tablier de soie, elle serait tenue, il est vrai, de paraître une jolie grisette. Mais si une grisette s'affuble d'un chapeau, d'un camail de velours et d'une robe de Palmyre, elle n'est nullement forcée d'être une jolie femme; bien au contraire, il est probable qu'elle aura l'air d'un porte-manteau, et, en l'ayant, elle sera dans son droit. La différence consiste donc dans les conditions où vivent ces deux êtres, et principalement dans ce morceau de carton roulé, recouvert d'étoffe et appelé chapeau, que les femmes ont jugé à propos de s'appliquer de chaque côté de la tête, à peu près comme les œillères des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les œillères empêchent les chevaux de regarder de côté et d'autre, et que le morceau de carton n'empêche rien du tout.)
Quoi qu'il en soit, un petit bonnet autorise un nez retroussé, qui, à son tour, veut une bouche bien fendue, à laquelle il faut de belles dents et un visage rond pour cadre. Un visage rond demande des yeux brillants; le mieux est qu'ils soient le plus noirs possible, et les sourcils à l'avenant. Les cheveux sont ad libitum, attendu que les yeux noirs s'arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est loin de la beauté proprement dite. C'est ce qu'on appelle une figure chiffonnée, figure classique de grisette, qui serait peut-être laide sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfois charmante, et plus jolie que la beauté. Ainsi était mademoiselle Pinson.
Marcel s'était mis dans la tête qu'Eugène devait faire la cour à cette demoiselle; pourquoi? je n'en sais rien, si ce n'est qu'il était lui-même l'adorateur de mademoiselle Zélia, amie intime de mademoiselle Pinson. Il lui semblait naturel et commode d'arranger ainsi les choses à son goût, et de faire amicalement l'amour. De pareils calculs ne sont pas rares, et réussissent assez souvent, l'occasion, depuis que le monde existe, étant, de toutes les tentations, la plus forte. Qui peut dire ce qu'ont fait naître d'événements heureux ou malheureux, d'amours, de querelles, de joies ou de désespoirs, deux portes voisines, un escalier secret, un corridor, un carreau cassé?
Certains caractères, pourtant, se refusent à ces jeux du hasard. Ils veulent conquérir leurs jouissances, non les gagner à la loterie, et ne se sentent pas disposés à aimer parce qu'ils se trouvent en diligence à côté d'une jolie femme. Tel était Eugène, et Marcel le savait; aussi avait-il formé depuis longtemps un projet assez simple, qu'il croyait merveilleux et surtout infaillible pour vaincre la résistance de son compagnon.
Il avait résolu de donner un souper, et ne trouva rien de mieux que de choisir pour prétexte le jour de sa propre fête. Il fit donc apporter chez lui deux douzaines de bouteilles de bière, un gros morceau de veau froid avec de la salade, une énorme galette de plomb, et une bouteille de vin de Champagne. Il invita d'abord deux étudiants de ses amis, puis il fit savoir à mademoiselle Zélia qu'il y avait le soir gala à la maison, et qu'elle eût à amener mademoiselle Pinson. Elles n'eurent garde d'y manquer. Marcel passait, à juste titre, pour un des talons rouges du quartier Latin, de ces gens qu'on ne refuse pas; et sept heures du soir venaient à peine de sonner, que les deux grisettes frappaient à la porte de l'étudiant, mademoiselle Zélia en robe courte, en brodequins gris et en bonnet à fleurs, mademoiselle Pinson, plus modeste, vêtue d'une robe noire qui ne la quittait pas, et qui lui donnait, disait-on, une sorte de petit air espagnol dont elle se montrait fort jalouse. Toutes deux ignoraient, on le pense bien, les secrets desseins de leur hôte.
Marcel n'avait pas fait la maladresse d'inviter Eugène d'avance; il eût été trop sûr d'un refus de sa part. Ce fut seulement lorsque ces demoiselles eurent pris place à table, et après le premier verre vidé, qu'il demanda la permission de s'absenter quelques instants pour aller chercher un convive, et qu'il se dirigea vers la maison qu'habitait Eugène; il le trouva, comme d'ordinaire, à son travail, seul, entouré de ses livres. Après quelques propos insignifiants, il commença à lui faire tout doucement ses reproches accoutumés, qu'il se fatiguait trop, qu'il avait tort de ne prendre aucune distraction, puis il lui proposa un tour de promenade. Eugène, un peu las, en effet, ayant étudié toute la journée, accepta; les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il ne fut pas difficile à Marcel, après quelques tours d'allée au Luxembourg, d'obliger son ami à entrer chez lui.
Les deux grisettes, restées seules, et ennuyées probablement d'attendre, avaient débuté par se mettre à l'aise; elles avaient ôté leurs châles et leurs bonnets, et dansaient en chantant une contredanse, non sans faire, de temps en temps, honneur aux provisions, par manière d'essai. Les yeux déjà brillants et le visage animé, elles s'arrêtèrent joyeuses et un peu essoufflées, lorsque Eugène les salua d'un air à la fois timide et surpris. Attendu ses mœurs solitaires, il était à peine connu d'elles; aussi l'eurent-elles bientôt dévisagé des pieds à la tête avec cette curiosité intrépide qui est le privilège de leur caste; puis elles reprirent leur chanson et leur danse, comme si de rien n'était. Le nouveau venu, à demi déconcerté, faisait déjà quelques pas en arrière songeant peut-être à la retraite, lorsque Marcel, ayant fermé la porte à double tour, jeta bruyamment la clef sur la table.
—Personne encore! s'écria-t-il. Que font donc nos amis? Mais n'importe, le sauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous présente le plus vertueux jeune homme de France et de Navarre, qui désire depuis longtemps avoir l'honneur de faire votre connaissance, et qui est, particulièrement, grand admirateur de mademoiselle Pinson.
La contredanse s'arrêta de nouveau; mademoiselle Pinson fit un léger salut, et reprit son bonnet.
—Eugène! s'écria Marcel, c'est aujourd'hui ma fête; ces deux dames ont bien voulu venir la célébrer avec nous. Je t'ai presque amené de force, c'est vrai; mais j'espère que tu resteras de bon gré, à notre commune prière. Il est à présent huit heures à peu près; nous avons le temps de fumer une pipe en attendant que l'appétit nous vienne.
Parlant ainsi, il jeta un regard significatif à mademoiselle Pinson, qui, le comprenant aussitôt, s'inclina une seconde fois en souriant, et dit d'une voix douce à Eugène: Oui, monsieur, nous vous en prions.
En ce moment les deux étudiants que Marcel avait invités frappèrent à la porte. Eugène vit qu'il n'y avait pas moyen de reculer sans trop de mauvaise grâce, et, se résignant, prit place avec les autres.
III
Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs, ayant commencé par remplir la chambre d'un nuage de fumée, buvaient d'autant pour se rafraîchir. Ces dames, faisaient les frais de la conversation, et égayaient la compagnie de propos plus ou moins piquants aux dépens de leurs amis et connaissances, et d'aventures plus, ou moins croyables, tirées des arrière-boutiques. Si la matière manquait de vraisemblance, du moins n'était-elle pas stérile. Deux clercs d'avoué, à les en croire, avaient gagné vingt mille francs en jouant sur les fonds espagnols, et les avaient mangés en six semaines avec deux marchandes de gants. Le fils d'un des plus riches banquiers de Paris avait proposé à une célèbre lingère une loge à l'Opéra et une maison de campagne, qu'elle avait refusées, aimant mieux soigner ses parents et rester fidèle à un commis des Deux-Magots. Certain personnage qu'on ne pouvait nommer, et qui était forcé par son rang à s'envelopper du plus grand mystère, venait incognito rendre visite à une brodeuse du passage du Pont-Neuf, laquelle avait été enlevée tout à coup par ordre supérieur, mise dans une chaise de poste à minuit, avec un portefeuille plein de billets de banque, et envoyée aux État-Unis, etc.
—Suffit, dit Marcel, nous connaissons cela. Zélia improvise, et quant à mademoiselle Mimi (ainsi s'appelait mademoiselle Pinson en petit comité), ses renseignements sont imparfaits. Vos clercs d'avoué n'ont gagné qu'une entorse en voltigeant sur les ruisseaux; votre banquier a offert une orange, et votre brodeuse est si peu aux États-Unis, qu'elle est visible tous les jours, de midi à quatre heures, à l'hôpital de la Charité, où elle a pris un logement par suite de manque de comestibles.
Eugène était assis auprès de mademoiselle Pinson. Il crut remarquer, à ce dernier mot, prononcé avec une indifférence complète, qu'elle pâlissait. Mais, presque aussitôt, elle se leva, alluma une cigarette, et, s'écria d'un air délibéré:
—Silence à votre tour! Je demande la parole. Puisque le sieur Marcel ne croit pas aux fables, je vais raconter une histoire véritable, et quorum pars magna fui.
—Vous parlez latin? dit Eugène.
—Comme vous voyez, répondit mademoiselle Pinson; cette sentence me vient de mon oncle, qui a servi sous le grand Napoléon, et qui n'a jamais manqué de la dire avant de réciter une bataille. Si vous ignorez ce que ces mots signifient, vous pouvez l'apprendre sans payer. Cela veut dire: «Je vous en donne ma parole d'honneur.» Vous saurez donc que, la semaine passée, je m'étais rendue, avec deux de mes amies, Blanchette et Rougette, au théâtre de l'Odéon.
—Attendez que je coupe la galette, dit Marcel.
—Coupez, mais écoutez, reprit mademoiselle Pinson. J'étais donc allée avec Blanchette et Rougette à l'Odéon, voir une tragédie. Rougette, comme vous savez, vient de perdre sa grand'mère; elle a hérité de quatre cents francs. Nous avions pris une baignoire; trois étudiants se trouvaient au parterre; ces jeunes gens nous avisèrent, et, sous prétexte que nous étions seules, nous invitèrent à souper.
—De but en blanc? demanda Marcel; en vérité, c'est très galant. Et vous avez refusé, je suppose.
—Non, monsieur, dit mademoiselle Pinson, nous acceptâmes, et, à l'entr'acte, sans attendre la fin de la pièce, nous nous transportâmes chez Viot.
—Avec vos cavaliers?
—Avec nos cavaliers. Le garçon commença, bien entendu, par nous dire qu'il n'y avait plus rien; mais une pareille inconvenance n'était pas faite pour nous arrêter. Nous ordonnâmes qu'on allât par la ville chercher ce qui pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un festin de noces: des crevettes, une omelette au sucre, des beignets, des moules, des œufs à la neige, tout ce qu'il y a dans le monde des marmites. Nos jeunes inconnus, à dire vrai, faisaient légèrement la grimace...
—Je le crois parbleu bien! dit Marcel.
—Nous n'en tînmes compte. La chose apportée, nous commençâmes à faire les jolies femmes. Nous ne trouvions rien de bon, tout nous dégoûtait. À peine un plat était-il entamé, que nous le renvoyions pour en demander un autre.—Garçon, emportez cela; ce n'est pas tolérable; où avez-vous pris des horreurs pareilles? Nos inconnus désirèrent manger, mais il ne leur fut pas loisible. Bref, nous soupâmes comme dînait Sancho, et la colère nous porta même à briser quelques ustensiles.
—Belle conduite! et comment payer?
—Voilà précisément la question que les trois inconnus s'adressèrent. Par l'entretien qu'ils eurent à voix basse, l'un d'eux nous parut posséder six francs, l'autre infiniment moins, et le troisième n'avait que sa montre, qu'il tira généreusement de sa poche. En cet état, les trois infortunés se présentèrent au comptoir, dans le but d'obtenir un délai quelconque. Que pensez-vous qu'on leur répondit?
—Je pense, répliqua Marcel, que l'on vous a gardées en gage, et qu'on les a conduits au violon.
—C'est une erreur, dit mademoiselle Pinson. Avant de monter dans le cabinet, Rougette avait pris ses mesures, et tout était payé d'avance. Imaginez le coup de théâtre, à cette réponse de Viot: Messieurs, tout est payé! Nos inconnus nous regardèrent comme jamais trois chiens n'ont regardé trois évêques, avec une stupéfaction piteuse mêlée d'un pur attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d'y prendre garde, nous descendîmes et fîmes venir un fiacre.—Chère marquise, me dit Rougette, il faut reconduire ces messieurs chez eux.—Volontiers, chère comtesse, répondis-je. Nos pauvres amoureux ne savaient plus quoi dire. Je vous demande s'ils étaient penauds! ils se défendaient de notre politesse, ils ne voulaient pas qu'on les reconduisît, ils refusaient de dire leur adresse... Je le crois bien! Ils étaient convaincus qu'ils avaient affaire à des femmes du monde, et ils demeuraient rue du Chat-Qui-Pêche!
Les deux étudiants, amis de Marcel, qui, jusque-là, n'avaient guère fait que fumer et boire en silence, semblèrent peu satisfaits de cette histoire. Leurs visages se rembrunirent; peut-être en savaient-ils autant que mademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils jetèrent sur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit en riant:
—Nommez les masques, mademoiselle Mimi. Puisque c'est de la semaine dernière, il n'y a plus d'inconvénient.
—Jamais, monsieur, dit la grisette. On peut berner un homme, mais lui faire tort dans sa carrière, jamais!
—Vous avez raison, dit Eugène, et vous agissez en cela plus sagement peut-être que vous ne pensez. De tous ces jeunes gens qui peuplent les écoles, il n'y en a presque pas un seul qui n'ait derrière lui quelque faute ou quelque folie, et cependant c'est de là que sortent tous les jours ce qu'il y a en France de plus distingué et de plus respectable: des médecins, des magistrats...
—Oui, reprit Marcel, c'est la vérité. Il y a des pairs de France en herbe qui dînent chez Flicoteaux, et qui n'ont pas toujours de quoi payer la carte. Mais, ajouta-t-il en clignant de l'œil, n'avez-vous pas revu vos inconnus?
—Pour qui nous prenez-vous? répondit mademoiselle Pinson d'un air sérieux et presque offensé. Connaissez-vous Blanchette et Rougette? et supposez-vous que moi-même...
—C'est bon, dit Marcel, ne vous fâchez pas. Mais voilà, en somme, une belle équipée. Trois écervelées qui n'avaient peut-être pas de quoi dîner le lendemain, et qui jettent l'argent par les fenêtres pour le plaisir de mystifier trois pauvres diables qui n'en peuvent mais!
—Pourquoi nous invitent-ils à souper? répondit mademoiselle Pinson.
IV
Avec la galette parut, dans sa gloire, l'unique bouteille de vin de Champagne qui devait composer le dessert. Avec le vin on parla chanson.—Je vois, dit Marcel, je vois, comme dit Cervantès, Zélia qui tousse; c'est signe qu'elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le trouvent bon, c'est moi qu'on fête, et qui par conséquent prie mademoiselle Mimi, si elle n'est pas enrouée par son anecdote, de nous honorer d'un couplet. Eugène, continua-t-il, sois donc un peu galant, trinque avec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi.
Eugène rougit et obéit. De même que mademoiselle Pinson n'avait pas dédaigné de le faire pour l'engager lui-même à rester, il s'inclina, et lui dit timidement:
—Oui, mademoiselle, nous vous en prions.
En même temps il souleva son verre, et toucha celui de la grisette. De ce léger choc sortit un son clair et argentin; mademoiselle Pinson saisit cette note au vol, et d'une voix pure et fraîche la continua longtemps en cadence.
—Allons, dit-elle, j'y consens, puisque mon verre me donne le la. Mais que voulez-vous que je vous chante? Je ne suis pas bégueule, je vous en préviens, mais je ne sais pas de couplets de corps de garde. Je ne m'encanaille pas la mémoire.
—Connu, dit Marcel, vous êtes une vertu; allez votre train, les opinions sont libres.
—Eh bien! reprit mademoiselle Pinson, je vais vous chanter à la bonne venue des couplets qu'on a faits sur moi.
—Attention! Quel est l'auteur?
—Mes camarades du magasin. C'est de la poésie faite à l'aiguille; ainsi je réclame l'indulgence.
—Y a-t-il un refrain à votre chanson?
—Certainement; la belle demande!
—En ce cas-là, dit Marcel, prenons nos couteaux, et, au refrain, tapons sur la table, mais tâchons d'aller en mesure. Zélia peut s'abstenir si elle veut.
—Pourquoi cela, malhonnête garçon? demanda Zélia en colère?
—Pour cause, répondit Marcel; mais si vous désirez être de la partie, tenez, frappez avec un bouchon, cela aura moins d'inconvénients pour nos oreilles et pour vos blanches mains.
Marcel avait rangé en rond les verres et les assiettes, et s'était assis au milieu de la table, son couteau à la main. Les deux étudiants du souper de Rougette, un peu ragaillardis, ôtèrent le fourneau de leurs pipes pour frapper avec le tuyau de bois; Eugène rêvait, Zélia boudait. Mademoiselle Pinson prit une assiette et fit signe qu'elle voulait la casser, ce à quoi Marcel répondit par un geste d'assentiment, en sorte que la chanteuse, ayant pris les morceaux pour s'en faire des castagnettes, commença ainsi les couplets que ses compagnes avaient composés, après s'être excusée d'avance de ce qu'ils pouvaient contenir de trop flatteur pour elle:
Une blonde que l'on connaît.
Elle n'a qu'une robe au monde,
Landerirette!
Et qu'un bonnet.
Le Grand Turc en a davantage.
Dieu voulut, de cette façon,
La rendre sage.
On ne peut pas la mettre en gage,
La robe de Mimi Pinson.
Une rose blanche au côté.
Cette fleur dans son cœur éclose,
Landerirette!
C'est la gaieté.
Quand un bon souper la réveille,
Elle fait sortir la chanson
De la bouteille.
Parfois il penche sur l'oreille,
Le bonnet de Mimi Pinson.
Les carabins, matin et soir,
Usent les manches de leurs vestes,
Landerirette!
À son comptoir.
Quoique sans maltraiter personne,
Mimi leur fait mieux la leçon
Qu'à la Sorbonne.
Il ne faut pas qu'on la chiffonne,
La robe de Mimi Pinson.
Si Dieu le veut, c'est dans son droit.
Elle aura toujours son aiguille,
Landerirette!
Au bout du doigt.
Pour entreprendre sa conquête,
Ce n'est pas tout qu'un beau garçon;
Faut être honnête.
Car il n'est pas loin de sa tête,
Le bonnet de Mimi Pinson.
Si l'amour veut la couronner,
Elle a quelque chose en échange,
Landerirette!
À lui donner.
Ce n'est pas, on se l'imagine,
Un manteau sur un écusson
Fourré d'hermine;
C'est l'étui d'une perle fine,
La robe de Mimi Pinson.
Mais son cœur est républicain;
Aux trois jours elle a fait la guerre,
Landerirette!
En casaquin.
À défaut d'une hallebarde,
On l'a vue avec son poinçon
Monter la garde.
Heureux qui mettra sa cocarde
Au bonnet de Mimi Pinson!
Les couteaux et les pipes, voire même les chaises, avaient fait leur tapage, comme de raison, à la fin de chaque couplet. Les verres dansaient sur la table, et les bouteilles, à moitié pleines, se balançaient joyeusement en se donnant de petits coups d'épaule.
—Et ce sont vos bonnes amies, dit Marcel, qui vous ont fait cette chanson-là! Il y a un teinturier; c'est trop musqué. Parlez-moi de ces bons airs où on dit les choses!
Et il entonna d'une voix forte:
—Assez, assez, dit mademoiselle Pinson; dansons plutôt, faisons un tour de valse. Y a-t-il ici un musicien quelconque?
—J'ai ce qu'il vous faut, répondit Marcel; j'ai une guitare; mais, continua-t-il en décrochant l'instrument, ma guitare n'a pas ce qu'il lui faut; elle est chauve de trois de ses cordes.
—Mais voilà un piano, dit Zélia; Marcel va nous faire danser.
Marcel lança à sa maîtresse un regard aussi furieux que si elle l'eût accusé d'un crime. Il était vrai qu'il en savait assez pour jouer une contredanse; mais c'était pour lui, comme pour bien d'autres, une espèce de torture à laquelle il se soumettait peu volontiers. Zélia, en le trahissant, se vengeait du bouchon.
—Êtes-vous folle? dit Marcel; vous savez bien que ce piano n'est là que pour la gloire, et qu'il n'y a que vous qui l'écorchiez, Dieu le sait. Où avez-vous pris que je sache faire danser? Je ne sais que la Marseillaise, que je joue d'un seul doigt. Si vous vous adressiez à Eugène, à la bonne heure, voilà un garçon qui s'y entend! mais je ne veux pas l'ennuyer à ce point, je m'en garderai bien. Il n'y a que vous ici d'assez indiscrète pour faire des choses pareilles sans crier gare.
Pour la troisième fois, Eugène rougit, et s'apprêta à faire ce qu'on lui demandait d'une façon si politique et si détournée. Il se mit donc au piano, et un quadrille s'organisa.
Ce fut presque aussi long que le souper. Après la contredanse vint une valse; après la valse, le galop, car on galope encore au quartier Latin. Ces dames surtout étaient infatigables, et faisaient des gambades et des éclats de rire à réveiller tout le voisinage. Bientôt Eugène, doublement fatigué par le bruit et par la veillée, tomba, tout en jouant machinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillons qui dorment à cheval. Les danseuses passaient et repassaient devant lui comme des fantômes dans un rêve; et, comme rien n'est plus aisément triste qu'un homme qui regarde rire les autres, la mélancolie, à laquelle il était sujet, ne tarda pas à s'emparer de lui.—Triste joie, pensait-il, misérables plaisirs! instants qu'on croit volés au malheur! Et qui sait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement devant moi, est sûre, comme disait Marcel, d'avoir de quoi dîner demain?
Comme il faisait cette réflexion, mademoiselle Pinson passa près de lui; il crut la voir, tout en galopant, prendre à la dérobée un morceau de galette resté sur la table, et le mettre discrètement dans sa poche.
V
Le jour commençait à paraître quand la compagnie se sépara. Eugène, avant de rentrer chez lui, marcha quelque temps dans les rues pour respirer l'air frais du matin. Suivant toujours ses tristes pensées, il se répétait tout bas, malgré lui, la chanson de la grisette:
Et qu'un bonnet.
—Est-ce possible? se demandait-il. La misère peut-elle être poussée à ce point, se montrer si franchement, et se railler d'elle-même? Peut-on rire de ce qu'on manque de pain?
Le morceau de galette emporté n'était pas un indice douteux. Eugène ne pouvait s'empêcher d'en sourire, et en même temps d'être ému de pitié.—Cependant, pensait-il encore, elle a pris de la galette et non du pain, il se peut que ce soit par gourmandise. Qui sait? c'est peut-être l'enfant d'une voisine à qui elle veut rapporter un gâteau, peut-être une portière bavarde, qui raconterait qu'elle a passé la nuit dehors, un Cerbère qu'il faut apaiser.
Ne regardant pas où il allait, Eugène s'était engagé par hasard dans ce dédale de petites rues qui sont derrière le carrefour Buci, et dans lesquelles une voiture passe à peine. Au moment où il allait revenir sur ses pas, une femme, enveloppée dans un mauvais peignoir, la tête nue, les cheveux en désordre, pâle et défaite, sortit d'une vieille maison. Elle semblait tellement faible qu'elle pouvait à peine marcher; ses genoux fléchissaient; elle s'appuyait sur les murailles, et paraissait vouloir se diriger vers une porte voisine, où se trouvait une boîte aux lettres, pour y jeter un billet qu'elle tenait à la main. Surpris et effrayé, Eugène s'approcha d'elle et lui demanda où elle allait, ce qu'elle cherchait, et s'il pouvait l'aider. En même temps il étendit le bras pour la soutenir, car elle était près de tomber sur une borne. Mais, sans lui répondre, elle recula avec une sorte de crainte et de fierté. Elle posa son billet sur la borne, montra du doigt la boîte, et paraissant rassembler toutes ses forces:—Là! dit-elle seulement; puis, continuant à se traîner aux murs, elle regagna sa maison. Eugène essaya en vain de l'obliger à prendre son bras et de renouveler ses questions. Elle rentra lentement dans l'allée sombre et étroite dont elle était sortie.
Eugène avait ramassé la lettre; il fit d'abord quelques pas pour la mettre à la poste, mais il s'arrêta bientôt. Cette étrange rencontre l'avait si fort troublé, et il se sentait frappé d'une sorte d'horreur mêlée d'une compassion si vive, que, avant de prendre le temps de la réflexion, il rompit le cachet presque involontairement. Il lui semblait odieux et impossible de ne pas chercher, n'importe par quel moyen, à pénétrer un tel mystère. Évidemment cette femme était mourante; était-ce de maladie ou de faim? Ce devait être, en tout cas, de misère. Eugène ouvrit la lettre; elle portait sur l'adresse: «À monsieur le baron de ***,» et renfermait ce qui suit:
«Lisez cette lettre, monsieur, et, par pitié, ne rejetez pas ma prière. Vous pouvez me sauver, et vous seul le pouvez. Croyez ce que je vous dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action, qui vous portera bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie, qui m'a ôté le peu de force et de courage que j'avais. Le mois d'août, je rentre en magasin; mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j'ai presque la certitude qu'avant samedi je me trouverai tout à fait sans asile. J'ai si peur de mourir de faim, que ce matin j'avais pris la résolution de me jeter à l'eau, car je n'ai rien pris encore depuis près de vingt-quatre heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d'espoir m'est venu au cœur. N'est-ce pas que je ne me suis pas trompée? Monsieur, je vous en supplie à genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera respirer encore quelques jours. Moi, j'ai peur de mourir, et puis je n'ai que vingt-trois ans! Je viendrai peut-être à bout, avec un peu d'aide, d'atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter votre pitié, je vous les dirais, mais rien ne me vient à l'idée. Je ne puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez de ma lettre comme on fait quand on en reçoit trop souvent de pareilles: vous la déchirerez sans penser qu'une pauvre femme est là qui attend les heures et les minutes avec l'espoir que vous aurez pensé qu'il serait par trop cruel de la laisser ainsi dans l'incertitude. Ce n'est pas l'idée de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous, qui vous retiendra, j'en suis persuadée; aussi il me semble que rien ne vous est plus facile que de plier votre aumône dans un papier, et de mettre sur l'adresse: «À mademoiselle Bertin, rue de l'Éperon.» J'ai changé de nom depuis que je travaille dans les magasins, car le mien est celui de ma mère. En sortant de chez vous, donnez cela à un commissionnaire. J'attendrai mercredi et jeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu vous rende humain.
«Il me vient à l'idée que vous ne croyez pas à tant de misère; mais si vous me voyiez, vous seriez convaincu.
«ROUGETTE.»
Si Eugène avait d'abord été touché en lisant ces lignes, son étonnement redoubla, on le pense bien, lorsqu'il vit la signature. Ainsi c'était cette même fille qui avait follement dépensé son argent en parties de plaisir, et imaginé ce souper ridicule raconté par mademoiselle Pinson, c'était elle que le malheur réduisait à cette souffrance et à une semblable prière! Tant d'imprévoyance et de folie semblait à Eugène un rêve incroyable. Mais point de doute, la signature était là; et mademoiselle Pinson, dans le courant de la soirée, avait également prononcé le nom de guerre de son amie Rougette, devenue mademoiselle Bertin. Comment se trouvait-elle tout à coup abandonnée, sans secours, sans pain, presque sans asile? Que faisaient ses amies de la veille, pendant qu'elle expirait peut-être dans quelque grenier de cette maison? Et qu'était-ce que cette maison même où l'on pouvait mourir ainsi?
Ce n'était pas le moment de faire des conjectures; le plus pressé était de venir au secours de la faim.
Eugène commença par entrer dans la boutique d'un restaurateur qui venait de s'ouvrir, et par acheter ce qu'il put y trouver. Cela fait, il s'achemina, suivi du garçon, vers le logis de Rougette; mais il éprouvait de l'embarras à se présenter brusquement ainsi. L'air de fierté qu'il avait trouvé à cette pauvre fille lui faisait craindre, sinon un refus, du moins un mouvement de vanité blessée; comment lui avouer qu'il avait lu sa lettre?
Lorsqu'il fut arrivé devant la porte:
—Connaissez-vous, dit-il au garçon, une jeune personne qui demeure dans cette maison, et qui s'appelle mademoiselle Bertin?
—Oh que oui! monsieur, répondit le garçon. C'est nous qui portons habituellement chez elle. Mais si monsieur y va, ce n'est pas le jour. Actuellement elle est à la campagne.
—Qui vous l'a dit? demanda Eugène.
—Pardi! monsieur, c'est la portière. Mademoiselle Rougette aime à bien dîner, mais elle n'aime pas beaucoup à payer. Elle a plus tôt fait de commander des poulets rôtis et des homards que rien du tout; mais, pour voir son argent, ce n'est pas une fois qu'il faut y retourner! Aussi nous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n'y est pas...
—Elle est revenue, reprit Eugène. Montez chez elle, laissez-lui ce que vous portez, et si elle vous doit quelque chose, ne lui demandez rien aujourd'hui. Cela me regarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui lui envoie ceci, vous lui répondrez que c'est le baron de ***.
Sur ces mots, Eugène s'éloigna. Chemin faisant, il rajusta comme il put le cachet de la lettre, et la mit à la poste.—Après tout, pensa-t-il, Rougette ne refusera pas, et si elle trouve que la réponse à son billet a été un peu prompte, elle s'en expliquera avec son baron.
VI
Les étudiants, non plus que les grisettes, ne sont pas riches tous les jours. Eugène comprenait très bien que, pour donner un air de vraisemblance à la petite fable que le garçon devait faire, il eût fallu joindre à son envoi le louis que demandait Rougette; mais là était la difficulté. Les louis ne sont pas précisément la monnaie courante de la rue Saint-Jacques. D'une autre part, Eugène venait de s'engager à payer le restaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, n'était guère mieux garni que sa poche. C'est pourquoi il prit sans différer le chemin de la place du Panthéon.
En ce temps-là demeurait encore sur cette place ce fameux barbier qui a fait banqueroute, et s'est ruiné en ruinant les autres. Là, dans l'arrière-boutique, où se faisait en secret la grande et la petite usure, venait tous les jours l'étudiant pauvre et sans souci, amoureux peut-être, emprunter à énorme intérêt quelques pièces dépensées gaiement le soir et chèrement payées le lendemain. Là entrait furtivement la grisette, la tête basse, le regard honteux, venant louer pour une partie de campagne un chapeau fané, un châle reteint, une chemise achetée au mont-de-piété. Là, des jeunes gens de bonne maison, ayant besoin de vingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs de lettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe; des étourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leur avenir. Depuis la courtisane titrée, à qui un bracelet tourne la tête, jusqu'au cuistre nécessiteux qui convoite un bouquin ou un plat de lentilles, tout venait là comme aux sources du Pactole, et l'usurier barbier, fier de sa clientèle et de ses exploits jusqu'à s'en vanter, entretenait la prison de Clichy en attendant qu'il y allât lui-même.
Telle était la triste ressource à laquelle Eugène, bien qu'avec répugnance, allait avoir recours pour obliger Rougette, ou pour être du moins en mesure de le faire; car il ne lui semblait pas prouvé que la demande adressée au baron produisît l'effet désirable. C'était de la part d'un étudiant beaucoup de charité, à vrai dire, que de s'engager ainsi pour une inconnue; mais Eugène croyait en Dieu: toute bonne action lui semblait nécessaire.
Le premier visage qu'il aperçut, en entrant chez le barbier, fut celui de son ami Marcel, assis devant une toilette, une serviette au cou, et feignant de se faire coiffer. Le pauvre garçon venait peut-être chercher de quoi payer son souper de la veille; il semblait fort préoccupé, et fronçait les sourcils d'un air peu satisfait, tandis que le coiffeur, feignant de son côté de lui passer dans les cheveux un fer parfaitement froid, lui parlait à demi-voix dans son accent gascon. Devant une autre toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, également affublé d'une serviette, un étranger fort inquiet, regardant sans cesse de côté et d'autre, et, par la porte entr'ouverte de l'arrière-boutique, on apercevait, dans une vieille psyché, la silhouette passablement maigre d'une jeune fille, qui, aidée de la femme du coiffeur, essayait une robe à carreaux écossais.
—Que viens-tu faire ici à cette heure? s'écria Marcel, dont la figure reprit l'expression de sa bonne humeur habituelle, dès qu'il reconnut son ami.
Eugène s'assit près de la toilette, et expliqua en peu de mots la rencontre qu'il avait faite et le dessein qui l'amenait.
—Ma foi, dit Marcel, tu es bien candide. De quoi te mêles-tu, puisqu'il y a un baron? Tu as vu une jeune fille intéressante qui éprouvait le besoin de prendre quelque nourriture; tu lui as payé un poulet froid, c'est digne de toi; il n'y a rien à dire. Tu n'exiges d'elle aucune reconnaissance, l'incognito te plaît; c'est héroïque. Mais aller plus loin, c'est de la chevalerie. Engager sa montre ou sa signature pour une lingère que protège un baron, et que l'on n'a pas l'honneur de fréquenter, cela ne s'est pratiqué, de mémoire humaine, que dans la Bibliothèque bleue.
—Ris de moi si tu veux, répondit Eugène. Je sais qu'il y a dans ce monde beaucoup plus de malheureux que je n'en puis soulager. Ceux que je ne connais pas, je les plains; mais si j'en vois un, il faut que je l'aide. Il m'est impossible, quoi que je fasse, de rester indifférent devant la souffrance. Ma charité ne va pas jusqu'à chercher les pauvres, je ne suis pas assez riche pour cela; mais quand je les trouve, je fais l'aumône.
—En ce cas, reprit Marcel, tu as fort à faire; il n'en manque pas dans ce pays-ci.
—Qu'importe? dit Eugène, encore ému du spectacle dont il venait d'être témoin; vaut-il mieux laisser mourir les gens et passer son chemin? Cette malheureuse est une étourdie, une folle, tout ce que tu voudras; elle ne mérite peut-être pas la compassion qu'elle fait naître; mais cette compassion, je la sens. Vaut-il mieux agir comme ses bonnes amies, qui déjà ne semblent pas plus se soucier d'elle que si elle n'était plus au monde, et qui l'aidaient hier à se ruiner? À qui peut-elle avoir recours? à un étranger qui allumera un cigare avec sa lettre, ou à mademoiselle Pinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout son cœur, pendant que sa compagne meurt de faim? Je t'avoue, mon cher Marcel, que tout cela, bien sincèrement, me fait horreur. Cette petite évaporée d'hier soir, avec sa chanson et ses quolibets, riant et babillant chez toi, au moment même où l'autre, l'héroïne de son conte, expire dans un grenier, me soulève le cœur. Vivre ainsi en amies, presque en sœurs, pendant des jours et des semaines, courir les théâtres, les bals, les cafés, et ne pas savoir le lendemain si l'une est morte et l'autre en vie, c'est pis que l'indifférence des égoïstes, c'est l'insensibilité de la brute. Ta demoiselle Pinson est un monstre, et tes grisettes que tu vantes, ces mœurs sans vergogne, ces amitiés sans âme, je ne sais rien de si méprisable!
Le barbier, qui, pendant ces discours, avait écouté en silence, et continué de promener son fer froid sur la tête de Marcel, sourit d'un air malin lorsque Eugène se tut. Tour à tour bavard comme une pie, ou plutôt comme un perruquier qu'il était, lorsqu'il s'agissait de méchants propos, taciturne et laconique comme un Spartiate dès que les affaires étaient en jeu, il avait adopté la prudente habitude de laisser toujours d'abord parler ses pratiques, avant de mêler son mot à la conversation. L'indignation qu'exprimait Eugène en termes si violents lui fit toutefois rompre le silence.
—Vous êtes sévère, monsieur, dit-il en riant et en gasconnant. J'ai l'honneur de coiffer mademoiselle Mimi, et je crois que c'est une fort excellente personne.
—Oui, dit Eugène, excellente en effet, s'il est question de boire et de fumer.
—Possible, reprit le barbier, je ne dis pas non. Les jeunes personnes, ça rit, ça chante, ça fume, mais il y en a qui ont du cœur.
—Où voulez-vous en venir, père Cadédis? demanda Marcel. Pas tant de diplomatie; expliquez-vous tout net.
—Je veux dire, répliqua le barbier en montrant l'arrière-boutique, qu'il y a là, pendue à un clou, une petite robe de soie noire que ces messieurs connaissent sans doute, s'ils connaissent la propriétaire, car elle ne possède pas une garde-robe très compliquée. Mademoiselle Mimi m'a envoyé cette robe ce matin au petit jour; et je présume que, si elle n'est pas venue au secours de la petite Rougette, c'est qu'elle-même ne roule pas sur l'or.
—Voilà qui est curieux, dit Marcel, se levant et entrant dans l'arrière-boutique, sans égard pour la pauvre femme aux carreaux écossais. La chanson de Mimi en a donc menti, puisqu'elle met sa robe en gage? Mais avec quoi diable fera-t-elle ses visites à présent? Elle ne va donc pas dans le monde aujourd'hui?
Eugène avait suivi son ami.
Le barbier ne les trompait pas: dans un coin poudreux, au milieu d'autres hardes de toute espèce, était humblement et tristement suspendue l'unique robe de mademoiselle Pinson.
—C'est bien cela, dit Marcel; je reconnais ce vêtement pour l'avoir vu tout neuf il y a dix-huit mois. C'est la robe de chambre, l'amazone et l'uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir à la manche gauche une petite tache grosse comme une pièce de cinq sous, causée parle vin de Champagne. Et combien avez-vous prêté là-dessus, père Cadédis? car je suppose que cette robe n'est pas vendue, et qu'elle ne se trouve dans ce boudoir qu'en qualité de nantissement.
—J'ai prêté quatre francs, répondit le barbier; et je vous assure, monsieur, que c'est pure charité. À toute autre je n'aurais pas avancé plus de quarante sous, car la pièce est diablement mûre; on y voit à travers, c'est une lanterne magique. Mais je sais que mademoiselle Mimi me payera; elle est bonne pour quatre francs.
—Pauvre Mimi! reprit Marcel. Je gagerais tout de suite mon bonnet qu'elle n'a emprunté cette petite somme que pour l'envoyer à Rougette.
—Ou pour payer quelque dette criarde, dit Eugène.
—Non, dit Marcel, je connais Mimi; je la crois incapable de se dépouiller pour un créancier.
—Possible encore, dit le barbier. J'ai connu mademoiselle Mimi dans une position meilleure que celle où elle se trouve actuellement; elle avait alors un grand nombre de dettes. On se présentait journellement chez elle pour saisir ce qu'elle possédait, et on avait fini, en effet, par lui prendre tous ses meubles, excepté son lit, car ces messieurs savent sans doute qu'on ne prend pas le lit d'un débiteur. Or, mademoiselle Mimi avait dans ce temps-là quatre robes fort convenables. Elle les mettait toutes les quatre l'une sur l'autre, et elle couchait avec pour qu'on ne les saisît pas; c'est pourquoi je serais surpris si, n'ayant plus qu'une seule robe aujourd'hui, elle l'engageait pour payer quelqu'un.
—Pauvre Mimi! répéta Marcel. Mais, en vérité, comment s'arrange-t-elle? Elle a donc trompé ses amis? elle possède donc un vêtement inconnu? Peut-être se trouve-t-elle malade d'avoir trop mangé de galette, et, en effet, si elle est au lit, elle n'a que faire de s'habiller. N'importe, père Cadédis, cette robe me fait peine, avec ses manches pendantes qui ont l'air de demander grâce; tenez, retranchez-moi quatre francs sur les trente-cinq livres que vous venez de m'avancer, et mettez-moi cette robe dans une serviette, que je la rapporte à cette enfant. Eh bien! Eugène, continua-t-il, que dit à cela ta charité chrétienne?
—Que tu as raison, répondit Eugène, de parler et d'agir comme tu fais, mais que je n'ai peut-être pas tort; j'en fais le pari, si tu veux.
—Soit, dit Marcel, parions un cigare, comme les membres du Jockey-Club. Aussi bien, tu n'as plus que faire ici. J'ai trente et un francs, nous sommes riches. Allons de ce pas chez mademoiselle Pinson; je suis curieux de la voir.
Il mit la robe sous son bras et tous deux sortirent de la boutique.
VII
—Mademoiselle est allée à la messe, répondit la portière aux deux étudiants, lorsqu'ils furent arrivés chez mademoiselle Pinson.
—À la messe! dit Eugène surpris.
—À la messe! répéta Marcel. C'est impossible, elle n'est pas sortie. Laissez-nous entrer; nous sommes de vieux amis.
—Je vous assure, monsieur, répondit la portière, qu'elle est sortie pour aller à la messe, il y a environ trois quarts d'heure.
—Et à quelle église est-elle allée?
—À Saint-Sulpice, comme de coutume; elle n'y manque pas un matin.
—Oui, oui, je sais qu'elle prie le bon Dieu; mais cela me semble bizarre qu'elle soit dehors aujourd'hui.
—La voici qui rentre, monsieur; elle tourne la rue; vous la voyez vous-même.
Mademoiselle Pinson, sortant de l'église, revenait chez elle, en effet. Marcel ne l'eut pas plus tôt aperçue, qu'il courut à elle, impatient de voir de près sa toilette. Elle avait, en guise de robe, un jupon d'indienne foncée, à demi caché sous un rideau de serge verte dont elle s'était fait, tant bien que mal, un châle. De cet accoutrement singulier, mais qui, du reste, n'attirait pas les regards, à cause de sa couleur sombre, sortaient sa tête gracieuse coiffée de son bonnet blanc, et ses petits pieds chaussés de brodequins. Elle s'était enveloppée dans son rideau avec tant d'art et de précaution, qu'il ressemblait vraiment à un vieux châle et qu'on ne voyait presque pas la bordure. En un mot, elle trouvait moyen de plaire encore dans cette friperie, et de prouver, une fois de plus sur terre, qu'une jolie femme est toujours jolie.
—Comment me trouvez-vous? dit-elle aux deux jeunes gens en écartant un peu son rideau, et en laissant voir sa fine taille serrée dans son corset. C'est un déshabillé du matin que Palmyre vient de m'apporter.
—Vous êtes charmante, dit Marcel. Ma foi, je n'aurais jamais cru qu'on pût avoir si bonne mine avec le châle d'une fenêtre.
—En vérité? reprit mademoiselle Pinson; j'ai pourtant l'air un peu paquet.
—Paquet de roses, répondit Marcel. J'ai presque regret maintenant de vous avoir rapporté votre robe.
—Ma robe? Où l'avez-vous trouvée?
—Où elle était, apparemment.
—Et vous l'avez tirée de l'esclavage?
—Eh, mon Dieu! oui, j'ai payé sa rançon. M'en voulez-vous de cette audace?
—Non pas! à charge de revanche. Je suis bien aise de revoir ma robe; car, à vous dire vrai, voilà déjà longtemps que nous vivons toutes les deux ensemble, et je m'y suis attachée insensiblement.
En parlant ainsi, mademoiselle Pinson montait lestement les cinq étages qui conduisaient à sa chambrette, où les deux amis entrèrent avec elle.
—Je ne puis pourtant, reprit Marcel, vous rendre cette robe qu'à une condition.
—Fi donc! dit la grisette. Quelque sottise! Des conditions? je n'en veux pas.
—J'ai fait un pari, dit Marcel; il faut que vous nous disiez franchement pourquoi cette robe était en gage.
—Laissez-moi donc d'abord la remettre, répondit mademoiselle Pinson; je vous dirai ensuite mon pourquoi. Mais je vous préviens que, si vous ne voulez pas faire antichambre dans mon armoire ou sur la gouttière, il faut, pendant que je vais m'habiller, que vous vous voiliez la face comme Agamemnon.
—Qu'à cela ne tienne, dit Marcel; nous sommes plus honnêtes qu'on ne pense, et je ne hasarderai pas même un œil.
—Attendez, reprit mademoiselle Pinson; je suis pleine de confiance, mais la sagesse des nations nous dit que deux précautions valent mieux qu'une.
En même temps elle se débarrassa de son rideau, et l'étendit délicatement sur la tête des deux amis, de manière à les rendre complètement aveugles.
—Ne bougez pas, leur dit-elle; c'est l'affaire d'un instant.
—Prenez garde à vous, dit Marcel. S'il y a un trou au rideau, je ne réponds de rien. Vous ne voulez pas vous contenter de notre parole, par conséquent elle est dégagée.
—Heureusement ma robe l'est aussi, dit mademoiselle Pinson; et ma taille aussi, ajouta-t-elle en riant et en jetant le rideau par terre. Pauvre petite robe! il me semble qu'elle est toute neuve. J'ai un plaisir à me sentir dedans!
—Et votre secret? nous le direz-vous maintenant? Voyons, soyez sincère, nous ne sommes pas bavards. Pourquoi et comment une jeune personne comme vous, sage, rangée, vertueuse et modeste, a-t-elle pu accrocher ainsi, d'un seul coup, toute sa garde-robe à un clou?
-Pourquoi?... pourquoi?... répondit mademoiselle Pinson, paraissant hésiter. Puis elle prit les deux jeunes gens chacun par un bras, et leur dit en les poussant vers la porte: Venez avec moi, vous le verrez.
Comme Marcel s'y attendait, elle les conduisit rue de l'Éperon.
VIII
Marcel avait gagné son pari. Les quatre francs et le morceau de galette de mademoiselle Pinson étaient sur la table de Rougette, avec les débris du poulet d'Eugène.
La pauvre malade allait un peu mieux, mais elle gardait encore le lit; et, quelle que fut sa reconnaissance envers son bienfaiteur inconnu, elle fit dire à ces messieurs, par son amie, qu'elle les priait de l'excuser, et qu'elle n'était pas en état de les recevoir.
—Que je la reconnais bien là, dit Marcel; elle mourrait sur la paille dans sa mansarde, qu'elle ferait encore la duchesse vis-à-vis de son pot à l'eau.
Les deux amis, bien qu'à regret, furent donc obligés de s'en retourner chez eux comme ils étaient venus, non sans rire entre eux de cette fierté et de cette discrétion si étrangement nichées dans une mansarde.
Après avoir été à l'École de médecine suivre les leçons du jour, ils dînèrent ensemble, et, le soir venu, ils firent un tour de promenade au boulevard Italien. Là, tout en fumant le cigare qu'il avait gagné le matin:
—Avec tout cela, disait Marcel, n'es-tu pas forcé de convenir que j'ai raison d'aimer, au fond, et même d'estimer ces pauvres créatures? Considérons sainement les choses sous un point de vue philosophique. Cette petite Mimi, que tu as tant calomniée, ne fait-elle pas, en se dépouillant de sa robe, une œuvre plus louable, plus méritoire, j'ose même dire plus chrétienne, que le bon roi Robert en laissant un pauvre couper la frange de son manteau? Le bon roi Robert, d'une part, avait évidemment quantité de manteaux; d'un autre côté, il était à table, dit l'histoire, lorsqu'un mendiant s'approcha de lui, en se traînant à quatre pattes, et coupa avec des ciseaux la frange d'or de l'habit de son roi. Madame la reine trouva la chose mauvaise, et le digne monarque, il est vrai, pardonna généreusement au coupeur de franges; mais peut-être avait-il bien dîné. Vois quelle distance entre lui et Mimi! Mimi, quand elle a appris l'infortune de Rougette, assurément était à jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu'elle avait emporté de chez moi était destiné par avance à composer son propre repas. Or, que fait-elle? Au lieu de déjeuner, elle va à la messe, et en ceci elle se montre encore au moins l'égale du roi Robert, qui était fort pieux, j'en conviens, mais qui perdait son temps à chanter au lutrin, pendant que les Normands faisaient le diable à quatre. Le roi Robert abandonne sa frange, et, en somme, le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout entière au père Cadédis, action incomparable en ce que Mimi est femme, jeune, jolie, coquette et pauvre; et note bien que cette robe lui est nécessaire pour qu'elle puisse aller, comme de coutume, à son magasin, gagner le pain de sa journée. Non seulement donc elle se prive du morceau de galette qu'elle allait avaler, mais elle se met volontairement dans le cas de ne pas dîner. Observons en outre que le père Cadédis est fort éloigné d'être un mendiant, et de se traîner à quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renonçant à sa frange, ne fait pas un grand sacrifice, puisqu'il la trouve toute coupée d'avance, et c'est à savoir si cette frange était coupée de travers ou non, et en état d'être recousue; tandis que Mimi, de son propre mouvement, bien loin d'attendre qu'on lui vole sa robe, arrache elle-même de dessus son pauvre corps ce vêtement, plus précieux, plus utile que le clinquant de tous les passementiers de Paris. Elle sort vêtue d'un rideau; mais sois sûr qu'elle n'irait pas ainsi dans un autre lieu que l'église. Elle se ferait plutôt couper un bras que de se laisser voir ainsi fagotée au Luxembourg ou aux Tuileries; mais elle ose se montrer à Dieu, parce qu'il est l'heure où elle prie tous les jours. Crois-moi, Eugène, dans ce seul fait de traverser avec son rideau la place Saint-Michel, la rue de Tournon et la rue du Petit-Lion, où elle connaît tout le monde, il y a plus de courage, d'humilité et de religion véritable que dans toutes les hymnes du bon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis le grand Bossuet jusqu'au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra inconnue dans son cinquième étage, entre un pot de fleurs et un ourlet.
—Tant mieux pour elle, dit Eugène.
—Si je voulais maintenant, dit Marcel, continuer à comparer, je pourrais te faire un parallèle entre Mucius Scævola et Rougette. Penses-tu, en effet, qu'il soit plus difficile à un Romain du temps de Tarquin de tenir son bras, pendant cinq minutes, au-dessus d'un réchaud allumé, qu'à une grisette contemporaine de rester vingt-quatre heures sans manger? Ni l'un ni l'autre n'ont crié, mais examine par quels motifs. Mucius est au milieu d'un camp, en présence d'un roi étrusque qu'il a voulu assassiner; il a manqué son coup d'une manière pitoyable, il est entre les mains des gendarmes. Qu'imagine-t-il? Une bravade. Pour qu'on l'admire avant qu'on le pende, il se roussit le poing sur un tison (car rien ne prouve que le brasier fût bien chaud, ni que le poing soit tombé en cendres). Là-dessus, le digne Porsenna, stupéfait de sa fanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est à parier que ledit Porsenna, capable d'un tel pardon, avait une bonne figure, et que Scævola se doutait que, en sacrifiant son bras, il sauvait sa tête. Rougette, au contraire, endure patiemment le plus horrible et le plus lent des supplices, celui de la faim; personne ne la regarde. Elle est seule au fond d'un grenier, et elle n'a là pour l'admirer ni Porsenna, c'est-à-dire le baron, ni les Romains, c'est-à-dire les voisins, ni les Étrusques, c'est-à-dire ses créanciers, ni même le brasier, car son poêle est éteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se plaindre? Par vanité d'abord, cela est certain, mais Mucius est dans le même cas; par grandeur d'âme ensuite, et ici est sa gloire; car si elle reste muette derrière son verrou, c'est précisément pour que ses amis ne sachent pas qu'elle se meurt, pour qu'on n'ait pas pitié de son courage, pour que sa camarade Pinson, qu'elle sait bonne et toute dévouée, ne soit pas obligée, comme elle l'a fait, de lui donner sa robe et sa galette. Mucius, à la place de Rougette, eût fait semblant de mourir en silence mais c'eût été dans un carrefour ou à la porte de Flicoteaux. Son taciturne et sublime orgueil eût été une manière délicate de demander à l'assistance un verre de vin et un croûton. Rougette, il est vrai, a demandé un louis au baron, que je persiste à comparer à Porsenna. Mais ne vois-tu pas que le baron doit évidemment être redevable à Rougette de quelques obligations personnelles? Cela saute aux yeux du moins clairvoyant. Comme tu l'as, d'ailleurs, sagement remarqué, il se peut que le baron soit à la campagne, et dès lors Rougette est perdue. Et ne crois pas pouvoir me répondre ici par cette vaine objection qu'on oppose à toutes les belles actions des femmes, à savoir qu'elles ne savent ce qu'elles font, et qu'elles courent au danger comme les chats sur les gouttières. Rougette sait ce qu'est la mort; elle l'a vue de près au pont d'Iéna, car elle s'est déjà jetée à l'eau une fois, et je lui ai demandé si elle avait souffert. Elle m'a dit que non, qu'elle n'avait rien senti, excepté au moment où on l'avait repêchée, parce que les bateliers la tiraient par les jambes, et qu'ils lui avaient, à ce qu'elle disait, raclé la tête sur le bord du bateau.
—Assez! dit Eugène, fais-moi grâce de tes affreuses plaisanteries. Réponds-moi sérieusement: crois-tu que de si horribles épreuves, tant de fois répétées, toujours menaçantes, puissent enfin porter quelque fruit? Ces pauvres filles, livrées à elles-mêmes, sans appui, sans conseil, ont-elles assez de bon sens pour avoir de l'expérience? Y a-t-il un démon, attaché à elles, qui les voue à tout jamais au malheur et à la folie, ou, malgré tant d'extravagances, peuvent-elles revenir au bien? En voilà une qui prie Dieu, dis-tu? elle va à l'église, elle remplit ses devoirs, elle vit honnêtement de son travail; ses compagnes paraissent l'estimer,... et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas vous-mêmes avec votre légèreté habituelle. En voilà une autre qui passe sans cesse de l'étourderie à la misère, de la prodigalité aux horreurs de la faim. Certes, elle doit se rappeler longtemps les leçons cruelles qu'elle reçoit. Crois-tu que, avec de sages avis, une conduite réglée, un peu d'aide, on puisse faire de telles femmes des êtres raisonnables? S'il en est ainsi, dis-le-moi; une occasion s'offre à nous. Allons de ce pas chez la pauvre Rougette; elle, est sans doute encore bien souffrante, et son amie veille à son chevet. Ne me décourage pas, laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de leur parler un langage sincère; je ne veux leur faire ni sermon ni reproches. Je veux m'approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur dire...
En ce moment, les deux amis passaient devant le café Tortoni. La silhouette de deux jeunes femmes, qui prenaient des glaces près d'une fenêtre, se dessinait à la clarté des lustres. L'une d'elles agita son mouchoir, et l'autre partit d'un éclat de rire.
—Parbleu! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n'avons que faire d'aller si loin, car les voilà, Dieu me pardonne! Je reconnais Mimi à sa robe, et Rougette à son panache blanc, toujours sur le chemin de la friandise. Il paraît que monsieur le baron a bien fait les choses.
—Et une pareille folie, dit Eugène, ne t'épouvante pas?
—Si fait, dit Marcel; mais, je t'en prie, quand tu diras du mal des
grisettes, fais une exception pour la petite Pinson. Elle nous a
conté
une histoire à souper, elle a engagé sa robe pour quatre
francs, elle
s'est fait un châle avec un rideau; et qui dit ce qu'il sait, qui
donne
ce qu'il a, qui fait ce qu'il peut, n'est pas obligé à
davantage.
FIN DE MIMI PINSON.
Ce profil de grisette, comme l'appelle l'auteur, a été composé pour le Diable à Paris, ouvrage publié par livraisons et orné de dessins par Gavarni.
Ce conte est entièrement de pure invention.
LA MOUCHE
1853
LA MOUCH
... immobile, debout derrière elle, le Chevalier observait la Marquise qui écrivait...
I
En 1756, lorsque Louis XV, fatigué des querelles entre la magistrature et le grand conseil à propos de l'impôt des deux sous6, prit le parti de tenir un lit de justice, les membres du parlement remirent leurs offices. Seize de ces démissions furent acceptées, sur quoi il y eut autant d'exils.—Mais pourriez-vous, disait madame de Pompadour à l'un des présidents, pourriez-vous voir de sang-froid une poignée d'hommes résister à l'autorité d'un roi de France? N'en auriez-vous pas mauvaise opinion? Quittez votre petit manteau, monsieur le président, et vous verrez tout cela comme je le vois.
Ce ne furent pas seulement les exilés qui portèrent la peine de leur mauvais vouloir, mais aussi leurs parents et leurs amis. Le décachetage amusait le roi. Pour se désennuyer de ses plaisirs, il se faisait lire par sa favorite tout ce qu'on trouvait de curieux à la poste. Bien entendu que, sous le prétexte de faire lui-même sa police secrète, il se divertissait de mille intrigues qui lui passaient ainsi sous les yeux; mais quiconque, de près ou de loin, tenait aux chefs des factions, était presque toujours perdu. On sait que Louis XV, avec toutes sortes de faiblesses, n'avait qu'une seule force, celle d'être inexorable.
-C'est que je trouve là, répondit-elle, une lettre qui n'a pas le sens commun, mais c'est une chose touchante et qui fait pitié.
-Qu'y a-t-il au bas? dit le roi.
-Point de nom: c'est une lettre d'amour.
-Et qu'y a-t-il dessus?
-Voilà le plaisant. C'est qu'elle est adressée à mademoiselle d'Annebault, la nièce de ma bonne amie, madame d'Estrades. C'est apparemment pour que je la voie qu'on l'a fourrée avec ces papiers.
-Et qu'y a-t-il dedans? dit encore le roi.
-Mais, je vous dis, c'est de l'amour. Il y est question aussi de Vauvert et de Neauflette. Est-on un gentilhomme dans ces pays-là? Votre Majesté les connaît-elle?
Le roi se piquait de savoir la France par cœur, c'est-à-dire la noblesse de France. L'étiquette de sa cour, qu'il avait étudiée, ne lui était pas plus familière que les blasons de son royaume: science assez courte, le reste ne comptant pas; mais il y mettait de la vanité, et la hiérarchie était, devant ses yeux, comme l'escalier de marbre de son palais; il y voulait marcher en maître. Après avoir rêvé quelques instants, il fronça le sourcil comme frappé d'un mauvais souvenir, puis, faisant signe à la marquise de lire, il se rejeta dans sa bergère, en disant avec un sourire:
—Va toujours, la fille est jolie.
Madame de Pompadour, prenant alors son ton le plus doucement railleur, commença à lire une longue lettre toute remplie de tirades amoureuses:
La marquise souriait à ces derniers mots.
—Madame, dit le roi, voilà un honnête homme. Mais, qu'est-ce qui l'empêche d'épouser sa maîtresse?
—Permettez, Sire, que je continue:
—Oui-da, dit le roi, ceci m'intéresse.
—C'est du mauvais Jean-Jacques, dit le roi. Pourquoi me lisez-vous cela?
—Parce que Votre Majesté me l'a ordonné pour les beaux yeux de mademoiselle d'Annebault.
—Cela est vrai, elle a de beaux yeux.
—Ne dirait-on pas, dit le roi, que ce garçon s'en allait en chasse, et qu'on lui tue son faucon sur le poing? À qui en a-t-il, par hasard?
—Voilà donc ce que c'est! dit Louis XV en bâillant. Encore quelque neveu des enquêtes et requêtes. Mon parlement abuse de ma bonté; il a vraiment trop de famille.
—Mais si ce n'est qu'un parent éloigné!...
—Bon, ce monde-là ne vaut rien du tout. Cet abbé Chauvelin est un janséniste; c'est un bon diable, mais c'est un démis. Jetez cette lettre au feu, et qu'on ne m'en parle plus.
II
Les derniers mots prononcés par le roi n'étaient pas tout à fait un arrêt de mort, mais c'était à peu près une défense de vivre. Que pouvait faire, en 1756, un jeune homme sans fortune, dont le roi ne voulait pas entendre parler? Tâcher d'être commis, ou se faire philosophe, poète peut-être, mais sans dédicace, et le métier, en ce cas, ne valait rien.
Telle n'était pas, à beaucoup près, la vocation du chevalier de Vauvert, qui venait d'écrire avec des larmes la lettre dont le roi se moquait. Pendant ce temps-là, seul, avec son père, au fond du vieux château de Neauflette, il marchait par la chambre d'un air triste et furieux.
—Je veux aller à Versailles, disait-il.
—Et qu'y ferez-vous?
—Je n'en sais rien; mais que fais-je ici.
—Vous me tenez compagnie; il est bien certain que cela ne peut pas être fort amusant pour vous, et je ne vous retiens en aucune façon. Mais oubliez-vous que votre mère est morte?
—Non, monsieur, et je lui ai promis de vous consacrer la vie que vous m'avez donnée. Je reviendrai, mais je veux partir; je ne saurais plus rester dans ces lieux.
—D'où vient cela?
—D'un amour extrême. J'aime éperdûment mademoiselle d'Annebault.
—Vous savez que c'est inutile. Il n'y a que Molière qui fasse des mariages sans dot. Oubliez-vous aussi ma disgrâce?
—Eh! monsieur, votre disgrâce, me serait-il permis, sans m'écarter du plus profond respect, de vous demander ce qui l'a causée? Nous ne sommes pas du parlement. Nous payons l'impôt, nous ne le faisons pas. Si le parlement lésine sur les deniers du roi, c'est son affaire et non la nôtre. Pourquoi M. l'abbé Chauvelin nous entraîne-t-il dans sa ruine?
—M. l'abbé Chauvelin agit en honnête homme. Il refuse d'approuver le dixième, parce qu'il est révolté des dilapidations de la cour. Rien de pareil n'aurait eu lieu du temps de madame de Châteauroux. Elle était belle, au moins, celle-là, et elle ne coûtait rien, pas même ce qu'elle donnait si généreusement. Elle était maîtresse et souveraine, et elle se disait satisfaite si le roi ne l'envoyait pas pourrir dans un cachot lorsqu'il lui retirerait ses bonnes grâces. Mais cette Étioles, cette Le Normand, cette Poisson insatiable!
—Et qu'importe?
—Qu'importe! dites-vous? Plus que vous ne pensez. Savez-vous seulement que, à présent, tandis que le roi nous gruge, la fortune de sa grisette est incalculable? Elle s'était fait donner au début cent quatre-vingt mille livres de rente; mais ce n'était qu'une bagatelle, cela ne compte plus maintenant; on ne saurait se faire une idée des sommes effrayantes que le roi lui jette à la tête; il ne se passe pas trois mois de l'année où elle n'attrape au vol, comme par hasard, cinq ou six cent mille livres, hier sur les sels, aujourd'hui sur les augmentations du trésorier des écuries; avec les logements qu'elle a dans toutes les maisons royales, elle achète la Selle, Cressy, Aulnay, Brinborion, Marigny, Saint-Rémi, Bellevue, et tant d'autres terres, des hôtels à Paris, à Fontainebleau, à Versailles, à Compiègne, sans compter une fortune secrète placée en tous pays dans toutes les banques d'Europe, en cas de disgrâce probablement, ou de la mort du souverain. Et qui paye tout cela, s'il vous plaît?
—Je l'ignore, monsieur, mais ce n'est pas moi.
—C'est vous, comme tout le monde, c'est la France, c'est le peuple qui sue sang et eau, qui crie dans la rue, qui insulte la statue de Pigalle. Et le parlement ne veut plus de cela; il ne veut plus de nouveaux impôts. Lorsqu'il s'agissait des frais de la guerre, notre dernier écu était prêt; nous ne songions pas à marchander. Le roi victorieux a pu voir clairement qu'il était aimé par tout le royaume, plus clairement encore lorsqu'il faillit mourir. Alors cessa toute dissidence, toute faction, toute rancune; la France entière se mit à genoux devant le lit du roi, et pria pour lui. Mais si nous payons, sans compter, ses soldats ou ses médecins, nous ne voulons plus payer ses maîtresses, et nous avons autre chose à faire que d'entretenir madame de Pompadour.
—Je ne la défends pas, monsieur. Je ne saurais lui donner ni tort ni raison; je ne l'ai jamais vue.
—Sans doute; et vous ne seriez pas fâché de la voir, n'est-il pas vrai, pour avoir là-dessus quelque opinion? Car, à votre âge, la tête juge par les yeux. Essayez donc, si bon vous semble, mais ce plaisir-là vous sera refusé.
—Pourquoi, monsieur?
—Parce que c'est une folie; parce que cette marquise est aussi invisible dans ses petits boudoirs de Brinborion que le Grand Turc dans son sérail; parce qu'on vous fermera toutes les portes au nez. Que voulez-vous faire? Tenter l'impossible? chercher fortune comme un aventurier?
—Non pas, mais comme un amoureux. Je ne prétends point solliciter, monsieur, mais réclamer contre une injustice. J'avais une espérance fondée, presque une promesse de M. de Biron; j'étais à la veille de posséder ce que j'aime, et cet amour n'est point déraisonnable; vous ne l'avez pas désapprouvé. Souffrez donc que je tente de plaider ma cause. Aurai-je affaire au roi ou à madame de Pompadour, je l'ignore, mais je veux partir.
—Vous ne savez pas ce que c'est que la cour, et vous voulez vous y présenter!
—Eh! j'y serai peut-être reçu plus aisément par cette raison que j'y suis inconnu.
—Vous inconnu, chevalier! y pensez-vous? Avec un nom comme le vôtre!... Nous sommes vieux gentilshommes, monsieur; vous ne sauriez être inconnu.
—Eh bien donc! le roi m'écoutera.
—Il ne voudra pas seulement vous entendre. Vous rêvez Versailles, et vous croirez y être quand votre postillon s'arrêtera... Supposons que vous parveniez jusqu'à l'antichambre, à la galerie, à l'Oeil-de-Bœuf: vous ne verrez entre Sa Majesté et vous que le battant d'une porte: il y aura un abîme. Vous vous retournerez, vous chercherez des biais, des protections, vous ne trouverez rien. Nous sommes parents de M. de Chauvelin; et comment croyez-vous que le roi se venge? Par la torture pour Damiens; par l'exil pour le parlement, mais pour nous autres, par un mot, ou, pis encore, par le silence. Savez-vous ce que c'est que le silence du roi, lorsque, avec son regard muet, au lieu de vous répondre, il vous dévisage en passant et vous anéantit? Après la Grève et la Bastille, c'est un certain degré de supplice qui, moins cruel en apparence, marque aussi bien que la main du bourreau. Le condamné, il est vrai, reste libre, mais il ne lui faut plus songer à s'approcher ni d'une femme, ni d'un courtisan, ni d'un salon, ni d'une abbaye, ni d'une caserne. Devant lui tout se ferme ou se détourne, et il se promène ainsi au hasard dans une prison invisible.
—Je m'y remuerai tant que j'en sortirai.
—Pas plus qu'un autre. Le fils de M. de Meynières n'était pas plus coupable que vous. Il avait, comme vous, des promesses, les plus légitimes espérances. Son père, le plus dévoué sujet de Sa Majesté, le plus honnête homme du royaume, repoussé par le roi, est allé, avec ses cheveux gris, non pas prier, mais essayer de persuader la grisette. Savez-vous ce qu'elle a répondu? Voici ses propres paroles, que M. de Meynières m'envoie dans une lettre: «Le roi est le maître; il ne juge pas à propos de vous marquer son mécontentement personnellement; il se contente de vous le faire éprouver en privant monsieur votre fils d'un état; vous punir autrement, ce serait commencer une affaire, et il n'en veut pas; il faut respecter ses volontés. Je vous plains cependant, j'entre dans vos peines, j'ai été mère; je sais ce qu'il doit vous en coûter pour laisser votre fils sans état.» Voilà le style de cette créature, et vous voulez vous mettre à ses pieds!
—On dit qu'ils sont charmants, monsieur.
—Parbleu! oui. Elle n'est pas jolie, et le roi ne l'aime pas, on le sait. Il cède, il plie devant cette femme. Pour maintenir son étrange pouvoir, il faut bien qu'elle ait autre chose que sa tête de bois.
—On prétend qu'elle a tant d'esprit!
—Et point de cœur; le beau mérite!
—Point de cœur! elle qui sait si bien déclamer les vers de Voltaire, chanter la musique de Rousseau! elle qui joue Alzire et Colette! C'est impossible, je ne le croirai jamais.
—Allez-y voir, puisque vous le voulez. Je conseille et n'ordonne pas, mais vous en serez pour vos frais de voyage. Vous aimez donc beaucoup cette demoiselle d'Annebault?
—Plus que ma vie.
—Allez, monsieur.
III
On a dit que les voyages font tort à l'amour, parce qu'ils donnent des distractions; on a dit aussi qu'ils le fortifient, parce qu'ils laissent le temps d'y rêver. Le chevalier était trop jeune pour faire de si savantes distinctions. Las de la voiture, à moitié chemin, il avait pris un bidet de poste, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir à l'auberge du Soleil, enseigne passée de mode, du temps de Louis XIV.
Il y avait à Versailles un vieux prêtre qui avait été curé près de Neauflette: le chevalier le connaissait et l'aimait. Ce curé, simple et pauvre, avait un neveu à bénéfices, abbé de cour, qui pouvait être utile. Le chevalier alla donc chez le neveu, lequel, homme d'importance, plongé dans son rabat, reçut fort bien le nouveau venu et ne dédaigna pas d'écouter sa requête.
—Mais, parbleu! dit-il, vous venez au mieux. Il y a ce soir opéra à la cour, une espèce de fête, de je ne sais quoi. Je n'y vais pas, parce que je boude la marquise, afin d'obtenir quelque chose; mais voici justement un mot de M. le duc d'Aumont, que je lui avais demandé pour quelqu'un, je ne sais plus qui. Allez là. Vous n'êtes pas encore présenté, il est vrai, mais pour le spectacle cela n'est pas nécessaire. Tâchez de vous trouver sur le passage du roi au petit foyer. Un regard, et votre fortune est faite.
Le chevalier remercia l'abbé, et, fatigué d'une nuit mal dormie et d'une journée à cheval, il fit, devant un miroir d'auberge, une de ces toilettes nonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peu expérimentée l'accommoda du mieux qu'elle put, et couvrit de poudre son habit pailleté. Il s'achemina ainsi vers le hasard. Il avait vingt ans.
La nuit tombait lorsqu'il arriva au château. Il s'avança timidement vers la grille et demanda son chemin à la sentinelle. On lui montra le grand escalier. Là, il apprit du suisse que l'opéra venait de commencer, et que le roi, c'est-à-dire tout le monde, était dans la salle7.
Le chevalier ne connaissait point le palais. La curiosité lui fit répondre d'abord qu'il passerait par les appartements; puis, comme un laquais se disposait à le suivre pour le guider, un mouvement de vanité lui fit ajouter qu'il n'avait que faire d'être accompagné. Il s'avança seul donc, non sans quelque émotion.
Versailles resplendissait de lumière. Du rez-de-chaussée jusqu'au faîte, les lustres, les girandoles, les meubles dorés, les marbres étincelaient. Hormis aux appartements de la reine, les deux battants étaient ouverts partout. À mesure que le chevalier marchait, il était frappé d'un étonnement et d'une admiration difficiles à imaginer; car ce qui rendait tout à fait merveilleux le spectacle qui s'offrait à lui, ce n'était pas seulement la beauté, l'éclat de ce spectacle même, c'était la complète solitude où il se trouvait dans cette sorte de désert enchanté.
À se voir seul, en effet, dans une vaste enceinte, que ce soit dans un temple, un cloître ou un château, il y a quelque chose de bizarre, et, pour ainsi dire, de mystérieux. Le monument semble peser sur l'homme: les murs le regardent; les échos l'écoutent; le bruit de ses pas trouble un si grand silence, qu'il en ressent une crainte involontaire, et n'ose marcher qu'avec respect.
Ainsi d'abord fit le chevalier; mais bientôt la curiosité prit le dessus et l'entraîna. Les candélabres de la galerie des Glaces, en se mirant, se renvoyaient leurs feux. On sait combien de milliers d'amours, que de nymphes et de bergères se jouaient alors sur les lambris, voltigeaient aux plafonds, et semblaient enlacer d'une immense guirlande le palais tout entier. Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours semé d'or, et des fauteuils de parade conservant encore la roideur majestueuse du grand roi; là des ottomanes chiffonnées, des pliants en désordre autour d'une table de jeu; une suite infinie de salons toujours vides, où la magnificence éclatait d'autant mieux qu'elle semblait plus inutile; de temps en temps des portes secrètes s'ouvrant sur des corridors à perte de vue; mille escaliers, mille passages se croisant comme dans un labyrinthe; des colonnes, des estrades faites pour des géants; des boudoirs enchevêtrés comme des cachettes d'enfants; une énorme toile de Vanloo près d'une cheminée de porphyre; une boîte à mouches oubliée à côté d'un magot de la Chine; tantôt une grandeur écrasante, tantôt une grâce efféminée; et partout, au milieu du luxe, de la prodigalité et de la mollesse, mille odeurs enivrantes, étranges et diverses, les parfums mêlés des fleurs et des femmes, une tiédeur énervante, l'air de la volupté.
Être en pareil lieu à vingt ans, au milieu de ces merveilles, et s'y trouver seul, il y avait à coup sûr de quoi être ébloui. Le chevalier avançait au hasard, comme dans un rêve.
—Vrai palais de fées, murmurait-il; et, en effet, il lui semblait voir se réaliser pour lui un de ces contes où les princes égarés découvrent des châteaux magiques.
Était-ce bien des créatures mortelles qui habitaient ce séjour sans pareil? Était-ce des femmes véritables qui venaient de s'asseoir dans ces fauteuils, et dont les contours gracieux avaient laissé à ces coussins cette empreinte légère, pleine encore d'indolence? Qui sait? derrière ces rideaux épais, au fond de quelque immense et brillante galerie, peut-être allait-il apparaître une princesse endormie depuis cent ans, une fée en paniers, une Armide en paillettes, ou quelque hamadryade de cour, sortant d'une colonne de marbre, entr'ouvrant un lambris doré!
Étourdi, malgré lui, par toutes ces chimères, le chevalier, pour mieux rêver, s'était jeté sur un sofa, et il s'y serait peut-être oublié longtemps, s'il ne s'était souvenu qu'il était amoureux. Que faisait, pendant ce temps-là, mademoiselle d'Annebault, sa bien-aimée, restée, elle, dans un vieux château?
—Athénaïs! s'écria-t-il tout à coup, que fais-je ici à perdre mon temps? Ma raison est-elle égarée? Où suis-je donc, grand Dieu! et que se passe-t-il en moi?
Il se leva et continua son chemin à travers ce pays nouveau, et il s'y perdit, cela va sans dire. Deux ou trois laquais, parlant à voix basse, lui apparurent au fond d'une galerie. Il s'avança vers eux et leur demanda sa route pour aller à la comédie.
—Si monsieur le marquis, lui répondit-on (toujours d'après la même formule), veut bien prendre la peine de descendre par cet escalier et de suivre la galerie à droite, il trouvera au bout trois marches à monter; il tournera alors à gauche, et quand il aura traversé le salon de Diane, celui d'Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, il redescendra encore six marches; puis, en laissant à droite la salle des gardes, comme pour gagner l'escalier des ministres, il ne peut manquer de rencontrer là d'autres huissiers qui lui indiqueront le chemin.
—Bien obligé, dit le chevalier, et, avec de si bons renseignements, ce sera bien ma faute si je ne m'y retrouve pas.
Il se remit en marche avec courage, s'arrêtant toujours malgré lui pour regarder de côté et d'autre, puis se rappelant de nouveau ses amours; enfin, au bout d'un grand quart d'heure, ainsi qu'on le lui avait annoncé, il trouva de nouveaux laquais.
—Monsieur le marquis s'est trompé, lui dirent ceux-ci, c'est par l'autre aile du château qu'il aurait fallu prendre; mais rien n'est plus facile que de la regagner. Monsieur n'a qu'à descendre cet escalier, puis il traversera le salon des Nymphes, celui de l'Été, celui de...
—Je vous remercie, dit le chevalier.
Et je suis bien sot, pensa-t-il encore, d'interroger ainsi les gens comme un badaud. Je me déshonore en pure perte, et quand, par impossible, ils ne se moqueraient pas de moi, à quoi me sert leur nomenclature, et tous les sobriquets pompeux de ces salons dont je ne connais pas un?
Il prit le parti d'aller droit devant lui, autant que faire se pourrait.—Car, après tout, se disait-il, ce palais est fort beau, il est très grand, mais il n'est pas sans bornes, et, fût-il long comme trois fois notre garenne, il faudra bien que j'en voie la fin.
Mais il n'est pas facile, à Versailles, d'aller longtemps droit devant soi, et cette comparaison rustique de la royale demeure avec une garenne déplut peut-être aux nymphes de l'endroit, car elles recommencèrent de plus belle à égarer le pauvre amoureux, et, sans doute pour le punir, elles prirent plaisir à le faire tourner et retourner sur ses propres pas, le ramenant sans cesse à la même place, justement comme un campagnard fourvoyé dans une charmille; c'est ainsi qu'elles l'enveloppaient dans leur dédale de marbre et d'or.
Dans les Antiquités de Rome, de Piranési, il y a une série de gravures que l'artiste appelle «ses rêves», et qui sont un souvenir de ses propres visions durant le délire d'une fièvre. Ces gravures représentent de vastes salles gothiques: sur le pavé sont toutes sortes d'engins et de machines, roues, câbles, poulies, leviers, catapultes, etc., etc., expression d'énorme puissance mise en action et de résistance formidable. Le long des murs vous apercevez un escalier et, sur cet escalier, grimpant, non sans peine, Piranési lui-même. Suivez les marches un peu plus haut, elles s'arrêtent tout à coup devant un abîme. Quoi qu'il soit advenu du pauvre Piranési, vous le croyez du moins au bout de son travail, car il ne peut faire un pas de plus sans tomber; mais levez les yeux, et vous voyez un second escalier qui s'élève en l'air, et, sur cet escalier encore, Piranési sur le bord d'un autre précipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plus aérien se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranési continuant son ascension, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'éternel escalier et Piranési disparaissent ensemble dans les nues, c'est-à-dire dans le bord de la gravure.
Cette fiévreuse allégorie représente assez exactement l'ennui d'une peine inutile, et l'espèce de vertige que donne l'impatience. Le chevalier, voyageant toujours de salon en salon et de galerie en galerie, fut pris d'une sorte de colère.
—Parbleu! dit-il, voilà qui est cruel. Après avoir été si charmé, si ravi, si enthousiasmé de me trouver seul dans ce maudit palais (ce n'était plus le palais des fées), je n'en pourrai donc pas sortir! Peste soit de la fatuité qui m'a inspiré cette idée d'entrer ici comme le prince Fanfarinet avec ses bottes d'or massif, au lieu de dire au premier laquais venu de me conduire tout bonnement à la salle de spectacle!
Lorsqu'il ressentait ces regrets tardifs, le chevalier était, comme Piranési, à la moitié d'un escalier, sur un palier, entre trois portes. Derrière celle du milieu, il lui sembla entendre un murmure si doux, si léger, si voluptueux, pour ainsi dire, qu'il ne put s'empêcher d'écouter. Au moment où il s'avançait, tremblant de prêter une oreille indiscrète, cette porte s'ouvrit à deux battants. Une bouffée d'air embaumée de mille parfums, un torrent de lumière à faire pâlir la galerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu'il recula de quelques pas.
—Monsieur le marquis veut-il entrer? demanda l'huissier qui avait ouvert la porte.
—Je voudrais aller à la comédie, répondit le chevalier.
—Elle vient de finir à l'instant même.
En même temps, de fort belles dames, délicatement plâtrées de blanc et de carmin, donnant, non pas le bras, ni même la main, mais le bout des doigts à de vieux et jeunes seigneurs, commençaient à sortir de la salle de spectacle, ayant grand soin de marcher de profil pour ne pas gâter leurs paniers. Tout ce monde brillant parlait à voix basse, avec une demi-gaieté, mêlée de crainte et de respect.
—Qu'est-ce donc? dit le chevalier, ne devinant pas que le hasard l'avait conduit précisément au petit foyer.
—Le roi va passer, répondit l'huissier.
Il y a une sorte d'intrépidité qui ne doute de rien, elle n'est que trop facile: c'est le courage des gens mal élevés. Notre jeune provincial, bien qu'il fût raisonnablement brave, ne possédait pas cette faculté. À ces seuls mots: «Le roi va passer,» il resta immobile et presque effrayé.
Le roi Louis XV, qui faisait à cheval, à la chasse, une douzaine de lieues sans y prendre garde, était, comme l'on sait, souverainement nonchalant. Il se vantait, non sans raison, d'être le premier gentilhomme de France; et ses maîtresses lui disaient, non sans cause, qu'il en était le mieux fait et le plus beau. C'était une chose considérable que de le voir quitter son fauteuil, et daigner marcher en personne. Lorsqu'il traversa le foyer, avec un bras posé ou plutôt étendu sur l'épaule de M. d'Argenson, pendant que son talon rouge glissait sur le parquet (il avait mis cette paresse à la mode), toutes les chuchoteries cessèrent; les courtisans baissaient la tête, n'osant pas saluer tout à fait, et les belles dames, se repliant doucement sur leurs jarretières couleur de feu, au fond de leurs immenses falbalas, hasardaient ce bonsoir coquet que nos grand'mères appelaient une révérence, et que notre siècle a remplacé par le brutal «shakehand» des Anglais.
Mais le roi ne se souciait de rien, et ne voyait que ce qui lui plaisait. Alfiéri était peut-être là, qui raconte ainsi sa présentation à Versailles, dans ses Mémoires:
«Je savais que le roi ne parlait jamais aux étrangers qui n'étaient pas marquants; je ne pus cependant me faire à l'impassible et sourcilleux maintien de Louis XV. Il toisait l'homme qu'on lui présentait de la tête aux pieds, et il avait l'air de n'en recevoir aucune impression. Il me semble cependant que, si l'on disait à un géant: Voici une fourmi que je vous présente, en la regardant il sourirait, ou dirait peut-être: Ah! le petit animal!»
Le taciturne monarque passa donc à travers ces fleurs, ces belles dames, et toute cette cour, gardant sa solitude au milieu de la foule. Il ne fallut pas au chevalier de longues réflexions pour comprendre qu'il n'avait rien à espérer du roi, et que le récit de ses amours n'obtiendrait là aucun succès.
—Malheureux que je suis! pensa-t-il, mon père n'avait que trop raison lorsqu'il me disait qu'à deux pas du roi je verrais un abîme entre lui et moi. Quand bien même je me hasarderais à demander une audience, qui me protégera? qui me présentera? Le voilà, ce maître absolu qui peut d'un mot changer ma destinée, assurer ma fortune, combler tous mes souhaits. Il est là, devant moi; en étendant la main, je pourrais toucher sa parure,... et je me sens plus loin de lui que si j'étais encore au fond de ma province! Comment lui parler? comment l'aborder? Qui viendra donc à mon secours?
Pendant que le chevalier se désolait ainsi, il vit entrer une jeune dame assez jolie, d'un air plein de grâce et de finesse; elle était vêtue fort simplement, d'une robe blanche, sans diamants ni broderies, avec une rose sur l'oreille. Elle donnait la main à un seigneur tout à l'ambre, comme dit Voltaire, et lui parlait tout bas derrière son éventail. Or le hasard voulut qu'en causant, en riant et en gesticulant, cet éventail vint à lui échapper et à tomber sous un fauteuil, précisément devant le chevalier. Il se précipita aussitôt pour le ramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, la jeune dame lui parut si charmante, qu'il lui présenta l'éventail sans se relever. Elle s'arrêta, sourit et passa, remerciant d'un léger signe de tête; mais, au regard qu'elle avait jeté sur le chevalier, il sentit battre son cœur sans savoir pourquoi.—Il avait raison.—Cette jeune dame était la petite d'Étioles, comme l'appelaient encore les mécontents, tandis que les autres, en parlant d'elle, disaient «la Marquise» comme on dit «la Reine».