Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur
«Il y a en économie politique deux écoles: une école anglaise et matérialiste (c'est l'école libérale que vous voulez décrire dans ces lignes) qui traite les hommes comme des quantités inertes; qui parle en chiffres de peur qu'il ne se glisse un sentiment ou une idée dans ses systèmes; qui fait de la société industrielle une espèce d'arithmétique impassible et de mécanisme sans cœur, où l'humanité n'est qu'une société en commandite, où les travailleurs ne sont que des rouages à user et à dépenser au plus bas prix possible, où tout se résout par perte ou gain au bas d'une colonne de chiffres, sans considérer que ces quantités sont des hommes, que ces rouages sont des intelligences, que ces chiffres sont la vie, la moralité, la sueur, le corps, l'âme de millions d'êtres semblables à nous et créés par Dieu pour les mêmes destinées. C'est cette école qui règne en France, depuis l'importation de la science économique née en Angleterre. C'est celle qui a écrit, professé et gouverné jusqu'ici, sauf quelques grandes exceptions; c'est celle qui a proscrit l'aumône, incriminé la mendicité sans pourvoir aux mendiants, blâmé les hôpitaux, condamné les hospices, raillé la charité, mis la misère hors la loi, maudit l'excès de la population, interdit les mariages, conseillé la stérilité, fermé les tours des enfants trouvés, et qui, livrant tout sans miséricorde et sans entrailles à la concurrence, cette providence de l'égoïsme, a dit aux prolétaires: «Travaillez.—Mais nous ne trouvons pas de travail.—Eh bien! mourez. Si vous ne rapportez rien, vous n'avez pas le droit de vivre; la société est un compte bien fait.»
«Il y a une autre école qui est née en France, dans ces dernières années, des souffrances du prolétaire, des égoïsmes du manufacturier, de la dureté du capitaliste, de l'agitation des temps, des souvenirs de la Convention, des entrailles de la philanthropie et des rêves anticipés d'une époque entièrement idéale. C'est celle qui, prophétisant aux masses l'avénement du Christ industriel (Fourier), les appelle à la religion de l'association, substitue ce principe de l'association par le travail à tous les autres principes, à tous les autres instincts, à tous les autres sentiments dont Dieu a pétri la nature humaine, croit avoir trouvé le moyen d'organiser le travail sans intervertir les rapports libres du producteur et du consommateur, de violenter le capital sans l'anéantir, de régler les salaires et de les distribuer arbitrairement avec l'infaillibilité et la toute-justice de Dieu. Cette école, qui compte parmi ses maîtres et ses adeptes tant d'hommes de lumière et de foi, porte en soi deux grands trésors: un principe, l'association; une vertu, la charité des masses. Mais elle nous semble pousser son principe jusqu'à l'excès, et la vertu jusqu'à la chimère. Le fouriérisme est jusqu'ici une sublime exagération de l'espérance.—Nous n'appartenons ni à l'une ni à l'autre de ces écoles. Nous les croyons toutes deux dans le faux. Mais l'une manque d'âme, et l'autre manque seulement de mesure dans la passion du bien. Nous faisons entre elles la différence qu'il y a entre une cruauté et une illusion, et nous empruntons, pour la solution de la question des salaires, à l'une la lumière des calculs, à l'autre la chaleur de la charité.»
Je ne m'arrêterai pas à relever les expressions vagues et fausses, les assertions hasardées qui fourmillent dans ce passage, où il semble que votre plume vous a maîtrisé plus que vous n'avez maîtrisé votre plume. Où avez-vous vu que les économistes traitent les hommes comme des quantités inertes, eux qui voient précisément l'harmonie du monde social dans la liberté de leur action? Où avez-vous vu que cette école gouverne en France, quand elle ne compte pas un seul organe, du moins avoué, au ministère ou au Parlement? Qu'est-ce que ce dédain pour les chiffres, les calculs, l'arithmétique, comme si les chiffres servaient à autre chose qu'à constater des résultats, et comme si le bien et le mal pouvaient s'apprécier autrement que par des résultats constatés? Quelle valeur scientifique est-il possible de reconnaître dans votre indignation contre la dureté du capitaliste, l'égoïsme du manufacturier, en tant que tels, comme si les services industriels et les capitaux pouvaient échapper, plus que les salaires, aux lois de l'offre et de la demande qui les gouvernent, pour se soumettre aux lois du sentiment et de la philanthropie?
Mais je sens le besoin de protester de toutes mes forces contre les imputations odieuses que vous faites peser sur la tête de tous ces savants illustres, dont je rappelais tout à l'heure les noms vénérés. Non, la postérité ne ratifiera pas votre arrêt. Elle ne mettra pas, comme vous le faites, entre Smith et Fourier, entre Say et Enfantin l'abîme qui sépare la cruauté de la simple illusion. Elle ne conviendra pas que le seul tort de Fourier ait été de pousser «un grand principe jusqu'à l'excès et une grande vertu jusqu'à la chimère.» Elle ne verra pas dans la promiscuité des sexes une sublime exagération de l'espérance. Elle ne croira pas la science sociale redevable au fouriérisme de ces trois grandes innovations: «la foi à l'amélioration indéfinie de l'espèce humaine, le principe de l'association et la charité des masses;»—parce que la perfectibilité de l'homme, conséquence de son principe intelligent, a été reconnue longtemps avant Fourier;—parce que l'association est aussi ancienne que la famille;—parce que la charité des masses, de quelque manière qu'on veuille la considérer, au point de vue théorique ou au point de vue pratique, dans l'individu ou dans la société, a été formellement promulguée par le christianisme et partout mise en œuvre, du moins à quelque degré. Mais la postérité s'étonnera que vous assigniez une place si élevée, que vous prodiguiez tant d'encens à une école que vous flétrissez en même temps par ces paroles éloquentes: C'est un monastère où «la mère n'est qu'une femme enceinte, le père un homme qui engendre, et l'enfant un produit des deux sexes.»
Mais que blâmez-vous dans les économistes? Seraient-ce les formes parfois arides dont ils ont revêtu leurs idées? C'est là de la critique littéraire. En ce cas il fallait reconnaître les services qu'ils ont rendus à la science, et vous borner à les accuser d'être de froids écrivains. Sur ce terrain encore, on pourrait répondre que si le langage sévère et précis de la science a l'inconvénient de n'en pas hâter assez la propagation, le style chaleureux et imagé du poëte, transporté dans le domaine didactique, a l'inconvénient bien plus grave d'égarer souvent le lecteur après avoir égaré l'écrivain. Mais ce n'est pas la forme que vous attaquez, c'est la pensée et même l'intention.
La pensée! mais comment l'accuser? Elle peut bien être fausse; elle ne saurait être blâmable, car elle se résume ainsi: «Il y a plus d'harmonie dans les lois divines que dans les combinaisons humaines.» Permis à vous de dire comme Alphonse: «Ces lois seraient meilleures si j'eusse été appelé dans les conseils de Dieu.» Mais non, vous ne tenez point ce langage impie. Vous laissez de tels blasphèmes aux utopistes. Pour vous, vous vous emparez de la doctrine même dont vous essayez de flétrir les révélateurs, et dans tout votre écrit, sauf quelques vues exceptionnelles que je discuterai tout à l'heure, domine le grand principe de la liberté, qui suppose de votre part la reconnaissance de l'harmonie des lois divines, puisqu'il serait puéril d'adhérer à la liberté, non parce qu'elle est la vraie condition de l'ordre et du bonheur social, mais par un platonique amour pour la liberté elle-même, abstraction faite des résultats qu'il est dans sa nature de produire.
L'intention! mais quelle perversité peut-on apercevoir dans l'intention de ceux qui se bornent à dire à l'arbitraire: «L'équilibre des forces sociales s'établit de lui-même; n'y touchez pas?»
Pour arriver jusqu'aux intentions des économistes, il faudrait prouver trois choses:
1o Que le libre jeu des forces sociales providentielles est funeste à l'humanité;
2o Qu'il est possible d'en paralyser l'action par la substitution de forces arbitraires;
3o Que les économistes repoussent celles-ci en parfaite connaissance de leur prétendue supériorité sur celles-là.
En dehors de ces trois démonstrations, vos attaques, si vous pensiez à les faire remonter jusqu'à l'intention des écrivains dont je parle, ne seraient ni justifiées ni justifiables.
Mais je ne croirai jamais que vous, dont personne ne soupçonne l'honneur et la loyauté, vous ayez voulu incriminer jusqu'à la moralité des savants illustres qui vous ont précédé dans la carrière, qui vous ont légué leurs doctrines et que l'humanité a absous d'avance par la vénération et le respect dont elle environne leur mémoire.
Y a-t-il d'ailleurs, dans ce qu'il vous plaît d'appeler l'école anglaise, comme si une science qui se borne à décrire les faits et leur enchaînement pouvait être d'un pays plutôt que d'un autre, comme s'il pouvait y avoir une géométrie russe, une mécanique hollandaise, une anatomie espagnole et une économie française ou anglaise; y a-t-il, dis-je, dans cette école, des hommes qui, comme les prohibitionnistes, aient proclamé leurs doctrines pour abuser les esprits et bénéficier par l'erreur commune sciemment et volontairement répandue? Non, vous n'en citeriez pas un seul. Aucune secte philosophique peut-être n'a offert le spectacle d'autant de dignité, de modération, de dévouement au bien public; et si vous voulez y réfléchir, vous comprendrez qu'il devait en être ainsi.
Dans le XVIIIe siècle, quand l'astronomie n'était pas parvenue au point où elle est arrivée de nos jours, on avait remarqué une sorte d'aberration dans la marche des planètes. On avait constaté que les unes se rapprochaient, que les autres s'éloignaient du centre du mouvement; et l'on se hâta de conclure que les premières s'enfonçaient de plus en plus dans les profondeurs glacées de l'espace, que les secondes allaient s'engloutir dans la matière incandescente du soleil. Laplace vint, il soumit ces prétendues aberrations au calcul, il démontra que si les planètes s'écartaient de leur orbite, la force qui les y rappelait s'augmentait en raison de cet éloignement même: «Par la toute-puissance d'une formule mathématique, dit M. Arago, le monde matériel se trouva raffermi sur ses fondements.» Pense-t-on que celui qui découvrit et mesura cette belle harmonie eût volontiers consenti, dans un intérêt personnel, à troubler ces admirables lois de la gravitation?
L'économie des sociétés a eu aussi ses Laplace. S'il y a des perturbations sociales, ils ont aussi constaté l'existence de forces providentielles qui ramènent tout à l'équilibre, et ils ont trouvé que ces forces réparatrices se proportionnent aux forces perturbatrices, parce qu'elles en proviennent. Ravis d'admiration devant cette harmonie du monde moral, ils ont dû se passionner pour l'œuvre divine et répugner plus que les autres hommes à tout ce qui peut la troubler. Aussi n'a-t-on jamais vu, que je sache, les séductions de l'intérêt privé balancer dans leur cœur cet éternel objet de leur admiration et de leur amour. Bonaparte s'en étonna. Peu habitué à de telles résistances, il les honora du titre de niais, parce qu'ils refusaient leur concours à sa mission d'arbitraire, la regardant comme incompatible avec les grandes lois sociales qu'ils avaient découvertes et proclamées. Et ce titre glorieux, ils le portent encore,—et on n'en voit aucun aux affaires, car ils n'y veulent entrer qu'avec leur principe.
Je le dis avec regret mais avec franchise, monsieur, je crois que vous avez fait une chose funeste et de nature à égarer les premiers pas d'une jeunesse pleine de confiance dans l'autorité de vos paroles, lorsque, distribuant sans mesure le blâme et l'éloge, vous avez violemment assailli l'école la plus consciencieuse, la plus pratiquement chrétienne qui se soit jamais élevée à l'horizon des sciences morales, réservant votre enthousiasme, votre sympathie et, pardonnez-moi le mot, vos coquettes câlineries pour ces autres écoles qui ne sont, selon vous-même, que la négation de la liberté, de l'ordre, de la propriété, de la famille, de l'amour, des affections domestiques et de tous les sentiments dont Dieu a pétri la nature humaine.
Et ce qui achève de rendre cette injuste appréciation des hommes tout à fait inexplicable, c'est que vous adoptez, ainsi que je l'ai dit, le principe des économistes, la liberté des transactions, la libre concurrence, cette providence de l'égoïsme.
«Il n'y a d'autre organisation du travail, dites-vous, que sa liberté; il n'y a d'autre distribution des salaires que le travail lui-même se rétribuant par ses œuvres et se faisant à lui-même une justice que vos systèmes arbitraires ne lui feraient pas. Le libre arbitre du travail dans le producteur, dans le consommateur, dans le salaire, dans l'ouvrier, est aussi sacré que le libre arbitre de la conscience dans l'homme. En touchant à l'un, on tue le mouvement; en touchant à l'autre, on tue la moralité. Les meilleurs gouvernements sont ceux qui n'y touchent pas.»
Et ailleurs: «Nous ne connaissons d'autre organisation possible du travail dans un pays libre que la liberté se rétribuant elle-même par la concurrence, par la capacité, par la moralité.»
Ce n'est pas assez de dire que ces paroles coïncident avec les idées des économistes; elles embrassent et résument leur doctrine tout entière. Elles supposent en vous la pleine connaissance, la claire vue de cette grande loi de la concurrence qui porte en elle-même le remède général aux maux inévitables qu'elle peut produire dans des cas particuliers.
Et cependant, comment croire que votre vue embrasse l'ensemble des faits et des forces sociales qui découlent du principe de la liberté, quand on vous voit décliner le dogme de la responsabilité des agents intelligents et libres!
Car en parlant des deux grandes écoles, celle de la liberté et celle de la contrainte, vous dites: «J'emprunte à l'une la lumière de ses calculs, à l'autre la chaleur de sa charité.» Pour parler avec précision, vous deviez dire: «J'emprunte à l'une le principe de la liberté, à l'autre celui de l'irresponsabilité.»
En effet, il résulte des citations que je viens de produire que ce que vous avez pris aux économistes, ce n'est point des calculs seulement, c'est un principe, à savoir: «La liberté est la meilleure des organisations sociales.»
Mais ce n'est qu'à une condition: c'est que la loi de la responsabilité sortisse son plein, entier et naturel effet. Que si la loi humaine intervient et fait dévier les conséquences des actions, de telle sorte qu'elles ne retombent pas sur ceux à qui elles étaient destinées, non-seulement la liberté n'est plus une bonne organisation, mais elle n'existe pas.
C'est donc une grave contradiction de dire qu'on emprunte là la liberté et ici la contrainte, pour en faire un monstrueux ou plutôt un impossible mélange.
Je me ferai mieux comprendre en abordant quelques détails.
Vous reprochez à l'école libérale d'être cruelle, et dès lors vous empruntez à l'école arbitraire la «chaleur de sa charité.»—Voilà la généralité, voici l'application.
Vous accusez les économistes d'interdire le mariage, de conseiller la stérilité,—et par opposition, vous voulez que l'État adopte les enfants orphelins ou trop nombreux.
Vous accusez les économistes de proscrire et de railler l'aumône,—et par opposition, vous voulez que l'État s'interpose entre les masses et leurs misères.
Vous accusez les économistes de dire aux prolétaires: «Travaillez ou mourez,»—et par opposition, vous voulez que la société proclame le droit au travail, le droit de vivre.
Examinons ces trois antithèses, que j'aurais pu multiplier; cela suffira pour reconnaître s'il est possible de ramasser ainsi des dogmes dans des écoles opposées et d'accomplir entre eux une solide alliance.
Je ne veux point encombrer par des discussions de détail le terrain des principes sur lequel j'entends me maintenir. Je ferai cependant une remarque préliminaire. Il y a longtemps qu'on a dit que le moyen le plus sûr, mais certainement le moins loyal, de combattre son adversaire, c'était de lui prêter des sentiments outrés, des idées fausses et des paroles qu'il n'a jamais prononcées. Je vous crois incapable de recourir sciemment à un tel artifice: mais, soit entraînement de la phrase à effet, soit exigence de concision, il est certain que vous attribuez aux économistes un langage qui ne fut jamais le leur.
Jamais ils n'ont conseillé la stérilité, interdit le mariage.—Ce reproche pourrait être adressé avec plus de raison et vous l'adressez en effet au fouriérisme.—S'ils ont, non pas maudit, mais déploré l'excès de la population, ce mot même «excès» que vous employez les justifie.
Ce qu'ils ont dit sur ce grave sujet, le voici: «L'homme est un être libre, responsable et intelligent. Parce qu'il est libre, il dirige ses actions par sa volonté;—parce qu'il est responsable, il recueille la récompense ou le châtiment de ses actions, selon qu'elles sont ou ne sont pas conformes aux lois de son être;—parce qu'il est intelligent, sa volonté et par suite ses actes se perfectionnent sans cesse, ou par la lumière de la prévoyance ou par les leçons fatales de l'expérience.—C'est un fait que les hommes, comme tous les êtres qui ont vie, peuvent se multiplier au delà de leurs moyens actuels de subsistance. C'est un autre fait que lorsque l'équilibre est rompu entre le nombre des hommes et les ressources qui font vivre, il y a malaise et souffrance dans la société.—Donc, il n'y a pas d'autre alternative: il faut prévoir pour que l'équilibre se maintienne; ou souffrir pour qu'il se rétablisse. Nous concluons qu'il est à désirer que la population, prise en masse, ne suivre pas une progression trop rapide, et pour cela, que les individus qui la composent n'entrent dans l'état du mariage qu'autant qu'ils ont la chance probable de pouvoir entretenir une famille.—Et comme les hommes sont libres, comme nous n'admettons pas de législation coercitive ou restrictive en cette matière, nous nous adressons à leur raison, à leurs sentiments, à leur bon sens. Le langage que nous leur faisons entendre n'a rien d'utopique ou d'abstrait. Nous leur disons avec la sagesse des siècles et ce sens si commun qu'il est presque de l'instinct:—«C'est donner la vie à des malheureux, c'est se rendre malheureux soi-même que de se charger imprudemment ou prématurément d'une famille qu'on n'a pas encore les moyens d'élever.» Nous ajoutons: «Si ces actes individuels d'imprévoyance sont trop multipliés, la société a plus d'enfants qu'elle n'en peut nourrir: elle souffre, car l'homme n'est pas seulement soumis à la loi de la responsabilité, mais encore à celle de la solidarité; et c'est pour cela que les économistes s'attachent à exposer toutes les conséquences fatales de la multiplication désordonnée des êtres humains, afin que l'opinion intervienne avec son action toute-puissante, car ils croient sincèrement que, contre ce terrible phénomène, la société n'a que cette alternative, la prévoyance ou la souffrance.
Mais vous, monsieur, vous lui apportez un expédient. Vous ne pensez pas qu'elle doit prévoir pour ne pas souffrir, et vous ne voulez pas qu'elle souffre pour n'avoir pas prévu. Vous dites: «Que l'État adopte les enfants trop nombreux.»
Voilà certes qui est bientôt décrété. Mais avec quoi; s'il vous plaît, les entretiendra-t-il? Sans doute avec des aliments, des vêtements, des produits prélevés sur la masse sous forme d'impôts, car l'État, que je sache, n'a pas de ressources à lui, indépendantes du travail national.—Ainsi la grande loi de la responsabilité sera éludée. Ceux qui, dans des vues personnelles peut-être, mais parfaitement conformes à l'intérêt public, se seront conduits d'après les règles de la prudence, de l'honnêteté et de la raison, se seront abstenus ou auront retardé le moment de s'entourer d'une famille, se verront contraints de nourrir les enfants de ceux qui se seront abandonnés à la brutalité de leurs instincts.—Mais le mal sera-t-il guéri au moins? Bien au contraire, il s'aggravera sans cesse, car en même temps qu'on ne pourra plus compter sur la prévoyance qui n'aura plus rien de rationnel, la souffrance elle-même, sans cesser d'agir, n'agira plus comme châtiment, comme frein, comme leçon, comme force équilibrante; elle perdra sa moralité, il n'y aura plus rien en elle qui l'explique et la justifie, et c'est alors que l'homme pourra sans blasphémer dire à l'auteur des choses: «À quoi sert le mal sur la terre, puisqu'il n'a pas de cause finale?»
On peut faire sur la charité les mêmes remarques. D'abord, jamais la science économique n'a proscrit ni raillé l'aumône. La science ne raille pas et ne proscrit rien; elle observe, déduit et expose.
Ensuite, l'économie politique distingue la charité volontaire de la charité légale ou forcée. L'une, par cela même qu'elle est volontaire, se rattache au principe de la liberté et entre comme élément harmonique dans le jeu des lois sociales; l'autre, parce qu'elle est forcée, appartient aux écoles qui ont adopté la doctrine de la contrainte, et inflige au corps social des maux inévitables. La misère est méritée ou imméritée, et il n'y a que la charité libre et spontanée qui puisse faire cette distinction essentielle. Si elle a des secours même pour l'être dégradé qui a encouru son malheur par sa faute, elle les distribue d'une main parcimonieuse, justement dans la mesure nécessaire pour que la punition ne soit pas trop sévère; et elle n'encourage pas, par d'inopportunes délicatesses, des sentiments abjects et méprisables, qui, dans l'intérêt général, ne doivent pas être encouragés. Elle réserve, pour les infortunes imméritées et cachées, la libéralité de ses dons et ce secret, cette ombre, ces ménagements auxquels a droit le malheur, au nom de la dignité humaine.
Mais la charité légale, contrainte, organisée, décrétée comme une dette du côté du donateur et une créance positive du côté du donataire, ne fait ni ne peut faire une telle distinction. Permettez-moi d'invoquer ici l'autorité d'un auteur trop peu connu et trop peu consulté en ces matières:
«Il est plusieurs genres de vices, dit M. Charles Comte, dont le principal effet est de produire la misère pour celui qui les a contractés. Une institution qui a pour objet de mettre à l'abri de la misère toute sorte de personnes, sans distinction des causes qui l'ont produite, a donc pour résultat d'encourager tous les vices qui conduisent à la pauvreté. Les tribunaux ne peuvent condamner à l'amende les individus qui sont coupables de paresse, d'intempérance, d'imprévoyance et d'autres vices de ce genre; mais la nature, qui a fait à l'homme une loi du travail, de la tempérance, de la modération, de la prévoyance, a pris sur elle d'infliger aux coupables les châtiments qu'ils encourent. Rendre ces châtiments vains en donnant droit à des secours à ceux qui les ont encourus, c'est laisser au vice tous les attraits qu'il a; c'est laisser agir, de plus, les maux qu'il produit pour les individus auxquels il est étranger, et affaiblir ou détruire les seules peines qui peuvent le réprimer.»
Ainsi la charité gouvernementale, indépendamment de ce qu'elle viole les principes de la liberté et de la propriété, intervertit encore les lois de la responsabilité; et en établissant une sorte de communauté de droit entre les classes aisées et les classes pauvres, elle ôte à l'aisance le caractère de récompense, à la misère le caractère de châtiment que la nature des choses leur avait imprimé.
Vous voulez que l'État s'interpose entre les masses et leur misère.—Mais avec quoi?—Avec des capitaux.—Et d'où les tirera-t-il?—De l'impôt; il aura un budget des pauvres.—Il faudra donc que, soutirant ces capitaux à la circulation générale, il fasse retomber sur les masses, sous forme d'aumônes, ce qui leur arrivait sous forme de salaires!
Enfin vous proclamez le droit du prolétaire au travail, au salaire, à la subsistance. Et qui jamais a contesté à qui que ce soit le droit de travailler, et par conséquent le droit à une juste rémunération? Est-ce sous le régime de la liberté qu'un tel droit peut être dénié? Mais, dites-vous, en nous plaçant dans une terrible hypothèse, «si la société n'a pas du travail pour tous ses membres, si son capital ne suffit pas pour donner à tous de l'occupation?» Eh bien! cette supposition extrême implique que la population a dépassé ses moyens de subsistance. Je vois bien alors par quels procédés la liberté tend à rétablir l'équilibre; je vois les salaires et les profits baisser, c'est-à-dire je vois diminuer la part de chacun à la masse commune; je vois les encouragements au mariage s'affaiblir, les naissances diminuer, peut-être la mortalité augmenter jusqu'à ce que le niveau soit rétabli. Je vois que ce sont là des maux, des souffrances; je le vois et je le déplore. Mais ce que je ne vois pas, c'est que la société puisse éviter ces maux en proclamant le droit au travail, en décrétant que l'État prendra sur les capitaux insuffisants de quoi fournir du travail à ceux qui en manquent; car il me semble que c'est faire le plein d'une part en faisant le vide de l'autre. C'est agir comme cet homme simple qui, voulant remplir un tonneau, puisait par-dessous de quoi verser par-dessus; ou comme un médecin qui, pour donner des forces au malade, introduirait dans le bras droit le sang qu'il aurait tiré au bras gauche.
À nos yeux, dans l'hypothèse extrême où l'on nous force de raisonner, de tels expédients ne sont pas seulement inefficaces, ils sont essentiellement nuisibles. L'État ne déplace pas seulement les capitaux, il retient une partie de ceux auxquels il touche, et trouble l'action de ceux qu'il ne touche pas. De plus, la nouvelle distribution des salaires est moins équitable que celle à laquelle présidait la liberté, et ne se proportionne pas, comme celle-ci, aux justes droits de la capacité et de la moralité. Enfin, loin de diminuer les souffrances sociales, elle les aggrave au contraire. Ces expédients ne font rien pour rétablir l'équilibre rompu entre le nombre des hommes et leurs moyens d'exister; bien loin de là, ils tendent à déranger de plus en plus cet équilibre.
Mais si nous pensons que la société peut être placée dans une situation telle qu'elle n'a que le choix des maux, si nous pensons qu'en ce cas la liberté lui apporte les remèdes les plus efficaces et les moins douloureux, prenez garde que nous croyons aussi qu'elle agit surtout comme moyen préventif. Avant de rétablir l'équilibre entre les hommes et les subsistances, elle agit pour empêcher que cet équilibre ne soit rompu, parce qu'elle laisse toute leur influence aux motifs qu'ont les hommes d'être moraux, actifs, tempérants et prévoyants. Nous ne nions pas que ce qui suit l'oubli de ces vertus, c'est la souffrance; mais vouloir qu'il n'en soit pas ainsi, c'est vouloir qu'un peuple ignorant et vicieux jouisse du même degré de bien-être et de bonheur qu'un peuple moral et éclairé.
Il est si vrai que la liberté prévient les maux dont vous cherchez le remède dans le droit au travail, que vous reconnaissez vous-même que ce droit est sans application aux industries qui jouissent d'une entière liberté: «Laissons de côté, dites-vous, le cordonnier, le tailleur, le maréchal, le charron, le tonnelier, le serrurier, le maçon, le charpentier, le menuisier..... Le sort de tous ceux-là est hors de cause.» Mais le sort des ouvriers des fabriques serait aussi hors de cause si l'industrie manufacturière vivait d'une vie naturelle, ne posait le pied que sur un terrain solide, ne progressait qu'à mesure des besoins, ne comptait pas sur les prix factices et variables de la protection, une des formes émanées de la théorie de l'arbitraire.
Vous proclamez le droit au travail, vous l'érigez en principe; mais, en même temps, vous montrez peu de foi dans ce principe. Voyez en effet dans quelles étroites limites vous circonscrivez son action. Ce droit au travail ne pourra être invoqué que dans des cas rares, dans des cas extrêmes, pour cause de vie seulement (propter vitam), et à la condition que son application ne créera jamais, contre le travail des industries libres et le tarif des salaires volontaires, la concurrence meurtrière de l'État.
Réduites à ces termes, les mesures que vous annoncez sont du domaine de la police plutôt que de l'économie sociale. Je crois pouvoir affirmer, au nom des économistes, qu'ils n'ont pas d'objections sérieuses à faire contre l'intervention de l'État dans des cas rares, extrêmes, où, sans nuire aux industries libres, sans altérer le tarif des salaires volontaires, il serait possible de venir, propter vitam, au secours d'ouvriers momentanément, brusquement déplacés, sous le coup de crises industrielles imprévues.—Mais, je vous le demande, pour aboutir à ces mesures d'exception, fallait-il remuer toutes les théories des écoles les plus opposées? fallait-il élever drapeau contre drapeau, principe contre principe, et faire retentir aux oreilles des masses ces mots trompeurs: droit au travail, droit de vivre! Je vous dirai, en empruntant vos propres expressions: «Ces idées ne sont si sonores que parce qu'il n'y a rien dedans que du vent et des tempêtes.»
Monsieur, je ne pense pas que le Ciel ait jamais accordé à un homme des dons plus précieux que ceux qu'il vous a prodigués. Il y a assez de chaleur dans votre âme, assez de puissance dans votre génie pour que le siècle subisse votre influence et fasse, à votre voix, un pas de plus dans la carrière de la civilisation. Mais pour cela, il ne faut pas que vous alliez butiner d'ici, de là, dans les écoles les plus opposées, des principes qui s'excluent. Votre prodigieux talent est un puissant levier; mais ce levier est sans force s'il n'a pour point d'appui un principe.—Naguère vous vous présentâtes devant l'opposition, la bonne foi au cœur et l'éloquence sur les lèvres. Quel résultat avez-vous obtenu? Aucun, parce que vous ne lui portiez pas un principe. Oh! si vous adhériez fortement à la liberté! Si vous la montriez faisant progresser le monde social par l'action de ces deux grandes lois corollaires: responsabilité, solidarité! Si vous ralliiez les esprits autour de cette vérité: «En économie politique, il y a beaucoup à apprendre et peu à faire!» On comprendrait alors que la liberté porte en elle-même la solution de tous les grands problèmes sociaux que notre époque agite, et «qu'elle fait aux hommes une justice que les systèmes arbitraires ne leur feraient pas.» Comment avez-vous rencontré des vérités si fécondes pour les abandonner l'instant d'après?—Ne voyez-vous pas que la conséquence rationnelle et pratique de cette doctrine c'est la simplification du gouvernement? Courage donc, suivez cette voie lumineuse! Dédaignez la vaine popularité qu'on vous promet ailleurs. Vous ne pouvez servir deux maîtres. Vous ne pouvez travailler à la simplification du pouvoir, demander qu'il ne touche «ni au travail ni à la conscience,» et exiger en même temps «qu'il prodige l'instruction, qu'il colonise, qu'il adopte les enfants trop nombreux, qu'il s'interpose entre les masses et leurs misères.» Si vous lui confiez ces tâches multipliées et délicates, vous l'agrandissez outre mesure; vous lui conférez une mission qui n'est pas la sienne; vous substituez ses combinaisons à l'économie des lois sociales; vous le transformez en «Providence qui ne voit pas seulement, mais qui prévoit;» vous le mettez à même de prélever et de distribuer d'énormes impôts; vous le rendez l'objet de toutes les ambitions, de toutes les espérances, de toutes les déceptions, de toutes les intrigues; vous agrandissez démesurément ses cadres, vous transformez la nation en employés; en un mot vous êtes sur la voie d'un fouriérisme bâtard, incomplet et illogique.
Ce ne sont pas là les doctrines que vous devez promulguer en France. Repoussez leurs trompeuses séductions. Rattachez-vous au principe sévère, mais vrai, mais le seul vrai, de la Liberté. Embrassez dans votre vaste intelligence et ses lois, et son action, et ses phénomènes, et les causes qui la troublent, et les forces réparatrices qui sont en elle. Inscrivez sur votre bannière: «Société libre, gouvernement simple,»—idées corrélatives et pour ainsi dire consubstantielles. Cette bannière, les partis la repousseront peut-être; mais la nation l'embrassera avec transport. Mais effacez-y jusqu'à la dernière trace de cette devise: «Société contrainte, gouvernement compliqué.»—Des mesures exceptionnelles, applicables dans des circonstances rares, dans des cas extrêmes et d'une utilité après tout fort contestable, ne sauraient longtemps contre-balancer dans votre esprit la valeur et l'autorité d'un principe. Un principe est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les climats et de toutes les circonstances. Proclamez donc la liberté: liberté de travail, liberté d'échanges, liberté de transactions pour ce pays et pour tous les pays, pour cette époque et pour toutes les époques. À ce prix, j'ose vous promettre sinon la popularité du jour, du moins la popularité et les bénédictions des siècles.—Un grand homme s'est emparé de ce rôle en Angleterre. Il n'y a pas de jour dans l'année, il n'y a pas d'heure dans le jour où on ne le voie exposer aux yeux des masses les grandes lois de la mécanique sociale. Il a réuni autour de lui une université mouvante, un apostolat du XIXe siècle; et la parole de vie pénétrant dans toutes les couches de la société en a fait surgir une opinion publique puissante, éclairée, pacifique, mais indomptable, qui sous peu présidera aux destinées de la Grande-Bretagne. Car savez-vous ce qui arrive? Plus de cinquante mille Anglais se seront mis, d'ici à la fin du mois, en possession du droit électoral pour balancer l'influence des écoles arbitraires et neutraliser les efforts des prohibitionnistes, des faux philanthropes et de l'aristocratie.—La liberté!—voilà le principe qui va régner à nos portes; et un homme, M. Cobden, aura été l'instrument de cette grande et paisible révolution. Oh! puisse vous être réservée une semblable destinée, dont vous êtes si digne!
Mugron (Landes)... janvier 1845.
SUR L'OUVRAGE DE M. DUNOYER.
DE LA LIBERTÉ DU TRAVAIL.
ÉBAUCHE INÉDITE. (1845.)
«Il y a vingt ans, dit M. Dunoyer, que j'ai conçu la pensée de ce livre.» Certes, pendant ces vingt années, il n'en est pas une où cet important ouvrage eût pu avec plus d'à-propos être livré au public, et j'ose croire qu'il est dans sa destinée de faire rentrer la science dans sa voie. Un système funeste semble prendre sur les esprits un dangereux ascendant. Émané de l'imagination, accueilli par la paresse, propagé par la mode, flattant chez les uns des instincts louables mais irréfléchis de philanthropie, séduisant les autres par l'appât trompeur de jouissances prochaines et faciles, ce système est devenu épidémique; on le respire avec l'air, on le gagne au contact du monde; la science même n'a plus le courage de lui résister; elle se range devant lui; elle le salue, elle lui sourit, elle le flatte, et pourtant elle sait bien qu'il ne peut soutenir un moment le sévère et impartial examen de la raison. On le nomme socialisme. Il consiste à rejeter du gouvernement du monde moral tout dessein providentiel; à supposer que du jeu des organes sociaux, de l'action et de la réaction libres des intérêts humains, ne résulte pas une organisation merveilleuse, harmonique et progressive, et à imaginer des combinaisons artificielles qui n'attendent pour se réaliser que le consentement du genre humain. Nous ferons-nous tous Moraves? nous enfermerons-nous dans un phalanstère? N'abolirons-nous que l'hérédité, ou bien nous débarrasserons-nous aussi de la propriété et de la famille? On n'est pas encore fixé à cet égard; et, pour le moment, il n'est qu'une chose dont l'exclusion soit unanimement résolue, la liberté.
Fi de la liberté!
  À bas la liberté!
On est d'accord sur ce point. Il ne reste plus au milliard d'hommes qui peuplent notre globe qu'à faire choix, parmi les mille plans qui ont vu le jour, de celui auquel ils préfèrent se soumettre, à moins cependant qu'il n'y en ait un meilleur parmi ceux que chaque matin voit éclore. Ce choix, il est vrai, offrira quelques difficultés, car messieurs les socialistes, quoiqu'ils prennent le même nom, sont loin d'avoir les mêmes projets sociaux. Voici M. Jobard qui pense que la propriété a encore la moitié de son domaine à acquérir, et qui veut y soumettre jusqu'à la plus fugitive pensée littéraire ou artistique; mais voilà Saint-Simon qui n'admet pas même la propriété matérielle; et entre eux se pose M. Blanc, qui reconnaît bien la propriété des produits du travail (sauf un partage de son invention), mais qui flétrit comme impie et sacrilége quiconque tire quelque avantage de son livre, de son tableau ou de sa partition, heureux pourtant M. Blanc de savoir se soumettre à la vulgaire pratique, en attendant le triomphe de sa théorie!
Au milieu de ces innombrables enfantements de Plans sociaux, nés de l'imagination échauffée de nos modernes Instituteurs de nations, la raison éprouve un charme indicible à se sentir ramenée, par le livre de M. Dunoyer, à l'étude d'un plan social aussi, mais d'un plan créé par la Providence elle-même; à voir se développer ces belles harmonies qu'elle a gravées dans le cœur de l'homme, dans son organisation, dans les lois de sa nature intellectuelle et morale. On a beau dire qu'il n'y a pas de poésie dans les sciences expérimentales, cela n'est pas vrai; car cela reviendrait à dire qu'il n'y a pas de poésie dans l'œuvre de Dieu.
Pense-t-on que les découvertes géologiques de Cuvier, parce qu'elles étaient dues à une laborieuse et patiente observation, parce qu'elles étaient conformes à la réalité des faits, ne nous font pas admirer ce qu'elles nous laissent entrevoir des desseins de la création, autant que les inventions les plus ingénieuses?
Le point de départ obligé des réformateurs modernes (qu'ils en conviennent ou non) est que la société se détériore sous l'empire des lois naturelles, et qu'elles tendent à introduire de plus en plus la misère et l'inégalité parmi les hommes; aussi par quels tristes tableaux n'assombrissent-ils pas les premières pages de leurs livres! Avouer le principe de la perfectibilité, ce serait créer d'avance une fin de non-recevoir contre leur prétention à refaire le monde. S'ils reconnaissaient qu'il y a, dans les lois de la Responsabilité et de la Solidarité, une force qui tend invinciblement à améliorer et à égaliser les hommes, pourquoi s'élèveraient-ils contre ces lois, eux qui font profession d'aspirer à ce résultat? Leur tâche se bornerait à les étudier, à en découvrir les harmonies, à les divulguer, à signaler et à combattre les obstacles qu'elles rencontrent encore dans les erreurs de l'esprit, les vices du cœur, les préjugés populaires, les abus de la force et de l'autorité.
Ce qu'il y a de mieux à opposer aux socialistes, c'est donc la simple description de ces lois. C'est ce que fait M. Dunoyer. Mais comme après tout on ne diffère souvent sur les choses que parce qu'on n'est pas d'accord sur le sens des mots, M. Dunoyer commence par définir ce qu'il entend par liberté.
Liberté, c'est puissance d'action. Donc chaque obstacle qui s'abaisse, chaque restriction qui tombe, chaque expérience qui s'acquiert, toute lumière qui éclaire l'intelligence, toute vertu qui accroît la confiance, la sympathie et resserre les liens sociaux, c'est une liberté conquise au monde; car il n'y a rien en toutes ces choses qui ne soit, une puissance d'action, une puissance pacifique, bienfaisante et civilisatrice.
Le premier volume de M. Dunoyer est consacré à la solution de cette question de fait: Le monde a-t-il ou n'a-t-il pas progressé sous l'empire de la loi de liberté? Il étudie successivement les divers états sociaux par lesquels il a été dans la destinée de l'homme de passer, l'état des peuples chasseurs, pasteurs, agricoles, industriels, auxquels correspondent l'anthropophagie, l'esclavage, le servage, le monopole. Il montre l'espèce humaine s'élevant vers le bien-être et la moralité, à mesure qu'elle devient libre; il prouve qu'à chaque phase de son existence les maux qu'elle a endurés ont eu pour cause les obstacles qu'elle a rencontrés dans son ignorance, ses erreurs et ses vices; il signale le principe qui les lui fait surmonter, et, tournant enfin vers l'avenir le flambeau qui vient de lui montrer le passé, il voit la société progresser et progresser indéfiniment, sans qu'elle ait à se soumettre à des organisations récemment inventées,—à la seule condition de combattre sans cesse et les liens qui gênent encore le travail des hommes, et l'ignorance qui obstrue leur esprit, et ce qu'il reste d'imprévoyance, d'injustice et de passions mauvaises dans leurs habitudes.
C'est ainsi que l'auteur fait justice de ce vieux sophisme, indigne de la science et récemment renouvelé des âges les plus barbares, qui consiste à s'étayer de faits isolés, malheureusement trop nombreux encore, pour en induire la détérioration de l'espèce humaine. Fidèle à sa méthode, il suppute les progrès acquis, les rattache à leurs véritables causes, et démontre que c'est en développant ces causes, en détruisant et non en ressuscitant des obstacles, en étendant et non en restreignant le principe de la responsabilité, en renforçant et non en affaiblissant le ressort de la solidarité, en nous éclairant, en nous amendant, en devenant libres, que nous marcherons vers des progrès nouveaux.
Après avoir étudié l'humanité dans ses divers âges, M. Dunoyer la considère dans ses diverses fonctions.
Mais ici il avait à faire la nomenclature de ces fonctions. Nous n'hésitons pas à dire que celle de l'auteur est plus rationnelle, plus méthodique et surtout plus complète que celle qu'avait traditionnellement adoptée la science économique.
Soit que l'on divise l'industrie en agricole, manufacturière et commerciale, soit que, comme M. de Tracy, on la réduise à deux branches, le travail qui transforme et celui qui transporte, il est évident qu'on laisse, en dehors de la science, une multitude de fonctions sociales et notamment toutes celles qui s'exercent sur les hommes. La société, au point de vue économique, est un échange de services rémunérés; et sous ce rapport l'avocat, le médecin, le militaire, le magistrat, le professeur, le prêtre, le fonctionnaire public appartiennent à la science économique aussi bien que le négociant et le cultivateur.
Nous travaillons tous les uns pour les autres, nous faisons tous entre nous échange de services, et la science est incomplète si elle n'embrasse pas tous les services et tous les travaux.
Nous croyons donc que l'économie politique est redevable à M. Dunoyer d'une classification, qui, sans la faire sortir de ses limites naturelles, a le mérite de lui ouvrir de nouvelles perspectives, de nouveaux champs de recherches, surtout dans l'ordre intellectuel et moral, et de l'arracher à ce cercle matériel où les esprits supérieurs n'aiment pas à se laisser longtemps renfermer.
Aussi, lorsque M. Dunoyer, après avoir recherché quels sont les états sociaux qui ont été les plus favorables à l'humanité, examine les conditions dans lesquelles chaque fonction se développe avec le plus de puissance et de liberté, on sent qu'un principe moral est venu prendre place dans la science. Il prouve que les forces intellectuelles et les vertus privées ou de relation ne sont pas moins nécessaires aux succès de nos travaux que les forces industrielles. Le choix des lieux et des temps, la connaissance du marché, l'ordre, la prévoyance, l'esprit de suite, la probité, l'épargne concourent tout aussi réellement à la prompte formation, à l'équitable distribution, à la judicieuse consommation des richesses que le capital, l'habileté et l'activité.
Nous n'oserions pas dire que, dans le cadre immense qu'embrasse l'auteur, il ne s'est pas glissé quelques observations de détail qu'on pourrait contester; encore moins qu'il a épuisé son inépuisable sujet. Mais sa méthode est bonne, les limites de la science bien posées, le principe qui la domine clairement défini. Dans ce vaste champ, il y a place pour bien des ouvriers; et, s'il faut dire toute notre pensée, nous croyons que là est le terrain où pourront désormais se rencontrer et ces esprits exacts que leur irrésistible soumission aux exigences de la logique retenait dans cette partie de l'économie politique qui est susceptible de démonstrations rigoureuses, et ces esprits ardents que l'idolâtrie du beau et du bien entraînait dans la région des utopies et des chimères.
 SUR L'ÉLOGE DE M. CHARLES COMTE.
PAR M. MIGNET[52].
La vie, a-t-on dit, est un tissu d'illusions et de déceptions.—Oui, mais il s'y mêle quelques souvenirs qui l'imprègnent comme d'un parfum délicieux.
Telle fut pour moi la journée du 30 mai 1846.
Arraché au fond de la province par un caprice inattendu de la fortune, j'assistais pour la première fois à une séance publique de l'Académie des sciences morales et politiques.
Autour du fauteuil du président, M. Dunoyer, se groupaient tous les membres de l'illustre compagnie. En face, les tribunes, les loges, l'amphithéâtre suffisaient à peine à contenir l'élite de la société parisienne.
Le secrétaire perpétuel devait prononcer l'éloge de son prédécesseur, M. Charles Comte.
On se demandait avec anxiété: Comment M. Mignet, quel que soit son talent, parviendra-t-il à intéresser l'auditoire? Que peut offrir de saisissant la vie d'un publiciste dont tous les jours furent absorbés par une polémique aujourd'hui oubliée et par des travaux approfondis sur la philosophie de la législation? d'un journaliste probe, consciencieux, sévère, dont la vertu fut poussée jusqu'à la rudesse? d'un écrivain laborieux et profond, mais qui semble avoir volontairement dédaigné, dans son œuvre, cette partie artistique qui, si elle n'ajoute rien, si elle nuit même quelquefois à la justesse des idées, peut seule néanmoins donner de l'éclat, de la popularité, de la puissance de propagation aux travaux de l'intelligence?
Cependant M. Mignet commence sa lecture. Sa parole, ni trop lente ni trop rapide, se propage sans effort jusqu'aux extrémités de la salle. Il varie son sujet par des réflexions pleines d'à-propos et de justesse; il l'égaye en le parsemant avec sobriété de ce sel attique dont on prétend, bien à tort sans doute, que la tradition se perd en France. Un débit toujours clair, des intonations toujours justes ne laissent échapper aucune des finesses du discours, aucune des intentions de l'orateur. Pendant une heure, l'auditoire reste comme enchaîné à ce récit, si pauvre de faits éclatants, mais si riche de nobles et pures émotions.
Mais quoi! est-ce la phrase correcte, élégante, incisive de l'orateur; est-ce sa belle diction qui retiennent ainsi l'assemblée captive? qui font courir sur tous les bancs comme un frisson d'enthousiasme et unissent tous les cœurs dans un commun sentiment de pure joie et d'admiration passionnée?
Non.—Mais M. Mignet avait vu et montrait à tous les yeux le beau côté de son sujet. Il peignait l'homme de bien, l'homme aux mâles résolutions, l'athlète vigoureux, l'intrépide défenseur des libertés publiques, le publiciste inflexible que ni les tentations de la corruption, ni les menaces, ni la persécution, ni l'attrait de la popularité, ni le besoin du repos, ni aucune considération humaine, ne firent jamais dévier de cette ligne de rectitude tracée par sa profonde conviction à son opiniâtre vertu.
Il semblait que cette chaude peinture d'une si belle vie, faisant contraste avec l'égoïsme et l'indifférence qui caractérisent l'époque actuelle, pénétrait dans toutes les sympathies de l'assemblée, et les remuait avec d'autant plus de puissance qu'on aurait pu les croire depuis plus longtemps assoupies. On aurait dit un public, aux impressions encore fraîches et naïves, recueillant de la bouche de Plutarque le récit d'une des plus nobles vies des héros antiques. Avec quel discernement vraiment français l'auditoire ne saisissait-il pas, pour les applaudir, les traits de courage, d'abnégation, de fière indépendance, dont abonde la noble carrière du publiciste! Chacun de nous se reportait au temps à jamais passé de notre jeunesse, quand l'orateur disait:
«Le temps où s'est distingué M. Comte est déjà loin de nous. Ils sont loin de nous les souvenirs de ces convictions généreuses, de ces luttes persévérantes, de ces intrépides dévouements qui animaient tant de fermes esprits, qui inspiraient tant de nobles conduites. Alors on croyait aux idées avec une foi vive, on aimait le bien public avec une passion désintéressée. Ces belles croyances, qui sont l'honneur de l'intelligence humaine, M. Comte les a eues jusqu'à l'enthousiasme. Ces fortes vertus, qui sont aussi nécessaires à un peuple pour rester libre que pour le devenir, M. Comte les a portées jusqu'à la rudesse.»
Ah! malgré le triste et décourageant spectacle qui s'offre de toute part autour de nous, quoique l'on n'aperçoive plus ni convictions énergiques, ni courage civil, ni résistance à la corruption, on ne saurait désespérer d'un pays où le simple récit de la vie de M. Comte éveille une si vive et si unanime satisfaction! Non, le scepticisme n'a pas tout envahi, tout altéré, tout dégradé là où se montre cette ancre de salut du peuple,—l'intelligence d'honorer ce qui est honorable,—là où la puissance d'admiration vit encore!
Deux circonstances concouraient à jeter un intérêt touchant et comme quelque chose de dramatique sur cette solennité littéraire. Derrière l'orateur, le fauteuil de la présidence était occupé par M. Dunoyer. Chacun sentait que l'éloge de M. Mignet et l'enthousiasme de l'assemblée s'adressaient indirectement au collaborateur, à l'ami de M. Comte, à celui qui avait partagé les mêmes travaux, essuyé les mêmes persécutions, montré le même dévouement. Au premier banc des spectateurs, on voyait vêtus de deuil les quatre enfants de M. Comte, qu'une mort hâtée par le travail et la persécution avait trop tôt privés de leur père. Ils recueillent enfin, après dix longues années, le seul mais précieux héritage que puisse laisser un homme de cette trempe: un solennel hommage, un juste tribut d'admiration rendus à sa mémoire par une bouche éloquente, et sanctionnés par le sympathique et enthousiaste assentiment d'un public éclairé.
Je dois le dire cependant, si l'honorable secrétaire perpétuel fit une juste appréciation de l'homme en ce qui concerne ses actes, son caractère, son courage, ses vertus, il ne me parut pas placer le publiciste à sa véritable hauteur. Peut-être en cela son verdict a-t-il été trop influencé par celui de l'opinion publique, qui semble n'avoir pas suffisamment apprécié, de bien s'en faut, la valeur philosophique des ouvrages de M. Comte. Ce jugement, on pourrait le comprendre s'il se rapportait uniquement au style. Je l'ai déjà dit: dans un ouvrage qui traite, selon la méthode scientifique, ces vastes sujets sur lesquels Rousseau et Montesquieu ont répandu les couleurs de leur brillante imagination, M. Comte ne paraît pas s'être attaché à rendre à ses pensées saillantes par l'éclat de la forme, la variété des tons, l'imprévu des antithèses et toutes les ressources d'une rhétorique étudiée. On conçoit qu'un homme tel que l'a dépeint M. Mignet ait rejeté ces vains ornements qui, dans sa pensée, sont des piéges pour le lecteur quand ils ne le sont pas pour l'écrivain. Plus M. Comte atteignait à la simplicité de l'expression, plus il croyait éloigner de ses écrits les chances de l'erreur; et la Vérité était le seul objet de son culte, celui auquel il était prêt à sacrifier, s'il l'eût fallu, bien plus que sa renommée littéraire.
Ne croyons pas néanmoins que ses ouvrages soient dépourvus d'éloquence. «Bien qu'il veuille, dit M. Mignet, appliquer dans sa rigueur et sa sécheresse la méthode analytique, M. Comte a l'esprit trop résolu et l'âme trop bouillante pour exposer sans s'émouvoir les longues traverses de l'humanité; je l'en loue.» Et ailleurs: «Sous des formes un peu âpres et avec des apparences froides, il avait cette bonté du cœur, cette chaleur de l'âme, cette élévation des sentiments, cette verve de la conviction qui se montrent à la fois dans ses écrits et dans sa vie.»
Mais si M. Comte s'élève souvent jusqu'à l'éloquence (en laissant à ce mot son acception reçue), lorsqu'il flétrit de sa parole énergique l'injustice et l'abus de la force, j'ose dire qu'une éloquence d'une autre nature et tout aussi vraie règne sur toutes les pages de ses écrits. En les lisant, le lecteur sent toujours comme une lumière qui se fait dans son intelligence. Il se sent épris d'admiration devant l'harmonieuse simplicité des lois que l'auteur expose, et ce sentiment est d'autant plus vif qu'il ne se sépare jamais de celui de la certitude. Je ne connais, quant à moi, aucun artifice de rhétorique capable de remplir l'âme d'aussi délicieuses émotions. N'y a-t-il pas de l'éloquence, la plus vraie de toutes les éloquences, dans la simple et claire exposition de l'harmonie qui préside aux mouvements des corps célestes? Quand il y a de la beauté et de la grandeur dans un sujet, plus l'auteur parvient à concentrer votre attention sur le tableau, en se faisant oublier lui-même, plus j'ose dire qu'il atteint aux pures sources de l'art.
M. Comte n'a qu'un but: exposer. Mais il expose avec tant de netteté les conséquences des actions humaines, qu'en ne s'adressant qu'à l'intelligence il parle au cœur. Peu d'écrivains communiquent à l'âme une admiration aussi sincère pour ce qui est bien, une haine aussi vigoureuse pour l'injustice et la tyrannie. Non qu'il déclame, il se borne à décrire; mais le sentiment qu'il ne conseille pas naît de la description, et je crois même, que si la vraie éloquence se fait sentir dans toutes ses pages, c'est que la déclamation en est sévèrement bannie. Quand le lecteur voit clairement l'enchaînement des causes et des effets, la sympathie et l'antipathie naissent à son insu dans son âme pour ne plus s'y éteindre, et sans qu'il soit nécessaire de lui dire ce qu'il faut haïr, ce qu'il faut aimer.
Je n'examinerai pas si le Traité de législation n'eût pas pu être conçu sur un plan plus méthodique; quand on l'a lu, on comprend qu'il n'est que le frontispice, d'une œuvre immense, interrompue par la mort et à jamais soustraite aux ardents désirs des amis de l'humanité.
Ce que je puis dire, c'est ceci: Je ne connais aucun livre qui fasse plus penser, qui jette sur l'homme et la société des aperçus plus neufs et plus féconds, qui produise au même degré le sentiment de l'évidence. Dans l'injuste abandon où la jeunesse studieuse semble laisser ce magnifique monument du génie, je n'aurais peut-être pas le courage de me prononcer ainsi, sachant combien je dois me défier de moi-même, si je ne pouvais mettre mon opinion sous le patronage de deux autorités: l'une est celle de l'Académie, qui a couronné l'ouvrage de M. Comte; l'autre est celle d'un homme du plus haut mérite, à qui je faisais cette question que les bibliophiles s'adressent souvent: Si vous étiez condamné à la solitude et qu'on ne vous y permît qu'un ouvrage moderne, lequel choisiriez-vous? Le Traité de législation de M. Comte, me dit-il; car si ce n'est pas le livre qui dit le plus de choses, c'est celui qui fait le plus penser[53].
 DE LA RÉPARTITION DES RICHESSES.
PAR M. VIDAL[54].
Ce livre se présente sous de tristes auspices. Son apparition dans le monde a réveillé, au fond de ces cavernes littéraires,
Que la haine se creuse au bas des grands journaux,
un écho d'injures plus fait pour attrister que pour irriter ceux à qui elles s'adressent, et qui placent sous des préventions défavorables non-seulement le feuilletoniste, mais encore l'auteur qui a inspiré le feuilleton.
Par une coïncidence singulière, le jour même où je lisais dans la Démocratie pacifique ces épithètes accumulées sur la tête de nos plus illustres économistes: ignorants, orgueilleux, hérétiques maudits, sots, impies, fatalistes, plagiaires, marionnettes, traîtres, etc., etc., ce jour même, le hasard mettait sous mes yeux une galerie de lettres autographes, où l'on voit les plus grands hommes du siècle, les plus ardents amis de l'humanité, Jefferson, Maddison, Bentham, Bernadotte, Chateaubriand, B. Constant, et même Saint-Simon, venir rendre l'hommage le plus sincère et le plus spontané à la science et à la philanthropie de J. B. Say.
Mais ne cherchons pas une pénible solidarité entre M. Vidal et son compromettant commentateur, qui, je l'espère, rougira un jour de son injustice et de ses emportements.
Il me semble que c'est faire preuve d'un orgueil bien indomptable, quand on aborde une science, que de débuter ainsi: «Mes devanciers n'ont rien su ni rien vu. Vainement des hommes tels que Smith, Malthus, Say, ont consacré toute leur vie et de puissantes facultés à l'étude d'un sujet; ils ne l'ont pas même entrevu. Moi, j'arrive, j'ai vingt ans, et j'ai fait la science.»
N'inspirerait-on pas plus de confiance au public, si l'on disait: La science est de sa nature progressive. Mes prédécesseurs l'ont avancée; mais, aidé de leurs travaux, j'aspire à l'avancer encore. Forcés de creuser les idées élémentaires, d'analyser les notions de travail, utilité, valeur, capital, production, etc., ils me semblent n'avoir pas assez approfondi le phénomène de la répartition des richesses; je viens après eux, et mettant à profit les connaissances qu'ils nous ont transmises, prenant la science où ils l'ont laissée, j'essaye de lui faire faire un pas de plus.
Mais, pour que M. Vidal pût tenir un tel langage, il aurait fallu qu'il s'astreignît à la méthode de ses devanciers, à l'observation de la manière dont les faits se passent et s'enchaînent. Cette méthode, il la repousse. Selon lui, la science, ainsi limitée, n'est qu'un objet de pure curiosité. Il pense que sa mission est de donner des conseils, d'enseigner, peut-être même d'imposer des règles de conduite.—«La belle science, s'écrie-t-il, qui se résume en une négation: ne rien faire!»
M. Vidal se méprend. La science ne fait à personne un devoir de l'inertie, ou, comme on dirait aujourd'hui, de l'immobilisme. Elle éclaire toutes les routes, celle qui conduit au bien, comme celle qui mène au mal, et croit que c'est à cela que se borne sa tâche, parce que le principe d'action n'est pas en elle, mais dans les hommes. Si le penchant naturel de l'homme le pousse vers ce qui nuit, il est certain que jeter la lumière sur les conséquences des habitudes, c'est seconder cette triste direction. Mais si l'homme est porté au bien, il suffit que la science le montre, et il n'est pas nécessaire, pour l'y déterminer, qu'elle invoque la contrainte ni même le devoir.
Ce qui nous sépare complétement des écoles dites socialistes, fouriéristes, communistes, saint-simoniennes, etc., c'est précisément cela. Elles placent le principe d'action dans l'observateur, et nous le laissons là où il est, dans le sujet observé, l'homme.
Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils nous accusent de ne voir dans les hommes que des chiffres, des quantités abstraites. «Qu'ils cessent, dit M. Vidal, de faire abstraction de l'homme, dans une science, qui a pour but le bonheur de l'homme.»
Mais c'est vous qui faites abstraction de l'homme, de ce qu'il y a en lui d'intelligence, de moralité, de vie, d'initiative, de perfectibilité; car, pour vous, qu'est-ce que l'humanité, si ce n'est une matière inerte, une argile, que le savant, sous le nom de réformateur, organisateur, peut et doit pétrir à son gré?
L'économie politique, ainsi que son nom même le témoigne, admet que l'homme est un être sentant et pensant; que les facultés de comparer, de juger, de décider sont en lui; que la prévoyance l'avertit, que l'expérience le rectifie, qu'il porte avec lui le principe progressif.
Voilà pourquoi elle se borne à décrire les phénomènes, leurs causes et leurs effets,—sûre que les hommes sauront choisir.
Voilà pourquoi, comme celui qui place des écriteaux à l'entrée de chaque route, elle se contente de dire: Voici où conduit l'une: voilà où mène l'autre.
Mais vous, vous ne voyez dans les hommes que de la matière expérimentale, des machines qui produisent et consomment; et désirant, il faut vous rendre cette justice, que la richesse soit équitablement répartie entre eux, vous vous attribuez cette fonction, persuadé que vous êtes que la Providence n'y a pas pourvu.
«Suffira-t-il au mécanicien, dit M. Vidal, pour inventer la machine, d'observer, de recueillir des faits, puis de laisser faire les forces naturelles? Eh! non, sans doute, il faut encore qu'il trouve le moyen d'utiliser ces forces, qu'il invente sa machine...»
«De même, en économie..., on peut inventer un mode particulier de production et de consommation, un système économique.»
Ailleurs, il compare la société à un régiment:
«Faudra-t-il donc laisser chacun manœuvrer à sa guise, permettre à chaque officier, à chaque soldat de faire et de suivre son petit plan de campagne? etc.»
Ailleurs, à un orchestre:
«Comme les musiciens d'un orchestre discipliné, chacun de nous a un rôle utile, indispensable...; mais pour qu'il y ait accord, unité, il faut que tous les exécutants obéissent à la pensée du compositeur et à la direction du chef d'orchestre.»
Mais quand un mécanicien a sous la main des rouages, des ressorts, il dispose d'une matière inerte, et son intervention est indispensable. Les hommes ne sont-ils donc que des rouages et des ressorts aux mains d'un socialiste?
Mais ces soldats, que vous nous proposez pour exemple, quoiqu'ils soient des hommes, en tant que soldats, ne sont plus hommes, ils ne sont que des machines. Le principe d'action n'est plus en eux. Soumis, selon cette énergique expression, à l'obéissance passive, ils ne s'appartiennent plus, ils tournent à droite et à gauche au moindre signe. Aussi faut-il tirer au sort à qui ne sera pas soldat. Croyez-moi, l'humanité ne se laissera pas aisément réduire à ce rôle passif que vous lui réservez.
Enfin, vos musiciens, nous en convenons volontiers, arriveront à l'accord, à l'harmonie, si la direction du chef d'orchestre est imposée.
Eh! mon Dieu, ce n'est pas en économie seulement; et qui ne sait qu'en toutes choses le despotisme infaillible serait la meilleure solution?
Mais où est-il ce chef d'orchestre social en mesure de faire reconnaître son titre d'infaillibilité et son droit à la domination?
En son absence, j'aime mieux laisser les musiciens eux-mêmes s'organiser entre eux, car, comme vous le dites, ils sont trop intelligents pour ne pas comprendre que sans cela l'harmonie serait impossible!
Vous voyez donc bien que nous commençons à nous entendre, et que vous êtes amené, comme nous, à laisser, bon gré mal gré, le principe d'action là où Dieu l'a placé, dans l'humanité et non dans celui qui l'étudie.
Quand nous exposons les phénomènes, leurs causes et leurs conséquences; quand nous nous contentons de montrer comment telle action vicieuse conduit inévitablement à telle conséquence funeste; quand, par exemple, nous disons: La paresse conduit à la misère, l'excès de population à une diminution et à une mauvaise répartition du bien-être, vous vous écriez que nous sommes fatalistes.
Entendons-nous. Oui, nous sommes fatalistes à la manière des physiciens, quand ils disent: «Si une pierre n'est pas soutenue, il est fatal qu'elle tombe.»
Nous sommes fatalistes à la manière des médecins, quand ils disent: «Si vous mangez outre mesure, il est fatal que vous ayez une indigestion.»
Mais reconnaître l'existence d'une loi fatale, est-ce bien du fatalisme? Après tout, avons-nous fait des lois, comme vous nous en accusez, quand vous reprochez aux économistes tous les maux de la société, faisant abstraction des mauvaises habitudes, des préjugés, des erreurs et des vices par lesquels elle a pu se les attirer?
Le vrai fatalisme, ce me semble, est au fond de tous vos systèmes, qui, quelque opposés qu'ils soient entre eux, s'accordent seulement en ceci: le bonheur ou le malheur des hommes, indépendant de leurs vices et de leurs vertus, et sur lequel, par conséquent, ils ne peuvent rien, dépend exclusivement d'une invention contingente, d'une organisation imaginée, en l'an de grâce 1846, par M. Vidal.
Il est bien vrai qu'en l'an 1845 M. Blanc en avait imaginé une autre. Mais, heureusement, les trois milliards d'hommes qui couvrent la terre ne l'ont pas acceptée; sans cela ils ne seraient plus à temps d'essayer celle de M. Vidal.
Que serait-ce si l'humanité s'était pliée à l'organisation inventée par Fourier, qui offrait au capital 24 pour 100 de dividende au lieu des 5 pour 100 qu'assure la nouvelle invention?
Pour se faire une idée de l'esprit de despotisme qui fait la base de toutes ces rêveries, il suffit de voir combien on y est prodigue de formules comme celles-ci:
«Il faudra proportionner la production aux moyens de consommation.
«Il faudra organiser puissamment le travail.
«Il faudra appeler toutes les activités et toutes les intelligences, etc.
«Il faudra distribuer les produits d'après la justice.
«Il faudra élever chaque travailleur au rang de sociétaire.
«Il faudra lui fournir les moyens de satisfaire ses besoins, etc.
«Il faudra établir l'équilibre entre la production, la consommation et la population.
«On peut combiner un bon mécanisme industriel.
«On peut inventer un mode particulier de production et de consommation.
«Il faut constituer avant tout la solidarité effective.»
Tout cela est bientôt dit. Mais quand on demande aux socialistes: Qui donc fera toutes ces choses? qui donc, si l'humanité est passive, l'animera du souffle de vie? chacun d'eux se pose et répond: Moi.
Il faut être juste envers M. Vidal. Il ne dit pas moi; il dit: le pouvoir, l'autorité.
Mais ce n'est là que reculer la difficulté; car si tous les hommes sont des ressorts, des soldats, de la matière inerte; si toute pensée d'ordre et d'organisation émane d'une autorité, à quel signe pouvons-nous la reconnaître?
La difficulté est grande, et il fallait bien que M. Vidal se donnât la peine de la résoudre.
Voici comment il s'exprime:
«Nous supposons à priori un pouvoir normal régulièrement constitué. Nous laissons à chacun la faculté de comprendre sous ce nom le système qu'il préfère, qu'il désire, qu'il conçoit ou qu'il rêve. Le gouvernement, quel qu'il soit, c'est pour nous la protection, la prévoyance sociale, le représentant de l'ordre pour tous et dans l'intérêt de tous, etc.»
Si vous supposez à priori un pouvoir normal et infaillible, nous sommes d'accord. Seulement montrez-moi son certificat d'infaillibilité, et je suis prêt à me laisser organiser.
Mais si, dans l'embarras de trouver ce phénix, vous admettez une autorité quelconque, telle que chacun la préfère, la désire, la conçoit ou la rêve, je crains bien que nous n'ayons autant d'autorités qu'il y a d'hommes, ce qui nous replace justement au point de départ.
Ici, M. Vidal a recours à la grande ressource des socialistes, l'organisation. Il ne s'agit que d'organiser le pouvoir.
«Un mauvais gouvernement, dit-il, peut abuser de la force; cela est vrai. Mais un bon gouvernement, loin de gêner en rien la liberté véritable, peut en favoriser le développement...; il ne s'agit donc pas d'amoindrir ou de supprimer le pouvoir, mais de lui donner une bonne organisation.»
C'est fort bien. Mais qui est-ce qui organisera le pouvoir? La société sans doute.—Point du tout, puisque c'est le pouvoir qui doit organiser la société.—J'entends; M. Vidal, ou tout autre socialiste qui préfère, désire, conçoit ou rêve, organisera le pouvoir, lequel organisera la société. Reste toujours à savoir comment est organisé le premier organisateur.
Il y a, dans le livre de M. Vidal, un chapitre vers lequel on se sent attiré par la séduction du titre: Conclusion pratique. Il y a si longtemps que nous désirons voir les socialistes formuler une conclusion! Enfin, me disais-je, la nouvelle invention sociale va nous être déroulée dans tous ses détails, avec les moyens d'exécution propres à faire fonctionner l'appareil.
Malheureusement M. Vidal, se fondant sur ce que nous ne sommes pas en état de le comprendre, ne nous dit rien.
La société actuelle est une masure que nous refusons obstinément d'abandonner. Il a bien dans sa poche le plan de constructions nouvelles; mais à quoi bon nous les montrer, puisque nous ne voulons pas en entendre parler, et que nous nous obstinons à maintenir la maison délabrée, l'édifice vermoulu? Il n'y a donc pas pour aujourd'hui de restauration possible. Reste tout au plus à placer des arcs-boutants au dehors et à gâcher du plâtre dans les crevasses.
Notre obstination nous prive donc de l'avantage de connaître le nouvel appareil social imaginé par M. Vidal. Tout ce qu'il nous laissera voir, ce sont quelques étançons et un peu de plâtre, qu'il veut bien appliquer à retarder la chute du vieil édifice.
Le problème ainsi circonscrit, M. Vidal en revient à ses formules favorites:
«Il faut organiser, sur tous les points du royaume, dans chaque département, des ateliers où tout homme de bonne volonté puisse toujours trouver à gagner sa vie en travaillant; où tout ouvrier inoccupé, déplacé par la mécanique, puisse utiliser ses bras; des ateliers qui ne fassent point concurrence aux ateliers existants, car autrement on créerait autant de pauvres d'un côté qu'on en soulagerait de l'autre.
«Des ateliers permanents, qui soient à l'abri du chômage et des mortes-saisons, à l'abri des crises commerciales, industrielles et politiques.
«Des ateliers où l'introduction d'une machine perfectionnée profite aux travailleurs, sans pouvoir leur porter préjudice...
«Des ateliers où l'on puisse établir un équilibre constant entre la production et les besoins de la consommation; des ateliers où la population surabondante des villes puisse se déverser.
«Des ateliers où le travailleur trouve le bien-être, l'indépendance et la sécurité; une occupation permanente, une rétribution convenable et toujours assurée.»
Certes, nous rendons justice aux bonnes intentions de M. Vidal, et nous désirons que ses vues philanthropiques se réalisent. Comme lui, nous voudrions qu'il n'y eût pas un homme sur la terre qui ne trouvât toujours du travail assuré, du bien-être, de la sécurité, de l'indépendance; qui ne fût à l'abri de toute crise commerciale, industrielle, politique et même atmosphérique; qu'il y eût parfait équilibre entre la production, la consommation et la population.
Mais au lieu de penser, comme M. Vidal, qu'il y a un être abstrait qu'on appelle l'État, qui a les moyens de réaliser ces beaux rêves; au lieu de faire dériver exclusivement le bonheur individuel d'une organisation inventée par un journaliste et imposée du dehors aux travailleurs, nous croyons qu'il dépend surtout des habitudes et des vertus des travailleurs eux-mêmes. Si les uns sont actifs et les autres paresseux; s'il y a parmi eux des prodigues, des économes, des avares, des gens ordonnés et des gens débauchés; si les uns se marient à seize ans, et sont chargés de famille à l'âge où les autres s'établissent,—nous ne voyons pas d'organisation qui puisse empêcher l'inégalité de s'introduire dans votre colonie.
S'il y a des hommes qui se livrent à des entreprises hasardeuses, des gens qui empruntent sans savoir comment ils pourront rendre, et d'autres qui prêtent sans savoir comment ils seront payés; si la colonie est saisie, par exemple, de passions guerrières qui la mettent en hostilité avec le genre humain,—nous ne croyons pas que votre organisation la mette à l'abri de toute crise commerciale et politique.
Vous aurez beau nous dire que nous sommes fatalistes parce que nous croyons que le mal lui-même a sa mission, celle de réprimer le vice dont il est le produit; oui, nous devons l'avouer, nous croyons à l'existence du mal. Nous n'y croyons pas seulement, nous le voyons; et, au physique comme au moral, nous n'avons pas d'autre alternative à proposer à l'humanité que de l'éviter par la prévoyance ou de le subir par la douleur.
À moins donc que vous ne chargiez votre organisateur d'avoir de la prudence pour tout le monde, de l'ordre, de l'économie, de l'activité, des lumières et des vertus pour tout le monde, vous nous permettrez de continuer à croire que l'humanité ne peut être heureuse qu'autant que ces causes de bonheur soient en elle-même.
Et certes, si vous me permettez de supposer seulement l'existence d'un vice dans la colonie dont vous tracez le plan; si vous raisonnez dans l'hypothèse qu'elle est affectée de paresse, ou de débauche, ou de faste, ou d'ambition, ou d'humeur conquérante, vous arriverez à voir qu'elle suivra bientôt la destinée commune et qu'il n'est pas au pouvoir de l'organisation la plus ingénieuse d'empêcher l'effet de sortir de la cause.
Ainsi les ordres sociaux, que chacun de vous invente chaque jour, supposent la perfection dans l'inventeur d'abord, et ensuite dans l'humanité, cette même matière inerte dont s'amuse votre féconde imagination.
Eh! monsieur, accordez-nous seulement la perfection de l'humanité, et croyez que les économistes feront des plans sociaux tout aussi séduisants que les vôtres.
Les socialistes nous reprochent de repousser l'association. Et nous, nous leur demandons: De quelle association voulez-vous parler? est-ce de l'association volontaire ou de l'association forcée?
Si c'est de l'association volontaire, comment peut-on nous reprocher de la repousser, nous qui croyons que la société est une grande association, et que c'est pour cela qu'elle s'appelle société?
Veut-on parler seulement de quelques arrangements particuliers, que peuvent faire entre eux les ouvriers d'une même industrie? Eh! mon Dieu, nous ne nous opposons à aucune de ces combinaisons: société simple, en commandite, anonyme, par actions et même en phalanstère. Associez-vous comme vous l'entendrez, qui vous en empêche? Nous savons fort bien qu'il y a des conventions plus ou moins favorables au progrès de l'humanité et à la bonne répartition des richesses. Pour l'exploitation des terres, par exemple, avons-nous jamais dit que le fermage et le métayage, par cela seul qu'ils existent, exercent pour toutes les classes agricoles des effets identiques? Mais nous pensons que la science a rempli sa tâche quand elle a exposé ces effets; parce que, encore une fois, nous pensons que le principe d'action, l'aspiration vers le mieux n'est pas dans la science, mais dans l'humanité.
Mais vous, vous qui ne voyez dans l'espèce humaine qu'une cire molle aux mains d'un organisateur, c'est l'association forcée que vous proposez; l'association qui ôte à tout les individus, hors un, toute moralité et toute initiative, c'est-à-dire le despotisme le plus absolu qui ait jamais existé, je ne dis pas dans les annales, mais même dans l'imagination des hommes.
Je ne terminerai pas sans rendre à M. Vidal la justice qui lui est due. S'il a épousé les théories des socialistes, il n'a pas emprunté leur style. Son livre est écrit en français, et même en bon français. Le néologisme s'y montre, mais il n'y déborde pas. M. Vidal nous fait grâce du vocabulaire fouriériste, et des gammes et des pivots, et des amitiés en quinte superflue, et des amours en tierce diminuée. S'il voit la science sous un autre aspect que ses devanciers, il la prend du moins au sérieux, il ne méprise pas son public au point de vouloir lui en imposer par des phrases d'Apocalypse. C'est d'un bon augure, et si jamais il fait une seconde édition de son livre, je ne doute pas qu'il n'en retranche, sinon ce qu'il y a d'erroné dans la partie systématique, du moins ce que la partie critique offre d'exagéré et même d'injuste.
SECONDE LETTRE À M. DE LAMARTINE[55].
Monsieur,
Je viens de lire l'article qui, du Bien public de Mâcon, a passé dans tous les journaux de Paris; vous dire combien cette lecture m'a surpris et affligé, cela me serait impossible.
Il n'est donc que trop vrai! aucun homme sur la terre n'a le privilége de l'universalité intellectuelle. Il est même des facultés qui s'excluent, et il semble que l'aride domaine de l'économie politique vous soit d'autant plus interdit que vous possédez à un plus haut degré l'art enchanteur, l'art suprême
De penser par image ainsi que la nature.
Cet art, ou plutôt ce don divin, pourquoi l'avez-vous dédaigné? Ah! vous avez beau dire, vous aviez reçu la plus noble, la plus sainte mission du génie dans ce monde. Qu'est devenu le temps où, esprits froids et méthodiques, natures encore alourdies par le poids de la matérialité, nous nous arrachions avec délices à ce monde positif pour suivre votre vol dans la vague et poétique région de l'idéal? où vous nous révéliez des pensées, des doutes, des désirs et des espérances qui sommeillaient au fond de nos cœurs, comme ces échos qui dorment dans les grottes de nos Pyrénées tant que la voix du pâtre ne les réveille pas? Qui nous ouvrira désormais d'autres horizons et d'autres cieux, séjours adorés qu'habitent l'Amour, la Prière et l'Harmonie? Combien de fois, quand vous me faisiez entrevoir ces vaporeuses demeures, me suis écrié: «Non, ce monde n'embrasse pas tout; la science ne révèle pas tout; il y a l'infini au delà, et l'imagination a aussi son flambeau!»
Oh! qu'elle est grande la puissance du poëte!—Je ne dis pas du versificateur; de quelle licence, de quelle tyrannie n'est-il pas le complaisant?—Mais cette perception du Beau et du Sublime dans la nature, cette forte émotion éveillée dans l'âme à leur aspect, ce don de les revêtir d'un mélodieux langage pour y faire participer le vulgaire, voilà la Poésie.—Et à mesure qu'elle s'élève, elle se détache de tout élément égoïste ou pervers; car elle ne saurait partager les tristes infirmités d'ici-bas sans perdre le sentiment de ce qui est vrai, aimable et grand, c'est-à-dire sans cesser d'être Poésie. Tant que le rayon divin luit sur son front, ses tendances sont de purifier, spiritualiser, illuminer, élever. Aussi le vrai poëte, qu'il en ait ou non la conscience, est par excellence l'ami de l'humanité, le défenseur de ses droits, de ses priviléges et de ses progrès. Que dis-je? nul plus que lui ne l'entraîne dans la voie du progrès. N'est-ce pas lui en effet qui, en offrant sans cesse à notre contemplation la perfection idéale, nous la fait aimer, verse dans nos cœurs l'aspiration vers le Beau, et élève ainsi le diapason de notre âme jusqu'à ce qu'elle se sente en consonnance avec les types éternels dont il compose sa céleste harmonie?
Cette mission sublime, vous la remplissiez dans toute son étendue, et voilà pourquoi, Lamartine, vous étiez notre poëte de prédilection. Et maintenant, serons-nous condamnés à être les témoins de votre déchéance, à vous voir descendre vivant du haut de votre gloire, et à douter si ces émotions délicieuses, dont vous berciez notre jeunesse, étaient autre chose que de trompeuses illusions?
Car voilà qu'ambitionnant la royauté de la science, vous avez abdiqué votre royauté à vous, celle de la poésie. Vous avez voulu faire de la méthode avec l'imagination et de l'analyse avec des figures. Où cela vous a-t-il mené? à ressusciter l'empirisme économique de la Rome impériale; à exhumer des théories cent fois condamnées par l'expérience et qu'on croyait ensevelies pour toujours dans les profondeurs de l'oubli.—Au moment de succomber, quand il est naturel, pour me servir d'une expression vulgaire, de se prendre à toutes les branches, le monopole terrien, par l'organe des Bentinck et des Buckingham, n'a pas essayé de demander son salut ou un répit momentané à ces théories vermoulues; et le monde s'étonnera que ce soit vous, le grand poëte du siècle, qui soyez allé les déterrer on ne sait où, pour les exposer encore une fois, revêtues d'un magnifique langage, à la risée publique.
Décidément, votre muse s'est faite économiste; elle ne s'est pas effarouchée de cette bizarre transformation. Un moment j'ai cru que ce caprice allait lui réussir; c'est quand vous avez dit: «Laissons les capitaux, les industries et les salaires se faire, par la liberté, une justice que nos lois arbitraires ne leur feraient pas.»
Il me semblait qu'on ne pouvait émettre une pensée si vraie, sous une forme si précise, sans avoir suivi des deux côtés, dans leur long enchaînement, les effets de l'arbitraire et de la liberté. Et je disais à mes graves collègues: Miracle! triomphe! le grand poëte est à nous!
Hélas! je vois bien que vous deviez à vos puissants et généreux instincts cet éclair de vérité, et je serais tenté de vous demander:
Si quand vous avez fait ce charmant quoi qu'on die,
  Vous avez bien senti toute son énergie;
car voilà que, d'un trait de plume, vous renversez aujourd'hui vos doctrines économiques de l'an dernier.
Voyons, avec quelque détail, ce que vous y substituez cette année.
Mais il serait peut-être inconvenant de prolonger cette discussion pied à pied. Je me demande quelquefois comment il est possible que deux esprits arrivent, sur la même question, à des solutions si opposées. Est-ce l'intérêt personnel qui m'aveugle? non, assurément. Je n'ai d'autres moyens d'existence qu'une terre, et cette terre ne produit que des céréales. Qu'on laisse entrer les céréales étrangères, et je ne crains pas que ma terre perde de sa valeur, je ne crains pas que mes bras restent oisifs. Non, je ne le crains pas, alors même que le blé étranger se vendrait, ainsi que vous le dites, relativement au nôtre, comme dix est à trente, alors même qu'il se donnerait pour rien; car dans cette supposition extrême, ce que le peuple dépense aujourd'hui en pain, il le dépenserait en viande, en beurre, en légumes, en fil, en laine et autres produits agricoles. Ma terre ne serait pas plus sans valeur, parce que chacun aurait gratuitement du pain pour son estomac, qu'elle n'est sans valeur aujourd'hui, parce que chacun a gratuitement de l'air pour ses poumons.
Et, après tout, quel droit avons-nous, nous propriétaires, sur les estomacs de ceux qui ne le sont pas? Leur faim est-elle faite pour notre blé, ou notre blé pour leur faim? Ne renversons pas le monde. Vivre, c'est le but, cultiver la terre, ce n'est que le moyen; c'est à nous de subordonner les convenances de notre production à la vie de nos frères, et il ne nous est pas permis de subordonner au contraire leur vie à nos convenances bien ou mal entendues. C'est pour moi une bien douce consolation que la doctrine de la liberté ne me montre qu'harmonie entre ces divers intérêts; et, avec votre âme, vous devez être bien malheureux, puisque vous ne voyez entre eux qu'une irrémédiable dissonance. Propriétaire, vous invoquez aujourd'hui la générosité des possesseurs du sol. Ah! c'est à leur justice qu'il fallait en appeler! Vous avez écrit sur la charité une page que j'admire comme tout le monde. Mais je l'admirerais bien davantage si je ne la voyais se terminer par cette amère conclusion: Le blé, c'est la vie; que la loi le maintienne à un maximum qui donne de la valeur à nos terres!—Et quelle est la main qui écrit ces lignes? C'est la même qui se lèvera à la Chambre pour le maximum, et qui s'ouvrira ensuite pour recevoir du pauvre l'injuste denier qui en est la conséquence.—Ah! croyez-moi, ainsi comprise, la charité perd bien de son prestige. Quand on demande l'exclusion du blé étranger pour mieux vendre le sien, on a beau parler de charité, on a beau porter ce mot devant soi comme une bannière, on n'a pas droit à la popularité, au moins à une popularité de bon aloi. Non, on n'y a pas droit, alors même qu'on ferait retentir, devant une population alarmée, de banales déclamations contre les doctrines meurtrières des amis de la liberté, contre les fautes et les crimes du gouvernement et des Chambres, contre la cupidité des spéculateurs et l'égoïsme du commerce. Avant de semer ainsi de dangereuses, et j'ose dire, injustes préventions populaires, il faudrait au moins ne pas venir dire: Que la loi irrite de quelques degrés la faim du peuple par l'exclusion du blé étranger, afin que nous, législateurs-propriétaires, tirions un meilleur parti de notre blé.
À Dieu ne plaise, monsieur, que je révoque en doute la pureté de vos intentions. Elle éclate dans tous vos écrits. En vous lisant, on sent que vous aimez le peuple. C'est vous, je crois, qui avez le premier employé cette expression: «la vie à bon marché,» qui pourrait être le titre de notre association du Libre-Échange; car la vie à bon marché, c'est la vie plus facile, plus douce, moins traversée de fatigues et d'angoisses, plus digne, plus intellectuelle et plus morale. La vie à bon marché, c'est le résultat que l'échange, et surtout l'échange libre, tend à produire. Assez de monopoleurs cherchent, sur cette question, à égarer le peuple; chose facile, car tout obstacle attirant à lui une portion de travail national, il est aisé de tourner contre le progrès, sous quelque forme qu'il se présente,—Liberté, Inventions, ou Épargnes,—le sentiment des masses. Vous, monsieur, qui savez leur parler, qu'elles écoutent et qu'elles aiment, aidez-nous à les dissuader. Mais ne soyez pas surpris que le zèle contre le monopole nous emporte, quand nous avons à craindre qu'il n'ait trouvé un champion tel que vous.
Je suis, monsieur, votre dévoué serviteur.
 PROFESSION DE FOI ÉLECTORALE.
À MM. LES ÉLECTEURS
DE L'ARRONDISSEMENT DE SAINT-SEVER (1846).
Mes chers Compatriotes,
Encouragé par quelques-uns d'entre vous à me présenter aux prochaines élections, et voulant pressentir le concours sur lequel je pouvais compter, je me suis adressé à quelques électeurs. Hélas! l'un me trouve trop avancé, l'autre pas assez; celui-ci rejette mes opinions anti-universitaires, celui-là mes répugnances algériennes, qui mes convictions économiques, qui mes vues de réforme parlementaire, etc.
Ceci prouve que la meilleure tactique, pour un candidat, c'est de cacher ses opinions, ou, pour plus de sûreté, de n'en point avoir, et de s'en tenir prudemment au banal programme: «Je veux la liberté sans licence, l'ordre sans tyrannie, la paix sans honte et l'économie sans compromettre aucun service.»
Comme je n'aspire nullement à surprendre votre mandat, je continuerai à vous exposer sincèrement mes pensées, dussé-je par là m'aliéner encore bien des suffrages. Veuillez m'excuser si le besoin d'épancher des convictions qui me pressent me fait dépasser les limites que l'usage assigne aux professions de foi.
J'ai vu beaucoup de conservateurs, je me suis entretenu avec beaucoup d'hommes de l'opposition, et je crois pouvoir affirmer que ni l'un ni l'autre de ces deux grands partis qui divisent le Parlement n'est satisfait de lui-même.
On combat à la Chambre avec des boules molles.
Les conservateurs ont la majorité officielle; ils règnent, ils gouvernent. Mais ils sentent confusément qu'ils perdent le pays et qu'ils se perdent eux-mêmes. Ils ont la majorité, mais le mensonge notoire des scrutins élève au fond de leur conscience une protestation qui les importune. Ils règnent, mais ils voient que, sous leur règne, le budget s'accroît d'année en année, que le présent est obéré, l'avenir engagé, que la première éventualité nous trouvera sans ressources, et ils n'ignorent pas que l'embarras des finances fut toujours l'occasion des explosions révolutionnaires. Ils gouvernent, mais ils ne peuvent pas nier qu'ils gouvernent les hommes par leurs mauvaises passions, et que la corruption politique pénètre dans toutes les veines du pays légal. Ils se demandent quelles seront les conséquences d'un fait aussi grave, et ce qui doit advenir d'une nation où l'immoralité est en honneur et où la foi politique est un objet de dérision et de mépris. Ils s'inquiètent de voir le régime constitutionnel faussé dans son essence, jusque-là que le pouvoir exécutif et l'assemblée nationale ont publiquement échangé leurs attributions, les ministres cédant aux députés la nomination à tous les emplois, les députés abandonnant aux ministres leur part du pouvoir législatif. Ils voient, par cet ordre, un profond découragement s'emparer des serviteurs de l'État, alors que la faveur et la docilité électorale sont les seuls titres à l'avancement, et que les plus longs et les plus dévoués services sont comptés absolument pour rien. Oui, l'avenir de la France trouble les conservateurs; et combien n'y en a-t-il pas parmi eux qui passeraient à l'opposition, s'ils y trouvaient quelques garanties pour cette paix intérieure et extérieure qui est l'objet de leur prédilection!
D'un autre côté, l'opposition, comme parti, a-t-elle confiance dans la solidité du terrain où elle s'est placée? Que demande-t-elle? que veut-elle? quel est son principe? son programme? Nul ne le sait. Son rôle naturel serait de veiller au dépôt sacré de ces trois grandes conquêtes de la civilisation: paix, liberté, justice. Et elle ne respire que guerres, prépondérance, idées napoléoniennes. Et elle déserte la liberté du travail et des échanges comme la liberté de l'intelligence et de l'enseignement. Et, dans son ardeur conquérante, à l'occasion de l'Afrique et de l'Océanie, il est sans exemple que le mot justice se soit jamais présenté sur ses lèvres. Elle sent qu'elle travaille pour des ambitieux et non pour le public; que la multitude ne gagnera rien au succès de ses manœuvres. Nous avons vu une opposition de quinze membres soutenue autrefois par l'enthousiaste assentiment d'un grand peuple. Mais l'opposition de nos jours n'a point enfoncé ses racines dans les sympathies populaires; elle se sent séparée de ce principe de force et de vie, et, sauf l'ardeur que des vues personnelles inspirent à ses chefs, elle est pâle, confuse, découragée, et la plupart de ses membres sincères passeraient au parti conservateur, s'ils ne répugnaient à s'associer à la direction perverse qu'il a imprimée aux affaires.
Étrange spectacle! D'où vient qu'au centre comme aux extrémités de la Chambre, les cœurs honnêtes se sentent mal à l'aise? Ne serait-ce pas que la conquête des portefeuilles, but plus ou moins avoué de la lutte où ils sont engagés, n'intéresse que quelques individualités et reste complétement étranger aux masses? Ne serait-ce point qu'un principe de ralliement leur manque? Peut-être suffirait-il de jeter au sein de cette assemblée une idée simple, vraie, claire, féconde, pratique, pour y voir surgir ce qu'on y cherche en vain, un parti représentant exclusivement, dans toute leur étendue et dans tout leur ensemble, les intérêts des administrés, des contribuables.
Cette féconde idée, je la vois dans le symbole politique d'illustres publicistes dont la voix n'a malheureusement pas été écoutée. J'essayerai de le résumer devant vous.
Il est des choses qui ne peuvent être faites que par la force collective ou le pouvoir, et d'autres qui doivent être abandonnées à l'activité privée.
Le problème fondamental de la science politique est de faire la part de ces deux modes d'action.
La fonction publique, la fonction privée ont toutes deux en vue notre avantage. Mais leurs services diffèrent en ceci, que nous subissons forcément les uns et agréons volontairement les autres; d'où il suit qu'il est raisonnable de ne confier à la première que ce que la seconde ne peut absolument pas accomplir.
Pour moi, je pense que lorsque le pouvoir a garanti à chacun le libre exercice et le produit de ses facultés, réprimé l'abus qu'on en peut faire, maintenu l'ordre, assuré l'indépendance nationale et exécuté certains travaux d'utilité publique au-dessus des forces individuelles, il a rempli à peu près toute sa tâche.
En dehors de ce cercle, religion, éducation, association, travail, échanges, tout appartient au domaine de l'activité privée, sous l'œil de l'autorité publique, qui ne doit avoir qu'une mission de surveillance et de répression.
Si cette grande et fondamentale ligne de démarcation était ainsi établie, le pouvoir serait fort, il serait aimé, puisqu'il ne ferait jamais sentir qu'une action tutélaire.
Il serait peu coûteux, puisqu'il serait renfermé dans les plus étroites limites.
Il serait libéral, car, sous la seule condition de ne point froisser la liberté d'autrui, chaque citoyen jouirait, dans toute sa plénitude, du franc exercice de ses facultés industrielles, intellectuelles et morales.
J'ajoute que la puissance de perfectibilité qui est en elle étant dégagée de toute compression réglementaire, la société serait dans les meilleures conditions pour le développement de sa richesse, de son instruction et de sa moralité. Mais, fût-on d'accord sur les limites de la puissance publique, ce n'est pas une chose aisée que de l'y faire rentrer et de l'y maintenir.
Le pouvoir, vaste corps organisé et vivant, tend naturellement à s'agrandir. Il se trouve à l'étroit dans sa mission de surveillance. Or, il n'y a pas pour lui d'agrandissements possibles en dehors d'empiétements successifs sur le domaine des facultés individuelles. Extension du pouvoir, cela signifie usurpation de quelque mode d'activité privée, transgression de la limite que je posais tout à l'heure entre ce qui est et ce qui n'est pas son attribution essentielle. Le pouvoir sort de sa mission quand, par exemple, il impose une forme de culte à nos consciences, une méthode d'enseignement à notre esprit, une direction à notre travail ou à nos capitaux, une impulsion envahissante à nos relations internationales, etc.
Et veuillez remarquer, messieurs, que le pouvoir devient coûteux à mesure qu'il devient oppressif. Car il n'y a pas d'usurpations qu'il puisse réaliser autrement que par des agents salariés. Chacun de ses envahissements implique donc la création d'une administration nouvelle, l'établissement d'un nouvel impôt; en sorte qu'il y a entre nos liberté et nos bourses une inévitable communauté de destinées.
Donc si le public comprend et veut défendre ses vrais intérêts, il arrêtera la puissance publique dès qu'elle essayera de sortir de sa sphère; et il a pour cela un moyen infaillible, c'est de lui refuser les fonds à l'aide desquels elle pourrait réaliser ses usurpations.
Ces principes posés, le rôle de l'opposition, et j'ose dire de la Chambre tout entière, est simple et bien défini.
Il ne consiste pas à embarrasser le pouvoir dans son action essentielle, à lui refuser les moyens de rendre la justice, de réprimer les crimes, de paver les routes, de repousser l'agression étrangère.
Il ne consiste pas à le décréditer, à l'avilir dans l'opinion, à le priver des forces dont il a besoin.
Il ne consiste pas à le faire passer de main en main, par des changements de ministères, et, encore moins, de dynasties.
Il ne consiste pas même à déclamer puérilement contre sa tendance envahissante; car cette tendance est fatale, irrémédiable, et se manifesterait sous un président comme sous un roi, dans une république comme dans une monarchie.
Il consiste uniquement à le contenir dans ses limites; à maintenir, dans toute son intégrité et aussi vaste que possible, le domaine de la liberté et de l'activité privée.
Si donc vous me demandiez: Que, feriez-vous comme député? je répondrais: Eh! mon Dieu, ce que vous feriez vous-mêmes en tant que contribuables et administrés.
Je dirais au pouvoir: Manquez-vous de force pour maintenir l'ordre au dedans et l'indépendance au dehors? Voilà de l'argent et des hommes, car c'est au public et non au pouvoir que l'ordre et l'indépendance profitent.
Mais prétendez-vous nous imposer un symbole religieux, une théorie philosophique, un système d'enseignement, une méthode agricole, un courant commercial, une conquête militaire? Point d'argent ni d'agents; car ici, il nous faudrait payer non pour être servis mais asservis, non pour conserver notre liberté mais pour la perdre.
Cette doctrine se résume en ces simples mots: Tout pour la masse des citoyens grands et petits. Dans leur intérêt, bonne administration publique en ce qui, par malheur, ne se peut exécuter autrement. Dans leur intérêt encore, liberté pleine et entière pour tout le reste, sous la surveillance de l'autorité sociale.
Une chose vous frappera, messieurs, comme elle me frappe, et c'est celle-ci: pour qu'un député puisse tenir ce langage, il faut qu'il fasse partie de ce public pour qui l'administration est faite et qui le paye.
Il faut bien admettre qu'il appartient exclusivement au public de décider comment, dans quelle mesure, à quel prix il entend être administré, sans quoi le gouvernement représentatif ne serait qu'une déception, et la souveraineté nationale un non-sens. Or, la tendance du gouvernement à un accroissement indéfini étant admise, si, quand il vous interroge par l'élection, sur ses propres limites, vous lui laissez le soin de se faire lui-même la réponse, en chargeant ses propres agents de la formuler, autant vaudrait mettre vos fortunes et vos libertés à sa discrétion. Attendre qu'il puise en lui-même la résistance à sa naturelle expansion, c'est attendre de la pierre qui tombe une énergie qui suspende sa chute.
Si la loi d'élection portait: «Les contribuables se feront représenter par les fonctionnaires;» vous trouveriez cela absurde et comprendriez qu'il n'y aurait plus aucune borne à l'extension du pouvoir, si ce n'est l'émeute, et à l'accroissement du budget, si ce n'est la banqueroute; mais les résultats changent-ils parce que les électeurs suppléent bénévolement à une telle prescription?
Ici, messieurs, je dois aborder la grande question des incompatibilités parlementaires. J'en dirai peu de chose, me réservant d'adresser des observations plus étendues à M. Larnac. Mais je ne puis la passer entièrement sous silence, puisqu'il a jugé à propos de faire circuler parmi vous une lettre, dont je n'ai pas gardé copie, et qui, n'étant pas destinée à la publicité, ne faisait qu'effleurer ce vaste sujet.
Selon l'interprétation qu'on a donnée à cette lettre, je demanderais que tous les fonctionnaires fussent exclus de la Chambre.
J'ignore si ma lettre laisse apercevoir un sens aussi absolu. En ce cas, l'expression aurait été au delà de ma pensée. Je n'ai jamais cru que l'assemblé où s'élaborent les lois pût se passer de magistrats; qu'on y pût traiter avec avantage des questions maritimes en l'absence de marins; des questions militaires en l'absence de militaires; des questions de finances, en l'absence de financiers.
J'ai dit ceci et je le maintiens. Tant que la loi n'aura pas réglé la position des fonctionnaires à la Chambre, tant que leurs intérêts de fonctionnaires ne seront pas, pour ainsi dire, effacés par leurs intérêts de contribuables, ce que nous avons de mieux à faire, nous électeurs, c'est de n'en pas nommer; et j'aimerais mieux, je l'avoue, qu'il n'y en eût pas un seul au Palais-Bourbon que de les y voir en majorité, sans que des mesures de prudence, réclamées par le bon sens public, les aient mis et nous aient mis à l'abri de l'influence que l'espoir et la crainte doivent exercer sur leurs votes.
On a voulu voir là une jalousie mesquine, une défiance presque haineuse contre les fonctionnaires.
Il n'en est rien. Je connais beaucoup de fonctionnaires, presque tous mes amis le sont (car qui ne l'est aujourd'hui?), je le suis moi-même; et, dans mes essais d'économie politique, j'ai soutenu, contre l'opinion de mon maître, M. Say, que leurs services étaient productifs au même titre que les services privés. Mais il n'en est pas moins vrai qu'ils en diffèrent en ce que nous ne prenons de ceux-ci que ce que nous voulons, et à prix débattu, tandis que ceux-là nous sont imposés ainsi que la rémunération qui y est afférente. Ou, si l'on prétend que les services publics et leur rémunération sont volontairement agréés par nous, parce que nos députés les stipulent, on conviendra que notre acquiescement ne résulte que de cette stipulation même. Ce n'est donc pas aux fonctionnaires de la faire. Il ne leur appartient pas plus de régler l'étendue du service et sa rémunération, qu'il n'appartient à mon fournisseur de vin de régler la quantité que j'en dois prendre et le prix que je dois y mettre. Ce n'est pas des fonctionnaires que je me défie, c'est du cœur humain; et je puis estimer les hommes qui vivent sur les impôts tout en les croyant peu propres à les voter, tout comme M. Larnac estime probablement les juges, tout en regardant leurs fonctions comme incompatibles avec le service de la garde nationale.
On a aussi présenté ces vues de réforme parlementaire comme entachées d'un radicalisme outré.
J'avais cependant eu soin de préciser que, dans ma pensée, elle est plus nécessaire encore à la stabilité du pouvoir qu'à la sauvegarde de nos libertés. Les hommes les plus dangereux à la Chambre, disais-je, ne sont pas les fonctionnaires, mais ceux qui aspirent à le devenir. Ceux-là sont entraînés à faire au cabinet, quel qu'il soit, une guerre incessante, tracassière, factieuse, sans aucune utilité pour le pays; ceux-là exploitent les événements, faussent les questions, égarent l'esprit public, entravent les affaires, troublent le monde, car ils n'ont qu'une pensée: renverser les ministres pour se mettre à leur place. Pour nier cette vérité, il faudrait n'avoir jamais ouvert les yeux sur les annales de la Grande-Bretagne, il faudrait repousser volontairement les enseignements de notre histoire constitutionnelle tout entière.
Ceci me ramène à la pensée fondamentale de cette adresse, car vous voyez que l'opposition peut être conçue sous deux aspects très-différents.
L'opposition, telle qu'elle est, résultat infaillible de l'admissibilité des députés au pouvoir, c'est l'effort désordonné des ambitions. Elle attaque violemment les hommes et mollement les abus; c'est tout simple, puisque les abus composent la plus grande part de l'héritage qu'elle s'efforce de recueillir. Elle ne songe pas à circonscrire le domaine administratif. Elle se donnerait bien garde de supprimer quelques rouages à la vaste machine dont elle convoite la direction. Au reste, nous l'avons vue à l'œuvre. Son chef a été premier ministre; le premier ministre a été son chef. Elle a gouverné sous l'une et l'autre bannière. Qu'y avons-nous gagné? À travers ces évolutions, jamais le mouvement ascensionnel du budget a-t-il été suspendu une minute?
L'opposition, telle que je la conçois, c'est la vigilance organisée du public. Elle est calme, impartiale, mais permanente comme la réaction du ressort sous la main qui le presse. Pour que l'équilibre ne soit pas rompu, ne faut-il pas que la force résistante des administrés soit égale à la force expansive des administrateurs? Elle n'en veut point aux hommes, elle n'a que faire de les déplacer, elle les aide même dans le cercle de leurs légitimes fonctions; mais elle les y renferme sans pitié.
Vous croyez peut-être que cette opposition naturelle, qui n'a rien de dangereux ni de subversif, qui n'attaque le pouvoir ni dans ses dépositaires, ni dans son principe, ni dans son action utile, mais seulement dans son exagération, est moins antipathique aux ministres que l'opposition factieuse. Détrompez-vous. C'est celle-là surtout qu'on craint, qu'on hait, qu'on fait avorter par la dérision, qu'on empêche de se produire au sein des colléges électoraux, parce qu'on voit bien qu'elle va au fond des choses et poursuit le mal dans sa racine. L'autre opposition, l'opposition personnelle, n'est pas aussi redoutable. Entre les hommes qui se disputent les portefeuilles, quelque acharnée que soit la lutte, il y a toujours un pacte tacite, en vertu duquel le vaste appareil gouvernemental doit être laissé intact. «Renversez-moi si vous pouvez, dit le ministre, je vous renverserai à votre tour; seulement, ayons soin que l'enjeu reste sur le bureau, sous forme d'un budget de quinze cents millions.» Mais le jour où un député, parlant au nom des contribuables et comme contribuable, ayant donné des garanties qu'il ne veut et ne peut pas être autre chose, se lèvera à la Chambre pour dire soit aux ministres en titre, soit aux ministres en expectative: Messieurs, disputez-vous le pouvoir, je ne cherche qu'à le contenir; disputez-vous la manipulation du budget, je n'aspire qu'à le diminuer; ah! soyez sûr que ces furieux athlètes, si acharnés en apparence, sauront fort biens s'entendre pour étouffer la voix du mandataire fidèle. Ils le traiteront d'utopiste, de théoricien, de réformateur dangereux, d'homme à idée fixe, sans valeur pratique; ils l'accableront de leur mépris; ils tourneront contre lui la presse vénale. Mais si les contribuables l'abandonnent, tôt ou tard ils apprendront qu'ils se sont abandonnés eux-mêmes.
Voilà ma pensée tout entière, messieurs; je l'ai exposée sans déguisement, sans détour, tout en regrettant de ne pouvoir la corroborer de tous les développements qui auraient pu entraîner vos convictions. J'espère en avoir assez dit, cependant, pour que vous puissiez apprécier la ligne de conduite que je suivrais si j'étais votre mandataire, et il est à peine nécessaire d'ajouter que mon premier soin serait de me placer, à l'égard du pouvoir et de l'opposition ambitieuse, dans cette position d'indépendance qui seule peut donner des garanties, et qu'il faut bien s'imposer, puisque la loi n'y a pas pourvu.
Après avoir établi le principe qui doit, selon moi, dominer toute la carrière parlementaire de vos représentants, permettez-moi de dire quelque chose des objets principaux auxquels ce principe me semble devoir être appliqué.
Vous avez peut-être entendu dire que j'avais consacré quelques efforts à la cause de la liberté commerciale, et il est aisé de voir que ces efforts sont conséquents à la pensée fondamentale que je viens d'exposer sur les limites naturelles de la puissance publique. Selon moi, celui qui a créé un produit doit avoir la faculté de l'échanger comme de s'en servir. L'échange est donc partie intégrante du droit de propriété. Or, nous n'avons pas institué et nous ne payons pas une force publique pour nous priver de ce droit, mais au contraire pour nous le garantir dans toute son intégrité. Aucune usurpation du gouvernement, sur l'exercice de nos facultés et sur la libre disposition de leurs produits, n'a eu des conséquences plus fatales.
D'abord ce régime prétendu protecteur, examiné de près, est fondé sur la spoliation la plus flagrante. Lorsque, il y a deux ans, on a pris des mesures pour restreindre l'entrée des graines oléagineuses, on a bien pu augmenter les profits de certaines cultures, puisque immédiatement l'huile haussa de quelques sous par livre. Mais il est de toute évidence que ces excédants de profit n'ont pas été un gain pour la nation en masse, puisqu'ils ont été pris gratuitement et artificieusement dans la poche d'autres citoyens, de tous ceux qui ne cultivent ni le colza ni l'olivier. Il n'y a donc pas eu création, mais translation injuste de richesses. Dire que par là on a soutenu une branche d'agriculture, ce n'est rien dire, relativement au bien général, puisqu'on ne lui a donné qu'une séve qu'on enlevait aux autres branches. Et quelle est la folle industrie qu'on ne pourrait rendre lucrative à ce prix? Un cordonnier s'avisât-il de tailler des souliers dans des bottes, quelque mauvaise que fût l'opération, donnez-lui un privilége, et elle deviendra excellente. Si la culture du colza est bonne en elle-même, il n'est pas nécessaire que nous fassions un supplément de gain à ceux qui s'y livrent. Si elle est mauvaise, ce supplément ne la rend pas bonne. Seulement il rejette la perte sur le public.
La spoliation, en général, déplace la richesse, mais ne l'anéantit pas. La protection la déplace et en outre l'anéantit, et voici comment: les graines oléagineuses du Nord n'entrant plus en France, il n'y a plus moyen de produire chez nous les choses au moyen desquelles on les payait, par exemple, une certaine quantité de vins. Or, si, relativement à l'huile, les profits des producteurs et les pertes des consommateurs se balancent, les souffrances des vignerons sont un mal gratuit et sans compensation.
Il y a sans doute, parmi vous, beaucoup de personnes qui ne sont pas fixées sur les effets du régime protecteur. Qu'elles me permettent une observation.
Je suppose que ce régime ne nous soit pas imposé par la loi, mais par la volonté directe des monopoleurs. Je suppose que la loi nous laisse entièrement libres d'acheter du fer aux Belges ou aux Suédois, mais que les maîtres de forges aient assez de domestiques pour repousser le fer de nos frontières et nous forcer ainsi à nous pourvoir chez eux et à leur prix. Ne crierions-nous pas à l'oppression, à l'iniquité? L'iniquité, en effet, serait plus apparente; mais, quant aux effets économiques, on ne peut pas dire qu'ils seraient changés. Eh quoi! en sommes-nous beaucoup plus gras, parce que ces messieurs ont été assez habiles pour faire faire, par des douaniers, et à nos frais, cette police des frontières que nous ne tolérerions pas si elle se faisait à leurs propres dépens?
Le régime protecteur atteste cette vérité, qu'un gouvernement qui sort de ses attributions ne puise dans ses usurpations qu'une force dangereuse, même pour lui. Quand l'État se fait le distributeur et le régulateur des profits, toutes les industries le tiraillent en tous sens pour lui arracher un lambeau de monopole. A-t-on jamais vu le commerce intérieur et libre placer un cabinet dans la situation que le commerce extérieur et réglementé a faite à sir Robert Peel? Et si nous regardons chez nous, n'est-ce pas un gouvernement bien fort que celui que nous voyons trembler devant M. Darblay? Vous voyez donc bien que contenir le pouvoir, c'est le consolider et non le compromettre.
La liberté des échanges, la libre communication des peuples, les produits variés du globe mis à la portée de tous, les idées pénétrant avec les produits dans les régions qu'assombrit l'ignorance, l'État affranchi des prétentions opposées des travailleurs, la paix des nations fondée sur l'entrelacement de leurs intérêts, c'est sans doute une grande et noble cause. Je suis heureux de penser que cette cause, éminemment chrétienne et sociale, est en même temps celle de notre malheureuse contrée, qui languit et périt sous les étreintes des restrictions commerciales.
L'enseignement se rattache aussi à cette question fondamentale qui, en politique, précède toutes les autres. Est-il dans les attributions de l'État? est-il du domaine de l'activité privée? Vous devinez ma réponse. Le gouvernement n'est pas institué pour asservir nos intelligences, pour absorber les droits de la famille. Assurément, messieurs, s'il vous plaît de résigner en ses mains vos plus nobles prérogatives, si vous voulez vous faire imposer par lui des théories, des systèmes, des méthodes, des principes, des livres et des professeurs, vous en êtes les maîtres; mais ce n'est pas moi qui signerai en votre nom cette honteuse abdication de vous-mêmes. Ne vous en dissimulez pas d'ailleurs les conséquences. Leibnitz disait: «J'ai toujours pensé que si l'on était maître de l'éducation, on le serait de l'humanité.» C'est peut-être pour cela que le chef de l'enseignement par l'État, s'appelle Grand Maître. Le monopole de l'instruction ne saurait être raisonnablement confié qu'à une autorité reconnue infaillible. Hors de là, il y a des chances infinies pour que l'erreur soit uniformément enseignée à tout un peuple. «Nous avons fait la république, disait Robespierre, il nous reste à faire des républicains.» Bonaparte ne voulait faire que des soldats, Frayssinous que des dévots; M. Cousin ferait des philosophes, Fourier des harmoniens, et moi sans doute des économistes. L'unité est une belle chose, mais à la condition d'être dans le vrai. Ce qui revient toujours à dire que le monopole universitaire n'est compatible qu'avec l'infaillibilité. Laissons donc l'enseignement libre. Il se perfectionnera par les essais, les tâtonnements, les exemples, la rivalité, l'imitation, l'émulation. L'unité n'est pas au point de départ des efforts de l'esprit humain; elle est le résultat de la naturelle gravitation des intelligences libres vers le centre de toute attraction: la vérité.
Ce n'est pas à dire que l'autorité publique doit se renfermer dans une complète indifférence. Je l'ai déjà dit: sa mission est de surveiller l'usage et de réprimer l'abus de toutes nos facultés. J'admets qu'elle l'accomplisse dans toute son étendue, et avec plus de vigilance en matière d'enseignement qu'en toute autre; qu'elle exige des conditions de capacité, de moralité; qu'elle réprime l'enseignement immoral; qu'elle veille à la santé des élèves. J'admets tout cela, quoiqu'en restant convaincu que sa sollicitude la plus minutieuse n'est qu'une garantie imperceptible auprès de celle que la nature a mise dans le cœur des pères et dans l'intérêt des professeurs.
Je dois m'expliquer sur une question immense, d'autant que mes vues diffèrent probablement de celles de beaucoup d'entre vous: je veux parler de l'Algérie. Je n'hésite pas à dire que, sauf pour acquérir des frontières indépendantes, on ne me trouvera jamais, dans cette circonstance ni dans aucune autre, du côté des conquêtes.
Il m'est démontré, et j'ose dire scientifiquement démontré, que le système colonial est la plus funeste des illusions qui ait jamais égaré les peuples. Je n'en excepte pas le peuple anglais, malgré ce qu'il y a de spécieux dans le fameux argument: post hoc, ergo propter hoc.
Savez-vous ce que vous coûte l'Algérie? Du tiers aux deux cinquièmes de vos quatre contributions directes, centimes additionnels compris. Celui d'entre vous qui paye trois cents francs d'impôts, envoie chaque année cent francs se dissiper dans les nuages de l'Atlas et s'engloutir dans les sables du Sahara.
On nous dit que c'est là une avance que nous recouvrerons, dans quelques siècles, au centuple. Mais qui dit cela? Les riz-pain-sel qui exploitent notre argent. Tenez, messieurs, en fait d'espèces, il n'y a qu'une chose qui serve: c'est que chacun veille sur sa bourse... et sur ceux à qui il en remet les cordons.
On nous dit encore: «Ces dépenses font vivre du monde.» Oui, des espions kabyles, des usuriers maures, des colons maltais et des cheicks arabes. Si on en creusait le canal des Grandes-Landes, le lit de l'Adour et le port de Bayonne, elles feraient vivre du monde aussi autour de nous, et de plus elles doteraient le pays d'immenses forces de production.
J'ai parlé d'argent; j'aurais dû d'abord parler des hommes. Tous les ans, dix mille de nos jeunes concitoyens, la fleur de notre population, vont chercher la mort sur cette plage dévorante, sans autre utilité jusqu'ici que d'élargir, à nos dépens, le cadre de l'administration qui ne demande pas mieux. À cela, on oppose le prétendu avantage de débarrasser le pays de son trop-plein. Horrible prétexte, qui révolte tous les sentiments humains et n'a pas même le mérite de l'exactitude matérielle; car, à supposer que la population soit surabondante, lui enlever, avec chaque homme, deux ou trois fois le capital qui l'aurait fait vivre ici, ce n'est pas, il s'en faut, soulager ceux qui restent.
Il faut être juste. Malgré sa sympathie pour tout ce qui accroît ses dimensions, il paraît qu'à l'origine le pouvoir reculait devant ce gouffre de sang, d'iniquité et de misère. La France l'a voulu; elle en portera longtemps la peine.
Ce qui l'entraîna, outre le mirage d'un grand empire, d'une nouvelle civilisation, etc., ce fut une énergique réaction du sentiment national contre les blessantes prétentions de l'oligarchie britannique. Il suffisait que l'Angleterre fît une sourde opposition à nos desseins pour nous décider à y persévérer. J'aime ce sentiment, et je préfère le voir s'égarer que s'éteindre. Mais ne risquons-nous pas qu'il nous place, par une autre extrémité, sous cette dépendance que nous détestons? Donnez-moi un homme docile et un homme contrariant, je les mènerai tous deux à la lisière. Si je les veux faire marcher, je dirai à l'un: Marche! à l'autre: Ne marche pas! et tous deux obéiront à ma volonté. Si le sentiment de notre dignité prenait cette forme, il suffirait à la perfide Albion, pour nous faire faire les plus grandes sottises, de paraître s'y opposer. Supposez, ce qui est certainement peu admissible, qu'elle voie dans l'Algérie le boulet qui nous enchaîne, l'abîme de notre puissance; elle n'aura donc qu'à froncer le sourcil, à se donner des airs hautains et courroucés pour nous retenir dans une politique dangereuse et insensée? Évitons cet écueil; jugeons par nous-mêmes et pour nous-mêmes; ne nous laissons faire la loi ni directement ni par voie détournée. La question d'Alger n'est malheureusement pas entière. Les précédents nous lient; le passé a engagé l'avenir, et il y a des précédents dont il est impossible de ne pas tenir compte. Restons cependant maîtres de nos résolutions ultérieures; pesons les avantages et les inconvénients; ne dédaignons pas de mettre aussi quelque peu la justice, même envers les Kabyles, dans la balance. Si nous ne regrettons pas l'argent, si nous ne marchandons pas la gloire, comptons pour quelque chose la douleur des familles, les souffrances de nos frères, le sort de ceux qui succombent et les funestes habitudes de ceux qui survivent.
Il est un autre sujet qui mérite toute l'attention de votre mandataire. Je veux parler des contributions indirectes. Ici la distinction entre ce qui est ou n'est pas du ressort de l'État est sans application. Il appartient évidemment à l'État de recouvrer l'impôt. On peut dire cependant que c'est l'extension démesurée du pouvoir qui le fait avoir recours aux inventions fiscales les plus odieuses. Quand une nation, victime d'une timidité exagérée, n'ose rien faire par elle-même, et qu'elle sollicite à tout propos l'intervention de l'État, il faut bien qu'elle se résigne à être impitoyablement rançonnée; car l'État ne peut rien faire sans finances, et quand il a épuisé les sources ordinaires de l'impôt, force lui est d'en venir aux exactions les plus bizarres et les plus vexatoires. De là, les contributions indirectes sur les boissons. La suppression de ces taxes est donc subordonnée à la solution de cette éternelle question que je ne me lasse point de poser: Le peuple français veut-il être perpétuellement en tutelle et faire intervenir son gouvernement en toutes choses? alors qu'il ne se plaigne plus du fardeau qui l'accable, et qu'il s'attende même à le voir s'aggraver.
Mais, en supposant même que l'impôt sur les boissons ne pût pas être supprimé (ce que je suis loin d'accorder), il me paraît certain qu'il peut être profondément modifié, et qu'il est facile d'en élaguer les accessoires les plus odieux. Il ne faudrait pour cela qu'obtenir des propriétaires de vignes la renonciation à certaines idées exagérées sur l'étendue du droit de propriété et l'inviolabilité du domicile.
Permettez-moi, messieurs, de terminer par quelques considérations personnelles. Il faut bien me les passer. Je n'ai pas, moi, un agent actif et dévoué à 3,000 fr. d'appointements et 4,000 fr. de frais de bureau, pour s'occuper de faire valoir ma candidature d'une frontière à l'autre de l'arrondissement, d'un bout à l'autre de l'année.
Les uns disent: «M. Bastiat est un révolutionnaire.» Les autres: «M. Bastiat s'est rallié au pouvoir.»
Ce qui précède répond à cette double assertion.
Il y en a qui disent: «M. Bastiat peut être fort honnête, mais ses opinions ont changé.»
Et moi, quand je considère ma persistance dans un principe qui ne fait en France aucun progrès, je me demande quelquefois si je ne suis pas un maniaque en proie à une idée fixe.
Pour vous mettre à même de juger si j'ai changé, laissez-moi placer sous vos yeux un extrait de la profession de foi que je publiai, en 1832, alors qu'un mot bienveillant du général Lamarque attira sur moi l'attention de quelques électeurs.