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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

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Ici on voudrait beaucoup que je fusse nommé député; tu ne peux te figurer combien l'espèce de prophétie que contient mon introduction m'a donné de crédit. J'en suis confus et embarrassé, sentant fort bien que je suis au-dessous de ma réputation; mais il ne m'est permis de conserver aucun espoir, relativement à la députation, car ce qui se passe à Bordeaux et à Paris n'a que peu de retentissement à Saint-Sever. Et d'ailleurs, ce serait peut-être un motif de plus pour qu'on me tînt à l'écart. Cette chère Chalosse ne semble pas comprendre la portée de l'entreprise à laquelle j'ai consacré mes efforts; sans cela il est probable qu'elle voudrait s'y associer, en accroissant mon influence dans son intérêt. Je ne lui en veux pas; je l'aime et la servirai jusqu'au bout, quelle que soit son indifférence.

Aujourd'hui j'ai fait mon entrée à l'Institut, on y a discuté la question de l'enseignement. Des universitaires, Cousin en tête, ont accaparé la discussion. Je regrette bien d'avoir laissé à Mugron mon travail sur ce sujet, car je ne vois pas que personne l'envisage à notre point de vue.

Tâche de faire de temps en temps des articles pour entretenir à Bordeaux le feu sacré; plus tard on en fera sans doute une collection qui sera distribuée à grand nombre d'exemplaires. Dans la prochaine lettre que j'écrirai à ma tante, je mettrai un mot pour te dire ce qu'on a pensé de ton dernier article, à l'assemblée.

J'attends notre ami Daguerre pour être présenté à M. de Lamennais; j'espère le convertir au free-trade. M. de Lamartine a annoncé son adhésion, ainsi que le bon Béranger; on fera arriver aussi M. Berryer dès que l'association sera assez fortement constituée pour ne pouvoir pas être détournée par les passions politiques. De même pour Arago; tu vois que toutes les fortes intelligences de l'époque seront pour nous. On m'a assuré que M. de Broglie accepterait la présidence. J'avoue que je redoute un peu les allures diplomatiques qui doivent être dans ses habitudes. Sa présence ferait sans doute, dès l'abord, un effet prodigieux; mais il faut voir l'avenir et ne pas se laisser séduire par un éclat momentané.

Paris, le 18 avril 1846.

Mon cher Félix, je suis entièrement privé de tes lettres, il est vrai que je suis moi-même bien négligent. Tu ne pourras pas croire que le temps me manque, et c'est pourtant la vérité; quand on est comme campé à Paris, la distribution des heures est si mauvaise qu'on n'arrive à rien.

Je ne te dirai pas grand'chose de moi, j'ai tant de personnes à voir que je ne vois personne; cela semble un paradoxe, et c'est la vérité. Je n'ai été qu'une fois chez Dunoyer, une fois chez Comte, une fois chez Mignet, et ainsi du reste. Je puis avoir des relations avec les journaux; la Patrie, le Courrier français, le Siècle et le National m'ont ouvert leurs colonnes. Je n'ai pas encore d'aboutissant aux Débats. M. Michel Chevalier m'a bien offert d'y faire admettre mes articles; mais je voudrais avoir entrée dans les bureaux pour éviter les coupures et les altérations.

L'association marche à pas de tortue, ce n'est que de dimanche en huit que je serai fixé, ce jour-là il y aura une réunion. Voici les noms de quelques-uns des membres: d'Harcourt, Pavée de Vendeuvre, amiral Grivel, Anisson-Duperron, Vincens Saint-Laurent, pairs.

Lamartine, Lafarelle, Bussières, Lherbette, de Corcelles et quelques autres députés[14].

Michel Chevalier, Blanqui, Wolowski, Léon Faucher et autres économistes; d'Eichthal, Cheuvreux, Say et autres banquiers négociants.

La difficulté est de réunir ces personnages emportés par le tourbillon politique. Derrière, il y a des jeunes gens plus ardents, et qu'il faut contenir, au moins provisoirement, pour ne pas perdre l'avantage de nous appuyer sur ces noms connus et populaires.

En attendant, nous avons eu un meeting composé de négociants et fabricants de Paris. Notre but était de les préparer, j'étais très-peu préparé moi-même et je n'avais pas consacré plus d'une heure à méditer ce que j'aurais à dire. Je me suis fait un plan très-simple dans lequel je ne pouvais m'égarer; j'ai été heureux de m'assurer que cette méthode n'était pas au-dessus de mes facultés. En débutant très-simplement et sur le ton de la conversation, sans rechercher l'esprit ni l'éloquence, mais seulement la clarté et le ton de la conviction, j'ai pu parler une demi-heure, sans fatigue ni timidité. D'autres ont été plus brillants. Nous aurons un autre meeting plus nombreux dans huit jours, puis j'essayerai d'aller agiter le quartier latin.

J'ai vu ces jours-ci le ministre des finances; il a approuvé tout ce que je fais, et ne demande pas mieux que de voir se former une opinion publique.

Adieu, l'heure me presse, je crains même d'être en retard.

3 mai 1846.

Mon cher Félix, j'apprends qu'une occasion se présente pour cette lettre, et quoique je sois abîmé (car il y a sept heures que j'ai la plume à la main), je ne veux pas la laisser partir sans te donner de mes nouvelles.

Je t'ai parlé d'une réunion pour demain, en voici l'objet. L'adjonction des personnages a enterré notre modeste association. Ces messieurs ont voulu tout reprendre ab ovo, nous en sommes donc à faire un programme, un manifeste, c'est à cela que j'ai travaillé tout aujourd'hui. Mais il y en a quatre autres qui font la même besogne. Qu'on veuille choisir ou fondre, je m'attends à une longue discussion sans dénoûment, parce qu'il y a beaucoup d'hommes de lettres, beaucoup de théoriciens, puis le chapitre des amours-propres! Je ne serais donc pas surpris qu'on renvoyât à une autre commission où les mêmes difficultés se présenteront, car chacun, excepté moi, défendra son œuvre, et l'on viendra se faire juger par l'assemblée. C'est dommage; après le manifeste viendront les statuts, l'organisation conforme, les souscriptions, et ce n'est qu'après tout cela que je serai fixé. Quelquefois il me prend envie de déserter, mais quand je songe au bon effet que produira le simple manifeste avec ses quarante signatures, je n'en ai pas le courage. Peut-être, une fois le manifeste lancé, irai-je à Mugron attendre qu'on me rappelle, car je suis effrayé de passer les mois entiers à travers de simples formalités, et sans rien faire d'utile. D'ailleurs la lutte électorale pourra réclamer ma présence. M. Dupérier m'a fait dire qu'il s'était formellement désisté, il a même ajouté qu'il avait brûlé ses vaisseaux et écrit à tous ses amis qu'il renonçait à la candidature. Puisqu'il en est ainsi, si d'autres candidats ne se présentent pas, je pourrai me trouver en présence de M. de Larnac tout seul; et cette lutte ne m'effraye pas, parce que c'est une lutte de doctrines et d'opinions. Ce qui m'étonne, c'est de ne recevoir aucune lettre de Saint-Sever. Il semble que la communication de Dupérier aurait dû m'attirer quelques ouvertures. Si tu apprends quelque chose, fais-le-moi savoir.

4 mai.

Hier soir on a discuté et adopté un manifeste, la discussion a été sérieuse, intéressante, approfondie, et cela seul est un grand bien, car beaucoup de gens qui entreprennent d'éclairer les autres s'éclairent eux-mêmes. On a remis tous les pouvoirs exécutifs à une commission composée de MM. d'Harcourt, Say, Dunoyer, Renouard, Blanqui, Léon Faucher, Anisson-Duperron et moi. D'un autre côté, cette commission me transmettra, au moins de fait, l'autorité qu'elle a reçue et se bornera à un contrôle; dans ces circonstances, puis-je abandonner un rôle qui peut tomber en d'autres mains, et compromettre la cause tout entière? Je souffre de quitter Mugron et mes habitudes, et mon travail capricieux et nos causeries. C'est un déchirement affreux; mais m'est-il permis de reculer?

Adieu, mon cher Félix, ton ami.

Paris, le 24 mai 1846.

Mon cher Félix, j'ai tant couru ce matin que je ne puis tenir la plume, et mon écriture est toute tremblante. Ce que tu me dis de l'utilité de ma présence à Mugron me préoccupe tous les jours. Mais, mon ami, j'ai presque la certitude que, si je quitte Paris, notre association tombera dans l'eau et tout sera à recommencer. Tu en jugeras; voici où nous en sommes: je crois t'avoir dit qu'une commission avait été nommée, réunissant pleins pouvoirs; au moment de lancer notre manifeste, plusieurs des commissaires ont voulu que nous fussions pourvus de l'autorisation préalable. Elle a été demandée, le ministre l'a promise; mais les jours se passent et je ne vois rien arriver. En attendant, le manifeste est dans nos cartons. C'est certainement une faute d'exiger l'autorisation, nous devions nous borner à une simple déclaration. Les peureux ont cru être agréables au ministre, et je crois qu'ils l'embarrassent, parce que, surtout à l'approche des élections, il craindra de se mettre à dos les manufacturiers.

Cependant M. Guizot a déclaré qu'il donnerait l'autorisation, M. de Broglie a laissé entendre qu'il viendrait à nous aussitôt après, c'est pourquoi je patiente encore; mais pour peu qu'on retarde, je casserai les vitres, au risque de tout dissoudre, sauf à recommencer sur un autre plan, et avec d'autres personnes.

Tu vois combien il est difficile de déserter le terrain en ce moment; ce n'est pas l'envie qui me manque, car, mon cher Félix, Paris et moi nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre. Il y aurait trop à dire là-dessus, ce sera pour une autre fois.

Ton article du Mémorial était excellent, peu de personnes l'ont lu, car il n'est arrivé précisément que quand nos réunions ont cessé, par la cause que je t'ai dite; mais je l'a communiqué à Dunoyer et à Say, ainsi qu'à quelques autres, et tous y ont trouvé une vivacité et une clarté qui entraînent le lecteur et forcent la conviction. Le je ne m'en mêle plus ne pouvait que plaire beaucoup à Dunoyer; malheureusement les idées du jour sont portées à un point effrayant vers l'autre sens: Mêler à tout l'État. Bientôt on fera une seconde édition de mes Sophismes. Nous pourrons y joindre cet article et quelques autres, si tu en fais. Je puis bien te dire à toi que ce petit livre est destiné à une grande circulation. En Amérique, on se propose de le propager à profusion; les journaux anglais et italiens l'ont traduit presque en entier. Mais ce qui me vexe un peu, c'est de voir que les trois à quatre plaisanteries que j'ai glissées dans ce volume ont fait fortune, tandis que la partie sérieuse est fort négligée. Tâche donc de faire aussi du Buffa.

Je te quitte; je viens d'apprendre qu'une occasion se présente pour Bordeaux, et je veux en profiter.

Bordeaux, le 22 juillet 1846.

Mon cher Félix, je t'écrivais avant-hier, et je ne serais pas surpris que ma lettre se fût égarée; car depuis un mois je marche de malentendu en malentendu. Il faudrait une rame de papier pour te raconter tout ce qui m'arrive; ce ne sont pas choses aimables, mais elles ont ce bon côté, qu'elles me font faire de grands progrès dans la connaissance du cœur humain. Hélas! il vaudrait mieux peut-être conserver le peu d'illusions qu'on peut avoir à notre âge.

D'abord je me suis assuré que le retard qu'on a mis à expédier ma brochure tient à une intrigue. Ma lettre à M. Duchâtel l'a outré; mais elle lui a arraché l'autorisation que tant de hauts personnages poursuivaient, depuis trois mois. Et tu penses que l'association bordelaise m'en a su gré? point du tout. Il y a ici un revirement complet d'opinion contre moi, et je suis flétri du titre de radical; ma brochure m'a achevé. M. Duchâtel a écrit au préfet, le préfet a fait venir le directeur du Mémorial, et lui a lavé la tête; le directeur a racheté sa faute en retardant ma brochure. Cependant en ce moment les quatre cents exemplaires doivent t'être parvenus[15].

Quant à ce qui se passe en fait d'élections, ce serait trop long, je te le dirai verbalement. En résultat, je ne serai porté nulle part, excepté peut-être à Nérac. Mais je ne puis voir là qu'une démonstration de l'opposition et non une candidature sérieuse, sauf l'imprévu d'une journée électorale.

Hier il y a eu séance de l'association bordelaise. La manière dont on m'a engagé à prendre la parole m'a engagé à refuser.

Je présume qu'à l'heure qu'il est, tous les électeurs de Saint-Sever ont ma brochure. C'est tout ce que j'ai à leur offrir avec mon dévouement. Cette distribution doit te donner bien de la peine. Entre quatre pourtant, la besogne n'est pas lourde. J'espère être rentré à Mugron vers le 28 ou 29, tout juste pour aller voter.

Adieu, mon cher Félix, je ne fermerai ma lettre que ce soir, en cas que j'aie quelque chose à ajouter.

P. S. Je viens d'avoir une entrevue importante, je te conterai cela. Mais le résultat est que Bordeaux ne me portera pas, on veut un Économiste qui soit du juste milieu. Le ministère a recommandé Blanqui.

Paris, le 1er octobre 1846.

Mon cher Félix, je n'ai pas de tes nouvelles et ne sais par conséquent où tu en es de ton procès. Puisses-tu être près de l'issue et du succès! Donne-moi des nouvelles de ta bonne sœur; les bains de Biarritz lui ont-ils été favorables? Je regrette que tu n'aies pas été l'accompagner; il me semble que Mugron doit devenir tous les jours plus triste et plus monotone pour toi.

On m'écrit de Bordeaux qu'on fait réimprimer en brochure plusieurs de nos articles. C'est ce qui fait que je ne me presse pas de faire un second volume des Sophismes; cela ferait un double emploi. La correspondance seule me prend autant de temps que j'en puis consacrer à écrire. Mon ami, je ne suis pas seulement de l'association, je suis l'association tout entière; non que je n'aie de zélés et dévoués collaborateurs, mais seulement pour parler et écrire. Quant à organiser et à administrer cette vaste machine, je suis seul, et combien cela durera-t-il? Le 15 de ce mois, je prends possession de mes appartements. J'aurai alors un personnel; jusque-là, il n'y a pas pour moi de travail intellectuel possible.

Je t'envoie un numéro du journal qui relate notre séance publique d'hier soir. J'ai débuté sur la scène parisienne et dans des circonstances vraiment défavorables. Le public était nombreux et les dames avaient pour la première fois fait apparition aux tribunes. Il avait été arrêté qu'on entendrait cinq orateurs, et que chacun ne parlerait qu'une demi-heure.—C'était déjà une séance de deux heures et demie.—Je devais parler le dernier; sur mes quatre prédécesseurs, deux ont été fidèles aux engagements pris, et deux autres ont parlé une grande heure, c'étaient deux professeurs. Je me suis donc présenté devant un auditoire harassé par trois heures d'économie politique et fort pressé de décamper. Moi-même j'avais été très-fatigué par une attente si prolongée. Je me suis levé avec un pressentiment terrible que ma tête ne me fournirait rien. J'avais bien préparé mon discours, mais sans l'écrire. Juge de mon effroi.—Comment se fait-il que je n'aie pas eu un moment d'hésitation; que je n'aie éprouvé aucun trouble, aucune émotion, si ce n'est aux jarrets? C'est inexplicable. Je dois tout au ton modeste que j'ai pris en commençant. Après avoir averti le public qu'il ne devait pas attendre une pièce d'éloquence, je me suis trouvé parfaitement à l'aise, et je dois avoir réussi, puisque les journaux ne donnent que ce discours. Voilà une grande épreuve surmontée. Je te dis tout cela bien franchement, comme tu vois, convaincu que tu en seras charmé pour mon compte et pour la cause. Mon cher Félix, nous vaincrons, j'en suis sûr. Dans quelque temps, mes compatriotes pourront échanger leurs vins contre ce qu'ils désireront. La Chalosse renaîtra à la vie. Cette pensée me soutient. Je n'aurai pas été tout à fait inutile à mon pays.

Je présume que j'irai au Havre dans deux ou trois mois pour organiser un comité. Le préfet de Rouen avertit M. Anisson «qu'il ait soin de passer de nuit, s'il ne veut pas être lapidé.»

On assure qu'hier soir, il y eut un grand meeting protectionniste à Rouen. Si je l'avais su, j'y serais allé incognito. Je me féliciterais que ces Messieurs fissent comme nous; cela nous aiguillonnerait. Et d'ailleurs, c'est une soupape de sûreté; tant qu'ils se défendront par les voies légales, il n'y aura pas à craindre de collision.

Adieu, mon cher Félix, écris-moi de temps en temps, mets ta solitude à profit, et fais quelque chose de sérieux. Je regrette bien de ne pouvoir plus rien entreprendre pour la vraie gloire. S'il te vient en tête quelque bonne démonstration, fournis-la-moi. Je me suis assuré que la parabole et la plaisanterie ont plus de succès et opèrent plus que les meilleurs traités.

Paris, le 11 mars 1847.

Mon cher Félix, ta lettre est venue bien à propos pour détruire l'inquiétude où m'avait jeté celle de la veille. Pourtant j'avais le pressentiment que tu me donnerais de meilleures nouvelles, et ma confiance venait précisément de cet assoupissement de ma tante qui te donnait des craintes; car, à deux reprises, j'ai pu m'assurer que c'est plutôt un bon signe chez elle. Mais la constitution de notre machine est si bizarre, que cela ne pouvait me rassurer beaucoup. Aussi j'attendais le courrier avec impatience, et le malheur a voulu qu'il fût retardé aujourd'hui de plusieurs heures à cause de la neige. Enfin, j'ai ta lettre et je suis tranquille. Quel supplice pour nous, mon cher Félix, lorsque l'incertitude des circonstances vient s'ajouter à l'incertitude de notre caractère! Abandonner ma pauvre tante dans ce moment, malade, n'ayant pas un parent auprès d'elle! Cette pensée est affreuse. D'un autre côté, tous les fils de notre entreprise sont dans ma main: journal, correspondance, comptabilité, puis-je laisser s'écrouler tout l'édifice? Il y avait comité, je parlai de la nécessité que je prévoyais de faire une absence, et j'ai pu comprendre à quel point je suis engagé. Pourtant un ami m'a offert de faire le journal en mon absence. C'est beaucoup, mais que d'autres obstacles! Enfin, ma tante est bien.—Ceci me servira de leçon, et je vais manœuvrer de manière à pouvoir au moins, au besoin, disposer de quelques jours. Pour toi, mon cher Félix, aie soin de me tenir bien au courant.

Ta blanche chaumière me sourit. Je t'admire et te félicite de ne placer ton château en Espagne qu'à un point où tu puisses atteindre. Deux métairies en ligne, de justes proportions de champs, de vignes, de prés, quelques vaches, deux familles patriarcales de métayers, deux domestiques qui à la campagne ne coûtent pas cher, la proximité du presbytère, et surtout la bonne sœur et tes livres. Vraiment il y a là de quoi varier, occuper et adoucir les jours d'automne. Peut-être un jour j'aurai aussi ma chaumière près de la tienne. Pauvre Félix! tu crois que je poursuis la gloire. Si elle m'était destinée, comme tu le dis, elle m'échapperait ici, où je ne fais rien de sérieux. J'ai, je le sens, une nouvelle exposition de la science économique dans la tête, et elle n'en sortira jamais!—Adieu, il est déjà peut-être trop tard pour le courrier.

Août 1847.

... Je t'envoie le dernier numéro du journal. Tu verras que je me suis lancé devant l'École de droit. La brèche est faite. Si ma santé ne s'y oppose pas, je persisterai certainement; et à partir de novembre prochain, je ferai à cette jeunesse un cours, non d'économie politique pure, mais d'économie sociale, en prenant ce mot dans l'acception que nous lui donnons, Harmonie des lois sociales. Quelque chose me dit que ce cours, adressé à des jeunes gens, qui ont de la logique dans l'esprit et de la chaleur dans l'âme, ne sera pas sans utilité. Il me semble que je produirai la conviction, et puis j'indiquerai au moins les bonnes sources. Enfin, que le bon Dieu me donne encore un an de force, et mon passage sur cette terre n'aura pas été inutile: diriger le journal, faire un cours à la jeunesse des écoles, cela ne vaut-il pas mieux que d'être député?

Adieu, mon cher Félix, ton ami.

5 janvier 1848.

Mon cher Félix, écrivant à Domenger, je profite de l'occasion uniquement pour te souhaiter une meilleure année que les précédentes.

J'ai honte de faire paraître mon second volume des Sophismes; ce n'est qu'un ramassis de ce qui a paru déjà dans les journaux. Il faudra un troisième volume pour me relever; j'en ai les matériaux informes.

Mais je tiendrais bien autrement à publier le cours que je fais à la jeunesse des écoles. Malheureusement je n'ai que le temps de jeter quelques notes sur le papier. J'en enrage, car je puis te le dire à toi, et d'ailleurs tu le sais, nous voyons l'économie politique sous un jour un peu nouveau. Quelque chose me dit qu'elle peut être simplifiée et plus rattachée à la politique et à la morale.

Adieu, je te quitte, je suis réduit à compter les minutes.

24 janvier 1848.

Je ne puis t'écrire que peu de mots, car je me trouve atteint de la même maladie que j'ai eue à Mugron, et qui, entre autres désagréments, a celui de priver de toutes forces. Il m'est impossible de penser, encore plus d'écrire.

Mon ami, je voudrais bien te parler de notre agitation, mais je ne le puis pas. Je ne suis pas du tout content de notre journal, il est faible et pâle comme tout ce qui émane d'une association. Je vais demander le pouvoir absolu, mais hélas! avec le pouvoir on ne me donnera pas la santé.

Je ne reçois pas le Mémorial (bordelais), et par conséquent je n'ai pas vu ton article Anglophobie; je le regrette. J'y aurais peut-être puisé quelques idées, ou nous l'aurions reproduit.

13 février 1848.

Mon cher Félix, je n'ai aucune de tes nouvelles, je ne sais où tu en es de ton procès; je présume que l'arrêt n'est pas rendu, car tu me l'aurais fait savoir. Dieu veuille que la cour soit bien inspirée! Plus je pense à cette affaire, plus il me semble que les juges ne peuvent conjecturer contre le droit commun; dans le doute, l'éternelle loi de la justice (et même le Code) doit prévaloir.

La politique étouffe un peu notre affaire; d'ailleurs il y a une conspiration du silence bien flagrante, elle a commencé avec notre journal. Si j'avais pu prévoir cela, je ne l'aurais pas fondé. Des raisons de santé m'ont forcé d'abandonner la direction de cette feuille. Je ne m'en occupais pas d'ailleurs avec plaisir, vu que le petit nombre de nos lecteurs, et la divergence des opinions politiques de nos collègues, ne me permettaient pas d'imprimer au journal une direction suffisamment démocratique; il fallait laisser dans l'ombre les plus beaux aspects de la question.

Si le nombre des abonnés eût été plus grand, j'aurais pu faire de cette feuille ma propriété; mais l'état de l'opinion s'y oppose, et puis ma santé est un obstacle invincible. Maintenant je pourrai travailler un peu plus capricieusement.

Je fais mon cours aux élèves de droit. Les auditeurs ne sont pas très-nombreux, mais ils viennent assidûment, et prennent des notes; la semence tombe en bon terrain. J'aurais voulu pouvoir écrire ce cours, mais je ne laisserai probablement que des notes confuses.

Adieu, mon cher Félix, écris-moi, dis-moi où tu en es de tes affaires et de ta santé, il n'est pas impossible que j'aille vous voir avant longtemps; mes souvenirs affectueux à ta bonne sœur.

29 février 1848.

Mon cher Félix, malgré les conditions mesquines et ridicules qui te sont faites, je te féliciterai de bon cœur si tu arrives à un arrangement. Nous nous faisons vieux; un peu de paix et de calme, dans l'arrière-saison, voilà le bien auquel il faut prétendre.

Puisque aussi bien, mon bon ami, je ne puis te donner ni conseils ni consolations sur ce triste dénoûment, tu ne seras pas surpris que je te parle de suite des grands événements qui viennent de s'accomplir.

La révolution de février a été certainement plus héroïque que celle de juillet; rien d'admirable comme le courage, l'ordre, le calme, la modération de la population parisienne. Mais quelles en seront les suites? Depuis dix ans, de fausses doctrines, fort en vogue, nourrissent les classes laborieuses d'absurdes illusions. Elles sont maintenant convaincues que l'État est obligé de donner du pain, du travail, de l'instruction à tout le monde. Le gouvernement provisoire en a fait la promesse solennelle; il sera donc forcé de renforcer tous les impôts pour essayer de tenir cette promesse, et, malgré cela, il ne la tiendra pas. Je n'ai pas besoin de te dire l'avenir que cela nous prépare.

Il y aurait une ressource, ce serait de combattre l'erreur elle-même, mais cette tâche est si impopulaire qu'on ne peut la remplir sans danger; je suis pourtant résolu de m'y dévouer si le pays m'envoie à l'assemblée nationale.

Il est évident que toutes ces promesses aboutiront à ruiner la province pour satisfaire la population de Paris; car le gouvernement n'entreprendra jamais de nourrir tous les métayers, ouvriers et artisans des départements, et surtout des campagnes. Si notre pays comprend la situation, il me nommera, je le dis franchement, sinon je remplirai mon devoir avec plus de sécurité comme simple écrivain.

La curée des places est commencée; plusieurs de mes amis sont tout-puissants; quelques-uns devraient comprendre que mes études spéciales pourraient être utilisées; mais je n'entends pas parler d'eux. Quant à moi, je ne mettrai les pieds à l'Hôtel de ville que comme curieux; je regarderai le mât de cocagne, je n'y monterai pas. Pauvre peuple! que de déceptions on lui a préparées! Il était si simple et si juste de le soulager par la diminution des taxes; on veut le faire par la profusion, et il ne voit pas que tout le mécanisme consiste à lui prendre dix pour lui donner huit, sans compter la liberté réelle qui succombera à l'opération!

J'ai essayé de jeter ces idées dans la rue par un journal éphémère qui est né de la circonstance; croirais-tu que les ouvriers imprimeurs eux-mêmes discutent et désapprouvent l'entreprise! ils la disent contre-révolutionnaire.

Comment, comment lutter contre une école qui a la force en main et qui promet le bonheur parfait à tout le monde?

Ami, si l'on me disait: Tu vas faire prévaloir ton idée aujourd'hui, et demain tu mourras dans l'obscurité, j'accepterais de suite; mais lutter sans chance, sans être même écouté, quelle rude tâche!

Il y a plus, l'ordre et la confiance étant l'intérêt suprême du moment, il faut s'abstenir de toute critique et appuyer le gouvernement provisoire à tout prix, en le ménageant même dans ses erreurs. C'est un devoir qui me force à des ménagements infinis.

Adieu, les élections sont prochaines, nous nous verrons alors; en attendant, dis-moi si tu remarques quelques bonnes dispositions en ma faveur.

Paris, 9 juin 1848.

Mon cher Félix, j'ai été en effet bien longtemps sans t'écrire, et il faut me le pardonner, car je ne sais plus où donner de la tête. Voici ma vie: je me lève à six heures; s'habiller, se raser, déjeuner, parcourir les journaux, cela tient jusqu'à sept heures et sept heures et demie. Vers neuf heures, il faut que je parte, car à dix heures commence la séance du comité des finances auquel j'appartiens; il dure jusqu'à une heure, et alors c'est la séance publique qui commence et se prolonge jusqu'à sept. Je rentre pour dîner, et il est bien rare qu'après dîner il n'y ait pas réunion des sous-commissions chargées de questions spéciales.

La seule heure à ma disposition, c'est donc de huit à neuf heures du matin, c'est aussi celle où les visites m'arrivent; de tout cela il résulte que non-seulement je ne puis faire face à ma correspondance, mais que je ne puis rien étudier, quand, mis enfin en contact avec la pratique des affaires, je m'aperçois que j'ai tout à apprendre.

Aussi je suis profondément dégoûté de ce métier, et ce qui se passe n'est pas propre à me relever. L'assemblée est certainement excellente sous le rapport des intentions, elle a bonne volonté, elle veut faire le bien; mais elle ne le peut pas, d'abord parce que les principes ne sont pas sus, ensuite parce qu'il n'y a d'initiative nulle part. La commission exécutive s'efface complétement, nul ne sait si les membres qui la composent sont d'accord entre eux, ils ne sortent de leur inertie que pour manifester la plus étrange incohérence de vues. La chambre a beau leur réitérer des preuves de confiance pour les encourager à agir, il semble qu'ils ont le parti pris de nous abandonner à nous-mêmes. Juge ce que peut être une assemblée de neuf cents personnes chargées de délibérer et d'agir, ajoute à cela une salle immense où on ne s'entend pas. Pour avoir voulu dire quelques mots aujourd'hui, je me suis retiré avec un rhume; c'est ce qui fait que je ne sors pas et que j'écris.

Mais d'autres symptômes sont bien plus effrayants; l'idée dominante, celle qui a envahi toutes les classes de la société, c'est que l'État est chargé de faire vivre tout le monde. C'est une curée générale à laquelle les ouvriers sont enfin appelés; on les blâme, on les craint, que font-ils? Ce qu'ont fait jusqu'ici toutes les classes. Les ouvriers sont mieux fondés; ils disent: «Du pain contre du travail.» Les monopoleurs étaient et sont encore plus exigeants. Mais enfin où cela nous mènera-t-il? je tremble d'y penser.

Le comité des finances résiste naturellement, sa mission le rend économe et économiste; aussi il est déjà tombé dans l'impopularité. «Vous défendez le capital!» avec ce mot on nous tue, car il faut savoir que le capital passe ici pour un monstre dévorant.

Duprat, loin d'être mort, n'est pas malade.

«Les gens que vous tuez se portent assez bien.»

Dans l'émeute du 15, je n'ai été ni frappé ni menacé; j'ajouterai même que je n'ai pas éprouvé la plus légère émotion, si ce n'est quand j'ai cru qu'une tribune publique allait s'écrouler sous les pieds des factieux. Le sang aurait ruisselé dans la salle, et alors.....

Adieu, mon cher Félix.

24 juin 1848.

Mon cher Félix, les journaux te disent l'état affreux de notre triste capitale. Le canon, la fusillade, voilà le bruit qui domine; la guerre civile a commencé et avec un tel acharnement que nul ne peut prédire les suites. Si ce spectacle m'afflige comme homme, tu dois penser, que j'en souffre aussi comme économiste; la vraie cause du mal c'est bien le faux socialisme.

Tu t'étonneras peut-être, et beaucoup de personnes s'étonnent ici, de ce que je n'aie pas encore exposé notre doctrine à la tribune. Elles me pardonneraient sans doute si elles jetaient un coup d'œil sur cette immense salle où l'on ne peut pas se faire entendre. Et puis notre assemblée est indisciplinée; si un seul mot choque quelques membres, même avant que la phrase ne soit finie, un orage éclate. Dans ces conditions tu comprends ma répugnance à parler. J'ai concentré ma faible action dans le comité dont je fais partie (celui des finances), et jusqu'ici ce n'est pas tout à fait sans succès.

Je voudrais pouvoir te fixer sur le dénoûment de la terrible bataille qui se livre autour de nous. Si le parti de l'ordre l'emporte, jusqu'où ira la réaction? Si c'est le parti de l'émeute, jusqu'où iront ses prétentions? On frémit d'y penser. S'il s'agissait d'une lutte accidentelle, je ne serais pas découragé. Mais ce qui travaille la société, c'est une erreur manifeste qui ira jusqu'au bout, car elle est plus ou moins partagée par ceux-là mêmes qui en combattent les manifestations exagérées. Puisse la France ne pas devenir une Turquie!

26 août 1848.

Mon cher Félix, j'éprouve une bien vive peine de voir, malgré mon désir, notre correspondance aussi languissante. Il me serait bien doux de continuer par lettres cet échange de sentiments et d'idées qui, pendant tant d'années, a suffi à notre bonheur. Tes lettres d'ailleurs me seraient bien nécessaires. Ici, au milieu des faits, dans le tumulte des passions, je sens que la netteté des principes s'efface, parce que la vie se passe à transiger. Je demeure aujourd'hui convaincu que la pratique des affaires exclut la possibilité de produire une œuvre vraiment scientifique; et pourtant, je ne te le cache pas, je conserve toujours cette ancienne chimère de mes Harmonies sociales, et je ne puis me défendre de l'idée que, si j'étais resté auprès de toi, je serais parvenu à jeter une idée utile dans le monde. Aussi il me tarde bien de prendre ma retraite.

Nous avons terminé ce matin cette grande affaire de l'enquête, qui pesait si lourdement sur l'assemblée et sur le pays. Un vote de la chambre autorise des poursuites contre L. Blanc et Caussidière, pour la part qu'ils ont pu prendre à l'attentat du 15 mai. On sera peut-être un peu surpris, dans le pays, que j'aie voté en cette circonstance contre le gouvernement. C'était autrefois mon projet de faire connaître à mes commettants le motif de mes votes. Le défaut de temps et de force peut seul me faire manquer à ce devoir; mais ce vote est si grave que je voudrais faire savoir ce qui l'a déterminé. Le gouvernement croyait les poursuites contre ces deux collègues nécessaires; on allait jusqu'à dire qu'on ne pouvait compter qu'à cette condition sur l'appui de la garde nationale. Je ne me suis pas cru le droit, même pour ce motif, de faire taire la voix de ma conscience. Tu sais que les doctrines de L. Blanc n'ont pas, peut-être dans toute la France, un adversaire plus décidé que moi. Je ne doute pas que ces doctrines n'aient eu une influence funeste sur les idées des ouvriers et, par suite, sur leurs actes. Mais étions-nous appelés à nous prononcer sur des doctrines? Quiconque a une croyance doit considérer comme funeste la doctrine contraire à cette croyance. Quand les catholiques faisaient brûler les protestants, ce n'était pas parce que ceux-ci étaient dans l'erreur, mais parce que cette erreur était réputée dangereuse. Sur ce principe, nous nous tuerions les uns les autres.

Il y avait donc à examiner si L. Blanc s'était rendu vraiment coupable des faits de conspiration et insurrection. Je ne l'ai pas cru, et quiconque lira sa défense ne pourra le croire. En attendant, je ne puis oublier les circonstances où nous sommes: l'état de siége est en vigueur, la justice ordinaire est suspendue, la presse est bâillonnée. Pouvais-je livrer deux collègues à des adversaires politiques au moment où il n'y a plus aucune garantie? C'est un acte auquel je ne pouvais m'associer, un premier pas que je n'ai pas voulu faire.

Je ne blâme pas Cavaignac d'avoir suspendu momentanément toutes les libertés, je crois que cette triste nécessité lui a été aussi douloureuse qu'à nous; et elle peut être justifiée par ce qui justifie tout, le salut public. Mais le salut public exigeait-il que deux de nos collègues fussent livrés? Je ne l'ai pas pensé. Bien au contraire, j'ai cru qu'un tel acte ne pouvait que semer parmi nous le désordre, envenimer les haines, creuser l'abîme entre les partis, non-seulement dans l'assemblée, mais dans la France entière; j'ai pensé qu'en présence des circonstances intérieures et extérieures, quand le pays souffre, quand il a besoin d'ordre, de confiance, d'institutions, d'union, le moment était mal choisi de jeter dans la représentation nationale un brandon de discorde. Il me semble que nous ferions mieux d'oublier nos griefs, nos rancunes, pour travailler au bien du pays; et je m'estimais heureux qu'il n'y eût pas de faits précis à la charge de nos collègues, puisque par là j'étais dispensé de les livrer.

La majorité a pensé autrement. Puisse-t-elle ne s'être pas trompée! puisse ce vote n'être pas fatal à la république!

Si tu le juges à propos, je t'autorise à envoyer un extrait de cette lettre au journal du pays.

7 septembre 1848.

Mon cher Félix, ta lettre ne me laissait pas le choix du parti que j'avais à prendre. Je viens d'envoyer ma démission de membre du conseil général; je ne donne pas celle de représentant, et tu en comprends les motifs. En définitive, ce n'est pas quelques Mugronnais qui m'ont conféré ce titre.

Je voudrais savoir combien il y en a, parmi ceux qui me blâment, qui ont lu dans le Moniteur la défense de L. Blanc; et, s'ils ne l'ont pas lue, il faut avouer que leur audace est grande à se prononcer.

On dit que j'ai cédé à la peur; la peur était toute de l'autre côté. Ces messieurs pensent-ils qu'il faut moins de courage à Paris que dans les départements pour heurter les passions du jour? On nous menaçait de la colère de la garde nationale, si nous repoussions le projet de poursuites. Cette menace venait du quartier qui dispose de la force militaire.

La peur a donc pu influencer les boules noires, mais non les boules blanches. Il faut un degré peu commun d'absurdité et de sottise pour croire que c'est un acte de courage que de voter du côté de la force, de l'armée, de la garde nationale, de la majorité, de la passion du moment, de l'autorité.

As-tu lu l'enquête? as-tu lu la déposition d'un ex-ministre, Trélat? Elle dit: «Je suis allé à Clichy, je n'y ai pas vu L. Blanc, je n'ai pas appris qu'il y soit allé; mais j'ai reconnu des traces de son passage à l'attitude, aux gestes, à la physionomie et jusqu'aux articulations des ouvriers.» A-t-on jamais vu la passion se manifester par des tendances plus dangereuses? Et les trois quarts de l'enquête sont dans cet esprit!

Bref, en conscience, je crois que L. Blanc a fait beaucoup de mal, complice en cela de tous les socialistes, et il y en a beaucoup qui le sont, sans le savoir, même parmi ceux qui crient contre lui; mais je ne crois pas qu'il ait pris part aux attentats de mai et juin, et je n'ai pas d'autres raisons à donner de ma conduite.

Je te remercie de m'avoir tenu au courant de l'état des esprits. Je connais trop le cœur humain pour en vouloir à personne. À leur point de vue, ceux qui me blâment ont raison. Puissent-ils se préserver longtemps de cette peste du socialisme! Je me sens soulagé d'un grand poids depuis que ma lettre au préfet est à la poste. Le pays verra que j'entends qu'il se fasse représenter à son gré. Quand viendra la réélection, prie instamment M. Domenger de ne point appuyer ma candidature. En l'acceptant, je m'étais laissé entraîner par le désir de revoir mon pays; c'était un sentiment tout personnel; j'en ai été puni. Maintenant je ne désire autre chose que de me débarrasser d'un mandat plus pénible.

Paris, 26 novembre 1848.

Mon cher Félix, vous avez dû m'attendre à Mugron. Mon projet était d'abord d'y aller; quand j'ai accepté d'être du conseil général, je dois avouer, à ma honte, que j'ai un peu été déterminé par la perspective de ce voyage. L'air natal a toujours tant d'attraits! et puis j'aurais été heureux de te serrer la main. À cette époque, c'était une chose comme arrêtée que l'assemblée se prorogerait pendant la session du conseil. Depuis les choses ont changé; on a vu un danger à dissoudre la seule autorité debout dans notre pays, et, partageant ce sentiment, j'ai dû rester à mon poste. Il est vrai que j'ai été malade et retenu souvent dans ma chambre, quelquefois dans mon lit, mais enfin j'étais à Paris, prêt à faire, dans la mesure de mes forces, ce que les circonstances auraient exigé.

Cette détérioration de ma santé, qui se traduit surtout en faiblesse et en apathie, est venue dans un mauvais moment. En vérité, mon ami, je crois que j'aurais pu être utile. Je remarque toujours que nos doctrines nous font trouver la solution des difficultés qui se présentent, et de plus, que ces solutions exposées avec simplicité sont toujours bien accueillies. Si l'économie politique, un peu élargie et spiritualisée, eût trouvé un organe à l'assemblée, elle y eût été une puissance; car, on a beau dire, cette assemblée peut manquer de lumières, mais jamais il n'y en eut une qui eût meilleure volonté. Les erreurs, les systèmes les plus étranges et les plus menaçants sont venus s'étaler à la tribune, comme pour dresser un piédestal à l'économie politique et faire ombre à sa lumière. J'étais là, témoin cloué sur mon banc, je sentais en moi ce qu'il fallait pour rallier les intelligences et même les cœurs sincères, et ma misérable santé me condamnait au silence. Bien plus, dans les comités, dans les commissions, dans les bureaux, j'ai dû mettre une grande attention à m'annuler, sentant que si une fois j'étais poussé sur la scène, je ne pourrais y remplir mon rôle. C'est une cruelle épreuve. Aussi il faudra que je renonce à la vie publique, et toute mon ambition est maintenant d'avoir trois ou quatre mois de tranquillité devant moi, pour écrire mes pauvres Harmonies économiques. Elles sont dans ma tête, mais j'ai peur qu'elles n'en sortent jamais.

Les journaux d'aujourd'hui vous porteront la séance d'hier. Elle s'est prolongée jusqu'à minuit. Elle était attendue avec anxiété et même avec inquiétude. J'espère qu'elle produira un bon effet sur l'opinion publique.

Tu me demandes mon opinion sur les prochaines élections. Je ne puis comprendre comment, avec des principes identiques, le milieu où nous vivons suffit pour nous faire voir les choses à un point de vue si différent. Quels journaux, quelles informations recevez-vous, pour dire que Cavaignac penche du côté de la Montagne? Cavaignac a été mis où il est pour soutenir la république, et il le fera consciencieusement. L'aimerait-on mieux s'il la trahissait? En même temps qu'il veut la république, il comprend les conditions de sa durée. Reportons-nous à l'époque des élections générales. Quel était alors le sentiment à peu près universel? Il y avait un certain nombre de vrais et honnêtes républicains, ensuite une multitude immense jusque-là divisée, qui n'avait ni demandé ni désiré la république, mais à qui la révolution de février avait ouvert les yeux. Elle comprit que la monarchie avait fait son temps, elle voulait se rallier à l'ordre nouveau et le soumettre à l'expérience. J'ose dire que ce fut là l'esprit dominant, comme l'atteste le résultat électoral. La masse choisit ses représentants parmi les républicains dont j'ai parlé; en sorte qu'on peut considérer ces deux catégories comme composant la nation. Cependant, au-dessus et au-dessous de ce corps immense, il y a deux partis. Celui de dessus s'appelle république rouge et se compose d'hommes qui font assaut d'exagération quand il s'agit de flatter les passions populaires; celui de dessous s'appelle réaction. Il reçoit tous ceux qui aspirent à renverser la république, à lui tendre des piéges et à embarrasser sa marche.

Voilà la situation des premiers jours de mai; et pour comprendre la suite, il ne faut pas oublier que le pouvoir était alors aux mains de la république rouge, dominée encore par des partis plus extrêmes et plus violents.

Où en sommes-nous venus à force de temps, de patience, à travers bien des périls? à rendre le pouvoir homogène avec cette masse immense qui forme la nation même. En effet, où Cavaignac a-t-il pris son ministère? en partie parmi les républicains honnêtes de la veille, en partie parmi les hommes sincèrement ralliés. Remarque qu'il ne pouvait négliger aucun de ces éléments, ni monter jusqu'à la Montagne, ni descendre jusqu'à la réaction. C'eût été manquer de sincérité et de bonne politique. Il a pris assez de francs républicains pour qu'on ne pût douter de la république, et, parmi les hommes d'une autre époque, il a choisi ceux que leur loyauté notoire ne permet pas de tenir pour suspects, comme Vivien et Dufaure.

Dans cette marche descendante vers le point précis qui coïncide avec l'opinion et avec la stabilité de la république, nous avons froissé le parti exagéré, qui nous a fait sentir tout son mécontentement par les 15 mai et 23 juin; nous avons déçu les réactionnaires, qui se vengent par leur choix...

Maintenant, si cette multitude immense, qui s'était montrée franchement ralliée, oubliant les difficultés qu'a rencontrées l'assemblée, se dissout et renonce au but qu'elle s'était proposé, je ne sais plus où nous allons. Si elle persiste, elle doit le prouver en nommant Cavaignac.

Les rouges, qui ont au moins le mérite d'être conséquents et sincères, portent leurs voix sur Ledru-Rollin et Raspail... Que devons-nous faire, nous? Je m'en rapporte à ta sagacité.

Sauf aux journées de juin, où, comme tous mes collègues, j'allais, en revenant des barricades, dire au chef du pouvoir exécutif ce que j'avais vu, je n'ai jamais parlé à Cavaignac, je n'ai jamais été dans ses salons, et très-probablement il ne sait pas si j'existe. Mais j'ai écouté ses paroles, j'ai observé ses actes, et si je ne les ai pas tous approuvés, si j'ai souvent voté contre lui, notamment chaque fois qu'il m'a paru que les mesures exceptionnelles, nées des nécessités de juin, se prolongeaient trop longtemps, je puis le dire, du moins en mon âme et conscience, je crois Cavaignac honnête.....

5 décembre 1848.

Mon cher Félix, je profite d'une réponse que j'adresse à Hiard pour t'écrire deux lignes.

Les élections approchent. J'ai écrit une lettre aux journaux des Landes. J'ignore si elle a paru. Dans mon intérêt, il eût été plus prudent de me taire; mais il m'a semblé que je devais faire connaître mon opinion. Si je ne suis pas renommé, je m'en consolerai aisément.

Jusqu'ici on n'a aucune nouvelle du pape. Voilà une grande question soulevée. Si le pape veut consentir à devenir le premier des évêques, le catholicisme peut avoir un grand avenir. Quoi qu'en dise Montalembert, la puissance temporelle est une grande difficulté. Nous ne sommes plus dans un temps où il soit possible de dire: «Tous les peuples seront libres et se donneront le gouvernement qu'ils veulent, excepté les Romains, parce que cela nous arrange.»

Adieu.

1er janvier 1849.

Mon cher Félix, je veux me donner le plaisir de profiter de la réforme postale, puisque aussi bien j'y ai contribué. Je la voulais radicale, nous n'en avons que la préface; telle qu'elle est, elle permettra au moins les épanchements de l'amitié.

Depuis février, nous avons traversé des jours difficiles, mais je crois que jamais l'avenir ne s'est montré aussi sombre, et je crains bien que l'élection de Bonaparte ne résolve pas les difficultés. Au premier moment, je me félicitais de la majorité qui l'a porté à la présidence. J'ai nommé Cavaignac, parce que je suis sûr de sa parfaite loyauté et de son intelligence; mais tout en le nommant, je sentais que le pouvoir lui serait lourd. Il a fait tête à un orage terrible, il s'est attiré des haines inextinguibles, le parti du désordre ne lui pardonnera jamais. Si c'était un avantage, un homme dont le républicanisme fût assuré et qui en même temps ne pût plus pactiser avec les rouges, d'un autre côté, ce passé même lui créait de grandes difficultés. Un moment j'ai espéré que l'apparition sur la scène d'un personnage nouveau, sans relations avec les partis, pouvait inaugurer une ère nouvelle... Quoi qu'il en soit, moi et tous les républicains sincères avons pris le parti de nous rattacher à ce produit du suffrage universel. Je n'ai pas vu dans la chambre l'ombre d'une opposition systématique...

D'un autre côté, les partisans des dynasties déchues, sauf à se battre entre eux plus tard, commencent par démolir la république. Ils savent bien que l'assemblée est notre ancre de salut; aussi ils s'ingénient à la faire dissoudre, et provoquent des pétitions dans ce sens. Un coup d'État est imminent. D'où viendra-t-il? qu'amènera-t-il? Ce qu'il y a de pis, c'est que les masses préfèrent le président à l'assemblée.

Pour moi, mon cher Félix, je me tiens en dehors de toutes ces intrigues. Autant que mes forces me le permettent, je m'occupe de faire prévaloir mon programme. Tu le connais dans sa généralité. Voici le plan pratique: réformer la poste, le sel et les boissons; de là déficit dans le budget des recettes, qui sera réduit à 12 ou 1,300 millions;—exiger du pouvoir qu'il y conforme le budget des dépenses; lui déclarer que nous n'entendons pas qu'il dépense une obole de plus; le forcer ainsi à renoncer, au dehors, à toute intervention, au dedans, à toutes les utopies socialistes; en un mot exiger ces deux principes, les obtenir de la nécessité, puisque nous n'avons pu les obtenir de la raison publique.

Ce projet, je le pousse partout. J'en ai parlé aux ministres qui sont mes amis; ils ne m'ont guère écouté. Je le prêche dans les réunions de députés. J'espère qu'il prévaudra. Déjà les deux premiers actes sont accomplis; restent les boissons. Le crédit en souffrira pendant quelque temps, la Bourse est en émoi; mais il n'y a pas à reculer. Nous sommes devant un gouffre qui s'élargit sans cesse; il ne faut pas espérer de le fermer sans que personne en souffre. Le temps des ménagements est passé. Nous prêterons appui au président, à tous les ministres, mais nous voulons les trois réformes, non pas tant pour elles-mêmes, que comme infaillible et seul moyen de réaliser notre devise: Paix et liberté.

Adieu, mon ami, reçois mes vœux de nouvelle année.

15 mars 1849.

Mon cher Félix, tes lettres sont en effet bien rares, mais elles me sont douces comme cette sensation qu'on éprouve quand on revoit après longtemps le clocher de son village.

C'est une tâche pénible que d'être et de vouloir rester patriote et conséquent. Par je ne sais quelle illusion d'optique, on vous attribue les changements qui s'opèrent autour de vous. J'ai rempli mon mandat dans l'esprit où je l'avais reçu; mon pays a le droit de changer et par conséquent de changer ses mandataires; mais il n'a pas le droit de dire que c'est moi qui ai changé.

Tu as vu par les journaux que j'avais présenté ma motion. Que les représentants restent représentants, ai-je dit, car si la loi fait briller à leurs yeux d'autres perspectives, à l'instant le mandat est vicié, exploité; et comme il constitue l'essence même du régime représentatif, c'est ce régime tout entier qui est faussé dans sa source et dans son principe.

Chose extraordinaire! Quand je suis monté à la tribune, je n'avais pas dix adhérents, quand j'en suis descendu, j'avais la majorité. Ce n'est certainement pas la puissance oratoire qui avait opéré ce phénomène, mais la puissance du sens commun. Les ministres et tous ceux qui aspirent à le devenir étaient dans les transes; on allait voter, quand la commission, M. Billaut en tête, a évoqué l'amendement. Il a été renvoyé de droit à cette commission. Dimanche et lundi il y a eu une réaction de l'opinion d'ailleurs fort peu préparée, si bien que mardi chacun disait: Les représentants rester représentants! mais c'est un danger effroyable, c'est pire que la Terreur!—Tous les journaux avaient tronqué, altéré, supprimé mes paroles, mis des absurdités dans ma bouche. Toutes les réunions, rue de Poitiers, etc., avaient jeté le cri d'alarme... enfin les moyens ordinaires.

Bref, je suis resté avec une minorité, composée de quelques exaltés, qui ne m'ont pas mieux compris que les autres; mais il est certain que l'impression a été vive et ne s'effacera pas de sitôt. Plus de cent membres m'ont dit qu'ils penchaient pour ma proposition, mais qu'ils votaient contre, craignant de se tromper sur une innovation de cette importance, à laquelle ils n'avaient pas assez réfléchi.

Tu me connais assez pour penser que je n'aurais pas voulu réussir par surprise. Plus tard, l'opinion aurait attribué à mon amendement toutes les calamités que le temps peut nous réserver.

Au point de vue personnel, ce qu'il y a de triste c'est le charlatanisme qui règne ici dans les journaux. C'est un parti pris d'exalter certains hommes et d'en rabaisser certains autres. Que faire? il me serait facile d'avoir aussi un grand nombre d'amis dans la presse; mais il faudrait pour cela se donner un soin que je ne prendrai pas, la chaîne est trop lourde.

Quant aux élections, j'ignore si je pourrai y assister, je n'irai qu'autant que l'assemblée se dissoudra: membre de la commission du budget, il faut bien que je reste à mon poste: que le pays m'en punisse s'il le veut, j'ai fait mon devoir. Je n'ai qu'une chose à me reprocher, c'est de n'avoir pas assez travaillé, encore j'ai pour excuse ma santé fort délabrée, et l'impossibilité de lutter avec mes faibles poumons contre les orages parlementaires. Ne pouvant parler, j'ai pris le parti d'écrire. Il n'est pas une question brûlante qui n'ait donné lieu à une brochure de moi. Il est vrai que j'y traitais moins la question pratique que celle de principe; en cela j'obéissais à la nature de mon esprit qui est de remonter à la source des erreurs, chacun se rend utile à sa manière. Au milieu des passions déchaînées, je ne pouvais exercer d'action sur les effets, j'ai signalé les causes; suis-je resté inactif?

À la doctrine de L. Blanc, j'ai opposé mon écrit Individualisme et Fraternité.—La propriété est attaquée, je fais la brochure Propriété et Loi.—On se rejette sur la rente des terres, je fais les cinq articles des Débats: Propriété et Spoliation.—La source pratique du communisme se montre, je fais la brochure Protectionnisme et Communisme.—Proudhon et ses adhérents prêchent la gratuité du crédit, doctrine qui gagne comme un incendie, je fais la brochure Capital et Rente.—Il est clair qu'on va chercher l'équilibre par de nouveaux impôts, je fais la brochure Paix et Liberté.—Nous sommes en présence d'une loi qui favorise les coalitions parlementaires, je fais la brochure des Incompatibilités. On nous menace du papier-monnaie, je fais la brochure Maudit argent.—Toutes ces brochures distribuées gratuitement, en grand nombre, m'ont beaucoup coûté; sous ce rapport, les électeurs n'ont rien à me reprocher. Sous le rapport de l'action, je n'ai pas non plus trahi leur confiance. Au 15 mai, dans les journées de juin, j'ai pris part au péril. Après cela, que leur verdict me condamne, je le ressentirai peut-être dans mon cœur, mais non dans ma conscience.

Adieu.

25 avril 1849.

Mon cher Félix, les élections ont beau approcher, je ne reçois aucune nouvelle directe. Une bonne et affectueuse lettre de Domenger, voilà toute ma pitance. Je puis présumer que je suis le seul représentant à ce régime, qui me fait pressentir mon sort. D'ailleurs j'ai quelques information indirectes par Dampierre. Il ne m'a pas laissé ignorer que le pays a fait un mouvement, qui implique le retrait de cette confiance qu'il avait mise en moi. Je n'en suis ni surpris ni guère contrarié, en ce qui me concerne. Nous sommes dans un temps où il faut se jeter dans un des partis extrêmes si l'on veut réussir. Quiconque voit d'un œil froid les exagérations des partis et les combat, reste délaissé et écrasé au milieu. Je crains que nous ne marchions vers une guerre sociale, vers la guerre des pauvres contre les riches, qui pourrait bien être le fait dominant de la fin du siècle. Les pauvres sont ignorants, violents, travaillés d'idées chimériques, absurdes, et le mouvement qui les emporte est malheureusement justifié, dans une certaine mesure, par des griefs réels, car les contributions indirectes sont pour eux l'impôt progressif pris à rebours.—Cela étant ainsi, je ne pouvais avoir qu'un plan: combattre les erreurs du peuple et aller au-devant des griefs fondés, afin de ne jamais laisser la justice de son côté. De là mes huit ou dix brochures, et mes votes pour toutes les réformes financières.

Mais il s'est rencontré que les riches, profitant du besoin de sécurité, qui est le trait saillant de l'opinion publique, exploitent ce besoin au profit de leur injustice. Ils restent froids, égoïstes, ils flétrissent tout effort qu'on fait pour les sauver, et ne rêvent que la restauration du petit nombre d'abus que la révolution a ébranlés.

Dans cette situation, le choc me semble inévitable, et il sera terrible. Les riches comptent beaucoup sur l'armée; l'expérience du passé devrait les rendre un peu moins confiants à cet égard.

Quant à moi, je devais déplaire aux deux partis, par cela même que je m'occupais plus de les combattre dans leurs torts que de m'enrôler sous leur bannière; moi et tous les autres hommes de conciliation scientifique, je veux dire fondée sur la justice expliquée par la science, nous resterons sur le carreau. La chambre prochaine, qui aurait dû être la même que celle-ci, sans les extrêmes, sera au contraire formée des deux camps exagérés; la prudence intermédiaire en sera bannie. S'il en est ainsi, il ne me reste qu'une chose à dire: Dieu protége la France! Mon ami, en restant dans l'obscurité, j'aurai des motifs de me consoler, si du moins mes tristes prévisions ne se réalisent pas. J'ai ma théorie à rédiger; de puissants encouragements m'arrivent fort à propos. Hier, je lisais dans une revue anglaise ces mots: En économie politique, l'école française a eu trois phases, exprimées par ces trois noms: Quesnay, Say, Bastiat.

Certes, c'est prématurément qu'on m'assigne ce rang et ce rôle; mais il est certain que j'ai une idée neuve, féconde et que je crois vraie. Cette idée, je ne l'ai jamais développée méthodiquement. Elle a percé presque accidentellement dans quelques-uns de mes articles; et puisque cela a suffi pour qu'elle attirât l'attention des savants, puisqu'on lui fait déjà l'honneur de la considérer comme une époque dans la science, je suis maintenant sûr que lorsque j'en donnerai la théorie complète elle sera au moins examinée. N'est-ce pas tout ce que je pouvais désirer? Avec quelle ardeur je vais mettre à profit ma retraite pour élaborer cette doctrine, ayant la certitude d'avoir des juges qui comprennent et qui attendent!

D'un autre côté, les professeurs d'économie politique belges essayent d'enseigner ma Théorie de la valeur, mais ils tâtonnent. Aux États-Unis, elle a fait impression, et hier à l'assemblée, une députation d'Américains m'a remis une traduction de mes ouvrages. La préface prouve qu'on attend l'idée fondamentale jusqu'ici plutôt indiquée que formulée. Il en est de même en Allemagne et en Italie. Tout cela se passe, il est vrai, dans le cercle étroit des professeurs; mais c'est par là que les idées font leur entrée dans le monde.

Je suis donc prêt à accepter résolûment la vie naturellement fort dure qui va m'être faite. Ce qui me donne du cœur, ce n'est pas le non omnis moriar d'Horace, mais la pensée que peut-être ma vie n'aura pas été inutile à l'humanité.

Maintenant, où me fixerai-je pour accomplir ma tâche? Sera-ce à Paris? sera-ce à Mugron? Je n'ai encore rien résolu, mais je sens qu'auprès de toi l'œuvre serait mieux élaborée. N'avoir qu'une pensée et la soumettre à un ami éclairé, c'est certainement la meilleure condition du succès.

30 juillet 1849.

Mon cher Félix, tu as vu que la prorogation, pour six semaines, a passé à une majorité assez faible. Je compte partir le 12 ou le 13. Je te laisse à penser avec quel bonheur je reverrai Mugron et mes parents et mes amis. Dieu veuille que l'on me laisse tout ce temps dans ma solitude! Avec ton concours, j'achèverai peut-être la première partie de mon ouvrage. J'y tiens beaucoup. Il est mal engagé, contient trop de controverse, sent trop le métier, etc., etc.; malgré cela il me tarde de le lancer dans le monde, parce que je suis résolu à ne jouer aucun rôle parlementaire avant de pouvoir m'appuyer sur cette base. M. Thiers provoquait l'autre jour ceux qui croient tenir la solution du problème social. Je grillais sur mon banc, mais je m'y sentais cloué par l'impossibilité de me faire comprendre. Une fois le livre publié, j'aurai la ressource d'y renvoyer les hommes de peu de foi.

Puisque nous devons avoir le bonheur de nous voir et de reprendre nos délicieuses conversations, il est inutile que je réponde à la partie politique de ta lettre. Nous ne pouvons nous séparer sur les principes; il est impossible que nous ne portions pas le même jugement sur les faits actuels et sur les hommes.

Je porterai les livres que tu me demandes et aussi peut-être ceux des ouvrages qui me seront nécessaires. Rends-moi le service de faire dire à ma tante que je me porte à merveille et que je vais commencer mes préparatifs de départ.

Paris, 13 décembre 1849.

Mon cher Félix, c'est une chose triste que notre correspondance se soit ainsi ralentie. Ne va pas en conclure, je t'en prie, que ma vieille amitié pour toi se soit refroidie; au contraire, il semble que le temps et la distance, ces deux grands poëtes, prêtent un charme au souvenir de nos promenades et de nos conversations. Bien souvent je regrette Mugron, et son calme philosophique, et ses loisirs féconds. Ici, la vie s'use à ne rien faire, ou du moins à ne rien produire.

Hier, j'ai parlé dans la discussion des boissons. Comme j'use rarement de la tribune, j'ai voulu y poser nos idées. Avec un peu de persévérance, on les ferait triompher. Il faut bien qu'on les ait jugées dignes d'examen, puisque l'assemblée tout entière les a écoutées avec recueillement, sans qu'on puisse attribuer ce rare phénomène au talent ou à la renommée de l'orateur. Mais ce qui est affligeant, c'est que ces efforts sont perdus pour le public, grâce à la mauvaise constitution de la presse périodique. Chaque journal m'endosse ses propres pensées. S'ils se bornaient à défigurer, ridiculiser, j'en prendrais mon parti; mais ils me prêtent les hérésies mêmes que je combats. Que faire?—Au reste, je t'envoie le Moniteur; amuse-toi à comparer.

Je n'ai pas dit tout ce que je voulais dire, ni comme je voulais le dire: notre volubilité méridionale est un fléau oratoire. Quand la phrase est finie, on pense à la manière dont la phrase eût dû être tournée. Cependant le geste, l'intonation et l'action aidant, on se fait comprendre des auditeurs. Mais cette parole sténographiée n'est plus qu'un tissu lâche; moi-même je n'en puis supporter la lecture.

Nous sommes vraiment ici over-worked, comme disent les Anglais. Ces longues séances, bureaux, commissions, tout cela assomme sans profit. Ce sont dix heures perdues qui font perdre le reste de la journée; car (au moins aux têtes faibles) elles suffisent pour ôter la faculté du travail. Aussi quand pourrai-je faire mon second volume, sur lequel je compte bien plus pour la propagande que sur le premier? Je ne sais si on reçoit à Mugron la Voix du Peuple. Le socialisme s'est renfermé aujourd'hui dans une formule, la gratuité du crédit. Il dit de lui-même: Je suis cela ou je ne suis rien. Donc, c'est sur ce terrain que je l'ai attaqué dans une série de lettres auxquelles répond Proudhon. Je crois qu'elles ont fait un grand bien en désillusionnant beaucoup d'adeptes égarés. Mais voici qui t'étonnera: la classe bourgeoise est si aveugle, si passionnée, si confiante dans sa force naturelle, qu'elle juge à propos de ne pas m'aider. Mes lettres sont dans la Voix du peuple, cela suffit pour qu'elles soient dédaignées de ces messieurs; comme si elles pouvaient faire du bien ailleurs. Eh! quand il s'agit de ramener les ouvriers, ne vaut-il pas mieux dire la vérité dans le journal qu'ils lisent?

Mardi, je commence mon cours à la jeunesse des écoles. Tu vois que la besogne ne manque pas; et, pour m'arranger, ma poitrine subit un traitement qui me prend deux heures tous les jours. Il est vrai que je m'en trouve à merveille.

Je ne te parle que de moi, mon cher Félix, imite cet exemple, et parle-moi beaucoup de toi. Si tu voulais suivre mon conseil, je t'engagerais fortement à faire quelque chose d'utile; par exemple, une série de petits pamphlets. Ils sont longs à pénétrer dans les masses, mais ils finissent par faire leur œuvre.

Commencement de 1850.

Il n'y a pas de jour, mon cher Félix, où je ne pense à te répondre. Toujours par la même cause, j'ai la tête si faible que le moindre travail m'assomme. Pour peu que je sois engagé dans quelques-unes de ces affaires qui commandent, le peu de temps que je puis consacrer à tenir une plume est absorbé; et me voilà forcé de renvoyer de jour en jour ma correspondance. Mais enfin, si je dois trouver de l'indulgence quelque part, c'est bien dans mes amis.

Tu me disais, dans une lettre précédente, que tu avais un projet et que tu me le communiquerais. J'attends, très disposé à te seconder; mais s'il s'agit de journaux, je dois te prévenir que j'ai très-peu de relations avec eux, et tu devines pourquoi. Il serait impossible de se lier avec eux sans y laisser son indépendance. Je suis décidé, quoi qu'il arrive, à n'être pas un homme de parti. Avec nos idées, c'est un rôle impossible. Je sais bien qu'en ce temps s'isoler c'est s'annuler, mais j'aime mieux cela. Si j'avais la force que j'avais autrefois, le moment serait venu d'exercer une véritable action sur l'opinion publique, et mon éloignement de toute faction me viendrait en aide. Mais je vois l'occasion m'échapper, et c'est bien triste. Il n'y a pas de jour où l'on ne me fournisse l'occasion de dire ou écrire quelque vérité utile. La concordance entre tous les points de notre doctrine finirait par frapper les esprits, qui y sont d'ailleurs préparés par les nombreuses déceptions dont ils ont été dupes. Je vois cela, beaucoup d'amis me pressent de me jeter dans la mêlée, et je ne puis pas.—Je t'assure que j'apprends la résignation; et, quand j'en aurai besoin, je m'en trouverai bien pourvu.

Les Harmonies passent inaperçues ici, si ce n'est d'une douzaine de connaisseurs. Je m'y attendais; il ne pouvait en être autrement. Je n'ai pas même pour moi le zèle accoutumé de notre petite église, qui m'accuse d'hétérodoxie; malgré cela j'ai la confiance que ce livre se fera faire place petit à petit. En Allemagne, il a été bien autrement reçu. On le creuse, on le pioche, on le laboure, on y cherche ce qui y est et ce qui n'y est pas. Pouvais-je souhaiter mieux?

Maintenant je demanderais au ciel de m'accorder un an pour faire le second volume, qui n'est pas même commencé, après quoi je chanterais le Nunc dimittis.

Le socialisme se propage d'une manière effrayante; mais, comme toutes les contagions, en s'étendant il s'affaiblit et même se transforme. Il périra par là. Le nom pourra rester, mais non la chose. Aujourd'hui, socialisme est devenu synonyme de progrès; est socialiste quiconque veut un changement quelconque. Vous réfutez L. Blanc, Proudhon, Leroux, Considérant; vous n'en êtes pas moins socialiste, si vous ne demandez pas le statu quo en toutes choses. Ceci aboutit à une mystification. Un jour tous les hommes se rencontreront avec cette étiquette sur leur chapeau; et comme, pour cela, ils ne seront pas plus d'accord sur les réformes à faire, il faudra inventer d'autres noms, la guerre s'introduira parmi les socialistes. Elle y est déjà, et c'est ce qui sauve la France.

Adieu, mon cher Félix, fais dire à ma tante que je me porte bien.

Paris, le 9 septembre 1850.

Mon cher Félix, je t'écris au moment de me lancer dans un grand voyage. La maladie, que j'avais quand je t'ai vu, s'est fixée au larynx et à la gorge. Par la continuité de la douleur, et l'affaiblissement qu'elle occasionne, elle devient un véritable supplice. J'espère pourtant que la résignation ne me fera pas défaut. Les médecins m'ont ordonné de passer l'hiver à Pise; j'obéis, encore que ces messieurs ne m'aient pas habitué à avoir foi en eux.

Adieu, je te quitte parce que ma tête ne me permet plus guère d'écrire. J'espère être plus vigoureux en route.

Rome, le 11 novembre 1850.

Si je renvoie de jour en jour à t'écrire, mon cher Félix, c'est qu'il me semble toujours que sous peu j'aurai la force de me livrer à une longue causerie. Au lieu de cela, je suis forcé de restreindre toujours davantage mes lettres, soit que ma faiblesse augmente, soit que je me déshabitue de la plume.—Me voici dans la ville éternelle, mon ami, malheureusement fort peu disposé à en visiter les merveilles. J'y suis infiniment mieux qu'à Pise, entouré d'excellents amis qui m'enveloppent de la sollicitude la plus affectueuse. De plus, j'y ai retrouvé Eugène, qui vient passer avec moi une partie de la journée. Enfin, si je sors, je puis toujours donner à mes promenades un but intéressant. Je ne demanderais qu'une chose, être soulagé de ce que mon mal au larynx a d'aigu; cette continuité de souffrance me désole. Les repas sont pour moi de vrais supplices. Parler, boire, manger, avaler la salive, tousser, tout cela sont des opérations douloureuses. Une promenade à pied me fatigue, la promenade en voiture m'irrite la gorge, je ne puis pas travailler ni même lire sérieusement. Tu vois où j'en suis réduit. Vraiment, je ne serai bientôt plus qu'un cadavre qui a retenu la faculté de souffrir: j'espère que les soins que je suis décidé à prendre, les remèdes qu'on me fait, et la douceur du climat, adouciront bientôt un peu ma situation si déplorable.

Mon ami, je ne te parlerai que vaguement d'un des objets dont tu m'entretiens. J'y avais déjà songé, et il doit y avoir, parmi mes papiers, quelque ébauche d'articles sous forme de lettres à toi adressées. Si la santé me revient et que je puisse faire le second volume des Harmonies, je te le dédierai. Sinon, je mettrai une courte dédicace à la seconde édition du premier volume. Dans cette dernière hypothèse, qui implique la fin de ma carrière, je pourrai t'exposer mon plan et te léguer la mission de le remplir.

Ici on a de la peine à trouver des journaux. Il m'en est tombé un vieux sous la main, du temps où l'engouement était à l'amélioration du sort des classes ouvrières. L'avenir des ouvriers, la condition des ouvriers, les éternelles vertus des ouvriers, c'était le texte de tout livre, brochure, revue ou journal. Et penser que ce sont les mêmes écrivains, qui accablent le peuple d'injures, enrôlés qu'ils sont à l'une des trois dynasties qui, se disputant notre pauvre France, font tout le mal de la situation. Sais-tu rien de plus triste?

Je te remercie d'avoir bien voulu envoyer quelques renseignements biographiques à M. Paillottet. Ma vie n'offre aucun intérêt au public, si ce n'est la circonstance qui m'a tiré de Mugron. Si j'avais su qu'on s'occupait de cette notice, j'aurais raconté ce fait curieux.

Adieu, mon cher Félix, à moins d'être tout à fait hors d'état de voyager ou tout à fait guéri, je compte passer le mois d'avril à Mugron, puisqu'il m'est défendu de rentrer à Paris avant le mois de mai. Je gémis de ne pouvoir remplir mes devoirs de représentant, mais il est malheureusement certain que ce n'est pas ma faute.—En Italie, ainsi qu'en Espagne, on est souvent témoin du peu d'influence de la dévotion extérieure sur la morale.

Mes souvenirs à tous les amis; donne de mes nouvelles à ma tante; présente mes amitiés à ta sœur.

LETTRES DE FRÉDÉRIC BASTIAT À RICHARD COBDEN.

Mugron, 24 novembre 1844.

Monsieur,

Nourri à l'école de votre Adam Smith et de notre J. B. Say je commençais à croire que cette doctrine si simple et si claire n'avait aucune chance de se populariser, du moins de bien longtemps, car, chez nous, elle est complétement étouffée par les spécieuses fallacies que vous avez si bien réfutées,—par les sectes fouriéristes, communistes, etc., dont le pays s'est momentanément engoué,—et aussi par l'alliance funeste des journaux de parti avec les journaux payés par les comités manufacturiers.

C'est dans l'état de découragement complet où m'avaient jeté ces tristes circonstances, que m'étant par hasard abonné au Globe and Traveller, j'appris, et l'existence de la Ligue, et la lutte que se livrent en Angleterre la liberté commerciale et le monopole. Admirateur passionné de votre si puissante et si morale association, et particulièrement de l'homme qui paraît lui donner, au milieu de difficultés sans nombre, une impulsion à la fois si énergique et si sage, je n'ai pu contempler ce spectacle sans désirer faire aussi quelque chose pour la noble cause de l'affranchissement du travail et du commerce. Votre honorable secrétaire M. Hickin a eu la bonté de me faire parvenir la Ligue, à dater de janvier 1844, et beaucoup de documents relatifs à l'agitation.

Muni de ces pièces, j'ai essayé d'appeler l'attention du public sur vos proceedings, sur lesquels les journaux français gardaient un silence calculé et systématique. J'ai écrit dans les journaux de Bayonne et de Bordeaux, deux villes naturellement placées pour être le berceau du mouvement. Récemment encore, j'ai fait insérer dans le Journal des Économistes (no 35, Paris, octobre 1844) un article que je recommande à votre attention. Qu'est-il arrivé? c'est que les journaux parisiens, à qui nos lois donnent le monopole de l'opinion, ont jugé la discussion plus dangereuse que le silence. Ils font donc le silence autour de moi, bien sûrs, par ce système, de me réduire à l'impuissance.

J'ai essayé d'organiser à Bordeaux une association pour l'affranchissement des échanges; mais j'ai échoué parce que si l'on rencontre quelques esprits qui souhaitent instinctivement la liberté dans une certaine mesure, il ne s'en trouve pas qui la comprennent en principe.

D'ailleurs une association n'opère que par la publicité, et il lui faut de l'argent. Je ne suis pas assez riche pour la doter à moi seul; et demander des fonds, c'eût été créer l'insurmontable obstacle de la méfiance.

J'ai songé à établir à Paris un journal quotidien fondé sur ces deux données: Liberté commerciale; exclusion d'esprit de parti.—Là, encore, je suis venu me heurter contre des obstacles pécuniaires et autres, qu'il est inutile de vous exposer. Je le regretterai tous les jours de ma vie, car j'ai la conviction qu'un tel journal, répondant à un besoin de l'opinion, aurait eu des chances de succès.—(Je n'y renonce pas.)

Enfin, j'ai voulu savoir si je pouvais avoir quelques chances d'être nommé député, et j'ai acquis la certitude que mes concitoyens m'accorderaient leurs suffrages; car j'atteignis presque la majorité aux dernières élections. Mais des considérations personnelles m'empêchent d'aspirer à cette position, que j'aurais pu faire tourner à l'avantage de notre cause.

Forcé de restreindre mon action, je me suis mis à traduire vos séances de Drury-Lane et de Covent-Garden.—Au mois de mai prochain, je livrerai cette traduction à la publicité. J'en attends de bons effets.

1o Il faudra bien que l'on reconnaisse, en France, l'existence de l'agitation anglaise contre les monopoles.

2o Il faudra bien qu'on cesse de croire que la liberté n'est qu'un piége que l'Angleterre tend aux autres nations.

3o Les arguments en faveur de la liberté du commerce auront peut-être plus d'effet, sous la forme vive, variée, populaire de vos speeches, que dans les ouvrages méthodiques des économistes.

4o Votre tactique si bien dirigée, en bas sur l'opinion, en haut sur le parlement, nous apprendra à agir de même et nous éclairera sur le parti qu'on peut tirer des institutions constitutionnelles.

5o Cette publication sera un coup vigoureux porté à ces deux grands fléaux de notre époque: L'esprit de parti et les haines nationales.

6o La France verra qu'il y a en Angleterre deux opinions entièrement opposées, et qu'il est par conséquent absurde et contradictoire d'embrasser toute l'Angleterre dans la même haine.

Pour que cette œuvre fût complète, j'aurais désiré avoir quelques documents sur l'origine et le commencement de la Ligue. Un court historique de cette association aurait convenablement précédé la traduction de vos discours. J'ai demandé ces pièces à M. Hickin; mais ses occupations ne lui ont sans doute pas permis de me répondre. Mes documents ne remontent qu'à janvier 1843.—Il me faudrait au moins la discussion au parlement sur le tarif de 1842, et spécialement le discours où M. Peel proclama la vérité économique, sous cette forme devenue si populaire: We must be allowed to buy in the cheapest market, etc.

Je voudrais aussi que vous me disiez quels sont ceux de vos discours, soit aux meetings, soit au parlement, que vous jugez le plus à propos de faire traduire.—Enfin je désire que mon livre contienne une ou deux free-trade discussions de la chambre des communes, et que vous ayez la bonté de me les désigner.

Je m'estimerai heureux si j'obtiens une lettre de l'homme de notre époque à qui j'ai voué la plus vive et la plus sincère admiration.

Mugron, 8 avril 1845.

Monsieur,

Puisque vous me permettez de vous écrire, je vais répondre à votre bienveillante lettre du 12 décembre dernier. J'ai traité avec M. Guillaumin, libraire à Paris, pour l'impression de la traduction dont je vous ai entretenu.

Le livre est intitulé: Cobden et la Ligue, ou l'Agitation anglaise pour la liberté des échanges. Je me suis permis de m'emparer de votre nom, et voici mes motifs: je ne pouvais intituler cet ouvrage Anti-corn-Law-league. Indépendamment de ce qu'il est un peu barbare pour les oreilles françaises, il n'aurait porté à l'esprit qu'une idée restreinte. Il aurait présenté la question comme purement anglaise, tandis qu'elle est humanitaire, et la plus humanitaire de toutes celles qui s'agitent dans notre siècle. Le titre plus simple: la Ligue, eut été trop vague et eût porté la pensée sur un épisode de notre histoire nationale. J'ai donc cru devoir le préciser, en le faisant précéder du nom de celui qui est reconnu pour être «l'âme de cette agitation.» Vous avez vous-même reconnu que les noms propres étaient quelquefois nécessaires «to give point, to direct attention.»—C'est là ma justification.

Les noms propres, les réputations faites, la mode, en un mot, a tant d'influence chez nous, que j'ai cru devoir faire un autre effort pour l'attirer de notre côté. J'ai écrit dans le Journal des Économistes (numéro de février 1845), une lettre à M. de Lamartine. Cet illustre écrivain, cédant à ce tyran Fashion, avait assailli les économistes de la manière la plus injuste et la plus irréfléchie, puisque, dans le même écrit, il adoptait leurs principes. J'ai lieu de croire, d'après la réponse qu'il a bien voulu m'adresser, qu'il n'est pas éloigné de se ranger parmi nous, et cela suffirait peut-être pour déterminer chez nous un revirement inattendu de l'opinion. Sans doute, un tel revirement serait bien précaire, mais enfin on aurait, au moins provisoirement, un public, et c'est ce qui nous manque. Pour moi, je ne demande qu'une chose, qu'on ne se bouche pas volontairement les oreilles.

Permettez-moi de vous recommander, si vous en avez l'occasion, the perusal de la lettre à laquelle je fais allusion.

Je suis, Monsieur, votre respectueux serviteur.

Londres, 8 juillet 1845.

Monsieur,

J'ai enfin le plaisir de vous présenter un exemplaire de la traduction dont je vous ai plusieurs fois entretenu. En me livrant à ce travail, j'avais la conviction que je rendais à mon pays un véritable service, tant en popularisant les saines doctrines économiques, qu'en démasquant les hommes coupables qui s'appliquent à entretenir de funestes préventions nationales. Mon espérance n'a pas été trompée. J'en ai distribué à Paris une centaine d'exemplaires, et ils ont produit la meilleure impression. Des hommes qui, par leur position et l'objet de leurs études, devraient savoir ce qui se passe chez vous, ont été surpris à cette lecture. Ils ne pouvaient en croire leurs yeux. La vérité est que tout le monde en France ignore l'importance de votre agitation, et l'on en est encore à soupçonner que quelques manufacturiers cherchent à propager au dehors des idées de liberté par pur machiavélisme britannique.—Si j'avais combattu directement le préjugé, je ne l'aurais pas vaincu. En laissant agir les free-traders, en les laissant parler, en un mot, en vous traduisant, j'espère lui avoir porté un coup auquel il ne résistera pas, pourvu que le livre soit lu: That is the question.

J'espère, Monsieur, que vous voudrez bien m'admettre à l'honneur de m'entretenir un moment avec vous et de vous témoigner personnellement ma reconnaissance, ma sympathie et ma profonde admiration.

Votre très-humble serviteur.

Mugron, 2 octobre 1845.

Quel que soit le charme, mon cher Monsieur, que vos lettres viennent répandre sur ma solitude, je ne me permettrais pas de les provoquer par des importunités si fréquentes; mais une circonstance imprévue me fait un devoir de vous écrire.

J'ai rencontré dans les cercles de Paris un jeune homme qui m'a paru plein de cœur et de talent, nommé Fonteyraud, rédacteur de la Revue britannique. Il m'écrit qu'il se propose de continuer mon œuvre, en insérant dans le recueil qu'il rédige la suite des opérations de la Ligue; à cet effet, il veut aller en Angleterre pour voir par lui-même votre belle organisation, et il me demande des lettres pour vous, pour MM. Bright et Wilson. L'objet qu'il a en vue est trop utile pour que je ne m'empresse pas d'y consentir, et j'espère que, de votre côté, vous voudrez bien satisfaire la noble curiosité de M. Fonteyraud.

Mais, par une seconde lettre, il m'apprend qu'il a encore un autre but qui, selon lui, exigerait de la part de la Ligue un appui effectif, et, pour tout dire, pécuniaire. Je me suis empressé de répondre à M. Fonteyraud que je ne pouvais pas vous entretenir d'un projet que je ne connais que très-imparfaitement. Je ne lui ai pas laissé ignorer d'ailleurs que, selon moi, toute action exercée sur l'opinion publique, en France, et qui paraîtrait dirigée par le doigt et l'or de l'Angleterre, irait contre son but, en renforçant des préventions enracinées et que beaucoup d'habiles gens ont intérêt à exploiter. Si donc M. Fonteyraud exécute son voyage, veuillez, ainsi que MM. Bright et Wilson, juger par vous-même de ses projets et me considérer comme totalement étranger aux entreprises qu'il médite. Je me hâte de quitter ce sujet, pour répondre à votre si affectueuse lettre du 23 septembre.

J'apprends avec peine que votre santé se ressent de vos immenses travaux tant privés que publics. On ne saurait, certes, la compromettre dans une plus belle cause; chacune de vos souffrances vous rappellera de nobles actions; mais c'est là une triste consolation, et je n'oserais pas la présenter à tout autre qu'à vous; car, pour la comprendre, il faut avoir votre abnégation, votre dévouement au bien public. Mais enfin votre œuvre touche à son terme, les ouvriers ne manquent plus autour de vous, et j'espère que vous allez enfin chercher des forces au sein du repos.

Depuis ma dernière lettre, un mouvement que je n'espérais pas s'est manifesté dans la presse française. Tous les journaux de Paris et un grand nombre des journaux de province ont rendu compte, à l'occasion de mon livre, de l'agitation contre les lois-céréales. Ils n'en ont pas, il est vrai, saisi toute la portée; mais enfin l'opinion publique est éveillée. C'était le point essentiel, celui auquel j'aspirais de toute mon âme; il s'agit maintenant de ne pas la laisser retomber dans son indifférence, et si j'y puis quelque chose, cela n'arrivera pas.

Votre lettre m'est parvenue le lendemain du jour où nous avons eu une élection. C'est un homme de la cour qui a été nommé. Je n'étais pas même candidat. Les électeurs sont imbus de l'idée que leurs suffrages sont un don précieux, un service important et personnel. Dès lors ils exigent qu'on le leur demande. Ils ne veulent pas comprendre que le mandat parlementaire est leur propre affaire; que c'est sur eux que retombent les conséquences d'une confiance bien ou mal placée, et que c'est par conséquent à eux à l'accorder avec discernement sans attendre qu'on la sollicite, qu'on la leur arrache.—Pour moi, j'avais pris mon parti de rester dans mon coin, et, comme je m'y attendais, on m'y a laissé. Il est probable que, dans un an, nous aurons en France les élections générales. Je doute que d'ici là les électeurs soient revenus à des idées plus justes. Cependant un grand nombre d'entre eux paraissent décidés à me porter. Mes efforts en faveur de notre industrie vinicole seront pour moi un titre efficace et que je puis avouer. Aussi, j'ai vu avec plaisir que vous étiez disposé à seconder les vues que j'ai exposées dans la lettre que la League a reproduite[16]. Si vous pouvez obtenir que ce journal appuie le principe du droit ad valorem appliqué aux vins, cela donnerait à ma candidature une base solide et honorable. Au fait, dans ma position, la députation est une lourde charge; mais l'espoir de contribuer à former, au sein de notre parlement, un noyau de free-traders me fait passer par-dessus toutes les considérations personnelles. Quand je viens à penser qu'il n'y a pas, dans nos deux chambres, un homme qui ose avouer le principe de la liberté des échanges, qui en comprenne toute la portée, ou qui sache le soutenir contre les sophismes du monopole, j'avoue que je désire au fond du cœur m'emparer de cette place vide, que j'aperçois dans notre enceinte législative, quoique je ne veuille rien faire pour cela qui tende à fausser de plus en plus les idées dominantes en fait d'élections. Essayons de mériter la confiance, et non de la surprendre.

Je vous remercie des conseils judicieux que vous me donnez, en m'indiquant la marche qui vous semble le mieux adaptée aux circonstances de notre pays, pour la propagation des doctrines économiques. Oui, vous avez raison, je conçois que chez nous la diffusion des lumières doit procéder de haut en bas. Instruire les masses est une tâche impossible, puisqu'elles n'ont ni le droit, ni l'habitude, ni le goût des grandes assemblées et de la discussion publique. C'est un motif de plus pour que j'aspire à me mettre en contact avec les classes les plus éclairées et les plus influentes, through la députation.

Vous me faites bien plaisir en m'annonçant que vous avez de bonnes nouvelles des États-Unis. Je ne m'y attendais pas. L'Amérique est heureuse de parler la même langue que la Ligue. Il ne sera pas possible à ses monopoleurs de soustraire à la connaissance du public vos arguments et vos travaux. Je désirerais que vous me dissiez, quand vous aurez l'occasion de m'écrire, quel est le journal américain qui représente le plus fidèlement l'école économiste. Les circonstances de ce pays ont de l'analogie avec les nôtres, et le mouvement free-trader des États-Unis ne pourrait manquer de produire en France une forte et bonne impression, s'il était connu.—Pour épargner du temps, vous pourriez faire prendre pour moi un abonnement d'un an, et prier M. Fonteyraud de vous rembourser. Il me sera plus facile de lui faire remettre le prix que de vous l'envoyer.

J'accepte avec grand plaisir votre offre d'échanger une de vos lettres contre deux des miennes. Je trouve que vous sacrifiez encore ici la fallacy de la réciprocité: car assurément c'est moi qui gagnerai le plus, et vous ne recevrez pas valeur contre valeur. Vu vos importantes occupations, j'aurais bien souscrit à vous écrire trois fois. Si jamais je suis député, nous renouvellerons les bases du contrat.

Mugron, 13 décembre 1845.

Mon cher Monsieur, me voilà bien redevable envers vous, car vous avez bien voulu, au milieu de vos nobles et rudes travaux, vous relâcher de cette convention que j'avais acceptée avec reconnaissance, «une lettre pour deux;» mais je n'ai malheureusement que trop d'excuses à invoquer, et pendant que tous vos moments sont si utilement consacrés au bien public, les miens ont été absorbés par la plus grande et la plus intime douleur qui pût me frapper ici-bas[17].

J'attendais pour vous écrire d'avoir des nouvelles de M. Fonteyraud. Il fallait bien que je susse en quels termes vous remercier de l'accueil que vous lui avez fait, à ma recommandation. J'étais bien tranquille à cet égard; car j'avais appris indirectement qu'il était enchanté de son voyage et enthousiasmé des ligueurs. J'apprends avec plaisir que les ligueurs n'ont pas été moins satisfaits de lui. Quoique je l'aie peu connu, j'avais jugé qu'il avait en lui de quoi se recommander lui-même. Il n'a pas eu, sans doute, le loisir de m'écrire encore.

À ce sujet, vous revenez sur mon séjour auprès de vous, et les excuses que vous m'adressez me rendent tout confus. À l'exception des deux premiers jours, où, par des circonstances fortuites, je me trouvai isolé à Manchester, et où mon moral subit sans doute la triste influence de votre étrange climat (influence que je laissai trop percer dans ce billet inconvenant auquel vous faites allusion), à l'exception de ces deux jours, dis-je, j'ai été accablé de soins et de bontés par vous et vos amis, MM. John et Thomas Bright, Paulton, Wilson, Smith, Ashworth, Evans et bien d'autres; et je serais bien ingrat si, parce qu'il y avait élection à Cambridge pendant ces deux jours, je ne me souvenais que de ce moment de spleen pour oublier ceux que vous avez entourés de bienveillance et de charme. Croyez, mon cher Monsieur, que notre dîner de Chorley, votre entretien si instructif avec M. Dyer, chez M. Thomas Bright, ont laissé dans ma mémoire et dans mon cœur des souvenirs ineffaçables.—Vous voulez m'inviter à renouveler ma visite. Cela n'est pas tout à fait irréalisable; voici comment les choses pourraient s'arranger. Il est probable que cet été la grande question sera décidée; et, comme un vaillant combattant, vous aurez besoin de prendre quelque repos et de panser vos blessures. Comme la parole a été votre arme principale, c'est son organe qui aura le plus souffert en vous; et vous avez fait quelque allusion à l'état de votre santé dans votre lettre précédente. Or, nous avons dans nos Pyrénées des sources merveilleuses pour guérir les poitrines et les larynx fatigués. Venez donc passer en famille une saison aux Pyrénées. Je vous promets, soit d'aller vous chercher, soit de vous reconduire, à votre choix.—Ce voyage ne sera pas perdu pour la cause. Vous verrez notre population vinicole; vous vous ferez une idée de l'esprit qui l'anime, ou plutôt ne l'anime pas. En passant à Paris, je vous mettrai en relations avec tous nos frères en économie politique et en philanthropie rationnelle. Je me plais à croire que ce voyage laisserait d'heureuses traces dans votre santé, dans vos souvenirs, et aussi dans le mouvement des esprits en France, relativement à l'affranchissement du commerce. Bordeaux est aussi une ville que vous verrez avec intérêt. Les esprits y sont prompts et ardents; il suffit d'une étincelle pour les enflammer, et elle pourrait bien partir de votre bouche.

Je vous remercie, mon cher Monsieur, de l'offre que vous me faites relativement à ma traduction. Permettez-moi cependant de ne pas l'accepter. C'est un sacrifice personnel que vous voulez ajouter à tant d'autres, et je ne dois pas m'y prêter.

Je sens que le titre de mon livre ne vous permet pas de réclamer l'intervention de la Ligue. Dès lors, laissons mon pauvre volume vivre ou mourir tout seul.—Mais je ne puis me repentir d'avoir attaché votre nom, en France, à l'histoire de ce grand mouvement. En cela j'ai peut-être froissé un peu vos dignes collaborateurs, et cette injustice involontaire me laisse quelques remords. Mais véritablement, pour exciter et fixer l'attention, il faut chez nous qu'une doctrine s'incarne dans une individualité, et qu'un grand mouvement soit représenté et résumé dans un nom propre. Sans la grande figure d'O'Connell, l'agitation irlandaise passerait inaperçue de nos journaux.—Et voyez ce qui est arrivé. La presse française se sert aujourd'hui de votre nom pour désigner, en économie politique, le principe orthodoxe. C'est une ellipse, une manière abrégée de parler. Il est vrai que ce principe est encore l'objet de beaucoup de contestations et même de sarcasmes. Mais il grandira, et à mesure votre nom grandira avec lui. L'esprit humain est ainsi fait. Il a besoin de drapeaux, de bannières, d'incarnations, de noms propres; et en France plus qu'ailleurs. Qui sait si votre destinée n'excitera pas chez nous l'émulation de quelque homme de génie?

Je n'ai pas besoin de vous dire avec quel intérêt, quelle anxiété, je suis le progrès de votre agitation. Je regrette que M. Peel se soit laissé devancer. Sa supériorité personnelle et sa position le mettent à même de rendre à la cause des services plus immédiatement réalisables, peut-être, que ceux qu'elle peut attendre de Russell; et je crains que l'avénement d'un ministère whig n'ait pour résultat de recomposer une opposition aristocratique formidable, qui vous prépare de nouveaux combats.

Vous voulez bien me demander ce que je fais dans ma solitude. Hélas, cher Monsieur, je suis fâché d'avoir à vous répondre par ce honteux monosyllabe: Rien.—La plume me fatigue, la parole davantage, en sorte que si quelques pensées utiles fermentent dans ma tête, je n'ai plus aucun moyen de les manifester au dehors. Je pense quelquefois à notre infortuné André Chénier. Quand il fut sur l'échafaud, il se tourna vers le peuple et dit en se frappant le front: «C'est dommage, j'avais quelque chose là.» Et moi aussi, il me semble que «j'ai quelque chose là.»—Mais qui me souffle cette pensée? Est-ce la conscience d'une valeur réelle? est-ce la fatuité de l'orgueil?... Car quel est le sot barbouilleur qui de nos jours ne croie avoir aussi «quelque chose là?»

Adieu, mon cher Monsieur, permettez-moi, à travers la distance qui nous sépare, de vous serrer la main bien affectueusement.

P. S. J'ai des relations fréquentes avec Madrid, et il me sera facile d'y envoyer un exemplaire de ma traduction.

Mugron, 13 janvier 1846.

Mon cher Monsieur, quelle reconnaissance ne vous dois-je pas pour vouloir bien songer à moi, au milieu d'occupations si pressantes et si propres à exciter au plus haut point votre intérêt! C'est le 23 que vous m'avez écrit, le jour même de cet étonnant meeting de Manchester, qui n'a certes pas de précédent dans l'histoire. Honneur aux hommes du Lancastre! Ce n'est pas seulement la liberté du commerce que le monde leur devra, mais encore l'art éclairé, moral et dévoué de l'agitation. L'humanité connaît enfin l'instrument de toutes les réformes.—En même temps que votre lettre, m'est parvenu le numéro du Manchester Guardian où se trouve la relation de cette séance. Comme j'avais vu, quelques jours avant, le compte rendu de votre première réunion à Manchester, dans le Courrier français, j'ai pensé que l'opinion publique était maintenant éveillée en France, et je n'ai pas cru nécessaire de traduire the report of your proceeding. J'en suis fâché maintenant, car je vois que ce grand fait n'a pas produit ici une impression proportionnée à son importance.

Que je vous félicite mille fois, mon cher Monsieur, d'avoir refusé une position officielle dans le cabinet whig.—Ce n'est pas que vous ne soyez bien capable et bien digne du pouvoir. Ce n'est pas même que vous n'y puissiez rendre de grands services. Mais, au siècle où nous sommes, on est si imbu de l'idée que quiconque paraît se consacrer au bien public, travaille en effet pour soi; on comprend si peu le dévouement à un principe, que l'on ne peut croire au désintéressement; et certes, vous aurez fait plus de bien par cet exemple d'abnégation et par l'effet moral qu'il produira sur les esprits, que vous n'en eussiez pu faire au banc ministériel. J'aurais voulu vous embrasser, mon cher Monsieur, quand vous m'avez appris, par cette conduite, que votre cœur est à la hauteur de votre intelligence.—Vos procédés ne resteront pas sans récompense; vous êtes dans un pays où l'on ne décourage pas la probité politique par le ridicule.

Puisqu'il s'agit de dévouement, cela me servira de transition pour passer à l'autre partie de votre bonne lettre. Vous me conseillez d'aller à Paris. Je sens moi-même que, dans ce moment décisif, je devrais être à mon poste. Mon propre intérêt l'ordonne autant que le bien de la cause.—Depuis deux mois, nos journaux débitent sur la Ligue un tas d'absurdités, ce qu'ils ne pourraient faire si j'étais à Paris, parce que je n'en laisserais pas échapper une sans la combattre.—D'un autre côté, mieux instruit que bien d'autres sur la portée de votre mouvement, j'acquerrais dans le public une certaine autorité.—Je vois tout cela, et cependant je languis dans une bourgade du département des Landes.—Pourquoi? Je crois vous en avoir dit quelques mots dans une de mes lettres.—Je suis ici dans une position honorable et tranquille, quoique modeste. À Paris, je ne pourrais me suffire qu'en tirant parti de ma plume, chose que je ne blâme pas chez les autres, mais pour laquelle j'éprouve une répugnance invincible.—Il faut donc vivre et mourir dans mon coin, comme Prométhée sur son rocher.

Vous aurez peut-être une idée de la souffrance morale que j'éprouve, quand je vous dirai qu'on a essayé d'organiser une Ligue à Paris. Cette tentative a échoué et devait échouer. La proposition en a été faite dans un dîner de vingt personnes où assistaient deux ex-ministres. Jugez comme cela pouvait réussir! Parmi les convives, l'un veut ½ liberté, l'autre 1/4 liberté, l'autre 1/8 liberté, trois ou quatre peut-être sont prêts à demander la liberté en principe. Allez-moi faire avec cela une association unie, ardente, dévouée. Si j'eusse été à Paris, une telle faute n'eût pas été commise. J'ai trop étudié ce qui fait la force et le succès de votre organisation.—Ce n'est pas du milieu d'hommes fortuitement assemblés que peut surgir une ligue vivace. Ainsi que je l'écrivais à M. Fonteyraud, ne soyons que dix, que cinq, que deux s'il le faut, mais élevons le drapeau de la liberté absolue, du principe absolu; et attendons que ceux qui ont la même foi se joignent à nous. Si le hasard m'avait fait naître avec une fortune plus assurée, avec dix à douze mille francs de rente, il y aurait en ce moment une ligue en France, bien faible sans doute, mais portant dans son sein les deux principes de toute force, la vérité et le dévouement.

Sur votre recommandation, j'ai offert mes services à M. Buloz. S'il m'avait chargé de l'article à insérer dans la Revue des deux Mondes, j'aurais continué l'histoire si intéressante de la Ligue jusqu'à la fin de la crise ministérielle. Mais il ne m'a pas même répondu.—Je crains bien que ces directeurs de journaux ne voient, dans les événements les plus importants, qu'une occasion de satisfaire la curiosité de l'abonné, prêts à crier, selon l'occurrence: Vive le roi, vive la Ligue!

La chambre de commerce de Bordeaux vient d'élever la bannière de la liberté commerciale. Malheureusement elle prend selon moi un texte trop restreint: l'Union douanière entre la France et la Belgique. Je vais lui adresser une lettre où je m'efforcerai de lui faire voir qu'elle aurait bien plus de puissance si elle se vouait à la cause du principe, et non à celle d'une application spéciale à tel ou tel traité.—C'est la fallacy de la réciprocité qui paralyse les efforts de cette chambre.—Les traités lui sourient parce qu'elle y voit la stipulation possible d'avantages réciproques, de concessions réciproques, et même de sacrifices réciproques. Sous ces apparences libérales, se cache toujours la pensée funeste que l'importation en elle-même est un mal, et qu'on ne le doit tolérer qu'après avoir amené l'étranger à tolérer de son côté notre exportation. Comme modèle à suivre, j'accompagnerai ma lettre d'une copie de la fameuse délibération de la chambre de commerce de Manchester des 13 et 20 décembre 1838.—Pourquoi la chambre de commerce de Bordeaux ne prendrait-elle pas en France la généreuse initiative qu'a prise en Angleterre la chambre de commerce de Manchester?

Connaissant vos engagements si étendus, j'ose à peine vous demander de m'écrire. Cependant, veuillez vous rappeler, de temps en temps, que vos lettres sont le baume le plus efficace pour calmer les ennuis de ma solitude et les tourments qui naissent du sentiment de mon inutilité.

Mugron, 9 février 1846.

Mon cher Monsieur, au moment où vous recevrez cette lettre vous serez dans le coup de feu de la discussion. J'espère pourtant que vous trouverez un moment pour notre France; car, malgré ce que vous me dites d'intéressant sur l'état des choses chez vous, je ne vous en parlerai pas. Je n'aurais rien à vous dire, et il me faudrait perdre un temps précieux à exprimer des sentiments d'admiration et de bonheur dont vous ne doutez pas. Parlons donc de la France. Mais avant je veux en finir avec la question anglaise. Je n'ai rien vu, dans votre Peel's measure, concernant les vins. C'est certainement une grande faute contre l'économie politique et contre la politique.—Un dernier vestige of the Policy of reciprocal treaties se montre dans cette omission, ainsi que dans celle du timber. C'est une tache dans le projet de M. Peel; et elle détruira, dans une proportion énorme, l'effet moral de l'ensemble, précisément sur les classes, en France et dans le Nord, qui étaient les mieux disposées à recevoir ce haut enseignement. Cette lacune et cette phrase: We shall beat all other nations, ce sont deux grands aliments jetés à nos préjugés; ils vivront longtemps là-dessus. Ils verront là la pensée secrète, la pensée machiavélique de la perfide Albion. De grâce, proposez un amendement. Quel que soit l'absolutisme de M. Peel, il ne résistera pas à vos arguments.

Je reviens en France (d'où je ne suis guère sorti). Plus je vais, plus j'ai lieu de me féliciter d'une chose qui m'avait donné d'abord quelques soucis. C'est d'avoir mis votre nom sur le titre de mon livre. Votre nom est maintenant devenu populaire dans mon pays, et avec votre nom, votre cause. On m'accable de lettres; on me demande des détails; les journaux s'offrent à moi, et l'Institut de France m'a élu membre correspondant, M. Guizot et M. Duchâtel ayant voté pour moi. Je ne suis pas assez aveugle pour m'attribuer ces succès; je les dois à l'à-propos, je les dois à ce que les temps sont venus, et je les apprécie, non pour moi, mais comme moyens d'être utile. Vous serez surpris que tout cela ne m'ait pas déterminé à m'installer à Paris. En voici le motif: Bordeaux prépare une grande démonstration, trop grande selon moi, car elle embrassera force gens qui se croient free-traders et ne le sont pas plus que M. Knatchbull. Je crois que mon rôle en ce moment est de mettre à profit la connaissance des procédés de la Ligue, pour veiller à ce que notre association se forme sur des bases solides. Peut-être vous enverra-t-on le Mémorial bordelais où j'insère une série d'articles sur ce sujet. J'insiste et j'insisterai jusqu'au bout, pour que notre Ligue, comme la vôtre, s'attache à un principe absolu; et si je ne réussis pas en cela, je l'abandonnerai.

Voilà ma crainte.—En demandant une sage liberté, une protection modérée, on est sûr d'avoir à Bordeaux beaucoup de sympathies, et cela séduira les fondateurs. Mais où cela les mènera-t-il? à la tour de Babel.—C'est le principe même de la protection que je veux battre en brèche. Jusqu'à ce que cette affaire soit décidée, je n'irai pas à Paris.—On m'annonce qu'une réunion de quarante à cinquante négociants va avoir lieu à Bordeaux. C'est là qu'on doit jeter les bases d'une ligue, sur laquelle je suis invité à donner mon avis. Vous rappelez-vous que nous avons vainement cherché ensemble votre règlement dans l'Anti-Bread-tax circular? Combien je regrette aujourd'hui que nous n'ayons pu réussir à le trouver! Si M. Paulton voulait dépenser une heure à le chercher, elle ne serait pas perdue; car je tremble que notre Ligue n'adopte des bases vacillantes. Après cette réunion, il y aura un grand meeting à la bourse pour lever un League-fund. C'est le maire de Bordeaux qui se place à la tête du mouvement.

J'avais connaissance de l'adresse que vous avez reçue de la société des économistes, mais je ne l'ai pas lue; puisse-t-elle être digne de vous et de notre cause!

Pardon de vous entretenir si longtemps de notre France. Mais vous comprendrez que les faibles vagissements qu'elle fait entendre m'intéressent presque autant que les virils accents de sir Robert.

Une fois que l'affaire bordelaise sera réglée, je me rendrai à Paris. L'espoir de votre visite me décide.

Je vais dresser un plan pour la distribution de 50 exemplaires de ma traduction.

Bordeaux, février 1846.

Mon cher Monsieur, vous apprendrez sans doute avec intérêt qu'une démonstration se fait à Bordeaux dans le sens du free-trade. Aujourd'hui l'association s'est constituée. Le maire de Bordeaux a été nommé président. Avant peu la souscription va s'ouvrir et on espère qu'elle produira une centaine de mille francs. Voilà un beau résultat. Je n'ose concevoir de grandes espérances, et je crains que nos commencements un peu timides ne nous suscitent plus tard des obstacles. On n'a pas osé poser hardiment le principe. On se borne à dire que l'association réclame l'abolition, le plus promptement possible, des droits protecteurs. Ainsi la question de gradation est réservée, et votre total, immediate n'a pu passer. Vu l'état peu avancé des esprits en cette matière, il eût été inutile d'insister, et il faut espérer que l'association, qui a pour but d'éclairer les autres, aura pour effet de s'éclairer elle-même.

Quand cette affaire sera organisée, je suis décidé à aller à Paris. Plusieurs lettres me sont parvenues, d'après lesquelles je dois croire que cette immense branche d'industrie qu'on nomme articles Paris est disposée à faire un mouvement. J'ai cru que mon devoir était de mettre de côté les raisons personnelles que je puis avoir de rester dans mon coin. Soyez sûr que je fais à la cause un sacrifice qui a quelque mérite, en ce qu'il n'a rien d'apparent.

Depuis un mois, mon volume a un succès extraordinaire à Bordeaux. Le ton prophétique avec lequel j'annonçais la réforme m'a fait une réputation que je ne mérite guère, car je n'ai eu qu'à être l'écho de la Ligue. Mais enfin, j'en profite pour faire de la propagande. Quand je serai à Paris, je me consulterai pour savoir s'il ne serait pas à propos de faire une seconde édition dans un format à bon marché. Je ne doute pas que l'association bordelaise ne vienne en aide au besoin. Vous m'éviteriez un travail immense si vous me désigniez deux discours de MM. Bright, Villiers et autres, après avoir pris leur avis. Cela m'éviterait de relire les trois volumes de la Ligue. Il faudrait que ces messieurs indiquassent les discours où ils ont traité la question au point de vue le plus élevé et le plus général; où ils ont combattu les fallacies les plus universellement répandues, surtout la réciprocité. J'y joindrai des observations, des renseignements statistiques et des portraits. Enfin il faudra aussi m'indiquer quelques séances du parlement, et principalement les plus orageuses, celles où les free-traders ont été attaqués avec le plus d'acharnement. Un pareil ouvrage, vendu à 3 francs, fera plus que dix traités d'économie politique. Vous ne pouvez pas vous imaginer le bien que fait à Bordeaux la première édition.

Je ne puis m'empêcher de déplorer que votre Premier ait manqué l'occasion de frapper l'Europe d'étonnement. Si, au lieu de dire: «J'ai besoin de nouveaux subsides pour augmenter nos forces de terre et de mer,» il avait dit: «Puisque nous adoptons le principe de la liberté commerciale, il ne peut plus être question de débouchés et de colonies. Nous renonçons à l'Orégon, peut-être même au Canada. Nos différends avec les États-Unis disparaissent, et je propose une réduction de nos forces de terre et de mer.»—S'il eût tenu ce langage, il y aurait eu, pour l'effet, autant de différence entre ce discours et les traités d'économie politique que nous sommes encore réduits à faire, qu'il y en a entre le soleil et des traités sur la lumière. L'Europe aurait été convertie en un an, et l'Angleterre y aurait gagné de trois côtés. Je me dispense de les énumérer, car je suis accablé de fatigue.

Paris, 16 mars 1846.

Mon cher Monsieur, j'ai tardé quelques jours à répondre à votre bonne et instructive lettre. Ce n'est pas que je n'eusse bien des choses à vous dire, mais le temps me manquait; aujourd'hui même, je ne vous écris que pour vous annoncer mon arrivée à Paris. Si j'avais pu hésiter à y venir, l'espoir que vous me donnez de vous y voir bientôt aurait suffi pour m'y décider.

Bordeaux est vraiment en agitation. Il a été de mode de s'associer à cette œuvre, il m'a été impossible de suivre mon plan, qui était de borner l'association aux personnes convaincues. La furia francese m'a débordé. Je prévois que ce sera un grand obstacle pour l'avenir; car déjà, quand on a voulu faire une pétition aux chambres pour fixer nos prétentions, des dissidences profondes se sont révélées.—Quoi qu'il en soit, on lit, on étudie, et c'est beaucoup. Je compte sur l'agitation elle-même pour éclairer ceux qui la font. Ils ont pour but d'instruire les autres et ils s'instruiront eux-mêmes.

Arrivé hier soir, je ne puis vous rien dire par ce courrier. J'aimerais mieux mille fois réussir à former un noyau d'hommes bien convaincus que de provoquer une manifestation bruyante comme celle de Bordeaux.—Je sais que l'on parle déjà de modération, de réformes progressives, d'experiments. Si je le puis, je conseillerai à ces gens-là de former entre eux une association sur ces bases et de nous laisser en former une autre sur le terrain du principe abstrait et absolu: no protection, bien convaincu que la nôtre absorbera la leur.

Paris, 25 mars 1846.

Mon cher Monsieur, dès la réception de votre lettre, j'ai remis à M. Dunoyer votre réponse à l'adresse de notre société d'économistes. Je viens de la traduire et elle n'a paru rien contenir qui puisse avoir des inconvénients à la publicité. Seulement, nous ne savons trop où faire paraître ce précieux document. Le Journal des Économistes ne paraîtra que vers le 20 avril. C'est bien tard. Beaucoup de journaux sont engagés avec le monopole, beaucoup d'autres avec l'anglophobie, et beaucoup d'autres sont sans valeur. Une démarche va être faite auprès du Journal des Débats. Je vous en dirai l'effet par post-scriptum.—Assurément, il n'y a rien dans votre lettre que de pur, noble, vrai et cosmopolite, comme dans votre cœur. Mais notre nation est si susceptible, elle est d'ailleurs si imbue de l'idée que la liberté commerciale est bonne pour vous et mauvaise pour nous,—que vous ne l'avez adoptée, en partie, que par machiavélisme et pour nous entraîner dans cette voie,—ces idées, dis-je, sont si répandues, si populaires, que je ne sais si la publication de votre adresse ne sera pas inopportune au moment où nous formons une association. On ne manquera pas de dire que nous sommes dupes de la perfide Albion. Des hommes qui savent que si deux et deux font quatre en Angleterre, ils ne font pas trois en France, rient de ces préjugés. Cependant, il me paraît prudent de les dissiper plutôt que de les heurter. C'est pourquoi je soumettrai encore la question de la publicité à quelques hommes éclairés avec lesquels je me réunis ce soir, et je vous ferai connaître demain le résultat de cette conférence.

J'ai souligné le mot en partie, voici pourquoi: notre principal point d'appui pour l'agitation est la classe commerciale, les négociants. Ils vivent sur les échanges et en désirent le plus possible. Ils ont d'ailleurs l'habitude de conduire les affaires. Sous ce double rapport, ils sont nos meilleurs auxiliaires. Cependant ils tiennent au monopole par un côté, le côté maritime, la protection à la navigation nationale, en un mot ce qu'on nomme la surtaxe.

Or, il arrive que tous nos armateurs sont frappés de cette idée que, dans son plan financier, sir Robert Peel n'a pas modifié votre acte de navigation, qu'il a laissé en cette matière la protection dans toute sa force; et je vous laisse à penser les conséquences qu'ils en tirent. Je crois me rappeler que votre acte de navigation fut modifié par Huskisson. J'ai votre tarif et je n'y aperçois nulle part que les denrées apportées par navires étrangers y soient soumises à une taxe différentielle. Je voudrais bien être fixé sur cette question, et si vous n'avez pas le temps de m'en instruire, ne pourriez-vous pas prier M. Paulton ou M. James Wilson de m'écrire à ce sujet une lettre assez étendue?

Maintenant je vous dirai un mot de notre association. Je commence à être un peu découragé par la difficulté, même matérielle, de faire quelque chose à Paris. Les distances sont énormes, on perd tout son temps dans les rues, et, depuis dix jours que je suis ici, je n'ai pas employé utilement deux heures. Je me déciderais à abandonner l'entreprise, si je ne voyais les éléments de quelque chose d'utile. Des pairs, des députés, des banquiers, des hommes de lettres, tous ayant un nom connu en France, consentent à entrer dans notre société; mais ils ne veulent pas faire les premiers pas. À supposer qu'on finisse par les réunir, je ne pense pas qu'on puisse compter sur un concours bien actif de la part de gens si occupés, si emportés par le tourbillon des affaires et des plaisirs. Mais leur nom seul aurait un grand effet en France et faciliterait des associations semblables et plus pratiques à Marseille, Lyon, le Havre et Nantes. Voilà pourquoi je suis résolu à perdre deux mois ici. En outre, la société de Paris aura l'avantage de donner un peu de courage aux députés free-traders, qui, jusqu'ici abandonnés par l'opinion, n'osaient avouer leurs principes.

Je n'ai pas d'ailleurs perdu de vue ce que vous me disiez un jour, que le mouvement, qui s'était fait de bas en haut en Angleterre, doit se faire de haut en bas en France; et par ce motif je me réjouirais de voir se réunir à nous des hommes marquants, tels que les d'Harcourt, Anisson-Dupéron, Pavée de Vendeuvre, peut-être de Broglie, parmi les Pairs; d'Eichthal, Vernes, Ganneron et peut-être Rothschild parmi les banquiers; Lamartine, Lamennais, Béranger, parmi les hommes de lettres. Assurément je suis loin de croire que tous ces illustres personnages aient des opinions arrêtées. C'est l'instinct plutôt que la claire-vue du vrai qui les guide; mais le seul fait de leur adhésion les engagera dans notre cause et les forcera de l'étudier. Voilà pourquoi j'y tiens, car sans cela j'aimerais mieux une association bien homogène, entre une douzaine d'adeptes libres d'engagements et dégagés des considérations qu'impose un nom politique.

À quoi tiennent quelquefois les grands événements! Certainement, si un opulent financier se vouait à cette cause, ou ce qui revient au même, si un homme profondément convaincu et dévoué avait une grande fortune, le mouvement s'opérerait avec rapidité. Aujourd'hui par exemple, je connais vingt notabilités qui s'observent, hésitent et ne sont retenues que par la crainte de ternir l'éclat de leur nom. Si au lieu de courir de l'un à l'autre, à pied, crotté jusqu'au dos, pour n'en rencontrer qu'un ou deux par jour et n'obtenir que des réponses évasives ou dilatoires, je pouvais les réunir à ma table, dans un riche salon, que de difficultés seraient surmontées! Ah! croyez-le bien, ce n'est ni la tête, ni le cœur qui me manquent. Mais je sens que cette superbe Babylone n'est pas ma place, et il faut que je me hâte de rentrer dans ma solitude et de borner mon concours à quelques articles de journaux, à quelques écrits. N'est-il pas singulier que je sois arrivé à l'âge où les cheveux blanchissent, témoin des progrès du luxe et répétant comme ce philosophe grec: Que de choses dont je n'ai pas besoin! et que je me sente à mon âge envahi par l'ambition. L'ambition! oh! j'ose dire que celle-là est pure, et si je souffre de ma pauvreté, c'est qu'elle oppose un obstacle invincible à l'avancement de la cause.

Pardonnez-moi, mon cher Monsieur, ces épanchements de mon cœur. Je vous parle de moi quand je ne devrais vous entretenir que d'affaires publiques.

Adieu, croyez-moi toujours votre bien affectionné et dévoué.

Paris, 2 avril 1846.

Mon cher Monsieur, ainsi que je vous l'ai annoncé, votre réponse à l'adresse de la société des économistes paraîtra dans le prochain numéro du Journal des Économistes. Elle fera, j'espère, un bon effet. Mais vu l'extrême susceptibilité de nos concitoyens, on a jugé à propos de ne pas l'insérer dans les journaux quotidiens et d'attendre que notre association parisienne fût un peu plus avancée.

Ce qui nous manque surtout, c'est un organe, un journal spécial, comme la Ligue. Vous me direz qu'il doit être l'effet de l'association. Mais je crois bien que, dans une certaine mesure, c'est l'association qui sera l'effet du journal; nous n'avons pas de moyens de communication et aucun journal accrédité ne peut nous en servir.

Donc j'ai pensé à créer ici un journal hebdomadaire intitulé le Libre Échange. Hier soir on m'en a remis le devis. Il se monte pour la dépense à 40,000 francs, pour la première année; et la recette, en supposant 1000 abonnés à 10 francs, n'est que de 10,000 francs: perte, 30,000 francs.

Bordeaux, je l'espère, consentira à en supporter une partie. Mais je dois aviser à couvrir la totalité. J'ai pensé à vous. Je ne puis demander à l'Angleterre une subvention avouée ou secrète, elle aurait plus d'inconvénients que d'avantages. Mais ne pourriez-vous pas nous avoir 1,000 abonnements à une demi-guinée? ce serait pour nous une recette de 500 livres sterling ou 12,500 francs, dont 10,000 francs nets, frais de poste déduits. Il me semble que Londres, Manchester, Liverpool, Leeds, Birmingham, Glasgow et Édimbourg suffiraient pour absorber ces 1,000 exemplaires, en abonnements réels que vos agents faciliteront. Il n'y aurait pas alors subvention, mais encouragement loyal, qui pourrait être hautement avoué.

Quand je vois la timidité de nos soi-disant free-traders, et combien peu ils comprennent la nécessité de s'attacher à un principe absolu, je ne vous cacherai pas que je regarde comme essentiel de prendre l'initiative de ce journal, d'en avoir la direction; car si, au lieu de précéder l'association, il la suit, et est obligé d'en prendre l'esprit au lieu de le créer, je crains que l'entreprise n'avorte.

Veuillez me répondre le plus tôt que vous pourrez et me donner franchement vos conseils.

Paris, 11 avril 1846.

Mon cher Monsieur, je m'empresse de vous annoncer que votre réponse à l'adresse des économistes paraîtra dans le journal de ce mois qui se publie du 15 au 20.—La traduction en est un peu faible, celui à qui elle est principalement adressée ayant cru convenable d'adoucir quelques expressions, afin de ménager la susceptibilité de notre public. Cette susceptibilité est réelle, et de plus elle est habilement exploitée.—Ces jours-ci, lisant quelques épreuves dans une imprimerie, il me tomba sous la main un livre où on nous accusait positivement d'être soudoyés par l'Angleterre ou plutôt par la Ligue. Connaissant l'auteur, je l'ai décidé à retirer cette absurde assertion, mais elle m'a fait sentir de plus en plus le danger d'avoir aucune relation financière avec votre société. Il m'est impossible de voir dans quelques abonnements que vous prendriez à nos écrits, pour les répandre en Europe, rien de répréhensible, et cependant je m'abstiendrai dorénavant d'en appeler à votre sympathie; et indépendamment des raisons que vous me donnez, celle-là suffit pour me décider à me conformer sur cette matière au préjugé national.

Le mouvement Bordelais, quoiqu'il ait été assez imposant et précisément à cause de cela, nous créera, je le crains, bien des obstacles. À Paris on n'ose rien faire, de peur de ne pas faire autant qu'à Bordeaux.—Dès l'origine, j'avais prévu qu'une association, inaperçue d'abord, mais composée d'hommes parfaitement unis et convaincus, aurait de meilleures chances qu'une grande démonstration. Enfin, il faut bien agir avec les éléments qu'on a sous la main, et l'un des bienfaits de l'association, si elle se propage, sera to train les associés eux-mêmes.—Ils en ont grand besoin. La distinction entre droit fiscal et droit protecteur ne leur entre pas dans la tête. C'est vous dire qu'on ne comprend pas même le principe de l'association, la seule chose qui puisse lui donner de la force, de la cohésion et de la durée. J'ai développé cette thèse dans le Courrier français d'aujourd'hui et je continuerai encore.

Quoi qu'il en soit, un progrès dans ce pays est incontestable. Il y a six mois, nous n'avions pas un journal pour nous. Aujourd'hui, nous en avons cinq à Paris, trois à Bordeaux, deux à Marseille, un au Havre et deux à Bayonne. J'espère qu'une douzaine de pairs et autant de députés entreront dans notre ligue et y puiseront, sinon des lumières, au moins du courage.

Paris, 25 mai 1846.

Voilà bien des jours que je ne vous ai pas écrit, mon cher monsieur Cobden, mais enfin je ne pouvais trouver une occasion plus favorable pour réparer ma négligence, puisque j'ai le plaisir d'introduire auprès de vous le Maire de Bordeaux, le digne, le chaleureux président de notre association, M. Duffour Dubergié. Je ne pense pas avoir rien à ajouter pour lui assurer de votre part le plus cordial accueil. Connaissant l'étroite union qui lie tous les ligueurs, je me dispense même d'écrire à messieurs Bright, Paulton, etc., bien convaincu qu'à votre recommandation, M. Duffour sera admis au milieu de vous comme un membre de cette grande confraternité qui s'est levée pour l'affranchissement et l'union des peuples. Et qui mérite plus que lui votre sympathie? C'est lui qui, par l'autorité de sa position, de sa fortune et de son caractère, a entraîné Bordeaux et décidé le peu qui se fait à Paris. Il n'a pas tergiversé et hésité comme font nos diplomates de la capitale. Sa résolution a été assez prompte et assez énergique pour que notre gouvernement lui-même n'ait pas eu le temps d'entraver le mouvement, à supposer qu'il en eût eu l'intention.

Recevez donc M. Duffour comme le vrai fondateur de l'association en France. D'autres rechercheront et recueilleront peut-être un jour cette gloire. C'est assez ordinaire; mais, quant à moi, je la ferai toujours remonter à notre président de Bordeaux.

Au milieu de l'agitation que doit exciter l'état de vos affaires, peut-être vous demandez-vous quelquefois où en est notre petite ligue de Paris. Hélas! elle est dans une période d'inertie fort ennuyeuse pour moi. La loi française exigeant que les associations soient autorisées, plusieurs membres, et des plus éminents, ont exigé que cette formalité précédât toute manifestation au dehors. Nous avons donc fait notre demande et, depuis ce jour, nous voilà à la discrétion des ministres. Ils promettent bien d'autoriser, mais ils ne s'exécutent pas. Notre ami, M. Anisson-Dupéron, déploie dans cette circonstance un zèle qui l'honore. Il a toute la vigueur d'un jeune homme et toute la maturité d'un pair de France. Grâce à lui, j'espère que nous réussirons. Si le ministre s'obstine à nous enrayer, notre association se dissoudra. Tous les peureux s'en iront; mais il restera toujours un certain nombre d'associés plus résolus, et nous nous constituerons sur d'autres bases. Qui sait si à la longue ce triage ne nous profitera pas?

J'avoue que je renoncerai à regret à de beaux noms propres. C'est nécessaire en France, puisque les lois et les habitudes nous empêchent de rien faire avec et par le peuple. Nous ne pouvons guère agir que dans la classe éclairée; et dès lors les hommes qui ont une réputation faite sont d'excellents auxiliaires. Mais enfin, mieux vaut se passer d'eux que de ne pas agir du tout.

Il paraît que les protectionnistes préparent en Angleterre une défense désespérée. Si vous aviez un moment, je vous serais bien obligé de me faire part de votre avis sur l'issue de la lutte. M. Duffour assistera à ce grand combat. J'envie cette bonne fortune.

Mugron, 25 juin 1846.

Ce n'est point à vous de vous excuser, mon cher Monsieur, mais à moi; car vous faites un grand et noble usage de votre temps, et moi, qui gaspille le mien, je n'aurais pas dû rester si longtemps sans vous écrire. Vous voilà au terme de vos travaux. L'heure du triomphe a sonné pour vous. Vous pouvez vous rendre le témoignage que vous aurez laissé sur cette terre une profonde empreinte de votre passage; et l'humanité bénira votre nom. Vous avez conduit votre immense agitation avec une vigueur, un ensemble, une prudence, une modération qui seront un éternel exemple pour tous les réformateurs futurs; et, je le dis sincèrement, le perfectionnement que vous avez apporté à l'art d'agiter sera pour le genre humain un plus grand bien que l'objet spécial de vos efforts, quelle qu'en soit la grandeur. Vous avez appris au monde que la vraie force est dans l'opinion, et vous lui avez enseigné comment on met cette force en œuvre. De ma propre autorité, mon cher Cobden, je vous décerne la palme de l'immortalité et je vous marque au front du signe des grands hommes.

Et moi, vous le voyez à la date de ma lettre, j'ai déserté le champ de bataille, non point découragé, mais momentanément dégoûté. Il faut bien le dire, l'œuvre en France est plus scientifique, moins susceptible de pénétrer dans les sympathies populaires. Les obstacles matériels et moraux sont aussi énormes. Nous n'avons ni railways ni penny-postage. On n'est pas accoutumé aux souscriptions; les esprits français sont impatients de toute hiérarchie. On est capable de discuter un an les statuts d'un règlement ou les formes d'un meeting. Enfin, le plus grand de tous les malheurs, c'est que nous n'avons pas de vrais Économistes. Je n'en ai pas rencontré deux capables de soutenir la cause et la doctrine dans toute son orthodoxie, et l'on voit les erreurs et les concessions les plus grossières se mêler aux discours et aux écrits de ceux qui s'appellent ici free-traders. Le communisme et le fouriérisme absorbent toutes les jeunes intelligences, et nous aurons une foule d'ouvrages extérieurs à détruire avant de pouvoir attaquer le corps de la place.

Que si je jette un regard sur moi-même, je sens des larmes de sang me venir aux yeux. Ma santé ne me permet pas un travail assidu et..... mais que servent les plaintes et les regrets!

Ces lois de septembre qu'on nous oppose ne sont pas bien redoutables. Au contraire, le ministère nous fait beau jeu en nous plaçant sur ce terrain. Il nous offre le moyen de remuer un peu la fibre populaire, et de fondre la glace de l'indifférence publique. S'il a voulu contrarier l'essor de notre principe, il ne pouvait pas s'y prendre plus mal.

Vous ne me parlez pas de votre santé. J'espère qu'elle s'est un peu rétablie. Je serais désolé que vous passiez à Paris sans que j'aie le plaisir de vous en faire les honneurs. C'est sans doute l'instinct des contrastes qui vous pousse au Caire, contraria contrariis curantur. Et vous voulez trouver, sous le soleil, sous le despotisme et sous l'immobilité de l'Égypte, un refuge contre le brouillard, la liberté et l'agitation britanniques. Puissé-je, dans sept ans, aller chercher dans les mêmes lieux un repos aux mêmes fatigues!

Vous allez donc dissoudre la Ligue! Quel instructif et imposant spectacle! Qu'est-ce auprès d'un tel acte d'abnégation que l'abdication de Sylla?—Voici pour moi le moment de refaire et de compléter mon Histoire de la Ligue. Mais en aurai-je le temps? Le courant des affaires absorbe toutes mes heures. Il faut aussi que je fasse une seconde édition de mes Sophismes, et je voudrais beaucoup faire encore un petit livre intitulé: Harmonies économiques. Il ferait le pendant de l'autre; le premier démolit, le second édifierait.

Bordeaux, 21 juillet 1846.

Mon cher et excellent ami, votre lettre est venue me trouver à Bordeaux, où je me suis rendu pour assister à un meeting occasionné par le retour de notre président M. Duffour-Dubergié. Ce meeting aura lieu dans quelques heures; je dois y parler, et cette circonstance me préoccupe à tel point que vous excuserez le désordre et le décousu de ma lettre. Je ne veux cependant pas remettre de vous écrire à un autre moment, puisque vous me demandez de vous répondre par retour du courrier.

Je n'ai pas besoin de vous dire combien j'ai accueilli avec joie l'achèvement de votre grande et glorieuse entreprise. La clef de voûte est tombée; tout l'édifice du monopole va s'écrouler, y compris le Système colonial, en tant que lié au régime protecteur. C'est là surtout ce qui agira fortement sur l'opinion publique, en Europe, et dissipera chez nous de bien funestes et profondes préventions.

Lorsque j'intitulai mon livre Cobden et la Ligue, personne ne m'avait dit que vous étiez l'âme de cette puissante organisation et que vous lui aviez communiqué toutes les qualités de votre intelligence et de votre cœur. Je suis fier de vous avoir deviné et d'avoir pressenti sinon devancé l'opinion de l'Angleterre toute entière. Pour l'amour des hommes, ne rejetez pas le témoignage qu'elle vous confère. Laissez les peuples exprimer librement et noblement leur reconnaissance. L'Angleterre vous honore, mais elle s'honore encore plus par ce grand acte d'équité. Croyez qu'elle place à gros intérêts ces 100,000 livres sterling; car tant qu'elle saura ainsi récompenser ses fidèles serviteurs, elle sera bien servie. Les grands hommes ne lui feront jamais défaut. Ici, dans notre France, nous avons aussi de belles intelligences et de nobles cœurs, mais ils sont à l'état virtuel, parce que le pays n'a point encore appris cette leçon si importante quoique si simple: honorer ce qui est honorable et mépriser ce qui est méprisable. Le don qu'on vous prépare est une glorieuse consommation de la plus glorieuse entreprise que le monde ait jamais vue. Laissez ces grands exemples arriver entiers aux générations futures.

J'irai à Paris au commencement d'août. Il n'est pas probable que j'y arrive comme député. Toujours la même cause me force à attendre que ce mandat me soit imposé, et, en France, on peut attendre longtemps. Mais comme vous, je pense que l'œuvre que j'ai à faire est en dehors de l'enceinte législative.

Je sors du meeting où je n'ai pas parlé[18]. Mais il m'est arrivé, à propos de députation, une chose bien extraordinaire. Je vous la conterai à Paris. Oh! mon ami, il est des pays où il faut avoir vraiment l'âme grande pour s'occuper du bien public, tant on s'y applique à vous décourager.

Paris, 23 septembre 1846.

Bien que je n'aie pas grand'chose à vous apprendre, mon cher ami, je ne veux pas laisser plus de temps sans vous écrire.

Nous sommes toujours dans la même situation, ayant beaucoup de peine à enfanter une organisation. J'espère pourtant que le mois prochain sera plus fertile. D'abord nous aurons un local. C'est beaucoup; c'est l'embodyment de la Ligue. Ensuite plusieurs leading-men reviendront de la campagne, et entre autres l'excellent M. Anisson, qui me fait bien défaut.

En attendant, nous préparons un second meeting pour le 29. C'est peut-être un peu dangereux, car un fiasco en France est mortel. Je me propose d'y parler et je relirai, d'ici là, plusieurs fois votre leçon d'éloquence. Pouvait-elle me venir de meilleure source? Je vous assure que j'aurai au moins, faute d'autres, deux qualités précieuses quoique négatives: la simplicité et la brièveté. Je ne chercherai ni à faire rire, ni à faire pleurer, mais à élucider quelque point ardu de la science.

Il y a un point sur lequel je ne partage pas votre opinion. C'est sur le public speaking. Il me semble que c'est le plus puissant instrument de propagation.—N'est-ce rien déjà que plusieurs milliers d'auditeurs qui nous comprennent bien mieux qu'à la lecture? puis le lendemain chacun veut savoir ce que vous avez dit et la vérité fait son chemin.

Vous avez su que Marseille a fait son pronunciamiento, ils sont déjà plus riches que nous. J'espère bien qu'ils nous aideront au moins pour la fondation du journal.

Bruxelles vient de former son association. Et, chose étonnante, ils ont déjà émis le premier numéro de leur journal. Hélas! ils n'ont sans doute pas une loi sur le timbre et une autre sur le cautionnement.

Je suis impatient d'apprendre si vous avez visité nos délicieuses Pyrénées. Le maire de Bordeaux m'écrivait que mes tristes Landes vous étaient apparues comme la patrie des lézards et des salamandres. Et pourtant, une profonde affection peut transformer cet affreux désert en paradis terrestre! Mais j'espère que nos Pyrénées vous auront réconcilié avec le midi de la France. Quel dommage que toutes ces provinces qui avoisinent Pau, le Juranson, le Béarn, le Tursan, l'Armagnac, la Chalosse, ne puissent pas faire avec l'Angleterre un commerce qui serait si naturel!

Je reviens aux associations. Il s'en forme une de protectionnistes. C'est ce qui pouvait nous arriver de plus heureux, car nous avons bien besoin de stimulant.—On dit qu'il s'en forme une autre pour le Libre-échange en matières premières et la protection des manufactures. Celle-là du moins n'a pas la prétention de s'établir sur un principe et de compter la justice pour quelque chose. Aussi elle s'imagine être éminemment pratique. Il est clair qu'elle ne pourra pas tenir sur pied, et qu'elle sera absorbée par nous.

Paris, 29 septembre 1846.

Mon cher ami, je suis allé chez M. de Loménie, il est venu chez moi, et nous ne nous sommes pas encore rencontrés. Mais je le verrai demain et je mettrai à sa disposition tous mes documents et ceux de Fonteyraud. En outre, je lui offrirai ma coopération, soit pour traduire, soit pour donner à son article, au besoin, la couleur d'orthodoxie économique. J'ai très-présent à la mémoire le passage de votre discours de clôture, où vous faites une excursion dans l'avenir, et, de là, montrez à vos auditeurs un horizon plus vaste et plus beau que celui que le Pic du midi a étalé à vos yeux.—Ce discours sera traduit et communiqué à M. de Loménie. Il pourrait bien se servir aussi de votre morceau sur l'émigration, qui est vraiment éloquent. Bref, rapportez-vous-en à moi.—Seulement, je dois vous dire que l'on ne parle guère ici de cette galerie des hommes illustres. On assure que ce genre d'ouvrage est une spéculation sur l'amour-propre des prétendants à l'illustration. Mais peut-être cette insinuation a-t-elle sa source dans des jalousies d'auteurs et d'éditeurs, irritabile genus, la plus vaine espèce d'hommes que je connaisse, après les maîtres d'escrime.

Je reçois à l'instant votre bonne lettre. M'arrivera-t-elle à temps? J'ai cousu assez naturellement le texte que vous me signalez à mon discours. Comment n'ai-je pas pensé à vous demander vos conseils? Cela provient sans doute de ce que j'ai la tête pleine d'arguments et me sentais riche. Mais je ne pensais qu'au sujet, et vous me faites penser à l'auditoire. Je comprends maintenant qu'un bon discours doit nous être fourni par l'auditoire plus encore que par le sujet. En repassant le mien dans ma tête, il me semble qu'il n'est pas trop philosophique; que la science, l'à-propos et la parabole s'y mêlent en assez juste proportion[19]. Je vous l'enverrai, et vous m'en direz votre façon de penser, pour mon instruction. Vous comprenez que tout ménagement serait un mauvais service que vous me rendriez, mon cher Cobden. J'ai de l'amour-propre comme les autres, et personne ne craint plus que moi le ridicule; mais c'est précisément ce qui me fait désirer les bons conseils et les bonnes critiques. Une de vos remarques peut m'en épargner mille dans l'avenir qui s'ouvre devant moi et qui m'entraîne. Ce soir va décider beaucoup de choses.

On m'attend au Havre. Oh! quel fardeau qu'une réputation exagérée! Là, il faudra traiter le shipping interest. Je me rappelle que vous avez dit de bonnes choses à ce sujet, à Liverpool ou à Hall. Je chercherai, mais si vous avez quelque bonne idée relativement au Havre, faites-m'en la charité, ou plutôt faites-la, through me, à ces peureux armateurs qui comptent sur la rareté des échanges pour multiplier les transports. Quel aveuglement! quelle perversion de l'intelligence humaine!

Et je suis étonné, quand je pense à cela,
Comment l'esprit humain peut baisser jusque-là.

Je ne mettrai ma lettre à la poste que demain, afin de vous rendre compte d'un événement qui vous intéresse, je suis sûr, comme s'il vous était personnel.

J'oubliais de vous dire que votre lettre antérieure m'est arrivée trop tard. J'avais arrêté déjà deux appartements séparés, l'un pour l'association, l'autre pour moi, mais dans la même maison. Il faut en prendre son parti avec ce mot qui console l'Espagnol de tout: no hay remedio! Quant à ma santé, ne vous alarmez pas; elle va mieux. Je crois que la Providence m'en donnera jusqu'au bout. Je deviens superstitieux, n'est-il pas bon de l'être un peu?

Mais voici que ma lettre arrive au square yard. Elle payera de forts droits. Il n'en serait pas ainsi probablement, si la poste adoptait the ad valorem duty. Je réserve la place pour demain.

Minuit.

La séance vient de finir. Anisson nous présidait. L'auditoire était plus nombreux que l'autre fois. Nous avons eu cinq Speeches, dont deux de professeurs qui croyaient faire leur cours. Bien plus que moi, ils ont songé à leur sujet plus qu'à leur public. M. Say a eu beaucoup de succès. Il a parlé avec chaleur et a été fort applaudi. Cela me fait bien plaisir, car comment ne pas aimer cet excellent homme? M*** a fait trois excellents discours en un. Il n'avait d'autre défaut que la longueur. J'ai parlé le cinquième, et avec le désavantage de n'avoir plus qu'un auditoire harassé. Cependant, j'ai réussi tout autant que je le désirais. Chose drôle, je n'éprouvais d'émotion qu'au mollet. Je comprends maintenant le vers de Racine:

Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.

30.

Je n'ai vu qu'un journal, le Commerce. Voici comment il s'exprime: «M. Bastiat a fait accepter des paraboles économiques, grâce à un débit sans prétention et à une verve toute méridionale.» Ce maigre éloge me suffit, et je n'en voudrais pas davantage; car Dieu me préserve d'exciter jamais l'envie parmi mes collaborateurs!

Paris, 22 octobre 1846.

Mon cher ami, je commençais à m'inquiéter de votre silence. Enfin je reçois votre lettre du..... et me réjouis d'apprendre que vous et madame Cobden vous trouvez au mieux de l'Espagne. Que sera-ce quand vous verrez l'Andalousie! Autant que j'ai pu le remarquer, il y a dans les manières, à Séville et à Cadix, un air d'égalité entre les classes, qui réjouit l'âme. Je suis enchanté d'apprendre qu'il y a de bons free-traders au delà des Pyrénées. Ils nous feront peut-être honte. Cher ami, je crois que nous avons cela de commun, que nous sommes exempts de jalousie personnelle. Mais avez-vous de la jalousie nationale? Pour moi, je ne m'en sens guère. Je voudrais bien que mon pays donnât de bons exemples, mais à défaut, j'aime encore mieux qu'il en reçoive que s'il fallait attendre un siècle pour qu'il prît la tête.—Et puis..... je ne puis retenir ici une réflexion philosophique.—Les nations s'enorgueillissent beaucoup d'avoir produit un grand musicien, un bon peintre, un habile capitaine, comme si cela ajoutait quelque chose à notre propre mérite. L'on dit: «Le Français invente, l'Anglais encourage.» Morbleu! ne voyez-vous pas que l'invention est un fait personnel et l'encouragement un fait national? Bentham disait des sciences: «Ce qui les propage vaut mieux que ce qui les avance.» J'en dis autant des vertus.

Mais où vais-je m'égarer? Donc que le progrès nous vienne du couchant ou de l'aurore, pourvu qu'il vienne.

Votre discours paraîtra demain dans deux journaux de Paris. Ce n'est pas moi qui l'ai traduit. J'ai remarqué que vous avez pu vous permettre le conseil plus qu'à Paris. Au reste, vous l'avez fait avec une parfaite convenance, et je vous approuve fort d'avoir dit aux Castillans qu'il n'est pas nécessaire de tuer les gens pour leur apprendre à vivre.

Ici nous allons lentement, mais nous allons. Notre dernière séance a été bonne et le public en réclame une autre. Je suis allé au Havre. Une association s'y est formée; mais elle n'a pas cru devoir prendre notre titre. Je crains que ces messieurs n'aient pas compris l'importance de se rallier à un principe simple. Ils demandent la Réforme commerciale et l'abaissement des impôts sur la consommation. Que de choses il y aurait à dire!—Réforme commerciale!—Ils n'ont pas osé prononcer le mot Liberté, à cause de la navigation.—Abaissement des taxes!—Dans quel monde de discussions cela va-t-il les jeter!

À propos de la navigation, j'ai mis un article dans le journal du Havre qui a fait un bon effet local.—M. Anisson croit que c'est aux dépens du principe. Je ne le pense pas, mais il m'en coûte d'être en désaccord avec le plus zélé et le plus éclairé de mes collègues.—Je voudrais bien que vous fussiez à portée de nous, pour décider sur ce dissentiment.—Mais vraiment le débat par correspondance serait trop long.

Je ne sais si c'est à ma honte ou à ma gloire, mais je n'ai rien lu about the mariage. Notre journal le Courrier ne parle que de cela depuis deux mois. Je l'ai prévenu qu'autant vaudrait mettre sous son titre: Journal d'une coterie espagnole. Il a perdu ses abonnés; il s'en prend au Libre-Échange. Quelle pitié! vraiment je regrette mes Landes. Là j'imaginais la turpitude humaine; mais il est plus pénible de la voir.

Adieu, mon frère d'armes, soignez bien votre santé et celle de madame Cobden, à qui je présente mes civilités. Méfiez-vous de l'air de l'Espagne qui est fort traître et détruit les poumons sans avoir l'air d'y toucher.

Paris, 22 novembre 1846.

Mon cher ami, je vous remercie de m'avoir mis à même de vous suivre dans votre voyage, par les journaux de Madrid, de Séville et de Cadix. Les témoignages de sympathie que vous recevez partout arrivent, through you, à notre belle cause. Cela me réjouit l'âme de voir que les hommages des peuples vont enfin à la bonne adresse, au lieu de s'égarer, selon l'usage, vers les actions, quels qu'en soient les motifs, qui infligent les maux les plus évidents à la pauvre humanité. En même temps, il m'est bien agréable d'apprendre que vous jouissez d'une bonne santé et que celle de madame Cobden n'a pas eu à souffrir d'un si long voyage.

Je partage votre opinion sur l'Espagne et les Espagnols. Cependant, ne vous faites-vous pas un peu illusion sur le degré de prospérité auquel ce pays est appelé? Je sais qu'on parle toujours de sa fertilité; mais l'absence de rivières, de canaux, de routes, d'arbres sont des obstacles dont vous devez apprécier la force. En isolant les hommes, ils s'opposent autant au développement moral et social qu'à l'accroissement des richesses. L'Espagne a besoin qu'on invente le moyen de faire franchir les montagnes aux locomotives. Pressé par le temps, qui ne me permet plus guère de faire face à une correspondance de famille, je vais droit à la question du free-trade en France. En ce moment, nous sommes accablés. Les prohibitionnistes font de l'agitation à fond et à l'anglaise. Journaux, contributions, appels aux ouvriers, menaces au gouvernement, rien n'y manque. Quand je dis à l'anglaise, j'entends qu'ils déploient beaucoup d'énergie et une véritable entente de l'agitation.

Sous ce rapport, nos provinces du Nord sont beaucoup plus avancées que nos départements méridionaux.—Et puis un intérêt plus actuel les aiguillonne.—Dans vingt-quatre heures ils ont fondé un journal, et nous... croiriez-vous que nous ne savons pas encore si Bordeaux veut ou ne veut pas nous aider? Marseille et le Havre s'isolent, et leur seul motif est qu'ils ne nous trouvent pas assez pratiques, comme si nous avions autre chose à faire qu'à détruire une erreur publique. Mais je m'attendais à tout cela et à pis encore.

Je n'ai pas pu échapper à la nécessité de prendre sur moi le travail matériel. Le défaut d'argent, d'un côté, et les occupations de mes collègues, de l'autre, ne me laissaient que l'alternative de tout abandonner ou de boire ce calice.—Je vois passer dans le journal protectionniste et dans les feuilles démocratiques les fallacies les plus étranges sans avoir le temps d'y répondre; et il m'est même impossible de réunir les matériaux d'un second volume des Sophismes, quoique je les aie en suffisante quantité. Seulement, ils sont tous dans le genre Buffa, et je voudrais en entremêler quelques-uns de Seria.—Quant à une autre édition plus complète de «Cobden et la Ligue,» je n'y pense même plus.

Quelle différence, mon cher ami, si je pouvais aller de ville en ville parlant et écrivant!

Quoi qu'il en soit, l'opinion publique est éveillée et j'espère.

Il est à peu près décidé que nous émettrons notre premier numéro dans les premiers jours de décembre, sans savoir comment nous pourrons nous soutenir. Mais les bonnes causes ne doivent-elles pas compter sur la Providence?—Je vous en enverrai un exemplaire toutes les fois que je pourrai vous rejoindre dans vos pérégrinations. J'espère aussi que vous nous ferez avoir des abonnés au dehors. Nous calculons qu'à 12 fr., il nous faudrait 5,000 abonnés pour faire nos frais. Nous pourrions alors nous passer de Marseille et du Havre. Malgré que nous devions être très-circonspects à l'égard des étrangers et surtout des Anglais, je ne pense pas qu'il y ait des inconvénients à ce que vos compatriotes nous aident à accroître la circulation de notre journal dans les contrées où la langue française est répandue.

Je reçois à l'instant une lettre de Bordeaux. Elle me donne l'espérance que nous serons aidés. Le maire y travaille cordialement.

Une autre bonne fortune m'arrive en ce moment. Les ouvriers m'engagent à aller les trouver et à m'entendre avec eux. Si je les avais, ils entraîneraient le parti démocratique. J'y ferai tous mes efforts.

Paris, 25 novembre 1846.

Mon cher ami, hier soir, nous avons tenu notre troisième séance publique. La salle Montesquieu était pleine et beaucoup de personnes n'ont pas pu entrer, ce qui est, à Paris, la circonstance la plus favorable pour attirer du monde. De nouvelles classes ont paru dans l'assemblée. J'avais envoyé des billets aux ouvriers et aux élèves des écoles de droit. Le public a été admirable; et quoique les orateurs oublient quelquefois ce conseil de la sagesse, de la prudence et même de leur intérêt bien entendu, arrêtez-vous donc! l'auditoire a écouté avec une attention religieuse, quand il n'était pas entraîné par l'enthousiasme. Nos orateurs ont été MM. Faucher, qui a commenté avec beaucoup de force et d'à-propos une lettre officielle des protectionnistes au conseil des ministres; Peupin, ouvrier, qui aurait été parfait de verve et de simplicité, s'il avait su se renfermer dans son rôle, d'où il a un peu trop voulu sortir; Ortolan, qui a fait un discours éloquent, et a considéré la question à un point de vue tout à fait neuf. Ce discours a enflammé l'auditoire et remué la fibre française. Enfin, Blanqui, qui a été aussi énergique que spirituel.—Notre digne président avait ouvert la séance par quelques paroles pleines de grâce et empreintes du bon ton que conserve encore notre aristocratie nominale. Je vous enverrai tout cela.

Parler en public a un attrait irrésistible pour le Français. Il est donc probable que nous serons accablés de demandes, et quant à moi je suis décidé à attendre que la parole me soit offerte. C'est m'exposer à attendre longtemps; quoi qu'il en soit, je ne serais pas fâché de me tenir prêt au besoin.—Si donc il vous venait quelque idée neuve, quelqu'une de ces pensées qui, développées, puissent servir de texte à un bon discours, ne manquez pas de me l'indiquer.—Si ma santé ne peut se concilier avec la part de travail intérieur qui m'est échue, je demanderai un congé et j'en profiterai pour aller à Lyon, Marseille, Nîmes, etc. Envoyez-moi donc tout ce qui pourra se présenter à votre esprit approprié à ces diverses villes.—Vous pourriez écrire ces pensées, à mesure qu'elles s'offrent à votre esprit, sur de petits morceaux de papier et les enfermer dans vos lettres.—Je me charge du verre d'eau dans lequel devront être délayées ces gouttes d'essence.

Particulièrement, je tiens à approfondir la question des salaires, c'est-à-dire l'influence de la liberté et de la protection sur le salaire. Je ne serais pas embarrassé de traiter cette grande question d'une manière scientifique; et si j'avais un livre à faire là-dessus, j'arriverais peut-être à une démonstration satisfaisante.—Mais ce qui me manque, c'est une de ces raisons claires, saisissantes, propres à être présentées aux ouvriers eux-mêmes, et qui, pour être comprises, n'ont pas besoin de toutes les notions antérieures de valeur, numéraire, capital, concurrence, etc.

Adieu, mon cher ami, écrivez-moi de Barcelone. Je crois avoir un peu de fièvre et je me suis imposé la loi de ne rien faire aujourd'hui. C'est pourquoi je m'arrête, en vous renouvelant l'expression de mon amitié.

Paris, 20 décembre 1846.

Mon cher ami, j'avais perdu votre trace depuis quelque temps et je suis bien aise de vous savoir en France, dans ce pays le plus délicieux qu'il y ait au monde, s'il avait le sens commun. Ah! mon ami, je m'attendais que nos adversaires exploiteraient contre nous les aveugles passions populaires, et entre autres la haine de l'étranger. Mais je ne croyais pas qu'ils réussiraient aussi bien. Ils ont soudoyé de nouveau la presse, et le mot d'ordre est de nous représenter comme des traîtres, des agents de Pitt et Cobourg. Croiriez-vous que, dans mon pays même, cette calomnie a fait son chemin! On m'écrit de Mugron, qu'on n'ose plus y parler de moi qu'en famille, tant l'esprit public y est monté contre notre entreprise. Je sais bien que cela passera, mais la question pour nous est de savoir combien de temps il faut à la raison pour avoir raison. Le 29 de ce mois, je dois parler à la salle Montesquieu, et mon projet est de toucher ce sujet délicat et de développer cette idée: «L'oligarchie anglaise a pesé sur le monde, et c'est ce qui explique l'universelle défiance avec laquelle on accueille ce qui se fait de l'autre côté du détroit. Mais il y a un pays sur lequel elle a pesé plus que sur tout autre, et c'est l'Angleterre elle-même. Voilà pourquoi il y a en Angleterre, une classe qui résiste à l'oligarchie et la dépouille peu à peu de ses dangereux priviléges. C'est cette classe qui a conquis successivement l'émancipation catholique, la réforme électorale, l'abolition de l'esclavage et la liberté commerciale, et qui est sur le point de conquérir l'affranchissement des colonies. Elle travaille donc dans notre sens, et il est absurde de l'envelopper dans la même haine que nous devons réserver aux classes dominatrices de tous les pays.»

Voilà le texte. Je crois pouvoir l'habiller de manière à le faire passer[20].

Que de choses j'aurais à vous dire, mon cher ami! mais le temps me manque.—Je vous envoie les quatre premiers numéros de notre journal. J'y ai marqué ce qui est de moi. Je me suis vu contraint, sous peine de faire manquer l'entreprise, d'y mettre mon nom, et maintenant je ne puis supporter plus longtemps d'accepter la responsabilité de tout ce qui s'y dit. Cela va amener une crise, car il faut qu'on me laisse faire le journal comme je le veux ou qu'un autre le signe.

De tous les sacrifices que j'ai faits à la cause, celui-là est le plus grand.—Combattre à mon gré allait mieux à mon caractère; tantôt faisant des articles sérieux et de longue haleine, tantôt allant à Lyon ou à Marseille, enfin, obéissant à ma nature sensitive. Me voilà au contraire attaché à la polémique quotidienne. Mais dans notre pays, c'est le champ de l'utilité.

Vous n'avez pas besoin d'introduction auprès de M. Rossi; votre renommée vous donne accès partout. Cependant, puisque vous le désirez, je vais vous envoyer une lettre de M. Chevalier ou de quelque autre.

Maintenant, je crois que nos efforts doivent tendre à la diffusion de notre journal le Libre-Échange. Soyez convaincu que, dès que nous serons sortis des tiraillements inséparables d'un commencement, ce journal sera fait dans un bon esprit et pourra rendre de grands services, pourvu qu'il soit lu. Attachez-vous donc, dans vos voyages, à lui trouver des abonnés; faites en sorte que les frontières de l'Italie ne lui soient pas fermées. Faites observer qu'il n'attaque aucune institution politique, aucune croyance religieuse.—L'Italie est le pays qui donne le plus d'abonnés au Journal des Économistes. Il doit en donner bien davantage au Libre-Échange, qui paraît toutes les semaines et ne coûte que 12 fr.—Ce n'est pas tout. Je pense que vous devriez écrire à Londres et à Manchester, car enfin the cry contre l'Angleterre n'empêche pas que nous ne puissions y trouver des abonnés. Des abonnements, c'est pour nous une question de vie et de mort. Mon cher Cobden, après avoir dirigé de si haut le mouvement en Angleterre, ne dédaignez pas l'humble mission de courtier d'abonnements.

J'ai vraiment honte de vous envoyer cette lettre faite à bâtons rompus et sans trop savoir ce que je dis. Je me réserve de vous écrire plus à l'aise, cette nuit et la suivante.

Paris, 25 décembre 1846.

Mon cher ami, j'ai communiqué votre lettre à Léon Faucher. Il dit que «vous ne connaissez pas la France.» Pour moi, je suis convaincu que nous ne pouvons réussir qu'en éveillant le sentiment de la justice, et que nous ne pourrions pas même prononcer le mot justice si nous admettions l'ombre de la protection. Nous en avons fait l'expérience; et la seule fois que nous avons voulu faire des avances à une ville, elle nous a ri au nez.—C'est cette conviction et la certitude où je suis qu'elle n'est pas assez partagée qui m'a principalement engagé à accepter la direction du journal.—Non que ce soit une direction bien réelle: il y a un comité de rédaction qui a la haute main; mais je puis espérer néanmoins de donner à l'esprit de cette feuille une couleur un peu tranchée. Quel sacrifice, mon ami, que d'accepter le métier de journaliste et de mettre mon nom au bas d'une bigarrure! mais je ne vous écris pas pour vous faire mes doléances.

Marseille ne paraît, pas plus que Bordeaux, comprendre la nécessité de concentrer l'action à Paris. Cela nous affaiblit. Nos adversaires n'ont pas fait cette faute; et quoique leur association recèle des germes innombrables de division, ils compriment ces germes par leur habileté et leur abnégation. Si vous avez occasion de voir les meneurs de Marseille, expliquez-leur bien la situation.

The cry contre l'Angleterre nous étouffe. On a soulevé contre nous de formidables préventions. Si cette haine contre la perfide Albion n'était qu'une mode, j'attendrais patiemment qu'elle passât. Mais elle a de profondes racines dans les cœurs. Elle est universelle, et je vous ai dit, je crois, que dans mon village on n'ose plus parler de moi qu'en famille. De plus, cette aveugle passion est si bien à la convenance des intérêts protégés et des partis politiques, qu'ils l'exploitent de la manière la plus éhontée. Écrivain isolé, je pourrais les combattre avec énergie; mais, membre d'une association, je suis tenu à plus de prudence.

D'ailleurs, il faut avouer que les événements ne nous favorisent pas. Le jour même où sir Robert Peel a consommé le free-trade, il a demandé un crédit de 25 millions pour l'armée, comme pour proclamer qu'il n'avait pas foi dans son œuvre, et comme pour refouler dans notre bouche nos meilleurs arguments. Depuis, la politique de votre gouvernement est toujours empreinte d'un esprit de taquinerie qui irrite le peuple français et lui fait oublier ce qui pouvait lui rester d'impartialité. Ah! si j'avais été ministre d'Angleterre! à l'occasion de Cracovie, j'aurais dit: «Les traités de 1815 sont rompus. La France est libre! l'Angleterre combattit le principe de la révolution française jusqu'à Waterloo. Aujourd'hui, elle a une autre politique, celle de la non-intervention dans toute son étendue. Que la France rentre dans ses droits, comme l'Angleterre dans une éternelle neutralité.»—Et joignant l'acte aux paroles, j'aurais licencié la moitié de l'armée et les trois quarts des marins. Mais je ne suis pas ministre.

Paris, 10 janvier 1847.

Mon cher ami, j'ai reçu presque en même temps vos deux lettres écrites de Marseille. Je vous approuve de n'avoir fait que passer dans cette ville; car Dieu sait comment on aurait interprété un plus long séjour. Mon ami, l'obstacle qui nous viendra des préventions nationales est beaucoup plus grave et durera plus que vous ne paraissez le croire. Si les monopoleurs avaient excité l'anglophobie pour le besoin de la cause, cette manœuvre stratégique pourrait être aisément déjouée. En tout cas, la France, en bien peu de temps, découvrirait le piége. Mais ils exploitent un sentiment préexistant, qui a de profondes racines dans les cœurs,—et vous le dirai-je? qui, quoique égaré et exagéré, a son explication et sa justification. Il n'est pas douteux que l'oligarchie anglaise a pesé douloureusement sur l'Europe; que sa politique de bascule, tantôt soutenant les despotes du Nord, pour comprimer la liberté au Midi, tantôt excitant le libéralisme au Midi pour contenir le despotisme du Nord, n'ait dû éveiller partout une infaillible réaction. Vous me direz qu'il ne faut jamais confondre les peuples avec leurs gouvernements. C'est bon pour les penseurs. Mais les nations se jugent entre elles par l'action extérieure qu'elles exercent les unes sur les autres. Et puis, je vous l'avoue, cette distinction est un peu subtile. Les peuples sont solidaires jusqu'à un certain point de leurs gouvernements, qu'ils laissent faire quand ils ne les aident pas. La politique constante de l'oligarchie britannique a été de compromettre la nation dans ses intrigues et ses entreprises, afin de la mettre en état d'hostilité avec le genre humain et la tenir ainsi sous sa dépendance. Maintenant cette hostilité générale se manifeste; c'est un juste châtiment de fautes passées, et il survivra longtemps à ces fautes mêmes.

Ainsi le sentiment national dont les monopoleurs se servent est très-réel. Ajoutez qu'il sert admirablement les partis. Les démocrates, les républicains et l'opposition de la gauche l'exploitent à qui mieux mieux, ceux-là pour dépopulariser le roi, ceux-ci pour renverser M. Guizot.—Vous conviendrez que les monopoleurs ont trouvé là une puissance bien dangereuse.

Pour déjouer cette manœuvre, l'idée m'était venue de commencer par reconnaître le machiavélisme et la politique envahissante de l'oligarchie britannique; de dire ensuite: «Qui en a souffert plus que le peuple anglais lui-même?» de montrer le sentiment d'opposition qu'elle a de tout temps rencontré en Angleterre; de faire voir ce sentiment résistant, en 1773, à la guerre contre l'indépendance américaine, en 1791, à la guerre contre la révolution française. Ce sentiment fut alors comprimé, mais non étouffé, il vit encore, il se fortifie, il grandit, il devient l'opinion publique. C'est lui qui a arraché à l'oligarchie l'émancipation catholique, l'extension du suffrage électoral, l'abolition de l'esclavage et récemment la destruction des monopoles. C'est encore lui qui lui arrachera l'affranchissement commercial des colonies.—Et à ce sujet, je ferai voir que l'affranchissement commercial conduit à l'affranchissement politique. Donc la politique envahissante a cessé d'être, car on ne renonce pas à des envahissements accomplis pour courir après des envahissements nouveaux.

Ensuite, par des traductions de vous, de Fox, de Thompson, je montrerai que la Ligue est l'organe et la manifestation de ce sentiment qui s'harmonise avec celui de l'Europe, etc., etc., vous devinez le reste.—Mais il faudrait du temps et de la force, et je n'ai ni l'un ni l'autre.—Ne pouvant écrire, tel sera le texte de la fin de mon prochain discours à la salle Montesquieu. Au reste, je ne dirai rien que je ne le pense.

Que vous êtes heureux d'être sous le ciel d'Italie! quand verrai-je aussi les champs, la mer, les montagnes! ô rus! quando ego te aspiciam! et surtout quand serai-je au milieu de ceux qui m'aiment! Vous avez fait des sacrifices, vous; mais c'était pour fonder l'édifice de la civilisation. En conscience, mon ami, est-on tenu à la même abnégation quand on ne peut que porter un grain de sable au monument? Mais il fallait faire ces réflexions avant; maintenant, l'épée est sortie du fourreau. Elle n'y rentrera plus. Le monopole ou votre ami iront avant au Père Lachaise.

Paris, 20 mars 1847.

Mon cher ami, j'étais bien en peine et même bien surpris de ne pas recevoir de vos nouvelles. Je me disais: Le free-trade atmosphère de l'Italie lui aurait-elle fait oublier notre région prohibitionniste? chaque jour je pensais à vous écrire; mais où vous trouver, à qui adresser mes lettres? Enfin, je reçois la vôtre du 7.—Après m'être réjoui d'apprendre que vous jouissez, ainsi que madame Cobden, d'une bonne santé, j'éprouve une autre satisfaction, celle de voir l'Italie si avancée dans la bonne doctrine. Ainsi ma pauvre France, si en avant des autres nations sous tant de rapports, se laisse distancer en économie politique. Mon orgueil national devrait en souffrir, mais je vous le dis, mon ami, bien bas et à l'oreille, j'ai peu de ce patriotisme, et si ce n'est pas mon pays qui projette la lumière, je désire au moins qu'elle brille dans d'autres cieux. Amica patria, sed magis amica veritas; et je dis à la paix, au bonheur de l'humanité, à la fraternité des peuples, comme Lamartine à l'enthousiasme:

Viens du couchant ou de l'aurore.

Je vous écris, mon cher Cobden, deux heures avant mon départ pour Mugron où m'appelle, en toute hâte, la sérieuse maladie d'une vieille tante qui m'a servi de mère depuis que j'eus le malheur, dans mon enfance, de perdre la mienne. Pendant mon absence comment ira notre journal? je l'ignore, et mon nom n'y restera pas moins attaché!—C'est vraiment une entreprise bien difficile, car on ne peut pas faire la moindre allusion aux passing events sans risquer de froisser la susceptibilité politique de quelque collègue. Ce soin assidu d'éviter tout ce qui peut contrarier les partis politiques—(puisque tous sont représentés dans notre association) nous prive des trois quarts de nos forces. Quel bien immense notre journal pourrait faire s'il mettait en contraste l'inanité et le danger de la politique actuelle avec la grandeur et la sécurité de la politique libre-échangiste! Avant la fondation du journal, j'avais le projet de publier chaque mois un petit volume, dans le genre des Sophismes, où j'aurais eu mes coudées franches. Je crois vraiment qu'il eût été plus utile que le journal lui-même.

Notre agitation s'agite fort peu. Il nous manque toujours un homme d'action. Quand surgira-t-il? je l'ignore. Je devrais être cet homme, j'y suis poussé par la confiance unanime de mes collègues, but I cannot. Le caractère n'y est pas, et tous les conseils du monde ne peuvent point faire d'un roseau un chêne. Enfin, quand la question pressera les esprits, j'espère bien voir apparaître un Wilson.

Je vous envoie les cinq à six derniers numéros du Libre-Échange. Il est bien peu répandu, mais il m'a été assuré qu'il ne laissait pas que d'exercer quelque influence sur plusieurs de nos leading men.

Il paraît que notre ministère n'osera pas présenter cette année une loi de douane qui introduise dans la législation actuelle des changements sérieux. Cela décourage quelques-uns de nos amis. Quant à moi, je ne désire même pas des modifications actuelles. Arrière les lois qui précèdent le progrès de l'opinion! et je ne désire pas pour mon pays autant le free-trade que l'esprit du free-trade. Le free-trade, c'est un peu plus de richesse; l'esprit du free-trade, c'est la réforme de l'intelligence même, c'est-à-dire la source de toutes les réformes.

Vous me parlez de Naples, de Rome, de la Sardaigne et du Piémont. Mais vous ne me dites rien de la Toscane. Cependant ce pays doit être très-curieux à observer. Si vous rencontrez quelque bon ouvrage sur l'état de ce pays, tâchez de me l'envoyer. Je ne serais pas fâché d'avoir aussi dans mon humble bibliothèque quelques-uns des plus anciens économistes italiens, par exemple: Nicolo Donato. Je me figure que si la renommée n'était pas quelque peu capricieuse, Turgot et Ad. Smith, tout en conservant la gloire de grands hommes, perdraient celle d'inventeurs.

Paris, 20 avril 1847.

Mon cher ami, votre lettre du 7, écrite de Rome, m'a retrouvé à mon poste. Je suis allé passer vingt jours auprès d'une parente malade. J'espérais que ce voyage me rendrait aussi la santé, mais il n'en est pas ainsi. La grippe a dégénéré en rhume obstiné, et dans ce moment je crache le sang. Ce qui m'étonne et m'épouvante, c'est de voir combien quelques gouttes de sang sorties du poumon peuvent affaiblir notre pauvre machine et surtout la tête. Le travail m'est impossible et très-probablement je vais demander au conseil l'autorisation de faire une autre absence. J'en profiterai pour aller à Lyon et à Marseille, afin de resserrer les liens de nos diverses associations, qui ne marchent pas aussi d'accord que je le voudrais.

Je n'ai pas besoin de vous dire combien je partage votre opinion sur les résultats politiques du libre-échange. On nous accuse, dans le parti démocratique et socialiste, d'être voués au culte des intérêts matériels et de tout ramener à des questions de richesses. J'avoue que lorsqu'il s'agit des masses, je n'ai pas ce dédain stoïque pour la richesse. Ce mot ne veut pas dire quelques écus de plus; il signifie du pain pour ceux qui ont faim, des vêtements pour ceux qui ont froid, de l'éducation, de l'indépendance, de la dignité.—Mais, après tout, si le résultat du libre-échange devait être uniquement d'accroître la richesse publique, je ne m'en occuperais pas plus que de toute autre question agricole ou industrielle. Ce que je vois surtout dans notre agitation, c'est l'occasion de combattre quelques préjugés et de faire pénétrer dans le public quelques idées justes. C'est là un bien indirect cent fois supérieur aux avantages directs de la liberté commerciale; et si nous éprouvons tant d'obstacles dans la diffusion de notre démonstration économique, je crois que la Providence nous a ménagé ces obstacles, précisément pour que le bien indirect se fasse. Si la liberté était proclamée demain, le public resterait dans l'ornière où il est sous tous les autres rapports; mais, au début, je suis obligé de ne toucher qu'avec un extrême ménagement à ces idées accessoires, afin de ne pas heurter nos propres collègues. Aussi je consacre mes efforts à élucider le problème économique. Ce sera le point de départ de vues plus élevées. Que Dieu me donne encore trois ou quatre ans de force et de vie! Quelquefois je me dis que si j'eusse travaillé seul et pour mon compte, je n'aurais pas eu tous ces ménagements à garder, et ma carrière eût été plus utile.

Pendant les vingt jours où j'ai été absent, quelques dissentiments ont éclaté dans le sein de notre association. C'est au sujet de cette difficile nuance entre le droit fiscal et le droit protecteur. Quelques-uns de nos collègues se sont retirés, et il se rencontre que ce sont les plus laborieux. Ils voulaient réserver la question fiscale même à l'occasion du blé. La majorité a demandé la franchise complète sur les subsistances et les matières premières. Voilà une première cause de désorganisation. Il y en a une seconde dans nos finances, qui sont loin de suffire. C'est par ce motif que je désire faire le voyage du Midi. Je ne partirai pas sans vous en prévenir.

Je connaissais la réforme de Naples; M. Bursotti avait eu la complaisance de m'envoyer des documents là-dessus. Je les donnai à mon collaborateur Garnier, qui sans doute les a égarés, puisqu'il ne me les rapporte pas. Si vous avez occasion de revoir M. Bursotti, veuillez lui présenter mes respects et l'expression de ma profonde estime. J'en dis autant de MM. Pettiti, Scialoja, etc.

Vous me parlez de l'état de notre presse périodique; mais probablement vous ne connaissez pas toute l'étendue et la profondeur du mal. L'art d'écrire est si vulgaire qu'une foule de jeunes gens de vingt ans régentent le monde par la presse avant d'avoir eux-mêmes rien étudié et rien appris. Mais ce n'est pas là ce qu'il y a de pire. Les meneurs sont tous attachés à des hommes politiques, et toute question devient, entre leurs mains, question ministérielle. Plût à Dieu que le mal s'arrêtât là! Il y a de plus la vénalité qui n'a pas de bornes. Les préjugés, les erreurs, les calomnies sont tarifés à tant la ligne. L'un se vend aux Russes, l'autre à la protection, celui-ci à l'université, celui-là à la banque, etc... Nous nous disons civilisés! Mais vraiment je crois que c'est tout au plus si nous avons un pied dans la voie de la civilisation.

Me permettez-vous, mon cher ami, de n'admettre que sous réserve l'exactitude de cet axiome: «Le commerce est l'échange du superflu contre le nécessaire?» Quand deux hommes, pour exécuter plus de besogne dans le même temps, conviennent de se partager le travail, peut-on dire que l'un des deux, ou même aucun des deux, donne le superflu? Le pauvre diable qui travaille douze heures par jour pour avoir du pain donne-t-il son superflu? Le commerce, à ce que je crois, n'est autre chose que la séparation des occupations, la division du travail.

Il serait à désirer que le Pape fît connaître ses vues économiques, alors même qu'il ne pourrait pas les exécuter. Cela disposerait en notre faveur une partie du clergé français, qui n'a pas de grandes lumières sur notre cause, mais qui n'a pas non plus de répugnances contraires.

Paris, 5 juillet 1847.

Mon bien cher ami, les détails que vous me donnez sur l'Italie et l'état des connaissances économiques dans ce pays m'ont vivement intéressé. J'ai reçu la précieuse collection[21] que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Hélas! quand pourrai-je seulement y jeter les yeux! Du moins, je la tiendrai à la disposition de tous mes amis, afin que, d'une manière ou d'une autre, vos généreuses intentions ne soient pas sans résultat.

Vous voulez bien vous préoccuper de ma santé. Je suis presque toujours enrhumé; et s'il en est ainsi en juillet, que sera-ce en décembre? Mais ce qui m'occupe le plus, c'est l'état de mon cerveau. Je ne sais ce que sont devenues les idées qu'il me fournissait autrefois en trop grande abondance. Maintenant, je cours après et ne puis pas les rattraper. Cela m'alarme.—Je sens, mon cher ami, que j'aurais dû rester tout à fait en dehors de l'association et conserver la liberté de mes allures, écrire et parler à mon heure et à ma guise.—Au lieu de cela, je suis enchaîné de la manière la plus indissoluble, par le domicile, par le journal, par les finances, par l'administration, etc., etc.; et le pis est que cela est irrémédiable, attendu que tous mes collègues sont occupés et ne peuvent guère s'occuper de nos affaires que pendant la durée de nos rares réunions.

Mon ami, l'ignorance et l'indifférence dans ce pays, en matière d'économie politique, dépassent tout ce que j'aurais pu me figurer. Ce n'est pas une raison pour se décourager, au contraire, c'en est une pour nous donner le sentiment de l'utilité, de l'urgence même de nos efforts. Mais je comprends aujourd'hui une chose: c'est que la liberté commerciale est un résultat trop éloigné pour nous. Heureux si nous pouvons déblayer la route de quelques obstacles.—Le plus grand n'est pas le parti protectionniste, mais le socialisme avec ses nombreuses ramifications.—S'il n'y avait que les monopoleurs, ils ne résisteraient pas à la discussion.—Mais le socialisme leur vient en aide. Celui-ci admet la liberté en principe et renvoie l'exécution après l'époque où le monde sera constitué sur le plan de Fourier ou tout autre inventeur de société.—Et, chose singulière, pour prouver que jusque-là la liberté sera nuisible, ils reprennent tous les arguments des monopoleurs: balance du commerce, exportation du numéraire, supériorité de l'Angleterre, etc., etc.

D'après cela, vous me direz que combattre les monopoleurs, c'est combattre les socialistes.—Non.—Les socialistes ont une théorie sur la nature oppressive du capital, par laquelle ils expliquent l'inégalité des conditions, et toutes les souffrances des classes pauvres. Ils parlent aux passions, aux sentiments, et même aux meilleurs instincts des hommes. Ils séduisent la jeunesse, montrant le mal et affirmant qu'ils possèdent le remède. Ce remède consiste en une organisation sociale artificielle de leur invention, qui rendra tous les hommes heureux et égaux, sans qu'ils aient besoin de lumières et de vertus.—Encore si tous les socialistes étaient d'accord sur ce plan d'organisation, on pourrait espérer de le ruiner dans les intelligences. Mais vous comprenez que, dans cet ordre d'idées, et du moment qu'il s'agit de pétrir une société, chacun fait la sienne, et tous les matins nous sommes assaillis par des inventions nouvelles. Nous avons donc à combattre une hydre à qui il repousse dix têtes quand nous lui en coupons une.

Le malheur est que cette méthode a un puissant attrait pour la jeunesse. On lui montre des souffrances; et par là on commence par toucher son cœur. Ensuite on lui dit que tout peut se guérir, au moyen de quelques combinaisons artificielles; et par là on met son imagination en campagne. Combien de peine a-t-elle ensuite à vous écouter quand vous venez la désillusionner, en lui exposant les belles mais sévères lois de l'économie sociale, et lui dire: «Pour extirper le mal de ce monde (et encore cette partie du mal sur lequel la puissance humaine a quelque action) le procédé est plus long; il faut extirper le vice et l'ignorance.»

Frappé du danger de la voie dans laquelle se précipite la jeunesse, j'ai pris le parti de lui demander de m'entendre. J'ai réuni les élèves des écoles de Droit et de Médecine, c'est-à-dire ces jeunes hommes qui dans quelques années gouverneront le monde ou du moins la France. Ils m'ont écouté avec bienveillance, avec sympathie, mais, comme vous pensez bien, sans trop me comprendre. N'importe; puisque l'expérience est commencée, je la suivrai jusqu'au bout. Vous savez que j'ai toujours dans la tête le plan d'un petit ouvrage intitulé les Harmonies économiques. C'est le point de vue positif dont les sophismes sont le point de vue négatif. Pour préparer le terrain, j'ai distribué à ces jeunes gens les Sophismes. Chacun en a reçu un exemplaire. J'espère que cela désobstruera un peu leur esprit, et, au retour des vacances, je me propose de leur exposer méthodiquement les harmonies.

Vous comprenez à présent, mon ami, combien je tiens à ma santé! oh! que la bonté divine me donne au moins encore un an de force! qu'elle me permette d'exposer devant mes jeunes concitoyens ce que je considère comme la vraie théorie sociale, sous ces douze chapitres: Besoins, production, propriété, concurrence, population, liberté, égalité, responsabilité, solidarité, fraternité, unité, rôle de l'opinion publique; et je remettrai sans regret,—avec joie,—ma vie entre ses mains!

Adieu, mon ami, veuillez remercier madame Cobden de son bon souvenir et recevez tous deux les vœux que je forme pour votre bonheur.

Paris, 15 octobre 1847.

Mon cher ami, j'apprends avec bien du plaisir, par les journaux de ce matin, votre retour à Londres. Il y a si longtemps que je n'ai eu de vos nouvelles! J'espère que vous ne négligerez pas de m'écrire dès que vous serez un peu reposé de vos fatigues, et que vous me parlerez des dispositions que vous avez rencontrées dans le nord de l'Europe, sur notre question.

Ici, le progrès est lent, si même il y a progrès. La crise des subsistances, la crise financière sont venues obscurcir nos doctrines. Il semble que la Providence accumule les difficultés au commencement de notre œuvre et se plaise à la rendre plus difficile. Peut-être entre-t-il dans ses desseins que le triomphe soit chèrement acheté, qu'aucune objection ne reste en arrière, afin que la liberté n'entre dans nos lois qu'après avoir pris possession de l'opinion publique. Aussi je ne regarderai pas les retards, les difficultés, les obstacles, les épreuves comme un malheur pour notre cause. En prolongeant la lutte, elles nous mettent à même d'éclaircir non-seulement la question principale, mais beaucoup de questions accessoires qui sont aussi importantes que la question principale elle-même. Le succès législatif s'éloigne, mais l'opinion mûrit. Je ne me plaindrais donc pas, si nous étions à la hauteur de notre tâche. Mais nous sommes bien faibles. Notre personnel militant se réduit à quatre ou cinq athlètes presque tous fort occupés d'autre chose. Moi-même je manque d'instruction pratique; mon genre d'esprit, qui est de creuser dans les principes, me rend impropre à discuter, comme il le faudrait, les événements à mesure qu'ils s'accumulent. De plus, les forces intellectuelles m'abandonnent avec les forces physiques. Si je pouvais traiter avec la nature et échanger dix ans de vie souffreteuse contre deux ans de vigueur et de santé, le marché serait bientôt conclu.

De grands obstacles nous viennent aussi de votre côté de la Manche. Mon cher Cobden, il faut que je vous parle en toute franchise. En adoptant le Libre-Échange, l'Angleterre n'a pas adopté la politique qui dérive logiquement du Libre-Échange. Le fera-t-elle? Je n'en doute pas; mais quand? Voilà la question. La position que vous et vos amis prendrez dans le parlement aura une influence immense sur notre entreprise. Si vous désavouez énergiquement votre diplomatie, si vous parvenez à faire réduire vos forces navales, nous serons forts. Sinon, quelle figure ferons-nous devant le public? Quand nous prédisons que le Libre-Échange entraînera la politique anglaise dans la voie de la justice, de la paix, de l'économie, de l'affranchissement colonial, est-ce que la France est tenue de nous croire sur parole? Il existe une défiance invétérée contre l'Angleterre, je dirai même un sentiment d'hostilité, aussi ancien que les noms mêmes de Français et d'Anglais. Eh bien, ce sentiment est excusable. Son tort est d'envelopper tous vos partis et tous vos concitoyens dans la même réprobation. Mais les nations ne doivent-elles pas se juger entre elles par leurs actes extérieurs? On dit souvent qu'il ne faut pas confondre les nations avec leurs gouvernements. Il y a du vrai et du faux dans cette maxime; et j'ose dire qu'elle est fausse à l'égard des peuples qui ont des moyens constitutionnels de faire prévaloir l'opinion. Considérez que la France n'a pas d'instruction économique. Lors donc qu'elle lit l'histoire, lorsqu'elle y voit les envahissements successifs de l'Angleterre, quand elle étudie les moyens diplomatiques qui ont amené ces envahissements, quand elle voit un système séculaire suivi avec persévérance, soit que les whigs ou les torys tiennent le timon de l'État, quand elle lit dans vos journaux qu'en ce moment l'Angleterre a 34,000 marins à bord des vaisseaux de guerre, comment voulez-vous qu'elle se fie, pour un changement dans votre politique, à la force d'un principe que d'ailleurs elle ne comprend pas? Il lui faut autre chose; il lui faut des faits. Rendez donc la liberté commerciale à vos colonies, détruisez votre Acte de navigation, surtout licenciez votre marine militaire, n'en gardez que ce qui est indispensable pour votre sécurité, diminuez ainsi vos charges, vos dettes, soulagez votre population, ne menacez plus les autres peuples et la liberté des mers; et alors, soyez-en sûrs, la France ouvrira les yeux.

Mon cher Cobden, dans un discours que j'ai prononcé à Lyon, j'ai osé prédire que cette législature, qui a sept ans devant elle, mettrait votre système politique en harmonie avec votre système économique. «Avant sept ans, ai-je dit, l'Angleterre aura diminué ses armées de terre et de mer de moitié.» Ne me faites pas mentir.—Je n'ai rencontré qu'incrédulité. On me blâme de faire le prophète; on me prend pour un fanatique à vue courte qui ne comprend pas la ruse britannique; mais moi j'ai confiance dans deux forces, la force de la vérité, et la force de vos vrais intérêts.

Je ne suis pas très-profondément instruit de ce qui se passe à Athènes et à Madrid. Ce que je puis vous dire, c'est que Palmerston et Bulwer inspirent une défiance universelle. Vous me répondrez que si M. Bulwer intrigue à Madrid, M. de Glucksberg en fait autant. Soit. Mais si l'un agit contre l'intérêt de la France, comme l'autre contre l'intérêt de l'Angleterre, il y a néanmoins cette différence que l'Angleterre se vante de connaître ses intérêts. Nous sommes encore dans les vieilles idées. Est-il surprenant que nos actes s'en ressentent? Mais vous, qui vous êtes défaits des idées, repoussez donc les actes. Désavouez Palmerston et Bulwer. Rien ne servira autant à nous mettre, nous libre-échangistes, dans une excellente position vis-à-vis du public. Il y a plus, je désirerais que vous me dissiez la position que vous comptez prendre dans cette affaire au parlement. Je commencerais à préparer ici l'opinion publique.

Je vous l'avoue, mon cher ami, quoique ennemi de tout charlatanisme, si vous êtes en majorité et en mesure d'inaugurer une politique nouvelle, conforme aux principes du free-trade, je voudrais que vous le fissiez avec quelque éclat et quelque solennité. Je souhaite, si vous diminuez votre marine militaire, que vous rattachiez explicitement cette mesure au free-trade; que vous proclamiez bien haut que l'Angleterre a fait fausse route, et que son but actuel étant diamétralement opposé à celui qu'elle a poursuivi jusqu'ici, les moyens doivent être opposés aussi.

Je ne vous parle pas des vins. Je vois que votre situation financière ne vous permet pas de grandes réformes fiscales. Mais une modération de droits qui ne nuise pas à vos revenus, est-ce trop demander? Je désirerais que ce fût vous personnellement qui fissiez cette proposition; et je vous dirai pourquoi une autre fois. Je n'ai plus de place que pour vous assurer de mon amitié.

Paris, 9 novembre 1847.

Mon cher Cobden, j'ai lu avec bien de l'intérêt ce que vous me dites de votre voyage, et je compte retirer autant de plaisir que d'instruction des articles que vous vous proposez d'envoyer au Journal des Économistes. M. Say vous a déjà écrit à ce sujet. Il saisit toujours avec empressement l'occasion de donner de la valeur à ce recueil, dont il est le fondateur et le soutien. Votre correspondance est une bonne fortune pour lui. Je vous adjure très-sincèrement d'y consacrer une partie du temps dont vous pourrez disposer. La cause que nous servons ne se renferme pas dans les limites d'une nation. Elle est universelle et ne trouvera sa solution que dans l'adhésion de tous les peuples. Vous ne pouvez donc rien faire de plus utile que d'accroître le mérite et la circulation du Journal des Économistes. Cette revue ne me satisfait pas complétement; je regrette maintenant de n'en avoir pas pris la direction. Cette propagande philosophique et rationnelle m'eût mieux convenu que la polémique quotidienne.

Les difficultés s'accumulent autour de nous; nous n'avons pas pour adversaires seulement des intérêts. L'ignorance publique se révèle maintenant dans toute sa triste étendue. En outre, les partis ont besoin de nous abattre. Par un enchaînement de circonstances, qu'il serait trop long de rapporter, ils sont tous contre nous. Tous aspirent au même but: la Tyrannie. Ils ne diffèrent que sur la question de savoir en quelles mains l'arbitraire sera déposé. Aussi, ce qu'ils redoutent le plus, c'est l'esprit de la vraie liberté. Je vous assure, mon cher Cobden, que si j'avais vingt ans de moins et de la santé, je prendrais le bon sens pour ma cuirasse, la vérité pour ma lance, et je me croirais sûr de les vaincre. Mais hélas! l'âme, malgré sa noble origine, ne peut rien faire sans le corps.

Ce qui m'afflige surtout, moi qui porte au cœur le sentiment démocratique dans toute son universalité, c'est de voir la démocratie française en tête de l'opposition à la liberté du commerce. Cela tient aux idées belliqueuses, à l'exagération de l'honneur national, passions qui semblent reverdir à chaque révolution. 1830 les a manured. Vous me dites que nous nous sommes trop laissé prendre au piége tendu par les protectionnistes, et que nous aurions dû négliger leurs arguments anglophobes. Je crois que vous avez tort. Il est sans doute utile de tuer la protection, mais il est plus utile encore de tuer les haines nationales. Je connais mon pays; il porte au cœur un sentiment vivace où le vrai se mêle au faux. Il voit l'Angleterre capable d'écraser toutes les marines du monde; il la sait d'ailleurs dirigée par une oligarchie sans scrupules. Cela lui trouble la vue et l'empêche de comprendre le Libre-Échange. Je dis plus, quand même il le comprendrait, il n'en voudrait pas pour ses avantages purement économiques. Ce qu'il faut lui montrer surtout, c'est que la liberté des échanges fera disparaître les dangers militaires qu'il redoute.—Pour moi, j'aimerais mieux combattre quelques années de plus et vaincre les préjugés nationaux aussi bien que les préjugés économiques. Je ne suis pas fâché que les protectionnistes aient choisi ce champ de bataille.—Mon intention est de publier, dans notre journal, les débats du parlement et principalement les discours des free-traders.

Le 15.

Mon ami, je ne vous cacherai pas que je suis effrayé du vide qui se fait autour de nous. Nos adversaires sont pleins d'audace et d'ardeur. Nos amis au contraire se découragent et deviennent indifférents. Que nous sert d'avoir mille fois raison, si nous ne pouvons nous faire entendre? La tactique des protectionnistes, bien secondés par les journaux, est de nous laisser avoir raison tout seuls.

Paris, 25 février 1848.

Mon cher Cobden, vous savez déjà nos événements. Hier nous étions une monarchie, aujourd'hui nous sommes une république.

Je n'ai pas le temps de raconter, je veux seulement vous soumettre un point de vue de la plus haute importance.

La France veut la paix et en a besoin. Ses dépenses vont s'accroître, ses recettes s'affaiblir et son budget est déjà en déficit. Donc, il lui faut la paix et la réduction de son état militaire.

Sans cette réduction, pas d'économie sérieuse possible, par conséquent pas de réforme financière, pas d'abolition de taxes odieuses.—Et sans cela, la révolution se dépopularise.

Or, la France, vous le comprendrez, ne peut pas prendre l'initiative du désarmement. Il serait absurde de le lui demander.

Voyez les conséquences. Ne désarmant pas, elle ne peut rien réformer, et ne réformant rien, ses finances la tuent.

Le seul fait que l'étranger conserve ses forces nous réduit donc à périr. Or, nous ne voulons pas périr. Donc, si les nations étrangères ne nous mettent pas à même de désarmer en désarmant elles-mêmes, s'il nous faut tenir trois ou quatre cent mille hommes sur pied, nous serons entraînés à la guerre de propagande. C'est forcé. Car alors, le seul moyen d'arriver à respirer, chez nous, sera de créer des embarras à tous les rois de l'Europe.

Si donc l'étranger comprend notre situation et ses dangers, il n'hésitera pas à nous donner cette preuve de confiance de désarmer sérieusement. Par là, il nous mettra à même d'en faire autant, de rétablir nos finances, de soulager le peuple, d'accomplir l'œuvre qui nous est dévolue.

Si, au contraire, l'étranger juge prudent de rester armé, je n'hésite pas à dire que cette prétendue prudence est de la plus haute imprudence, car elle nous réduira à l'extrémité que je viens de vous dire.

Plaise au ciel que l'Angleterre comprenne et fasse comprendre! Elle sauverait l'avenir de l'Europe. Que si elle consulte les traditions de la vieille politique, je vous défie bien de me dire comment nous pourrons échapper aux conséquences.

Méditez cette lettre, cher Cobden, pesez-en toutes les expressions. Voyez par vous-même si tout ce que je vous dis n'est pas inévitable.

Si vous restez armés, nous restons armés sans mauvaise intention. Mais restant armés, nous succomberons sous le poids de taxes impopulaires. Aucun gouvernement n'y pourra tenir. Ils auront beau se succéder, ils rencontreront tous la même difficulté; et un jour viendra où l'on dira: Puisque nous ne pouvons renvoyer l'armée dans ses foyers, il faut l'envoyer soulever les peuples.

Si vous désarmez dans une forte proportion, si vous vous unissez fortement à nous pour conseiller à la Prusse la même politique, à cette condition, une ère nouvelle peut surgir et surgira du 24 février.

Paris, 26 février 1848.

Mon cher Cobden, je donnerais beaucoup d'argent (si j'en avais), pour voir un moment M. de Lamartine notre ministre des Affaires étrangères. Mais je ne puis arriver à lui.

Je voudrais aller à Londres, mais non sans l'avoir vu, parce qu'il faut bien lui soumettre les idées que j'aurais à vous communiquer.

L'Angleterre peut faire un bien immense, sans se nuire le moins du monde. Elle peut substituer chez nous l'attachement sincère à de funestes préventions. Elle n'a qu'à le vouloir. Par exemple, pourquoi ne ferait-elle pas cesser spontanément sa sourde opposition à notre triste conquête algérienne? Pourquoi ne ferait-elle pas cesser spontanément les dangers qui naissent du droit de visite? Pourquoi laisser s'enraciner chez nous l'idée qu'elle veut nous humilier? Pourquoi attendre que les circonstances enveniment ces affaires? Quel magnifique spectacle si l'Angleterre disait: «Quand la France aura choisi un gouvernement, l'Angleterre s'empressera de le reconnaître, et, pour preuve de sa sympathie, elle reconnaîtra aussi l'Algérie comme française, et renoncera au droit de visite dont elle aperçoit du reste l'inefficacité et les inconvénients!»

Dites-moi, mon cher Cobden, ce que de tels actes coûteraient à votre pays, s'ils étaient faits, comme je le dis, spontanément?

Ici nous ne pouvons pas tirer de l'idée des Français que l'Angleterre convoite l'Algérie. C'est absurde; mais les apparences y sont.

Nous ne pouvons pas effacer des esprits la pensée que le droit de visite entre dans votre politique. C'est encore absurde; mais les apparences y sont.

Au nom de la paix et de l'humanité, provoquez ces grandes mesures! Faisons donc une fois de la diplomatie populaire, et faisons-la en temps utile.

Écrivez-moi; dites-moi franchement si un voyage à Londres, entrepris dans ces vues, sous les auspices de M. de Lamartine, aurait quelques chances d'amener un résultat. Je lui montrerai votre lettre.

Mugron, 5 avril 1848.

Mon cher ami, me voici dans ma solitude. Que ne puis-je m'y ensevelir pour toujours, et y travailler paisiblement à cette synthèse économique, que j'ai dans la tête et qui n'en sortira jamais!—Car, à moins d'un revirement subit dans l'opinion du pays, je vais être envoyé à Paris chargé du terrible mandat de Représentant du Peuple. Si j'avais de la force et de la santé, j'accepterais cette mission avec enthousiasme. Mais que pourront ma faible voix, mon organisation maladive et nerveuse au milieu des tempêtes révolutionnaires? Combien il eût été plus sage de consacrer mes derniers jours à creuser, dans le silence, le grand problème de la destinée sociale; d'autant que quelque chose me dit que je serais arrivé à la solution. Pauvre village, humble toit de mes pères, je vais vous dire un éternel adieu; je vais vous quitter avec le pressentiment que mon nom et ma vie, perdus au sein des orages, n'auront pas même cette modeste utilité pour laquelle vous m'aviez préparé!...

Mon ami, je suis trop loin du théâtre des événements pour vous en parler. Vous les apprenez avant moi; et au moment où j'écris, peut-être les faits sur lesquels je pourrais raisonner sont-ils de l'histoire ancienne. Si le gouvernement déchu nous avait laissé les finances en bon ordre, j'aurais une foi entière dans l'avenir de la République. Malheureusement le trésor public est écrasé, et je sais assez l'histoire de notre première révolution pour connaître l'influence du délabrement des finances sur les événements. Une mesure urgente entraîne une mesure arbitraire; et c'est là surtout que la fatalité exerce son empire. Maintenant, le peuple est admirable; et vous seriez surpris de voir comme le suffrage universel fonctionne bien dès son début. Mais qu'arrivera-t-il quand les impôts, au lieu d'être diminués, seront aggravés, quand l'ouvrage manquera, quand aux plus brillantes espérances succéderont d'amères réalités? J'avais aperçu une planche de salut, sur laquelle il est vrai je ne comptais guère, car elle supposait de la sagesse et de la prudence dans les rois; c'était le désarmement simultané de l'Europe. Alors les finances eussent été partout rétablies, les peuples soulagés et rattachés à l'ordre; l'industrie se serait développée, le travail eût abondé et les peuples eussent attendu avec calme le développement progressif des institutions. Les monarques ont préféré jouer leur va-tout, ou plutôt ils n'ont pas su lire dans le présent et dans l'avenir. Ils pressent un ressort, sans comprendre qu'à mesure que leur force s'épuise celle du ressort augmente.

Supposez qu'ils aient partout désarmé et dégrévé d'autant les impôts, en outre accordé aux nations des institutions d'ailleurs inévitables. La France obérée se fût hâtée d'en faire autant, trop heureuse de pouvoir fonder la République sur la solide base du soulagement réel des souffrances populaires. Le calme et le progrès se fussent donné la main.—Mais le contraire est arrivé. Partout on arme, partout on accroît les dépenses publiques, et les impôts et les entraves, quand les impôts existants sont précisément la cause des révolutions. Tout cela ne finira-t-il pas par une terrible explosion?

Quoi donc! la justice est-elle si difficile à pratiquer, la prudence si difficile à comprendre?

Depuis que je suis ici, je ne vois pas de journaux anglais. Je ne sais rien de ce qui se passe dans votre parlement. J'aurais espéré que l'Angleterre prendrait l'initiative de la politique rationnelle, et qu'elle la prendrait avec cette hardiesse vigoureuse dont elle a donné tant d'exemples. J'aurais espéré qu'elle eût voulu to teach mankind how to live: désarmer, désarmer, abandonner les colonies onéreuses, cesser d'être menaçante, se mettre dans l'impossibilité d'être menacée, supprimer les taxes impopulaires et présenter au monde un beau spectacle d'union, de force, de sagesse, de justice et de sécurité. Mais hélas! l'Économie politique n'a pas encore assez pénétré les masses, même chez vous.

Paris, 11 mai 1848.

Mon cher Cobden, il ne m'est pas possible de vous écrire longuement. D'ailleurs, que vous dirais-je? Comment prévoir ce qui sortira du sein d'une assemblée de 900 personnes, qui ne sont contenues par aucune règle, par aucun précédent; qui ne se connaissent pas entre elles; qui sont sous l'empire de tant d'erreurs; qui ont à satisfaire tant d'espérances justes ou chimériques, et qui pourtant peuvent à peine s'entendre et délibérer, à cause de leur nombre et de l'immensité de la salle? Ce que je puis dire, c'est que l'assemblée nationale a de bonnes intentions. L'esprit démocratique y domine. Je voudrais pouvoir en dire autant de l'esprit de paix et de non-intervention. Nous le saurons lundi. C'est ce jour-là qu'on a fixé pour la conversation sur la Pologne et l'Italie.

En attendant j'aborde de suite le sujet de ma lettre.

Vous savez qu'une commission de travailleurs se réunissait au Luxembourg, sous la présidence de L. Blanc. L'assemblée nationale l'a dispersée par sa présence; mais elle s'est hâtée de fonder, dans son propre sein, une commission chargée de faire une enquête sur la situation des travailleurs industriels et agricoles, ainsi que de proposer les moyens d'améliorer leur sort.

C'est une œuvre immense, et que les illusions qui ont cours rendent périlleuse.

Je suis appelé à faire partie de cette commission. J'ai été nommé loyalement, après avoir exposé mes doctrines sans réticences, mais en les considérant surtout au point de vue du droit de propriété. Ce que j'ai dit et qui m'a valu d'être nommé, je le reproduis, sous forme d'un article intitulé: Loi et propriété, qui paraîtra dans le prochain numéro du Journal des Économistes. Je vous prie de le lire[22].

Maintenant, je voudrais faire servir cette enquête à faire jaillir la vérité. Que je me trompe ou non, c'est la vérité qu'il nous faut.—Nous n'avons pas en France une grande expérience de cette machinery qu'on nomme enquêtes parlementaires. Connaîtriez-vous quelque ouvrage où soit exposé l'art de les conduire de manière à dégager la vérité? Si vous en connaissez, ayez la bonté de me le signaler, ou mieux encore de me le faire envoyer.

Les préventions antibritanniques sont encore loin d'être éteintes ici. On pense que les Anglais s'appliquent à contrarier, sur le continent, la politique franco-républicaine; et cela ne m'étonnerait pas de la part de votre aristocratie. Aussi je suivrai avec un vif intérêt votre nouvelle agitation, en faveur des réformes politiques et économiques qui peuvent diminuer l'influence au dehors de la Squirarchy.

Paris, le 27 mai 1848.

Mon cher Cobden, je vous remercie de m'avoir procuré l'occasion de faire la connaissance de M. Baines. Je regrette seulement de n'avoir pu m'entretenir qu'un instant avec un homme aussi distingué.

Pardonnez-moi de vous avoir donné la peine de m'écrire au sujet des enquêtes et de leur forme. J'ai déserté notre comité du travail pour celui des finances. C'est là en définitive que viendront aboutir toutes les questions et même toutes les utopies. À moins que le pays ne renonce à l'usage de la raison, il faudra bien qu'il subordonne aux finances, même sa politique extérieure, dans une certaine mesure. Puissions-nous faire triompher la politique de la paix! Pour moi, je suis convaincu qu'après la guerre immédiate, rien n'est plus funeste à ma patrie que le système inauguré par notre gouvernement, et qu'il a appelé diplomatie armée. À quelque point de vue qu'on le considère, un tel système est injuste, faux et ruineux. Je me désole quand je songe que quelques simples notions d'économie politique suffiraient pour le dépopulariser en France. Mais comment y parvenir, quand l'immense majorité croit que les intérêts des peuples, et même les intérêts en général, sont radicalement et naturellement antagoniques? Il faut attendre que ce préjugé disparaisse, et ce sera long. Pour ce qui me concerne, rien ne peut m'ôter de l'idée que mon rôle était d'être publiciste campagnard comme autrefois, ou tout au plus professeur. Je ne suis pas né à une époque où ma place soit sur la scène de la politique active.

Quoi de plus simple, en apparence, que de décider la France et l'Angleterre à s'entendre pour désarmer en même temps? qu'auraient-elles à craindre? combien de difficultés réelles, imminentes, pressantes, ne se mettraient-elles pas à même de résoudre! combien d'impôts à réformer! que de souffrances à soulager! que d'affections populaires à conquérir! que de troubles et de révolutions à éloigner! Et cependant, nous n'y parviendrons pas. L'impossibilité matérielle de recouvrer l'impôt ne suffira pas, chez vous ni chez nous, pour faire adopter un désarmement, d'ailleurs indiqué par la plus simple prudence.

Cependant je dois dire que j'ai été agréablement surpris de trouver dans notre comité, composé de soixante membres, les meilleures dispositions. Dieu veuille que l'esprit qui l'anime se répande d'abord sur l'assemblée et de là sur le public. Mais hélas! sur quinze comités, il y en a un qui, chargé des voies et moyens, est arrivé à des idées de paix et d'économies. Les autres quatorze comités ne s'occupent que de projets qui, tous, entraînent des dépenses nouvelles,—résistera-t-il au torrent?

Je crois qu'en ce moment vous avez près de vous madame Cobden, ainsi que M. et madame Schwabe—je vous prie de leur présenter mes civilités affectueuses. Depuis le départ de M. Schwabe, les Champs-Élysées me semblent un désert; avant je les trouvais bien nommés.

27 juin 1848.

Mon cher Cobden, vous avez appris l'immense catastrophe qui vient d'affliger la France et qui afflige le monde. Je crois que vous serez bien aise d'avoir de mes nouvelles, mais je n'entrerai pas dans beaucoup de détails. C'est vraiment une chose trop pénible, pour un Français, même pour un Français cosmopolite, d'avoir à raconter ces scènes lugubres à un Anglais.

Permettez-moi donc de laisser à nos journaux le soin de vous apprendre les faits. Je vous dirai quelques mots sur les causes. Selon moi, elles sont toutes dans le socialisme. Depuis longtemps nos gouvernants ont empêché autant qu'ils l'ont pu la diffusion des connaissances économiques. Ils ont fait plus. Par ignorance, ils ont préparé les esprits à recevoir les erreurs du socialisme et du faux républicanisme, car c'est là l'évidente tendance de l'éducation classique et universitaire. La nation s'est engouée de l'idée qu'on pouvait faire de la fraternité avec la loi.—On a exigé de l'État qu'il fit directement le bonheur des citoyens. Mais qu'est-il arrivé? En vertu des penchants naturels du cœur humain, chacun s'est mis à réclamer pour soi, de l'État, une plus grande part de bien-être. C'est-à-dire que l'État ou le trésor public a été mis au pillage. Toutes les classes ont demandé à l'État, comme en vertu d'un droit, des moyens d'existence. Les efforts faits dans ce sens par l'État n'ont abouti qu'à des impôts et des entraves, et à l'augmentation de la misère; et alors les exigences du peuple sont devenues plus impérieuses.—À mes yeux, le régime protecteur a été la première manifestation de ce désordre. Les propriétaires, les agriculteurs, les manufacturiers, les armateurs ont invoqué l'intervention de la loi pour accroître leur part de richesse. La loi n'a pu les satisfaire qu'en créant la détresse des autres classes, et surtout des ouvriers.—Alors ceux-ci se sont mis sur les rangs, et au lieu de demander que la spoliation cessât, ils ont demandé que la loi les admît aussi à participer à la spoliation.—Elle est devenue générale, universelle. Elle a entraîné la ruine de toutes les industries. Les ouvriers, plus malheureux que jamais, ont pensé que le dogme de la fraternité ne s'était pas réalisé pour eux, et ils ont pris les armes. Vous savez le reste: un carnage affreux qui a désolé pendant quatre jours la capitale du monde civilisé et qui n'est pas encore terminé.

Il me semble, mon cher Cobden, que je suis le seul à l'assemblée nationale qui voie la cause du mal et par conséquent le remède. Mais je suis obligé de me taire, car à quoi bon parler pour n'être pas compris? aussi je me demande quelquefois si je ne suis pas un maniaque, comme tant d'autres, enfoncé dans ma vieille erreur; mais cette pensée ne peut prévaloir, car je connais trop, ce me semble, tous les détails du problème. D'ailleurs, je me dis toujours: En définitive, ce que je demande, c'est le triomphe des harmonieuses et simples lois de la Providence. Est-il présumable qu'elle s'est trompée?

Je regrette aujourd'hui très-profondément d'avoir accepté le mandat qui m'a été confié.—Je n'y suis bon à rien, tandis que, comme simple publiciste, j'aurais pu être utile à mon pays.

7 août 1848.

Mon cher Cobden, je quitte l'assemblée pour répondre quelques lignes à votre lettre du 5. J'espérais voir nos ministres pour conférer avec eux sur la communication que vous me faites, mais ils ne sont pas venus. En attendant d'autres détails, voici ce que je sais.

Nous nous sommes trouvés, pour 1848, en face d'un déficit impossible à combler par l'impôt. Le ministre des finances a pris la résolution d'y pourvoir par l'emprunt et d'organiser son budget de 1849 de manière à équilibrer les recettes et les dépenses, sans en appeler de nouveau au crédit. L'intention est bonne, le tout est d'y être fidèle.

Dans cette pensée, il a reconnu que les recettes ordinaires ne pouvaient faire face aux dépenses de 1849, qu'autant que celles-ci seraient réduites d'un chiffre assez considérable. Il a donc déclaré à tous ses collègues qu'ils devaient aviser à une réduction à répartir entre tous les services. Le département de la marine est compris pour 30 millions dans la réduction proposée; et comme il y a dans ce département des chapitres qu'il est impossible de toucher, tels que dépenses coloniales, bagnes, vivres, solde, etc., il s'ensuit que la réduction portera exclusivement sur les armements nouveaux à faire.

Cette résolution n'est pas immuable. Elle ne part pas d'un parti pris de diminuer nos forces militaires. Mais il est certain que le gouvernement et l'assemblée seraient fortement encouragés à persévérer dans cette voie, si l'Angleterre offrait de nous y suivre et surtout de nous y précéder dans une proportion convenable. C'est sur quoi je vais appeler l'attention de Bastide.

En ce moment, il circule, à l'occasion de l'Italie, des bruits qui sont de nature à faire échouer les bonnes dispositions du ministre des finances. Je crains bien que la paix de l'Europe ne puisse pas être maintenue. Dieu veuille au moins que nos deux pays marchent d'accord!

Adieu, mon cher Cobden, je vous écrirai prochainement.

18 août 1848.

Mon cher Cobden, j'ai reçu votre lettre et le beau discours de M. Molesworth. Si j'avais eu du temps à ma disposition, je l'aurais traduit pour le Journal des Économistes. Mais le temps me manque et plus encore la force. Elle m'échappe, et je vous avoue que me voilà saisi de la manie de tous les écrivains. Je voudrais consacrer le peu de santé qui me reste, d'abord à établir les vrais principes d'économie politique tels que je les conçois, et ensuite à montrer leurs relations avec toutes les autres sciences morales. C'est toujours ma chimère des Harmonies économiques. Si cet ouvrage était fait, il me semble qu'il rallierait à nous une foule de belles intelligences, que le cœur entraîne vers le socialisme. Malheureusement, pour qu'un livre surnage et soit lu, il doit être à la fois court, clair, précis et empreint de sentiments autant que d'idées. C'est vous dire qu'il ne doit pas contenir un mot qui ne soit pesé. Il doit se former goutte à goutte comme le cristal, et, comme lui encore, dans le silence et l'obscurité. Aussi je pousse bien des soupirs vers mes chères Landes et Pyrénées.

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